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L’avenir d’une désillusion : l’État et la République

Sur le livre de Pierre Birnbaum « La Leçon de Vichy – Une histoire personnelle » (Seuil, 2019)

L’ouvrage de Pierre Birnbaum La Leçon de Vichy – Une histoire personnelle (Seuil, 2019) est l’occasion pour Sabine Prokhoris de méditer sur la « rupture » qu’il introduit dans le travail de son auteur, historien-sociologue de l’État. Elle souligne la remise en question de la position méthodologique d’un chercheur qui se voulait détaché de toute contingence personnelle, mais aussi celle de nombre d’aspects de la théorie  de l’État qu’il a précédemment élaborée. Cette rupture n’est pas un reniement. C’est par le nœud de l’histoire intime et de l’histoire collective que la question est posée : « comment penser à nouveaux frais les liens, auparavant vus comme consubstantiels en France, de l’État et de la République ? ».

Un livre pour notre temps

Dans une période où le débat sur la République, autant que sur l’État, sombre trop souvent dans la plus complète confusion – sinon pire –, la lecture de La Leçon de Vichy, le livre que Pierre Birnbaum a publié à l’automne 2019, ouvre pour nous des perspectives à méditer de toute urgence. S’agissant de la République, la montée en puissance d’idéologies identitaires séparatistes (et pas uniquement islamistes1) dopées à « l’intersectionnalité », gangrène la réflexion », et ce chaque jour davantage depuis les attentats de 2015. Et quant à la question de l’État, la séquence qu’a inaugurée le mouvement des « gilets jaunes » – jalonnée de quelques épisodes antisémites caractérisés –,  puis le contexte de la crise sanitaire, n’ont cessé de l’obscurcir. Ouvrons alors ce livre, important tout particulièrement en cette période marquée par le récent procès des attentats de janvier 2015 contre les journalistes de Charlie Hebdo, contre l’Hyper Cacher de la Porte de Vincennes, contre des fonctionnaires de police (2 septembre au 10 novembre 2020). Dix semaines,  jalonnées de nouveaux attentats meurtriers qui culminèrent  avec la décapitation, le 16 octobre 2020 à Conflans-Sainte-Honorine, d’un professeur d’histoire, et d’instruction civique2. Un fonctionnaire de l’Éducation nationale. Un « hussard noir » contemporain, attaché à transmettre aux jeunes élèves confiés à son enseignement les éléments fondamentaux d’une réflexion sur la liberté d’expression, garantie à tout citoyen par le pacte républicain laïque, était sauvagement tué pour avoir simplement, et avec la clarté requise, fait son travail.

Or à la suite de cet assassinat monstrueux, loin que le pays se rassemble pour manifester son attachement à un universalisme d’émancipation, condition de la liberté, de l’égalité, et de la fraternité citoyenne, c’est au contraire une exacerbation des divisions que l’on a vue se produire, la République laïque étant accusée par diverses personnalités, y compris les plus supposément républicaines3, d’être « islamophobe » et de « discriminer » les croyants offensés par l’usage de la liberté d’expression et de caricature. Certains, même, se présentant de surcroît comme « juifs ou d’origine juive », n’hésitèrent pas à établir un parallèle, empreint d’une perversion intellectuelle et politique ravageuse4, entre le sort réservé aux enfants juifs par l’État français issu de la « Révolution nationale » du régime de Vichy, et le traitement des enfants musulmans par la République, universaliste en ses fondements mêmes, d’autant plus clairement qu’elle est laïque. L’universalisme laïque, selon tous ces beaux esprits : une grave menace pour la sécurité des musulmans et de leurs enfants, un attentat contre leur dignité ; en somme, un crime contre l’égalité. Un « racisme d’État », nous dit-on. Autrement dit, le « racisme systémique » de la République serait imputable à son universalisme, pleinement accompli dans la laïcité. Universalisme haï par ceux-là mêmes que les récurrentes flambées d’antisémitisme n’émeuvent guère, quand ils ne les alimentent pas, telle Houria Bouteldja5, ex-présidente du bien nommé PIR6.

On ne saurait concevoir plus funeste inversion : la République française en son universalisme laïque constitutif – cela précisément que ce qui s’est appelé « l’État français » a renié et voulu détruire – serait aujourd’hui une nouvelle figure du régime de Vichy criminel. Gravissime falsification. Car c’est parce que ce régime fut viscéralement anti-républicain, et par là même fondamentalement hostile à l’universalisme issu des Lumières et de la Révolution de 1789, raffermi en 1905 par la loi de séparation des Églises et de l’État, qu’il put, et sans aucun frein, laissant libre cours en son appareil même aux passions antisémites françaises jamais taries mais tenues en lisière – imparfaitement cependant – par l’État républicain, devenir un État antisémite. Et par conséquent sans état d’âme livrer hommes, femmes, vieillards, enfants juifs, français comme étrangers, à l’entreprise nazie d’extermination. Assez différent, on en conviendra, de l’ambition universaliste laïque et républicaine, relayée par l’école publique, celle où aujourd’hui un professeur aura fait réfléchir des collégiens de tous horizons sur les conditions de la liberté de conscience et d’expression, et sur ce qu’elle implique d’éventuellement inconfortable.

