Depuis plusieurs années un vent lourd souffle d’outre-Atlantique, pénible aux esprits libres. Dans les premières pages de son dernier livre Le Courage de la dissidence (Paris, L’Observatoire, 2022), Bérénice Levet montre en France « une atmosphère toujours plus servilement diversitaire et victimaire ». Une malaria qu’on désigne désormais sous le nom générique de « wokisme », qui a contaminé les institutions culturelles, la plupart des médias, l’université, les grandes entreprises, les partis politiques (ceux de gauche postés à l’avant-garde)… et prend tous les traits d’un totalitarisme mou, d’une religion du Bien pourvue de ses prêtres, de ses croyants, de ses fanatiques et qui donc chasse les hérétiques, récrit l’histoire, déboulonne des statues, remise des tableaux au dépôt, expurge la littérature… contrôle le langage.
La France, nation civique, est-elle en passe de devenir une contrée ethnique ? La régression essentialiste qui fonde l’idéologie en vogue ruine « la possibilité de se quitter, de se décentrer, qui était la noble promesse de l’école » (p. 27) Cette volonté que nous avions de transcender les différences sans les nier s’essouffle au point qu’on parle désormais de « dictature des identités ». La mouvance woke « s’attaque à la matrice intellectuelle de notre civilisation, à nos méthodes scientifiques, à notre système de connaissance, à notre conception de l’art » (p. 30), bref, cette américanisation « ne porte pas le fer seulement contre la lettre mais contre l’esprit, l’esprit européen, l’âme européenne » (Id.).
Ces mots, « âme européenne », restent assez étrangers au républicain de gauche, qui, au prétexte d’un anticléricalisme un peu étroit, a cru bon, moderne, d’en débarrasser son vocabulaire (oubliant au passage que Jaurès dont sans cesse il se réclame avec force trémolos était tout sauf un matérialiste fruste). Ainsi du mot « foi » qui n’aurait pas rebuté les grands républicains qui ne réduisaient pas le réel à la raison raisonnante et qui surtout avaient conscience qu’un pays ne vaut que par la ferveur qu’on met à le grandir. Bérénice Levet juge ainsi que la préservation et la continuation de notre civilisation, fondée sur un humanisme exigeant, commandent détermination et confiance, « c’est-à-dire foi, dans notre propre modèle » (p. 35), foi en ce que nous sommes. On aimerait, écrit-elle, que « la France s’obstinât dans sa singularité, qu’elle demeurât fidèle à une certaine idée d’elle-même » (p. 40).
La nation émiettée
Les facteurs de cette faillite au ralenti (à l’échelle humaine car à celle de l’histoire le phénomène est rapide) sont multiples. Ainsi la construction européenne, fondée sur la dissolution de la nation, présupposée fautrice de guerre, conduit-elle à « l’effacement de ce formidable intermédiaire […] entre l’individu et l’humanité ». (p. 43) La tribalisation de la République à laquelle conduit inéluctablement une Europe ethno-régionale a été accentuée par l’adhésion des élites gouvernantes au discours de la repentance, à leur soumission à la tyrannie de minorités vindicatives. L’auteur cite à propos (et à contre-courant) le discours prononcé par Jacques Chirac le 17 juillet 1995 lors de la commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv’ où, ne se contentant pas de reconnaître – et à raison – les crimes du gouvernement de Vichy, il a incriminé la France, niant par-là l’existence, la légitimité de la France résistante… (p. 47). Ainsi « au fil des années, l’esprit critique, génie et grandeur de l’Occident, tourna à ce que Octavio Paz qualifia de « masochisme moralisateur » ». (p. 45)
Le troc par la gauche, dans les années 1980, du modèle républicain pour l’idéologie diversitaire, avec la sacralisation de l’altérité, l’abandon du social pour le sociétal, n’a pas été la moindre cause de l’affaissement français. L’année 1989 fut à cet égard doublement symbolique, depuis un bicentenaire festif entérinant la fin de la Révolution, théorisée par François Furet, au point que le processus entamé en 1789 devenait extérieur à la forma mentis de la gauche, jusqu’à la trahison de la laïcité par Lionel Jospin avec l’affaire des voiles islamiques à Creil, malgré le rappel aux principes d’Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler selon lesquels « l’avenir [dirait] si l’année du bicentenaire aura vu le Munich de l’école républicaine » (p. 50). L’école est l’objet alors d’un bouleversement (p. 47), les murs porteurs de ce qui subsistait d’instruction publique ont été minés par le pédagogisme à l’œuvre depuis les années 1970. « L’école ne se donne plus pour mission de former des héritiers, au sens dynamique du terme, elle ne désigne plus où sont les trésors. De cette école procèdent ces héritiers sans testament que sont les moins de cinquante ans […] » (p. 47). Les ouvrages désormais abondent sur l’effondrement de l’école et s’il fallait en retenir un, qu’on aurait aimé que l’auteur cite, ce serait De l’école, de Jean-Claude Milner, publié en 1984, le réquisitoire le plus puissant, et plus actuel que jamais, contre la délégitimation du savoir par ceux qui auraient dû en être les inflexibles garants.
