Jean-Pierre Castel travaille depuis longtemps sur les relations entre les monothéismes et la violence ; il a publié plusieurs ouvrages sur ce sujet[1]. Il présente ici certains aspects de son travail en forme de réponse à une idée répandue. En effet, selon lui, la violence des religions monothéistes n’est pas réductible à une violence de type politique, mais elle a une spécificité religieuse – notons que par monothéismes l’auteur entend les seules religions abrahamiques.
Mezetulle accueille ce texte très documenté dans le cadre d’un dossier déjà bien étoffé sur les rapports entre religion et violence[2], et en ne doutant pas qu’il puisse aussi apparaître comme un « poil à gratter » stimulant la réflexion critique.
- 1 – La thèse du mythe de la violence religieuse
- 2 – Religion et politique : une distinction souvent problématique
- La religion : superstructure, ou infrastructure ?
- Religion et politique : une distinction possible depuis de nombreux siècles
- La religion, marqueur identitaire
- Motivations de violence
- 3 – La violence monothéiste obéit à une motivation bien identifiée et singulière : détruire les dieux d’autrui
- Détruire les dieux d’autrui pour imposer le sien
- Le monothéisme introduit le vrai et le faux dans le domaine des dieux
- La pensée unique, miroir de la condamnation de l’idolâtrie
- Un exclusivisme avant tout religieux
- 4 – Les arguments historiques
- Parler de la liberté de culte dans l’Antiquité : un anachronisme ?
- Les guerres de religion européennes
- La chasse aux hérétiques : une nécessité sociale, une violence civile ?
- La destruction des dieux des peuples colonisés : une libération ?
- Les idéologies totalitaires : un héritage de la notion de vérité révélée monothéiste
- Le terrorisme islamiste : guerre de religion?
- 5 – Violence monothéiste, violence sacrée
- Conclusion
- Références bibliographiques
- Notes
« Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde »[3], disait Camus. Combattre une violence nécessite en effet d’en comprendre les motivations. Or les violences réputées monothéistes répondent à une motivation qu’on ne trouve ni dans la politique stricto sensu, ni dans aucune religion non abrahamique : l’ordre sacré de détruire les dieux d’autrui pour imposer le sien.
1 – La thèse du mythe de la violence religieuse
Selon de nombreux auteurs, la notion même de violence religieuse relèverait du mythe, toute violence réputée religieuse ne serait qu’une violence politique. La religion ne servirait que de prétexte, de paravent camouflant des rapports de force politiques ou sociaux, des enjeux identitaires, des intérêts économiques. « Il n’y a pas de conflit proprement religieux dans l’histoire de l’humanité, pas même les croisades. Les conflits sont toujours des conflits de puissance, par des chefs d’État, des empires, des tribus lorsqu’il n’y pas encore d’État moderne », affirme par exemple Georges Corm[4].
La violence chrétienne contre les hérétiques ? Elle aurait été le fait de la population, des tribunaux civils, et non des tribunaux ecclésiastiques. L’Inquisition n’aurait constitué qu’une nécessité sociale de la société médiévale.
La destruction des dieux des peuples colonisés ? Elle n’aurait eu pour but que de mieux les asservir. Ou même, encore pour certains chrétiens d’aujourd’hui, y compris des théologiens de renom, il s’agit d’une violence légitime, de libération de la tyrannie des fausses religions[5].
« L’intolérance » monothéiste ? D’une part toute construction identitaire implique une forme d’opposition entre le dedans et le dehors. D’autre part la « tolérance » polythéiste n’aurait d’autre cause que la relative homogénéité religieuse du monde antique. Enfin, la tolérance moderne serait un apport du christianisme.
Les guerres de religion européennes ? Certains historiens soutiennent que les motifs politiques, sociaux et économiques l’auraient emporté sur les motifs proprement religieux, et que les masses auraient été manipulées par les leaders en vue d’intérêts purement politiques. La tentative la plus récente dans cette voie est celle du théologien américain William Cavanaugh[6] ; s’appuyant sur l’absence d’une définition universelle du concept de religion, sur la difficulté de dissocier le religieux du politique, et sur l’anachronisme selon lui consistant à parler d’intolérance avant le XVIIIe siècle, il conclut que c’est finalement l’accouchement de l’état moderne, laïc, hétéronome, qui aurait été la vraie cause des guerres de religion, autrement dit que le présumé pompier aurait été le vrai pyromane.
Le terrorisme islamiste ? Il ne serait que la conséquence de la colonisation, des interventions occidentales au Moyen Orient, du chômage, de l’état de nos banlieues, de la lutte pour le pétrole.
On remarquera que ces exemples ne concernent que les religions abrahamiques[7] (judaïsme, christianisme, islam). Si les acteurs de ces violences se réfèrent toujours à leurs textes sacrés, ceci n’est vu par nos auteurs que comme un prétexte formel, et non comme une réelle motivation.
Les arguments sont donc nombreux, et souvent imbriqués. Tâchons de démêler l’écheveau.
2 – Religion et politique : une distinction souvent problématique
La religion : superstructure, ou infrastructure ?
Sans doute les matérialistes stricts ne voyaient-ils dans la religion qu’un discours, un opium du peuple, un complot des prêtres, et les structuralistes une superstructure symbolique, un jeu de mythes et de rites qui dissimule les vrais rapports de force. Mais la plupart des anthropologues contemporains considèrent à nouveau le fait religieux comme un phénomène en soi, irréductible au politique, qui aurait d’ailleurs joué un rôle premier, fondateur, dans la genèse de la civilisation : « La religion n’est pas une superstructure idéologique, mais l’infrastructure rituelle des sociétés humaines », résume par exemple Lucien Scubla [8].
De même, la plupart des historiens contemporains[9] sortent d’une vision purement matérialiste ou structuraliste de l’histoire pour prendre en compte également la culture, les idées, l’imaginaire, et rendre à la religion un rôle spécifique.
Religion et politique : une distinction possible depuis de nombreux siècles
Depuis l’origine des temps, religion et politique sont intimement liées. Plus généralement, langage, parenté, religion, politique, économique, juridique, etc., ces différents champs de la vie sociale, à l’origine plus ou moins confondus, se sont, au fil des siècles, progressivement autonomisés. Même si des interdépendances subsistent, cette autonomisation, et en particulier la sécularisation du politique[10], ce dégagement du politique de la sphère religieuse, sont souvent considérés comme caractéristiques de la modernité occidentale[11].
Cette sécularisation était pourtant déjà en marche dans le monde grec de Solon et de Périclès, ainsi que dans l’Empire romain : « On n’avait pas attendu le Christ pour savoir que Dieu et César font deux », rappelle Paul Veyne [12].
La christianisation de l’Empire romain rapprocha le religieux du politique : l’empereur régnait sur les deux domaines, l’hérésie et le paganisme étaient sanctionnés comme des crimes civils, le pouvoir temporel servait de bras armé au service du « vrai Dieu ». Néanmoins, les disputes entre pouvoirs temporel et spirituel qui parcourent l’histoire de la Chrétienté attestent que la distinction entre politique et religieux gardait son sens. Même si les frontières entre les deux domaines étaient imprécises, voire fluctuantes, il y eut toujours consensus pour ranger dans la catégorie du politique le combat d’un Saint Louis contre les féodaux, pour une justice royale, pour la paix avec l’Angleterre, et dans la catégorie du religieux sa proximité avec les ordres mendiants, la construction de cathédrales, voire les croisades.
L’approfondissement de la séparation du politique et du religieux reprit à partir de la Renaissance ‒ ce que Marcel Gauchet désignera comme la « sortie de la religion », même si l’on se demande pourquoi Gauchet la limite à la Chrétienté : l’avènement dans la Grèce classique des lois écrites, puis de la démocratie, de la philosophie et de la science, correspondent historiquement à la première séparation entre religion, politique et connaissance[13].
Dans toutes les régions du monde où politique et religion sont distinguables, leurs relations furent marquées par une alternance entre rivalité, complicité et soumission. L’institutionnalisation du religieux – par exemple l’Église chrétienne ou la Sangha bouddhiste – débouche naturellement sur une concurrence entre clergé et pouvoir politique : « La religion des hommes ne peut jamais se considérer simplement à l’abri de la tentation d’échanger la puissance divine avec un pouvoir mondain », reconnaît le Vatican[14]. Mais, hors le cas particulier des religions monothéistes, les conflits se nouent autour de questions d’influence, de privilège, de richesse, de prestige, d’audience, plus souvent que de doctrine. Lorsque la doctrine intervient, c’est dans un rôle plus souvent identitaire que prosélyte.
La particularité des religions monothéistes provient de leur exclusivisme doctrinal. On notera que la laïcité représente une expérience de séparation très particulière de la religion et du politique, dans la mesure où elle n’est que l’antidote que la société européenne a développé pour se protéger de cette violence exclusiviste monothéiste. La laïcité n’est pas plus « un fruit du christianisme » [15] que la pénicilline n’est un fruit du bacille de Koch.
La religion, marqueur identitaire
Au même titre que la langue, l’ethnie ou la nation, la religion constitue souvent un marqueur identitaire, jusqu’à devenir en cas de crise le référent identitaire ultime. Nombre de violences réputées religieuses sont ainsi plus identitaires que proprement religieuses, doctrinales : dans ces conflits (entre catholiques et protestants en Irlande, hindous Tamouls et bouddhistes Cingalais au Sri-Lanka[16], bouddhistes Rakhines et musulmans Rohingyas dans l’Arakan Birman[17], chrétiens et musulmans en Arménie), c’est en effet l’appartenance identitaire, et non la doctrine ou le prosélytisme religieux, qui constitue l’enjeu déterminant : le but n’est pas d’imposer à l’adversaire sa religion[18] – pas plus que sa langue -, mais de conquérir l’indépendance, un territoire, l’accès à une ressource – la dimension religieuse pouvant toutefois exacerber la radicalisation des positions et entraver la recherche de compromis.
De façon similaire, l’accès des anciennes colonies à l’indépendance, la fin des idéologies en Europe au XXe siècle, et plus récemment les printemps arabes, ont souvent vu l’héritage religieux ancestral ressurgir comme marqueur identitaire.
De même que le nationalisme, cet autre mode d’expression de l’identité collective, peut être plus ou moins belliciste et impérialiste, de même les religions peuvent être plus ou moins exclusivistes et universalistes. L’impérialisme nationaliste cherche l’expansion d’un territoire, d’une culture, d’une langue, voire d’une race. Il met en œuvre des moyens plus ou moins agressifs, du « soft power » à la conquête militaire. De son côté, l’exclusivisme des religions monothéistes fait de celles-ci un marqueur identitaire plus chargé de violence que d’autres. Alors qu’à Athènes la différence entre « eux » et « nous » était principalement d’ordre culturel ‒ il suffisait pour un étranger de parler grec pour être admis à participer à toutes les activités sociales, hormis bien entendu la politique ‒, à Jérusalem elle était d’ordre religieux[19], voire ontologique[20], avec pour conséquence une diabolisation de l’adversaire – qualifié d’idolâtre -, une radicalisation des conflits, une sacralisation de la violence[21]. Développé par le christianisme et par l’islam[22], le prosélytisme cherche à convertir l’humanité entière à sa conception du divin, de l’absolu, de la vérité ; si l’on prend l’exemple du catholicisme (la religion monothéiste la mieux documentée), les moyens déployés à cet effet sont multiples, comprenant notamment :
- Une institution gardienne du dogme : la Congrégation pour la doctrine de la foi, qui n’est autre que l’ancienne Sacrée congrégation du Saint-Office, elle-même nouveau nom donné en 1908 à l’ancienne Inquisition romaine.
- La menace de la damnation : au Moyen Age, « Satan menait le bal » [23], résumait Jacques Le Goff. Le fameux « Hors de l’Église point de salut» n’a été remplacé à Vatican II que par « Les hommes qui […] n’auront pas voulu entrer [l’Église] ne peuvent être sauvés » (Ad Gentes, 1965).
- Le prosélytisme missionnaire : l’Église affirme toujours « qu’elle existe pour évangéliser » (Evangelii Nuntiandi 1975,et encore Evangelii Gaudium 2013). L’institution qui gère l’effort missionnaire au niveau mondial portait le nom évocateur de Propaganda fide (rebaptisée plus discrètement en 1982 Congrégation pour l’évangélisation des peuples). Aujourd’hui, alors que ce sont les églises protestantes d’origine américaine qui assurent la plus grande part de l’effort missionnaire, leur littéralisme ne laisse pas d’inquiéter. L’esprit peut en effet vivifier, mais la lettre tue, surtout lorsqu’elle est sacrée et exclusiviste.
- La croisade et le djihad : « La croisade et le djihad sont des notions et des réalités étroitement corrélées à l’existence des monothéismes, confirme Marc Augé […] Les paganismes peuvent être très violents (violence interne du sacrifice, accusations de sorcellerie), mais, quand des groupes attaquent d’autres groupes, ce n’est jamais pour des raisons religieuses » [24].
Motivations de violence
« Admettre le rôle de la religion dans l’identification et la légitimation, tout en le refusant pour la motivation, c’est le réduire à un code et le nier comme force historique », écrit l’historien Philippe Buc[25].
Toute violence s’inscrit dans un contexte particulier et résulte de motivations souvent multiples : politiques, religieuses, identitaires, économiques, psychologiques, etc. (on ne traitera pas dans ce texte des violences purement religieuses que sont les violences rituelles, dont l’archétype est le sacrifice). La multiplicité des facteurs n’interdit pourtant pas l’analyse. Prévenir un risque de violence implique d’en comprendre les mobiles. Sauf à postuler arbitrairement que la religion ne saurait être un facteur de violence, chercher à déterminer si une violence a un mobile religieux est tout aussi légitime que, pour un juge d’instruction, investiguer les mobiles d’un crime, ou, pour un assureur, reconstituer les circonstances d’un accident.
3 – La violence monothéiste obéit à une motivation bien identifiée et singulière : détruire les dieux d’autrui
Détruire les dieux d’autrui pour imposer le sien
Sans doute, comme s’en prévaut William Cavanaugh, le concept général de religion est-il impossible à définir. Mais le judaïsme, le christianisme, l’islam, sont, eux, des constructions historiques bien concrètes. Or, ils ont tous les trois développé une motivation de violence singulière, inconnue jusque-là : détruire les dieux d’autrui, pour imposer le leur.
Leurs livres sacrés contiennent en effet des commandements prescrivant de brûler les dieux « des nations »[26], qualifiés d’idoles, et d’exterminer (ou de convertir) leurs adorateurs, qualifiés d’idolâtres, d’hérétiques, d’apostats, d’associateurs, etc. :
- « Lapide les idolâtres […] quand ce serait ton frère, ton fils et la femme qui dort sur ton sein », Torah, Dt. 13, 7-11[27].
- « [Les idolâtres] méritent la mort », Nouveau Testament, Romains 1, 25-32[28].
- « Tuez les associateurs où que vous les trouviez », Verset du sabre, Coran 9, 5.
Que ce soit pour commettre ces violences, pour les commanditer ou pour les encourager, tous les acteurs se sont réclamés de ces commandements, et s’en réclament encore aujourd’hui. On dira que d’autres versets vont dans une direction différente, mais aucun n’a abrogé de façon claire et nette ces commandements exclusivistes. L’ordre d’extirper l’hérésie et l’idolâtrie a été effectivement et concrètement mis en œuvre, de la destruction des temples païens dans l’empire romain à celle des statues de Bâmiyân ou de Palmyre, en passant par l’emprisonnement ou la mise à mort des hérétiques et des idolâtres à travers les siècles, et par l’éradication des religions des peuples évangélisés. Les croyants qui nient toute responsabilité de leur dieu dans ces violences récusent ces témoignages, pourtant récurrents et convergents, préférant les attribuer à une mauvaise compréhension des textes.
À l’inverse, donnée historique qui étonne toujours les croyants, aucun texte sacré d’une religion non abrahamique ne contient des paroles appelant explicitement ses fidèles à la violence contre les fidèles des autres religions, aucun peuple polythéiste n’a cherché à imposer par la force son ou ses dieux à d’autres peuples. « Le christianisme demandera aux rois ce que le paganisme n’avait jamais demandé au pouvoir : “ Étendre le plus possible le culte de Dieuˮ (Saint Augustin, Cité de Dieu) », explique Paul Veyne[29], alors que « chez les païens, ce sont les vainqueurs qui empruntent leurs dieux aux vaincus », complète Marc Augé [30].
Il arrivait certes aux peuples polythéistes de déplacer ou de dérober les dieux des vaincus, mais déplacer ou dérober relève d’un comportement qu’on pourrait qualifier de névrotique, alors que détruire relève d’un comportement psychotique, paranoïaque[31]. Si on a parfois qualifié la paranoïa de « passion malheureuse pour la vérité », cette expression vaut en particulier pour les religions abrahamiques.
Le monothéisme introduit le vrai et le faux dans le domaine des dieux
Le dieu jaloux des trois religions abrahamiques ne se contente en effet pas de disqualifier les dieux des autres religions, comme faibles ou impuissants, il les déclare « faux » [32]. Or, si une religion peut toujours décider d’interdire à ses croyants d’adorer d’autres dieux, au nom de jugements de valeur subjectifs, au nom de quel critère de vérité objectif peut-elle les décréter « faux » ?
Distinguer le « vrai » du « faux » implique en effet un critère de vérité et une procédure de validation extérieurs au domaine considéré, sous peine d’autoréférence. En science et en philosophie, le critère de vérité est la cohérence logique et, quand elle est possible, la confrontation au réel (c’est le rôle en particulier de l’expérience scientifique), et la procédure de validation, la vérification par la communauté des pairs. Le dieu monothéiste, en revanche, proclame « Je suis qui je suis » (Exode 3, 14), formule typique de l’autoréférence. Autant juger que 1+1=3 est faux relève de la cohérence logique, autant proclamer qu’un dieu est faux n’est qu’un abus de langage, qui masque une décision d’autorité.
La pensée unique, miroir de la condamnation de l’idolâtrie
En conséquence, le croyant monothéiste considère son Dieu comme le garant d’une vérité transcendante et unique, comme une autorité supérieure, infaillible, absolue, qui s’impose autant à l’incroyant qu’à lui-même. Un arbitre neutre, qui pourrait être reconnu par les deux parties, n’est plus de mise : de façon unilatérale, le croyant érige son dieu en arbitre nécessaire.
Le simple bon sens nous apprend pourtant que toute approche humaine de la vérité dépend du point de vue, du contexte, de la culture, de l’histoire de son auteur, bref de sa perspective. Un sénateur romain exprima ce perspectivisme avant la lettre[33] par une phrase restée célèbre : « Il n’y a pas un chemin unique pour parvenir à un si grand Mystère » (Symmaque, Relatio, 10). La réponse de Saint Ambroise fut typique de la pensée monothéiste : « Ce que vous ignorez, cela nous avons appris à le connaître par la voix de Dieu. Et ce que vous cherchez par des conjectures, nous l’avons découvert à partir de la sagesse-même et de la véracité de Dieu » (Lettre XVIII, 8[34]). Un théologien contemporain, Hans Küng, le redit avec d’autres mots : « L’alliance avec l’Absolu seul et véritable libère les êtres humains de tout ce qui est relatif, et qui, de ce fait, ne peut plus être une idole pour eux » [35]. Un autre théologien confirme : « L’idolâtrie [représente] la quintessence même de l’altérité. Elle ne connaît pas de tiers exclu ; elle implique un fossé, une distance radicale » [36].
Un exclusivisme avant tout religieux
Cet exclusivisme est religieux avant d’être politique[37]. Une violence monothéiste, c’est une violence dont l’enjeu est d’imposer à l’adversaire son dieu (ou sa vérité, sa doctrine). Elle ne se limite pas, comme une violence politique, à la recherche d’une source de pouvoir, de richesse, ou à une revendication identitaire : elle cherche à assujettir les esprits, les croyances, les âmes. Légiférer au nom de Dieu, c’est autre chose que de légiférer au nom de lois humaines, et imposer de croire à des dogmes religieux, autre chose que d’exiger la soumission à un pouvoir purement politique.
L’enjeu, chez les chrétiens et les musulmans[38], c’est en effet la conversion, autrement dit le contrôle des âmes. Convertir, ce n’est pas seulement témoigner de sa propre conception du salut, c’est aussi éradiquer la religion d’autrui, « par amour » dit Saint Augustin (Lettre 185), au nom du « refus catégorique de l’idolâtrie » proclame encore aujourd’hui La Nouvelle Évangélisation[39], lancée par Jean-Paul II, ce pape qui appelait à « une grande moisson de foi en Asie » au XXIe siècle[40] ‒ au grand dam des autorités hindoues[41]. Benoît XVI quant à lui autorisa le retour à la prière pour la conversion des juifs (pour « éclairer leur cœur » [42]).