Une nécessaire révision

La Leçon de Vichy – Une histoire personnelle. Tel est donc le titre d’un ouvrage singulier, à certains égards inattendu dans la bibliographie de l’auteur, historien/sociologue de l’État et, de façon croisée, de la place politique des Juifs dans la République. Car de multiples façons, ce livre qui revisite un parcours intellectuel original, d’une cohérence et d’une continuité remarquables, marqué par des publications qui ont fait date, constitue une rupture. Une rupture, et une remise en question tant de la position méthodologique toujours scrupuleusement mise en œuvre par l’auteur – celle d’un chercheur strictement détaché de toute contingence personnelle –, que de nombre d’aspects de la théorie « optimiste » (idéalisée ?) de l’État qu’il a peu à peu, et tout au long de son œuvre, élaborée. Une rupture donc, on verra en quels sens, mais en rien un reniement. On dira plutôt un approfondissement, lesté par le travail d’élucidation, au cœur de ce livre, d’un nœud d’une densité doublement tragique : intime, mais en même temps collective. Collective sur plusieurs plans indissociables, montre Pierre Birnbaum : pour les Juifs de France, pour le pays tout entier. C’est du reste l’un des sens de ce titre : cette « leçon » que nous avons à méditer, une leçon amère d’histoire et de philosophie politique, concerne la nation dans son ensemble, pour autant que la rassemble, par-delà – et avec – toutes les appartenances, toutes les singularités qui la font, une République « une et indivisible », cette exigence universaliste devant avant toute chose instruire la forme et les responsabilités de l’État envers tous ses citoyens, quelles que soient leur religion ou leur origine familiale. L’État envisagé non point comme entité abstraite, manière de Léviathan totalitaire et impitoyable, mais comme garant de la libre existence, de la place assurée, de l’égale et impérative protection de tous enfin. Cela à travers son appareil politique et institutionnel – sa fonction publique en premier lieu, de l’instituteur aux élites de la haute administration.

Cette mission politique caractérisant la République française, l’auteur l’avait longuement décrite et étudiée, à travers un prisme spécifique : ce qu’il a appelé « les longues épousailles des Juifs et de l’État républicain ». Jusqu’à ce livre. « Épousailles » signifiant en substance ceci : qu’à partir de leur accès à la citoyenneté en 1791, la consacrant en quelque sorte, les Juifs furent les partenaires convaincus et loyaux de l’avènement, peu à peu, de l’État républicain. Un État où il s’agissait, depuis leur émancipation au début de la Révolution française, de « tout refuser aux Juifs comme nation et tout accorder aux Juifs comme individus. Il faut qu’ils ne fassent dans l’État ni un corps politique ni un ordre. Il faut qu’ils soient individuellement citoyens »7. Pleinement citoyens. Et en tant que tels, protégés par la République. Laquelle ne leur demandait ni d’abjurer leur foi, pour ceux qui étaient religieux, ni de renier leurs appartenances familiales et historiques. Citoyens français juifs donc. Des « fous de la République »8, selon le titre d’un ouvrage déjà ancien de Pierre Birnbaum – dans lequel cependant il n’avait pas manqué d’identifier la menace antisémite susceptible de sourdre au cœur même de l’État. Vichy y était déjà évoqué, où sombrait la République. Un naufrage, dont pourtant l’appareil d’État, comme insubmersible – mais révoquant tous ses fonctionnaires juifs –, avait sans se disloquer réchappé, continuant à fonctionner comme si de rien n’était, dévoyé corps et âme – ou plutôt, corps désormais sans âme, mécanique infernale – dans la politique antisémite du régime.

Ouvrage après ouvrage, Pierre Birnbaum construisait ainsi une théorie politique qui articulait de la plus étroite, de la plus nécessaire des façons, la logique de l’État « à la française » et celle de la République. L’État « à la française » : concrètement, un appareil d’État, aux rouages bien huilés, une administration hautement qualifiée, dont Pierre Birnbaum avait en sociologue politique attentif et précis étudié les fonctionnements et les logiques spécifiques.

Jusqu’alors, dans la réflexion de l’historien sur cette question  – la nature de l’État, en France –, demeurait cependant une tache aveugle : la sinistre période de Vichy, si tristement complaisante envers l’occupant nazi – en particulier s’agissant de la persécution des Juifs, menée avec un zèle qui pouvait même devancer les exigences de l’occupant nazi. Politiquement en effet, le régime de Vichy procédait non à vrai dire d’un coup d’État, mais d’une captation de l’appareil d’État de la République française, demeuré parfaitement opérationnel dans la collaboration avec l’occupant nazi, par un régime qui avait substitué à la devise républicaine « Liberté, égalité, fraternité » celle tristement célèbre : « Travail, famille, patrie ». Arraisonnement de l’État par une politique qui détruisait méthodiquement les principes fondateurs de la République. Une période que la Libération, le rétablissement de la République, et les présidents successifs9, ne parvinrent jamais véritablement à solder, pour autant que la fonction publique (préfets, gendarmes, policiers, professeurs aussi), qui avait sans sourciller mis en œuvre la politique de Vichy, ne reculant pas – à de rares exceptions individuelles près – devant son pire versant : l’exclusion, la traque et la déportation des Juifs, demeura en place après la guerre.

Un État fort, un État efficace, à l’armature assurée par une fonction publique formée dans les institutions républicaines, n’était-ce pas cela qui avait assuré la vigueur et la stabilité de la République ? Or c’est ce même État, mêmes vertus, mêmes serviteurs – moins les Juifs –, qui la détruisit. Dès lors, pour l’auteur, comment penser à nouveaux frais les liens, auparavant vus comme consubstantiels en France, de l’État et de la République ? Sans renoncer à l’État – cela serait là aussi suicidaire pour la République, comme le démontre l’actualité récente. En révisant cependant la vision rassurante selon laquelle l’État en France serait, par son histoire et ses fondations, intrinsèquement, et partant nécessairement, républicain.

Telle est la question, brûlante, inévitable dans les temps que nous traversons, menaçants tant pour l’État que pour la République, que nous confie ce livre.

La force d’une méthode neuve

Comment le fait-il ?

