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Révolution, croyance révolutionnaire, Terreur et Déclaration des droits

Compte rendu du livre de Jean-Claude Milner « Relire la Révolution »

Le livre de Jean-Claude Milner Relire la Révolution (Lagrasse : Verdier, 2016) met en dérangement nombre d’objets politiques et intellectuels empilés et alignés sur l’étagère « révolution ». Un changement de grille de lecture se déploie. Le train des pensées couramment admises au sujet de l’idée de Révolution (et singulièrement de la révolution française1) déraille ; les vulgates, même les plus brillantes – notamment l’interprétation donnée par Hannah Arendt, mais aussi l’usage indistinct du terme « Terreur », les lectures convenues des Déclarations des droits – volent en éclats. En résulte non pas un champ de ruines, mais un travail historique et théorique à poursuivre en urgence sur le chantier d’une pensée politique délivrée « du livre de la croyance »2.

La croyance révolutionnaire

Puisqu’il s’agit de relire, c’est dès l’écriture du mot « révolution » que se signale le dérangement initial, en forme de renversement. D’ordinaire employée pour désigner des événements singuliers (que l’auteur, contrairement à l’usage, écrira avec une minuscule tout au long du livre – ex. « la révolution française »), la majuscule marque au contraire sous sa plume un substantif générique. Le gros mot « Révolution » renvoie à la « croyance révolutionnaire » qui a organisé les représentations politiques jusqu’à une date récente.

La croyance révolutionnaire a tracé en forme de modèle un parcours linéaire jalonné par des figures censées en illustrer l’idéal – révolutions française, russe, chinoise… Elle a rassemblé partisans et adversaires en structurant indissolublement leurs passions contraires. L’auteur en dissèque la morphologie. C’est précisément parce que la croyance révolutionnaire aujourd’hui décline qu’il devient possible d’en considérer lucidement la première occurrence – qui, à cet examen, va se révéler être la seule.

La révolution française peut alors être dégagée de la forme modélisante qui, d’un même geste, l’avait encensée et haïe, si bien mythifiée qu’elle en était devenue inaudible. On peut donc « relire la Révolution » parce que la révolution française est de nouveau accessible sous le régime de l’événement. On le doit, car au moment où la croyance révolutionnaire cesse de s’ériger en perspective idéale où ses figures s’entre-interprètent, il se trouve que « le lexique de la soumission et de la terreur a réapparu 2015 avec une force qu’on n’aurait pas imaginée » (p. 17).

Ce premier dérangement met en déroute un alignement idéal. Rendus à leur hétérogénéité, les empilements révolutionnaires s’écroulent, et ne laissent finalement subsister que leur première prétendue figure. À voir l’auteur soutenir que la seule révolution soit la révolution française, les doctes sourient et lèvent les yeux au ciel : n’est-ce pas proposer une autre croyance, franco-française ? Et puis l’auteur n’a-t-il pas lu les pages définitives de Hannah Arendt sur ce sujet ? Si, justement, et c’est le deuxième dérangement. Au-delà des croyants politiques, il atteint une opinion courante chez nombre d’intellectuels. En quelques pages fortement argumentées, la vision arendtienne dédaigneuse de la révolution française – issue d’une déception légitime à l’égard de la France – au profit de la révolution américaine, cette vision est ruinée. Faire de la révolution américaine une « réussite triomphale », c’est être peu regardant sur l’esclavage, sur l’anéantissement des amérindiens, sur la nécessité de guerres internes et extérieures.

Le modèle polybien

Mais comment la révolution française peut-elle rester le premier et seul objet révolutionnaire si on la dégage de la croyance qui s’en autorise et qui la recouvre ? Plus précisément : dans cette hypothèse, l’emploi même du mot « révolution » fait problème. Surgit alors le troisième dérangement : il faut changer de grille de lecture.

Le mot « révolution » fut employé le 14 juillet 1789 par le duc de La Rochefoucauld répondant à Louis XVI en un célèbre mot d’esprit : « – C’est une révolte ? – Non Sire, c’est une révolution ». Comment les deux interlocuteurs pouvaient-ils comprendre ce mot en un sens politique ? De quelle intelligibilité ce mot pouvait-il être porteur alors que personne à ce moment ne savait que la révolution française était enclenchée ? Plus largement, en se déployant, la révolution française s’est pensée et nommée elle-même comme révolution, alors que la croyance révolutionnaire n’était pas née.

Il faut pour éclairer cela recourir à la référence qui organisait alors la pensée politique et qui mentionne les révolutions comme objets politiques : les Histoires de Polybe. Ces ouvrages qui résument le savoir politique de l’Antiquité ont été enseignés dans toute l’Europe savante depuis la Renaissance jusqu’au XIXe siècle. Selon ce modèle, les formes de gouvernement (monarchie, aristocratie, démocratie) se succèdent de manière cyclique, la succession étant la conséquence de trois corruptions qui les affectent respectivement (tyrannie, oligarchie, ochlocratie). Le passage d’une forme corrompue à la forme suivante « saine » s’effectue par une période qui n’est pas un régime, mais un état instable et passager : la révolution. Outre cette cyclicité, le modèle polybien thématise la supériorité des régimes mixtes (thèse ultérieurement repensée par Montesquieu) combinant et tempérant les régimes fondamentaux. On néglige trop le fait que les agents de la révolution française étaient imprégnés de cette pensée.

Échec et maintien de la grille polybienne. Équivocité de la Terreur

La grille polybienne est éclairante aussi bien dans la mesure où elle fonctionne que dans celle où elle est mise en crise par un événement majeur qui pour elle était impensable. La fuite du roi Louis XVI discrédite et criminalise à jamais la légitimité de la forme monarchique. Rompu, le cycle polybien est mis en échec et dès lors seule peut être révolutionnaire une séquence visant à établir le gouvernement de tous.

Mais la grille continue cependant à fonctionner. Ce qui mène à un quatrième dérangement : il touche la représentation que nous nous faisons encore de Robespierre et de la Terreur. Car Robespierre, en 1794, souscrit au modèle polybien – ce qui le distingue de Saint-Just qui le congédie. À ses yeux, la révolution n’est pas un régime et n’a pas vocation à s’installer : elle revêt un caractère exceptionnel et temporaire, exacerbé par la guerre extérieure. D’où le statut et le nom même de Terreur, lequel dit l’éminence d’une exceptionnalité : ce nom désigne l’intervalle hors-régime, intervalle nécessaire mais qui devait tout aussi nécessairement cesser.

Il faut alors reconsidérer (cinquième dérangement) la notion même de terreur, car ce nom est équivoque. En effet, deux phénomènes distincts aussi bien par leurs manifestations que par leur intelligibilité sont trop souvent regroupés sous ce terme et en font un « nom indistinct ». Alors que durant la Première Terreur de 1792, la foule incontrôlée et l’anonymat meurtrier aveugle jouent le rôle principal, la Grande Terreur de la Convention montagnarde confère un statut politico-juridique à la violence : pour être exceptionnelle, cette Terreur n’en est pas moins pensée comme un objet réglé. Décidée par un pouvoir législatif, elle est prononcée par une autorité judiciaire publique qui la confisque à la foule, réduisant cette dernière au rôle de spectateur. Elle est exécutée par un instrument – la guillotine – qui, pour être répugnant, est néanmoins pensé comme évitement de la torture et qui place la violence légale aux antipodes du meurtre anonyme : « Tout confondre dans une même réprobation, au nom de la sensibilité, ou dans une même admiration, au nom de la raideur politique, cela relève de la non-pensée. » (p. 153)

La Déclaration des droits comme étalon

De la révolution française, il ne faut donc jamais écarter la Terreur, mais on doit s’obliger à la penser. Il faut aussi retenir les droits en tant qu’ils furent l’objet de déclarations.

Déclarer des droits ne va pas de soi, il faut pour cela surmonter l’obstacle de la vulgate polybienne renforcée par la lecture de Montesquieu ; elle raisonne en termes de formes de gouvernement. Or une déclaration suppose que certains droits ne sont pas liés à la forme du régime politique. À la différence des déclarants de 1776 aux États-Unis, les déclarants de 1789 ne pensent pas à un régime républicain ; mais autant que les États-Uniens, ils vont sur ce point bien au-delà de Polybe.

Un sixième dérangement apparaît alors, récusant une idée encore admise de nos jours. Aucune constitution et aucune législation ne sauraient se déduire de la Déclaration des droits. Le rapport rationnel qui les relie n’est pas de principe à conséquence, il est de report et de vérification. Tout dispositif constitutionnel, tout dispositif législatif peut et doit être rapporté à la Déclaration, qui fonctionne sur le modèle du mètre-étalon dans le système métrique : instrument de mesure permettant d’apprécier les dispositions réelles et de rejeter celles qui lui sont contraires. S’ensuit une cohorte de dérangements corollaires dont le plus marquant consiste à ruiner la critique marxiste selon laquelle « l’abstraction universelle » des droits de l’homme n’est que le masque d’une domination particulière – raisonnement reconverti de nos jours au service d’une culture de l’excuse notamment en ce qui touche le déni des droits des femmes. Au prétexte que le mètre-étalon est abstrait et universel, imaginerait-on récuser toute mesure concrète l’employant pour déterminer une longueur ? Cette « abstraction » que serait « l’homme des droits de l’homme » va en réalité se révéler être un noyau dur empirique très concret – septième et dernier dérangement.

Homme et citoyen. Les droits d’un corps parlant

Poser, comme l’ont fait les déclarants, la distinction entre droits de l’homme et droits du citoyen, c’est inviter à mettre entre parenthèses, « par un doute méthodique », les relations sociales déterminées historiquement, et rendre tout individu capable de s’interroger sur ce qui lui est fondamentalement dû. Pour être non-citoyen, pour être non-inclus dans un groupe social reconnu, pour être même expressément écarté de la protection des lois nationales, un être humain en perd-il tous ses droits ?

Où l’on retrouve enfin Rousseau, jusqu’alors absent des références convoquées par l’auteur. Pour que le Promeneur solitaire soit possible, il faut que personne ne soit exposé à recevoir des pierres : il faut un ensemble de garanties minimales, lesquelles, tous comptes faits, se ramènent très concrètement aux droits d’un corps parlant – ce que le système de référence des déclarants nommait « nature ». Dépouillé de tous les droits qui résulteraient de son inclusion dans une association politique particulière, un être humain conserve des droits qu’il est criminel de violer. Alors que les droits du citoyen sont liés à l’état d’un corps politique donné, ceux de l’homme (que l’auteur écrit « homme/femme »), loin de renvoyer à une figure éthérée ou relative, doivent leur constance, leur imprescriptibilité et leur universalité à une entité empirique : l’individuation d’un corps parlant. Le but de l’association politique est de ne jamais contredire les droits de l’homme, qu’il appartienne ou non à cette association, ou même qu’il en ait été expressément retranché3.

« […] la question de Marx reçoit sa réponse : pour définir le citoyen, on ne peut ignorer la constitution de la société où il est inscrit, le réseau de déterminations qui lui confèrent de nombreux traits ; ceux-ci peuvent varier suivant les temps et les lieux. Mais pour définir l’homme/femme, on n’a besoin que du corps parlant, aussi peu variable que possible suivant les temps et les lieux. Considéré en lui-même, ce corps ne devient support de droits que si l’on annule les inégalités et notamment les plus élémentaires : les inégalités de force physique entre forts et faibles doivent être réduites à rien; quels que soient les droits qu’on lui reconnaît, il ne peut en jouir effectivement que s’il est assuré de n’être pas tué comme un gibier; il ne peut échapper librement à la contrainte de l’isolement et transformer ainsi en liberté le choix de la solitude que si la multiplicité des corps parlants se projette en fraternité et non en inimitié; il ne peut inscrire son propre corps dans la réalité que s’il peut, à propos de fragments de réalité – sol, temps de loisir, objets – dire, en langue, « ceci est à moi ». Les droits classiques, liberté, égalité, propriété et quelques autres naissent et demeurent des droits du corps. » (p. 200)

L’attention du grammairien que Jean-Claude Milner n’a jamais cessé d’être est attirée par un détail de rédaction : la Déclaration n’est pas, comme on le croit en une lecture banale, celle des droits de l’homme et des droits du citoyen, mais celle des droits de l’homme et du citoyen. Les droits de l’homme doivent pouvoir être rendus explicites de manière absolue, mais pour les dire il faut des citoyens qui s’en saisissent. La Déclaration adopte donc le point de vue d’un individu à la fois homme et citoyen : s’il n’était qu’homme, aucune constitution politique ne s’aviserait de lui reconnaître ce minimum ; s’il n’était que citoyen, il serait un insecte dans une fourmilière, rouage du corps d’un grand animal politique. Le « et » de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen s’entend aussi bien en disjonction qu’en corrélation : seule une association politique peut reconnaître et garantir à l’homme ses droits, mais encore faut-il qu’elle en soit saisie et qu’elle les déclare sous le régime de sa propre extériorité4.

 

Il faut donc relire la Révolution pour prendre la mesure des errances que la croyance révolutionnaire a légitimées. Il faut relire la révolution française, les yeux bien ouverts, pour s’interroger sur le statut inouï d’une violence légale qui se pensa comme méta-politique, mais aussi pour s’emparer au plus près de la question des droits et pour mettre en urgence une politique des êtres parlants qui ne cède pas devant la « politique des choses ».

Jean-Claude Milner, Relire la Révolution, Lagrasse : Verdier, 2016.

Voir l’ensemble du dossier consacré au livre de J. C. Milner.

Notes

1 – Je suivrai dans cet article l’usage adopté par l’auteur touchant la majuscule et la minuscule du mot « révolution ».

2 – Chantier dont le volet actuel et théorique a été ouvert par l’auteur dans Court traité politique 1 La politique des choses et Court traité politique 2 Pour une politique des êtres parlants (Lagrasse : Verdier, 2011).

3 – L’auteur donne les exemples de l’étranger, du fou, de l’enfant, du criminel : ils conservent absolument les droits de l’homme en tant que ces derniers sont déductibles du statut empirique fondamental d’un corps parlant individué. On regrette à cet égard qu’il n’ait pas davantage affiné son analyse, comme l’ont fait en réalité les Déclarations elles-mêmes, car ces exemples ne sont pas équivalents. On pourrait objecter, par exemple, que la liberté (droit de l’homme) est ordinairement refusée aux criminels et dans une moindre mesure aux prévenus. En s’inspirant de la démarche de l’auteur qui raisonne ici en termes de reste (que reste-t-il des droits ?), on répondra que les droits de l’homme consistent dans ces cas à fixer des limites à la privation de liberté qui ne peut pas être totale ou telle qu’elle atteindrait l’essence même du corps parlant individué (ce qui pose la question de la peine de mort). Ainsi la Déclaration interdit « toute rigueur qui ne serait pas nécessaire » pour s’assurer de la personne d’un prévenu, elle précise que les peines doivent être « strictement et évidemment nécessaires » et donc on peut penser qu’elle garantit même au condamné l’intégrité de son corps et la possibilité de parler (par exemple écrire et même publier), ainsi qu’une portion non négligeable des libertés civiles.

4 – On pourrait ici s’inspirer des analyses de Condorcet relatives à la Déclaration des droits : il s’agit d’énoncer ce que la loi n’a pas le droit de faire et ce qu’elle a le devoir de faire afin d’assurer à chacun la jouissance de ses droits fondamentaux.

© Catherine Kintzler, 2016.

Révisions constitutionnelles et Assemblée Constituante

Jacques Saussard poursuit ici sa réflexion sur les modes de scrutin et leurs enjeux politiques. Une révision constitutionnelle et du code électoral sont-elles souhaitables ? Il faudrait voir déjà à quelles conditions elles sont possibles. Il se trouve que l’examen de la seconde question peut éclairer la première… En effet, les électeurs français, s’ils souhaitent de telles révisions, n’ont pas d’outil juridique leur permettant d’obliger leurs représentants à les entreprendre. Comment sortir de cette situation bloquée ?

En France, la prochaine élection présidentielle est prévue en 2017. À cette occasion, les citoyens seront invités à se présenter deux fois devant les urnes, au suffrage universel direct, par scrutin majoritaire uninominal à deux tours. Dans un précédent article1, nous avions souhaité attirer l’attention des lecteurs : le choix de ce mode de scrutin nuit au plein exercice de la démocratie. Il a notamment été montré que, quelles que soient les préférences de l’électorat, par le jeu de croyances sur les chances des candidats d’atteindre le second tour, n’importe quel candidat peut remporter les élections2. Depuis plusieurs siècles, et récemment encore, d’autres modes de scrutin ont été étudiés, proposés, testés3. Par ailleurs, certains électeurs, associations, partis politiques, souhaitent la révision de la Constitution et du Code électoral. D’autres appellent à la création d’une Assemblée constituante, préalable à la fondation d’une VIe République4. Certains souhaitent remplacer l’élection présidentielle de 2017 par l’élection d’une Assemblée constituante5. Par quels moyens juridiques ces minorités peuvent-elles se faire entendre ?

Révision constitutionnelle

Selon l’article 28 de la Déclaration des droits adossée à la Constitution du 24 juin 1793, « Un peuple a toujours le droit de revoir, de réformer et de changer sa Constitution. Une génération ne peut assujettir à ses lois les générations futures ». Le temps a passé, le principe reste juste. Cependant, aucun changement constitutionnel n’est anodin. C’est pourquoi, peu à peu, les législateurs ont fixé des limites à la possibilité d’effectuer des révisions constitutionnelles.

S’agissant de la révision de la Constitution actuelle, citons le Conseil Constitutionnel : « La procédure de révision de la Constitution, prévue par son article 89, suppose l’accord du Président de la République et du Gouvernement ; l’accord de chacune des deux chambres ; et, selon le cas, l’accord des citoyens (par référendum) ou celui du Congrès (deux chambres réunies se prononçant à la majorité des 3/5e des suffrages exprimés) »6.

L’article 11 peut lui aussi être utilisé pour réformer partiellement la Constitution, par référendum. C’est ce que le Président Charles de Gaulle a fait (en 1958, 1961, 1962 et 1969), avec les conséquences diverses que l’on sait7. Par ailleurs, le 26 mars 2003, le Conseil constitutionnel s’est déclaré incompétent pour statuer sur une révision constitutionnelle8.

Une situation bloquée

De ce fait, les électeurs français, s’ils souhaitent une révision constitutionnelle, n’ont pas d’outil juridique leur permettant d’obliger leurs représentants à entreprendre cette révision. Car en France, nous sommes dans un système de mandat dit représentatif, « c’est-à-dire que les élus tiennent leur mandat de la Nation elle-même, l’exercent (en théorie) avec indépendance à l’égard de leurs électeurs, dont ils n’ont pas à recevoir d’ordres ou d’instructions, et qu’ils ne sont pas révocables. A charge aux électeurs, à chaque élection, de leur renouveler ou pas leur confiance. »9

Le peuple ne peut donc pas prendre part à la révision de la Constitution. Certes, il peut créer une Assemblée constituante élue par lui, qui sera éventuellement chargée d’écrire une nouvelle Constitution10. Mais cette possibilité se heurte à des limites juridiques qu’il est bon de connaître. Entre autres, que le pouvoir constituant doit se soumettre aux conséquences de la loi qu’il a lui-même définie. Selon Bruno Genevois : « Il reste malgré tout qu’on conçoit difficilement qu’une révision totale puisse être décidée sans recours au référendum. »11

Autrement dit, les électeurs peuvent élire des représentants pour réformer les textes constitutionnels, mais si ces élus ne le souhaitent pas, rien ne les oblige à le faire. Par ailleurs, les parlementaires français n’ont pas été élus avec l’intention expresse de créer une nouvelle Assemblée constituante. Les électeurs ne les ont pas élus pour cela, cette prérogative est celle du peuple. Et pour exercer leur pouvoir constituant, les citoyens doivent se soumettre aux limites juridiques imposées par la Constitution elle-même.

Or, précisément, le mode de scrutin actuel pour l’élection présidentielle – à notre sens peu favorable aux aspirations démocratiques des électeurs – a été choisi pour assurer un maximum de stabilité au pouvoir politique en place, et préserver le bipartisme. Dans ce contexte, les représentants des partis politiques qui, étant candidats à l’élection présidentielle, promettent de grandes réformes, augmentent ainsi leurs chances d’être élus, et s’ils le sont, pourront bénéficier à leur tour d’un environnement juridique stable, qui leur sera favorable… tant qu’ils ne réformeront ni le Code électoral ni la Constitution.

Le choix des modes de scrutin

Selon Condorcet, puis Borda, qui avaient pris connaissance des travaux de Ramon Llull12, le choix du mode de scrutin est prépondérant pour que la volonté collective soit respectée. Si ce choix est soucieux de respecter la volonté des électeurs, il n’y aura pas de distorsion importante avec le résultat final. Avec les modes de scrutins qui ne respectent pas un minimum de critères, la volonté des électeurs ne sera pas respectée en totalité, et avec d’autres, le résultat des élections sera même contraire à cette volonté. De nombreux électeurs en font l’amer constat, quand bien même certains d’entre eux seraient peu conscients des subtilités du Code électoral, et seraient peu passionnés par les débats juridiques. On le sait, certains électeurs s’abstiennent de voter, et d’autres se croient invités à voter de façon « non sincère » lors du premier tour des élections présidentielles… en espérant pouvoir voter sincèrement au second tour.

