Il est plutôt drôle d’entendre et de voir les chaînes de radio et télévision à forte audience faire état d’une enquête IPSOS effectuée pour le Projet Voltaire1 au sujet de l’importance de la maîtrise de la langue française dans les attentes prioritaires des employeurs. Ces mêmes chaînes qui, à longueur de journée, submergent leurs auditeurs d’erreurs de langue, de confusions, d’approximations et de prononciations fautives parfois comiques, sans parler des laborieux anglicismes2.
On ne les chicanera pas trop sur ce qui va peut-être passer dans l’usage, comme par exemple la construction fautive « se rappeler de », ou l’utilisation croissante du verbe « profiter » à l’absolu. Et on ne froncera pas trop le sourcil, scrogneugneu, à propos des confusions entre « opportunité » et « occasion », « problématique » et « problème », « exonérer » et « exempter ». Que « circonvolution » remplace « circonlocution » est amusant, et ce déplacement n’« impacte » (pardon : n’affecte) pas le sens. On mettra sur le compte d’une forme de préciosité friande d’euphémismes l’usage de « compliqué » à la place de « difficile », et sur celui d’une forme de cuistrerie (qui « priorise » – oups : préfère – ce qui est long et moche plutôt que ce qui est bref et élégant) l’usage de « décrédibiliser » à la place de « discréditer », et il est presque sûr que choisir « envahissement » plutôt que « invasion » ne tient pas à une nuance de sens. Préciosité encore, le juvénile emploi, à la fois enthousiaste et réservé, de « trop » à la place de « très », qui ne serait pas déplacé sur une carte du Tendre.
Mais il arrive que la cuistrerie, en quête de surenchère, ne rechigne pas devant le barbarisme, parlant de « mandature » à la place de « mandat » ; j’ai même entendu « paralysation » à la place de « paralysie », et « opportunistique » à la place d’« opportun » !
Innombrables et agaçants sont les pléonasmes grammaticaux « c’est de X dont il est question » ; « nous nous rendons à X, où nous y attend notre correspondant.. » ; « Ce médicament, nous allons en détailler ses propriétés ». Les fautes d’accord relèvent parfois d’une application à faire le contraire de ce qui conviendrait ; ainsi, après avoir entendu ce matin un politologue parler des « mesures qui ont été pris [sic] », je lis sur le site de la même chaîne que « Jacqueline, retraitée, a dégotée [sic] un petit contrat de travail », constatant que même la langue familière s’est pris les pieds dans le tapis d’une féminisation aveugle qui me corrigerait à grand renfort de moraline en m’enjoignant d’écrire ici « prise » ! Quant à la proposition interrogative indirecte, elle est en voie de disparition, remplacée par l’interrogative directe soigneusement parée de son inversion et de son point d’interrogation à l’écrit, « on se demande pourquoi l’interrogative indirecte est-elle si rare… ? ».
Certaines confusions et substitutions sont génératrices de faux sens et de contresens. On connaît la fameuse « solution de continuité ». Ou encore l’usage équivoque de « tout » avec une double négation, malheureusement fréquent dans les textes administratifs où l’on rencontre par exemple la formule « tout dossier incomplet ne sera pas traité », ce qui signifie qu’au moins un dossier incomplet sera traité. Revenons au langage courant. On se demande si ceux qui parlent de l’« isolation » des personnes âgées proposent de les entourer d’une couverture de laine de roche. Plus gênant : « compter avec » et « compter sur » ont des sens opposés ; quand j’entends par exemple que telle équipe de football, à quelques minutes du coup de sifflet final et alors que le score était nul, n’avait pas « compté sur » le but marqué in extremis par un joueur adverse, je conclus que ledit joueur, se révélant un allié inespéré, a marqué contre son camp et que ladite équipe a gagné contre toute attente, alors que le commentateur voulait dire le contraire. Et combien de fois a-t-on entendu qu’il fallait « minimiser » la propagation d’un virus alors que, pour la réduire, il serait mieux de commencer par la connaître et donc… ne pas la minimiser ? Effacer une tâche ne devrait pas être trop épuisant, mais desceller une anomalie demande sans doute un effort plus grand (peut-être avec l’aide de l’inévitable levier dont usent et abusent les discours politiques ?).
L’annonce récente de l’indemnité-inflation de 100 euros a ouvert à l’oral la foire à l’évitement de liaison. Présentateurs de médias audiovisuels et personnel politique – même du plus haut niveau -, nombreux sont ceux qui la réitèrent obstinément jour après jour. Introduisant un prudent et discret coup de glotte entre « cent » et « euros » qui leur évite aussi bien « cent-t-euros » que « cent-z-euros », ils avouent non seulement qu’ils ne savent pas écrire les nombres en toutes lettres, mais qu’ils savent qu’ils ne le savent pas. On les entend aussi dire à longueur de journée « quatre-vingts / habitants » ou « trois cents / euros ». Certains même élargissent en règle leur prudente ignorance, allant jusqu’à prononcer 10 euros « dix / euros ».