Vichy donc, et frontalement cette fois. Scruté à la loupe, dans les arcanes de son fonctionnement administratif appliqué à la propre biographie de l’auteur, enfant né en 1940 de parents juifs et étrangers. Vichy, objet jusque-là d’un « évitement » protecteur, avoue à plusieurs reprises, avec une sorte d’effarement même, Pierre Birnbaum, évitement tout à la fois condition et limite de ses travaux antérieurs, que ce livre réévalue sous ce nouveau jour. Un éclairage assombri, sous lequel se dévoilent l’« intensité d’un antisémitisme politique dont l’ampleur et la permanence demeurent largement méconnues » et, tout au long de l’histoire de la République, « la face cachée de l’antisémitisme politique triomphant jusqu’au sein de l’État ». « Vichy avant Vichy », selon les mots de Michael Marrus que cite Pierre Birnbaum. Où se « remet en question toute la logique de mon travail »10 ajoute-t-il. Mais une lucidité neuve, qui sonne aussi comme un avertissement pour le regard à porter sur notre présent. Regard exempt de tout cynisme, dénué de tout esprit de renoncement, et d’autant plus exigeant et clair, quant aux espérances – mesurées à l’aune d’une vigilance de tous les instants – à confier à la République, comme à l’État, qu’il est désormais dessillé.

Le déclic ? Un épisode que nous laisserons le lecteur découvrir, et un mot : « Omex » – le « rosebud » de l’auteur. Omex étant le petit village des Hautes-Pyrénées où un couple de paysans – des Justes – accueillit et cacha le petit enfant juif – Pierre Birnbaum – né à Lourdes le 19 juillet 1940. Né quelques jours après les premières lois excluant des emplois publics tous les Français dont le père n’était pas français ; et un peu plus de deux mois avant la promulgation de la loi scélérate portant statut des Juifs, le 3 octobre 1940, diligemment mise en œuvre, et à tous les niveaux, par l’ensemble des corps de l’État devenu « État français ». Un télescopage biographique de hasard, pour celui qui avait voué une part essentielle de son œuvre à étudier le fonctionnement de l’État « à la française » : un État protecteur, émancipateur pour ses citoyens appartenant à une minorité.

Un « rosebud » ici qui non seulement, comme dans le film fameux d’Orson Welles11, « résume le secret impénétrable » d’une vie, mais relance soudain, avec une énergie renouvelée, la recherche et le travail de pensée. Non point le dernier mot, ou le mot de la fin, plutôt celui qui remet l’ouvrage sur le métier. Cela sous l’impulsion d’une nécessité intime autant qu’intellectuelle, ces deux dimensions s’entrelaçant l’une à l’autre de la plus étroite façon. On nous permettra ici de rappeler cette réflexion de Freud selon laquelle la pensée théorisante est « un produit de l’urgence de la vie ». C’est à propos des théories sexuelles infantiles qu’il observe cela – mais après tout un chapitre de La Leçon de Vichy ne s’intitule-t-il pas « La scène primitive » ? Théories, explique Freud, qui, si fausses soient-elles, contiennent cependant « un noyau de pure vérité ». Une vérité dérobée – au double sens du terme – dans l’écran que forme une spéculation théorique qui la dissimulera en l’un de ses replis. Car au moment où la pensée, sur le point de saisir une vérité que, aiguillonnée par le désir, elle anticipe et en réalité connaît intimement, la recherche « s’interrompt, déconcertée », écrit Freud. Et en butant sur ce savoir brûlant, elle se verra recouverte, comme par un pare-feu à demi opaque, par des théories protectrices, mais pour une part erronées.

Il est clair que cette pulsion épistémophilique, psychiquement parlant un mouvement d’urgence vitale c’est là ce qui principalement importe, vaut bien au-delà de la chose sexuelle proprement dite. Le démontre ce livre, essentiel dans le parcours de l’auteur mais également pour nous et, à l’évidence, témoignage de la vitalité et de la vigueur d’une réflexion qui puise ses racines dans une histoire intime jusque-là tenue au secret.

Là gît la rupture méthodologique, salutaire. Ce que, jusqu’au bouleversement « Omex », le travail du chercheur avait maintenu strictement séparé, éloigné, fuse brusquement en plein écran – l’écran d’une théorie politique longuement, patiemment élaborée – et le perce. De cette déchirure, une nouvelle méthode, forte des acquis de l’ancienne en matière de précision, et de science de l’archive, va surgir, apprivoisant « Omex » dans une élaboration socio-historique renouvelée, pour redessiner, cruellement à certains égards, des questions depuis toujours en travail chez l’auteur. Cela à partir de ce qu’on pourrait, en termes freudiens encore, et usant d’une analogie12, désigner comme « l’ombilic » du désir théorique de l’auteur, maintenant révélé comme vital : vital au sens le plus littéral puisque c’est bel et bien de sa vie directement menacée par l’État français qu’il s’est agi. Nouveau départ – mais en aucun cas tabula rasa. Ainsi, par ce « nœud de pensées que l’on ne peut défaire », passent les différents fils d’une recherche qui se révèle aussi avoir été une quête, doublement, et indissolublement intellectuelle et intime, réinscrite cette fois explicitement « dans la trame si provisoire de la vie »13. Une vie dont l’arc secret se tend entre ces deux réalités, qui donnent leurs titres aux chapitres centraux de l’ouvrage : « L’État français  m’a tué », et « Les Justes m’ont sauvé ». De ces fils, l’auteur ici se saisit à nouveau, pour partiellement détisser, puis retisser autrement les motifs de son travail. À partir d’une interrogation que l’on pourrait résumer en ces termes : entre l’État « à la française » – universaliste, républicain, laïque – et « l’État français », quelles continuités, plus ou moins souterraines ? D’où une question impérative, autour de laquelle tourne tout ce livre, et dont sa méthode offre sans doute la réponse la plus claire : comment concevoir cet universalisme républicain ? Idée désincarnée, sans force alors pour armer l’État ? Ou expérience humaine fondamentale, matrice exigeante d’une idée régulatrice pour l’État ?