De ce fait, certains électeurs votent au premier tour pour le parti politique qui se présente, selon eux, comme « le plus réformateur de tous les partis », en espérant que son candidat sera élu. Le jeu des croyances sur les candidatures qui seront présentes au second tour incite certains électeurs à voter pour une candidature qui ne correspond pas à leur choix final. De nombreux électeurs espèrent qu’au second tour, ils pourront choisir « entre le moins pire des deux candidats qui restent ».

Le système électoral présidentiel actuel n’autorisant pas tous les électeurs à s’exprimer correctement, les abstentionnistes se félicitent d’être restés chez eux. Ces derniers, qui sont pourtant très majoritairement inscrits sur les listes électorales, préfèrent encore perdre leur poids électoral plutôt que de participer à ce qu’ils estiment être « une mascarade ».

Le prix de la stabilité

Que dire d’un Code électoral qui favorise la stabilité du pouvoir politique et le bipartisme, quitte à limiter le choix des électeurs à deux solutions, dont aucune n’a leur agrément ? En d’autres termes, si l’application au long terme d’un Code électoral induit une distorsion importante entre la volonté exprimée par les électeurs et le résultat des élections, ce Code électoral est-il efficace, en termes d’expression démocratique ? Est-il efficace, en termes institutionnel et politique ?

Cela pose un problème d’ordre juridique, déjà étudié par Hans Kelsen en 1988, dans sa « Théorie pure du droit »13. Hans Kelsen conclut : « Dès que la Constitution, et par conséquent l’ordre juridique posé sur la base de cette Constitution perdent leur efficacité en tant que tout, l’ordre juridique pris globalement et par là-même chacune de ses normes en particulier perdent leur validité. »

S’il était prouvé que le Code électoral actuel, appliqué depuis plusieurs décennies, ne peut plus être considéré comme étant efficace, il conviendrait de réformer la Constitution, puisque cette Constitution – qui est l’ordre juridique supérieur – perd de ce fait, elle aussi, en partie son efficacité. Nous pourrions alors considérer que l’article 2 de la Constitution de 1958 n’est pas respecté, au moins en partie : « gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple ».

Une réforme constitutionnelle serait alors indispensable, afin d’assurer au peuple français que les modes de scrutin choisis par les futurs chefs d’État, leurs gouvernements et les parlementaires, sont « les plus efficaces des modes de scrutins possibles. »

L’apport des philosophes

Catherine Kintzler interroge Condorcet14 : « Dans son Essai sur les assemblées provinciales, écrit en 1788, Condorcet examine longuement la question de la nature du pouvoir constituant : une seconde assemblée peut-elle défaire ou corriger ce qu’une première a fait ? Oui répond-t-il, « pourvu que les membres en eussent été élus avec l’intention expresse de les charger de cette fonction, et que les droits d’aucun citoyen n’eussent été blessés par aucune inégalité, soit dans la manière d’élire ses représentants, soit dans la forme de la représentation ». On le voit, les seules conditions formelles, absolues, que Condorcet impose, portent sur le respect des droits et sur la procédure correcte des élections. »15

En conclusion, il revient au peuple, en élisant son Assemblée constituante, de choisir un mode de scrutin nettement plus favorable à ses aspirations démocratiques que ne le sont les modes de scrutin choisis par ses actuels représentants, présidence de la République en tête. C’est d’ailleurs à la présidence qu’incombe l’initiative de la révision de la Constitution, « sur proposition du Premier Ministre, et aux membres du Parlement. » (Article 89 de la Constitution)

Le sentiment d’injustice des électeurs

À tort ou à raison, de nombreux électeurs éprouvent un sentiment d’injustice face aux choix qui leur sont proposés. Ils ne sont pas tous conscients que le mode de scrutin choisi pour les élections présidentielles participe largement à alimenter ce sentiment d’injustice. Pourtant, lorsqu’ils élisent un président en le choisissant dans une liste de candidats, combien d’électeurs ont réalisé qu’aucun candidat ne s’engage à réformer le Code électoral, s’il est élu ?

Toujours à propos du sentiment d’injustice, le 20 juillet 2016, l’usage du troisième alinéa de l’article 49 de la Constitution, qui permet au Premier ministre d’engager la responsabilité de son gouvernement, n’a pas mis fin à la vive polémique ayant pour objet cet usage.

Une fois de plus, certains acteurs politiques, qui avant d’être élus étaient opposés à l’utilisation de l’article 49.3, l’utilisent ou l’acceptent sans broncher une fois élus.

Quel président de la République aura le courage de réviser enfin le Code électoral, puis la Constitution, sans attendre que le peuple, lassé par des promesses électorales jamais tenues, ne crée sa propre Assemblée constituante, puisque c’est le seul choix qui lui reste ?

 

Pour en savoir plus

Notes

1 – « Les modes de scrutin qui nuisent à la démocratie » http://www.mezetulle.fr/les-modes-de-scrutin-qui-nuisent-a-la-democratie-par-jacques-saussard/

2  -« A theory of voting equilibria », R.B. Myerson & R.J. Weber in The American Political Science Review, 1993 https://www.jstor.org/stable/2938959?seq=1#page_scan_tab_contents

5 – Pétition pour une Assemblée constituante remplaçant l’élection présidentielle https://www.change.org/p/citoyennes-et-citoyens-de-france-pr%C3%A9sidentielle-non-constituante-oui

8 – Décision du Conseil Constitutionnel www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2003/2003469dc.htm

10 – Étienne Chouard : « Instituer une vraie démocratie par une Constitution d’origine Citoyenne » http://etienne.chouard.free.fr/

12 – L’apport de Ramon Llull et l’art des élections. Ramon Llull en catalan, soit Raymond Lulle en français (né à Majorque en 1232, décédé en 1315) a écrit Artificium electionis personarum (1247-1283) et De arte electionis (1299) https://fr.wikipedia.org/wiki/Raymond_Lulle

13La Théorie pure du droit, par Hans Kelsen, p. 287 de l’édition imprimée, soit p. 314 du document traduit en français et numérisé https://fr.scribd.com/doc/61470451/

14Essai sur la Constitution et les fonctions des Assemblées provinciales, par Jean-Antoine-Nicolas de Caritat, marquis de Condorcet (1743-1794). http://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k41723m

15Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, par Catherine Kintzler, p. 54, Éditions Minerve (2015).

© Jacques Saussard et Mezetulle septembre 2016.

Rousseau : le Contrat social avec perte et fracas

On doit à Rousseau l’une des pensées politiques les plus lumineuses et les plus fortes jamais exposées. Cet effet lumineux tient en partie à ce qu’on pourrait appeler un acte de piratage ou, si l’on prend le terme à la lettre, de perversion. Rousseau lâche une bombe dans un environnement intellectuel – à savoir la théorie classique du contrat – qui n’a rien de nouveau et dans lequel il s’installe insolemment pour le détourner, le pervertir1.

Détournements théoriques, oxymores et grands écarts

Rousseau est coutumier de ces détournements théoriques novateurs ; il excelle à enrôler des troupes que, au fond, il combat ou du moins qu’il dénonce. N’a -t-il pas, aussi, conservé le vocabulaire classique en le renversant, à commencer par le terme fondamental de « nature » ? N’a-t-il pas inversé la classification des beaux-arts au nom même de ce qui la fondait, à savoir la théorie de l’imitation, pour placer la musique en position dominante ? N’a-t-il pas, pour critiquer Rameau, mobilisé les arguments que trente ans auparavant les partisans de Lully adressaient à la modernité musicale du théoricien de l’harmonie ? N’a-t-il pas, en écrivant sa Lettre à d’Alembert, retrouvé – en les paraphrasant de fort près – les accents des rigoristes catholiques contre le théâtre2 ? Ces ambivalences font qu’il peut être et souvent à juste titre considéré tour à tour comme un des penseurs les plus progressistes mais aussi les plus réactionnaires de la période dite des Lumières. Une telle constance dans l’équivocité ne peut pas se réduire à une défaillance théorique : pour en voir la puissance il ne faut pas considérer ces ambivalences isolément « tour à tour » mais au contraire s’efforcer d’en saisir le caractère constitutif, qui se déploie dans son écriture même, de sorte que lui attribuer de la défaillance reviendrait à dire qu’il n’est pas un grand écrivain.

On en donnera pour exemple, et à titre d’exercice préalable, la célèbre formule qui ouvre Du Contrat social : « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers »3. La tentation est grande de réduire la proposition à une opposition entre servitude et liberté et d’en manquer par là le caractère oxymorique. Car Rousseau, qui avait écrit dans le Manuscrit de Genève « L’homme est né libre et cependant partout il est dans les fers », a supprimé ce « cependant » dans l’édition imprimée, rendant l’expression à la fois plus élégante et plus énigmatique. La conjonction qui oppose ici servitude et liberté ne se contente pas de les juxtaposer, il faut prendre au sérieux sa fonction de coordination, ce qui permettra de lire de manière tout aussi valide : « L’homme est né libre, aussi et par conséquent partout il est dans les fers » et de comprendre que s’il est question dans Du Contrat social de retrouver quelque chose de la liberté naturelle c’est précisément en en abolissant les effets asservissants.

On se prépare ainsi à mieux comprendre d’autres grands écarts réfléchis, comme l’association fréquente entre progrès et dégénérescence, entre civilisation et perdition. Loin que l’un des termes, en une lecture facile et dichotomique, soit la condamnation et l’envers de l’autre : il en est au contraire la condition et indique que c’est précisément leur association qui est nécessaire et qu’il est urgent de la penser.

La subversion du contractualisme : oser formuler un problème impossible

Ainsi avertis de la complexité de la pensée de Rousseau et de son engagement dans la matérialité de la langue, regardons à présent comment il transforme l’approche classique du contrat, forgée notamment par Grotius, Hobbes, Locke, et à certains égards Spinoza.

Cette pensée contractualiste classique repose sur l’idée d’un échange supporté et médiatisé par une aliénation partielle. L’association politique est rendue nécessaire par la réduction à néant de la liberté naturelle s’exerçant sans règle : en droit, je peux prétendre à tout ce que je peux atteindre, mais ma puissance réelle est la limite de ce droit de sorte que je ne peux presque rien faire, entravé que je suis non seulement par la faiblesse de mes forces, mais aussi par les prétentions d’autrui. La solution est donc dans la formation d’une association forte de la renonciation de ses membres à une partie de leurs prétentions, permettant à chacun de récupérer de la liberté par la garantie de la sécurité. En aliénant une partie de leur liberté naturelle au profit de l’État, les individus, du fait de la mutualité de l’aliénation, récupèrent des droits civils garantis par la force publique ainsi formée. Par exemple, en renonçant à l’exercice de la force sur autrui, j’acquiers la sûreté qui me met également à l’abri des agressions, chacun effectuant le même calcul avantageux. Le raisonnement vaut pour d’autres droits. Par exemple la simple possession, constamment exposée au vol parce qu’elle n’est qu’un fait qui requiert la vigilance constante du possesseur, bénéficie par l’effet du contrat de la garantie et de la protection publiques et devient par là un acte de droit, une propriété.

À première vue, le mécanisme et les effets du Contrat social de Rousseau sont comparables : on y retrouve le va-et-vient entre le moment d’engagement et le moment bénéficiaire où les acquis reviennent sous forme de droits et revêtus de la garantie de l’association. En réalité, même si les résultats peuvent être décrits comme issus de ce schéma, le contrat rousseauiste diffère profondément par son mécanisme et par ses effets du circuit contractuel classique, à tel point que la notion même de contrat s’en trouve transformée.

En s’installant dans le schéma classique, Rousseau durant les premiers chapitres ne manque pas de signaler qu’il le maltraite et le pousse à son point d’impossibilité – car c’est précisément ce moment d’impossibilité qui va devenir le moteur de son propre raisonnement et plonger le lecteur familier de l’environnement contractualiste dans l’inconfort. Tout cela, bien sûr, est fait exprès4.

Dès la position du problème politique au Livre I et avec un sens certain de la provocation, l’auteur prend ses distances avec ses prédécesseurs, lesquels admettent un processus de « donnant-donnant » sur le modèle de l’échange commercial : on ne peut acquérir quoi que ce soit qu’en cédant quelque chose. Or Rousseau commence par poser comme axiome que la liberté d’un homme ne saurait faire l’objet d’une négociation : y renoncer serait « renoncer à sa qualité d’homme »5. Autant dire qu’une telle déclaration, si elle était maintenue, rendrait le problème insoluble.

Apparemment, le début du chapitre VI revient aux termes connus du contractualisme raisonnable :

« Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent, par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister, et le genre humain périrait s’il ne changeait de manière d’être.
Or, comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n’ont plus d’autre moyen, pour se conserver, que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert.
Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs ; [….] « 

Nous voilà rassurés, remis sur les rails du raisonnement sécuritaire fondateur du contrat classique. On s’attend à ce que la suite expose comment, pour former ce concours et l’unifier, il faut procéder à un échange, rogner sur sa liberté contre un petit morceau de sûreté.

C’est ce qui ne se produit pas. Scandée par une ponctuation, la phrase se poursuit par un coup d’arrêt qui ranime, sous forme d’obstacle, l’axiome d’une liberté non-négociable :

« […] mais la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire et sans négliger les soins qu’il se doit ? »

Rousseau s’empare aussitôt de la « difficulté » more geometrico et en l’envenime par la célèbre formule :

« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne est les biens de chaque associé et par laquelle, chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant »

Et d’ajouter effrontément :

« Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution. »

Dans notre lecture du chapitre VI du Livre I, nous ne sommes pas encore parvenus au comble de l’extravagance. Il est atteint dans l’énoncé de la « solution », la clause formelle et unique du contrat, à savoir

l’aliénation totale de chaque associé, avec tous ses biens, à toute la communauté.

Comment est-il possible qu’une aliénation totale ait les effets inverses d’une aliénation partielle ? Pour tout conserver et « rester aussi libre qu’auparavant », il faudrait donc commencer par tout donner ? On sent bien qu’il doit y avoir un truc.

Liberté, égalité, fraternité : déduction

Le mécanisme du Contrat social n’a rien d’une boîte noire de magicien. Tout était déjà là, présent sous nos yeux depuis toujours, mais il faut pour y voir clair consentir à redistribuer les cartes en prenant au sérieux l’axiome d’une liberté non-négociable. La liberté ne peut entrer dans un mouvement de contractualisation que si c’est elle qui en sort à l’autre bout de la chaîne. La liberté ne s’échange pas contre autre chose qu’elle : nul négoce ne saurait la traiter. Mais quel sens y aurait-il à retrouver la même chose ? C’est ici qu’il faut lire Rousseau de fort près : il s’agit de rester libre, non pas de la même manière qu’auparavant (théoriquement maximale mais réellement nulle) mais aussi libre qu’auparavant, ce qui peut s’entendre en un sens quantitatif : un passage transformationnel par la nullité (aliénation totale de tous) rendra effectivement à la liberté de chacun le maximum dont elle est susceptible, auquel elle a toujours aspiré sans y jamais parvenir. Comme le dit Rousseau, c’est la nature de l’acte, c’est-à-dire sa forme qui le rend effectif. Cette forme épuise, lorsqu’on en parcourt les modalités, l’opération du contrat : la totalité.

Par une rédaction systématique, Rousseau invite son lecteur à faire fonctionner l’opération. « Premièrement » il en énonce l’effet principal : la totalisation incluant tous les agents et portant sur tous les objets engendre l’égalité parfaite des sujets en tant qu’ils produisent le droit pour lequel ils s’associent et en tant qu’ils en reçoivent les résultats. On ne peut mieux définir l’égalité des droits, que nous appelons encore égalité devant la loi : celle-ci apparaît bien comme opération et comme médiation et non comme but. Les agents du contrat ne s’associent pas afin d’être égaux mais afin d’être libres et de jouir d’un maximum de puissance. En procédant à l’aliénation totale, ils se découvrent dans la nudité politico-juridique de sujets et supports essentiels du droit, comme des « moi » que l’association révèle en même temps qu’elle se forme. L’égalité n’est donc pas une fin en elle-même, mais c’est seulement par l’égalité que les sujets prennent conscience d’eux-mêmes et qu’ils peuvent procéder à l’opération qui leur donnera ce maximum de liberté (ne rien perdre et gagner plus qu’on avait) auquel ils aspirent. Ce qui deviendra plus tard la devise républicaine se construit bien selon l’ordre requis : liberté (c’est la fin de l’association), égalité (c’est son moteur).

Nul besoin d’activer une lecture rétrospective chargée du poids de l’histoire pour voir pointer le troisième terme : il suffit de continuer à prendre le texte de Rousseau à la lettre. Le tout premier effet de l’opération de réduction abstraite à l’essence du sujet, avant d’être juridique et politique, est moral. Les regards changent de direction et cessent de se porter jalousement les uns sur les autres. Ils se tournent vers l’horizon élargi formé par le paradoxe d’une association qui ne se soutient que par le maximum d’indépendance de chacun des individus qui la composent à l’égard de tous les autres. La fraternité du lien politique n’a rien à voir avec la fraternité compassionnelle et féroce de surveillance mutuelle inspirée par l’amour de l’égalité (que personne n’en ait plus que moi!). C’est celle de sujets animés par l’amour de la liberté qui se reconnaissent mutuellement la dignité de substances. Car « le problème fondamental » du Contrat social peut recevoir une formulation métaphysique : il s’agit de faire coexister des substances en réalisant le vœu qui leur est essentiel – être un dieu, absolument libre. La solution consiste à transformer l’obstacle en moyen : élever leur pluralité (qui les dresse les unes contre les autres) à son maximum, à savoir la totalité. En faisant passer tous les éléments du même côté de l’équation non seulement on en change le signe et le sens mais on en fait apparaître l’auteur, lequel est du même côté que les éléments et ne leur préexiste pas : tous, c’est-à-dire chacun, c’est-à-dire « moi ».

La passation du Contrat, loin de s’effectuer comme chez les classiques entre des agents préalables dont elle ne change pas la nature, est au contraire ici constitutive de ses propres agents qui, avant le contrat, ne se connaissaient pas eux-mêmes : c’est la nature de l’acte qui révèle à chacun sa dimension morale et qui déverrouille le rassemblement humain, qui abolit l’ethnie pour instituer le peuple, lequel s’étend en droit et ipso facto à toute l’humanité. Le contrat n’est donc pas passé entre les uns et les autres, mais entre tous et tous, ou encore entre moi et moi-même. Il faudra attendre quelques années pour qu’un grand lecteur de Rousseau donne à cet agent-auteur un nom : le sujetlégislateur6. Par cette opération inouïe, Rousseau nous apprend que nous sommes tous rois, et que les rois sont nus par essence. C’est la suite de l’opération qui va les vêtir, ou plutôt les revêtir.

La déclinaison du Contrat : Qui ? Quoi ? À qui ?

Le parcours de Rousseau s’égrène en une sorte de déclinaison qui suit un schéma répondant aux questions élémentaires de l’analyse grammaticale. Nous venons de parcourir le premier cas, celui du sujet, qui répond à la question Qui ? : tous, chacun ou encore moi-même. Vient alors le cas-régime, ou l’objet : « De plus, l’aliénation se faisant sans réserve… ». Qu‘est-ce qui est engagé ? tout. Apprécier une telle totalité ne peut se faire directement par un dénombrement : il faut pour en prendre la mesure et surtout pour en comprendre l’effet se donner l’écart minimal qui la falsifie et qui en même temps la révèle. « La moindre modification » ruinerait l’opération. Prenons l’exemple des armes : chacun dépose toutes celles qu’il a. Mais il suffirait qu’un seul conserve la moindre pour que l’association devienne « tyrannique » (l’unique homme armé prenant l’ascendant sur les autres) ou « vaine » (chacun, se voyant dupé, reprenant ses armes).

On s’appuiera sur cet exemple élémentaire pour passer à la dernière figure de la variation. La réunion des forces ainsi déposées forme un nouvel objet plus puissant pour chacun à condition qu’il ne soit pas confisqué ou retourné inégalement et qu’il demeure tout entier entre les mains de tous : ce n’est qu’à cette condition que chacun peut en bénéficier. Les variations de la déclinaison sont tellement solidaires que, en déployant le cas-sujet et le cas-régime, nous avons déjà anticipé et compris le dernier cas proposé par Rousseau. « Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne » : c’est la question de l’attribution : À qui ? Qui bénéficie de la formation des droits ? tous, chacun, et donc moi-même. Il suffit qu’un seul soit écarté (la « moindre modification ») pour rendre l’association tyrannique ou vaine. La Déclaration des droits de 1793 s’en souviendra : « il y a oppression contre le corps social lorsqu’un seul de ses membres est opprimé ». Le passage par la totalisation n’est valide que s’il en conserve les effets au moment où elle forme ses objets et où elle en revêt les sujets : le droit qui m’est retourné n’est autre que le droit en tant qu’il est celui de tous, en tant qu’il est conjugable au nombre maximum de la totalité. C’est bien le même, mais déplacé, révélé, élevé, augmenté et garanti par la totalisation.