On dira que le bouddhisme aussi est une religion universaliste. Mais il se prête au syncrétisme, de sorte que la rencontre avec une autre religion peut s’opérer pacifiquement. L’exclusivisme des religions abrahamiques leur interdit, au moins en principe, tout syncrétisme[43], stigmatisé encore aujourd’hui comme « obstacle à l’Évangile » [44], « avilissement de la foi »[45].
Si le bouddhisme zen, au cours de la guerre sino-japonaise, professa lui aussi une forme d’exclusivisme, ce fut pour obéir à l’Empereur, en contradiction formelle avec les textes du Bouddha[46] : une violence plus politique que religieuse. En revanche, c’est au nom des commandements bibliques que les papes appelèrent aux croisades : une violence plus religieuse que politique.
4 – Les arguments historiques
Parler de la liberté de culte dans l’Antiquité : un anachronisme ?
Comme certains l’en glorifient pourtant, et non des moindres[47], le christianisme n’a pas inventé la tolérance, mais bien l’intolérance.
Le concept de tolérance, dans sa version moderne du respect de la liberté d’opinion, n’a sans doute été pleinement explicité et développé que tardivement, par des penseurs comme Montaigne, Érasme, Spinoza, Locke, les Lumières. La chose précéda toutefois le mot : avant d’être un concept, la tolérance, au sens du simple respect de la liberté de culte, est un comportement, dont la présence ou l’absence est observable dans toute culture, dès qu’elle entre en interaction avec d’autres.
Ainsi, plusieurs siècles avant Jésus-Christ, Zarathoustra, Cyrus, Bouddha, Ashoka, et plus généralement les religions de l’Inde, respectaient la liberté de culte. Le premier « édit de tolérance » connu est le cylindre de Cyrus (VIe siècle av. J.-C.), qui stipule : « J’ai ordonné que quiconque reste libre dans l’adoration de ses dieux » [48]. Dans le monde romain, « la tolérance [consistait en] le droit pour [chaque peuple de l’Empire] de continuer son culte ancestral pour maintenir son identité », précise l’historienne chrétienne M.F. Baslez[49]. Le droit romain considérait d’ailleurs la contrainte comme un préjudice qui pouvait entraîner l’annulation de l’acte[50]. À Athènes, la tolérance s’incarnait dans l’agora, lieu d’exercice de la parrhésia, la parole libre, celle qui assume le risque d’affronter les interdits et les tabous[51]. Le pluralisme religieux apparaissait naturel, l’interdiction, et le cas échéant la répression, n’intervenant qu’en cas de menace pour l’ordre public ou le pouvoir[52]. Des synagogues existaient à Rome[53], et à Athènes[54] où, si l’on en croit la Bible, l’apôtre Paul « s’entretenait dans la synagogue avec les Juifs et les hommes craignant Dieu » (Actes 17, 17).
Tant qu’ils furent minoritaires, les chrétiens revendiquèrent pour eux-mêmes la tolérance. Tertullien (c.150-220) réclama ainsi la libertas religionis, et qualifia de « crime d’irréligion [le fait d’]ôter aux hommes la liberté de la religion » [55]. Pourtant, si les chrétiens furent persécutés par les Romains, ce n’est pas tant en raison de leurs croyances ‒ celles-ci indifféraient les Romains ‒ que de leur refus d’accomplir certains devoirs citoyens, par exemple le service militaire, et de leur prosélytisme militant. L’Édit de Milan pris par Constantin en 313, qui affirmait que « chacun peut adorer à sa manière la divinité qui se trouve dans le ciel », fut un édit de tolérance. « Pour la première fois, explique M.F. Baslez, un principe général est formulé, celui de la liberté religieuse définie comme un droit de la personne, alors qu’elle était traditionnellement conçue dans toutes les cultures antérieures comme une liberté collective, relevant de l’appartenance et de l’identification ethnique » [56]. Enfin, « Nulle contrainte en religion » figure explicitement dans le Coran (Coran 2, 256) [57].
La notion de liberté religieuse remonte donc loin dans l’Antiquité. Comme toute liberté, sans doute fut-elle toujours relative, limitée. Mais la spécificité des religions abrahamiques, c’est de la proscrire absolument.
Rappelons que l’Église n’a accepté la liberté de conscience qu’en 1965 (à Vatican II, après moult débats), que l’apostasie reste passible de mort dans le monde musulman, et que dans le monde juif, encore en 1956 Emmanuel Lévinas s’est élevé contre la proposition formulée par Ben Gourion de lever l’excommunication prononcée trois siècles plus tôt contre Spinoza[58] .
Les guerres de religion européennes
À leur propos, explique l’historien Denis Crouzet, « Il faut penser le fait religieux, comme la matrice du conflit […] Il faut mettre à mort de toute urgence, sans rémission possible […] ceux qui sont de nouveaux Cananéens, de nouveaux Philistins » [59]. « La manipulation du sacré à des fins diverses est […] indéniable, mais, loin d’expliquer la présence du religieux parmi les hommes, la suppose », fait remarquer Lucien Scubla [60]. Le philosophe chrétien Paul Ricœur reconnaît : « Ce serait une fuite trop facile que de dire : ce n’est pas la religion, on se sert de la religion pour, etc. » [61]. Pour maint historien[62], le livre du théologien William Cavanaugh n’est qu’un montage d’assertions infondées prétendant à construire un discours historiciste, à but révisionniste .
À l’inverse, « le monde antique ne connut jamais de guerres de religions et, en cas de conflit, on évitait plutôt d’y mêler les dieux », écrit l’historien spécialiste de l’Antiquité Maurizio Bettini[63], affirmation approuvée par ses pairs. Enfin, dans l’histoire moderne, si des guerres de religion ont pu avoir lieu en dehors du monde monothéiste, par exemple en Asie, elles y furent à caractère plus social et politique que religieux, au sens doctrinal du terme[64], du fait du non-exclusivisme des religions orientales[65].
La chasse aux hérétiques : une nécessité sociale, une violence civile ?
Les persécutions religieuses, ces violences que le pouvoir, la religion officielle ou la religion majoritaire exerce contre une religion minoritaire, à l’intérieur d’une ensemble défini politiquement, ont été fréquentes dans l’histoire. Dans le monde polythéiste, il s’agissait d’opérations de police contre des religions interdites, interdites non pas par un dieu quelconque mais par le pouvoir en place, pour son assise, pour l’ordre public ; on procédait plus à des procès et à des destructions qu’à des massacres ; jamais n’y furent atteints le systématisme ni la durée de l’Inquisition. À l’inverse, dans le monde monothéiste, non seulement les persécutions ont été fréquentes, mais elles ont aussi couramment recouru aux massacres. « C’est quand le sentiment de haine trouve un support idéologique qui le sacralise qu’on bascule dans la radicalisation » [66].
Indépendamment du fait que l’Église, en tant que principal centre de pouvoir de l’Europe du Moyen Âge, a contribué à façonner la société[67], c’est elle qui, au nom de l’exclusivisme des textes sacrés, a défini l’hérésie et sa sanction. C’est à sa demande que le pouvoir politique a institué l’hérésie comme délit. C’est elle qui a transféré aux tribunaux civils l’exécution de la sanction. Même si elle a parfois tenté de limiter le zèle populaire, c’est ainsi bien elle qui est à l’origine des persécutions religieuses. Loin d’avoir « remplacé la violence de la foule par le règne de la loi»[68], loin d’avoir été « la première forme de garantie juridique, là où n’existait que la justice sommaire du lynchage, ou celle, honteuse, appliquées par les autorités du lieu »[69], l’Inquisition cultivait le secret et l’arbitraire, et visait à répandre la terreur, explique l’historien Didier Le Fur : « La mort d’un hérétique n’était pas si utile pour l’inquisiteur, qui se préoccupait bien plus d’obtenir des conversions, accompagnées des dénonciations et confiscations subséquentes, que d’augmenter la liste des martyrs. Un bûcher allumé de temps en temps suffisait à maintenir parmi la population une terreur jugée salutaire » [70].
La destruction des dieux des peuples colonisés : une libération ?
S’il ne fallait qu’une preuve de la spécificité de la violence monothéiste, l’éradication des religions des peuples colonisés au nom de l’extirpation de l’idolâtrie en fournit sans doute la plus manifeste.
Se conformant au verset biblique : « Ce n’est pas contre l’homme que nous avons à lutter, mais contre les puissances, contre les autorités, contre les souverains de ce monde de ténèbres, contre les esprits du mal dans les lieux célestes » (Éphésiens 6 : 12), convaincus que « la superbe et la jalousie du démon ont été la cause de l’idolâtrie »[71], les missionnaires entendaient « délivrer » les peuples indigènes des « forces sataniques » [72]. Le dominicain Francisco Vitoria (c.1485 – 1546), proche de Las Casas, expliquait que « si les fidèles du Christ font la guerre aux infidèles, ce n’est pas pour les obliger à croire, mais pour les forcer à ne pas faire obstacle à la foi chrétienne » [73]. C’est pour mieux « les libérer de l’idolâtrie » que l’Église installa l’Inquisition dans les Amériques (à Mexico, à Lima, à Carthagène), en Afrique (au Cap Vert), en Asie (à Goa). A Lima, de 1610 jusqu’au XIXe siècle, L’Extirpation de l’idolâtrie, cette institution qualifiée parfois de « bâtard de l’Inquisition », procéda aux « visites » et aux « procès d’idolâtrie » ; elle fit construire une prison pour les idolâtres, la Casa de Santa Cruz[74] ; le dominicain Fray Francisco de la Cruz écrivait au roi : « Soumettre les Indiens à l’Inquisition ne veut pas dire qu’il faille les brûler tous… » [75].
Les idéologies totalitaires : un héritage de la notion de vérité révélée monothéiste
Lors des croisades puis de la colonisation, l’évangélisation et la conquête furent indissociables. Au XXe siècle, ce sont les idéologies totalitaires, ces « religions séculières »[76], qui ont occupé le devant de la scène politique. Au XXIe siècle, le religieux revendiqué comme tel reprend bien souvent la première place.
Par contraste, avant l’ère chrétienne, les conflits politiques se situaient en dehors du champ religieux : quand Alexandre, César ou Gengis Khan constituaient leurs empires, ils n’intervenaient pas dans les affaires religieuses des régions conquises ‒ sauf le cas échéant pour piller le trésor des temples. On assujettissait les hommes sans détruire les dieux[77], on soumettait les corps plutôt que les âmes.
Aussi convient-il de distinguer les guerres purement politiques, qui visent le contrôle de territoires et de ressources ‒ comme par exemple encore en 1990 la tentative d’annexion du Koweït par l’Irak ‒, et les guerres religieuses ou idéologiques, qui visent d’abord le contrôle des esprits ‒ comme celle menée aujourd’hui par le terrorisme islamiste[78] ‒, même si le contrôle des esprits implique bien souvent celui des corps.
Rappelons qu’on entend par idéologie un système d’idées, une grille de lecture prédéfinie, qui prétend expliquer et diriger toute réalité sociale et politique, passée, présente et future ; une théorie qui oublie qu’elle a été élaborée sur la base d’une réalité concrète contingente, qui ignore que toute nouvelle situation exigerait un aggiornamento ; « une pensée qui ne se critique pas et qui ne pense pas sa provenance et son rapport à la réalité »[79], et qui tend à considérer la réalité comme « une erreur à corriger »[80]. Enfin, une idéologie est dite totalitaire si elle se veut exhaustive, exclusive, monopolistique.
Cette caractérisation des idéologies totalitaires n’est pas sans analogie avec celle de la pensée monothéiste. Le monde polythéiste ne connaissait en effet que des vérités révisables, susceptibles de remise en cause en fonction du contexte : vérités d’expérience, vérités historiques, vérités logiques, correspondant à une expérience concrète, à une mémoire des faits, à une tradition culturelle, à la raison ; il s’agissait de vérités relatives, ancrées dans le sensible, dans l’immanent, elles conservaient la plasticité nécessaire pour se renouveler, à l’occasion de nouvelles confrontations avec la réalité. A contrario, la vérité révélée abrahamique représente une nouvelle « catégorie de vérité » [81]: non réfutable, non révisable, éternelle, absolue.
Certains objecteront qu’un tel parallèle serait plus formel que réel. Et pourtant la plupart des paradigmes des idéologies totalitaires ont été empruntés à la pensée monothéiste[82] :
- Toutes prétendent à l’exclusivité de la vérité.
- Comme l’Église, un régime totalitaire porte un projet messianique, une « idéologie eschatologique de l’avant et de l’après, de l’ancien et du nouveau »[83].
- Tous deux sont centralisateurs[84]: l’un installe un parti unique, l’autre une Église, avec à sa tête un chef charismatique.
- L’un comme l’autre n’admet aucune opposition.
- L’un comme l’autre prétend créer « un homme nouveau », et tend à cette fin à contrôler la totalité des activités de la société, s’immisçant jusque dans la sphère privée.
- L’un établit un régime de peur basé sur la Terreur, l’autre sur l’Enfer.
- Pour mieux limiter et de contrôler les esprits, l’un comme l’autre développe une police préventive de la pensée. Le citoyen qui n’adhère pas à l’idéologie se voit diabolisé en tant qu’ennemi de la société, cette dernière se considérant comme un véritable « peuple élu » [85]. « Puisque désormais l’ennemi est absolu, que son état d’ennemi n’est plus lié à un acte (envahir le voisin) mais à sa nature (être un ennemi de classe, un bourgeois), alors l’hostilité peut être absolue, sans limite » [86]. « Comment passer sous silence, écrivit Jean-Paul II à ses cardinaux, les formes de violence qui ont été perpétrées au nom de la foi : guerres de religion, tribunaux de l’Inquisition et autres formes de violation des droits de la personne ? Il est significatif que des méthodes coercitives préjudiciables aux droits humains aient ensuite été appliquées par les idéologies totalitaires du XXe siècle, et soient encore employées par les intégristes islamistes. De ces méthodes coercitives sont nés les crimes du nazisme hitlérien et du stalinisme marxiste »[87].
- Dans un cas la « transcendance », dans l’autre le « déterminisme historique », le peuple, la nation, la race, font office de loi hétéronome.
- L’un comme l’autre accorde une mission rédemptrice à la violence, au sang.
On dira que les trois religions abrahamiques visent l’au-delà, alors que les régimes totalitaires ne s’intéressent qu’au présent et à l’avenir terrestres. Mais l’idée de passé mythique, qui dans les premières préfigure cet au-delà futur (le paradis terrestre), se retrouve dans le nazisme (« l’aryanité »), dans le fascisme italien (l’Empire romain), et dans l’islamisme (« l’âge d’or de l’islam »).
En résumé, une idéologie totalitaire, c’est « un système de représentation qui explicitement ou implicitement clame la vérité absolue »[88], une vérité transcrite dans un texte fondateur, et déclinée dans des dogmes réputés infaillibles. Robespierre divinisa la Raison et lui dédia le culte de l’Être suprême. Le Parti communiste soviétique nomma son journal La Pravda, la vérité. « En vérité, je vous le dis… », déclare Jésus (Jean 5, 24 ; 6, 47 ; 8, 51…).
Le terrorisme islamiste : guerre de religion?
Du pape aux imams et à nombre d’auteurs politiques, le terrorisme islamiste actuel n’aurait rien à voir avec la religion, mais tout avec la politique, le pétrole, le chômage, la détresse des banlieues :
- Pape François : « Il ne s’agit pas d’une guerre de religion [car] toutes les religions veulent la paix, […] mais d’intérêt, d’argent, d’accès aux ressources naturelles, de domination des peuples »[89].
- Tareq Oubrou, imam de Bordeaux « Ce radicalisme est le résultat d’un échec d’intégration par le scolaire et le travail, d’une démission des parents et d’un manque d’affection à cause de l’effritement des liens familiaux. […] Aujourd’hui, c’est l’organisation État islamique, demain ces jeunes pourraient adhérer à une autre fausse cause tant qu’elle s’inscrit contre leur société »[90].
- Norbert Trenkle : « L’islamisme ne peut pas être expliqué à partir de la religion »[91].
- Georges Corm : « Les actions terroristes n’ont pas d’idéologie, sinon un nihilisme mortifère […] Parler de “jihad” dans le cas des opérations terroristes est une aberration »[92].
- Albert Henni : « Que ce soit en Serbie, en Israël ou en Syrie, les textes religieux ne servent que de caution à la liquidation des indésirables. Ils n’expliquent rien. »[93]
80% des victimes du terrorisme islamiste sont pourtant des musulmans[94] ; c’est l’ensemble du monde musulman, du Maroc à l’Indonésie, qui est pris dans cette violence, toujours revendiquée au nom de telle ou telle interprétation de l’islam ; l’Occident n’est qu’une cible seconde[95]. L’intégrisme islamiste n’est d’ailleurs pas un phénomène récent, mais s’inscrit dans une longue tradition initiée au IXe siècle par Ibn Hanbal (780-855) et au XIVe siècle Ibn Taymiyya1 (1263 – 1328).
Al-Qaïda, Daech, Boko Haram, etc., ne veulent pas seulement venger les humiliations de la colonisation, récupérer la Palestine, contrôler des puits de pétrole, dominer et exploiter un territoire : ils veulent surtout installer leur théocratie sur un espace le plus vaste possible. « Dieu est notre but, le Messager est notre chef, le Coran est notre constitution, le Jihad est notre méthode. Mourir pour Dieu est notre désir le plus cher », rappelle la charte du Hamas[96]. Il s’agit d’un totalitarisme religieux, qui entend imposer la souveraineté d’Allah, faire régner la sharia, « rendre à la religion sa place de fondement de l’organisation collective »[97], où le sujet ne sera plus un individu engagé par un contrat social avec la société[98], mais un élément pris dans une appartenance à une communauté religieuse, où les lois ne sont plus élaborées par les hommes, mais dictées par Allah. Les islamistes veulent éradiquer toute forme de « mécréance » : d’abord les conceptions plus ouvertes de l’islam, puis toutes les valeurs occidentales, comme la laïcité, la démocratie, l’égalité des sexes, la liberté de mœurs, etc.
Postuler que c’est la misère sociale ou psychologique qui crée les djihadistes, c’est confondre les conditions qui créent les mercenaires[99] avec la cause qui les enrôle. Il est vrai que pour nombre de djihadistes, le terrorisme vient satisfaire une frustration ou une pulsion de violence qui n’avait à l’origine rien de religieux. Ces djihadistes n’en sont pas moins engagés dans une guerre de religion, au même titre qu’un mercenaire participe de fait à la guerre de l’armée qui l’a enrôlé. La cause des islamistes, c’est le rétablissement de « la vraie religion », comme la cause de Saint Louis lorsqu’il partait en croisade, c’était non seulement libérer le tombeau du Christ , mais aussi convertir les musulmans.
« Les intégristes sont nés avec le monothéisme », explique l’ historien de l’Antiquité Maurice Sartre[100].
5 – Violence monothéiste, violence sacrée
Dans le monde grec des cités, la guerre, « la plus importante des affaires humaines » selon Hérodote[101], était une affaire d’hommes, décidée par les hommes. Ce sont eux qui se réunissaient, discutaient, puis votaient à main levée. C’est un enjeu profane qui motivait la guerre, les dieux n’étant sollicités que pour apporter la victoire. À l’inverse, dans le monde de la Bible, c’est Dieu qui ordonne la guerre contre les ennemis d’Israël, c’est Dieu qui lance l’anathème contre les idolâtres. Le monothéisme invente ainsi la violence sacrée (ou du moins la fait sortir du cadre des rituels cultuels).
La comparaison de deux combats singuliers, celui d’Achille et Hector et de David et Goliath, illustre cette sacralisation du conflit par le monothéisme, et ses conséquences en termes de violence.
Achille et Hector se battent entre égaux, dans un corps-à-corps. Les enjeux se limitent pour chacun à la victoire de son camp, à quoi s’ajoute pour Achille la vengeance de son ami Patrocle, tué par Hector. Hector exprime son respect pour Achille : « Je ne veux point frapper un homme tel que toi par surprise, mais de face, si je puis » (Iliade 7). Achille gagne loyalement, même si ce sont finalement les dieux qui lui donnent la victoire. À la fin de l’Iliade, il n’y a pas de vrai vainqueur : tous les acteurs, grecs et troyens, Achille et Priam, pleurent. A l’Iliade succède l’Odyssée, une ode à la paix.