Cette nouvelle méthode, qui relèverait non pas tant de l’ego-histoire14 que de la micro-histoire15, est entée sur (et hantée par) cette question. Le regard porté est en effet ici tout sauf « froid, englobant, explicatif ». Il est au contraire empreint d’une émotion d’autant plus sensible qu’elle s’accompagne d’une grande pudeur ; il règle sa focale sur le détail singulier – telle archive : les cartes d’identité des parents, marquées du tampon « JUIF », tel document administratif ; de bout en bout enfin, il demeure questionnant. Terme à terme, tout l’inverse de celui, en surplomb, qui définit l’ego-histoire. Du reste la biographie individuelle n’est pas tant, comme l’indique le titre de l’ouvrage, l’objet de La Leçon de Vichy, en vue d’un exercice réflexif sur un parcours supposément non affecté par l’histoire personnelle, que son medium méthodologique ; une inflexion inédite de la démarche de l’auteur, pour reconsidérer ses objets – les mêmes au fond qu’auparavant : l’État – par des sentiers plus clandestins au regard du détachement antérieur revendiqué dans sa méthode. La nouvelle approche n’est pas moins rigoureuse ; elle l’est autrement.

C’est ainsi qu’elle donne au « noyau de vérité », tapi dans la théorie de l’État construite au fil de son œuvre par Pierre Birnbaum, sa valeur véritable.

Le « noyau de vérité » et l’universalisme

Car si l’État devient dangereux pour ses citoyens, ce n’est pas parce qu’il est trop républicain, trop universaliste, mais parce qu’il a renoncé à l’être. Telle est la vertu principale, et la force de la méthode mise en œuvre dans le livre de Pierre Birnbaum : en nous faisant mesurer concrètement, à partir de sa propre histoire, celle de l’enfant caché qu’il fut, la signification tragique d’un tel renoncement, elle manifeste ce qu’est, très précisément, la vertu républicaine d’universalisme. L’enfant juif, traqué par l’État français, fut sauvé par des justes, au risque de leurs vies. Ils ont vu dans cet enfant le « Mitmensch, le co-humain : l’être de chair et de sang qui se tient devant nous, à portée de nos sens providentiellement myopes »16, selon la formule de Primo Levi. Et dans leur acte se résume la nature de l’universalisme, en son fond éminemment concret, où l’État « à la française », l’État républicain, puise ses principes régulateurs. Un État qui se doit, en effet, d’être « myope » : une « myopie », qui le rend sinon aveugle, du moins indifférent aux appartenances, mais l’oblige a priori envers chacun de ses citoyens. L’abstraction, tant décriée mais en rien désincarnée, de l’universalisme procède de cette « myopie » originaire, quant à elle très concrète, à la faveur de laquelle les différences s’estompent ; seul se distingue un autre quelconque. Quant aux traits singuliers, si la vision « myope » les perçoit très précisément, elle se montre incapable, et c’est tant mieux, de les rapporter à un caractère d’ensemble. De ce caractère d’ensemble – l’appartenance – elle fera ainsi abstraction. De la « myopie » comme principe et comme méthode, donc, pour l’État républicain « à la française ». Cela seul permettra qu’une loi égale s’applique à tous, sans distinction – le terme est ici essentiel.

Sous condition que ceux qui ont pour tâche de la mettre en œuvre ne se coupent pas de la source vivante qui donne son plein sens à la bénéfique abstraction universaliste. N’oublient pas, donc, qu’ils sont des hommes, âmes et consciences, avant d’être les rouages mécaniques d’un appareil d’État.

C’est une telle coupure qu’interroge en vérité, sans lui donner de réponse – aucune ne saurait être satisfaisante – le livre de Pierre Birnbaum. À l’aune de cette énigme non résolue, le « noyau de vérité » de son œuvre entière révèle cependant, dans ce livre comme hors du cadre, son sens le plus précis : quand l’universalisme requis de l’État républicain se meurt, dès lors que ceux qu’il a formés pour le faire vivre en ont remisé la valeur fondatrice, le pire devient possible. L’État, efficace par l’entremise de ses serviteurs diligents, et ainsi toujours puissant, mais en monstrueux canard sans tête, devient alors l’instrument des passions les plus noires. C’est en France une ligne de faille morale et politique très vite réactivée. Et une question jamais close ; un péril endémique par conséquent, sans aucun « vaccin » véritablement efficace. A fortiori lorsque d’aucuns veulent se (et nous) persuader que le mal gît en cela qui seul peut lui faire échec, et honnissent – haïssent – l’universalisme républicain, faisant ainsi le lit des plus délétères haines politiques.

Telle est pour nous aujourd’hui la « leçon de Vichy », parfaitement claire si le remède demeure incertain. Une leçon qui fait suite, de façon incommensurablement plus meurtrière, à celle de l’affaire Dreyfus, au sujet de laquelle Clemenceau17 déjà écrivait :

« Mais au-dessus de Dreyfus – je l’ai dit dès le premier jour – il y a la France, dans l’intérêt de qui nous avons d’abord poursuivi la réparation du crime judiciaire. La France à qui les condamnations de 1894 et de 1899 ont fait plus de mal qu’à Dreyfus lui-même. »

La France républicaine – c’est-à-dire universaliste.

Un livre à lire, un livre de nature à nourrir la réflexion de tous ; et surtout, de la débarrasser du nuage de discours toxiques qui envahissent bien trop souvent en la matière l’horizon intellectuel contemporain. À donner à étudier, certainement, à tous les collégiens et lycéens de France.

Notes

1 – À bien des égards, le féminisme intersectionnel qui tient aujourd’hui le haut du pavé se trouve pris dans une logique de type séparatiste. La promotion active de l’écriture dite « inclusive » en est un des symptômes les plus significatifs. Sur ce point, voir sur Mezetulle, le dossier intitulé « L’écriture « inclusive » séparatrice ».

2 – La décapitation de Samuel Paty n’ayant eu pour effet que d’accélérer encore cette fuite en avant délétère, voir par exemple le caricatural mais symptomatique texte de Sandra Laugier et Albert Ogien, « Les forcenés de la République », Libération, 8 déc. 2020.