Ce n’est qu’en vertu de cette déclinaison par « tous » révélée en chaque point par l’hypothèse de « la moindre modification » que les puissances ou les droits atteignent leur vérité et leur plénitude. Il n’y a rien de plus simple et en même temps rien de plus difficile à comprendre : il suffit de prendre les concepts à la lettre. La liberté, but ultime de tout effort politique, n’a de signification que comme nom commun, et en faire un nom propre attaché à un seul ou à un groupe exclusif, c’est l’abolir. Rousseau porte cette idée simple et difficile jusqu’à son comble : la communauté dont parle le nom commun est celle de l’universalité du concept. Je peux certes dire que la liberté, c’est la mienne et celle de nul autre, ou celle des miens à l’exclusion des autres, mais personne n’a jamais pu exercer durablement cette proposition, et personne, jamais, ne peut la soutenir : la pensée en est impossible. Il n’y a de pensée de la liberté que dans son extension absolue et son attribution à tout sujet possible. On peut certes empêcher un enfant de frapper son voisin en recourant au schéma du « donnant-donnant » : ne frappe pas si tu ne veux pas être frappé, et lui montrer qu’être à l’abri des coups est une liberté. Mais il n’atteindra le point du sujet autonome qu’au moment où, au-delà du négoce dicté par le calcul, il comprendra que la liberté qu’il exerce n’est liberté que si elle est en même temps celle de tout autre. C’est alors que sa volonté prendra la forme et le nombre de l’autonomie : Rousseau l’appelle la volonté générale dont l’expression est la loi.

L’exemple du droit de propriété nous fera-t-il descendre de ces hauteurs ? Nullement : car seule la liberté des substances, celle des « moi » ainsi poussés à leur essence, permet de s’en faire une idée. Prenons donc la célèbre proposition « Ceci est à moi »7 et faisons-la passer dans le circuit transformationnel du Contrat social. Prendre la formulation au sérieux c’est, en s’interrogeant sur le passage de la possession à la propriété, méditer sur le rapport entre le « ceci » et le « moi ». À faire confiance à formulation elle-même qui énonce ce rapport et qui en l’énonçant pose nécessairement tous les « moi » capables de l’entendre, on s’aperçoit que seuls des sujets peuvent posséder des objets et s’aviser de rendre cette possession durable et légitime. Il n’y a de propriété que pour des libertés. Ce que l’on savait, assurément, avant Rousseau. Mais l’opération totalisante du Contrat montre que, comme pour la liberté, la propriété ne peut être conforme à son concept que si tous y ont droit : il n’y a de propriété que pour les libertés. Ce qui ne signifie pas que tous seront propriétaires ni que les différentes propriétés seront égales, mais qu’aucun exercice du droit de propriété ne peut abolir l’accès en droit de chacun à la propriété. Il s’agit bien de retrouver l’essence de la proposition « Ceci est à moi », trahie dès qu’on entend l’exercer en termes exclusifs. À cet effet, il faudra en relever le sens initial : s’il n’y a de propriétés que pour les libertés, s’il n’y a de « ceci » que pour l’universalité des « moi », alors aucun sujet ne peut devenir lui-même objet de propriété (personne ne peut posséder personne). Pour que le mot de « propriété » ait un sens, il faut donc que tous les autres « moi » puissent, en droit, y accéder et que rien dans son exercice ne vienne contrarier cet accès. Cette autoréférentialité rigoureuse atteinte par la réflexion sur la totalité aboutira, on le sait, à l’article 4 de la Déclaration des droits de 1789 : « L’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi» 

Le passage à l’état civil : une perdition nécessaire

La liberté pensée à son maximum grâce au moteur de l’égalité totalisatrice, formant une fraternité des sujets-auteurs du droit (et non une fratrie d’enfants jaloux) dont les volontés générales sont les lois dont ils sont les auteurs : voilà comment s’effectue « le passage à l’état civil » et l’élévation de l’homme à la dimension du citoyen, laquelle produit dans l’homme « un changement remarquable » qui lui donne sa « moralité » et par lequel il se découvre comme sujet.

« Quoiqu’il se prive dans cet état de plusieurs avantages qu’il tient de la nature, il en regagne de si grands, ses facultés s’exercent et se développent, ses idées s’étendent, ses sentiments s’ennoblissent, son âme tout entière s’élève à tel point que, si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l’instant heureux qui l’en arracha pour jamais et qui, d’un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme. »

Ce passage, Rousseau l’effectue avec perte et fracas. Fracas : le contrat classique vole en éclats sous l’effet d’un rayon lumineux dur comme le diamant. Mais aussi perte, car le passage n’est possible qu’à la faveur d’un objet perdu – « l’homme naturel » – dont les effets libérateurs se font sentir en tant qu’il n’est ni oublié ni recherché tel quel, en tant qu’il est sérieusement pensé comme perdu – Hegel le dira plus tard fortement en parlant de seconde nature8. Il en va ainsi de la liberté et des droits essentiels. Pour pouvoir les accomplir pleinement, il ne faut pas les négocier en les parcellarisant, ce qui serait une manière infantile de chérir l’illusion d’un objet-origine dont on a toujours été éloigné et qui ne peut exister que comme ressouvenir. Il faut au contraire leur rester fidèle en tant qu’ils sont perdus : leur faire parcourir le circuit exaltant et jusqu’auboutiste de l’aliénation totale, seul capable de leur rendre la puissance et l’éclat qui leur sont propres et qu’ils n’ont jamais eue, qu’ils n’auront jamais sans cette mise à l’universel. Il faut donc dégénérer pour progresser, et oser mener l’homme naturel, animal stupide et borné, nul et bête9, au comble de la perdition qui fera de lui « un être intelligent et un homme ».

Notes

1 – Ce texte est la version développée d’un article paru dans Humanisme n° 297, octobre 2012, sous le titre « Rousseau : la perdition et les droits.]

3 – Du Contrat social, I, 1.

4 – Dans son article « L’impensé de Jean-Jacques Rousseau », Cahiers pour l’analyse n° 8, 1967, Louis Althusser parle de « fuite en avant ».

5 – Du Contrat social, I, 4.

6 – On aura reconnu le Kant des Fondements de la métaphysique des moeurs. Mais on sait aussi que le développement kantien de l’universalité des maximes s’effectue sur une thèse contraire à celle de Rousseau : en effet, Kant construit l’opération d’universalisation en la faisant reposer sur une coupure entre le pathologique et le pratique (« faire taire les penchants ») alors que Rousseau reste fidèle à la thèse du moralisme français d’une continuité entre pathologique et pratique : les passions entrent dans l’opération et se métamorphosent en se magnifiant (« la voix du devoir succède à l’impulsion physique et le droit à l’appétit »). Sur ce point la pensée de Rousseau est plus complexe que celle de Kant et affronte de manière explicite l’ambivalence entre pathologique et pratique en la posant comme substantiellement constitutive de la moralité alors que Kant ne la pose que comme structuralement constitutive.

7 – « Le premier qui, ayant enclos un terrain s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile », Discours sur l’origine de l’inégalité parmi les hommes, début de la IIe partie.

8 – Hegel, Principes de la philosophie du droit, §4.

9 – Lettre à Christophe de Beaumont.

© Catherine Kintzler, Humanisme, 2012 ; Mezetulle, 2016 pour la présente version.

Condorcet plus que jamais

Entretien avec UFAL-Info

À l’occasion de la 3e édition de Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen le trimestriel UFAL-Info1 m’a conviée à un entretien. Les questions portent sur l’institution et la politique scolaires bien sûr, mais aussi sur les « valeurs » républicaines et sur l’attirance d’une fraction de la jeunesse pour la radicalisation.

Je remercie UFAL-Info de m’autoriser à reprendre cet entretien, paru dans le numéro 63 du journal.

1. Votre ouvrage Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen vient d’être réédité (Minerve), 30 ans après la première édition. Pour quelles raisons vous a-t-il paru nécessaire, en 1984, d’écrire un livre sur Condorcet ? Pour quelles raisons avez-vous jugé opportun de le rééditer aujourd’hui ? 

CK – Au début des années 80 est apparu de manière institutionnelle le thème de l’adaptation de l’école à la demande sociale – ce que j’appelle « régler l’école sur son extérieur ». On allait « dépoussiérer » un enseignement jugé « ringard » et « élitiste » – à commencer par la réforme des méthodes de lecture, on voit aujourd’hui le résultat! Il fallait « ouvrir l’école sur le monde ». La transmission raisonnée des savoirs était critiquée comme une forme d’oppression et de déni de la créativité de l’enfant. Se répandait une novlangue pédagogique parfois comique – le « référentiel bondissant » est devenu célèbre – on ne parlait pas d’élèves mais d’ « apprenants », l’école devenait « un lieu de vie » et un professeur qui prétendait travailler sans mettre les tables en cercle était accusé de procéder « frontalement ». Une pédagogie officielle s’installait.

J’ai voulu mettre à disposition et réactiver la théorie la plus puissante de l’école républicaine : une pensée nécessaire pour résister et pour faire des propositions. Condorcet montre que l’école de la République devrait se régler sur son intériorité constituée par les savoirs libres et libérateurs. Cette lecture m’a aussi donné le plaisir de découvrir une philosophie complète.

Au moment de sa première publication, le livre a circulé de manière discrète, tant la croyance dans le caractère progressiste des « rénovations » adaptatives était répandue : ceux qui s’y opposaient étaient des esprits chagrins. Il a fallu, malheureusement, 30 ans et plusieurs promotions d’écoliers ayant subi les réformes pour que la nocivité de cette politique scolaire obstinée apparaisse clairement. Je pense que la lecture de Condorcet aujourd’hui est d’autant plus utile et opportune.

2. À propos de l’école, et pour un républicain, le nom de « Jules Ferry » était plus évocateur que celui de Condorcet. Partagent-ils la même conception de l’école ? À vos yeux, l’école de Jules Ferry est-elle la réalisation du programme que Condorcet a conçu sous la Révolution française ? 

CK – Les grandes lois scolaires de la fin du XIXe siècle sont une pièce maîtresse de la législation laïque. Cette école de la IIIe République avait pour objet principal la transmission de connaissances, on ne badinait pas avec la trilogie élémentaire lire-écrire-compter.

L’école de Jules Ferry a également installé ce que j’appelle le dépaysement scolaire. L’enfant devient élève lorsqu’il est placé dans un espace critique où les seules autorités sont la raison et l’expérience, où il est considéré pour lui-même et non comme « fils, fille de… » ou « originaire de… ». L’école offre une double vie à l’élève. Même si on rendait pendant l’été les petits paysans aux travaux agricoles, l’école les soustrayait périodiquement et momentanément à leur environnement, mais n’effectuait en cela aucun rapt.

À d’autres égards, l’école de Jules Ferry reste en deçà du programme de Condorcet. L’école selon Condorcet est mixte ; il expose dans son Premier mémoire sur l’instruction publique que les femmes ont les mêmes droits que les hommes, et que le savoir est de même nature pour eux et pour elles. L’école de la IIIe République sépare filles et garçons et introduit dans leur instruction des éléments de différenciation correspondant aux rôles sexuels sociaux de l’époque. Autre point de divergence : avant la première guerre mondiale, l’école a été un outil d’embrigadement, l’esprit revanchard allait au-delà du patriotisme. L’école pensée par Condorcet est étrangère à cette dimension, que Condorcet aurait considérée comme une « religion civile ».

3. La principale finalité des réformes actuellement mises en œuvre consiste moins à « mettre l’enfant au coeur du système » qu’à substituer à la notion de savoir celle de compétence. Une telle substitution paraît à certains anodine. D’autres s’en réjouissent, considérant que la seconde est moins abstraite que la première et que l’acquisition de compétences prépare davantage les élèves à leur future vie professionnelle. Partagez-vous cette analyse ?

CK – Il est nécessaire de mettre en œuvre les éléments du savoir dans des situations, des problèmes particuliers – par exemple il ne suffit pas de savoir la table de multiplication, il faut savoir aussi quand il faut faire une multiplication. On peut appeler « compétence » cette capacité à mobiliser des éléments qui ont été compris. Mais cela s’enseigne en même temps que les contenus, c’est indissociable.

Si l’on sépare la notion de compétence du rapport substantiel avec un véritable contenu de savoir, on va vers une forme de mutilation des esprits : c’est là qu’on peut parler d’abstraction ! Je sais me débrouiller pour regarder dans un moteur, repérer les pièces principales, voir si une durite fuit, mais si je n’ai pas vraiment compris le principe du moteur ma « compétence » est limitée et risque de devenir très vite obsolète. Il est donc prioritaire de s’interroger sur ce qui est fondamentalement libérateur à long terme et non sur ce dont on pense avoir besoin à tel ou tel moment. C’est pourquoi la notion de programme est constitutive d’une école libératrice : les programmes présentent les objets du savoir par champs disciplinaires dans un ordre raisonné d’intelligibilité. La « compétence » s’arrête à une conception instrumentale. Mais quand on acquiert des éléments, si rudimentaires soient-ils, non seulement cela permet une mise en œuvre, mais c’est une base pour aller plus loin.

Derrière la notion de compétence, il y a une conception comportementaliste. Que penser d’une école qui se contenterait de mener les élèves sur le chemin de la « débrouillardise », qui leur épargnerait l’élargissement auquel tout esprit humain a droit en les limitant à « savoir faire telles ou telles opérations » ou pire à « savoir adopter un comportement social adéquat » ? On n’a pas le droit de « former » un être humain si on ne l’a pas d’abord instruit ou tout au moins si on ne se soucie pas de l’instruire tout en le formant, de sorte qu’il puisse voir au-delà.

4. Depuis les attentats de janvier dernier, la République a de nouveau le vent en poupe : le Ministère de l’Éducation nationale a annoncé une mobilisation autour des valeurs républicaines, a institué à tous les niveaux un enseignement moral et civique, a constitué une « réserve citoyenne » pour faire la promotion des valeurs de la République. Faut-il se réjouir de ces décisions ? La République doit-elle exiger des citoyens qu’ils connaissent et partagent des valeurs ?

CK – Cela répond à un souci que l’on peut comprendre. Mais une école qui instruit vraiment se garde d’inculquer une sorte de religion civile. Le prêchi-prêcha me semble peu approprié, et même il peut devenir contre-productif. L’idée de « valeur » est fragile : on croit à des valeurs, et on peut changer de croyance si on rencontre une parole plus forte, un gourou. Ce qui importe c’est d’avoir des principes solides qui ne vacillent pas à la moindre objection. Il faut donc comprendre en quoi les principes républicains sont fondés, en quoi ils sont à la fois protecteurs et libérateurs, pour être à même de les défendre, et aussi éventuellement de les améliorer.Un enseignement moral et civique ne confond pas instruction et prédication.

On peut aborder la morale très tôt, par des exemples simples, des histoires, et plus tard on peut accéder à l’énoncé plus abstrait des principes. Mais je pense que la morale à l’école consiste avant tout à installer les élèves dans un climat de sérénité, à rendre possible l’enseignement lui-même. On ne hurle pas dans les couloirs, on ne se vautre pas sur les tables, on ne prend pas la parole n’importe comment pour dire n’importe quoi, on se concentre, on réfléchit. C’est par des choses aussi simples que commence le respect des autres et de soi-même. Lorsqu’un élève, dans le calme, comprend une règle de grammaire, une opération d’arithmétique, il se sent fort et libre sans nuire à personne, et il comprend aussi que tout autre est capable de la même chose : en même temps que sa propre liberté, il découvre vraiment le concept d’autrui.

5. Des politiques et des intellectuels considèrent que l’Etat ne peut lutter efficacement contre la radicalisation s’il n’a pas les moyens de contrôler les religions, plus particulièrement l’islam. On entend dire ici et là qu’il faudrait, en ce sens, toiletter la loi de 1905. Vous avez écrit deux ouvrages sur la laïcité (Qu’est-ce que la laïcité ? et Penser la laïcité). Que répondez-vous à ce discours ? 

CK – Ces tentatives proposent tout simplement d’abolir la laïcité en la sacrifiant sur l’autel du radicalisme terroriste. Elles tournent en ce moment autour de deux thèmes : le financement public des cultes, et l’idée d’un « contrat » qu’il faudrait proposer aux communautés religieuses – notamment l’islam qu’on s’acharne à fétichiser sous sa forme la plus rétrograde.

Financer des édifices cultuels avec l’argent public serait faire de la liberté de culte un droit-créance, ce qu’elle n’est pas. Il faudrait pour cela considérer les religions comme étant d’utilité publique, ce qui reste à prouver. On placerait la liberté de culte au-dessus de la liberté de conscience, et on introduirait une distinction entre croyants et non-croyants. Selon un sondage Sociovision de novembre 2014, ceux qui en France pratiquent un culte sont 10% et ceux qui se déclarent indifférents à toute religion sont près de 40% : ce sont des estimations à méditer. On avance que certaines mosquées sont financées par l’étranger et qu’un financement public y remédierait. Cet argument ne tient pas la route : en quoi un cadeau public empêcherait-il les cadeaux privés ?

Quant à l’idée de contrat, elle est impertinente. Il n’y a pas de contrat entre la République française et les citoyens : ce sont les citoyens, par l’intermédiaire de leurs représentants élus, qui font les lois. À plus forte raison ne peut-il y avoir de contrat entre la République et une portion des citoyens (définie sur quel critère : religieux, ethnique?). La République n’est pas un deal avec tel ou tel groupe, elle n’achète pas l’observance des lois. Un tel « contrat » ouvrirait la porte à la reconnaissance politique de communautés, et négligerait ceux qui ne se réclament d’aucune appartenance. 

6. Les Français ont découvert, au moment des attentats, qu’une fraction de la jeunesse était tentée par « l’aventure djihadiste ». Certains commentateurs ont avancé l’hypothèse selon laquelle un certain attrait pour l’héroïsme était l’une des causes de leur départ en Syrie. La notion d’héroïsme n’est pas étrangère aux recherches que vous avez faites dans le champ de l’esthétique et plus particulièrement de l’esthétique classique. Que pensez-vous de cette hypothèse ? Vous paraît-elle fondée ? ​

CK – On ne peut pas exclure cette dimension, surtout quand on a enseigné pendant 37 ans à des grands adolescents et à des jeunes adultes. C’est l’âge héroïque et du sublime où on est capable d’aller jusqu’à l’irréparable pour une cause que l’on croit supérieure à toute autre considération. Le problème n’est pas de s’enflammer, mais de respecter les limites au-delà desquelles on bascule dans le crime et le délit. Le théâtre de Corneille montre la symétrie entre les « grandes vertus » et les « grands crimes », et pose le problème. Le héros cornélien subordonne toutes ses passions à une passion dominante, pour le meilleur ou pour le pire. Ce n’est pas en se détournant de telles questions ni en faisant une morale de la tiédeur à des jeunes subjugués par des gourous et des vidéos fascinantes qu’on les fait basculer du côté du meilleur : il leur faut des raisons solides aptes à tenir tête à tous les sortilèges, il faut qu’ils puissent travailler leurs passions en raison.

Si l’école républicaine n’est pas capable d’engager ces jeunes esprits souvent raffinés et toujours curieux sur la voie de la rationalité critique, de leur montrer que l’exercice de la raison n’est pas pantouflard et ne se réduit pas à pianoter sur une calculette, mais qu’il a su affronter, dans de très grands textes et par de pénibles découvertes, les questions les plus problématiques et les plus hautes que les hommes se sont posées depuis des millénaires, alors cette école abandonne les esprits aux charlatans, elle suscite une soumission qui se prend pour une liberté. Si elle prend peur devant la soif d’élévation et qu’elle l’étouffe avec de la « proximité » et des « compétences », elle dégoûte les esprits qui peuvent alors se tourner vers des sirènes dont la voix est plus forte qu’un appel aux bons sentiments.

Donc à votre question, je ferai une réponse lacunaire : il faut lire Corneille et les grands textes littéraires ; il faut faire des mathématiques – celles qui démontrent et qui pour cela envoient promener les évidences – ; il faut rétablir les sciences dans leur dimension polémique et critique ; il faut rappeler en quoi le moindre geste technique contient des années et parfois des millénaires de savoir ; il faut lire les grands philosophes ; il faut écouter des musiques qui ne sont pas des narcotiques mais qui font de l’oreille un organe pensif. Il faut des nourritures fortes qui élèvent sans nuire, qui mettent les esprits debout. Mais pour porter et expliquer ces nourritures, il faut aussi des professeurs qui soient des intellectuels reconnus comme tels et fiers de l’être, et non des gentils animateurs.

© UFAL-Info, 2016.

  1. journal d’information de l’Union des familles laïques []

La laïcité comme respiration

« Approche philosophique : la laïcité comme respiration », article de CK paru dans le n° 455 de la revue L’ENA Hors les murs (octobre-novembre 2015), au sein d’un dossier très consistant (pas moins de 26 contributions) intitulé « La laïcité aujourd’hui », coordonné et présenté par Jean-Christophe Gracia.

Passage mis en exergue par la rédaction :

La laïcité comme régime politique est une cible éminente pour les visées intégristes parce qu’elle installe une respiration dans l’articulation entre l’association politique et la société civile. Elle est de ce fait le point de résistance le plus puissant pour se prémunir de ces visées – à condition de ne pas renoncer à cette puissance par des assouplissements ou un durcissement qui la ruinent.

L’ENA Hors les murs est la revue de l’Association des anciens élèves de l’Ecole nationale d’administration.