Quant aux langues étrangères pourtant proches et enseignées, c’est un festival. L’anglais que nos semi-doctes affectent de savoir et de prononcer est étrangement et consciencieusement maltraité dans le titre du journal The Guardian prononcé « Gouardian ». Que l’allemand soit particulièrement victime d’une ignorance abyssale n’étonnera personne ; la célèbre Mannschaft (surnom en langue allemande de l’équipe nationale de football utilisé régulièrement par les francophones) apparaît régulièrement sous le vocable laborieux de « man (comme dans maman !) / schaft », et les Peter d’outre-Rhin, systématiquement appelés « Piter », sont déplacés par-delà la Manche (qui se prononce tchanneul, of course, alors que jusqu’à une époque récente la BBC en version française s’appelait elle-même Bé Bé Cé). Mais la plus belle perle de zèle anglophone que j’ai entendue à la radio reste tout de même la prononciation du titre du quotidien allemand Die Welt littéralement massacré en « daille ouelt ».
Vraiment, ces demi-habiles à l’anglomanie prétentieuse devraient méditer la sentence : A looser is a loser who can’t spell « loser »3.
Reste que cent-z-euros ou cent / euros, même dans la poche d’un âne, ne feront ni plus ni moins que cent-t-euros.
Notes
1 – https://www.projet-voltaire.fr/enquetes/ipsos-certificat-voltaire/ . On notera que l’un des chapitres est présenté ainsi (p. 6 du pdf) : « Les compétences en français, top [sic] priorité des employeurs, loin devant la maîtrise de l’anglais ». Ce titre est l’exemple du contraire de ce qu’il dit. En lisant cela, je n’ai pas pu m’empêcher de penser que c’est un pied-de-nez d’IPSOS à son client.
2 – Mezetulle n’est évidemment pas à l’abri d’erreurs et reçoit volontiers les signalements. J’essaie autant que possible d’éviter les fautes, et, lorsqu’il y en a, de les corriger et de ne pas les réitérer. Je saisis ici l’occasion de remercier chaleureusement Thierry Laisney qui relit fidèlement les publications avec un œil de lynx et qui m’épargne bien des bévues !
3 – Urban Dictionary https://www.urbandictionary.com/define.php?term=looser
C’est avec délectation que j’ai lu votre article tant il dévoile des préoccupations qui sont miennes depuis déjà longtemps.
La langue française , au cours de son histoire a connu des glissements sémantiques : certains sont anodins , d’autres dommageables ou carrément insupportables. J’ai appris , il y a peu, qu’au moyen-âge navrer voulait dire tuer , glauque signifiait vert : ce vert des étangs vaseux. Le sens actuel de ces deux mots a quand même un rapport avec l’ancien. Par contre en tant que prof de math je n’ai jamais toléré l’emploi moderne du verbe chiffrer. Le devis du plombier : « Je vais vous chiffrer ça ma brave dame ! » Quiconque ayant accompli son service militaire et ayant donc fait la différence entre le service du chiffre et celui de l’intendance aura compris que cette phrase dit le contraire de ce qu’elle est sensée transmettre. . Moi qui pendant quarante ans ai ânonné la différence entre chiffre et nombre, j’entends encore que le chiffre du chômage est de douze pour cent : nombre qui s’écrit avec deux chiffres un 1 et un 2 . Oserait-on commencer la tirade de Cyrano par « À moi comte deux lettres ! »
Plus inquiétantes sont les autres déviances langagières , celles que vous rangez dans le domaine de la cuistrerie. Comportement qui a pour but de se placer au-dessus du lot, d’étaler sa science à tout propos et souvent hors de propos. Par exemple , en ce moment le mot à la mode est « paradigme ». La première fois que je l’ai rencontré est dans un cours d’orthographe à l’école primaire. Je l’ai appris comme le contraire d’une exception. Hibou pou genou sont les exceptions les autres mots en « ou » sont le paradigme. Mais maintenant il sort à tout bout de champ surtout lorsque l’on pourrait employer trivialement règle ou règlement. De même sur nos affiches de rencontre sportive on ne lit plus Brive contre Toulouse mais Brive versus (vs) Toulouse : c’est quand même moins vulgaire.
Mais à mon sens il y a un phénomène que je ne peux classer dans le registre du pédantisme car son but n’est pas tout à fait le même, c’est l’intrusion inutile d’un vocabulaire scientifique. Il ne s’agit pas de se rehausser mais de faire croire à l’interlocuteur qu’il appartient aussi au monde intellectuel. Du coup le vocabulaire est relativement simple et suspect d’avoir été entendu lors du parcours scolaire.
Si vous dites osmose (circulation à travers une membrane poreuse de deux solutions de concentration différente) au lieu d’entente, de compréhension, vous projetez dans le monde de Pasteur de Bernard. Si vous lui balancez de la dimension à la place d’aspect il côtoie Einstein et Poincaré. Et si vous lui casez ( faussement) du différentiel ( limite d’un taux d’accroissement) en lieu et place de la très correcte différence ( banal résultat d’une soustraction), il dîne alors avec Napier et Leibniz
Le dernier exemple est intéressant pour l’emploi d’une technique efficace. Mot connu : différence ; ajout d’un suffixe : tiel . L’habillage pour parer l’insignifiant en scientifique sont les suffixes en -tique, -ité ou -itude.