3 – Voir l’excellent texte de Henri Pena-Ruiz, « Lettre ouverte à mon ami Régis Debray », Marianne, 21 déc. 2020.

5 – Outre son opus publié par Éric Hazan, Les Blancs, les Juifs et nous (Paris, La Fabrique, 2016), obsessionnellement antisémite, voir notamment son intervention récente dans le Club de Mediapart – à ce point outrancier que le site l’a rapidement supprimée –, justifiant les torrents de haine antisémite qui se sont déversés sur Miss Provence. Si Houria Bouteldja est de loin la plus caricaturalement haineuse, toute une mouvance obsédée par « l’islamophobie » se rassemble dans ce sillage.

6 – Sur cette question, voir notamment Pierre Birnbaum, Sur un nouveau moment antisémite – « Jour de colère », Paris, Fayard, 2015.

7 – Déclaration du comte de Clermont-Tonnerre en 1791.

8 – Pierre Birnbaum, Les Fous de la République – Histoire politique des Juifs d’État, de Gambetta à Vichy, Paris, Fayard, 1992.

9 – En dépit du fait que certains, Jacques Chirac le premier, affrontèrent clairement l’ambiguïté politique et institutionnelle du régime. Pierre Birnbaum consacre l’avant-dernier chapitre de son ouvrage, intitulé « Le président, l’État et la théorie de l’État », à l’examen détaillé de cette question, depuis Charles de Gaulle jusqu’à Emmanuel Macron en passant par les dénis de François Mitterrand.

10La Leçon de Vichy, p. 115.

11Citizen Kane (1941).

12 – Freud parle de « l’ombilic du rêve » comme de ce « nœud de pensées que l’on ne peut défaire d’où le désir du rêve jaillit comme le champignon de son mycélium ».

13La Leçon de Vichy, p. 13.

14 – Selon la définition qu’en donne Pierre Nora, l’enjeu de l’ego-histoire est celui-ci: « éclairer sa propre histoire comme on ferait l’histoire d’un autre, à essayer d’appliquer à soi-même, chacun dans son style et avec les méthodes qui lui sont chères, le regard froid, englobant, explicatif qu’on a si souvent porté sur d’autres », dans ses Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987.

15 – Dans cette méthode historiographique, inaugurée par Carlo Ginzburg, en examinant comme à la loupe les particularités de tel destin singulier, on éclairera un moment spécifique de l’histoire, et l’on captera des dynamiques historiques nées d’interactions qu’un regard historiographique de surplomb ne se trouve pas en mesure de saisir. Ce changement de focale, à la fécondité certaine, a renouvelé l’approche historique traditionnelle.

16 – Primo Levi, Les Naufragés et les Rescapés, p. 56.

17 – Ce n’est évidemment pas sans motif que ce qu’il écrivit sur l’Affaire fut interdit sous Vichy. Cette somme en sept volumes, en tout point passionnante, et qu’il faut lire et relire aujourd’hui, est disponible d’occasion sur le site de la Fnac, à l’exception d’un volume. Mémoire du livre a réédité les quatre premiers (L’Iniquité, Vers la réparation, Contre la justice, Des juges, et la BNF deux  : Justice militaire, La Honte. Il manque à ce jour celui qui s’intitule Injustice militaire, sixième dans l’ordre chronologique.

Entretien CK avec Valérie Toranian « Revue des deux mondes »

La Revue des deux mondes de février 2021 publie un entretien avec Valérie Toranian réalisé fin novembre 2020, et que la Revue intitule « La laïcité est le contraire d’un intégrisme ».

Lien vers l’entretien : Catherine Kintzler :« La laïcité est le contraire d’un intégrisme »

Voir le sommaire du numéro.

Entretien CK Philosophie magazine

Le numéro 146 de Philosophie magazine (février 2021) publie un entretien substantiel (p. 66-71) avec Cédric Enjalbert, illustré par des photos de Georges Bartoli. Merci à Cédric Enjalbert d’avoir recueilli ces propos – par « visio » – grâce à des interrogations issues d’un gros travail préalable, et de les avoir caractérisés par des exergues judicieusement choisis.

« Le dépaysement offert par le savoir est un appel d’air, une renaissance. »
« Avec la laïcité, le lien politique ne doit son existence à aucune autre référence qu’à lui-même. »
« L’opéra nous enseigne la possibilité d’un usage poétique de la raison ».

On peut lire le début de l’entretien en ligne sur le site Philomag. Et si vous avez le loisir d’en lire l’intégralité dans le magazine imprimé, rien ne vous sera épargné, ni la philo politique avec la laïcité, ni Descartes et le « commencement », ni l’enseignement comme « dépaysement », ni l’opéra, la musique et Rousseau, sans oublier le rugby.

De l’idéologie du « care » à l’éthique de la sollicitude

Charles Coutel examine l’instrumentalisation politique du care. Le care  ne se contente pas de revoir à la baisse l’aspiration humaniste : il s’y substitue et érige une théologie invasive de la faiblesse en prétention politique. En s’appuyant sur l’illusion compassionnelle, le dogmatisme du care essentialise et pérennise la vulnérabilité, il fait de la dépendance et de son corrélat, la surprotection, un champ d’intervention illimité. C’est ce danger qu’une éthique humaniste de la sollicitude doit éviter. Soigner n’est ni soumettre ni envahir, mais, par une autolimitation qui dialectise la force et la faiblesse, concilier en permanence protection, responsabilité et autonomie.