Nouvelle édition de « Condorcet l’instruction publique et la naissance du citoyen »

En librairie à partir du 22 octobre

Publication le 22 octobre 2015 de la troisième édition, revue et augmentée, de Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen (Paris : Minerve, 2015).

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Extrait de l’Avant-propos de 2015 : 

Ce livre est le fruit de la colère qui me saisit, au début des années 80 et alors que j’exerçais dans l’enseignement secondaire, au moment de la mise en place de la politique dite de « rénovation » de l’école publique. Il n’était question que d’« ouvrir » l’école jugée trop élitiste pour en faire un « lieu de vie » libéré du « carcan » disciplinaire. Naïvement je pensais qu’une politique scolaire « de gauche » (François Mitterrand entamait alors son premier septennat) devait, à son niveau et selon son champ de compétence, s’efforcer de lutter contre les inégalités sociales par la mise en place d’une école exigeante dont la mission principale est d’instruire, sans concession et sans faiblesse, et de mettre chacun, quelle que soit sa condition sociale, en état de se saisir de sa propre autorité et d’atteindre le maximum dont il est capable. Cela ne peut pas se faire si on s’acharne, comme on le fait depuis trente ans, à renvoyer sans cesse l’école à autre chose qu’elle-même sous prétexte d’ouverture et à dénigrer la transmission des savoirs, à l’assiéger de demandes et à la saupoudrer de ce qui n’a plus rien à voir avec des programmes, lesquels doivent se poser la question des éléments du savoir et de leur progressivité libératrice et non celle d’un « socle commun ».

Table des matières 

Avant-propos de 2015

Préface de Jean-Claude Milner

Chapitre premier : Les cercles et les paradoxes

  • 1. Un paradoxe cartésien
  • 2. Les cercles
  • 3. Le système

Chapitre II : Il n’y a pas de raison pratique

  • 1. La raison est-elle la chose la plus bête du monde ?
  • 2. L’équivocité du terme de « raison » : Kant et Condorcet
  • 3. L’ignorant n’a ni lois, ni moeurs, ni liberté
  • 4. La justice prouvée par le calcul

Chapitre III : Obscurantisme ou progrès

  • 1. L’option républicaine éclairée
  • 2. La condamnation au progrès
  • 3. Le modèle du savoir

Chapitre IV : L’individu, la société civile, l’État

  • 1. Les défricheurs
  • 2. Les diffuseurs
  • 3. Le défi du citoyen

Chapitre V : Le cercle de l’institution : une machine paradoxale

  • 1. L’appareil juridique et ses difficultés
  • 2. L’objection de l’autodidacte .
  • 3. L’Instruction, le Pouvoir et la Loi

Chapitre VI : L’aporie de l’égalité

  • 1. Faire l’omelette sans casser les œufs
  • 2. Le western et la salle de classe
  • 3. Autarcie intellectuelle et autonomie intellectuelle

Chapitre VII : Le contrat des lumières

  • 1. Qui ?
  • 2. Qu’est-ce qu’un savoir élémentaire ?
  • 3. Une conception intellectuelle et philosophique de l’instruction

Chapitre VIII : Le droit à l’excellence :un peuple de souverains

  • 1. Jusqu’où ? Éducation et instruction
  • 2. Une éthique cartésienne
  • 3. Le citoyen, un universel singulier

Conclusion

Annexes

  • I. Deux textes de Condorcet
  • II. Notice biographique

Éléments de bibliographie

Voir sur le site de l’éditeur.

Condorcet, l’instruction publique et la pensée politique

Je propose ce texte au moment où paraît la troisième édition de mon Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen (Paris : Minerve, 2015, nouvelle édition revue, avant-propos de 2015).
Durant la Révolution française, Condorcet construit sa théorie de l’instruction publique parce qu’il s’interroge sur les effets de la liberté politique. Faute de lumières et de pensée réflexive, un peuple souverain s’expose à devenir son propre tyran, et le progrès n’est pour lui qu’un processus d’étouffement : il ne peut être libre que par la rencontre avec les objets du savoir désintéressé formant l’humaine encyclopédie. Il appartient à la puissance publique d’organiser cette rencontre afin que chacun puisse se soustraire à l’autorité d’autrui et s’engage sur le chemin de sa propre perfectibilité. L’égalité prend alors sa forme la plus accomplie : l’excellence et la distinction des talents.

Pourquoi s’intéresser à Condorcet théoricien de l’instruction publique ? Quelles sont les grandes lignes de cette pensée ?

L’origine de l’intérêt que je porte à Condorcet théoricien remonte aux projets de réforme de l’école à la fin des années 70, début des années 80. L’esprit de ces projets, qui irrigue une sempiternelle « réforme », n’a guère changé : il s’agit toujours d’aligner l’école sur un modèle « libéral », c’est-à-dire de la soumettre à son extériorité en lui demandant de se fondre dans « la société ». Les discours qui sous-tendent ces tentatives sont connus : thématique de l' »ouverture de l’école sur le monde », du « lieu de vie », transformation des parents en lobbies de consommateurs, particularisation et mise en concurrence des établissements publics par le biais de « projets spécifiques », substitution de la notion d’objectif à celle de programme, effacement de l’autorité épistémologique (les professeurs ont d’avance toujours tort s’agissant des passages de classe), effacement de la notion de loi commune au profit d’une négociation incessante de toute discipline avec les élèves, sacralisation de la pédagogie dite d’éveil.

La différence avec l’époque dont je parle est qu’à présent l’école réformée existe bel et bien, et que c’est d’elle, et non de l’école de Jules Ferry, que l’on parle lorsqu’on dit que l’école va mal : le résultat consternant de ces réformes est connu.

Mon propos était fondé sur une indignation qui persiste, et une autre source d’indignation vient se joindre à celles que je viens d’évoquer : c’est la manière dont est présentée la notion d' »éducation à la citoyenneté », tout ce prêchi-prêcha vient s’ajouter aux obstacles qui retardent et empêchent le moment d’enseigner. En outre, la plupart des mesures qui sont montées en épingle sont aux antipodes du concept de citoyen, car elles s’appuient sur des activités « de proximité » (rendre visite aux malades, aux vieillards, organiser des actions de type humanitaire). Tout cela procède d’une confusion entre le lien social et le lien politique, entre la société et la cité, entre le prochain et le citoyen. L’école ne se borne pas à socialiser (car tout milieu le fait, y compris le milieu maffieux) ; elle doit encore civiliser et moraliser, et pour cela un minimum d’éloignement et d’accès à la conceptualisation sont nécessaires. Le citoyen ne dérive pas directement d’un mouvement d’identification au prochain : on ne formera jamais alors qu’une communauté, et non une cité. Même si l’idée du prochain prépare le concept du citoyen et y dispose, elle ne le fonde pas.  Car c’est proposer une morale mesquine et même dangereuse de croire que l’identification au prochain assoit le lien politique et que la pitié est son moteur principal : comme si la faiblesse de l’autre à laquelle on est invité à s’identifier était le seul fondement de la fraternité et de la solidarité.

La théorie de l’instruction publique élaborée par Condorcet est diamétralement opposée à cette conception adaptative et néo-libérale de l’école, à cette conception sentimentaliste du citoyen ; elle ne fait pas non plus de la faiblesse et de l’identification à la faiblesse le ressort de la fraternité par une égalisation négatrice des talents : c’est une théorie républicaine moderne.

Mon propos est ici borné au concept d’école en tant qu’institution publique, c’est-à-dire comme liée organiquement à cette forme de souveraineté politique qu’est la république moderne. Cela m’amènera donc à parler des fondements philosophiques du concept d’instruction publique, tel qu’il s’est construit en France au moment de la Révolution française, ce qui renvoie finalement à la théorie élaborée par Condorcet dans ses Cinq Mémoires sur l’instruction publique et dans son Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique.

L’école pensée par Condorcet n’a pas été construite. Par certains de ses aspects, l’œuvre scolaire de la IIIe République s’en inspire, mais bien d’autres points l’en éloignent ; dans l’ensemble, Condorcet est beaucoup plus progressiste. Il s’agit donc d’une idée ; cette idée a été pensée avec beaucoup de soin, de cohérence et de profondeur ; elle a fait l’objet d’un projet de loi très précis1. À quoi peut bien servir une idée ? À penser. À juger, à se faire une idée de ce qui a été fait, de ce qui pourrait se faire.

L’originalité de Condorcet est de montrer que la constitution du corps politique républicain ne peut pas faire l’économie de la question du savoir dans sa relation singulière à chaque citoyen.

Le concept d’instruction publique a pour fonction philosophique d’assurer l’articulation entre la souveraineté populaire et la légitimité des décisions issues de cette souveraineté. Il s’agit bien de l’instruction en ce sens que la question de l’erreur y est décisive.

Trois idées accompagnent continuellement cette théorie de l’instruction publique :

  1. Aucune réalité sociale n’a par elle-même de légitimité et ne peut se présenter comme fin politique. Il faut à une collectivité humaine quelque raison plus forte que sa propre existence de fait pour s’arroger le droit de faire des lois et d’être obéie.
  2. Le seul motif légitime pour lequel on puisse exiger l’obéissance et la soumission d’un être humain devant une décision est la probabilité qu’a cette décision d’être nécessaire et d’être vraie. Cette probabilité doit et peut s’établir. Aucun homme ne peut être tenu par une erreur.
  3. L’évitement de l’erreur étant la condition essentielle de la liberté, il est nécessaire d’instruire chacun. Ce qui soulève la question : de quoi faut-il instruire, dont dépend la question : comment instruire ?

À proprement parler, Condorcet n’a inventé que la seconde de ces propositions, mais il est le seul à les avoir combinées toutes les trois afin de construire la théorie de l’instruction publique.

La théorie de l’instruction publique s’articule en trois moments :

  1. Un ensemble de propositions fondamentales renvoie à la relation entre les lumières et la liberté. Le socle philosophique qui soutient le concept d’instruction publique est une théorie de la souveraineté. C’est la réponse à la question : « pourquoi faut-il instruire et de quoi ? »
  2. Un ensemble de propositions constitutives forme le corps même de la théorie de l’instruction publique. C’est la réponse à la question : « pourquoi l’école doit-elle être un organe de l’État ? »
  3. Se déduit alors un ensemble de propositions conséquentes sur la manière d’enseigner (ce que nous appellerions « pédagogie »). Je m’efforcerai d’en déduire quelques-unes et de montrer que, bien souvent, les questions pédagogiques cachent des questions politiques.

 

Fondements philosophiques ou questions préalables

Il y a deux questions fondamentales et préalables : d’abord une théorie de la souveraineté dans son rapport aux lumières, ensuite la question de la nature et du modèle du savoir. Cela peut se résumer ainsi : s’il faut être éclairé pour devenir son propre maître, doit-on pour autant conclure que tout savoir est éclairant ?

Une théorie de la souveraineté

Condorcet part de la question philosophique inaugurale2 : de quel droit une décision peut-elle exiger la soumission ? de quel droit un homme ou un groupe d’hommes peut-il faire la loi ?

En elle-même, aucune volonté ne peut se prétendre légitime, et il n’y a aucune raison pour que je place mon sort entre les mains d’autrui, fût-il un dieu, un prince ou un peuple. L’argument est simple, mais imparable : personne n’étant à l’abri de l’erreur, nul ne détient une légitimité d’essence au nom de laquelle il pourrait m’imposer des décisions fausses ou superflues.

Alors, à supposer que je doive obéir à une autorité, il faudrait que celle-ci puisse non pas prouver qu’elle a raison, ce qui est presque toujours impossible en matière de décision politique, mais prouver que, pour chaque décision, elle s’est donné toutes les garanties, toutes les précautions qui étaient accessibles (au moment de la prise de décision) pour éviter l’erreur3.

Mais pourquoi faudrait-il obéir à une autorité ?

Il faut à cet effet pouvoir démontrer qu’il existe des objets sur lesquels les lois (un accord commun) sont nécessaires : des objets sur lesquels il est impossible de laisser chacun agir à sa fantaisie.

Il faut donc déterminer les objets des lois :

  • ce sur quoi il y a nécessité de faire des lois ;
  • ce qui laisse intact le reste : ce sur quoi on n’a pas le droit de faire des lois.

Il faut ensuite faire les lois elles-mêmes.

Cela suppose la formation d’un corps politique, et non d’une simple collection de volontés particulières qui se croirait autorisée à réglementer n’importe quoi.

On ne doit donc pas confondre :

  • Un ensemble d’esprits rationnels qui se posent la question de l’objet et des limites de la loi, du champ d’application de la loi: un tel ensemble se constitue en corps, il n’est pas donné, il n’existe que parce qu’il se pose la question. Sa légitimité tient à l’ordre rationnel de cette question.
  • Une collection de spontanéités qui se croira autorisée, au nom même de l’existence du groupe (au nom du fait, et non pas du droit), à imposer un mode de vie, des croyances, une conformité sociale.

Il y a bien des différences entre corps politique et société.

Le corps politique suppose un détour par l’abstraction raisonnée, et la réflexion sur l’erreur: il ne peut se former que par la réunion d’esprits qui consentent à ce détour.

On voit alors se mettre en place trois exigences :

  1. Personne a priori ne peut être exclu du corps politique – puisque tous, par définition, sont des êtres rationnels.
  2. Il faut essayer d’éviter la spontanéité des volontés et les arracher autant que possible à leurs particularités (appartenances de groupes, intérêts de communautés particulières) : éviter toute conduite qui serait de l’ordre de l’immédiateté, qui substituerait le social au politique.
  3. Il faut que les décisions évitent autant que possible l’erreur.

Au terme d’une analyse complexe, Condorcet parvient à montrer que la délégation temporaire à suffrage universel (assemblée de représentants) est la seule forme permettant de conjuguer les trois paramètres que je viens d’énumérer. Cette forme n’exclut personne. Elle évite le dérapage vers la démocratie directe aussi bien que vers la permanence d’une technocratie. Mais comment peut-elle éviter l’erreur ?

Cela suppose des conditions.

Les conditions de fonctionnement de la délégation

Outre celles que Condorcet trouve entièrement constituées par les grandes théories politiques qui le précèdent4, il en met en place deux autres.

1- La première est mathématique. Le recours au suffrage est nécessaire, aussi bien pour la formation que pour le fonctionnement des assemblées. Mais il peut, par sa forme même, contenir des causes d’erreur : ce sont les célèbres paradoxes du scrutin ; ils ne sont pas toujours susceptibles de solution, mais il faut au moins les connaître afin de les éviter. Conjointement, Condorcet développe la théorie du motif de croire et celle de l’exigence de pluralité5.

« On sait que dans la vie il existe des circonstances où la plus petite probabilité suffit pour déterminer à faire telle action, ou telle autre, plutôt que de rester sans agir ; et qu’il en est d’autres où l’on ne doit pas se déterminer, soit pour agir, soit pour l’une des deux actions proposées, à moins d’avoir une très grande probabilité qu’on ne s’exposera point à un grand danger, qu’on ne portera aucune atteinte aux droits d’autrui.

Ainsi, quand un homme se soumet à la décision d’un autre, il a droit d’exiger que, dans certains cas, elle ait une très grande probabilité ; et dans d’autres, il doit se contenter qu’elle soit seulement plus probable que l’opinion contraire… »6.

Toute décision doit donc être proportionnée dans sa forme à la nature de son objet : c’est le concept d’exigence de pluralité. Dès 17857, Condorcet se fonde sur un argument analogue pour récuser la peine de mort dans son principe même : celle-ci, du fait de sa nature, exigerait une procédure absolument certaine, ce qui est impossible.

2 – Mais, à supposer que les conditions formelles soient toutes satisfaites, un problème demeure : si les votants sont aveugles, la décision restera imbécile, faute d’être éclairée et faute de se donner les meilleures chances d’éviter l’erreur. C’est donc ici que la nécessité des lumières apparaît comme condition de la liberté ; il faut instruire. Les conditions mathématiques ne suffisent pas, il faut leur ajouter, si j’ose m’exprimer ainsi, des conditions transcendantales : l’homo suffragans doit être un homo cogitans8.

Ainsi, nous avons répondu à la première partie de la question préalable : pourquoi faut-il instruire ? Pour ne pas tomber dans l’esclavage, danger auquel un peuple souverain est exposé de manière particulière, puisqu’il peut devenir son propre tyran.

Tout savoir est-il libérateur ?

Que l’instruction soit nécessaire est une conclusion correcte, mais trop large ; car tout savoir n’est pas libérateur.

Il existe des savoirs clos, qui enferment un homme dans le cercle étroit des utilités immédiates, par exemple les savoir-faire empiriques qui transmettent des recettes. D’autres s’appuient sur une révélation, un « crois-moi sur parole » : les modèles cléricaux font obstacle à l’autonomie de la raison, ce sont des modèles paralysants et inégalitaires. D’autres enfin se proposent ouvertement la manipulation, ce sont les vieilles techniques rhétoriques et sophistiques auxquelles les modernes « techniques de communication » n’ont rien à envier.

Lier l’instruction à la liberté suppose le choix des lumières, modèle ouvert et raisonné qui satisfait deux exigences.

1 – Une exigence épistémologique et réelle. Il existe des dispositifs intellectuels dont le pouvoir explicatif est plus grand que d’autres, et qui sont plus propres à faire face aux développements inéluctables d’un progrès aveugle. Incarnées par la trilogie Galilée / Bacon / Descartes9, la science et la philosophie classiques mettent en place un tel dispositif, qui peut se résumer dans le concept d’ordre raisonné dont s’inspire l’Encyclopédie.

« L’ordre consiste en cela seulement que les choses qui sont proposées les premières sont connues sans l’aide des suivantes, et celles qui sont proposées les suivantes doivent être connues à l’aide des seules qui les précèdent »10

En se développant, l’humanité découvre sans cesse de nouveaux procédés, la masse des vérités s’accroît. Mais cette masse risque de se retourner contre ceux-là mêmes qui en bénéficient, s’ils n’en maîtrisent ni les raisons ni les effets. L’analyse que Condorcet fait du progrès11 se confirme chaque jour sous nos yeux ; désertification, pollution, etc. : toutes sortes de catastrophes suivent de l’usage sauvage des « techniques avancées ». Contrairement à un tenace préjugé d’origine rousseauiste12, la responsabilité n’en échoit pas aux lumières, mais à leur défaut.

« …ce n’est pas l’accroissement des lumières, mais leur décadence qui a produit les vices des peuples policés ; et […] enfin, loin de jamais corrompre les hommes, les lumières les ont adoucis, lorsqu’elles n’ont pu les corriger ou les changer. »13

Il faut qu’un progrès volontaire et réfléchi de la pensée prévienne le progrès aveugle et mécanique des choses et des usages. Le modèle raisonné et théorique du savoir, qui rend les phénomènes intelligibles en les ramenant à leurs éléments et à leurs principes, donne à l’humanité la force intellectuelle pour dominer l’énorme masse des vérités susceptible de l’écraser.

Éclairer avant d’appliquer ou de manipuler, exercer sa raison en toutes circonstances avant de songer à l’efficacité : tel est le programme proposé par les lumières. Aussi l’obsession de l’utilité immédiate est-elle une très mauvaise politique ; elle mutile les esprits en les rendant incapables de maîtriser leurs propres techniques. C’est pourquoi Condorcet fera de l’enseignement technique un enseignement général, c’est-à-dire un enseignement qui procède par principes

« Si on enseigne une science comme étant la base d’une profession, il est inutile d’arrêter les élèves sur la partie pratique de cette science, parce que l’exercice de la profession à laquelle on les destine conservera, augmentera même l’habitude nécessaire à cette pratique; mais si on ne veut pas qu’elle devienne une routine, il faudra dans l’éducation insister beaucoup sur les principes de théorie que, sans cela, ils seraient exposés à oublier bientôt. »14.

2- Une exigence juridique : trouver une forme de savoir permettant à celui qui s’en instruit d’échapper à l’asservissement intellectuel. C’est à quoi répond encore l’ordre des raisons. Et même s’il n’enseigne pas tout (ce qui est du reste impossible), il enseigne à juger en remontant aux principes du jugement. C’est ainsi que Condorcet définit le concept de savoir élémentaire scolaire :

« En formant le plan de ces études, comme si elles devaient être les seules, et pour qu’elles suffisent à la généralité des citoyens, on les a cependant combinées de manière qu’elles puissent servir de base à des études plus prolongées, et que rien du temps employé à les suivre ne soit perdu pour le reste de l’instruction. »15

Le savoir scolaire ne reflète donc pas l’ordre réel et historique des découvertes ; il reconstitue après coup l’ordre fictif qui va de l’élémentaire au dérivé. La leçon des choses, obscure et confuse, s’efface devant le schéma du tableau noir, clair et distinct : le monde concret s’éclaire par le monde invisible des concepts.

En faisant le détour par le concept de lumières, l’instruction publique installe chaque sujet dans un rapport au savoir qui est d’intellectualité et de liberté. Une telle élévation de pensée, qui traite les enfants du peuple à une hauteur convenable, deviendra par la suite caractéristique du rapport des Français à leur École, et elle doit faire honte aux zélateurs d’une école « collée aux besoins, aux réalités locales, professionnelles, économiques ».