À l’inverse, le texte biblique sur David et Goliath (1 Samuel 17) présente dès le départ les adversaires comme inégaux : Goliath comme un guerrier effrayant, David comme un berger adolescent. Les seules paroles qu’ils échangent sont des malédictions à caractère religieux : « Maudit sois-tu, par tous les dieux des Philistins » (verset 43) lance Goliath, à quoi David répond : « Je marche contre toi au nom de l’Éternel des armées, du Dieu de l’armée d’Israël, que tu as insulté » (verset 45). Plus qu’un adversaire, Goliath, apparaît comme un idolâtre, un « incirconcis » (versets 26 et 35), un blasphémateur[102] : le combat est sacralisé. Dès lors, tous les coups sont permis, y compris l’utilisation d’une arme cachée, une pierre dissimulée dans une gibecière, lancée de loin, sans corps-à-corps. Le texte se conclut par l’extermination de l’adversaire : « Les hommes d’Israël et de Juda se levèrent, poussèrent des cris et les poursuivirent jusque dans la vallée et jusqu’aux portes d’Ekron. Les Philistins blessés à mort tombèrent sur le chemin de Shaaraïm jusqu’à Gath et Ekron. Les Israélites mirent fin à leur poursuite et revinrent piller le camp. David prit la tête du Philistin et l’amena à Jérusalem… » (1 Samuel 17, 52-54).
Quand l’étranger laisse la place à l’idolâtre, la divergence d’opinion au blasphème, l’antagonisme au sacrilège, la paix à la victoire pour la gloire de Dieu, la violence devient sacrée. Du Déluge à l’Apocalypse, la violence sacrée purifie, comme l’illustre l’image du « creuset », de la « fournaise ardente », du « feu qui sépare l’argent du plomb, le fer de sa gangue, qui élimine les scories » : « Et le feu les dévorera » (Psaume 21, 9).
La cruauté de nos guerres de religion n’avait rien à envier à celle du terrorisme islamiste contemporain[103]. « Les gens qui pensent que leurs ennemis sont les suppôts de l’Antéchrist sont rarement disposés au compromis », ironise l’historien Ian Morris[104].
Conclusion
La violence n’est pas intrinsèque à la notion de religion. Certaines religions, comme l’orphisme et le sikhisme, font de la non-violence leur premier commandement. La plupart des religions prescrivent des sacrifices, mais cette violence sacrificielle reste encadrée, circonscrite par les rituels – selon René Girard, la fonction du sacrifice serait d’ailleurs de canaliser la propension humaine à la violence. La fin des sacrifices humains n’a pas attendu le monothéisme : à Athènes comme à Rome, le sacrifice humain représentait « la frontière entre humanité et barbarie »[105]. Et nombre de religions, non seulement l’orphisme et le sikhisme, mais aussi par exemple le bouddhisme et le jaïnisme, interdisent tout sacrifice sanglant.
La spécificité des religions abrahamiques relativement à la violence réside dans l’ordre de détruire les dieux d’autrui, à l’intérieur du périmètre ethnique dans le cas du judaïsme, à l’échelle du monde dans le cas du christianisme et de l’islam. Cet exclusivisme abrahamique vise à préserver la communauté des croyants de la contagion de l’impur, l’universalisme chrétien et musulman à forcer l’humanité sur le chemin du salut. De par leur caractère sacré, et du fait qu’elles ne sont pas circonscrites par un rituel, les violences correspondantes sont sans limites. Ni le sacré, ni la pureté, ni le salut ne se réduisent au politique.
De fait, au cours des vingt siècles passés, le monde monothéiste a plus persécuté, guerroyé au nom de la religion et cherché à contrôler la pensée que ne l’a jamais fait le monde polythéiste[106].
Combattre un risque présuppose de le reconnaître. Diagnostiquer la cause de la violence monothéiste ne relève pas d’une polémique antireligieuse, mais d’une attitude de témoin responsable, à la recherche de remèdes. Or, à l’intérieur même des religions abrahamiques, rarissimes ont été ceux qui ont admis l’existence de cet exclusivisme, a fortiori qui l’ont condamné : des figures comme Rûmi dans l’islam[107], Moses Mendelssohn dans le judaïsme[108], John Hick dans le christianisme [109] furent exceptionnelles, et le plus souvent marginalisées. L’histoire tend à montrer que la fin des violences monothéistes ne vient jamais des religions elles-mêmes, mais plutôt des juristes, des politiques, des philosophes : de la société civile.
[Une version de ce texte sera prochainement publiée dans la revue Connexions, janvier 2018.]
Références bibliographiques
- Jan Assmann, Le prix du monothéisme, Aubier, 2007
- Marc Augé, Le génie du paganisme, Gallimard, 1982
- Maurizio Bettini, Eloge du polythéisme. Ce que peuvent nous apprendre les religions antiques, Les Belles Lettres, 2016
- Philippe Buc, Guerre sainte, martyre et terreur. Les formes chrétiennes de la violence religieuse en Occident, Gallimard, 2017.
- Jean-Pierre Castel :
– Guerre de religion et police de la pensée : une invention monothéiste ? L’Harmattan, 2016.
– À l’origine de la violence monothéiste le dieu jaloux, L’introduction du vrai et du faux dans le domaine des dieux, L’Harmattan, 2017.
– La violence monothéiste : mythe ou réalité ? L’Harmattan, 2017.
– « Détruire les dieux d’autrui, une singularité abrahamique », Topique n° 134, mars 2016.
– « Fanatisme et tentation de l’absolu », Topique n° 140, octobre 2017. - Denis Crouzet, Jean-Marie le Gall, Au péril des guerres de Religion : Réflexions de deux historiens sur notre temps, PUF, 2015.
- Didier Le Fur, L’Inquisition, enquête historique, France XIII-XVème siècle, Tallandier, 2012.
- Robert Ian Moore, The formation of a Persecuting Society, Authority and Deviance in Western Europe, 950-1250, John Wiley & Sons, 2007
- Jacques Pous, La tentation totalitaire, L’Harmattan, 2009.
- Maurice Sartre, « Les intégristes sont nés avec le monothéisme » Marianne/L’histoire, hors série Les Intégristes, Aout-Septembre 2009.
- Lucien Scubla, « Les hommes peuvent-ils se passer de toute religion ? Coup d’œil sur les tribulations du religieux en Occident depuis trois siècles », Revue du MAUSS, 2003/2, n°22.
- Jean Soler
– Aux origines du Dieu unique, 3 vol (de Fallois éd.) : L’invention du monothéisme, 2002 ; La loi de Moïse, 2003 ; Sacrifices et interdits alimentaires dans la Bible, 2004.
– La violence monothéiste, de Fallois, 2009.
– Le sourire d’Homère, de Fallois, 2014. - Commission Théologique Internationale du Vatican, Dieu Trinité, unité des hommes. Le monothéisme chrétien contre la violence, 16.01.2014.
- Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien, (312-394), Albin Michel, 2007.
Notes
[1] [NdE] Polytechnicien, ingénieur au Corps des Mines, Jean-Pierre Castel est vice-président du Cercle Ernest Renan. Ses derniers ouvrages figurent dans les références bibliographiques ci-dessus. Il caractérise lui-même ses travaux sur le monothéisme comme un « témoignage responsable, au sens où la condition préalable à la recherche de remèdes à toute violence est de la nommer ».
[Edit du 21 janvier 2018 : ce texte est repris dans le n° 108 2017/2 de la revue Connexions daté du 25 janvier 2018, accessible en ligne sur Cairn. ]
[2] [NdE] Voir les autres articles du dossier : André Perrin « Religion et violence. La question de l’interprétation » ; Gildas Richard « L’esprit de l’islam et la violence« .
[3] Albert Camus, Poésie 44, Sur une philosophie de l’expression, 1944.
[4] Propos recueillis par Lina Kennouche- 15.07.17- Source: https://blogs.mediapart.fr/jean-marc-b/blog/160717/le-monde-arabe-est-dans-un-chaos-mental-absolu-georges-corm [Georges Corm : ancien ministre des Finances de la République libanaise, il est l’auteur de nombreux ouvrages consacrés à l’histoire du Proche-Orient].
[5] Au XVIe siècle, Saint François Xavier, le saint patron des missions, écrivait : « Dès que j’arrivais dans un village, une fois que tous aient été baptisés, j’ordonnais que tous les temples et les faux dieux soient détruits, et que toutes les idoles soient réduites en morceaux. Je ne peux vous donner une idée de la joie que la mise à exécution me procurait ». Commentaire d’un dominicain doyen d’une faculté de théologie, dont je tairai le nom : « Jamais les missionnaires n’ont porté des armes et procédé comme les terroristes. Ils ont étudié et traduit les textes fondamentaux en en faisant l’éloge et en les diffusant en Europe ; les missions reposaient sur des écoles et des centres de soins ou sociaux comme des orphelinats. Rien qui soit de l’ordre de la contrainte ! Si les convertis vivent leur changement de vie comme une libération de l’esprit et du cœur, pourquoi ne détruiraient-ils pas les symboles de ce qui fut une servitude ? »
[6] W. Cavanaugh, Le mythe de la violence religieuse : Idéologie séculière et violence moderne, L’Homme nouveau, 2009.
[7] L’appellation usuelle est « religions monothéistes ». Mais on peut dire d’autres religions qu’elles sont monothéistes, comme par exemple l’hindouisme, où tous les dieux et les déesses ne sont que des aspects et des personnifications d’une même réalité suprême, Brahma, et qu’à l’inverse certains contestent le caractère monothéiste du catholicisme, avec sa Trinité et ses saints. Comme on le verra, ce qui est déterminant dans la violence dite « monothéiste », ce n’est pas l’unité mais l’unicité, ce n’est pas le dieu un mais le dieu unique, autrement dit le dieu jaloux, ou encore leur exclusivisme. Le dieu unique, le dieu jaloux, l’exclusivisme religieux appartiennent aux trois religions abrahamiques, et à elles seules dans l’histoire des religions – aucun de mes contradicteurs n’a été jusqu’ici en mesure de produire un dieu jaloux, exigeant une adoration exclusive des hommes, en dehors de ces trois religions (le cas du dieu unique d’Akhénaton peut être considéré comme un proto-dieu jaloux).
[8] Les hommes peuvent-ils se passer de toute religion ? Coup d’œil sur les tribulations du religieux en Occident depuis trois siècles, Lucien Scubla, Revue du MAUSS, 2003/2, n°22. Cf. aussi p. 2.[Lucien Scubla (1942- ), anthropologue chercheur au CREA, se présente comme disciple à la fois de Lévi-Strauss et de René Girard, et se réfère aussi volontiers à Maurice Arthur Hocart]
[9] Cf. par exemple, pour ce qui concerne les guerres de religion, Denis Crouzet, Philippe Buc, et à l’étranger (cf. note 59 p. 9) Natalie Z. Davis, Mack P. Holt, Barbara Diefendorf.
On notera que, symétriquement, pour l’historien anarcho-syndicaliste Rudolf Rocker (1873-1958), « les États nationaux sont des organisations d’églises politiques […] C’est un concept religieux : on est allemand, français, italien, exactement comme on est catholique, protestant ou juif », in Rudolf Rocker, Nationalisme et Culture, chapitre XII, pp.200-202 de la 2e édition américaine, 1937.]
[10] Elle sera théorisée notamment par Machiavel, Hobbes, Spinoza,
[11] Il est en revanche souvent malaisé, voire inapproprié, de chercher à plaquer ce découpage sur les sociétés non occidentales.
[12] Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien, (312-394), Albin Michel, 2007, pp. 245-247.
[13] Cf. le remarquable Jean-Marc Narbonne, Antiquité critique et modernité, Essai sur le rôle de la pensée critique en Occident, Les Belles Lettres, 2016,§ « Marcel Gauchet et la modernité », p. 115.
[14] Commission Théologique Internationale du Vatican, Dieu Trinité, unité des hommes. Le monothéisme chrétien contre la violence, 16.01.2014, § 94.
[15] Comme le prétendent par exemple Jean-Louis Harouel dans Le vrai génie du christianisme, Jean-Cyril Godefroy, 2012, et 2012 et Matthieu Rougé dans L’Église n’a pas dit son dernier mot: Petit traité d’antidéfaitisme catholique, Groupe Robert laffont, 2014.
[16] Cf. par exemple Bernard Faure, Le bouddhisme, une religion tolérante ? Sciences Humaines Hors-série N° 41 – Juin-Juillet-Août 2003, ou Éric P. Meyer, Politiques et religions en Asie du Sud, EHESS, Purusârtha n° 30, 2012.
[17] Un « exemple classique de nettoyage ethnique », selon l’ONU, cf. « Birmanie : les Rohingya victimes d’un « nettoyage ethnique », selon l’ONU », Le Monde 11/09/2017.
[18] Encore que des statues de Bouddha seraient érigées dans les zones gagnées sur les Tamouls, Adrien Le Gal, « La haine, couleur de safran », Le Monde 08/08 2015. . Cf. aussi « Is Saudi Wahhabism fuelling an insurgency? », disponible sur https://en.qantara.de/content/myanmar-and-the-rohingya-is-saudi-wahhabism-fuelling-an-insurgency
[19] Cf. J.-P. Castel, À l’origine de la violence monothéiste, le dieu jaloux, L’Harmattan, 2017, chapitre IV, § « L’étranger à Athènes et à Jérusalem ».
[20] « Dans “Être juif”, Emmanuel Lévinas fait ressortir la différence ontologique qui sépare le “monde juif” du “monde non-juif” – chrétien, libéral », Joëlle Hansel, “Être juifˮ selon Lévinas et Blanchot, Presses universitaires de Paris Ouest, 2008.
[21] Cf. Jacques Pous, La tentation totalitaire, L’Harmattan, 2009,Chapitre « Violence sacrée ».
[22] Le cas du judaïsme est particulier, cette religion étant restée plus ethnique qu’universaliste, plus orientée sur l’orthopraxie que sur l’orthodoxie.
[23] Jacques Le Goff , L’Imaginaire médiéval, Gallimard, 1985 ;
[24] Marc Augé, « Contre le dogmatisme, faisons l’éloge de la résistance païenne ! » Le Monde, 26.12.2015.
[25] Philippe Buc, Guerre sainte, martyre et terreur. Les formes chrétiennes de la violence religieuse en Occident, Gallimard, 2017.
[26] Ex. 23,24;Ex. 32. 20 ; Ex. 34,13; Dt.9, 21 ; Dt. 12,3; Dt. 7,5; Dt 7, 25 ; 1 Rois 13, 2 ; 1 Rois 15, 13 ; 2 Rois 10, 26 ; 2 Rois 19, 18 ; 2 Rois 23,4-6-11-12-16- 19 ; Isaïe 37, 19 ; Jérémie 43, 12-13 ; Juges 6, 5-30 ;1 Chr. 14:12.
[27] Dt. 13, 7-11 : « Si ton frère, fils de ta mère, ton fils ou ta fille, ta femme bien-aimée ou l’ami qui est un autre toi-même, cherche en secret à te séduire en disant : “Allons servir d’autres dieux !” – des dieux que ni tes pères ni toi ne connaissiez, ces dieux des peuples proches ou éloignés de toi d’une extrémité de la terre à l’autre, tu ne l’approuveras pas, tu ne l’écouteras pas, tu ne porteras pas sur lui un regard de pitié, tu ne l’épargneras pas, tu ne l’excuseras pas. Bien plus, tu devras le tuer : tu seras le premier à lever la main contre lui pour le mettre à mort ; ensuite le peuple tout entier l’achèvera de ses mains. Tu le lapideras jusqu’à ce que mort s’ensuive, parce qu’il a cherché à t’égarer loin du Seigneur ton Dieu, lui qui t’a fait sortir du pays du pays d’Égypte, de la maison d’esclavage ».
[28] Malgré quinze siècles d’extirpation de l’idolâtrie, nombre de chrétiens sont dans le déni par rapport à ce commandement. Pour une analyse de ce point, cf. J.-P. Castel, A l’origine de la violence monothéiste, l’invention de l’idolâtrie, op. cit., et en particulier l’Annexe « Le Nouveau Testament aussi prescrit la mort des idolâtres », p. 233.
[29] Paul Veyne, Quand notre monde est devenu chrétien, Albin Michel, 2007, p. 248.
[30] Marc Augé, Génie du paganisme, Gallimard, 1982, p. 78.
[31] Cf. Psychologie de la Prophétie, d’Hermann H. Somers (philosophe, philologue, psychologue, théologien, Jésuite pendant 40 ans), New Delhi, Voice of India, 1993.
[32] À l’origine, il ne s’agissait pas des « fausses » religions, des « faux » dieux, mais des religions interdites, des dieux devant lesquels Yahvé, le « dieu jaloux », interdit de se prosterner, les « dieux des nations [autres qu’Israël] ». La Torah parle aussi « des dieux qui ne sont pas Dieu, qui sont faits de main d’homme, des objets de bois, de métal, d’airain, etc. » : des dieux disqualifiés, mais l’adjectif « faux » (sheqer) n’est pas utilisé. C’est apparemment dans la Septante (la version grecque de la Torah, élaborée au Ier siècle av. J.-C. pour la Diaspora) que se produira ce glissement de sens, le texte grec traduisant le mot hébreu désignant l’idole par eidolon, mot grec qui signifie l’illusion, l’erreur. Cette traduction a introduit la confusion entre la faute, comme transgression d’un interdit religieux, et l’erreur, la faute par rapport à la raison. L’idolâtrie, d’adoration des dieux interdits, deviendra erreur, illusion, confusion du créateur et de la créature, du signifiant et du signifié, du fini et de l’infini, de l’absolu et du relatif. On cherchera une justification rationnelle ou morale à un interdit qui n’était à l’origine que strictement religieux. À noter que même dans la Bible chrétienne, l’expression « faux dieux » n’apparaît guère dans les traductions anciennes, mais devient la norme dans les versions récentes, telles La Bible en français courant.
[33] Nietzsche donna le nom de perspectivisme à la position selon laquelle toute vérité humaine dépend d’une perspective déterminée, qu’elle n’est valide que depuis un point de vue particulier, complémentaire des autres points de vue : « Un fait n’a de sens, de valeur, que relativement à un point de vue, une certaine perspective sous laquelle une personne particulière le voit, perspective prise par rapport à la vie »,Nietzsche, Par-delà le bien et le mal.
[34] Le poète chrétien Prudence a écrit, une vingtaine d’années plus tard, un Contre Symmaque.
[35] Cf. Hans Küng, « Religion, violence et “guerres saintesˮ», Revue internationale de la Croix-Rouge, vol. 87 (2005).
[36] Daniel Barbu, Naissance de l’idolâtrie: judaïsme et image dans la littérature antique, Thèse de doctorat : Univ. Genève, 2012.
[37] Du moins l’est-il devenu. Unique dans l’histoire des religions, la conception d’un dieu jaloux apparaît dans la Bible avec les rois Ézéchias (727- 698) et Josias (640-609), qui interdisent les autres dieux que Yahvé etles autres lieux de sacrifice que le Temple de Jérusalem. Leur but était politique : la centralisation du pouvoir. Ce tropisme centralisateur, qui réapparaît par exemple dans le « Omnis potestas a Deo » du Nouveau Testament (Rom. 13, 1), contribua vraisemblablement au choix de Constantin, comme, antérieurement, à celui d’Akhenaton. Ultérieurement, il permit à Mahomet d’installer un pouvoir centralisé sur les tribus arabes et sur les territoires conquis. Cette force centralisatrice sera à nouveau à l’œuvre avec la Réforme grégorienne.
[38] Le cas du judaïsme est particulier, cette religion étant restée plus ethnique qu’universaliste, plus orientée sur l’orthopraxie que sur l’orthodoxie, sur la préservation de la pureté de la communauté que sur son extension par la conversion. Mais c’est le judaïsme qui a inventé le « dieu jaloux » (Ex 34, 14 ; Dt 5, 9 ; etc.) et le concept d’idolâtrie qui en découle, cette forme d’ostracisme à l’égard des autres religions, comme l’illustre le « Car tous les dieux des peuples sont des idoles » 1 Chr. 16, 26. Dans le judaïsme, la lutte contre l’idolâtrie s’exerce à l’intérieur de la communauté, pas à l’extérieur.
[39] Geneviève Comeau, Études, septembre 2013, « Nouvelle évangélisation ou évangélisation renouvelée », en référence à V. Aubin et D. Moreau, Le christianisme est-il soluble dans la contre-culture ? Études, 9/ 2011.[Geneviève Comeau : professeur en théologie fondamentale au Centre Sèvres (Jésuites), Membre du Conseil des Évêques de France pour les relations interreligieuses et les nouveaux courants religieux].
[40] Jean‑Paul II, synode des évêques et des cardinaux à Delhi, 1999, cf. p. 76.
[41] Swami Dayananda Saraswati, « An Open Letter to Pope John Paul II », October 29, 1999. disponible sur <http://www.swamij.com/conversion-violence.htm>
[42] Cf. Benoît XVI et la « prière pour les juifs », Retour sur une polémique judéo-chrétienne récente, par Pierre Savy [28-04-2008], dans La vie des idées, disponible sur <http://www.laviedesidees.fr/Benoit-XVI-et-la-priere-pour-les.html>
[43] Le syncrétisme donna lieu au XVIIIe siècle à la « Querelle des rites », il fut explicitement condamné par les bulles Ex illa die en 1715 et Ex quo singulari en 1744. Le texte biblique est sans ambiguïté à cet égard, cf. par exemple Lv 18.3, Jg 10.13-14,1Co 10.20, etc.