« La sollicitude fait preuve d’un mouvement qui tire l’homme en avant,
qui le propulse vers celui qu’il est en train de devenir. »
Ann Van Sevenant, 2001

« On voit bien que la cible principale des éthiques du care, le responsable des malheurs de l’humanité entière, se retrouve sous les oripeaux d’un type anthropologique bien défini : homme, hétérosexuel, appartenant à la classe moyenne aisée, de préférence absent des domaines de l’éducation ou de la santé, et en bonne forme. »
Francesco Paolo Adorno, 2015

Cette contribution entend poser la question des fondements d’une éthique humaniste respectueuse des principes républicains, notamment ceux de fraternité, de laïcité, d’égalité et de solidarité. Or cette tâche est rendue doublement difficile pour des raisons historiques : au sein de l’humanisme républicain, toute approche de la vulnérabilité des personnes semble empiéter sur les prérogatives des religions qui s’autoproclament spécialistes du compassionnel. Du fait d’un économisme souvent étroit, les républicains pensèrent longtemps qu’il suffirait de réduire la précarité des situations pour diminuer la vulnérabilité des personnes. De plus, appliquant au domaine éthique l’idée de neutralité, ils laissèrent le terrain inoccupé, l’abandonnant aux forces cléricales qui avaient longtemps pris en charge le domaine du soin ou de la protection sociale. Ces forces en profitèrent pour imposer des idéologies visant à instrumentaliser la faiblesse, voire la dépendance, de ceux qui souffrent pour mettre en place des stratégies prosélytes. Cette répartition des tâches fut longtemps implicitement acceptée par presque tous, exception faite de certaines initiatives comme le Secours populaire, le Téléthon ou les Restaurants du cœur. Cet équilibre hypocrite aurait pu encore durer très longtemps.

L’invasion de l’idéologie du care

Dès 2008, Myriam Revault d’Allonnes s’inquiéta avec raison de l’essor de l’idéologie dite du care qui, sous le prétexte d’être proche des plus vulnérables, mit en place une véritable machine de guerre contre l’humanisme, le rationalisme et l’universalisme. Elle précise, dans L’homme compassionnel : « Cette promotion du voisinage n’a pas grand-chose à voir avec la conquête d’une universalité qui […] procédait par distanciation progressive à partir du sentiment. » Elle parle même d’une « contagion empathique » (op. cit., p. 43-44).

Depuis, à en croire Francesco Paolo Adorno, les choses se sont aggravées1. Cette idéologie d’origine anglo-saxonne (voir les travaux de Carol Gilligan et de Joan Tronto) s’est inventé une éthique, voire une anthropologie, au point qu’on a cru utile de créer aux Presses universitaires de France la collection « Care studies », dirigée notamment par Fabienne Brugère, auteur d’une Éthique du care (2011) chez le même éditeur et, en 2008 d’un ouvrage au titre déconcertant : Le sexe de la sollicitude (Seuil, 2008). Les choses pourraient en rester là si cette idéologie aux concepts souvent imprécis et à l’épistémologie instable n’avait pas eu deux conséquences très graves.

Premièrement : une influence croissante dans les centres de formation en soins infirmiers ou encore dans le travail social. Dans ces institutions, le care semble devenir le discours dominant. Du domaine de la formation, le care est passé dans tout le monde du soin, alors que dans le même temps les moyens humains et matériels du cure (soigner) diminuaient. On se sert même de la caricature du cure dans la série Docteur House pour survaloriser le care.

Deuxièmement : l’autre conséquence, soulignée par Francesco Paolo Adorno, est l’instrumentalisation du care par certains élus, souvent de gauche. L’auteur est redoutable, il écrit :

« Tout se passe comme si, face à l’impossibilité de réaliser une société plus juste, les forces politiques de gauche essayaient de se replier sur des objets plus concrets et surtout plus modestes […] le care incarnerait-il cette nouvelle politique ? » (op. cit., p. 14)

Et l’auteur d’insister sur le débat très tendu qui opposa, dans les années 2000, Martine Aubry à Manuel Valls. Malheureusement, pour beaucoup, cette instrumentalisation politique du care tient lieu de fondement d’une éthique humaniste. Or, nous inspirant de la formule d’Alain « Bercer n’est pas instruire », nous pensons que cela ne va pas de soi. Dès 2006, Didier Sicard nous fournit une première justification : « La protection prime sur la libération (pour soi), tandis que nous demandons la libération (pour les autres). » Il poursuit : « Notre besoin de protection ne finit-il pas par nous rendre échangeables, monnayables ? »2 

La prédominance actuelle de l’idéologie du care aurait donc deux finalités idéologiques : servir de truchement aux idéologies cléricales dans le travail social et dans le monde du soin et, plus redoutable encore, l’utilisation politique de la vulnérabilité des personnes souvent en situation précaire au sein d’un processus clientéliste. Les divers épisodes et discours sur les crises sanitaires autour de la covid-19 nous donnent une première explication : le care repose sur un processus d’essentialisation de la vulnérabilité des personnes. C’est ce danger qu’une éthique humaniste de la sollicitude doit absolument éviter. Dès lors, étant présentés comme tout le temps vulnérables, nous sommes conviés à multiplier, avec raison, les gestes qui vont nous protéger mais, plus subtilement, à nous soumettre a priori et sans débat à toutes les décisions des différents pouvoirs, la culpabilisation le disputant à l’infantilisation3. Cette essentialisation de la vulnérabilité risque de nous priver de notre responsabilité dans la construction de notre santé et de notre vie. Francesco Paolo Adorno semble aller dans ce sens quand il écrit : « L’éthique du care se propose d’institutionnaliser la vulnérabilité et, par conséquent, la dépendance réciproque des individus. » (op. cit., p. 113), l’auteur se plaisant à citer ces étonnantes formules de Sandra Laugier : « Il s’agit de reconnaître que la dépendance et la vulnérabilité sont les traits de la condition de tous. » (op. cit., p. 99). Un glissement subreptice s’est opéré : alors que la conscience de notre mortalité et de nos limites peut, certes, nous définir, le glissement de la mortalité vers la vulnérabilité postule une passivité continue qui ne va pas de soi. Comme souvent, une fausse description semble valoir prescription. Je suis convié à accepter a priori les décisions de celui ou de celle qui me veut du bien… parfois malgré moi.

