Décidément, Mezetulle fait ses délices en ce moment de l’émission « L’invité politique » de Fabien Namias au cours de la matinale d’Europe 1. Cette fois c’est au tour du PDG d’Atos et ancien ministre Thierry Breton1 qui, le 23 juin, a exhibé son grand art de la communication en présentant brillamment un chiffre connu de tous.
Après avoir remarqué que « la vague populiste » n’a eu lieu – contrairement à ce que certains « observateurs étrangers » attendaient ou même espéraient – ni en Autriche, ni aux Pays-Bas, ni en Allemagne, Thierry Breton souligne fortement que cela ne s’est pas non plus produit en France. En effet, ajoute-t-il, (je transcris mot à mot le passage qu’on trouvera à partir de 2’10) :
« 66 % de nos concitoyens ont voté pour l’Euro, ont voté pour l’Europe, ont voté pour la mondialisation, ont voté pour une immigration choisie, ont voté en fait pour le monde libre. »
Martelée d’un ton assuré, la formule a été manifestement et soigneusement préparée tout comme l’ensemble de l’entretien truffé de chiffres, et comme l’attestent sur la vidéo les coups d’œil assez fréquents sur les notes ou sur l’ordinateur portable que l’intéressé a devant lui – ce que je suis loin de lui reprocher : un entretien politique, en effet, se prépare et il vaut mieux arriver avec des notes. C’est du sérieux.
Mais où Thierry Breton est-il allé chercher le chiffre de « 66 % de nos concitoyens » ?
Au sein des quelque 61 millions2 de Français (nos compatriotes), nos concitoyens sont ceux qui jouissent de l’intégralité des droits civils et politiques, lesquels comprennent le droit de vote. C’est peut-être eux que M. Breton avait en tête : les Français en âge de voter. Or au second tour de l’élection présidentielle3, Emmanuel Macron a obtenu 20 743 128 voix, soit 43,6 % des 47 568 693 électeurs inscrits. On est très loin des 66 % avancés.
On en est encore plus loin si on ajoute que les citoyens sont plus nombreux que les inscrits sur les listes électorales. Selon l’INSEE, 93 % des Français en âge de voter résidant en métropole étaient inscrits en 2012 sur les listes ; une note de la Direction de l’information légale et administrative précise que le taux d’inscription n’a pas varié entre les deux scrutins présidentiels de 2012 et 20174. Donc même dire « 43,6 % de nos concitoyens… » serait présenter un chiffre gonflé.
J’avais beau chercher l’explication de ce « 66 % de nos concitoyens », je ne la trouvais pas. Alors je me suis dit que je me compliquais la vie : peut-être que Thierry Breton ne faisait que reprendre un chiffre largement publié. Il parlait sans doute des seuls électeurs ayant déposé dans l’urne un suffrage exprimé le 18 juin dernier. Et là, oui, ça colle : tout le monde sait que Emmanuel Macron a obtenu 66,1 % des 31 381 603 suffrages exprimés.
La vérification du chiffre ne justifie pas la portée et la validité de la présentation qu’en donne Thierry Breton : on peut avancer un chiffre exact en le présentant de manière erronée. Et si ce n’est pas une erreur, c’est une technique de communication.
En outre, on peut s’interroger aussi sur le reste de la formule-choc : selon T. Breton, les électeurs ayant voté pour Emmanuel Macron auraient par là manifesté leur adhésion sans restriction à « l’Euro, l’Europe, la mondialisation », etc. Voilà un enrôlement général plutôt rapide. Car, en pratiquant la même opération d’assignation peu regardante, on pourrait rétorquer que « 56,4 % des électeurs inscrits sont contre l’Euro, l’Europe, etc. », ce qui serait tout aussi malhonnête.
Présentation malhonnête d’un chiffre, puis interprétation hâtive de ce chiffre par une assignation politique désinvolte et forcée : est-ce bien sérieux ?
Évidemment, je pinaille sur un détail. Car pour le reste de l’entretien, où nombre de chiffres savants ont été alignés et commentés avec une grande autorité, il est sûr qu’on peut faire confiance à Thierry Breton. Il a l’habitude des chiffres, il sait de quoi il parle, et il sait ce qu’il veut qu’on comprenne.
Notes
1– Émission du vendredi 23 juin, http://www.europe1.fr/emissions/linterview-politique-de-8h20/thierry-breton-cest-lheure-de-verite-pour-le-gouvernement-et-pour-emmanuel-macron-3369707
2– Source INSEE https://www.insee.fr/fr/statistiques/1410693
3– Source Ministère de l’intérieur https://www.interieur.gouv.fr/Elections/Les-resultats/Presidentielles/elecresult__presidentielle-2017/(path)/presidentielle-2017/FE.html
4– Sources INSEE https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281060 et Portail Vie publique http://www.vie-publique.fr/focus/elections-2017-combien-electeurs-inscrits.html
© Mezetulle, 25 juin 2017.
Pourquoi cette charge – au demeurant justifiée – contre Thierry Breton particulièrement plutôt qu’un autre, alors qu’il ne fait que recourir à une pratique partagée par tous les politiciens dans la présentation de leurs résultats : le trafic de dénominateur ?
Pour mes résultats, afin de gonfler mon pourcentage, je mets au dénominateur ce qu’il y a de plus petit possible, donc les suffrages exprimés ; pour les résultats de l’adversaire, afin de ratatiner son pourcentage, je mets au dénominateur ce qu’il y a de plus grand possible, donc les inscrits, voire même les citoyens en âge de voter. Au passage, je note l’importance de l’abstention et des suffrages non-exprimés pour souligner tout ce qui manque à l’adversaire en laissant entendre que beaucoup auraient pu me suivre, ou en tout cas ne sont plus loin de le faire.
À ce sport, les meilleurs sont évidemment les battus et surtout ceux qui se sont bien ramassés par rapport au premier tour de la présidentielle : cette année, c’est le tour du FN et des insoumis.
Il se trouve que j’avais là un exemple vérifiable et précis de la « présentation » consistant à « trafiquer » le dénominateur : vous n’en donnez pas dans votre commentaire. Vous avez raison de remarquer que cette technique est répandue mais cela n’atténue en rien sa malhonnêteté lorsqu’elle est utilisée par tel ou tel. J’ai trouvé aussi que l’exemple de cet entretien était particulièrement édifiant, dans la mesure où T. Breton se fondait de manière constante et péremptoire sur un alignement de chiffres censés lui donner raison, et cela sur bien d’autres points que la petite allusion électorale sur laquelle je l’épingle (voir la fin de l’article).