Le problème soulevé par ce concept de savoir scolaire est celui de la proportion entre d’une part l’idéal d’un savoir minimum satisfaisant à l’ensemble des exigences et de l’autre l’extension réelle de l’ensemble des Lumières à un moment donné. Un écart assez faible de connaissance entre deux hommes peut engendrer l’asservissement (savoir lire / ne pas savoir lire), alors qu’un écart très grand peut n’avoir que des conséquences négligeables en un état donné du savoir (le simple maître d’école qui connaît les éléments des mathématiques n’est pas asservi par le génie d’un d’Alembert).

Nous voici parvenus au terme de la question préalable : il faut instruire pour être libre, et faire choix d’un modèle raisonné et ouvert du savoir.

 

Les propositions constitutives. Le concept d’école publique

Modèle civil et modèle juridique

Il est donc nécessaire d’instruire, mais pourquoi confier l’instruction à la machine de l’État ? Il reste à établir le concept d’une école liée organiquement à l’institution républicaine.

La pensée spontanée donne la préférence à une conception civile de l’école. Le contact nécessaire entre la masse de la population et l’instruction pourrait être assuré par des « services », dus pour la plupart à l’initiative privée ou à celle des collectivités locales, initiative éventuellement encouragée et subventionnée par la puissance publique, mais qui n’interviendrait qu’à titre de partenaire. On aurait alors affaire effectivement à un modèle civil, éclaté, décentralisé, l’ensemble étant soumis à un marché réglé par la demande des usagers et les capacités locales, par opposition à un service public à part entière.

Ce modèle libéral, si on y pense bien, propose un réseau unique d’enseignement au sein duquel les établissements sont concurrents ; on verra plus tard que l’existence d’un réseau public installe une forme de concurrence beaucoup plus exigeante.

Une telle organisation, outre qu’elle compte sur la bonne volonté des agents sociaux, présente des défauts importants : dispersion, gaspillage, soumission aux intérêts particuliers et immédiats, utilitarisme étroit, inégalité géographique et sociale. Mais son défaut le plus grave vient de ce qu’elle raisonne uniquement en termes de société, et non en termes de droit de chacun : elle ne voit que des volontés particulières ou des collections de volontés particulières (celle du village, du groupe socioprofessionnel, de la région …) et demeure aveugle à la volonté générale, celle du citoyen pris abstraitement. On dirait aujourd’hui : c’est une conception qui se règle sur les sondages, sur une arithmétique sociale, et non pas sur le droit.

Or, s’en remettre au dynamisme de la société civile reviendrait à installer l’inégalité de principe : inégalité épistémologique, car des pans entiers du savoir seraient condamnés sous prétexte d’inutilité ; inégalité juridique, puisque les « services », dépendant des données locales et des conjonctures économiques, n’auraient pas d’homogénéité territoriale : un citoyen pourrait n’avoir pas les mêmes droits qu’un autre selon son lieu de naissance.

Il ne suffit donc pas de s’adresser à tous de façon statistique ; il faut s’adresser à tous de façon universelle, c’est-à-dire à chacun. Il y a bien de la différence entre l’ensemble social et le corps politique. Il faut se donner la singularité du citoyen et non pas l’ensemble de « la population » : il suffirait qu’un seul citoyen soit négligé pour que le corps entier de la nation soit opprimé. Curieusement – à nos yeux en tout cas – Condorcet ne conclut nullement à l’obligation scolaire : il suffit pour lui, qui raisonne en termes juridiques très stricts, que personne ne puisse se plaindre d’avoir été négligé du fait de la puissance publique.

Voilà pourquoi l’instruction relève du politique (pris au sens de l’organisation de la cité) et non du social. Parce que l’instruction est liberté publique nécessaire à l’exercice de la souveraineté, et non liberté privée, il appartient à la puissance publique d’en garantir l’homogénéité, le développement et la protection. Faisant expressément partie des « combinaisons pour assurer la liberté16« , l’instruction sera donc une institution organique, une institution forte et territorialement homogène. Projets d’établissement et fermetures d’école sont diamétralement opposés à cette idée17.

Machine ou machination ?

Mais ce modèle de l’institution organique recèle un obstacle redoutable : si la machine dégénérait en machination, et se transformait en embrigadement d’État ? Condorcet formule lui-même ce scrupule avec toute l’ampleur possible :

« En général, tout pouvoir, de quelque nature qu’il soit, en quelques mains qu’il ait été remis, de quelque manière qu’il ait été conféré, est toujours ennemi des lumières »18.

La solution est paradoxale : c’est précisément en protégeant l’instruction par la loi qu’on pourra la rendre indépendante des pouvoirs. Il faut donc mettre l’instruction à l’abri des groupes de pression, y compris celui que forme le gouvernement de la République.

A cet effet, trois espèces de dispositions seront prises.

1 – Mettre les savoirs et leurs agents autant que possible à l’abri des pouvoirs (qu’ils soient civils, politiques, religieux, économiques). La question apparaît clairement au niveau du recrutement des maîtres. Ceux-ci ne sauraient être choisis sur les critères politiques ou idéologiques, cela va de soi, mais -et cela mérite réflexion- on ne peut pas non plus les nommer sur des critères exclusivement psychologiques, sociaux ou pédagogiques, ou sur des critères d’exigence purement locale19.

Les critères de compétence dans la discipline enseignée seront privilégiés ; ils sont du reste les seuls retenus par Condorcet pour l’enseignement secondaire et supérieur. Condorcet imagine un système très complexe de cooptation hiérarchisée, et il trouve même que les concours ne présentent pas assez de garanties.

Une fois nommés, il serait absurde d’assujettir les maîtres à une volonté particulière -pas plus celle de leur propre corporation que celle des parents, des élèves, du groupe influent dans la localité… Ils seront donc fonctionnaires, protégés par leur statut et « jouiront d’un état permanent », responsables individuellement devant la loi.

2- Mais cette mesure entraîne à son tour un problème (c’est une des caractéristiques de la pensée de Condorcet : souvent, une proposition destinée à résoudre une question, produit à son tour une question qu’il faut résoudre). Une fois installés et protégés, de tels fonctionnaires, même individuellement responsables, même rigoureusement contrôlés, seront nécessairement tentés d’abuser de leur position.

Il faut donc mettre les citoyens à l’abri du pouvoir des maîtres. A cet effet, outre les exigences du contrôle légal, une mesure spectaculaire de pédagogie négative règle l’hygiène de l’école publique : il est exclu de recourir à toute autre méthode que raisonnée ou expérimentale. Pédagogie négative : elle laisse aux maîtres la liberté de leurs procédés d’enseignement et d’exposition, mais elle leur interdit comme contraires au droit trois sortes de comportement.

 – On ne peut pas se fonder sur l’affectivité : « enthousiasme », séduction ou terreur relèvent d’un même mépris du caractère essentiellement rationnel de l’enfant. C’est méconnaître en lui le sujet autonome :

« Une fois excité, il [l’enthousiasme] sert l’erreur comme la vérité ; et dès lors il ne sert réellement que l’erreur, parce que, sans lui, la vérité triompherait encore par ses propres forces.
Il faut donc qu’un examen froid et sévère, où la raison seule soit écoutée, précède le moment de l’enthousiasme.
Ainsi, former d’abord la raison, instruire à n’écouter qu’elle, à se défendre de l’enthousiasme qui pourrait l’égarer ou l’obscurcir, et se laisser entraîner ensuite à celui qu’elle approuve ; telle est la marche que prescrit l’intérêt de l’humanité, et le principe sur lequel l’instruction publique doit être combinée.
Il faut, sans doute, parler à l’imagination des enfants ; car il est bon d’exercer cette faculté comme toutes les autres ; mais il serait coupable de vouloir s’en emparer, même en faveur de ce que nous croyons être la vérité. »20

Cela ne signifie nullement que l’affectivité doive être absente de l’enseignement, mais seulement qu’elle ne doit pas en être le moteur.

– On ne peut pas se fonder sur la croyance, ce qui exclut aussi toute religion civile : le rationalisme de Condorcet est directement contraire au culte de la Raison et son juridisme à celui de la Loi.

– On ne peut pas se fonder sur la stricte utilité immédiate : l’enseignement technique n’est pas le lieu d’une servitude professionnelle.

Le principe directeur, on le voit, est la considération que chaque enfant, avant d’être une particularité (ayant un sexe, une origine socioculturelle, peut-être une religion, etc.), est un sujet rationnel et un sujet de droit : l’école doit avoir assez de grandeur et de talent pour écarter tout autre regard sur lui comme discriminatoire et injurieux. L’école n’est pas là pour river un homme à sa réalité empirique, à son origine, à la religion de ses parents, elle n’a pas non plus à inculquer l’amour des lois. Voilà pourquoi Condorcet écarte l’idée d’éducation nationale au profit de celle d’instruction publique, s’opposant en cela à maint autre projet révolutionnaire, comme ceux de Rabaut Saint-Étienne et de Le Peletier de Saint-Fargeau qui se fondent sur une conception communautaire de la nation21. Voilà pourquoi aussi il fonde l’instruction des filles et celle des garçons sur les mêmes principes.

L’instruction se bornera à ce qui peut s’établir par l’autorité de la raison et de l’expérience raisonnée. C’est déjà beaucoup, et il ne faut nullement y voir une forme d’étroitesse ou de scientisme. Cela comprend, outre les disciplines scientifiques (qui sont privilégiées par Condorcet22), l’exercice problématique de la raison (que nous appelons aujourd’hui : philosophie), et aussi les disciplines artistiques, sans oublier l’éducation physique.

3 – Pourtant, même si les deux premières précautions ont été prises, on ne sera pas à l’abri d’un insidieux danger : la machine pourrait, du fait même de son propre poids, devenir inerte et s’assoupir dans une médiocrité générale. Or, il faut cependant s’assurer de la bonne qualité du service public et offrir aux citoyens ce qui se fait de mieux.

À ce risque d’essoufflement, il n’y a pas de parade directe et interne. La loi peut bien demander aux plus savants de recruter les maîtres, mais elle ne peut pas faire en sorte que le niveau du savoir soit toujours au maximum de ce qu’il peut être.

La seule garantie contre une baisse générale de niveau est l’existence d’une concurrence extérieure. Et cela va faire de l’institution qu’est l’instruction publique un cas à part au sein de la machine d’État. En effet, si l’Instruction relève bien de l’organisation républicaine, elle ne saurait faire, comme la Justice ou la Police, l’objet d’un monopole public : la nature même du service qu’elle dispense a besoin du stimulant de la compétition externe.

Il faut donc, non pas que la concurrence joue entre les établissements du réseau public -ce qui serait un retour au modèle civil- mais qu’elle existe entre deux réseaux parfaitement distincts. L’école privée est nécessaire ; elle est pour l’Instruction publique un aiguillon et un censeur naturel :

« Tout citoyen pouvant former librement des établissements d’instruction, il en résulte pour les écoles nationales l’invincible nécessité de se tenir au moins au niveau de ces institutions privées »23.

 

Les propositions conséquentes : du rapport entre le pédagogique et le politique

Au cours de cette seconde partie, j’ai dégagé, chemin faisant, un certain nombre de conséquences quant à l’organisation même de l’enseignement et à la manière d’enseigner. En réalité, ce sont ces conséquences qui m’intéressaient au premier chef, parce que nous y sommes constamment confrontés et que toute politique scolaire est tenue d’avoir une position sur elles. Je suis partie de la critique de la politique scolaire menée depuis un peu plus d’une vingtaine d’années.

Les notions d’équipe pédagogique, de communauté scolaire, de différenciation pédagogique, d’ouverture à l’environnement social culturel économique, l’alibi de la différence sociale et culturelle des élèves érigé en principe de discrimination sous les apparences de bons sentiments, la critique de l’encyclopédisme, la critique de l’abstraction, le culte imbécile du concret, la critique du concept de discipline scolaire, l’idée que l’école est faite pour la société, la confusion entre former et instruire, entre informer et instruire, la manie des sorties qui diluent l’école dans la société civile, le culte des associations qu’il faut inviter, consulter et même faire défiler devant les élèves, la confusion entre la tolérance civile qui s’applique dans la rue et la laïcité stricte applicable à l’espace de la puissance publique, l’idée de recruter les enseignants sur motivation et sur aptitude à travailler ensemble, c’est-à-dire sur leur conformité à une pure opinion pédagogico-politique : tout cela me choque, sans doute parce que je suis professeur de philosophie, mais j’ai voulu savoir si mes raisons étaient seulement liées à la discipline que j’enseigne. En réalité, tous les éléments que je viens d’énumérer s’éclairent parfaitement, à la lumière de la lecture de Condorcet : c’est une politique.

Et derrière les problèmes pédagogiques, la plupart du temps, ce sont des problèmes politiques qui sont posés. Il faut donc, lorsqu’on discute pédagogie, oser aussi discuter politique.

Toutes les mesures auxquelles je viens de faire allusion me semblent se rattacher à une conception civile du système d’instruction, elles sont plus proches du modèle civil que du modèle juridique. Les combattre, c’est s’opposer à une conception de la nation au nom d’une autre conception de la nation : c’est opposer politique à politique.

Les points d’appui du pédagogique

Toutes ces mesures s’autorisent de deux points d’appui, qui sont aujourd’hui considérés comme sacrés. S’en prendre à eux, c’est être un mauvais citoyen, un esprit ringard et malveillant, un inadapté social.

Le premier point d’appui est psychologique, c’est une pseudo-psychologie : la croyance à l’existence de l’enfant et de l’adolescent comme entités consistantes. Sans aller jusqu’à dire que ce sont des idées fausses, on peut du moins clairement établir que ce n’est qu’une hypothèse, contredite par de très grandes théories, non seulement philosophiques (Locke, Hegel par exemple) mais aussi des théories psychologiques, notamment la théorie freudienne. Sur cette question de la prétendue spécificité de l’enfant, on ferait mieux de s’en tenir à quelques notions de bon sens, connues de mémoire d’humanité : une vie régulière, des règles clairement énoncées, des tâches proportionnées aux forces.

Le second point d’appui est sociologique : la population, la ville, la banlieue, le monde rural, l’entreprise, l’environnement, l’origine sociale et ethnique, l’appartenance à une religion, le sexe. Tout ce qui divise l’humanité est invoqué. Cela se justifierait, si cette invocation était destinée à construire l’humanité au-delà de ces divisions, mais c’est tout le contraire : on s’autorise de différences sociales, qui existent toujours et qui sont présentes à l’école, pour les renforcer par des mesures spécifiques de différenciation pédagogique. Au lieu d’interpréter cette différenciation dans le sens d’un renforcement de moyens envers ceux qui en ont le plus besoin, on allège au contraire l’exigence républicaine. Je prends un exemple : l’enseignement de la dissertation. La critique selon laquelle cet enseignement reposait trop souvent sur de l’implicite est parfaitement juste. Il faut donc le rendre explicite, et d’autant plus qu’on a affaire à des élèves qui sont peu familiers de ce genre d’exercice. Or que nous propose-t-on ? De ne plus enseigner la dissertation à ces élèves-là – sous prétexte qu’ils n’y arriveront pas – on nous propose donc de réserver la dissertation à d’autres – ceux qui y arriveront, en vertu de leur origine. C’est un enseignement discriminatoire qui transforme une donnée sociale en destin et en prétexte au cynisme pédagogique. Et qu’on ne vienne pas me dire « les élèves de technique n’ont que faire de la dissertation », car c’est une proposition cynique et injurieuse.

Les points d’appui utilisés par Condorcet sont aux antipodes. Point d’appui juridique : le sujet du droit, c’est lui qui prend place sur les bancs de l’école. Et si j’entre dans ma classe en pensant d’abord à l’origine sociale de celui-ci, aux problèmes familiaux de celle-là, à la religion de cet autre, jamais je ne commence la classe, je m’arrête aux obstacles qu’il faut justement briser. Il faut leur donner de l’air: faire en sorte « que l’enfant venu du fond du désert commence en même temps que ses camarades », comme l’écrit J. Muglioni24 . L’école démocratique ne doit compter que sur elle-même, elle n’a pas le droit de renvoyer les élèves à l’extérieur, elle doit pouvoir aussi offrir une double vie à chaque élève.

Point d’appui épistémologique en second lieu. Les savoirs, la réalité épistémologique, ne peuvent pas être décidés par la loi. Ce n’est pas à la loi de décider qu’il y a de la physique, de la chimie, de la littérature, de l’histoire, etc., elle n’a jamais pu le faire, cela est au-dessus de son autorité. Elle ne peut que reconnaître les savoirs et organiser leur développement et leur enseignement (elle peut aussi leur faire obstacle, mais elle ne change rien, fondamentalement, au savoir pris en lui-même). Dans une république, la loi doit se plier à la réalité épistémologique. Les savoirs ont le droit d’être enseignés parce qu’ils existent et qu’il n’est jamais inutile pour personne de savoir quoi que ce soit. Un bon système d’instruction publique doit proposer la totalité du savoir humain (c’est la fonction de l’Université), et il doit aussi se poser le problème de l’accessibilité raisonnée à cette totalité en termes de liberté et de progressivité (c’est la fonction de l’enseignement élémentaire).

La finalité politique

Des points d’appui, on en vient alors rapidement à la question de la finalité, qui est une question politique.

Une politique scolaire qui se donne pour fin l’adaptation sociale, dont le mot d’ordre est à l’extérieur, dans la conformation aux réalités socio-économiques, c’est une vraie politique, une politique qui se forme une idée préalable et totalisante de la nation. La nation doit être globale, productive, communautaire, elle réclame des citoyens qui vivent ensemble, qui se retroussent les manches, qui ont le culte de la constitution, qui s’unissent dans une religion civile : il faut y pourchasser l’individualiste, particulièrement l’intellectuel. Je ne caricature pas, car cette politique a été parfaitement définie par le débat sur l’instruction publique mené durant la Révolution française. Je renvoie aux Rapports d’hommes aussi opposés par ailleurs que Rabaut Saint Étienne d’une part, Le Peletier et Bouquier de l’autre25. Ils sont d’accord sur une conception ecclésiale de l’objet politique, qui accorde les impératifs du travail et ceux de l’union sacrée.

L’école de Condorcet n’a pas de fin. Elle est finalité sans fin. Le mot d’ordre est que chacun s’y saisisse de sa propre liberté. À cet effet, le détour par l’encyclopédie du savoir raisonné est nécessaire. Un point très important se trouve éclairé ici : la différence entre une pédagogie sur programme (qui propose des objets d’étude, selon un critère de progressivité et de complétude, objets qui s’imposent non pas en vertu d’un impératif social, mais par eux-mêmes et parce qu’il est bon, pour quiconque, de savoir) et une pédagogie sur objectifs (qui propose une conformité, selon l’idée que l’on se fait de la société, selon l’idée que l’on se fait de l’insertion de tel ou tel dans la société, et selon l’idée que l’on se fait de l' »enfant » et de l' »adolescent »).

Un fonctionnement paradoxal

Alors, tous les procédés que nous avons rencontrés se réordonnent d’une façon paradoxale.

L’option psycho-sociologisante, sous des apparences libérales et avenantes, se retourne et révèle sa nature profondément antidémocratique et autoritaire. Le « mou » devient « dur ». Le culte de l’équipe, si convivial et chaleureux, se retourne en contrôle incessant par des incompétents et des envieux (malheur à celui qui ne pense pas aux autres ! mais l’altruiste, lui , ne cesse de penser à l’autre : et s’il était plus fort, plus habile, plus savant, plus intelligent que moi ?). L’illustration la plus navrante au niveau scolaire en est les décisions de passage de classe, prises aujourd’hui principalement par ceux qui sont incompétents.

Les différenciations, traitées en dogme deviennent différences de droits. Une école qui renonce à exiger d’un enfant qu’il se tienne tranquille un quart d’heure, une école qui renonce à blâmer un élève qui a saccagé la salle des professeurs, cette école a déjà érigé une différence socio-psychologique en dogme et relégué ceux qu’elle a peur de discipliner dans la délinquance: c’est tout simplement de l’abandon d’enfant.

La soumission à la logique de l’usager et de la demande du marché n’est autre qu’un postulat obscurantiste et esclavagiste – sans compter que c’est, en réalité, un très mauvais calcul. La logique de la « communauté scolaire » qui livre littéralement les élèves à leur environnement, qui vend l’école au plus offrant ou au plus puissant, renvoie à une option politique antirépublicaine et anti-laïque : l’idée que la société est un dieu devant lequel chacun est requis de s’incliner. On abandonne par là l’idée que la cité est de l’ordre du politique, du droit, de la pensée au profit d’une conception qui ne s’autorise que des faits. La gestion se substitue à l’interrogation politique.

L’option républicaine, centralisatrice, dirigiste, plutôt rigide en apparence, se retourne en production incessante de droits dont jouissent les individus. C’est l’objet d’une série de paradoxes qui me fourniront ma conclusion.