[44] Programme d’Évangélisation et de Formation Biblique. (PEFB – Vie chrétienne).
[45] Synode des évêques, « La nouvelle évangélisation pour la transmission de la foi chrétienne », Instrumentum Laboris, Cité du Vatican, 2012. Cf. aussi « Le relativisme conduit au syncrétisme », Jean-Paul II, Zenit, Le monde vu de Rome, 3 juillet 2003.
[46] Cf. Brian Victoria, Zen at War, 1997. Cf. aussi JP. Castel, Guerre de religion et police de la pensée : une invention monothéiste ? op. cit., chapitre IV, § « Bouddhisme ».
[47] Cf.par exemple Paul Ricœur qui, dans « Tolérance, intolérance, intolérable », In Lectures. Tome I : Autour du politique, Seuil, 1999, attribue la tolérance moderne à « un retour aux motivations profondes de la foi chrétienne elle-même », au « génie du christianisme », et n’attribue qu’à Constantin l’intolérance dont les chrétiens ont pu se rendre coupable. Or ce texte, qui pourtant fait appel à « l’ensemble symbolique des Écritures bibliques », ne fait aucune référence ni au dieu jaloux, ni à l’ordre de brûler les idoles. Étrange péché par omission !
[48] Ce Cylindre en argile porte l’inscription en Akkadien cunéiforme d’une proclamation du Roi Cyrus II. Il a été découvert à Babylone en 1879. Ce texte est consécutif à la prise de Babylone par Cyrus II en 539. Il est aujourd’hui au British Museum – Londres. Il a été traduit par l’ONU dans toutes les langues.
[49] Marie-Françoise Baslez, Comment notre monde est devenu chrétien, Éditions CLD, 2008.
[50] Isabelle Poutrin, « L’église et les consentements arrachés Violence et crainte dans le baptême et l’apostasie (Espagne, XVIe-XVIIe siècle) », Rivista di Storia del Cristianesimo 7, 2/1010, p. 489-508.
[51] À noter que le document du Vatican sur la violence (cf. note 14), § Présentation, se réclame lui aussi, le plus sérieusement du monde, de la parrhésia !
[52] Certes Socrate et de nombreux philosophes furent persécutés, tant dans la Grèce classique que dans l’Empire romain : à Athènes Anaxagore, Aristote, Protagoras, Aristarque de Samos, Aspasie, Théophraste, les “martyrs alexandrins”, et à Rome Sénèque, Héras, Helvidius Priscius, les philosophes “cyniques”. Ces procès visaient à réduire au silence et à écarter de la scène politique des rivaux ou des personnalités indésirables, des personnes qui menaçaient l’ordre civil ou qui défiaient le pouvoir en place, des intellectuels qui se faisaient accusateurs publics. Ils relevaient de questions sociales et politiques, mais non de querelles théologiques. La définition de l’impiété était d’ailleurs très vague. Des athées notoires, comme Cinésias, Hippon ou Diagoras (Ve siècle av. J.-C.), ne furent pas inquiétés. Cf. par exemple G.E.R Lloyd, Origines et développements de la science grecque, Flammarion, 1990, et Marie-Françoise Baslez, Les persécutions dans l’Antiquité. Victimes, héros, martyrs, Paris, Fayard, 2007.
[53] Collon Suzanne, « Remarques sur les quartiers juifs de la Rome antique ». In : Mélanges d’archéologie et d’histoire T. 57, 1940. pp. 72-94.
[54] D’après Misha Uzan, « Regard sur les juifs d’Athènes », disponible sur http://mishauzan.over-blog.com/article-regard-sur-les-juifs-d-athenes-48190849.html. S.C. Mimouni mentionne des synagogues grecques mises à jour par l’archéologie, notamment à Délos et à Stobi, in Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, PUF, 2012, p. 795.
[55] Tertullien, Apologétique, 24, 6-9 et Ad Scapulam, 2, 2.
[56] M.F. Baslez, « Milan, 313, un édit. Le tournant constantinien », Le Monde de la Bible, hors série n° 21, printemps 2013.
[57] Certes d’autres versets prônent l’intolérance et la violence. Mais il faut noter qu’une telle expression de tolérance est absente des saintes écritures chrétiennes.
[58] E. Lévinas, « Le cas Spinoza », in Trait d’union, n° 34-35, décembre 1955-janvier 1956 ; et dans E. Lévinas, Difficile liberté, Paris, Albin Michel, 1976, p. 142. En 1956, E. Levinas prit, comme nombre de rabbins, position contre cette levée qu’avait proposée Ben Gourion, qualifiant Spinoza « d’antijuif » et de « traître » (non pas tant d’ailleurs pour avoir initié une lecture historico-critique de la Bible, que pour avoir présenté le judaïsme comme préfigurant le christianisme, qui l’aurait dépassé sur le plan de la rationalité)
[59] Denis Crouzet : « Gagner son salut en exterminant les hérétiques », Le Monde 2015/03/26. Cf. aussi Mack P. Holt, « Putting Religion Back into the Wars of Religion », French Historical Studies, Vol 18. No 2 (Fall 1993); Brad Gregory, Notre Dame; Barbara Diefendorf, « Were the Wars of Religion about Religion? », Boston University, 2015 ; Natalie Zemon Davis, «The rites of violence : religious riot in sixteenth-century France », Past & Present, No. 59 (May, 1973), pp. 51-91..
[60] « Les hommes peuvent-ils se passer de toute religion ? Coup d’œil sur les tribulations du religieux en Occident depuis trois siècles », Lucien Scubla, Revue du MAUSS, 2003/2, n°22.
[61] Entretien de Paul Ricœur avec Hans Küng le 5.4.1996 autour du Manifeste pour une éthique planétaire, paru dans Sens (revue de l’Amitié judéo-chrétienne de France), n°5, 1998, p. 211-230.
[62] Cf. par exemple :
- la conclusion de Denis Crouzet, in Charles Quint : Le renoncement au pouvoir, Odile Jacob, 2016,
- les historiens Philippe Buc, Natalie Z. Davis, Mack P. Holt, Barbara Diefendorf,
- l‘homme de loi et missionnaire Paul Miller, « Cavanaugh’s Aversion to the Modern State, a Response », Glocal Conversations, Vol 1,11 2013 http://gc.uofn.edu.
[63] Maurizio Bettini, Éloge du polythéisme. Ce que peuvent nous apprendre les religions antiques (Elogio del politeismo. Quello che possiamo imparare dalle religioni antiche), traduit de l’italien par Vinciane Pirenne-Delforge, Les Belles Lettres, 2016.
[64] Cf. JP. Castel, Guerre de religion et police de la pensée : une invention monothéiste ? Paris, L’Harmattan, 2016, chapitre IV, « Violences religieuses en Asie ».
[65] Cf. par exemple David C. Kang, « Why was there no religious war in pre-modern Southeast Asia? », European Journal of International Relations, vol. XX,n° 4, 2014, ou encore Nathalie Kouamé, Arnaud Brotons, Yannick Bruneton, État, religion et répression en Asie. Chine, Corée, Japon, Vietnam (XIIIe-XXIe siècles), Paris, Karthala, 2011, Vincent Goossaert, Le concept de religion en Chine et l’Occident, P.U.F. | Diogène, 2004/1 – n° 205, Christine Mollier dans La pensée asiatique, (Sous la direction de C. Weill), CNRS Éditions, 2010,Bernard Faure, Bouddhisme et violence, Le Cavalier Bleu, 2008. [David C. Kang: diplômé d’anthropologie et de sciences politiques, professeur de relations internationales University of Southern California].
[66] Martin Legros, « Dans la tête d’un djihadiste », Philosophie Magazine (dont Martin Legros est rédacteur en chef), 03.2015.
[67] Cf.par exemple :
- I. Moore, 2007.
- Jacques Le Goff, « Les racines médiévales de l’intolérance ». In Forum international sur l’intoléranc Académie universelle des cultures, L’Intolérance. Paris, Grasset. (1998).
[68] The Medieval Inquisition, B. Hamilton, Londres, 1981. Argument repris par Régine Pernoud dans Pour en finir avec le Moyen Âge, Seuil, 2014.
[69] Vittorio Messori, Il Giornale, 16.4.1994, répondant à Antonio Socci au sujet de la divulgation du Pro memoria, cf. note 87 p. 12. [Vittorio Messori : éditeur de la Stampa, converti au catholicisme, auteur de livres d’entretiens avec Jean-Paul II (« Au seuil de l’espérance « ) et le cardinal Joseph Ratzinger (« Entretiens sur la foi » )]. On trouve des arguments du même registre chez Pierre Chaunu, Jean Sévillia, B. Hamilton, Londres, etc.
[70] Didier Le Fur, L’Inquisition, enquête historique, France XIIIe-XVe siècle, Taillandier, 2012, p. 119.
[71] José de Acosta, Histoire naturelle et morale des Indes, Séville, 1590. [José de Acosta (1539-1600), le grand missionnaire jésuite de l’Amérique latine].
[72] Cf. par exemple Pierre Duviols La lutte contre les religions autochtones dans le Pérou colonial: l’extirpation de l’idolâtrie entre 1532 et 1660, Presses Univ. du Mirail, 2008, et Gonzalez P., « Lutter contre l’emprise démoniaque. Les politiques du combat spirituels évangélique », Terrain n° 50, pp. 44-6, 2008.
[73] Francisco Vitoria, De Jure belli Hispanorum in barbaros, 1539, (§ 30). L’Église le présente comme l’initiateur du droit des gens ! cf. Julie Saada, « Pacifisme ou guerre totale ? Une histoire politique du droit des gens : les lectures de Vitoria au XXe siècle », Astérion, 6 | 2009.
[74] Par le Jésuite Pablo José de Arriaga (1564-1622).
[75] Lettre au roi du 25.1.1536. Lisson, Doc. 338, cité in Pierre Duviols, op. cit.
[76] Expression forgée par Raymond Aron. Sur les relations entre idéologies totalitaires et religions abrahamiques, cf. JP. Castel, Guerre de religion et police de la pensée : une invention monothéiste ? op. cit., chapitre VI, § « Religions séculières ».
[77] Cf. JP. Castel, Guerre de religion et police de la pensée : une invention monothéiste ? op. cit., chapitre I, § « Les guerres polythéistes n’étaient pas menées au nom des dieux ».
[78] Cf. Cf. JP. Castel, La violence monothéiste : mythe ou réalité ?, chapitre II, § « Le terrorisme islamiste n’a-t-il rien à voir avec la religion ? ».
[79] J.L.Nancy, L’oubli de la philosophie, Galilée 1986, p. 26.
[80] Nicolas Grimaldi, Une démence ordinaire, PUF, Paris, 2009 : « Pour l’idéologie, comme pour la religion, la réalité est une erreur à corriger ».
[81] Cf. Jan Assmann, Le prix du monothéisme, Aubier, 2007, et J.-P. Castel, À l’origine de la violence monothéiste, l’invention de l’idolâtrie, L’Harmattan, 2016, chapitre 2, § « Une nouvelle catégorie de vérité ».
[82] Cf. par exemple Emilio Gentile, Les religions de la politique, Seuil, 2005, p. 252.
[83] François Furet, Dictionnaire critique de la révolution française, Flammarion, 1988, p. 249.
[84] La centralisation de l’autorité est ancrée dans le concept du dieu jaloux, dieu unique délivrant une vérité unique. Elle apparaît dans la Bible avec les rois Ezéchias[84] (727- 698) et Josias (640-609) qui interdisent les autres dieux que Yahvé, les autres lieux de sacrifice que le Temple de Jérusalem, dans un but politique[84] de centralisation du pouvoir[84]. Ce tropisme centralisateur réapparaît dans le « Omnis potestas a Deo » du Nouveau Testament (Rom. 13, 1), ainsi que dans le fameux verset « Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Église » (Mat. 16, 18).
Il contribua vraisemblablement au choix de Constantin, voire, plus en amont, d’Akhenaton. De même, l’islam permit à Mahomet d’installer un pouvoir centralisé sur les tribus arabes et sur les territoires conquis. Cette force centralisatrice sera à nouveau à l’œuvre avec la Réforme grégorienne. « Le pouvoir politique ne s’y trompe pas chaque fois qu’il cède à la séduction de mettre la religion à son service, car il y pressent bien une extension sans limite de la maîtrise qu’il entend exercer sur ses sujets », diagnostique Christian Salenson, diocèse de Marseille, dans « Religions, paix et violence », Chemins de Dialogue n° 19.
[85] Cf. par exemple Christian Godin, La Totalité, vol 6 : la totalité réalisée, Champ Vallon, 2003.
[86] Lionel Pourtau, « L‘ennemi à l’âge des conflits asymétriques », Sociétés 2003/2 (n° 80).
[87] Pro memoria di Giovanni Paolo II al V Concistoro Straordinario du 13-14 juin 1994, § 7.
[88] D’après Christian Duncker, Andreas Hautz, Joachim Heil, Ideologiekritik Aktuell – Ideologies Today, Turnshare Ltd, Bd. 1. London 2008.
[89] Pape François, dans l’avion qui le conduisait de Rome à Cracovie aux JMJ le 27/07/2016.
[90] Tareq Oubrou, « Réformer l’islam est nécessaire mais insuffisant », Le Monde 04/08/2016.
[91] Norbert Trenkle, « Pourquoi l’islamisme ne peut pas être expliqué à partir de la religion », 2015, disponible sur < http://www.palim-psao.fr/2015/05/pourquoi-l-islamisme-ne-peut-pas-etre-explique-a-partir-de-la-religion-par-norbert-trenkle.html>.
[Norbert Trenkle (1959-) : théoricien allemand du groupe « Krisis », groupe de militants allemands issus du marxisme, appartenant à la mouvance de la « Wertkritik » (critique de la valeur)].
[92] Alex Anfruns, « Georges Corm : Parler de “jihad” dans le cas des opérations terroristes est une aberration », Investigaction, 17 Jul 2016.
[93] Ahmed Henni, « Terrorisme néo-fasciste islamiste, généalogisme et mondialisation capitaliste », Maghreb Émergent, 09.01.2016.
[94] D’après The New Jihadism A Global Snapshot, ICSR, Department of War Studies King’s College London, à l’origine de l’article « Plus de 80 % des victimes du djihadisme sont des musulmans », Le Monde | 11.12.2014.
[95] Au sens chronologique, tactique : le but premier est la pureté de l’oumma, le but second est l’extension de l’oumma à la planète entière.
[96] Charte du Hamas (section palestinienne des Frères musulmans), article 8.
[97] M. Gauchet, « Les ressorts du fondamentalisme islamique », Le Débat n°185, 7-8/2015.
[98] Cette différence entre communauté et société, Gesellschaft et Gemeinschaft, est comparable à celle qui distingue la Blutsverwandtschaft (affinité par le sang) à la Wahlverwandtschaft (affinités électives), dans le vocabulaire à la sociologie du début du XXe siècle, ou encore entre le religieux et le politique.
[99] Pour nombre de djihadistes, le terrorisme islamiste vient satisfaire une frustration ou une pulsion de violence qui n’avait à l’origine rien de religieux. Ces djihadistes n’en sont pas moins engagés dans une guerre de religion, au même titre qu’un mercenaire participe de fait à la guerre de l’armée qui l’a enrôlé.
[100] Cf. par exemple « Les intégristes sont nés avec le monothéisme » Maurice Sartre, in Marianne/L’histoire, hors série Les Intégristes, Aout-Septembre 2009
[101] « Pour la plus importante des affaires humaines le peuple scythe inventé la solution la plus sage subtile de toutes celles que nous connaissons : la guerre nomade ou une façon d’empêcher qu’aucun agresseur qui marcherait contre eux n’échappe et qu’aucun ne les puisse atteindre, s’ils ne veulent être découverts ». Histoires, Hérodote.
[102] De même, Saint François d’Assise dira au sultan du Caire : « il est juste que les chrétiens envahissent vos terres car vous blasphémez le nom du Christ. » Robert Delort, Les Croisades, Le Seuil, 2000, p. 103.
[103] Cf. Denis Crouzet, Jean-Marie le Gall, Au péril des guerres de Religion : Réflexions de deux historiens sur notre temps, PUF, 2015.
[104] Ian Morris, Why the West rules…for now, titre français : Pourquoi l’Occident domine le monde…pour l’instant, L’Arche, 2012.
[105] Guy G. Stroumsa,La fin du sacrifice, les mutations religieuses de l’Antiquité tardive, Odile Jacob, 2005, p. 130. [Guy G. Stroumsa (1948- ) : Martin Buber Professor Emeritus of Comparative Religion at the Hebrew University of Jerusalem and Emeritus Professor of the Study of the Abrahamic Religions at the University of Oxford].
[106] Cf. J.-P. Castel, Guerre de religion et police de la pensée : une invention monothéiste ? op. cit.
[107] « Les lampes sont différentes mais la Lumière est la même, et elle vient de l’au-delà ». Rûmi, penseur soufi du XIIIe siècle.
[108] Moses Mendelssohn, Jérusalem ou Pouvoir religieux et judaïsme, 1783 : « Ce Dieu est commun à toutes les religions, mais la déclaration de son existence n’est pas censée en faire fusionner les différentes versions, dont aucune, selon la fable de l’anneau dans Nathan le Sage de Lessing, ne peut prétendre être “ la bonne ” (puisque l’original est perdu) ». Mendelssohn, l’un des initiateurs de la Haskalah, fut parfois désigné comme le troisième Moïse (le deuxième étant Maïmonide).
[109] « The absolutism of the world religions, and particularly of the great monotheisms – whether as God’s “chosen people”, or as centered upon Christ as the only savior for all humanity, or as based on God’s final self-revelation in the Qur’an through Muhammad as “the seal of the prophets” ‒ has been used to validate and intensify many human conflicts and many violent episodes of persecution and repression. For the Absolute Truth takes precedence over everything else and can justify anything to defend or assert it », John Hick, Religion, Violence and Global Conflict : A Christian Proposal, Global Dialogue. 2, n° 1, Winter 2000—The New Universe of Faiths. John Hick est stigmatisé par le Vatican comme « le représentant le plus en vue du relativisme religieux », in Benoît XVI : le relativisme génère la violence, pas le monothéisme, le 07 décembre 2012 – (E.S.M.).
© Jean-Pierre Castel, Mezetulle, 2017.
Bonjour et merci pour votre article
Une question. Concernant le principe d’égalité de tous les hommes, cette notion existait-elle dans le polythéisme ? Ou bien faut-il attribuer au christianisme une nouveauté qui a amené, à son corps défendant, à notre principe d’égalité de tous devant la loi ?
Cordialement
Jean-Pierre Castel
Cher Monsieur, vaste question, qui n’est pas directement liée à la thématique de mon article.
Le christianisme est en effet toujours prompt à revendiquer la paternité des droits de l’homme, et a coutume, à l’inverse, de fustiger le monde polythéiste comme violent, immoral, tyrannique. Encore en 2014 le Vatican écrit : « Du polythéisme ne peut venir rien de bon pour la sociabilité pacifique entre les hommes » (1). Et pas plus tard que ce matin, le Père Paul Valadier, sommité chez les Jésuites, réagit à mon article de la façon suivante : « Merci de m’avoir envoyé votre article bien documenté sur la violence et les religions. Comme la Grèce antique est belle, vue de loin… ». Et pourtant, c’est à Athènes la polythéiste, et non à Jérusalem, qu’est né l’état de droit. Notre grand helléniste Jean-Pierre Vernant expliquait d’ailleurs : « La société grecque n’est pas de type hiérarchique, mais égalitaire. Chaque individu, s’il est citoyen, est en principe apte à remplir toutes les fonctions sociales, avec leurs implications religieuses ». Il vient de sortir un excellent livre sur l’égalité, la liberté et la démocratie dans le monde grec classique : Jean-Marc Narbonne (2), Antiquité critique et modernité. Essai sur le rôle de la pensée critique en Occident, Les Belles Lettres, 2016. L’auteur s’attache à montrer que la triade démocratie-liberté-égalité caractérisait Athènes, et que, bien que très imparfaite, elle relevait d’une conception très proche de celle de nos démocraties modernes(contrairement aux thèses soutenues par exemple par Marcel Gauchet qui, déniant à Athènes la liberté individuelle privée, prétend à une coupure radicale entre démocratie athénienne et démocratie moderne).
