Considéré comme le père de la sociologie française, Émile Durkheim (1858-1917) n’a rien perdu de sa pertinence pour nous aider à comprendre les enjeux sociaux et philosophiques d’aujourd’hui. Le regard que porte ici Daniel Baril1 sur son œuvre maîtresse, De la division du travail social (1893), montre que ses concepts et analyses peuvent servir à éclairer l’un des débats les plus chauds de l’heure et qui était imprévisible à son époque, le wokisme.
Le sens donné à wokisme dans ce texte est inspiré de la définition du Larousse, soit un courant de pensée dénonçant toute forme d’injustices et de discriminations subies ou alléguées par les minorités ethniques, sexuelles ou religieuses et défendant leurs droits de façon attentatoire à l’universalisme républicain.
Pour les opposants à ce courant de pensée, le caractère attentatoire du wokisme résulte de l’emphase mise sur les particularismes identitaires qui réduisent l’individu à une seule de ses caractéristiques (le fait d’être une femme, un Noir, un homosexuel, un musulman, un immigrant, etc.) alors que le républicanisme tend vers une identité nationale et des valeurs universelles pouvant être partagées par tous au sein de chaque nation.
De la solidarité mécanique…
Ces deux notions, identitarisme et universalisme, ne sont pas sans lien avec deux concepts clés de l’ouvrage principal de Durkheim : la « solidarité mécanique » et la « solidarité organique ».
Chez Durkheim, le mot solidarité revêt le sens de lien social. Ce qu’il nomme « solidarité mécanique » (au sens d’automatique ou indépendante du désir de l’individu), est le lien social caractéristique des sociétés traditionnelles, allant des sociétés tribales jusqu’aux sociétés préindustrielles.
Dans ces sociétés, la cohésion sociale est assurée par des liens naturels de proximité fondés sur les similitudes entre les individus, soit le fait d’être de la même famille, du même clan, de partager les mêmes valeurs et croyances et d’observer les mêmes règles de conduite. La « conscience collective » ‒ « l’ensemble des croyances et des sentiments communs » ‒ se limite au fait d’appartenir au groupe immédiat.
Une autre caractéristique est que le travail n’est pas spécialisé et il qu’il y a peu de différences entre les tâches assumées par chacun (outre les rôles dévolus aux hommes et aux femmes). « Plus les sociétés sont primitives, plus il y a de ressemblances entre les individus dont elles sont formées », écrit Durkheim.
« Tout le monde alors admet et pratique, sans la discuter, la même religion [qui] renferme dans un état de mélange confus, outre les croyances proprement religieuses, la morale, le droit, les principes de l’organisation politique et jusqu’à la science, ou du moins ce qui en tient lieu »,
souligne le sociologue.
Au moment où il écrit De la division du travail social, la révolution industrielle bat son plein. Durkheim ne peut que constater que les liens sociaux des sociétés traditionnelles favorisant la solidarité mécanique sont de plus en plus ténus.
« Non seulement, d’une manière générale, la solidarité mécanique lie moins fortement les hommes […], mais encore, à mesure qu’on avance dans l’évolution sociale, elle va de plus en plus en se relâchant ».
L’homogénéité sociale a notamment été brisée par l’avènement du travail spécialisé, d’où le titre de son ouvrage, division qui s’accentue avec l’urbanisation et l’accroissement démographique dans les sociétés industrielles.
Cette spécialisation du travail entraîne une plus grande différenciation entre les individus, qui s’identifient désormais davantage par leur métier ou occupation plutôt que par leur filiation. « Ce n’est plus la consanguinité, réelle ou fictive, qui marque la place de chacun, mais la fonction qu’il remplit », observe le sociologue.
Au fil de ces transformations, les individus jouissent de plus en plus d’autonomie, ce qui va entraîner une montée de l’individualisation des valeurs, des croyances, des comportements et des appartenances. Il y a alors segmentation de la société en groupes sociaux de plus en plus distincts.
… à la solidarité organique
Dans une telle perspective, comment la cohésion sociale est-elle maintenue? C’est ici qu’apparaît ce que Durkheim nomme la « solidarité organique », par analogie avec les organes assurant la cohésion d’un organisme vivant.
Cette solidarité organique découle de l’autonomie croissante des individus dans leur travail et de la différenciation des groupes sociaux qui entraînent une interdépendance coopérative puisque la spécialisation du travail nécessite par elle-même une complémentarité des tâches. Les groupes sociaux apparaissent donc comme les organes assurant la cohésion et le bon fonctionnement de l’organisme social.
Les sociétés humaines sont ainsi passées de la solidarité par similitude des valeurs à la solidarité par complémentarité des tâches.