  • La liberté étant incompatible avec l’ignorance, il faut se plier à la rude discipline de l’effort raisonné : je ne suis libre que si je peux répondre de mes pensées.
  • Bien que naturellement dépositaire de la raison, aucun homme n’en a l’usage entier spontanément et immédiatement. La médiation de l’instruction est nécessaire pour que chacun entre en possession de l’exercice de son jugement. Il n’y a pas d’usage pur et simple de la raison, cela s’apprend, et cela s’apprend sur des objets : voilà pourquoi les Français ont mis les lumières au pluriel.
  • Les lumières étant nécessaires, et devant être répandues sur chacun, seule la machine d’État sera assez forte pour en assurer la diffusion, l’extension et la protection contre toutes les formes de pouvoir.
  • La confiance que chaque citoyen place dans les maîtres dépend de l’élitisme de leur recrutement et de la rigueur d’une pédagogie négative.
  • La bonne qualité du service public d’instruction est garantie par l’existence distincte d’un réseau privé.

Un dernier paradoxe répond enfin à un scrupule.

Une fois répandue sur tous, l’instruction n’engendrera-t-elle et ne soulignera-t-elle pas la plus cruelle des inégalités, celle des forces, des génies et des talents ? Non, réplique Condorcet : il faut combattre l’inégalité uniquement lorsqu’elle est cause de dépendance et d’asservissement. Le concept de liberté règle le concept d’égalité. Aucun dispositif n’a le droit d’empêcher un homme d’atteindre le plus haut niveau d’excellence dont il est susceptible : l’école doit au contraire y aider. En revanche, l’instruction publique a le devoir de ne laisser subsister personne dans un état d’ignorance et d’abrutissement qui le livrerait à la tutelle directe d’autrui.

Alors, si chacun est capable de se diriger d’après ses propres lumières, si chacun jouit d’assez d’autonomie intellectuelle pour ne pas être contraint sans cesse de s’en remettre aveuglément à un autre, les différences de talent et d’habileté, si grandes soient-elles, ne peuvent être nuisibles, elles sont la paisible jouissance d’un droit naturel :

« Cette obligation [ il s’agit de l’obligation qu’a l’Etat de proposer une instruction publique] consiste à ne laisser subsister aucune inégalité qui entraîne de dépendance.
Il est impossible qu’une instruction même égale n’augmente pas la supériorité de ceux que la nature a favorisés d’une organisation plus heureuse.
Mais il suffit au maintien de l’égalité des droits que cette supériorité n’entraîne pas de dépendance réelle, et que chacun soit assez instruit pour exercer par lui-même, et sans se soumettre aveuglément à la raison d’autrui, ceux dont la loi lui a garanti la jouissance. Alors, bien loin que la supériorité de quelques hommes soit un mal pour ceux qui n’ont pas reçu les mêmes avantages, elle contribuera au bien de tous, et les talents comme les lumières deviendront le patrimoine commun de toute la société.
Ainsi, par exemple, celui qui ne sait pas écrire, et qui ignore l’arithmétique, dépend réellement de l’homme plus instruit, auquel il est sans cesse obligé de recourir. Il n’est pas l’égal de ceux à qui l’éducation a donné ces connaissances ; il ne peut pas exercer les mêmes droits avec la même étendue et la même indépendance. Celui qui n’est pas instruit des premières lois qui règlent le droit de propriété ne jouit pas de ce droit de la même manière que celui qui les connaît : dans les discussions qui s’élèvent entr’eux, ils ne combattent point à armes égales.
Mais l’homme qui sait les règles de l’arithmétique nécessaires dans l’usage de la vie n’est pas dans la dépendance du savant qui possède au plus haut degré le génie des sciences mathématiques, et dont le talent lui sera d’une utilité très réelle, sans jamais pouvoir le gêner dans la jouissance de ses droits. L’homme qui a été instruit des éléments de la loi civile n’est pas dans la dépendance du jurisconsulte le plus éclairé, dont les connaissances ne peuvent que l’aider, et non l’asservir.
[…]Il en résultera sans doute une différence plus grande en faveur de ceux qui ont plus de talent naturel, et à qui une fortune indépendante laisse la liberté de consacrer plus d’années à l’étude ; mais si cette inégalité ne soumet pas un homme à un autre, si elle offre un appui au plus faible sans lui donner un maître, elle n’est ni un mal ni une injustice ; et, certes, ce serait un amour de l’égalité bien funeste, que celui qui craindrait d’étendre la classe des hommes éclairés et d’y augmenter les lumières. « 26

 

Notes

1– Les Cinq Mémoires sur l’instruction publique sont cités dans l’édition GF, Paris, 1994 et le Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique dans Condorcet Ecrits sur l’instruction publique, vol. 2, Paris : Edilig, 1989.

2 – Inaugurale parce qu’elle renvoie à la question, soulevée par Socrate, de la fracture entre l’objet logique et l’objet politique. Voir sur ce point : C. Kintzler, Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris : Minerve, 2015, chap. 1 et 2.

3 – « En général, puisqu’il s’agit dans une loi qui n’a pas été votée unanimement de soumettre les hommes à une opinion qui n’est pas la leur, ou à une décision qu’ils croient contraire à leur intérêt, une très grande probabilité de cette décision est le seul motif raisonnable et juste d’après lequel on puisse exiger d’eux une pareille soumission. » Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, Paris, de l’Imprimerie royale, 1785, Discours préliminaire, p. XVII.

4 – Du côté de Locke (Second Traité du gouvernement civil) : caractère temporaire et unique (pas de relais) de la délégation, distinction entre mandants et mandataires permettant aux premiers de « se retourner » contre les seconds, formulation expresse du mandat, textualité et non rétroactivité des lois. Du côté de Rousseau : unicité et unité du corps politique (pas de corps intermédiaires), généralité de la loi, secret du vote. Du côté de Montesquieu : pas d’emprunt, Condorcet se livre à une féroce critique de L’Esprit des lois (Observations sur le 29e livre de “L’Esprit des lois“, O.C. Arago, I, pp. 363 et suiv.) sur ce point, voir Condorcet critique de Montesquieu.

5 – Sur tous ces points, voir : Gilles-Gaston Granger, La mathématique sociale du marquis de Condorcet, Paris, PUF, 1956 ; Roshdi Rashed, introduction à Condorcet, mathématique et société, Paris, Hermann, 1974 ; Keith M. Baker, Condorcet. From natural philosophy to social mathematics, Chicago London, The University of Chicago Press, 1975, trad. française Paris : Hermann, 1988.

6– Examen sur cette question : est-il utile de diviser une Assemblée nationale en plusieurs chambres ? (1789) O.C. Arago, IX, 334-335.

7 – Dans son Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix (Paris, de l’Imprimerie royale, 1785), Discours préliminaire, pp. XX et suiv.

8 – L’expression homo suffragans est empruntée à Gilles-Gaston Granger, op. cit.

9 – Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 8e époque, texte présenté par Alain Pons, Paris : Garnier-Flammarion, 1988, p. 210.

10 – Descartes, Secondes réponses.

11 – Menée non seulement dans l’Esquisse d’un tableau historique…, mais aussi dans la note K du Rapport et projet de décret.

12 – Rousseau, dans le Discours sur les sciences et les arts, montre bien la coexistence entre les lumières et les malheurs, mais il n’en analyse pas correctement les causes : c’est qu’il y a partout, soit défaut d’intensité des connaissances (c’est l’ignorance qui cause les ravages et non le savoir en lui-même), soit défaut dans la forme de leur extension (les uns savent, les autres ignorent : c’est l’obscurantisme qui cause l’oppression, et non le savoir).

13 – Esquisse d’un tableau historique…, Deuxième époque, op. cit., p. 103.

14 – Second Mémoire, op. cit; p. 96 ; voir aussi le Quatrième Mémoire.

15 – Second Mémoire, op. cit., p. 103.

16 – Quatrième Mémoire, op. cit., p. 203.

17 – Ce sont les objections de Rousseau qui, à mon avis, ont permis à Condorcet de penser ce modèle juridique. En effet, Rousseau montre parfaitement, dans son Premier Discours, que l’extension civile des lumières coexiste toujours avec l’oppression. Il a parfaitement raison dans les faits, mais il a tort dans l’analyse : ce n’est pas l’existence des lumières en elle-même qui entraîne l’oppression et l’inégalité, c’est le mode inégalitaire de leur extension. Ce n’est pas le savoir du savant qui opprime l’ignorant, c’est sa propre ignorance. La solution ne consiste donc pas à décerveler la population, mais à instruire chacun.

18 – Cinquième Mémoire, ibid., p. 227.

19 – Même si Condorcet envisage dans un premier temps un système de recrutement où interviennent les chefs de famille, au niveau uniquement de l’enseignement primaire, intervention qu’il réduit beaucoup dans le Rapport et projet de décret.

20 – Rapport et projet de décret, note E.

21 – Voir Une Education pour la démocratie, textes et projets de l’époque révolutionnaire éd. par B. Baczko, Paris: Garnier, 1982 (rééd. 2002).

22 – Condorcet a probablement suivi les indications données par d’Alembert dans l’article « Collège » de l’Encyclopédie.

23 – Rapport et projet de décret, op. cit, vol. 2. pp. 145-146.

24 – « Quelle école pour l’enseignement philosophique ? », dans Ecole, philosophie, même combat, Paris: PUF, 1985, p. 28.

25 – Voir note 21.

26 – Premier Mémoire sur l’instruction publique, op. cit., p. 36 et p. 39.

© Mezetulle, 2015

 

Article CK dans Les Cahiers français « Penser la laïcité au XXIe siècle »

Article dans les Cahiers français n° 387 « Penser la laïcité au XXIe siècle ».

L’article est inclus dans un dossier-débat  :
Quelle conception de la laïcité en 2015 ?

  • 1 – La Laïcité en France : une approche de sciences humaines (Jean Baubérot)
  • 2 – Penser la laïcité au XXIe siècle (Catherine Kintzler)

Le paradoxe du prochain et le paradoxe du citoyen

La « diversité » : patchwork ou melting pot ?

Peut-on comparer une association politique avec un rassemblement fondé sur des affinités ? Vivre en république, est-ce se regrouper avec ses prochains, est-ce vouloir « vivre ensemble » parce qu’on se ressemble ? Est-ce même rassembler une diversité de communautés ? 

 

Pour penser la cité, il importe de distinguer entre lien social et lien politique. Le citoyen ne se pense pas en termes de proximité, et c’est précisément parce qu’il est pensé en termes d’éloignement qu’il s’agit d’un concept concret et efficace. Cette idée entraîne deux paradoxes symétriques : le paradoxe du prochain (sensible et abstrait), le paradoxe du citoyen (idéal et concret). Elle peut en outre éclairer deux questions aujourd’hui débattues : celle de l’éducation morale et civique à l’école publique, et celle des « statistiques ethniques » pudiquement rebaptisée « mesure de la diversité » – comme s’il n’y avait pas plus divers qu’un citoyen comparé à un autre citoyen, et comme si la diversité devait nécessairement désigner des groupes (patchwork) et non des individus (melting pot).

Lien social, lien politique

Rappelons d’abord que le lien social et le lien politique, pour être corrélatifs, n’en sont pas moins distincts. L’un se forme par imprégnation et proximité, l’autre par éloignement et intellectualité ; l’un suppose des origines et l’autre a besoin d’un commencement. Dans le bain coutumier, l’enfant trouve à la fois racines et repères ; il acquiert des mœurs. Cette indispensable socialisation peut disposer à l’association politique, mais elle ne la construit pas parce que le lien politique ne relève pas de la spontanéité sociale : il ne se constitue pas, mais s’institue, il ne relève pas des mœurs mais d’une moralité, il ne dérive pas de sentiments, mais de principes.

Prenons un exemple. Sans doute l’égalité n’aurait jamais vu le jour sans la rivalité et la jalousie originaires qui règnent entre les frères et qui les conduit à la raison calculatrice du bon partage de l’amour maternel : « puisque je ne puis l’avoir exclusivement, alors que l’autre n’en ait pas plus que moi ! ». Mais l’égalité des droits qui règne dans la cité suppose une rupture avec ce ressentiment dont elle s’est pourtant d’abord nourrie : « que chacun exerce pleinement ses forces et ses talents, pourvu qu’il ne nuise à personne ! ». Par cet exemple se mesurent à la fois la distance et la relation qui articulent la pitié et la solidarité, la charité et la justice, la fraternité de sentiment et la fraternité de principe. La relation est de l’ordre de la genèse, de l’origine ; la distance relève du commencement, de ce qui est requis de façon nécessaire et suffisante pour penser un concept. Pour retracer l’origine de l’égalité des droits, il faut remonter au tissu social. Pour en expliquer l’intelligibilité, il faut commencer par penser la personnalité juridique.

La limite constitutive du lien social se révèle à travers son mode de formation : c’est d’une identification (qui suppose aussi et nécessairement la différence) que le processus s’autorise, formant ce qu’on appellera des communautés (moi et les miens). L’identification est ici un processus de collection, elle invite à s’identifier aux caractères d’une collectivité.

Pour qu’un lien politique fondateur de la cité apparaisse, il ne suffit pas d’élargir ce mouvement initial sans en modifier la nature ; il faut aussi s’en écarter et l’élargissement qui résulte de cet écart n’est pas réductible à une simple extension. Une république au sens moderne du terme n’est pas une communauté, ni même une communauté élargie – car un tel élargissement suppose toujours l’identification de collection à son principe – ni même une communauté de communautés qui se contenterait de juxtaposer les groupes, ce qui revient à maintenir une forme de séparation. Une république ne réunit pas des proches en vertu d’une commune appartenance, elle ne réunit pas non plus des collections identitaires. Son principe n’est autre que la distinction du citoyen qui, pour être indépendant de tout autre, produit la chose publique en même temps qu’il y consent. Une république réunit des singularités et n’a d’autre fin que la liberté de chacune d’entre elles : c’est à cela que se mesure son élargissement universel et c’est cette fin qui rend ses citoyens solidaires sans exiger d’eux une forme de similitude.

L’identité comme citoyen est donc à l’opposé d’une identification à une collection : elle invite chacun à inscrire sa singularité au régime du droit républicain qui lui garantit notamment l’indépendance à l’égard de tout autre. La diversité y est de principe : celle-ci ne s’y décline pas grosso modo de façon statistique par la distinction de groupes sur des critères descriptifs (couleur de la peau, religion ?) ou sur des sentiments subjectifs d’appartenance, mais au contraire elle érige chacun en sujet singulier. Il n’y a donc rien de plus « divers » qu’un citoyen comparé à un autre citoyen : c’est précisément cette reconnaissance de leur singularité – qui se déploie grâce à des droits identiques pour tous – qui les rassemble. 

Prochain et citoyen : deux paradoxes symétriques

Ainsi on parvient à un paradoxe. La suspension possible du lien social n’est pas étrangère à la pensée du lien politique. Si chacun peut appartenir à une communauté, il faut aussi que chacun puisse s’y soustraire ou s’en abstraire pour se penser comme citoyen, c’est-à-dire comme singularité de droit.

Ce noyau paradoxal engendre deux paradoxes symétriques que l’on peut introduire en opposant deux formes de séparation. Se fonder sur une appartenance préalable (le lien social), c’est certes former rassemblement, mais c’est aussi accréditer les séparations identitaires, toujours données de l’extérieur : un tel rassemblement est exclusif. Se fonder sur la séparation du citoyen, c’est certes admettre comme principe une forme de dissolution, mais c’est aussi former une cité qui ne ferme la porte à personne.

Les deux paradoxes apparaissent alors dans leur symétrie. Il n’y a rien de plus immédiatement perceptible et en même temps rien de plus abstrait que « mon prochain » – puisque celui-ci se définit par ses qualités sensibles et que le rassemblement qui en résulte est nécessairement oublieux de celui qui pourrait ne pas avoir ces qualités, c’est un rassemblement qui s’effectue autant par agglomération de ceux qui se ressemblent que par exclusion des autres qui n’ont pas les propriétés requises pour former l’agglomérat. L’abstraction consiste ici à considérer l’humanité en la fractionnant, en s’y rendant aveugle comme humanité. Symétriquement, il n’y a rien de plus intellectuel, de plus idéal et en même temps rien de plus concret que « mon concitoyen » – puisque celui-ci se définit non par des qualités sensiblement présentes, mais par des propriétés juridiques et politiques qui ont pour effet, en s’aveuglant aux particularités, d’inclure quiconque, quelles que soient par ailleurs ses propriétés descriptives. Le concret réside ici dans l’efficacité des droits pour chacun.

C’est ainsi, par exemple, que l’on peut distinguer la tolérance (qui se contente d’articuler des courants de pensée existants actuellement en les reconnaissant positivement, et qui n’est pas incompatible avec une religion d’État) et la laïcité  – qui se fonde sur une thèse minimaliste : l’absence de reconnaissance positive et la suffisance du droit commun fondent la coexistence non pas des courants de pensée existants mais de tous les courants possibles, passés, présents et futurs, ce qui est incompatible avec une religion d’État, même civile. 

Éducation civique et « diversité » : la barbarie des cœurs tendres

Voilà qui permet de réfléchir, entre autres, sur la question de l’éducation morale et civique à l’école publique et sur la notion de « diversité ».

En effet, même si l’idée du prochain prépare le concept du citoyen et y dispose, elle ne le fonde pas.

« Ils avaient l’idée d’un père, d’un fils, d’un frère et non pas d’un homme […]. De là les contradictions apparentes qu’on voit entre les pères des nations : tant de naturel et tant d’inhumanité, des mœurs si féroces et des cœurs si tendres […] » (Jean-Jacques Rousseau, Essai sur l’origine des langues, chapitre 9, p. 84-85 de l’édition GF, Paris, 1993). 

Rousseau résume ici le paradoxe de la barbarie. La tendresse du cœur, si elle forme le terrain de toute sociabilité, ne saurait faire la matière exclusive d’une éducation morale et civique sous peine d’engendrer la férocité des mœurs. Tel est le problème qui se pose à toute éducation, mais que l’école publique ne peut éviter d’affronter sous peine de perdre son lien avec la cité.

La question est d’autant plus aiguë que l’effondrement des liens sociaux est aujourd’hui réel et dangereux. Parce que trop d’enfants, du fait de la précarisation et de la pauvreté, sont privés du plus élémentaire tissu familial et communautaire, jetés sans mœurs et sans repères dans un monde qui ne leur laisse que l’alternative de l’anéantissement ou de l’héroïsme, la tentation est grande de demander à l’école de reconstituer le tissu déchiré en se substituant aux familles et aux communautés défaillantes. L’école en se faisant « lieu de vie », passerait ainsi du statut d’institution à celui de milieu. C’est ce qu’indique entre autres le vocabulaire de proximité et même d’intimité qui envahit l’école et remplit le Bulletin officiel de l’Éducation Nationale depuis une bonne vingtaine d’années à grands renforts de « communautés éducatives », « équipes », « partenaires »1, etc.

Une telle orientation relève d’une triple confusion.

Confusion sur la nature du lien social, qui ne dérive nullement d’une institution programmatique, volontaire, distincte, renouvelable et récusable, mais d’une fermentation spontanée, permanente, englobante et diffuse.

Confusion sur la nature du lien politique ensuite, qui se verrait alors sacrifié sur l’autel de la société.
Ce n’est pas la réalité sociale – laquelle n’a aucune autorité légitime – qui doit produire le lien politique, c’est au contraire la volonté politique qui doit se saisir des réalités sociales pour les infléchir et les corriger. Bien plus avisée sur ce point sera une politique de l’emploi, de la protection sociale, de la sécurité, de la présence visible et efficace des services publics (bureaux de poste, pompiers, crèches) et d’urbanisation cohérente (encouragement à l’établissement de commerces et d’associations).

Confusion sur l’institution scolaire enfin, qui n’a pas pour fonction de produire du social ni d’adapter à lui, mais d’élever et d’instruire à l’universel humain par le détour encyclopédique. Sous prétexte que trop d’enfants ne maîtrisent pas bien l’oralité d’une langue maternelle, faut-il que l’école se borne au parler nourricier et renonce à toute langue écrite et littéraire ? Sous prétexte de rendre habile au calcul, faut-il renoncer à enseigner la démonstration ? Sous prétexte d’éduquer à l’image, faut-il renoncer à l’alphabet et à la cartographie ? Sous prétexte de faire entendre la prose, faut-il rendre sourd au vers ?

À trop s’intéresser à l’enfant tel qu’il est, on perd de vue l’élève. À trop s’intéresser au prochain, on s’expose à perdre de vue le citoyen. 

Il en va de même pour la question de la « diversité », entendue en un sens collectif et statistique. À trop s’intéresser aux ethnies, on s’expose à perdre de vue les droits des peuples politiques formés d’individus souverains (lesquels peuvent librement s’affilier par ailleurs aux appartenances de leur choix). C’est d’un tel court-circuit que procède l’opinion bien-pensante largement diffusée aujourd’hui et qui, on peut le craindre, prétend au rang d’éducation morale et civique. C’est ce même court-circuit qui, voulant cerner les discriminations « au plus près », les érige en collectant les « sentiments d’appartenance » dans des statistiques qui risquent d’avoir les effets séparateurs qu’elles prétendent conjurer. On a vu naguère comment les flots de bons sentiments qui tiennent lieu d’éducation civique ont vite fait de transformer les enfants en dangereux apôtres du lien social, véhicules d’un discours de conformation morale qui les utilise et les aliène. Avec quel zèle ne les a-t-on pas naguère chargés d’un secourable « grain de riz» qui s’est aussitôt transformé en grenade offensive !