Nouveau glissement : le care étant décrété de l’ordre du sentiment et le sentiment empathique relevant de la féminité, jamais vraiment définie, Fabienne Brugère en arrive à parler d’un sexe de la sollicitude. La raison, présentée comme abstraite, procéderait donc d’une vison machiste, impérialiste et capitaliste. La spirale de l’essentialisme nous entraîne vers les dérives racialistes et décoloniales, triomphant dans la haine de l’Occident et de la rationalité scientifique et universaliste.

Fort heureusement, en février 2011, Élisabeth G. Sledziewski commence la déconstruction de ce dogmatisme du care en déclarant : « Le sujet vulnérable est capable d’autre chose que son incapacité »4. L’auteur se garde bien d’essentialiser la vulnérabilité. Nous la suivons dans cette prudence. La conséquence de ces manipulations est claire : le sujet vulnérable pris dans les stratégies du care se vit comme devant être protégé à vie5. Nous retrouvons là les schèmes cléricaux de la bourgeoisie catholique qui aimait, au XIXe siècle, avoir ses pauvres. C’est pourquoi l’éthique du care a tellement de succès parmi les croyants qui voient dans cette essentialisation de la vulnérabilité une duplication de la peccabilité humaine. Le care nous sauverait et nous guérirait malgré nous.

C’est là qu’intervient ce que Myriam Revault d’Allonnes nomme « la contagion empathique ». C’est l’origine de la fiction selon laquelle nous pourrions nous mettre à la place de celui qui souffre ; pour reprendre une distinction de cet auteur, nous glissons du compatissant vers le compassionnel ; le compatissant ponctuel est identifié au compassionnel comme disposition pérenne. Or, sur ce point très précis, écoutons l’avertissement du théologien catholique Henri Nouwen qui, en 2003, dénonçant les effets pervers d’une théologie de la faiblesse, s’en prend aux croyants qui abuseraient du processus compassionnel : « Comment manifester la compassion de Dieu sans agir comme si nous étions Dieu ? » (op. cit., p. 17). La faute logique dont justement l’éthique humaniste de la sollicitude va nous prémunir consiste à confondre identité et analogie. Nous pouvons, certes, nous comparer à celui qui souffre devant nous, (n’avons-nous pas nous-mêmes eu l’expérience de la souffrance ?), mais nous n’avons pas, pour autant, à nous identifier à la souffrance présente du patient. La lecture de Matthieu 22,39 pourrait nous éclairer : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même. » (souligné par nous). De même, la parabole du Bon Samaritain peut se comprendre comme une assistance laïque à personne en danger. Ce bref détour théologique nous renseigne sur les abus de l’idéologie du care : il s’agit de faire croire au faible, au démuni, à celui qui souffre qu’on va l’aider sans que sa condition socioéconomique, pour autant, ait besoin de changer.

Cependant, une nouvelle question se pose : comment aider, voire assister, celui qui en a besoin sans être victime de l’idéologie du care, évitant ainsi le danger de l’indifférence mais aussi celui de la surprotection ? C’est là qu’intervient la puissance émancipatrice de l’éthique humaniste de la sollicitude, exact opposé de l’idéologie cléricale du care. Mais, pour en comprendre l’originalité, il convient de prendre le temps de lire un texte déroutant du philosophe Alain.

Un avertissement d’Alain, le 30 mai 1907

À tous les tenants de l’idéologie du care, nous recommandons la lecture d’un Propos d’Alain intitulé « Sollicitude ». Dans ce texte, le philosophe est sans pitié : il nous renvoie à ces personnes qui, avec les meilleures intentions du monde, prennent trop de nos nouvelles – comme nous l’avons vécu parfois lors des crises sanitaires. Ces personnes trop sollicitées, dit-il, deviennent des malades imaginaires qui disent qu’ils vont mal pour qu’on prenne sans cesse de leurs nouvelles. Le philosophe est sans appel : « Ne dites jamais à quelqu’un qu’il a mauvaise mine ». Il recommande le remède suivant : « Aller vivre au milieu d’indifférents ». Bien évidemment, il tord trop le bâton de l’autre côté, mais il nous place aux antipodes de l’idéologie du care, tout en nous donnant envie d’aller y voir de plus près.

Rappelons qu’en latin sollicitudo renvoie à l’idée d’une inquiétude qui nous saisit tout entiers et nous pousse à intervenir, de notre propre chef ou parce que quelqu’un nous appelle. Mais d’emblée deux difficultés surgissent, que ne voient pas les tenants de l’idéologie du care. La première concerne la force de ce mouvement vers autrui. La seconde est de déterminer sur quoi intervenir. Dans chaque cas, il nous faut combiner être attentifs et être attentionnés. À quel moment se déclenche le mouvement de sollicitude ? Une dialectique subtile entre sollicitation et sollicitude s’impose. Pas de sollicitude sans verbalisation consciente. Ce qui présuppose une réciprocité, même asymétrique. On doit au philosophe Paul Ricœur d’avoir indiqué cette nature dialogique de la sollicitude qui s’intègre dans une harmonie entre respect et reconnaissance d’autrui. Cette reconnaissance peut être absente de la bonne conscience des tenants du care. Paul Ricœur précise : « La reconnaissance est une structure du soi réfléchissant sur le mouvement qui emporte l’estime de soi vers la sollicitude et celle-ci vers la justice »6. La sollicitude devient ici une médiation permettant à celui qui souffre d’être autonome tout en acceptant l’aide d’autrui. L’épreuve de la sollicitude devient partagée et nous ferait vivre notre responsabilité partagée dans sa double acception : répondre à et répondre de. C’est l’absence de responsabilité et de respect que pointe le Propos d’Alain et que l’on retrouve dans l’idéologie du care. Dans la sollicitude, nous ne plaignons personne et nous limitons nos interventions dans le temps et dans l’espace. La parabole du Bon Samaritain, dans son interprétation humaniste, nous indique comment ne pas mélanger santé et salut, car ce personnage sait déléguer et fait du blessé l’acteur futur de sa propre guérison. L’autolimitation est le cœur rationnel du principe humaniste de sollicitude ; en cela, il prend le contrepied de l’idéologie invasive du care.