Durkheim voyait manifestement dans ce passage un progrès non seulement économique mais aussi un progrès civilisationnel permettant d’établir des liens sociaux sur une base plus large comme l’appartenance à la nation. « L’idéal de la fraternité humaine, affirme-t-il, ne peut se réaliser que dans la mesure où la division du travail progresse », cette division entraînant une augmentation des rapports sociaux et du fait même une coopération accrue.
La solidarité mécanique ne disparaît toutefois jamais entièrement ; elle subsiste notamment au sein des groupes sociaux qui ont une forte identité (ethnique, religieuse, professionnelle et, aujourd’hui, sexuelle). Toujours selon Durkheim, ces groupes identitaires peuvent même faciliter l’intégration sociale des individus qui en font partie dans la mesure où ces groupes ainsi que des institutions sociales communes comme l’école font prendre conscience de l’utilité de chacun dans le maintien de l’unité et du bon fonctionnement de l’ensemble de la société.
Anomie sociale et régression civilisationnelle
La persistance de la solidarité mécanique comporte par contre un danger. La montée des droits individuels risque de conduire à ce que Durkheim appelle l’« anomie sociale », soit la perte des valeurs et des normes communes qui assuraient la cohésion. Ceci se produit lorsque la division du travail et la diversité ne produisent plus de solidarité organique et que les règles de la vie sociale ne sont plus contraignantes ou ont fait place à d’autres règles incompatibles entre elles. L’individu perd alors ses repères.
Dans une telle situation, « la société est malade », estime Durkheim, car « la réglementation nécessaire [au rétablissement de la solidarité] ne peut s’établir qu’au prix de transformations dont la structure sociale n’est plus capable ; car la plasticité des sociétés n’est pas indéfinie. Quand elle est à son terme, les changements même nécessaires sont impossibles. »
Durkheim voyait des signes d’anomie dans la société de la fin du XIXe siècle, notamment dans les crises économiques, dans le manque de règles légales et morales régissant le monde du travail et dans les changements technologiques trop rapides. Il voyait aussi dans la montée de l’individualisme une forme de religion :
« À mesure que toutes les autres croyances et toutes les autres pratiques prennent un caractère de moins en moins religieux, l’individu devient l’objet d’une sorte de religion […] qui, comme tout culte fort, a déjà ses superstitions ».
Il ne pouvait entrevoir l’exacerbation de l’individualisme qu’allaient entraîner les déclarations internationales et les chartes nationales des droits et libertés. Encore moins l’avènement des médias sociaux qui morcellent toujours plus les rapports sociaux en groupes identitaires de plus en plus restreints et cloisonnés.
Tel que développé par Durkheim, le concept de solidarité mécanique des sociétés antérieures ainsi que celle persistant dans les sociétés modernes peut très bien s’appliquer au courant de pensée woke : morcellement identitaire, exacerbation des droits individuels, absence d’identité nationale et de valeurs universelles, essentialisation de la religion, de la race et, peut-on ajouter aujourd’hui, de l’orientation sexuelle.
Un tel contexte social ne saurait guère engendrer de solidarité organique. L’anomie actuelle, marquée par les déréglementations, la perte de pouvoir économique, législatif et moral des États, le relativisme postmoderniste et la perte d’idéaux communs, pourrait même nous avoir fait atteindre le point de bascule entraînant une « régression civilisationnelle » de la solidarité organique à la solidarité mécanique. C’est d’ailleurs ce que soutient la sociologue Nathalie Heinich dans son récent essai Le wokisme serait-il un totalitarisme?2.
« En promouvant une idéologie identitaire focalisée sur la victimisation des ‘’minorités’’, écrit Heinich, le wokisme incite à s’affilier mentalement à des communautés fondées sur des similitudes (de sexe, de race, de religions, d’origine géographique, etc.) qui [¨…] reposent toujours sur les liens avec les proches, le semblable, le pareil à soi. C’est l’inverse de la communauté des citoyens, qui étend la solidarité organique en privilégiant l’identité plus abstraite et générale de citoyen voire de citoyen du monde. »
« La nation est un agrégat de tribus », soulignait Durkheim. Si l’identité nationale et les valeurs universelles ne font plus partie de notre vision des rapports sociaux et qu’elles ont fait place à la « solidarité des similitudes », les analyses et concepts de Durkheim nous alertent sur le fait que le wokisme pourrait être un indice d’une régression de l’identité nationale à l’identité tribale.
Un état que Durkheim qualifierait sans hésiter de « pathologique ».
Notes
1 – Daniel Baril, anthropologue et journaliste, auteur de Tout ce que la science sait de la religion (PUL 2018) et Comment la sélection naturelle a créé l’idée de Dieu (MultiMondes 2006).
2 – Nathalie Heinich, Le wokisme serait-il un totalitarisme?, Albin Michel, Paris, 2023, p. 20-21.