Mais revenons à votre question. Quand on parle d’égalité, il faut distinguer les plans philosophique (l’égale dignité humaine, et devant qui, dieu ou les hommes ?), juridique (égalité en droits, égalité devant la loi), social (égalité d’accès aux ressources, aux activités sociales), politique (égalité de participation au gouvernement de la société), et moral (fraternité, charité, …), voire le statut réservé aux étrangers.
Jésus n’était ni un philosophe, ni un juriste, ni un politique (« Laissez à César… »), il prêchait la foi (dimension religieuse) et la miséricorde (dimension morale). Quand Paul dit : « Il n’y a plus Juif et Grec, ni homme libre ou esclave, ni masculin et féminin, car tous, vous ne faites qu’un en Christ Jésus » (Galates 3,28), c’est de l’égalité devant Dieu qu’il parle, ce qui ne veut pas dire devant les hommes. Quand il s’adresse ainsi aux esclaves (ou aux serviteurs suivant la traduction), la teneur est bien différente : « Vous les esclaves, obéissez à vos maîtres selon la chair, avec crainte et tremblement, dans la simplicité de votre cœur, comme à Christ » (Éphésiens 6, 1-9).
Quant à l’Église, si elle a milité et agi pour la charité (toujours la dimension morale), elle n’a jamais (à l’exception de la théologie de la libération) milité pour l’égalité sociale ou politique, mais s’est en général rangée du côté du maintien de l’ordre social. Quant à l’abolition de l’esclavage, elle fut le résultat de l’invention du salariat (main d’œuvre variable, par opposition au coût fixe que représente un esclave), des révolutions des XVIIIe et XIXe siècles, ainsi que de la Guerre de Sécession américaine (elle représentait le meilleur moyen de ruiner l’économie du Sud). Si le Congrès de Vienne prononça en 1815 la condamnation internationale de la traite des Noirs, le Vatican ne s’y rallia qu’en 1839.
Enfin, quant au statut de l’étranger, à Athènes il suffisait à un étranger de parler grec pour être pleinement intégré dans la société, alors qu’à Jérusalem, il lui fallait abandonner ses dieux pour commencer à devenir éventuellement fréquentable : on était grec par la culture, juif par la religion, c’est-à-dire en l’occurrence par la filiation. Plus tard en terre chrétienne, il faudra se convertir.
En résumé, dans le triptyque Liberté, Égalité, Fraternité, si le troisième terme est d’origine plutôt judéo-chrétienne, le second, voire le premier (même si la question de la liberté n’a pas été traitée ici), sont d’origine plutôt grecque.
(1) Commission Théologique Internationale du Vatican, Dieu Trinité, unité des hommes. Le monothéisme chrétien contre la violence, 16.01.2014, § 8 et 14
(2) Jean-Marc Narbonne (1957-) : professeur de philosophie canadien, spécialiste de philosophie grecque, plus particulièrement de l’antiquité tardive (Plotin), il s’intéresse également à l’influence de la culture critique grecque dans le monde moderne. Il dirige depuis 2015 la Chaire de recherche du Canada en Antiquité Critique et Modernité Émergente (ACME) regroupant de nombreux chercheurs à travers le monde.
Pour plus de détails, je vous renvoie à mon texte
https://drive.google.com/open?id=1t5j65jTIPJcWcEOXfYuJDoZ5qw3prGMc
« Enfin, quant au statut de l’étranger, à Athènes il suffisait à un étranger de parler grec pour être pleinement intégré dans la société »
Pleinement ? c’est douteux. La civilité grecque était fortement liée à l’autochtonie, i.e à la terre des ancêtres. Les mythes fondateurs leur enseignaient qu’ils sont fils de la terre d’Attique et que c’est leur groupe humain, issu d’ancêtres communs qui constitue la cité. Un étranger même parlant grec n’était jamais considéré comme un athénien car les athéniens n’habitaient pas Athènes, ils étaient Athènes. Par conséquent ne pouvant pas être citoyen athénien, comment pouvait-il être « pleinement intégré » ? En réalité, et par voie de conséquence, l’étranger n’avait que des droits limités.
Jean-Pierre Castel :
Selon Isocrate, rhéteur du IVe siècle av. J.-C., premier professeur d’Aristote, « on désigne par ce nom [de Grec] les hommes qui participent à notre éducation plus encore que les hommes qui partagent nos origines » (Isocrate, Panégyrique § 50). Plus généralement, « pour Homère, c’est la langue qui distingue un peuple d’un autre » (Jean Soler, Le sourire d’Homère, de Fallois, 2014). La culture grecque reposait sur la langue, la religion, les institutions en particulier les lois, d’origine humaine et les Jeux. « Barbaroï » signifiait « qui ne parle pas grec », et plus généralement « inculte ».
Un barbare était considéré comme grec dès qu’il parlait grec : « On est barbarophonos avant d’être barbaros » (Jacqueline de Romilly, « Les barbares dans la pensée de la Grèce classique », Phoenix 47 1993).
Tout étranger, grec ou barbare, peut, sous réserve de se trouver un protecteur, s’installer à Athènes comme étranger résident, « métèque », considéré comme un homme libre. Ils ont accès à la justice, peuvent attenter un procès, bénéficient de la protection d’un proxène (comparable à notre consul): « Dès le deuxième quart du Ve siècle, apparaît déjà dans cette cité le droit de l’étranger à une protection judiciaire », (Marie-Françoise Baslez, L’étranger dans la Grèce antique, Les Belles Lettres, 2008, p. 78).
Sans doute la citoyenneté politique reste-t-elle affaire de sang, de descendance. Mais seule l’activité politique et la propriété de la terre restent l’apanage des citoyens. Tout le reste : fonctions (y compris militaire), richesse, relations, associations culturelles, nombre d’activités religieuses, écoles, et même les jeux, tout ce qui fait le style de vie grec sont ouverts aux étrangers.
Marie-Françoise Baslez explique : « Point de préjugé racial donc dans les cités classiques, mais un préjugé de culture qui est relatif, réductible, et n’exclut pas toute possibilité d’intégration […] C’est comme centre de la culture et comme foyer de convivialité, non comme une forme de l’état, que la cité fut une réelle structure d’intégration […] Citoyens et étrangers se regardent et se découvrent, ils engagent des relations de réciprocité, et s’ils ne partagent pas le pouvoir politique, ils ne se répartissent pas moins les charges de l’état et les privilèges qui en découlent […] Les grandes villes cosmopolites réussissent à faire cohabiter des races dont la religion et les réactions étaient profondément différentes ».
Ce dont les Grecs étaient le plus fiers, c’était d’abord de leur langue, ensuite de leurs institutions et leurs lois, conçues pour lutter contre l’arbitraire, l’injustice et la violence. Si le Grec a du mépris pour le barbare, c’est d’abord pour son mauvais parler grec, c’est ensuite parce qu’il obéit à un tyran plus qu’à des lois ainsi pour Aristote : « Les barbares étant par leur caractère naturellement plus serviles que les Hellènes, et les peuples d’Asie plus serviles que ceux d’Europe, ils supportent le pouvoir politique sans aucune gêne » (Aristote, Politique, Livre III), parce qu’il est supposé vivre dans la mollesse et la cruauté plutôt que dans la discipline morale et l’équanimité. C’est parce qu’il renvoie en creux aux idéaux Grecs : sagesse, courage, maîtrise de soi, justice, citoyenneté, liberté et même douceur si l’on en croit Jacqueline de Romilly.
En revanche, la différence de mœurs ou de religion les attire plus qu’elle ne les inquiète : les Barbares sont objets de curiosité pour ce peuple de marins, voire d’admiration, y compris quand il s’agit de leurs ennemis héréditaires, comme les Perses. Les Grecs adoptent d’ailleurs facilement les mœurs, voire les dieux étrangers. « L’adoption de prénoms étrangers révèle cette attirance pour tout ce qui est étranger » (Guy Rachet, La Bible, mythes et réalités, op. cit., Annexe V : Conceptions grecques de l’histoire).La curiosité des Grecs pour les étrangers va d’ailleurs les conduire à inventer l’Histoire. Les historiens grecs Hécatée de Milet, Hérodote, Thucydide, Xénophon, Polybe, Diodore de Sicile, Denys d’Halicarnasse, Plutarque, etc., nous retracent non seulement l’histoire de la Grèce, mais celle de tous les peuples du monde connu, y compris les ennemis des Grecs comme les Perses, qu’ils dépeignent avec respect. Xénophon prend comme modèle du prince idéal Cyrus, fondateur de l’empire perse. Hérodote se donne comme projet de dresser le relevé des mœurs et des coutumes des peuples existants. « Je ne vois pas d’équivalent, dans aucune autre culture, commente Roger-Pol Droit, de ce souci ethnographique qui conduisit à faire un relevé topologique de l’ensemble du globe » (Roger-Pol Droit, Le Même et l’Autre, Revue de psychologie de la Motivation. 1998 – N° 26).
Cela étant, il n’existe évidemment nulle part d’intégration parfaite. Mon intention n’était pas de poser le modèle grec comme un absolu, mais de comparer deux constructions ethniques le statut réservé aux étrangers n’étant que le modèle en creux du système identitaire qui se situent à l’opposé l’une de l’autre tant sur l’axe culturel/religieux que sur l’axe ouverture/fermeture. Ceci rejoint d’ailleurs la comparaison que propose Jean Soler entre la conception des contraires à Athènes, où (pour simplifier) l’idéal est le juste milieu, le relatif, le dépassement de l’opposition entre les deux pôles, et à Jérusalem, où l’idéal est au contraire l’un des extrêmes, qui représente le bon, le pur, l’absolu, sans qu’il existe de possibilité de transition de l’impur au pur.
J’ai développé des arguments assez proches de ceux présentés dans ce bel article par Jean-Pierre Castel dans mon essai publié en avril dernier chez L’Harmattan « Le manifeste des esprits libres ». Nous sommes assez peu nombreux à mettre en évidence la puissance d’une civilisation caractérisée par son esprit critique et sa liberté interrogative. Une telle position s’oppose frontalement aux discours déclinologiques qui séduisent tant nos médias.
Complément de réponse à la question posée par Antonio C. sur « l’égalité dans le polythéisme »:
Voici la recension publiée par la revue Sciences Humaines du Livre L’énigme grecque. Histoire d’un miracle économique et démocratique (6e-3e siècle avant J.-C.), Josiah Ober, La Découverte, 2017, par Thierry Jobard
On qualifie souvent de « miracle » le niveau de civilisation atteint par les cités grecques aux 5e et 4e siècles avant J.C. De fait, le développement atteint à cette période dans tous les domaines du savoir (de la mathématique à la métaphysique), la perfection formelle des arts ont peu d’équivalents dans l’histoire de l’humanité. Si l’on ajoute à cela le cadre politique et institutionnel dans lequel cette civilisation s’est développée, le cas devient exemplaire. En effet, la Grèce est la seule occurrence de régime démocratique dans cette partie du monde. Comment cela a-t-il pu se produire ? C’est la question que traite Josiah Ober, spécialiste du sujet et professeur à Stanford. Il étend sa réflexion du 6e au 3e siècle afin de suivre l’élaboration d’un modèle unique en son genre.
A priori, l’émiettement même des cités grecques (plus de mille avec celles d’Asie Mineure, de Sicile et de Gaule), leurs différences de taille, de population, de situation géographique et d’ambition politique, le relief montagneux du pays, tout cela aurait dû conduire soit à un éclatement du modèle, soit à sa mise sous tutelle par un pouvoir central. De fait, les guerres entre cités furent incessantes et parfois cruelles. Pour autant, et c’est la thèse de J. Ober, leur « efflorescence », provient de l’originalité d’un modèle de coopération sociale. Partant de différents types de coopération présents dans le monde animal (les fourmis par exemple), l’historien élabore une reconstruction des conditions de maintien d’une société humaine. Dans le cas grec, ce n’est pas tant sa rationalité souvent mise en avant qui a compté que l’existence de normes et de procédures entraînant l’optimisation des capacités de chacun et de tous. Ces procédures se sont appuyées sur l’égalité des citoyens grecs, sur l’élargissement de la participation décisionnelle, sur une ouverture et une capacité d’innovation permanentes. Plus qu’à l’histoire politique seule, ou l’économie, c’est à une écologie humaine qu’il attribue ce succès. La démonstration est brillante, convaincante, et comme l’écrit Paulin Ismard dans sa préface, elle introduit « une poétique savante inédite dans les sciences de l’Antiquité classique ».
A comparer avec:
« Du polythéisme ne peut venir rien de bon pour la sociabilité pacifique entre les hommes » Commission Théologique Internationale du Vatican, Dieu Trinité, unité des hommes. Le monothéisme chrétien contre la violence, 16.01.2014, § 8 et 14
Un grand merci Madame Kintzler d’avoir proposé aux abonné(e)s de votre blog d’être informé(e)s du travail de Monsieur Jean- Pierre Castel.
Réflexion fondamentale vu l’état de la violence du monde, vu le discours du XXIeme d’un retour du religieux. Pour certains ce retour serait logique et vital puisque nos sociétés sécularisées se seraient éloignées du « spirituel » pour être happées par le matérialisme…etc….
Pour en revenir à la violence particulière engendrée par le monothéisme, et par ce que l’on nomme les religions abrahamiques, n’est-il pas nécessaire de réfléchir au mythe fondateur et au personnage central qu’est Abraham ?
L’histoire d’Abraham est racontée à tous les enfants du « monothéisme ». Je me souviens de ma profonde aversion pour cette histoire quand, petit fille, j’avais 7 ans ou 8 ans, on m’a imposé de croire que quelque chose, (une force ?), qu’on nommait Dieu demandait à Abraham de tuer son enfant : « Dieu dit : Prends ton fils, ton unique, que tu chéris Isaac, et va-t’en au pays de Moriyya, et là tu l’offriras en holocauste sur une montagne que je t’indiquerai. (Genèse chapitre 22). Et Abraham obéit … bêtement ! C’est un mythe dira-t-on… mais ce mythe fondateur n’aurait-il pas pu être différent?
Où pouvait conduire la promotion d’une obéissance absolue à un ordre de Dieu aussi absurde (aujourd’hui Abraham serait condamné pour tentative d’infanticide) fondant le socle des 3 monothéismes abrahamiques ? De cette idée que l’on peut aller jusqu’à tuer si Dieu l’ordonne fallait-il s’attendre à autre chose qu’à une évolution vers la violence ?
Le rapprochement avec les paradigmes des idéologies politiques totalitaires est particulièrement juste et intéressant.
Merci à Monsieur Castel de nous avoir proposé ce travail de recherche fouillé et argumenté. Pourquoi les intellectuels croyants n’osent-ils pas reconnaître et dénoncer cette violence, au moins l’admettre ? N’est-ce pas une urgence aujourd’hui ? Chantal Crabère.
Jean-Pierre Castel.
Oui, le sacrifice (ou la ligature) d’Isaac est un texte bien problématique. Bien entendu nombre d’exégèses en ont été proposées : il représenterait la fin des sacrifices humains (mais cela existait déjà dans bien d’autres religions, y compris à Rome et à Athènes !), ou une dénonciation du fanatisme, Abraham aurait mal compris, et d’ailleurs l’Ange arrête son bras (mais il le bénit pour son obéissance !).
Un autre récit à propos d’Abraham me paraît plus simple, moins choquant, mais tout aussi révélateur : un texte du Talmud (Midrash Rabba Genèse 38 : 13) présente Abraham comme le premier destructeur d’idoles (son père aurait été fabricant d’idoles, avant de le quitter Abraham aurait détruit son atelier). Or les idoles, avant d’être, comme dans ce récit, « des images taillées », c’est-à-dire des signifiants coupés de leur signifié, ont pour premier sens « les dieux des nations » (par exemple 1 Chr. 16, 26 : « Car tous les dieux des peuples sont des idoles »), c’est-à-dire les dieux d’autrui. De sorte que ce récit illustre la motivation au cœur de la violence monothéiste : détruire les dieux d’autrui.
Mais cherchez un juif, un chrétien ou un musulman qui reconnaisse l’exclusivisme de leur texte sacré ! Ils revendiquent au contraire fièrement d’avoir inventé la notion d’idolâtrie, et présentent la condamnation de l’idolâtrie comme leur grande contribution au progrès de l’esprit humain. Un philosophe même aussi peu suspect d’être un suppôt des religions comme André Comte-Sponville se laisse ainsi aller à dire : « J’ai toujours vu dans le monothéisme une espèce de progrès […] Chasser les faux dieux, pour ne plus reconnaître que le Vrai. Briser les idoles, pour n’aimer plus que l’Amour » (André Comte-Sponville, « De l’animisme au monothéisme. Briser les idoles », Le Monde des religions n°70, 13/02/2015). Le tour de passe-passe consiste à escamoter l’origine religieuse de l’idolâtrie (l’adoration des « faux » dieux) pour l’identifier à l’immoralité, à l’erreur, à l’illusion, à la confusion entre le signifiant et le signifié, le fin et l’infini, etc. Garder le vocable de « l’idolâtrie » pour un concept qui n’a plus rien de religieux relève de l’abus de langage, celui que dénonce Camus dans son « Mal nommer les choses… ».
Cette tentative de démystification du concept d’idolâtrie est le fil rouge de mon A l’origine de la violence monothéiste, le dieu jaloux. L’introduction du vrai et du faux dans le domaine des dieux.
La fameuse tolérance du polythéisme des sociétés antiques dont certains nous rebattent les oreilles n’a pas empêché les romains, ceux dont nous faisons le plus grand cas, d’être certainement le peuple (et la civilisation) le plus brutal, cruel et barbare de toute cette époque, agressant sans vergogne tous ses voisins en leur faisant des guerres de conquêtes féroces pour s’étendre finalement de la Bretagne à la Syrie, leur imposant leur fumeuse « pax romana » qui n’était que le moyen pour mieux les piller : tous les chemins mènent à Rome…
Alors ils pouvaient bien en retour leur laisser, à tous ces peuples brutalisés et soumis, généreusement la liberté de rendre un culte à leurs dieux…
Jean-Pierre Castel :
Tolérant et conquérant relèvent de deux catégories logiques différentes :
– Alexandre, César, Gengis Khan furent conquérants et tolérants.
– Charlemagne, Charles Quint, Louis XIV, furent conquérants et intolérants.
– Mgr Lefèvre n’est ni tolérant ni conquérant.
– John Hick était tolérant et non conquérant.
Quant à attribuer des brevets de cruauté à tel ou tel, le TPI vient encore de nous rappeler qu’on peut être très chrétien et très génocidaire. Les conquérants sont rarement tendres, je vous l’accorde.
Quant aux persécutions romaines contre les chrétiens, elles visaient plus les troubles portés à l’ordre public, comme le refus du service militaire-dont on n’entendit plus parler dès que l’empire devient chrétien !-, que les croyances, qui n’étaient que le cadet des soucis des Romains.
Certes le Vatican persiste à écrire que « la religion polythéiste de l’empire romain […] a persécuté avec un acharnement spécifique le christianisme, coupable de refuser l’encensement de l’empereur comme figure divine »[1]. Ce n’était toutefois pas « la religion polythéiste » qui était à l’origine de ces violences, mais le pouvoir politique. Il n’y avait pas non plus d’acharnement « spécifique » contre les chrétiens, mais une répression sans pitié contre tout ce qui était susceptible de menacer le pouvoir ou l’ordre public. Notons que le spécialiste de l’Antiquité tardive Pierre Maraval explique que « les mesures [de persécution] ont été peu appliquées en Occident, même à Rome, où de surcroît les témoignages sont peu fiables, et presque pas en Gaule »[2]. Même le Pape François et le journal La Croix estiment aujourd’hui que « les martyrs chrétiens n’ont pas été si nombreux aux premiers siècles…[Même un apologiste comme] Eusèbe de Césarée, qui a écrit sur les martyrs en Palestine, n’en recense qu’environ une quarantaine [en Palestine], même pendant la Grande persécution [celle de Dioclétien] »[3].
(1) Vatican, Le monothéisme chrétien contre la violence, 2014, § 8.
(2) Pierre Maraval, historien des religions, spécialiste du christianisme ancien et de l’antiquité tardive, cité dans « Les martyrs chrétiens n’ont pas été si nombreux aux premiers siècles », La Croix, 6/7/2014.
(3) A.-B. H. « Les martyrs chrétiens n’ont pas été si nombreux aux premiers siècles » La Croix, 6/7/2014.