L’écroulement du primaire et du secondaire en appelait mécaniquement un autre, celui du supérieur. Le niveau des étudiants n’est pas seul en cause. La soumission de l’enseignement supérieur et de la recherche aux critères néo-libéraux du processus de Bologne (que Bérénice Levet n’a-t-elle réservé un sort à la matrice des maux du supérieur ?), grâce au tandem Jospin-Allègre, a permis sa wokisation. Or, rappelle l’auteur, c’est par le monde universitaire « que cette idéologie s’est diffusée » dans toute la société. Le rôle et la responsabilité des facultés et des grandes écoles « dans l’oubli de nous-mêmes, est décisif […] » (p. 56).
Une double prison
Suit une analyse fine et ferme du wokisme. Bérénice Levet, convoquant maints auteurs, compositeurs, peintres… montre que la religion diversitaire conduit à une double incarcération : enfermement de l’individu dans son moi et dans un présent amnésique.
Réduit à sa race, son genre, ses appétits sexuels, l’individu ne s’appartient plus, il est du groupe auquel on l’assigne. Tout un tas de travaux à prétention savante « encapsulent l’individu dans son moi » (p. 68), un moi haïssable tant qu’il n’est pas déconstruit puis reconstruit pour les besoins de la cause ; « patriarcat, sexisme, racisme systémique, suprématisme blanc sont les nouveaux poumons de Molière, des clefs censées ouvrir toutes les serrures » (p. 65), qui sont autant, l’auteur reprend à son compte l’idée d’Élisabeth Badinter, de « concept[s] obstacle[s] ». Les études diversitaires, dans leur dogmatisme, relèvent de la thèse plutôt que de l’hypothèse. (p. 75). L’individu est de la sorte ramené à l’état de minorité. Cette infantilisation des esprits va de pair avec leur fragilisation, renforcée, maintenue par le primat que le wokisme donne à l’émotion. Criblés de « micro-agressions », « le Noir, la femme, le musulman sont regardés comme de chétives choses incapables d’endurer le choc de la réalité » (p. 94).
En outre, le wokisme réduit l’épaisseur du temps, pratique un méthodique anachronisme, tranche tout ce qui, du passé, n’entre pas dans son lit de Procuste. Interrogé sur les black studies en France, Pap Ndiaye estime qu’elles « secouent un peu le monde français. Les historiens ne peuvent plus distiller le savoir du haut de leur Olympe. Ils doivent répondre aux interpellations de ceux qui luttent pour la reconnaissance des torts faits à leurs ancêtres ». Bérénice Levet ne peut guère que conclure que « ce n’est plus là de l’histoire, c’est de la thérapeutique » (p. 90). Or, écrit-elle si à propos, « il est essentiel de préserver, à l’héritage des siècles, le piquant du fantôme, le mordant du revenant. L’histoire est ainsi émancipatrice en cela qu’elle nous libère de la plus insidieuse des prisons, celle dont les barreaux ne se ressentent pas, la prison du présent » (p. 85). Pour résumer, l’auteur regrette que « d’une civilisation qui éperonnait en chacun la faculté de s’étonner, de s’émerveiller, d’interroger ce réel foisonnant, nous en sommes venus à cette forme racornie d’humanité, vindicative, aimant peu de choses si elle en déteste beaucoup » (p. 97). Et elle cite Alain pour qui le commerce intellectuel avec les morts fait « penser plus haut que soi », tant « l’admiration ne cesse de nous hausser » (p. 101).