Le premier de la liste a donné la grande vedette de ce sabir démagogique. A chaque fois que je l’entends, mon poil se hérisse tant que j’hésite à traverser les départementales. Vous l’avez évoqué, elle a fait disparaître du dictionnaire le scrupuleux problème. Voici l’inimitable, l’envahissante, l’exclusive problématique. Elle est moins pittoresque que la médiatique bravitude mais plus prédominante que la naturalité, la dangerosité, la thématique etc.
La première fois que je me suis entretenu avec des amis de cette corruption du langage et en vertu que moi aussi j’ai bien le droit d’enrichir le vocabulaire, je l’ai appelée spontanément le flattecon. Je me doute que vous trouvez l’expression vulgaire et fruit de l’irritation d’une vieille ganache aigrie ; c’est aussi ce que j’ai pensé.
Mais peu de temps après j’ai vu sur Arte une émission qui m’a décomplexé à double titre. La composition du mot et ce qu’il désignait. Le documentaire s’appelait « Les mots du Reich » et parlait d’un philologue allemand du nom de Victor Klemperer. Il avait remarqué que la propagande nazie arrosait les ondes et la presse de néologismes pseudo-savants mais faciles à comprendre. Pour ce faire la langue allemande est très pratique. Nous, quand la nécessité nous commande un mot nouveau et lorsque nous ne nous vautrons pas dans l’américanouillerie, nous puisons dans les racines grecques et latines. Télévision quand l’allemand trouve dans sa besace fernsehen littéralement voir loin, pour le même résultat. Et pour le caractère (pardon la dimension) scientifique, pas besoin de suffixe, il suffit d’en rajouter bout à bout : plus c’est long plus ça a l’air (pardon la dimension) académique. Et si dans la chaîne on peut caser le sacro-saint « volk », on atteint les sommets de la flagornerie.
En espérant que mon trivial flattecon ait moins de répercussion que les mots du Reich.
Nous pourrions aussi évoquer l’inflation du « sur »; ainsi: « aller sur Paris ». Cette manie est parfois perceptible au restaurant, et semble donner au locuteur le sentiment d’être très « branché »; ainsi: « nous sommes ici sur une excellente viande ».
Tout ceci ne vaut cependant pas l’aveu suivant, qui témoigne d’une sensiblité extrême: « au final, j’ai été impacté par mon ressenti ».
Cher Daniel, tu as raison, mais il ne pouvait être question de passer en revue toutes les impropriétés ! On peut s’en donner à cœur joie dans les commentaires et malheureusement allonger la liste indéfiniment.
Je me permets de renvoyer à l’article https://cincivox.fr/2018/09/10/petit-dictionnaire-incomplet-des-horreurs-de-la-langue-contemporaine/?wref=tp de l’excellent Cincinnatus qui ne manque pas de commenter ce « sur » omniprésent. Je complète son emploi au restaurant, qui se veut très chic, par celui qu’en font nombre de sommeliers : « On va partir sur une note fruitée… »
Merci pour vos articles que je lis toujours avec beaucoup d’intérêt.
Je ne comprends pas votre analyse de « Tout dossier incomplet ne sera pas traité ».
La phrase ne me semble pas ambigüe.
Mais quelque chose doit m’échapper.
Toutes mes salutations.
La phrase ne nous semble pas ambiguë à cause de l’adjectif « incomplet », ainsi que en référence à notre expérience : nous trouvons justifié qu’un dossier incomplet ne soit pas traité.
Mais la difficulté est logique. « Tout » ne désigne pas un ensemble complet lorsqu’il est l’objet d’une négation, qui soustrait certains éléments à cet ensemble. Exemple : « Toute voiture n’est pas rapide » : dans l’ensemble les voitures sont rapides, quelques-unes ne le sont pas, et on ne peut pas en conclure que toutes les voitures sont lentes.
Si on enlève l’adjectif, on voit mieux : « Tout dossier ne sera pas traité » = on ne peut pas en conclure que tous les dossiers seront écartés, au contraire on comprend que certains dossiers seront traités et d’autres non !
La Fontaine, Les animaux malades de la peste : « Ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés ».
Reformulons en employant « tout ». « Tout animal frappé de la peste ne meurt pas » : certains survivent, et on ne peut pas en conclure qu’aucun ne meurt de la peste. En revanche « Tout animal est frappé de la peste » : aucun n’est épargné.
Pour éviter la difficulté avec les « dossiers incomplets », il aurait mieux valu écrire soit « Les dossiers incomplets ne seront pas traités », soit « Aucun dossier incomplet ne sera traité ».
Cet article est très intéressant. Je vais le relire une deuxième fois car, je l’avoue, je n’ai pas tout compris. Ma culture grammaticale a, en effet, été prise en défaut.