La réflexion d’André cherche à démontrer que finalement tout se vaut…. Que les polyhéistes étaient violents aussi. Mais l’humanité n’était-elle pas en droit d’espérer du monothéisme un monde plus clément plus apaisé? Est-ce que les monothéismes ont contribué à cela ? En déclarant un Dieu unique puis en se divisant en 3 monothéismes qui feront chacun des petits, formant un grand puzzle aux pièces explosées et rivales dans le monde entier et encore concurrentes Ô combien aujourd’hui n’est-on revenu à la case départ des polythéistes ? Les conquêtes de territoires se sont aussi accompagnées d’hégémonie religieuse. Les 300 victimes musulmanes tuées vendredi dans leur mosquée par des soldats de l’Etat islamique méritent que l’on réfléchisse à l’évènement. Que violence les a tuées ? Violence politique religieuse? CC
Jean-Pierre Castel :
En réponse à Crabere et André
La question n’est pas tant de savoir si toutes les violences se valent mais ce que l’on peut faire. Lutter contre une violence implique d’en rechercher les motivations. A partir du moment où on identifie une motivation spécifique, récurrente et purement culturelle, comme celle de détruire les dieux d’autrui, une motivation inventée par Josias ou Ezéchiel, des contemporains de Nabuchodonosor, on peut se demander si cela est judicieux de la conserver aujourd’hui, ou s’il ne serait pas préférable de s’en débarrasser.
Il ne s’agit bien évidemment pas de prôner le retour au polythéisme antique ni la disparition des religions abrahamiques, mais uniquement d’exhorter celles-ci à remettre en cause leur exclusivisme, ce qui impliquerait d’abord qu’elles le reconnaissent. Or bien loin de les encourager dans cette voie, la plupart d’entre nous les accompagnent dans leur déni de cet exclusivisme.
Dans la mesure où, en Occident, c’est la culture chrétienne qui reste dominante, il faudrait que les chrétiens admettent que, si Jésus a milité pour l’amour du prochain, il n’a pas remis en cause l’exclusivisme de son dieu, le dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob. Qu’accomplir n’a jamais voulu dire abolir, sauf mention expresse. Il faudrait qu’ils reconnaissent que le christianisme n’est pas seulement une religion d’amour, mais une religion de l’injonction paradoxale « aime ton prochain mais combats l‘hérétique », injonction paradoxale si formidablement illustrée par « L’Eglise persécute par amour » de Saint Augustin, et attestée par quinze siècles de persécutions chrétiennes. Faute de cette reconnaissance, il est illusoire de prétendre lutter efficacement contre l’exclusivisme islamiste ou ultraorthodoxe juif, qui s’alimentent en effet à la même source. Déni quand tu nous tiens…
PS : non, les conquêtes de territoires ne se sont pas toujours accompagnées d’hégémonie religieuse, mais seulement quand elles furent le fait des peuples de culture abrahamique ou de leurs dérivées, comme les religions séculières.
Ping : ReSPUBLICA » Religion, violence et radicalisation
Monsieur Castel,
Marianne vient de sortir un hors-série spécial « intégristes et fous de Dieu » en sous-titre 400 ans de guerres contre les libertés. Il se trouve qu’en page 9 est inséré un article de Monsieur Maurice Sartre qui commence par ces phrases : « Quitte à surprendre, on pourrait affirmer que la différence principale entre les monothéismes et les polythéismes antiques ne réside pas tant dans le nombre de Dieux que vénèrent les fidèles que dans la conception que les uns et les autres se font des dieux des autres. Pour les trois grands monothéistes, il existe un Dieu et un seul, le leur, et toute autre croyance relève de l’idolâtrie. Ils se fondent en quelque sorte sur l’exclusion, sur la séparation entre deux groupes antagonistes, fidèles et infidèles, croyants et incroyants, quel que soit le nom qu’on leur donne selon les époques »
Monsieur Sartre estime que : « les polythéismes antiques opposent une conception du divin qui me semble interdire la naissance d’un intégrisme ou, si l’on préfère la naissance d’un fondamentalisme ».
Dans votre dernière réponse vous émettez le souhait que les religions monothéistes remettent en cause leur exclusivisme ou moins qu’elles le reconnaissent….Dur labeur….. ! Ne semble-t-il pas, bien au contraire, que nous assistons à un processus tout à fait opposé aujourd’hui? Un enfermement dans les certitudes?
Si l’on parle de rencontres œcuméniques, comment faudrait-il baptiser des rencontres qui débattraient du thème que vous proposez et que vous semblez appeler de vos voeux ? Comment s’y prendre ?
Chantal Crabère
Jean-Pierre Castel :
Chère Madame,
Je suis bien d’accord avec Maurice Sartre (je cite d’ailleurs son article en note 99). J’avais été étonné que Marianne ose publier un tel texte. A une question de ma part sur les réactions que son article avait pu susciter, Maurice Sartre m’a répondu : aucune !
J’ai repris moi-même ce thème dans un article que je viens de publier dans la revue de psychanalyse Topique n°140, que j’ai intitulé « Fanatisme et tentation de l’absolu ». Si en effet on considère le fanatisme comme le fait de succomber à la tentation de l’absolu, alors on peut constater que le polythéisme avait combattu cette tentation par la condamnation de l’hybris, alors que le monothéisme au contraire exalte l’absolu ‒ ce parallèle entre polythéisme/monothéisme et relatif/absolu constitue d’ailleurs le fil rouge du livre de Jean Soler La violence monothéiste. La croyance dans la possibilité humaine d’accéder à la vérité absolue survivra d’ailleurs à la domination de l’Eglise, car elle imprègne encore les Lumières, la Révolution française, le scientisme, les idéologies totalitaires. Le premier philosophe européen à renouer avec la condamnation de l’hybris fut sans doute Nietzsche.
Votre deuxième question est tout aussi pertinente. Expérience sans doute très révélatrice, j’ai tenté de faire réagir un rabbin, un dominicain et un « nouveau penseur de l’islam » sur l’exclusivisme de leurs textes sacrés, et plus précisément sur dix questions sur la violence monothéiste auxquelles je leur avais proposé de me répondre par écrit :
– le rabbin (un ancien rabbin libéral, devenu « conservative ») a répondu de façon approfondie et courageuse, expliquant (je résume) que tout l’effort de la tradition rabbinique avait été de développer une tradition orale (le Talmud) en tension avec la tradition écrite (la Torah), afin de créer un espace (le midrashic way disent certains rabbins) par rapport « aux difficultés présentées par cette dernière » ; le Talmud par exemple reprend l’ordre de la mise à mort de l’idolâtre, mais qualifie de meurtrier quiconque exécuterait une telle sentence.
– le dominicain a répondu, mais en noyant le poisson comme savent le faire les hommes d’église ; aucun de mes nombreux contacts au sein du monde chrétien, même des protestants libéraux, n’a ainsi reconnu une quelconque responsabilité du texte biblique dans les violences chrétiennes ; aucun n’a d’ailleurs vu dans le texte de Paul Ricœur, qui proclame que la tolérance appartient « au génie du christianisme » (texte que je cite en note 46), un quelconque mensonge par omission, ni ne l’a reconnu, une fois que j’avais expliqué celui que je voyais.
– quant aux « nouveaux penseurs de l’islam », successivement trois d’entre eux s’étaient engagés à répondre à mes questions ; mais chacun a finalement préféré disparaître dans la nature sans livrer le moindre écrit.
Si l’on se limite au monde chrétien, il est bien difficile de trouver des textes parlant de l’exclusivisme biblique, et de trouver beaucoup de lumière dans les rares textes qui affrontent le sujet (comme André Gounelle, http://andregounelle.fr/theologie-des-religions/cours-2003-2-theologie-des-religions-exclusivismes.php, ou Stanislas Breton, Unicité et Monothéisme), hormis dans ceux de John Hick, ultraminoritaire, et stigmatisé comme pape du relativisme !
Quant à votre dernière question, la tendance à l’exclusivisme, à la fermeture et à l’obscurantisme (cf. la montée du créationnisme) qui semble se développer quasiment simultanément en de nombreux points du globe (monde sunnite, monde chiite, mouvements évangéliques, monde orthodoxe, voire maintenant l’hindouisme), je ne peux que m’y associer sans proposer de réponse. Dans le monde islamique, les pétrodollars, le wahhabisme, le khomeinisme sont des facteurs de cette évolution, mais ils ne peuvent à l’évidence pas expliquer la généralité du phénomène, qui n’affecte d’ailleurs pas que le religieux, mais aussi le politique, comme l’illustrent l’élection de Trump, le Brexit, la xénophobie des ex-pays de l’Est, et maintenant la Catalogne, et plus généralement le succès des fake news… Une petite lumière d’explication : Gérald Bronner, La démocratie des crédules.
Ping : Religion et violence : dossier - Mezetulle
Bonjour M. Castel et bonne année.
J’ai été frappée de votre relative ignorance de la tradition juive.
Les obligations dont le judaisme considère qu’elles s’appliquent à toue l’espèce humaine, ce sont les lois dites nohaïdes, les sept lois de Noé.
Les 10 commandements et les 613 mistvot s’appliquent au peuple juif exclusivement, et nul n’est tenu d’être Juif, loin de là.
Les Amalécites dont la Torah exige la destruction pratiquaient les sacrifices humains.
Quant à l’esclavage, le Deutéronome obligeait les Juifs de l’Antiquité à libérer tous leurs esclaves au bout de 7 ans de travail, ce qui suffisait à dynamiter l’institution. Et il interdisait tout travail inhumain comme toute mutilation : rien à voir avec la toute-puissance des maitres grecs et romains.
Je vous engage à mieux vous informer sans vous laisser aveugler par les pratiques chrétiennes.
Bien à vous.
Jean-Pierre Castel :
Chère Madame,
Merci de votre intervention portant sur les lois noachiques, valables comme vous le précisez pour toute l’humanité, les sacrifices humains et l’esclavage.
Comme vous le savez, la première loi noachique concerne l’interdiction de l’idolâtrie. Maïmonide lui-même énonce : « C’est ainsi que Moïse notre Maître a ordonné au nom du Tout-Puissant de forcer tous ceux qui viennent au monde à prendre sur soi tous les commandements qui ont été donnés à Noé. Et quiconque ne les prend pas sur soi sera passible de la peine de mort » (Mishneh Torah, Hilkhot melakhim, 10:8, ). Les idolâtres, qui « ne s’appliquent pas à la connaissance de Dieu », doivent être exclus d’Israël, ils sont passibles de mort. « On pend l’idolâtre comme on pend le blasphémateur, après que l’un et l’autre ont subi la lapidation ».(Mishneh Torah, Hilkhot Avodat Kokhavim 2:6). Se référant à David Novak, Rivon Krygier lève toute ambigüité en précisant que « l’idolâtrie fut conçue comme un péché capital, y compris pour les non-Juifs » (Rivon Krygier, « Qu’est l’idolâtrie ? », Pardès N°53).
Or, et c’est là le point essentiel de mon propos, la notion de l’idolâtrie et sa condamnation représentent l’essence même de l’exclusivisme abrahamique, dont le dieu jaloux représente si j’ose dire l’incarnation. Il s’agit bien d’inventions du judaïsme antique, qui seront reprises par le judaïsme rabbinique, le christianisme et l’islam. Dans les faits, le judaïsme rabbinique a beaucoup moins exercé cette violence contre les « idolâtres » que le christianisme et l’islam pour plusieurs raisons : le judaïsme est resté plus ethnique qu’universaliste, il a institué une tradition orale qui cultive une mise à distance des commandements de la Torah, enfin il n’a pas disposé de la « force de loi » durant les vingt siècles précédant 1948.
Concernant les sacrifices humains, j’ai simplement dit que la fin des sacrifices humains n’avait pas attendu le monothéisme. Il est bien possible que les Amalécites, si un tel peuple a bien existé (il n’est cité je crois que par la Bible), ait pratiqué les sacrifices humains, comme les Aztèques, les Incas, et les Hébreux jusqu’à une certaine époque (cf la ligature d’Isaac, le sacrifice de la fille de Jephté, etc.). Il m’a paru en revanche utile de rappeler que nombre de religions antérieures au judaïsme les avaient déjà bannis.
Concernant le judaïsme et l’esclavage, d’abord une précision : le Deutéronome n’obligeait pas les Juifs à libérer « tous » leurs esclaves au bout de 7 ans de travail, mais seulement les esclaves juifs. Plus fondamentalement, même d’après le rabbin et historien Solomon Grayzel (1896 – 1980), les Juifs furent parmi les plus importants marchands d’esclaves (Salomon Grayzel, Histoire des Juifs, 1947, Paris, Service technique pour l’éducation, 1967, tome I, page 395).. Si des quakers, des méthodistes et des évangéliques ont participé à la cessation de l’esclavage, je ne connais guère de rabbins ayant milité dans ce sens.
Enfin, quant à la « toute-puissance des maîtres grecs », je vous rappelle d’une part que ce sont les Grecs, et non pas les Hébreux, qui ont inventé la démocratie (ce n’est pas parce que la démocratie grecque restait certes imparfaite qu’ils n’en sont pas les inventeurs), d’autre part que Platon (par ailleurs anti-démocrate patenté) a parfois été désigné comme le « Moïse attique ».
Que les Juifs, les chrétiens et les musulmans soient fiers de leur religion, rien de plus normal, mais le fait qu’ils dénigrent, voire calomnient les autres religions ‒ ou tout mécréant qui se permet d’écrire sur leur religion ‒, tout en s’arrogeant bien souvent certaines inventions dont ils n’ont pourtant pas la paternité (la justice, la liberté, l’égalité, la tolérance, la fin des sacrifices humains, de l’esclavage, la science « moderne », etc.), n’est qu’une manifestation de cet exclusivisme qu’ils ont tant de mal à reconnaître, et donc à guérir.
J’oubliais une remarque concernant le coran :
vous citez la sourate « nulle contrainte en religion » en ignorant que dans le coran il y a les sourates de La Mecque et celles de Médine.
Les unes sont des sourates humanistes, les autres des sourates guerrières et sanglantes. Les secondes invitent à de multiples reprises à tuer tout « mécréant », tout non-musulman. Elles sont postérieurs aux premières.
Et l’une d’elles précise que quand 2 sourates se contredisent, c’est la plus récente qui doit l’emporter.
Nulle personne cultivée et intelligente n’a le droit de citer « nulle contrainte en religion » sans le préciser.
Jean-Pierre Castel :
Chère Madame,
Si vous lisez mes livres, vous verrez que ce que vous dites sur les règles d’abrogation du Coran y figure. Cela étant, certaines choses, tant sur le Coran que sur la Bible ou sur la Torah ne sont ni dans cet article, ni même dans mes livres. Un exemple au hasard : la malédiction que prononce la Torah sur les bâtards, les « mamzers », n’y figure pas. Mon but n’était en effet ni de faire une présentation exhaustive de ces trois religions (!), ni de les classer suivant tel ou tel critère, mais de montrer qu’elles partagent toutes les trois un principe d’exclusivisme bâti sur la figure du dieu jaloux et le concept d’idolâtrie.
Si j’ai cité le « nulle contrainte en religion » du Coran, ce n’est pas pour prétendre que l’islam serait tolérant (j’ose dire que vous avez mal lu mon texte si vous l’avez compris ainsi!), mais à titre d’exemple pour montrer que l’argument qui justifie l’intolérance de ces trois religions par un soi-disant anachronisme qu’il y aurait à appliquer la notion de tolérance avant le XVIIIe siècle ne tient pas.
En résumé, le principe d’exclusivisme est explicitement affirmé dans chacun des trois textes sacrés. Si d’autres principes, d’amour, de justice, voire de compassion y figurent également, jamais ils n’infirment ce principe d’exclusivisme, nulle part l’exclusivisme du dieu jaloux n’est récusé. Nulle part sauf dans ce verset du Coran, pourraient dire les musulmans. Sauf que, suivant la tradition, comme vous le dites, ce verset est considéré comme abrogé, et non pas comme abrogeant.
Autrement dit, malgré les contradictions qui émaillent ces trois textes, tous prescrivent un exclusivisme qu’aucun ne vient par ailleurs récuser. Seules quelques très rares figures historiques, comme Rûmi, Mendelssohn ou Hick, oseront sur ce point prendre une liberté par rapport à leur texte sacré. Tel est le fil rouge de mon article et de mes livres.
Monsieur Castel,
Il me semble qu’il y a un point fondamental qui empêche les croyants d’être lucides et honnêtes par rapport à la violence contenue dans les textes fondateurs. C’est le sentiment de culpabilité, quelque chose comme une réaction épidermique. Les croyants d’aujourd’hui, quelle que soit leur foi ou appartenance religieuse ne doivent pas se sentir responsables et coupables de la violence contenues dans les écrits et les prescriptions religieuses qui datent de centaines voire milliers d’années. Ils n’étaient pas les vivants de ces époques qui ont pensé, transmis et écrit tout cela. Donc au XXIème siècle il n’y a aucune obligation pour eux de se sentir coupables. Souvent on se demande pourquoi à propos de versets très clairement violents ( et vous en citez pas mal dans vos livres) les gens tournent autour du pot pour tenter de leur faire dire autre chose que ce qu’ils disent vraiment et qui est évident.
La Bible et le Coran ne sont pas des Livres exclusifs, chacun a le droit de les lire et de s’en faire une opinion. L’honnêteté ne serait-elle pas de reconnaître cette violence et de permettre qu’elle soit reconnue par tous et qu’elle soit combattue par tout le monde ?
Votre approche de la notion d’un vrai Dieu s’opposant aux Dieux d’avant désignés comme faux, et donc faisant des païens des idolâtres me parait tout à fait pertinente. Ce même principe semble persister aujourd’hui, on s’en prend, entre autres, violemment aux mécréants, ils ne sont pourtant pas idolâtres puisqu’ils n’adorent aucun Dieu.
La reconnaissance de la violence liée aux monothéismes, qui, et vous l’avez bien dit dans votre livre n’en ont pas l’exclusivité, pour douloureuse qu’elle paraisse aux croyants me semble le premier pas à franchir sans honte et sans culpabilité. Petit pas pour l’homme grand pas pour l’humanité.
CCrabère
Jean-Pierre Castel :
Chère Madame,
Permettez-moi d’abord de revenir sur votre dernier alinéa. L’un des arguments souvent avancés pour nier la violence monothéiste est que la violence est humaine, qu’elle vient des hommes, qu’un texte ne tue pas, ce sont les hommes qui tuent. Il est bien évident que le monothéisme n’a pas inventé la violence. Mais ce qu’il a inventé, c’est une motivation de violence nouvelle, qui est venue s’ajouter aux motivations habituelles (domination, prédation, etc.) : celle de détruire les dieux d’autrui pour imposer le sien, une motivation de violence inconnue auparavant.
Ensuite votre question sur la culpabilité, une sorte de refoulement qui expliquerait la non-reconnaissance de l’exclusivisme des textes sacrés, le déni de la violence monothéiste.
Je dirais qu’il y a deux niveaux dans ce déni : le degré zéro, c’est le déni des violences commises par ou commanditées par l’Eglise (ou par les protestants en Amérique du Nord, ou par les musulmans en Afrique), le degré un c’est le déni de la responsabilité du texte. Dans le degré zéro, il y a sans doute du refoulement de culpabilité, mais dans le degré un, c’est autre chose, cela tient en particulier à la sacralisation des textes
Au titre du degré zéro, par exemple nombre d’auteurs chrétiens minimisent les violences de l’Inquisition et mettent au contraire en avant les progrès qu’elle aurait permis dans le domaine judiciaire. Double déni dans la mesure où d’une part seules les morts sur le bûcher ont été plus ou moins comptabilisées, et non les morts en prison ou sous la torture, infiniment plus nombreux, où d’autre part ce qui caractérisait la procédure inquisitoriale, c’est le secret et l’arbitraire (cf. par exemple le livre de Didier le Fur sur l’Inquisition). Encore plus général est le déni de la violence ethnocidaire (au sens de la destruction des cultures indigènes) qu’a représenté l’évangélisation, celle-ci étant vue comme civilisatrice ou même simplement comme banale, comme si tous les conquérants de l’histoire avaient cherché à imposer leurs dieux. On peut vouloir refouler Ces violences passées commises au nom de son Dieu, on peut s’en sentir responsable dans la mesure où l’on appartient à la communauté qui a les a commises ou commanditées, et le refoulement de culpabilité peut alors être une explication du déni. Contre ce déni de degré zéro, on peut lutter par les livres d’histoire, comme ceux de Le Fur sur l’Inquisition ou de Nathan Wachtel sur l’évangélisation. C’est aussi ce que j’ai essayé de faire dans mon Guerres de religion et police de la pensée, une invention monothéiste.
Plus difficile à combattre est le degré un, qui consiste à dire, oui, l’Eglise a sans doute commis des crimes, mais toute institution humaine ne peut se maintenir sans faire usage de la force, ou même tout homme qui croit avoir découvert une vérité est naturellement tenté de faire usage de la violence pour la défendre. Bref, les textes sacrés n’auraient aucune responsabilité dans ces violences, seul l’homme en serait responsable. Il n’y a dans ce cas ni culpabilité ni refoulement, mais impossibilité d’admettre que l’homme puisse juger Dieu, sa parole, les textes sacrés. Si ceux-ci nous paraissent mauvais, c’est nécessairement du fait de nos propres limites, seul un approfondissement de l’exégèse peut nous permettre de découvrir la sève sous l’écorce. Le déni va jusqu’à ce que dans les nouvelles versions de la Bible « dieu jaloux » soit remplacé par « dieu zélé », mais sans pour autant les commandements et les actes qui attestent de cette jalousie divine soient remis en cause. C’est contre ce type d’arguments qu’il est beaucoup plus difficile de lutter, et que la bibliographie est beaucoup plus rare.