Mais un exemple vécu suffira à montrer la nocivité de cette morale à la fois féroce et pleine de bons sentiments, à la fois fusionnelle et séparatrice : alors, que faisant la queue devant un guichet, je faisais observer sans aménité à un resquilleur qu’il devait prendre son tour, avec quelle assurance un adolescent m’a gratifiée d’une leçon d’antiracisme – car l’incriminé était noir ! Cet adolescent sentencieux avait déjà tout compris de l’utilité morale des statistiques ethniques et de l’usage féroce de la « diversité». 

Patchwork ou melting pot ?

Oui, des cœurs tendres, bien regardants, qui avant l’homme voient le Noir et le Blanc, le chrétien et le musulman, le mâle et la femelle, les miens et les tiens, et qui, invités à confondre l’humanité avec leurs « potes », sont bientôt sourds au principe même de l’humain. L’impératif de « ne pas toucher à mon pote » se retourne en prescription de s’en prendre à celui qui n’est pas mon pote ! Les rendre hypersensibles au particulier abstrait, c’est les perdre pour l’universel concret, et les transformer en militants d’une nouvelle discrimination qui s’en prend volontiers et sans risque aux amateurs de foie gras, de fourrure ou de corrida, mais qui s’agenouille devant toute iniquité pourvu qu’elle se réclame d’une forme de conscience religieuse ou identitaire.

Gardons-nous de répandre à l’école et ailleurs cette barbare religion civile qui érige en dogmes sacrés le chaleureux lien de sentiment et l’évidence du prochain au détriment du concept d’autrui. Gardons-nous même de faire des droits de l’homme une parole d’Évangile qu’il faut adorer et croire : ce serait oublier que la loi est toujours positive et a besoin, pour être et pour être respectée, d’un minimum d’objectivation, d’extériorité et de distance. On ne sait que trop ce que donnerait une loi, non pas écrite en caractères littéraux, extérieurs et révisables, mais gravée dans le cœur des « braves petits cœurs ».

S’il faut enseigner la morale et le civisme à l’école, n’oublions pas qu’il s’agit d’abord d’instruire et de juger pour accéder aux principes, en effectuant un détour réfléchi et critique : pour avoir de l’esprit, rien ne vaut le passage par la lettre. S’il faut être attentif à l’égalité pour tous et même intraitable sur les discriminations, il ne faut jamais oublier que la racine des discriminations est toujours dans une vision fractionnée du peuple qui le désagrège en coalitions d’appartenance et de non-appartenance : pour former un peuple politique, ce ne sont pas des groupes qu’il faut rassembler et mixer en grosses molécules, mais des individus souverains, atomes irréductibles, libres et égaux – car le patchwork est ici la négation du melting pot. L’institution du citoyen n’a de sens que si elle détourne les cœurs tendres de leur penchant pour les mœurs féroces.

© Catherine Kintzler, (article publié initialement sur Mezetulle.net en mai 2009) nouvelle version 2015.

  1. Et même, on l’a vu récemment, de « mamans » []

Les modes de scrutin qui nuisent à la démocratie

Jacques Saussard1 se propose d’analyser la situation politique avant les élections départementales et régionales de 2015 et surtout avant les prochaines élections présidentielles de 2017. Deux sujets semblent monopoliser les esprits : la prétendue « montée du Front National » et l’abstention comme réponse unique de nombreux électeurs aux choix qui leurs sont proposés. Le tout sur fond de sondages d’opinion, abondamment relayés par des grands groupes de presse et de médias audiovisuels. Les années passent, les élections se suivent et se ressemblent, les symptômes persistent. La question se pose : pourquoi ne pas utiliser un mode de scrutin qui permette enfin aux électeurs de s’exprimer correctement ?

 

Le Front National en chiffres

Si l’on s’en tient aux données publiées sur le site internet du Front National2, les adhérents et sympathisants qui le représentent en 2015 sont au nombre de 83.000. Soit moins de 1% des 45 millions de citoyens inscrits en 2010 sur les listes électorales 3. En 2015, ce corps électoral est certainement plus important, compte tenu de l’accroissement démographique.

Selon les données citées par Wikipedia.fr 4, le Front National aurait seulement 2 conseillers municipaux sur 10.000 conseillers. De même, le nombre de maires adhérents du Front National serait très faible : 4 pour 10.000. Pourtant, les sondages d’opinion effectués à l’occasion du premier tour des élections départementales 2015, font état « d’intentions de vote » nettement plus favorables pour ce parti 5.

Ces sondages d’opinion sont abondamment relayés par des grands groupes de presse et de médias audiovisuels, qui reprennent très souvent leurs articles sur un site Web, une page Facebook ou un compte Twitter. Cette diffusion à grande échelle renforce l’importance du trio sondages d’opinions politiques + médias audiovisuels (télévision, radio, sites web, réseaux sociaux) + presse.

Distorsions entre intentions de vote et résultats

Certes, un commentateur politique d’une grande chaîne de télévision française affirme : « à chaque élection sa surprise » 6. Cependant, suite à la publication de plusieurs sondages, le même commentateur répond « c’est acquis » à la question qui lui est posée : « La gauche va-t-elle perdre les élections ? » Ce qui est une façon de dire aux téléspectateurs que le Parti Socialiste n’arriverait qu’en troisième position du premier tour des résultats des élections départementales 2015. C’est pourquoi certains citoyens – dont nous ne connaissons pas le nombre – considèrent que le scrutin uninominal majoritaire à deux tours, le « vote utile » et « les sondages d’opinion politique » sont dangereux pour l’exercice de la démocratie. D’autres considèrent tout simplement qu’il est inutile de se déplacer pour aller voter.

Ces considérations, justifiées ou non, suscitent régulièrement des débats houleux, par exemple en 2002 : « Plus généralement, le vote utile entra dans les mœurs. La troisième cohabitation en place depuis cinq ans avait fait du Premier ministre Lionel Jospin et du Président sortant Jacques Chirac les deux grands favoris. […/…] Un duel RPR/PS semblant acquis, des bulletins de vote au nom de Lionel Jospin ont même été imprimés avant les deux tours en prévision du duel final » 7.

Or, en 2002, Jean-Marie Le Pen a été porté au second tour des élections présidentielles, puis a obtenu le plus faible score jamais atteint au cours d’un second tour d’une élection présidentielle de la Ve République, avec 5.525.032 voix. Un résultat à mettre en relation avec les 45 millions d’électeurs inscrits sur les listes électorales. Ce n’est pourtant pas ce faible score qui est resté en mémoire, mais « la montée du Front National ». Alors qu’en utilisant un autre mode de scrutin, par exemple en un seul tour, il n’est pas illégitime d’imaginer que Lionel Jospin aurait très probablement réalisé un score nettement plus élevé, au premier tour, lui permettant de devancer Jean-Marie Le Pen.

Pour comprendre les distorsions qui existent entre les intentions de vote et le résultat du vote, il faut prendre en compte les modes de scrutin utilisés. Les élections à deux tours n’ont pas que des effets positifs. Elles alimentent les sondages d’opinion politique, autorisent le vote non sincère (vote prétendu utile), et elles encouragent l’abstention, hélas traitée à égalité avec le vote blanc. Cet ensemble de dispositions électorales contribue très largement à renforcer l’importance du Front National dans le paysage politique français, alors que, dans les faits, les électeurs élisent peu d’adhérents de ce parti aux différents mandats politiques.

Élections présidentielles

En France, le déroulement de l’élection présidentielle est fixé par les articles 6, 7 et 58 de la Constitution française. Les modalités de l’élection sont fixées par une loi organique, et plus précisément celle du 6 novembre 1962, qui détermine dans son article II les dispositions du code électoral.

Le scrutin présidentiel se déroule au suffrage universel uninominal direct. Si un candidat obtient la majorité absolue des suffrages exprimés (la moitié de ces suffrages plus une voix) au premier tour, il est élu. Dans le cas contraire, un second tour a lieu deux semaines plus tard pour départager les deux candidats arrivés en tête au premier tour. Le candidat qui obtient la majorité simple au second tour est élu. Le président qui vient d’accomplir deux mandats consécutifs n’est pas autorisé à se représenter.

Les campagnes ne peuvent être financées que par des contributions de personnes physiques (limitées à 4600 euros par personne) et de partis politiques. Cette disposition a pour but de renforcer l’importance des partis politiques.

En 2012, lors des élections présidentielles, l’abstention a été de 20,5% des électeurs inscrits au premier tour et de 19,7% au second tour. Soit une très légère différence, de 0,8%.

Les bulletins blancs désignent des votes non exprimés. Selon l’article L65 du Code électoral, modifié par la loi no 2014-172 du 21 février 2014 visant à reconnaître le vote blanc aux élections, en vigueur à partir du 1er avril 2014 : « Les bulletins blancs sont décomptés séparément et annexés au procès-verbal. Ils n’entrent pas en compte pour la détermination des suffrages exprimés, mais il en est fait spécialement mention dans les résultats des scrutins. Une enveloppe ne contenant aucun bulletin est assimilée à un bulletin blanc » 8.

Ils ne sont pas pris en compte par le système électoral, alors qu’ils expriment un désaccord du citoyen sur le choix qui lui est proposé. Certains théoriciens proposent l’option « NOTA » qui permettrait d’exprimer un suffrage à l’encontre de toutes les personnes qui se présentent (“None of the Above”, traduit en français par « Aucun de ceux-là »). Il permettrait aux citoyens de forcer une nouvelle tenue d’élection, avec des candidats nouveaux. Cependant, si un électeur choisit le vote blanc dans ce but, il est privé du droit de choisir le candidat qui lui déplaît le moins. On dit alors qu’il perd son poids électoral. Cette notion étant importante, nous y reviendrons.

Le scrutin uninominal majoritaire à deux tours ne respecte pas le « Critère de Condorcet » : au premier tour, le risque est bien réel d’éliminer un candidat qui aurait pourtant gagné tous ses duels face aux autres candidats. Ce n’est donc pas un système de vote très respectueux des opinions politiques des électeurs, même s’il est impossible de dire que tel ou tel système de vote est le système parfait, car il faudrait qu’aucune des caractéristiques propres aux systèmes électoraux ne soit contradictoire avec une autre, ce qui est structurellement impossible.

La notion de sincérité du scrutin en France

Philosophe, mathématicien et politologue français, Condorcet a démontré que les élections à deux tours incitent les électeurs à manquer de sincérité lors du premier tour. Au lieu de voter dès le premier tour pour la candidature qu’ils préfèrent, certains électeurs imaginent quels seront les candidats élus au second tour, et choisissent de ne pas voter pour l’un d’entre eux. De plus, il est impossible d’affirmer que les sondages n’influencent pas le vote des électeurs lors du premier tour. Cela nuit aussi à la démocratie.

Pour diminuer l’impact négatif de ces atteintes à la démocratie, les partis politiques préfèrent utiliser le terme « vote utile » ou « vote stratégique ».

Pourtant, la sincérité du scrutin est un principe constitutionnel. Il implique que le résultat de l’élection soit l’exact reflet de la volonté exprimée par la majorité du corps électoral. Ce qui n’est pas le cas au premier tour, puisqu’une partie de l’électorat n’a pas voté selon ses opinions, mais pour répondre à des objectifs de stratégie électorale, en utilisant un raisonnement fallacieux. (cf. Condorcet)

Autre point important, chaque électeur devrait disposer du même poids que les autres électeurs. Ce qui est le cas, par exemple, si chaque électeur ne possède qu’une voix. C’est pourquoi les bulletins blancs sont acceptés, car leur signification politique est claire : si aucune des deux candidatures élues au second tour ne convient aux électeurs, ils peuvent « voter blanc ». Néanmoins, quel que soit le nombre d’électeurs ayant voté blanc, le résultat de l’élection reste inchangé.

Nous pourrions croire que ces électeurs disposent du même poids que ceux qui votent pour l’une des deux candidatures retenues, mais le droit électoral français assimile les bulletins blancs aux bulletins nuls, en application de l’article L.65 du Code électoral. (7, déjà cité).

Cela introduit une confusion dans l’esprit des électeurs, que les médias se gardent bien de dénoncer. Contrairement à une opinion bien ancrée, le bulletin blanc, l’abstention et le vote nul n’expriment pas la même chose. Ce sont pourtant des suffrages décomptés, mais au poids électoral nul.

  • Le vote blanc est un acte positif, puisque le citoyen accepte le règlement électoral. Le citoyen devient électeur en demandant son inscription sur les listes électorales. Puis il se déplace sur le lieu de vote, entre dans l’isoloir, introduit un papier blanc (ou rien) dans l’enveloppe de vote, introduit l’enveloppe dans l’urne, et signe la feuille d’émargements. Le vote est exprimé, mais il sera déclaré nul. Il n’aura aucun poids sur le résultat de l’élection. Autant dire que pour le Code Électoral, c’est « un vote exprimé qui ne dit rien », alors que pour l’électeur, le vote blanc exprime au contraire une réelle opinion politique.
  • L’abstention résulte d’un comportement différent, puisque le citoyen est inscrit sur les listes électorales, mais ne se déplace pas sur le lieu de vote, ou se déplace et s’abstient de voter. Il n’exprime ni son accord ni son désaccord avec les choix qui lui sont proposés, et il n’y a aucun moyen de savoir pourquoi il n’a pas voté. Ce n’est pas un vote exprimé. Il n’aura aucun poids sur le résultat de l’élection. Cependant, dans la réalité bien concrète, de nombreux électeurs ont recours à l’abstention pour exprimer leur très vif mécontentement.
  • Le vote nul résulte d’un comportement encore différent, puisque le citoyen est inscrit sur les listes électorales, tout en refusant d’appliquer le règlement électoral pour voter. Ce citoyen se déplace sur le lieu de vote, entre dans l’isoloir, introduit un bulletin raturé, annoté ou déchiré dans l’enveloppe de vote, introduit l’enveloppe dans l’urne, et signe la feuille d’émargement. Son vote est exprimé, mais il sera déclaré nul. Il n’aura aucun poids sur le résultat de l’élection.

Nous l’avons vu précédemment, les votes blancs n’ont aucun impact sur le résultat final, même s’ils représentent un pourcentage très élevé des votes exprimés. La conclusion est sans appel : en votant blanc, les électeurs perdent leur poids électoral, exactement comme les électeurs qui ne déplacent pas, ou raturent un bulletin, ou le déchirent. D’un côté, il y a des citoyens qui expriment un vote sincère en se déplaçant, en respectant les règles et en votant « blanc ». De l’autre, il y a des électeurs qui ne se déplacent même pas, ou qui ne respectent pas les règles. Ils sont pourtant tous traités de la même manière.

Ce faisant, l’État incite les électeurs à préférer l’abstention au vote blanc, donc à ne pas se déplacer.

Les citoyens peuvent-ils contester la validité des élections présidentielles à deux tours, et l’absence de distinction entre les votes blancs et les votes nuls, pour atteintes à la sincérité du scrutin ? Nous n’en savons rien.

  • D’une part, dans le cas d’un scrutin uninominal majoritaire à deux tours, le résultat de l’élection du premier tour n’est pas l’exact reflet de la volonté exprimée par la totalité du corps électoral…
  • D’autre part, les électeurs qui votent blanc se sont déplacés contrairement aux abstentionnistes, et contrairement aux électeurs qui votent nul ils respectent le règlement, mais leur vote n’a aucun poids.
  • Enfin, exprimer son désaccord sur le mode de scrutin utilisé est impossible, du moins si l’on souhaite quand même prendre part à l’élection, ce qui n’est pas contradictoire. Il est seulement possible de voter blanc, ce qui n’est pas un moyen très précis pour communiquer.

Le message envoyé aux électeurs pourrait s’énoncer ainsi :

« Pour le premier tour, comme pour le second tour, si vous ne souhaitez pas voter pour un candidat de la liste qui vous est présentée, vous pouvez rester chez vous. Vous perdrez à la fois votre poids électoral et la possibilité d’exercer votre citoyenneté. Ainsi, vous ne serez pas entendu par la République, car vous avez soit contesté le choix du mode de scrutin qui vous est proposé, soit contesté le règlement électoral. »

En 2012, au premier tour des élections présidentielles, l’abstention a été utilisée par environ 20% des électeurs inscrits, soit 1 électeur sur 5. Or, quand l’opinion de 9 millions d’électeurs est ignorée, les électeurs étant considérés comme fautifs, dans une population qui en compte 45 millions, nous pouvons nous interroger sur les raisons du silence des élus de la République : est-ce un déni de la réalité, une volonté délibérée de nuire à la démocratie, ou la volonté de favoriser la stabilité de la gouvernance politique, qui s’appuie sur les deux grands partis, au détriment du renouvellement ?

Mode de scrutin et liberté d’expression : le concept de poids électoral

Quand 45 millions d’électeurs sont appelés à se déplacer pour voter, le but recherché prioritairement devrait être de permettre à ces électeurs d’exprimer leurs opinions le plus clairement possible. Pour cela, il existe des modes de scrutin très bien repérés, utilisés dans d’autres pays. Pour l’élection à la Présidence de la République, chaque électeur doit pouvoir préciser ses choix, sans que cela n’interfère sur son poids électoral. Cette notion de poids électoral est connue depuis longtemps.

Pour en saisir l’importance, il faut imaginer que, sur une liste de douze candidats par exemple, un électeur puisse rayer un ou plusieurs noms. Il n’a pas le droit de laisser la liste intacte, ce qui reviendrait à n’effectuer aucun choix. Il ne peut pas davantage rayer les douze noms ce qui reviendrait à voter blanc. En conséquence, l’électeur qui ne raye qu’un nom attribue une unité de poids électoral à chaque autre candidature : il distribue onze votes positifs. Autrement dit, cet électeur pèse onze unités. A l’opposé, l’électeur qui raye tous les noms sauf un ne pèse qu’une unité, n’ayant utilisé qu’un vote positif.

Pour éviter cette difficulté, il existe d’autres systèmes de vote, entre autres « par pondération ». Par exemple, les électeurs sont invités à classer les candidatures de 12 à 1, si la liste comprend douze noms. Chaque électeur attribue 12 unités à sa candidature préférée, puis 11 unités à la suivante, jusqu’à la candidature la moins appréciée, qui ne reçoit qu’une unité. Effectivement, de ce fait, chaque électeur pèse le même poids, soit 78 unités.

Le dépouillement est plus long. C’est pourtant un peu mieux que l’actuel scrutin présidentiel, qui se déroule au suffrage universel uninominal direct à deux tours.

En France, actuellement, la République envoie un message bien peu positif aux électeurs : « Aucune contestation ne sera prise en compte, tant à propos des propositions politiques de fond que du système électoral ». Or, c’est pourtant ce que conteste une part non négligeable des citoyens français, de même qu’ils contestent le manque de projets politiques innovants, sans oublier les promesses électorales jamais tenues. Malgré les années qui passent, cette partie de l’électorat reste mécontente. Les votes de protestation en sont le reflet.

Propositions conjointes

L’une des plus simples façon de voter consiste à donner plus de poids à sa candidature préférée (+2), tout en pouvant choisir une deuxième candidature, qui aura moins de poids (+1), et enlever du poids à une troisième candidature (-3). L’avantage de cette pondération est la prise en compte plus complète de la volonté de l’électeur, qui peut donc exprimer sa désapprobation autant que son approbation, et répartir son vote entre plusieurs candidats, au lieu d’un seul. Tout cela en un seul tour9.

Il faut aussi que les électeurs puissent voter blanc – voire, pourquoi pas, s’en remettre au hasard – sans perdre leur poids électoral. Si un électeur ayant utilisé un bulletin blanc n’a plus de poids électoral, le poids des autres électeurs doit, lui aussi, être égal à zéro. Ce sera le cas si le vote blanc « exprimé » est doté d’un poids identique au vote pondéré « exprimé ». Le plus simple étant de donner aux électeurs le pouvoir d’annuler une élection, par exemple si plus de x % d’électeurs ont voté blanc. En 2012, lors du second tour des présidentielles, cela aurait évité aux électeurs « de gauche » de n’avoir le choix qu’entre deux candidatures ne correspondant ni l’une ni l’autre à leurs idéaux politiques.

Si l’électeur qui s’abstient en ne se déplaçant pas ou qui votre nul en surchargeant ou en déchirant son bulletin n’a aucun pouvoir sur le résultat de l’élection, son poids électoral est égal à zéro. Il est moindre que celui de l’électeur qui se déplace et qui vote blanc. Or tant qu’à faire, si on se déplace, autant participer au vote, ne serait-ce que pour écarter une candidature que l’on considère comme étant indésirable pour le pays…

L’adoption de la totalité de ces dispositions changerait-elle le résultat final ? Nous n’en savons rien, mais il serait probablement utile d’essayer. Avec un système de vote par pondération, les électeurs sont clairement invités à exprimer précisément leurs volontés, mais aussi leurs désaccords.

Si l’on reconnaissait le vote blanc, si l’on décourageait l’abstention et surtout si l’on permettait aux électeurs de s’exprimer plus précisément, le taux d’abstention chuterait-il, les bulletins blancs seraient-ils plus rares ? Nous l’ignorons. Mais les candidatures jugées indésirables par les électeurs obtiendraient du poids négatif.

Notes

1  Jacques Saussard est professeur de violon et animateur d’ensembles instrumentaux. Il a travaillé successivement au sein de plusieurs conservatoires de la région de Lyon. Il a été délégué syndical (local, régional, national) et se consacre actuellement à des initiatives citoyennes.