La marche ironique du cavalier
Pour s’échapper de ce double enfermement, Bérénice Levet plaide pour le pas de côté – sans qu’il soit jamais question de cesser d’être soi-même –, « subtile dialectique de l’enracinement et de l’émancipation » qui est aux échecs la marche du cavalier. L’auteur reprend le mot d’Albert Thibaudet – un des plus brillants et profonds esprits du premier tiers du XXe siècle, qu’on se réjouit de voir ici cité –, selon qui le génie de la France est celui des contrariétés ; la France, « patrie littéraire, patrie politique, patrie des arts, patrie de la conversation, patrie de la gaieté et de la légèreté, patrie des formes et de la mise en forme », pays où « tout fait signe vers l’art de se quitter, d’emmener son esprit en voyage, d’élargir son être, de l’agrandir ». Ce goût pour le jeu et pour l’écart est une « sorte de basse continue qui traverse les siècles » (p. 106).
L’esprit libre, en mouvement, s’incarne dans l’ironie, « remarquable et redoutable puissance d’ébranlement » (p. 118) (on s’étonne ici de l’absence de Jankélévitch). Le modèle en est Voltaire, par lequel Bérénice Levet nous invite à faire un détour. L’ironie qui fissure les dogmes – et non la foi –, fait vaciller les pédants. L’auteur loue le traité sur la tolérance du patriarche de Ferney, tolérance considérée non comme un éloge du relativisme mais comme un « consentement au régime de la conversation civique ». Au passage, puisqu’on ne saurait évoquer Voltaire sans son pendant, on ne s’accordera pas avec l’idée que Rousseau voudrait substituer « une innocence primordiale que la civilisation aurait souillée » au péché originel dont l’homme, selon Voltaire, serait dépourvu (p. 123). Et pourquoi opposer le « primitivisme » d’un Rousseau à l’idée que, selon Voltaire, « l’homme ne devient homme qu’en se cultivant et en se poliçant » (p. 124) ? En effet le Genevois plaide également pour la civilisation au chapitre VIII du livre I du Contrat social. Ajoutons que Rousseau était lui aussi capable d’une fine ironie, comme le montre sa réponse du 10 septembre 1755 à Voltaire qui lui écrivait que le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes lui donnait envie de marcher à quatre pattes.
La dialectique de l’abstraction et de l’incarnation
Bérénice Levet, au terme d’un essai bref et stimulant, au style qui tranche avec tant d’essais seulement bien rédigés, qui fourmille de références (l’auteur a l’art de la citation) boucle la boucle par un vibrant plaidoyer pour une citoyenneté incarnée, pour un patriotisme bien compris. Elle emporte la conviction malgré une tendance à faire de tous les républicains universalistes d’étroits abstracteurs. Elle a en tout cas raison de nous enjoindre de « retremper notre plume dans l’encrier des fondateurs de la IIIe République » (p. 147) qui voulurent forger une école à la fois émancipatrice et humaniste (avec Condorcet) et intégratrice et patriote (on pense bien sûr à Quinet). Mais quitte à aller dans son sens, plus encore que l’emblématique Ferry peint par Mona Ozouf, on invoquera Edgar Quinet, de nouveau, et Ferdinand Buisson, plus que d’autres conscients de la nécessité, pour faire une nation, de faire grandir l’homme en formant le citoyen, et qui plus que d’autres ont su trouver les mots pour dilater les cœurs rabougris par le dogme ou asséchés par l’abstraction seule. Suivant l’auteur, on ira plus loin même que l’intégration, réaffirmant que l’assimilation « se fonde assurément sur l’autonomie des individus » (p. 157), d’individus, faut-il le répéter, auxquels on ne demande pas de se renier mais de hiérarchiser leurs appartenances, de manière qu’il n’y ait pas de conflit de loyauté entre les sphères de l’existence « où il est donné à l’individu d’être plus que soi-même » : la vie politique, la vie religieuse et l’art. (p. 145)
Ainsi doit-on cultiver sa singularité, avoir « le courage de la dissidence » (p. 43), qui n’est pas sans rappeler la figure de l’hérétique, celui qui choisit. Celui en tout cas qui résiste au « forcement des consciences », principale cause de la maladie de la France, selon Sébastien Castellion, dont est publié en 1562 le célèbre Conseil à la France désolée. L’insurrection des consciences est le seul moyen d’en finir avec la sensiblerie autoritaire, tyrannique, qu’on veut nous imposer.
Notes