Les textes sacrés existent, ils ont une valeur historique, c’est une crime contre l’esprit de tenter de les maquiller. Le problème n’est pas le texte en lui-même, mais sa sacralisation, autrement dit son statut de texte sacré. Vous dites : « La Bible et le Coran ne sont pas des Livres exclusifs, chacun a le droit de les lire et de s’en faire une opinion. » Ce sont des livres exclusivistes (et non pas exclusifs), que les croyants considèrent comme sacrés, c’est-à-dire porteurs sous une forme ou sous une autre de la parole de Dieu (du Coran incréé dicté par Allah à la Bible catholique ou protestante réformée seulement inspirée par Dieu). La solution passe-t-elle par leur désacralisation ? Il ne s’agirait pas seulement d’autoriser leur critique, ce qui est déjà plus ou moins le cas pour la Bible en Europe, voire pour la Tora, via le Talmud (qui n’est pas une critique de la Tora mais ouvre la voie néanmoins à un certain recul), mais de considérer ces textes comme 100% humains, au même titre que l’Iliade et l‘Odyssée, de sorte qu’ aucun passage du texte ne pourrait plus être pris, ni de près ni de loin, comme un commandement divin ni comme une vérité universelle. C’est ce que j’ai tenté de proposer dans mon A l’origine de la violence monothéiste, le dieu jaloux.
Pardonnez-moi, j’ai répondu à votre article sans avoir lu un seul de vos livres.
Ainsi que vous l’écrivez dans votre première réponse, le judaïsme « a institué une tradition orale qui cultive une mise à distance des commandements de la Torah ».
Je n’ai pas trouvé dans votre article le moindre écho de ces débats, d’où la vivacité de ma réponse.
Vous citez Maïmonide, Krygier, etc.
C’est un proverbe (juif) qui peut vous répondre : « mettez deux Juifs ensemble, vous aurez trois opinions ».
Mieux encore cette coutume de la fête de Souccoth : on réunit 4 herbes et fruits dans une main, on les secoue dans toutes les directions et on prononce la bénédiction.
Tout le monde sait ce que symbolisent ces 4 végétaux :
– le Juif qui croit en HaSchem et obéit aux commandements
– le Juif qui croit en HaSchem et n’obéit pas aux commandements
– le Juif qui ne croit pas en HaSchem et obéit aux commandements
– le Juif qui ne croit pas en HaSchem et n’obéit pas aux commandements
Ces 4 éléments font l’ensemble du peuple juif, très ouvertement et rituellement.
Le rite a plus de 2000 ans (il faudra que je vérifie son âge exact auprès de mon professeur de TalmudTorah).
Les Grecs ont inventé la démocratie, écrivez-vous.
Idée qui ne parvient à tenir debout qu’avec une déesse Raison ou autre fiction, comme nous l’explique avec finesse Shmuel Trigano dans une conférence « Transcendance et immanence » que je peux vous envoyer en mp3 avec wetransfert si vous m’indiquez une adresse-mail.
Et Coluche me semble adéquat : « Ce n’est pas parce qu’ils sont nombreux à avoir tort qu’ils ont raison. »
Votre vision de la ligature d’Isaac est totalement opposée à la mienne :
vous y voyez la preuve de la pratique du sacrifice humain par les Hébreux.
J’y vois une mise en scène, faite par HaShem, à une époque et au milieu de peuples chez qui le sacrifice humain était courant.
Mise en scène adressée à un leader qui déjà n’était pas porté à ce genre d’extrémité.
Mise en scène destinée à frapper d’horreur celui qui fut sur le point d’obéir.
Quant à Jephté , le récit montre assez la même horreur vécue par les participants, et c’est aussi une leçon : ne pas s’engager à la légère.
L’exclusivisme que vous désignez est pour moi une tentation qui accompagne nécessairement l’illumination et la conviction qui s’ensuit, c’est aussi une tentation perçue comme telle par les Juifs dès l’origine, et dont ils ont su se prémunir tout au long de leur histoire. Éventualité que vous refusez avec insistance.
Je le comprends : si l’on compare cette lucidité aux aveuglements des imitations, ceux-ci en sont d’autant plus odieux.
Jean-Pierre Castel :
Chère Madame,
Nous sommes bien d’accord que la tradition juive est d’une grande diversité, comme d’ailleurs la tradition chrétienne et la tradition musulmane. Mais cette diversité n’empêche pas chacune des trois traditions de se caractériser par quelques éléments fondamentaux qui sont communs à tous leurs courants, et que certains de ces éléments fondamentaux sont même communs aux trois traditions : en particulier les notions de Révélation, de dieu unique et jaloux, d’idolâtrie, et sa condamnation. Nier l’exclusivisme du judaïsme, c’est nier non seulement le concept d’idolâtrie, mais aussi par exemple la notion de peuple élu et l’interdiction des mariages mixtes (que l’interdit soit respecté ou non est une autre question).
Vous dites : « L’exclusivisme que vous désignez est pour moi une tentation qui accompagne nécessairement l’illumination et la conviction qui s’ensuit, c’est aussi une tentation perçue comme telle par les Juifs dès l’origine, et dont ils ont su se prémunir tout au long de leur histoire. Éventualité que vous refusez avec insistance ». Puis-je vous inviter à relire mon § Le monothéisme introduit le vrai et le faux dans le domaine des dieux ? C’est une chose de défendre une conviction par la raison, au moyen d’un critère de vérité et d’une procédure de validation acceptés par tous, autre chose de disqualifier les dieux d’autrui au nom de la Révélation de son propre dieu. Il est vrai que la tradition rabbinique a tenté de se prémunir de multiples façons contre la tentation d’absolu, mais de là à affirmer qu’elle y a réussi est une autre affaire, malheureusement démentie non seulement par les fanatismes qu’a connus le monde juif depuis les Maccabées, mais encore par l’actualité présente. Le midrashic way rabbinique ou l’exégèse chrétienne ne peuvent pas grand-chose contre la lettre des textes sacrés : s’ils convainquent quelques happy few, la lettre sacrée reste, erga omnes, éternelle.
Lorsque vous dites : « si l’on compare cette lucidité aux aveuglements des imitations, ceux-ci en sont d’autant plus odieux », peut-être souscrivez-vous à la thèse selon laquelle Platon, ou Socrate, ou Aristote, aurait imité Moïse ? Ou peut-être souscrivez-vous à la thèse du Vatican, qui affirme que « du polythéisme ne pouvait venir rien de bon » ? (Commission Théologique Internationale du Vatican, Dieu Trinité, unité des hommes. Le monothéisme chrétien contre la violence, 16.01.2014) § 8 et 14, disponible sur < http://www.vatican.va/roman_curia/congregations/cfaith/cti_documents/rc_cti_20140117_monoteismo-cristiano_fr.html> ?
Vous ne faites chère Madame qu’attester du déni de cet exclusivisme plutôt que tenter d’en prévenir les conséquences. De même, vous préférez médire des Grecs plutôt que reconnaître ce que nous leur devons. Sur la démocratie grecque, je vous renvoie, comme je l’ai fait dans ma réponse à Antonio C., à Jean-Marc Narbonne, professeur de philosophie, spécialiste de philosophie grecque, qui dirige depuis 2015 une Chaire de recherche en Antiquité Critique et Modernité Émergente regroupant de nombreux chercheurs à travers le monde. Si Shmuel Trigano veut donner son avis sur leurs travaux, il sera le bienvenu
Bien cordialement
Je ne souscris à aucune des thèses dont vous me soupçonnez, et je n’ai pas nié l’exclusivisme au sein du judaïsme, j’ai nié, relisez-moi, qu’il y ait obtenu la place que lui ont accordé ses suivants – ou suiveurs, si vous m’accordez le mot – et vous avec eux. Vous n’avez pas compris ou voulu comprendre le rite de Souccoth que j’ai détaillé.
La misogynie est un fil rouge de la philosophie grecque, au point que les Septante, en traduisant la Torah en grec, ont transformé le côté d’Adam en côte, pour rendre cette traduction supportable. Voilà une des raisons pourquoi je ne leur accorde pas un respect identique au vôtre.Le fait de ne pas accorder à l’infini la place, cad le vide qu’il mérite en est une autre. Seul Schmuel Trigano peut vous expliquer ce que je veux dire.
Je ne peux pas l’inviter à lire des travaux que je n’ai pas lus.
Je peux vous envoyer l’adresse de sa conférence :
http://www.akadem.org/sommaire/colloques/tora-et-politique/la-tora-un-modele-de-democratie-24-08-2005-6545_4198.php
Bien cordialement
Jean-Pierre Castel :
Chère Madame,
J’ai l’impression que la seule chose qui vous intéresse, c’est de démontrer que la culture juive est meilleure (moins exclusiviste, moins misogyne, etc) que la chrétienne, la musulmane et par-dessous tout semble-t-il la grecque. En ce qui concerne la misogynie antique, dois-je vous rappeler qu’elle n’est pas spécifiquement grecque ? Cf. par exemple une histoire de la misogynie de l’antiquité à nos jours, https://clio-cr.clionautes.org/adeline-gargan-et-bernard-lancon-histoire-de-la-misogynie-de-l-antiquite-a-nos-jours-editions-arkhe-2013-315-p-27-eur.html
Comme je vous l’ai déjà dit, mon sujet n’est pas de choisir la meilleure ou la moins mauvaise des trois religions abrahamiques, mais de souhaiter que toutes les trois se guérissent de leur exclusivisme qui, lui, me paraît spécifique. Au vu par exemple de l’actualité, jugez-vous que le judaïsme ait définitivement écarté cette source de violence ? Et si oui, comment faire profiter le christianisme et l’islam de cette expérience ?
Je m’étonne de votre insistance à médire des Grecs. Tous vos coréligionnaires n’en sont heureusement pas là. Sans remonter à Maïmonide, je vous citerai par exemple Elias Bickerman, pour qui « le judaïsme a adopté la plus importante idée de l’hellénisme qui est la paiedeia, la perfection à travers une éducation libérale », in Louis Finkelstein, The Jews, their history, culture and religion, I, New York, 1949, pp. 70-114, chapitre intitulé « The foundation of postbiblical judaism », cité par Simon Claude Mimouni, in Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, PUF, 2015, chapitre X. Je vous cite également https://archive.org/stream/fromezratothelas006237mbp/fromezratothelas006237mbp_djvu.txt. Autrement dit, les racines grecques du judaïsme rabbinique ne sont sans doute guère moins profondes que les racines grecques du christianisme. Mais certains fidèles ont plus de difficultés à les reconnaître que d’autres
Bien cordialement
Non, démontrer que la culture juive est la meilleure n’est pas la seule chose qui m’intéresse – mais cela compte pour moi, dans un cadre comme celui de votre article, qui omet tant de choses le concernant directement.
J’ai fait toutes mes humanités sans entendre ni lire nulle part que l’alphabet vient , par Phéniciens interposés, de l’aleph-beth.
Et je ne me suis pas encore tout à fait remise de ce déni fondamental, à la base de la culture occidentale.
Déni dont vous souffrez avec enthousiasme : quand vous écrivez à Chantal Crabère à propos de la ligature d’Isaac « il représenterait la fin des sacrifices humains (mais cela existait déjà dans bien d’autres religions, y compris à Rome et à Athènes !) » la chronologie des civilisations en cause vous échappe.
Quand Abraham vivait, ni Athènes ni Rome n’étaient bâties.
Il ne me semble pas médire des Grecs quand je rappelle des faits que vous laissez sous le tapis.
A propos de peine de mort, savez-vous qu’un sage cité par le Talmud avait affirmé avant l’ère chrétienne que le Sanhédrin qui condamnerait à mort plus d’une fois en un siècle serait un Sanhédrin d’assassins ?
Une fois en un siècle, quel que soit le motif, idolâtrie incluse.
Etant entendu que le Sanhédrin était la seule instance hébraïque antique ayant le droit de condamner à mort.
Faites toutes les comparaisons que vous voulez, mais faites-les honnêtement…
J’ignore si le rabbin « conservative » qui vous a répondu l’a fait exactement comme vous le dites, mais je peux vous affirmer que la tradition orale juive ne remonte pas au Talmud : elle le précède largement.
Nos maitres affirment qu’elle est aussi ancienne que la tradition écrite, qu’elle fut transmise à Mosché – Moïse – en même temps.
Et qu’est-ce que le Midrash, la tradition orale ? c’est l’élucidation et l’interprétation de la tradition écrite.
Une interprétation et une élucidation dont la tradition juive a pensé dès l’origine qu’elle est indispensable à la bonne compréhension du texte.
Bien cordialement.
Jean-Pierre Castel :
Chère Madame,
« Quand Abraham vivait » dites-vous. Et vous poursuivez : « l’alphabet vient des Hébreux », « le Talmud avant l’ère chrétienne », « la culture juive est la meilleure », etc. Ces propos relèvent sans doute de votre foi, respectable quoique bien immodeste, mais aucunement d’une recherche rationnelle de la connaissance.
Sur le premier item, Abraham : le livre de la Tora dans lequel l’histoire d’Abraham est racontée a vraisemblablement été rédigé entre les VII et Vèmes siècles av. J.-C., combinant des récits de provenances diverses réunies par plusieurs rédacteurs. Cela semble traduire une origine tardive, et l’idée d’un personnage ayant vécu au deuxième millénaire est abandonnée par la plupart des chercheurs. La conclusion des études scientifiques est la non-historicité d’Abraham, personnage biblique, donc, et non pas personnage historique. Vous trouverez toutes les sources nécessaires par exemple dans la fiche Wikipédia sur Abraham.
Sur l’origine de l’alphabet, mes connaissances se résument à ce que les premiers alphabets de l’histoire sont l’alphabet protosinaïtique ou protocananéen (XVIème av. JC, Egypte, issu des hiéroglyphes), et l’alphabet ougaritique (XIIIème av. JC, Nord-Ouest de la Syrie, écriture cunéiforme, 30 consonnes). Ils ont disparu sans laisser de trace. L’alphabet phénicien (20 consonnes, écriture linéaire) est apparu au XIème siècle, sur les ruines de la culture cananéenne, détruite vers 1200 par les Peuples de la mer. La plupart des auteurs le font dériver de l’alphabet ougaritique. Elle sera adoptée à partir du IXème siècle par les Philistins, puis elle diffusera dans le Proche-Orient en en Europe. Pour moi, mais je ne suis en aucune façon un spécialiste de ces questions, l’alphabet hébreu (dont l’origine remonte pour autant que je sache au VII ou VIIIe siècle ?) descend du phénicien, et non l’inverse ! Merci de m’indiquer vos sources scientifiques (historiques, archéologiques, …), et non pas religieuses, à l’appui de votre affirmation contraire.
Sur l’origine du Talmud et la condamnation de la mise à mort pour idolâtrie, vous trouverez dans mon A l’origine de la violence monothéiste, le dieu jaloux, en note 57 p. 24 : « si la Torah et le Talmud prescrivent la mise à mort de l’idolâtre, le Talmud qualifie aussi de meurtrier celui qui exécuterait la sentence » Mishnah Makkot 1:20, Talmud Bavli Makkot 7a ». Peut-être pourrez-vous me dire si la référence est exacte ? Rédaction autour de 500 ap. J.-C. ? Qu’il existe une tradition orale antérieure à la rédaction du Talmud est certain, mais de là à attribuer une origine antéchrétienne à ce texte, nous retrouvons l’acte de foi. L’important n’est cependant pas la date originelle de ce texte, mais son impact.
« La meilleure des cultures », comme vous dites, ne produit-elle que des choses dont nous devions nous féliciter ? Est-elle venue à bout de son exclusivisme ? Sinon ‒ et l’actualité permet d’en douter ‒ n’est-il pas nécessaire de chercher à lutter plus efficacement contre ce principe générateur de violence ?
Monsieur Castel, vous êtes imperméable à l’humour et à l’ironie, ce qui rend le dialogue difficile.
Quand vous me réclamez des sources « non pas religieuses, mais scientifiques » vous affichez la séparation chrétienne entre science et religion.
Le judaïsme n’est pas une religion au sens chrétien que vous connaissez.
Le rabbi de Loubavitch affirmait :
« La science et la Torah sont les deux faces d’une même pièce. »
Il vous faudra bcp avancer dans la culture juive pour comprendre cette affirmation.
Schmuel Trigano a fait une belle conférence sur le sujet, que vous pouvez entendre, comme l’autre que je vous avais citée, sur http://www.akadem.org.
Schmuel est particulièrement érudit aussi bien dans la tradition juive que dans la culture occidentale :
il est donc un passeur idéal pour faire comprendre aux uns les particularités des autres.
Le judaïsme n’est pas non plus une « religion ethnique » comme vous l’affirmez : j’espère que votre culture chrétienne vous permet de connaitre les noms de très grands du judaïsme qui furent des convertis.
Je vous indique les deux références « scientifiques » que je viens de préciser à Mme Kintzler : Emile Benveniste et Carlo Suarès.
Je suppose que Jérôme Peignot est trop poète et pas assez scientifique pour vous ?
Cordialement.
Jean-Pierre Castel :
******
Madame, je n’ai effectivement senti aucun humour dans vos propos, mais un discours de foi condescendante. Plutôt que de répondre aux questions précises, vous préférez renvoyer à des formules magiques du type « La science et la Torah sont les deux faces d’une même pièce ». Si la conférence de Shmuel Trigano à laquelle vous faites référence est bien celle sur la relativité, il dit, ce qui est juste, que toute vérité scientifique est provisoire, et vous en profitez, si je comprends bien, pour rejeter dans ce provisoire toutes les vérités scientifiques qui ne vous conviennent pas, et pour affirmer, cette fois-ci sans aucune relativité, les vérités de foi qui vous conviennent. Si la science moderne ne prétend pas dire le vrai, il lui arrive pourtant de prétendre dire le faux, c’est à dire de qualifier de définitivement fausses certaines affirmations, comme par exemple le fait que la Terre serait plate, et, si je ne me trompe, que l’alphabet hébreu aurait précédé le phénicien.
Mais j’ai répondu aux questions précises que vous me posiez !
Je vous ai donné les noms que vous réclamiez !
Et vous faites comme si je n’en avais rien fait.
A force de ne savoir quoi vraiment répondre, vous vous permettez n’importe quoi.
Jean-Pierre Castel :
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Les questions auxquelles j’aurais aimé que vous répondiez :
– Le judaïsme a inventé le dieu jaloux et le concept d’idolâtrie ?
– Les lois noachides condamnent-elles l’idolâtrie, c’est-à-dire l’adoration des dieux autres que le dieu d’Abraham, dans toute l’humanité ?
Maïmonide prescrit-il la mort pour les idolâtres ?
– Le peuple juif a sans doute plus été persécuté que persécuteur, mais qu’a-t-il fait quand il avait la force pour lui : à l’époque (si on en croit la Torah) de l’extermination des Cananéens, à l’époque des Hasmonéens, et depuis 1948 ?
– Le christianisme et l’islam ont-ils inventé le dieu jaloux et la condamnation de l’idolâtrie, ou l’ont-ils repris du judaïsme ? (l’histoire veut qu’ils aient eux eu la force à leur disposition pour mettre en œuvre l’extirpation de l’idolâtrie)
– Cette logique exclusiviste a-t-elle inspiré tous les intégristes, des Maccabées aux ultraorthoxes juifs, sionistes chrétiens et islamistes actuels ?
– Que proposez-vous pour remédier à cet exclusivisme ?
– Confirmez-vous la référence de la parole du Talmud qui traite de meurtrier celui qui mettrait un mort un idolâtre que je vous ai proposée ?
Questions annexes par rapport aux affirmations que vous avez formulées (humour ou diversion ?):
– Sont-ce les Grecs ou les Hébreux qui ont inventé la démocratie ? (Accessoirement, que « la déesse Raison » ‒Athena je suppose ?‒ vient-elle faire dans cette galère, purement humaine ‒ Solon, Clisthène, etc. ?
– N’y a-t-il jamais eu de sacrifices humains chez les Hébreux ?
– Le monde juif n’a-t-il pas contribué massivement au commerce des esclaves ?
– La misogynie était-elle plus évidente dans le monde grec que dans le monde hébreu ? Un détail : chaque dieu grec masculin avait son pendant féminin ; que je sache, il y a peu de femmes chez les dieux et chez les Prophètes hébraïques
– Pouvez-vous me dire à quelle époque « antérieure à Rome et à Athènes » il est possible d’affirmer que « Abraham vivait » ? Ne confondez-vous pas l’histoire et le mythe ?