2 http://www.frontnational.com/les-adherents/

3 http://fr.wikipedia.org/wiki/Corps_%C3%A9lectoral

4 http://fr.wikipedia.org/wiki/Front_national_%28parti_fran%C3%A7ais%29

5 http://www.lemonde.fr/elections-departementales-2015/article/2015/03/16/departementales-l-ifop-teste-une-autre-methode-pour-le-meme-resultat_4594672_4572524.html

6 Nicolas Domenach sur Canal+ le 16/03/2015 http://www.canalplus.fr/c-infos-documentaires/c-la-nouvelle-edition/pid7693-nicolas-domenach.html?vid=1232491

7 (cf. http://fr.wikipedia.org/wiki/%C3%89lection_pr%C3%A9sidentielle_fran%C3%A7aise_de_2002

8 http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000028636783&dateTexte&categorieLien=id

9 Le Trivote est une proposition allant en ce sens, elle est formulée en détail par l’auteur de cet article. L’auteur n’a pas de lien avec les autres propositions formulées sur le site Trivote. De même, l’hébergeur zici.fr ne peut être considéré comme un co-auteur ou un sympathisant du site vote-bbr.zici.fr http://vote-bbr.zici.fr/index.htm

Toutes les sources ont été consultées le 17/03/2015.

© Jacques Saussard et Mezetulle, 2015.

Condorcet critique de Montesquieu

Une critique très argumentée de la théorie des corps intermédiaires et de la régulation des pouvoirs. Elle donne à réfléchir sur la mode actuelle du régionalisme et de la prétendue démocratie d’association.

 

C’est surtout sa réflexion politique, constitutionnelle et juridique qui amène Condorcet à commenter Montesquieu et à fournir dans ses Observations sur le XXIXe Livre de l’Esprit des lois (publiées par Destutt de Tracy en 1819) l’un des textes les plus sévères et les plus argumentés contre la théorie des corps intermédiaires et de l’équilibre régulé des pouvoirs.

Cependant, même si Condorcet se livre à une vigoureuse (et parfois violente) critique, il faut souligner que Montesquieu demeure à ses yeux l’un des pionniers des Lumières : il a fait pour les sciences morales ce que Descartes a fait de manière plus générale en philosophie et dans les sciences mathématiques et naturelles. La comparaison avec Descartes est notamment abordée dans l’Essai sur les assemblées provinciales. C’est Montesquieu qui a osé soumettre les matières morales et politiques à l’examen de la raison, et sa critique de l’esclavage et du système criminel français en témoigne. A cet égard, et aussi parce qu’il est un esprit et un écrivain de première grandeur, il mérite d’être défendu et célébré. Condorcet soutient cette position non seulement face aux attaques dont Montesquieu fut la cible, mais aussi face à Voltaire (dont il rappelle souvent le mot fameux : Le genre humain avait perdu ses titres, Montesquieu les lui a rendus) qu’il dissuade dans une Lettre de juin 1777 de publier un texte où Montesquieu est comparé désobligeamment au chevalier de Chastellux, concluant ainsi sa lettre : « [cette publication] nuirait à la bonne cause parce que la canaille qui se déchaîne contre Montesquieu et contre vous triompherait de la division qui s’élèverait dans le camp des défenseurs de l’humanité . »

La critique de Montesquieu par Condorcet, principalement dans les Observations sur le XXIXe livre de l’Esprit des lois, peut s’articuler en trois points.

 

1° Une critique factuelle développe un argument répandu (utilisé notamment par Voltaire et qu’on trouve plus tard dans une Lettre à Montesquieu sur son manuscrit de l’Esprit des lois publiée en 1789, texte faussement attribué à Helvétius et plus probablement dû à Lefebvre de La Roche) : Montesquieu reste malgré tout un représentant de l’ordre ancien, défenseur de la vénalité des charges et surtout des corps intermédiaires pour des raisons archaïques, comme en témoigne la fin de L’Esprit des lois où la théorie de l’abbé Dubos est attaquée, de sorte que le grand ouvrage de Montesquieu peut devenir un « arsenal des préjugés » utilisé par les partisans de la noblesse adversaires de la monarchie absolue pour des raisons féodales. Ainsi la théorie de l’équilibre des pouvoirs reste ambiguë puisqu’elle peut servir de point d’appui à une position aristocratique.

 

2° Le thème de l’équilibre des pouvoirs dans un gouvernement « modéré » ne se réduit pas à une question d’idéologie. Il renvoie aux yeux de Condorcet à une position épistémologique dont il faut faire crédit à Montesquieu, et qu’il convient de critiquer en tant qu’il s’agit d’une pensée et non d’un simple parti-pris. Montesquieu souscrit à une vision empiriste et éclatée du social qui construit l’objet politique par une sorte de jugement réfléchissant : sa « méthode désordonnée » relève en réalité d’une forme de rationalité « impure » (selon l’expression de Paul Vernière, 1977) qui croit qu’on peut dégager le normatif à partir du positif, et se faire une idée des lois telles qu’elles peuvent être à partir des coutumes telles qu’elles sont. Montesquieu considère les lois positives et les coutumes dans leur organisation propre, dans leur cohérence réciproque, qu’il rapporte également à des questions empiriques de situation géographique et d’appartenance ethnique : peut-être trop enclin à expliquer, il s’expose à justifier l’injustifiable (voir notamment le chap. XI des Observations : Montesquieu explique la cohérence d’un système criminel recourant à la torture). Dans la critique de ce point de vue expérimental, Condorcet rejoint Rousseau et d’une manière plus générale le courant philosophique qui pense l’objet politique comme fondé sur un droit naturel irréductible du point de vue de ses principes et de sa légitimité à un objet social – on note les thèmes récurrents : Montesquieu est plus attaché à ce qui est qu’à ce qui doit être ; sa méthode est dispersée ; la doctrine de l’équilibre des pouvoirs ne renvoie à aucun fondement légitimant, elle n’est qu’une pratique rationalisée dont le résultat est contingent. Une régulation, si réussie soit-elle, manque nécessairement la question fondamentale de la légitimité et de la justice, lesquelles relèvent en partie d’un jugement déterminant dont les principes sont a priori rationnels. Un système empirique de régulation ou de « modération » peut certes aboutir à une législation acceptable, mais la question du fondement du droit réside précisément dans son mode de production et non dans l’analyse de sa phénoménalité :

« L’esprit d’un législateur doit être la justice, l’observation du droit naturel dans tout ce qui est proprement loi. Dans les règlements sur la forme des jugements ou des décisions particulières, il doit chercher la meilleure méthode de rendre ces décisions conformes à la loi et à la vérité. Ce n’est point par esprit de modération, mais par esprit de justice que les lois criminelles doivent être douces, que les lois civiles doivent tendre à l’égalité, et les lois d’administration au maintien de la liberté et de la propriété. » Observations, sur les chap. I et II

Condorcet généralisera cette argumentation, particulièrement dirigée contre la théorie de l’équilibre des pouvoirs, dans des textes ultérieurs aux Observations, textes qui restent en partie inintelligibles sans la référence critique à Montesquieu :

« De ce que l’on est parvenu à faire aller une machine, en établissant une sorte d’équilibre entre des forces qui tendaient à la détruire, il ne faut pas en conclure qu’il soit nécessaire de soumettre une machine qu’on veut créer à l’action de ces forces contraires. On voit aussi que les exemples que l’on cite ordinairement ne prouvent rien. La  lutte éternelle des grands et du peuple a troublé les républiques de la Grèce et de l’Italie, et après des flots de sang humain répandus dans ces inutiles querelles, un honteux esclavage s’est appesanti sur les vainqueurs et les vaincus. Mais ces querelles supposaient l’existence de grands, accoutumés dès longtemps à exercer le pouvoir, et d’un peuple fatigué de ce pouvoir. On en conclut que les anciennes républiques n’ont pas subsisté parce que l’on n’y connaissait pas l’art d’établir l’équilibre entre les trois pouvoirs ; mais on pourrait en conclure qu’elles ont péri, parce qu’elles ne connaissaient pas les moyens de combiner une démocratie représentative où il y eût à la fois de la paix et de l’égalité.
« C’est donc indépendamment des exemples qu’il faut raisonner ici ; c’est en regardant la loi comme une règle commune, conforme à la justice et à la raison, à laquelle les citoyens doivent soumettre celles de leurs actions qui, par leur nature, ne doivent pas dépendre de la volonté propre de chacun ; c’est en regardant les membres du corps législatif comme des officiers chargés par le peuple de chercher quelles sont ces règles ; c’est d’après ces définitions qu’il faudrait montrer que des hommes, choisis par le peuple sous une forme régulière, ne peuvent parvenir à la vérité à moins qu’ils ne soient pris séparément dans plusieurs ordres […] Il faudrait montrer qu’il vaut mieux laisser subsister des intérêts différents entre les différentes classes de la société et consacrer ces divisions par la loi […]. Il faudrait montrer qu’il est plus sûr d’opposer aux usurpations du corps législatif ses propres divisions, que de lui donner pour barrière une déclaration des droits des hommes, et l’impossibilité de changer les lois constitutives sans l’aveu des citoyens. » Lettres d’un Bourgeois de New Haven à un citoyen de Virginie sur l’inutilité de partager le pouvoir législatif entre plusieurs corps (1789 Lettre IV).

3° L’originalité de la critique menée par Condorcet apparaît cependant nettement dès le texte des Observations et permet de la dissocier d’une position de type rousseauiste. En effet, ce texte ne se réduit pas à une critique pure et simple, mais Condorcet s’appuie sur un arsenal critique pour formuler, dans un passage final assez long (chap. XIX), une théorie de la légitimité politique, qu’il développera par la suite dans des termes très proches de ceux qu’il emploie ici, et qui ne repose pas sur un modèle contractualiste. C’est la raison pour laquelle on ne peut pas considérer les Observations comme un simple texte de circonstance marqué d’une part par la révolution américaine et de l’autre par l’échec du ministère Turgot : c’est une étape dans la formation de la pensée politique de Condorcet.

Contre Montesquieu, et de manière comparable à Rousseau, il faut chercher un fondement de la légitimité qui échappe à la régulation, mais ce fondement, contrairement à ce qui existe chez Rousseau, ne relève pas d’un accord des volontés. Aux yeux de Condorcet, la nécessité de la législation ainsi que son contenu relèvent d’un accord des opinions. La déduction rationnelle qui produit la loi n’est pas de l’ordre d’une raison pratique, mais elle obéit à une rationalité théorique dont le modèle est la recherche de la vérité (et qui s’accompagne d’une théorie de l’erreur) dont est issue une théorie de la décision. Aucune autorité préalable, quel qu’en soit le siège, ne peut fonder la légitimité. A priori aucune raison ne permet de soumettre un homme à un autre, ou à un groupe, ou à un peuple, ou même à un dieu. Le seul motif acceptable devant lequel un homme peut s’incliner, le seul motif qu’on puisse avancer pour réclamer l’obéissance est une forme de vérité ; seules les décisions formées sur des motifs relevant de la sphère du vrai et du probable peuvent prétendre avoir force de loi. Cette probabilité de vérité porte d’abord sur la nécessité de la décision et ensuite sur son contenu. Il faut pouvoir prouver; 1° que sur tel ou tel objet, il est nécessaire de mettre au point une règle commune; 2° qu’une fois cette nécessité établie, la règle doit être telle ou telle. Mais à chaque fois, la procédure de décision et la procédure d’obéissance observent un schéma de type logique et non un schéma de type politique ou moral.

Il ne s’agit nullement d’une position dogmatique, qui relèverait d’une croyance dans le caractère absolu de la vérité : le problème n’est pas tant de trouver la vérité sur telle ou telle question (et d’ailleurs ce n’est pas toujours possible) que de se donner, au moment où la décision doit être prise, le maximum de garanties pour éviter l’erreur. C’est donc en termes d’évitement de l’erreur que le problème fondamental de l’autorité politique doit être posé :

« Comme tout législateur peut se tromper, il faut joindre à chaque loi le motif qui a décidé à la porter. Cela est nécessaire, et pour attacher à ces lois ceux qui y obéissent, et pour éclairer ceux qui les exécutent ; enfin, pour empêcher les changements pernicieux, et faciliter en même temps ceux qui sont utiles. Mais l’exposition de ces motifs doit être séparée du texte de la loi ; comme, dans un livre de mathématiques, on peut séparer la suite de l’énoncé des propositions, de l’ouvrage même qui en contient les démonstrations. Une loi n’est autre chose que cette proposition «Il est juste ou raisonnable que…» (suit le texte de la loi). » Observations sur le XXIXe livre de l’Esprit des lois (sur le chap. XIX)

Cette position logique n’a pas pour conséquence une rigidité « géométrique » et « carrée », une sorte de fixisme juridique – alors que le contractualisme peut s’accompagner d’une sacralisation de la volonté générale en tant qu’elle est volonté. En revanche, on comprend bien pourquoi elle s’élabore, dans les Observations, en prenant appui sur la question de l’uniformité des lois, concept qui accompagne celui d’égalité des droits. Le commentaire du chapitre XVIII du Livre XXIX de l’Esprit des lois (« Des idées d’uniformité ») sert en effet de levier et de transition vers le texte final dans lequel Condorcet ébauche sa théorie du fondement de la législation. Condorcet s’y inspire de l’exemple des poids et des mesures (sans bien sûr tenir compte des circonstances et des motifs pour lesquels Montesquieu était hostile à une telle uniformisation, comme l’a montré Jean Ehrard dans L’esprit des mots, chap. 18) pour élargir ensuite l’argumentation :

« Comme la vérité, la raison, la justice, les droits des hommes, l’intérêt de la propriété, de la liberté, de la sûreté, sont les mêmes partout, on ne voit pas pourquoi toutes les provinces d’un Etat, ou même tous les Etats, n’auraient pas les mêmes lois criminelles, les mêmes lois civiles, les mêmes lois de commerce, etc. Une bonne loi doit être bonne pour tous, comme une proposition vraie est vraie pour tous. » (sur le chap. XVIII)

Et il conclut :

« Lorsque les citoyens suivent les lois, qu’importe qu’ils suivent la même? Il importe qu’ils suivent de bonnes lois ; et comme il est difficile que deux lois différentes soient également justes, également utiles, il importe encore qu’ils suivent la meilleure, il importe enfin qu’ils suivent la même, par la raison que c’est un moyen de plus d’établir de l’égalité entre les hommes. Quel rapport le cérémonial tartare ou chinois peut-il avoir avec les lois ? Cet article semble annoncer que Montesquieu regardait la législation comme un jeu, où il est indifférent de suivre telle ou telle règle, pourvu qu’on suive la règle établie, quelle qu’elle puisse être. Mais cela n’est pas vrai, même des jeux. Leurs règles, qui paraissent arbitraires, sont fondées presque toutes sur des raisons que les joueurs sentent vaguement, et dont les mathématiciens, accoutumés au calcul des probabilités, sauraient rendre compte. »

La position de Condorcet domine une tradition française moderne (distincte de la « Querelle de l’Esprit des lois ») méfiante à l’égard de Montesquieu. Comprenant des auteurs disparates – Voltaire, Rousseau, Destutt de Tracy -, elle se retrouve au XXe siècle, avec Albert Mathiez (1930) et Louis Althusser (1959). Cette constante universaliste, alimentée à des sources très diverses, a pu faire dire qu’il y avait là une attitude « condescendante » (Corrado Rosso, 1971, chap. 1) relevant d’un problème de « psychologie collective » (Paul Vernière, 1977, p. 137). Condorcet y prend place d’une manière vigoureuse qui n’a rien à voir avec une psychologie : car son universalisme ne s’appuie pas sur une sacralisation de l’union des volontés, pas davantage sur une philosophie de l’histoire, mais sur une théorie du motif de croire dans laquelle la loi n’est pas pensée comme une expression, mais comme le résultat toujours en travail d’une réflexion raisonnée.


Références bibliographiques  

Il est question de Montesquieu (ou il est fait clairement allusion à lui) dans de nombreux textes de Condorcet, notamment (sauf autre précision, on renvoie à la tomaison de l’édition Arago, Paris : Didot, 1847-1849):
–    Almanach anti-superstitieux (à la date du 10 février 1756, éd. Chouillet 1992, p. 58),
–    Lettre d’un théologien à l’auteur du Dictionnaire des trois siècles (1774, vol. V, p. 304),
–    Réflexions sur la jurisprudence criminelle (1775, vol. VII, p. 20-21),
–    Lettre à Voltaire du 20 juin 1777 (vol. I, p. 151),
–    Observations sur le XXIXe livre de l’Esprit des lois (1780, vol. VIII) ;
–    Réflexions sur l’esclavage des nègres (1781, vol. VIII, p. 97-98),
–    De l’influence de la Révolution d’Amérique sur l’Europe (1786, vol. VIII, p. 11),
–    Lettres d’un bourgeois de New Haven à un citoyen de Virginie sur l’inutilité de partager le pouvoir législatif entre plusieurs corps (1787, vol. IX, notamment Lettre II p. 10, Lettre IV p. 83-86),
–    Vie de Voltaire. Notes sur Voltaire (1787, vol. IV, p. 375 et 498-502),
–    Essai sur la constitution et les fonctions des Assemblées provinciales (1788, vol. VIII, p. 185-187),
–    Idées sur le despotisme à l’usage de ceux qui prononcent ce mot sans l’entendre (1789, vol. IX, chap. V, p. 150),
–    Examen sur cette question : est-il utile de diviser une Assemblée nationale en plusieurs chambres ? (1789, vol. IX, ; p. 359).

1° Sources

Condorcet Jean Antoine Nicolas de Caritat de, ?uvres de Condorcet, éd. F. Arago, Paris: Didot, 1847-49, 12 vol 8°(édition de référence).
Editions récentes :
–    Observations sur le XXIXe livre de l’Esprit des lois, dans Cahiers de philosophie politique et juridique de l’Université de Caen, 1985.
–    Extraits de : Lettres d’un Bourgeois de New Haven à un citoyen de Virginie sur l’inutilité de partager le pouvoir législatif entre plusieurs corps ; Idées sur le despotisme à l’usage de ceux qui prononcent ce mot sans ; Examen sur cette question : est-il utile de diviser une Assemblée nationale en plusieurs chambres ? Déclaration des droits, dans Rue Descartes n° 3 « Citoyenneté, démocratie, république », Paris : Albin-Michel, 1992, p. 35 et suiv. (éd. C. Kintzler).
–    Almanach anti-superstitieux, éd. A.M. Chouillet, P. Crépel, H. Duranton, Saint-Etienne : CNRS Editions, 1992.
–    Vie de Voltaire, éd. E. Badinter, Paris : Quai Voltaire, 1994.

Comte Auguste,
– « Plan des travaux scientifiques nécessaires pour réorganiser la société » (1822), Système de politique positive, IV, Paris : L. Mathias, 1851-1854. Publié par J. Grange dans Philosophie des sciences, Paris : Gallimard-Tel, 1996.
Cours de philosophie positive, (1830-1842) 47e leçon, éd. J. Grange, leçons 47 à 51,  Paris : GF-Flammarion, 1995.

Destutt de Tracy Antoine Louis Claude, Commentaire sur « L’Esprit des lois » de Montesquieu, suivi d’observations inédites de Condorcet sur le vingt-neuvième livre du même ouvrage et d’un mémoire sur cette question : quels sont les moyens de fonder la morale d’un peuple ?, Liège : Desoër, 1817 ; Paris: 1819.

Le Mercier de La Rivière Pierre, L’Ordre naturel et essentiel des sociétés politiques, Londres : Nourle, 1767 ; éd. F. Markovits, Paris : Fayard, 2001.

Lettre d’Helvétius à Montesquieu sur son manuscrit de l’Esprit des lois dans Helvétius Claude Adrien, Lettres de M. Helvétius au président de Montesquieu et à M. Saurin, relatives à l’aristocratie de la noblesse, 1789 (s.l.) publiée par Lefebvre de La Roche dans ?uvres complètes d’Helvétius, Paris : Didot, 1795, vol. 13. Sur la fausseté de l’attribution à Helvétius et l’attribution plus probable à Lefebvre de La Roche, voir R. Koebner, « The Authenticity of the Letters on the Esprit des lois attributed to Helvétius », dans Bulletin of the Institute of Historical Research, London : Longmans, Green and Co, mai 1951, vol. XXIV, n° 69, p. 19-43. [Je remercie tout particulièrement Sophie Audidière pour m’avoir donné les références relatives à Helvétius et m’avoir éclairée sur cet aspect de la question]

2° Etudes

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Benrekassa Georges, « Montesquieu an 2000. Bilans, problèmes, perspective », Revue Montesquieu n° 3, 1999, p. 5-39.
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Rosso Corrado, Montesquieu moraliste. Des lois au bonheur, trad. Marc Régalo, Bordeaux : Ducros, 1971, chap. 1.
Vernière Paul, Montesquieu et l’Esprit des lois ou la raison impure, Paris : SEDES, 1977, p. 134 et suiv.

© Catherine Kintzler

Cet article a été publié initialement en janvier 2006 sur mezetulle.net, où vous pouvez le retrouver, avec ses commentaires : http://www.mezetulle.net/article-1670231.html