– Les tablettes de Ras Shamra (attestant de l’alphabet phénicien) ne sont-elles pas antérieures (cf. par exemple http://www.persee.fr/doc/syria_0039-7946_1931_num_12_1_3597) à celles de Gezer (attestant d’un alphabet proto-hébraïque) ? Dans Moïse, ou, La preuve par l’alphabet de l’existence de YHWH, p. 90, Jérôme Peignot semble ignorer cette chronologie, mais au moins a-t-il la prudence de parler seulement de présomption.
– Faites-vous la différence entre science et religion ?
– La meilleure définition de la religion que je connaisse est encore celle de Durkheim : « un système d’interdits et de rites collectifs, impliquant une séparation tranchée entre des choses profanes et des choses sacrées qui, sous diverses formes, semble avoir une extension universelle ». Le judaïsme répond-il, oui ou non, à cette définition ?
– Je sais que la question du prosélytisme juif est une question délicate, mais les convertis sont-ils l’exception ou la règle, devient-on plus facilement juif par filiation ou par conversion ?
J’aurais souhaité des réponses plus élaborées que « Shmuel Trigano a dit » . Quant aux chrétiens, ils seront sans doute surpris que vous me rangiez parmi eux ! Il est vrai que je vis en France, un pays de culture chrétienne, mais vous aussi peut-être?
Je me permets d’intervenir dans votre discussion au sujet de la notion d’alphabet. Celle-ci peut comprendre en effet des systèmes de notation extrêmement différents reposant sur des principes disjoints.
D’abord la grande division entre idéogrammes et phonogrammes. Puis au sein de ces derniers il faut distinguer syllabaires, systèmes à entrées consonantiques et enfin systèmes alphabétiques au sens très rigoureux et restreint (unités qui – à part les voyelles – notent non pas des sons isolables mais des éléments analytiques plus petits ne pouvant être émis qu’articulés à d’autres). Ces systèmes alphabétiques notant ce qu’on appellerait aujourd’hui des unités de seconde articulation sont assez récents et on n’en connaît que deux : grec (et son dérivé le cyrillique) et latin. C’est en ce sens qu’on peut dire que l’alphabet, en tant qu’il note des phonogrammes correspondant à des éléments phonologiques de seconde articulation, est une invention des Grecs. Cet alphabet ne note pas des sons réels, mais des sons abstraits, c’est en quelque sorte un système atomique. Les autres systèmes phonographiques couramment appelés « alphabets » (ex. phénicien, sémitiques) reposent sur un autre principe et sont basés sur des entrées consonantiques (« mise en facteur » de plusieurs sons réels émissibles à partir d’une entrée, sons entre lesquels il faut constamment faire des choix lors de la lecture et de ce fait le lecteur n’est pas entièrement autonome).
Pour plus de précision, je vous renvoie au livre de Eric Havelock Aux Origines de la civilisation écrite en Occident (Paris : Maspero, 1981) dont vous trouverez une analyse dans cet article en ligne sur Mezetulle : http://www.mezetulle.fr/lalphabet-machine-liberatrice/
Madame Kintzler, votre réponse est vraiment intéressante, et je lirai le livre que vous m’indiquez dès que mes occupations m’en laisseront le loisir.
Je suis entrée dans le sujet, quant à moi, avec Carlos Suarès « la Bible restituée » (Ed. du Mont-Blanc) dont je vous citerai une seule phrase :
« (…) La tradition multimillénaire qui veut aujourd’hui se faire entendre est la Cabale (Qâbala dans le texte qui suit. (…) »
Mais Emile Benveniste affirmait des choses du même ordre, et en 1988 Jérôme Peignot publiait « Moïse, ou la preuve par l’alphabet de l’existence de YHVH ». Un livre qu’il sous-titrait « Petit essai d’épigraphie polémique ».
Un livre que je n’ai pas lu, je n’ai fait qu’en survoler des extraits, assez pour savoir que nous sommes lui et moi sur la même longueur d’onde.
A JP Castel et Ayin Beothy
Le débat de départ portait sur la violence spécifique qu’aurait introduite les religions abrahamiques dans l’histoire des hommes. N’admettre qu’un seul Dieu et s’y soumettre en respectant SES LOIS. Si l’on se rapporte à certains faits de violence exercée par les représentants religieux il semble difficile de nier certains faits. Le sort réservé à Giordano Bruno, Galilée, Copernic ETC. Tout a été fait pour brider voire briser l’intelligence qui dérangeait les écritures, et pourtant les hypothèses scientifiques de ces hommes étaient justes. La science s’est développée contre les volontés religieuses. Si maintenant on juge des violences commises contre des hommes qui ont voulu, ou qui veulent, réfléchir par eux-mêmes de l’existence ou non du Dieu des religions abrahamiques leur sort n’a pas été bien tendre et, aujourd’hui encore, ils sont dans certains pays emprisonnés ou mis à mort.
Herem contre Spinoza, lu en hébreu le 17 juillet 1656 à Amsterdam, devant l’arche de la synagogue sur le Houtgratch. (référence Page 51 du hors-série du POINT Vivre sans Dieu).
A l’aide du jugement des saints et des anges nous excluons, chassons, maudissons, et exécrons Baruch Spinoza avec le consentement de toute la sainte communauté en présence de nos saints livres et des six cent treize commandements qui y sont enfermés[…] Qu’il soit maudit le jour, qu’il soit maudit la nuit ; qu’il soit maudit pendant son sommeil et pendant qu’il veille. Qu’il soit maudit à son entrée et à sa sortie. Veuille l’Eternel ne jamais lui pardonner. Veuille l’Eternel allumer contre cet homme toute Sa colère et déverser sur lui tous les mots mentionnés dans le livre de la Loi ; que son nom soit effacé dans ce monde et à tout jamais et qu’il plaise à Dieu de le séparer de toutes les tribus d’Israël l’affligeant de toutes les malédictions que contient la Loi. Et vous qui restez attachés à l’Eternel, votre Dieu, qu’il vous conserve en vie.
Si on veut ramener un peu d’humour au débat on peut dire que ce bel esprit était « habillé pour l’hiver ». « Toutes les malédictions que contient la LOI » ne semblent pas appeler et à encourager à l’amour du prochain quel qu’il soit. Tout dans le sort qui fut réservé à Spinoza appuie la thèse de JP Castel.
On peut aussi penser au sort réservé à Salman Rushdie ou à Raïf Badaoui et tant d’autres individus mis à mort ou menacés en Orient ou en Occident pour ne point adorer le bon Dieu ou de ne point l’adorer de la seule manière exigée. C Crabère
Les violences ‘ de l’Eglise contre les savants (non pas systématique mais dès que la science vient remettre en cause les dogmes) représente sans doute la forme la plus « pure » de la violence monothéiste, dans la mesure où les motivations proprement religieuses peuvent alors bien difficilement être contestées, même si d’autres motivations (politiques ou autres) peuvent interférer.
Quant à l’exclusivisme juif, quelle manifestation plus caricaturale que l’opposition du grand Emmanuel Lévinas de lever le herem prononcé contre Spinoza, et les arguments avancés – une traîtrise pro-chrétienne!
Je vous laisse lire (et relire) ce texte de Meyer Jais, rabbin.
Le Tana Debe Eliahou qu’il cite est largement antérieur à l’ère chrétienne : pourtant vous y reconnaitrez sans doute les paroles de l’apôtre Paul.
Meyer Jaïs, rabbin :
« (…)
Abraham parvient à cette conclusion que Dieu ne peut être confondu avec aucune de ses oeuvres. L’incorporéité de Dieu, sa qualité de pur esprit datent de ce jour-là.
Et la Torah ne cesse de revenir sur ce caractère du Dieu d’Israël. Il sera affirmé avec une solennité absolument exceptionnelle dans le Décalogue dont le second commandement nous prescrit de ne point nous représenter Dieu, sous aucune forme corporelle, au moyen ni de ce qui est dans le ciel, ni de ce qui est sur la terre, ni de ce qui est dans l’eau. Et après la scène du Sinaï, le premier soin de Moïse sera de bien mettre en garde nos ancêtres qu’ils n’avaient rien vu et qu’ils avaient simplement entendu une voix.
A l’exemple d’Abraham, le judaïsme refuse, en ce qui concerne la nature métaphysique de Dieu, d’aller plus loin. C’est pourquoi ni la Torah, ni le Talmud, qui ne cessent de nous parler de lui, ne contiennent d’exposé cohérent et systématiquede la théodicée.
Alors que les autres confessions qui se réclament de la Bible vivent de la théologie et ne subsistent que par elle, le judaïsme, lui, n’a pas de théologie si par théologie il faut entendre la préoccupation de la réalité divine ou supra-sensible prise en elle-même, et non plus dans son rapport avec la vie religieuse de l’homme. Pour nous, Dieu tel qu’il est en lui-même, dans sa pure transcendance, échappe complètement à notre entendement. Il nous dépasse infiniment. Son essence est réfractaire à toute définition qui ne peut que la dénaturer. Nous savons de Lui simplement qu’IL est, que LUI seul est, que tout découle de LUI. Mais notre intelligence est sans prise sur LUI.
IL est le Tout-Autre.
Tout de que nous pouvons dire de sa réalité profonde, est littéralement absurde.
Elle ne peut fournir matière aux spéculations métaphysiques. Ni la raison, ni l’intuition, ni la contemplation ne peuvent percer le mystère de son être, ni nous donner une idée de ce qu’il est en lui-même. Le judaïsme s’en tient toujours à la réponse qu’IL a lui-même faite à Moïse « Je suis qui je suis ». Mon essence est ce qu’elle est. Elle n’est pas à la portée de votre esprit.
(…)
Toutefois, on le reconnaît bien volontiers, si important que soit pour l’homme de savoir que Dieu n’est ni corporel, ni multiple, ni non- conscient, ni non-omniscient, ni non-tout-puissant, la découverte d’Abraham se serait réduite à bien peu de chose, à un simple déisme, s’il s’était arrêté là.
Le progrès décisif que lui doit la conscience religieuse et qui fait que l’humanité n’aura plus désormais d’autre choix que le suivre ou le contredire, sans jamais pouvoir inventer quoi que ce soit de nouveau dans la vie spirituelle, tient dans cette seconde démarche : dans l’infinité d’attributs dont la nature divine est riche, Abraham comprend qu’il n’y en a que deux qui puissent être appréhendés par l’homme.
Ce sont ses attributs de justice et de compassion. C’est par eux qu’il se définit pour l’homme.
Le Dieu du judaïsme est un Dieu qui est en rapport avec la conscience morale. En face du mystère de Dieu qui nous enveloppe de toutes parts et qui a inspiré aux hommes les pratiques les plus étranges et parfois les plus aberrantes et les plus monstrueuses, le génie d’Abraham nous dévoile cette vérité que la morale est la plus haute manifestation du divin. Elle est la voie royale qui mène infailliblement jusqu’à LUI. C’est cela la foi d’Abraham et rien d’autre.
Le judaïsme ne se borne pas, comme les autres confessions, à avoir une morale.
Il est la religion de la morale. (…)
« Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fit. C’est là toute la Torah, le reste n’en est que le commentaire. »
Il en résulte que pour le judaïsme, la connaissance de Dieu relève non de la spéculation métaphysique ni de l’intuition, ni de la contemplation, mais de l’action. Puisqu’il est essentiellement « MIDDAT HADIN » et « MIDDAT HARAHANIN », Justice et Compassion, le seul moyen de le connaître positivement est de l’imiter dans toutes les voies, en concrétisant ces deux principes, à tous les niveaux et sur tous les plans du réel. Ainsi, quand sa volonté agit non pas en nous mais par nous, quand notre volonté coïncide avec la sienne et la traduit librement dans la vie quotidienne, alors nous sommes en lui, nous sommes introduits au plus intime de son être, et il est en nous.
Mais si la morale représente pour le judaïsme la valeur suprême, puisqu’elle exprime, nous venons de le voir, l’essence du divin, il en découle nécessairement qu’il n’est aucune créature humaine qui ne puisse avoir prise sur Dieu et faire partie de son peuple. Il suffit de pratiquer en son Nom les sept commandements de la loi nohaïde qui sont à la portée de tous indistinctement.
C’est pourquoi nos Sages nous disent que quiconque renonce à l’idolâtrie et aux pratiques immorales dont s’accompagne le culte des idoles est réputé hébreu.
Et dans le même sens, un texte du Tana Débé Eliahou nous assure « qu’il n’y a ni Juif, ni païen, ni homme, ni femme, ni maitre, ni esclave, mais l’Esprit Saint repose sur quiconque accomplit les bonnes oeuvres. »
Il en résulte aussi que le problème de la libération de l’homme et du salut n’a aucun sens pour le judaïsme.
C’est en contribuant à libérer l’homme que je fais mon salut. Il n’y a pas d’un côté la cause de Dieu, de l’autre la cause de l’homme. La cause de l’homme est celle même de Dieu. Et l’homme n’en est pas pour autant déifié. Loin de là.
Nous savons que nous ne sommes que vanité et pâture de vent.
Toutefois notre effort pour ériger l’autre en fin en soi, lui, n’est pas néant.
Par lui, nous marquons du sceau de l’éternité les instants évanescents de notre existence éphémère. »
(citations prises dans un article traitant des relations entre Juifs et Chrétiens, article publié par Information Juive dans les années 70 ou 80.)
J’oubliais de vous préciser, M. Castel, que l’opposition de Lévinas à lever le herem concernant Spinoza est pour moi une erreur prodigieuse d’aveuglement.
Non, il n’y a jamais eu de sacrifice humain chez les Hébreux.
Et vous confondez à plaisir le monde juif et le monde islamique quand vous affirmez que « Le monde juif n’a-t-il pas contribué massivement au commerce des esclaves ? » Non.
Pour respecter la datation que je vous indique de la vie d’Abraham par rapport aux cités d’Athènes et de Rome, il vous faudrait respecter l’historicité du calendrier juif transmis de père en fils et de mère en fille depuis des millénaires : nous sommes en 5778, vous l’ignorez manifestement.
Et à l’intention de Mme Crabère : mettre dans le même sac les malédictions qui furent adressées à Spinoza, cad des MOTS, et les meurtres et supplices dont sont ordinairement victimes les adversaires de l’islam, aujourd’hui comme hier et avant-hier, est une démarche d’une confusion remarquable.
Autre réponse :
« Sont-ce les Grecs ou les Hébreux qui ont inventé la démocratie ? (Accessoirement, que « la déesse Raison » ‒Athena je suppose ?‒ vient-elle faire dans cette galère, purement humaine ‒ Solon, Clisthène, etc. ? » demandez-vous.
Bien sûr que ce sont les Grecs qui ont inventé la démocratie, qui a ses inconvénients – je vous ai cité Coluche, sans compréhension ni réaction.
Et vous n’avez pas compris, faute des bonnes références ( mais vous n’avez jamais lu les textes du XVIIIe ?) que ce sont les acteurs de Révolution française eux-mêmes, qui ont parlé d’une déesse Raison pour faire tenir debout l’immanence de la République.
Au IIème siècle avant l’ère courante, quand les Séleucides (grecs) profanaient le Temple juif avant d’être vaincus par les Maccabées, ils reprochaient surtout aux Hébreux le vide de leur Temple, l’absence d’idole concrète à adorer.
Nous célébrons tous les ans avec la fête de Hanoukka non pas exactement la victoire des Maccabées, mais le miracle qui a fait durer 8 jours la petite fiole d’huile consacrée rescapée de la profanation, le temps que nos ancêtres puissent préparer de la nouvelle huile consacrée – sans doute un mythe à vos yeux.
Autre précision :
tient à la science tout ce qui est susceptible d’examen et de vérification.
C’est pourquoi, suivant en cela Karl Popper (« Conjectures et réfutations ») ni le marxisme ni la psychanalyse ne sont pour moi de la science. Ni le scientisme qui est le vôtre !
Suivre un cours de religion juive pour enfants vous permettrait de vous rendre compte que TOUT y est susceptible d’examen et de vérification. C’est pourquoi je suis tout à fait en accord avec le rabbi de Loubavitch.
C’est à chacun de se faire sa propre opinion, sans que le voisin ait le droit de vous maltraiter s’il en arrive à une opinion différente de la vôtre.
C’est aussi pourquoi j’ai parfaitement le droit de ne pas partager la prudence de Jérôme Peignot, telle qu’il l’exprime pour se protéger de gens comme vous.
Mine de rien, vous m’avez posé bcp de questions, et je persiste à vous répondre – même si votre question sur « les dieux et les prophètes hébraïques » peut faire penser que vous n’avez compris pas grand-chose à ce que vous avez pu lire.
Il n’y a qu’UN dieu hébraïque, et le mot « dieu » traduit du grec, est trompeur :
Ha Shem n’a pas sexe, il/elle transcende le sexe comme il/elle transcende la matière et tout ce qui vit.
La pensée grecque affirmait que l’univers existe de toute éternité.
La pensée juive a affirmé qu’il n’y avait rien, que Ha Shem, et que l’univers est sorti du néant par la « main » de Ha Shem. Lequel a commencé par se rétracter pour lui faire de la place.
Avec la théorie du Big Bang, la science a donné raison à la pensée juive.
Vous êtes au courant ?
Ma question est-elle de l’humour, de l’ironie, ou bien témoigne-t-elle d’une foi condescendante ?
Si vous tenez à penser que ce sont les Phéniciens qui ont dérivé l’alphabet des idéogrammes égyptiens, libre à vous. Mais je vous ferai remarquer, ainsi qu’à Mme Kintzler, que les voyelles hébraïques ont toujours existé. Elles n’avaient pas besoin d’être notées tant que le nombre de locuteurs était suffisant pour lever toute ambiguïté.
Quand les massacres et les pogroms – mot anachronique, mais évocateur – ont joué leur rôle, on a ajouté les points des voyelles. limitant les ambiguïtés. Sans les interdire : elles font partie de la langue.
A propos d’extermination, vous confondez les Cananéens et les Amalécites.
Et si vous me parlez d’extermination depuis 48, c’est que vous gobez toute crue la propagande dite « palestinienne ».
Savez-vous seulement qu’avant 48, dans toute la région, c’était uniquement les Juifs qu’on nommait « palestiniens » ? Lisez le Larousse d’avant la 2ème GM. Les Arabes protestaient si on les désignait comme tels, disant qu’ils étaient égyptiens, syriens, etc… C’est quand les Juifs eux-mêmes ont laissé tomber le nom de « palestiniens » pour se nommer « israéliens » que, conseillés par les services de l’ex-Union soviétique, les mouvements arabes se le sont appropriés. Tout en inventant les attentats et les prises d’otages qui nous rendent depuis le voyage en avion si agréable.
Bonne réflexion !
Jean-Pierre Castel, réponse aux 5 commentaires ci-dessus datés du 20 janvier :
************
Amen !
Juste quelques détails :
– le herem contre Spinoza fut une mise au ban de la société, avec interdiction à quiconque (de la communauté juive) de lui adresser ne serait-ce que la parole : que des mots, comme vous dites !
– sur l’esclavage et les Juifs, cf. https://fr.wikipedia.org/wiki/Pratique_de_l%27esclavage_par_les_Juifs
– sur les sacrifices humains dans la Bible, cf. http://societe.aufeminin.com/forum/sacrifices-humains-et-les-hebreux-svp-quelqu-un-peut-il-me-repondre-fd4621210
– sur la prétendue profanation du Temple par Antiochos IV, cf. par exemple un excellent auteur juif, Simon Claude Mimouni : Le judaïsme ancien du VIe siècle avant notre ère au IIIe siècle de notre ère : des prêtres aux rabbins, PUF, 2012. Vous savez peut-être aussi que le Talmud exclut le livre des Maccabim du canon biblique.
– pour ma part, je préfère la démocratie grecque à celle de Robespierre,
– non, la science n’est pas « ce qui est susceptible d’examen et de vérification », comme la couleur de votre tapis, mais ce qui se démontre, par la raison et par la confrontation avec le réel (les faits ou l’expérience)
– sur le Big Bang, cf. « l’affaire Un’Ora » entre Georges Lemaître et le Pie XII (votre attitude est la même que celle de Pie XII)
– oui, la foi du charbonnier est un droit. Mais cela limite l’intérêt de la discussion.
Je m’arrête là chère Madame.
Message de l’éditeur.
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Les personnes souhaitant joindre l’auteur sont priées de laisser un message sur le formulaire de contact du site http://www.mezetulle.fr/contact/, le courrier sera transmis.
L’article de Jean-Pierre Castel est repris dans le n° 108 (2017/2) de la revue Connexions daté du 25 janvier 2018, accessible en ligne sur Cairn.
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