Les défis et les questions laissés ouverts par la loi de mars 2007

Un premier détour, d’ordre juridique, peut nous aider. En 2011, analysant la loi du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs, nous avons montré comment le législateur a su dépasser l’opposition entre autonomie et dépendance, ce que ne font pas les tenants de l’éthique du care. Dans ce cadre juridique, la vulnérabilité est un épisode et non pas un état.

La loi de 2007 opère une révolution juridique et anthropologique en considérant la personne à protéger non comme un irresponsable mais comme une personne à respecter dans sa souffrance, son incapacité et sa vulnérabilité même7. Sa faiblesse actuelle est implicitement présentée comme sa force future, si la société l’aide et le protège. La protection devient même l’occasion de l’accès à l’autonomie ; c’est tout l’enjeu législatif et éthique du futur débat sur la grande dépendance. Cette espérance, confirmée par la fin possible de la période de tutelle ou de curatelle, se double d’un respect scrupuleux de la sphère intime présente et passée de la personne protégée.

Mais comment protéger la personne majeure vulnérable tout en faisant signe vers son autonomie future et sa dignité présente ? Comment faire signe en permanence vers son être dans la gestion de son avoir ? Pour répondre plus précisément, il peut être fort instructif de se tourner vers le vaste champ de l’éthique médicale et de sa pratique de la sollicitude humaniste.

L’épreuve de la sollicitude dans l’éthique médicale

Après le détour juridique, un détour par l’éthique médicale s’impose. Dans le cadre médical, le souci de prendre soin (care) est précédé par la nécessité de soigner (cure).

La proximité avec la souffrance force le praticien de la santé à se questionner sans cesse sur lui-même et à se demander ce que ressent le patient tout en sachant bien qu’il ne doit ni ne peut se « mettre à sa place » (chaque patient est un cas particulier). Il doit faire preuve de sollicitude mais il saura limiter par avance son intervention pour faire cesser au plus vite la dépendance du malade.

Il y a au cœur de la sollicitude une nécessaire autolimitation au sein même de l’action et ce paradoxe est constitutif de la pratique thérapeutique (car c’est bien le patient qui se guérit avec l’actif concours du praticien). Cette autolimitation fait bien signe vers l’autonomie future du patient (sa guérison), au moment même où il est sous la dépendance technique du médecin.

L’éthique médicale de la sollicitude nous prépare à accueillir autrui à la fois sur le mode de la protection (présente) et sur le mode de l’autonomie (future) et sans chercher à lui imposer une vision du monde dogmatique. La sollicitude ne cherchera pas à se mettre à la place d’autrui, car… il y est. Il s’agit plutôt de repérer ce que l’on peut faire pour immédiatement soulager mais sans chercher à envahir. La sollicitude aide autrui à s’aider lui-même dans la (re)conquête de l’estime de soi, voire de l’intégrité de sa santé, lésée par le traumatisme et la souffrance. Le praticien sera dans l’analogie et non dans l’identification avec la souffrance d’autrui, comme nous l’avons déjà noté.

Pour saisir la spécificité de la sollicitude il convient sans doute de ne pas la confondre avec la compassion qui va trop vite en besogne, entretient l’illusion que l’on pourrait se mettre à la place d’autrui et prétendrait saisir le patient par une « approche globale ». Dans l’éthique médicale, pas de place pour la compassion, n’est-elle pas fondamentalement et paradoxalement une auto-compassion : ne sommes-nous pas toujours un peu en train de nous regarder en train de compatir ? Confondre compassion et sollicitude c’est prendre le risque de mélanger la sphère laïque et la sphère cléricale, ce que fait l’idéologie du care. La compassion est redoutable car elle est tentée d’oublier la nécessaire autolimitation qui fait la spécificité de la sollicitude. Méditons la pertinence de cette remarque de Hans-Georg Gadamer : « L’art médical trouve son accomplissement dans le retranchement de soi-même et dans la restitution à autrui de sa liberté »8. L’éthique médicale est, elle, cette épreuve consentie des limites et sait se montrer attentive à tel ou tel détail qui exprime la souffrance du patient, en dehors d’une bien confuse approche globale.

Si le médecin arrive à concilier autonomie et protection, c’est qu’il accepte par avance, modestement, ses propres limites et qu’il requiert la coopération présente et future de son patient. Lorsqu’il ne cède pas à la tentation hyper-techniciste (voir la série Docteur House) ou à la dérive compassionnelle (qui prétend convertir voire sauver au lieu de guérir), le médecin humaniste, préservé de l’idéologie du care, est un acteur de sollicitude en promouvant l’autonomie future du patient au cœur de son intervention thérapeutique présente. Ann Van Sevenant dans sa Philosophie de la sollicitude (Vrin, 2001, p. 26-27) précise : « La sollicitude fait preuve d’un mouvement qui tire l’homme en avant, qui le propulse vers celui qu’il est en train de devenir. »

L’éthique médicale, enrichie par la pratique de la sollicitude humaniste, concilie en permanence protection, responsabilité et autonomie du patient au sein d’un processus qui ne se veut jamais invasif et surprotecteur. Dans cette approche humaniste, le cure (soigner) n’a pas besoin d’en passer par le care. Le patient est invité à essayer de se tenir au-devant de soi et à se tourner vers son propre avenir.

La sollicitude humaniste

L’humanisme républicain et laïque trouve donc dans le principe de sollicitude éclairé par les approches juridique puis médicale un corps de doctrine permettant de critiquer de l’intérieur les présupposés de l’idéologie du care. Nous pouvons désormais mieux articuler autonomie et protection, vulnérabilité dans le présent et responsabilité dans le futur, deux conditions de l’émancipation. Le processus d’autolimitation à l’œuvre dans la sollicitude permet à l’autonomie d’être là dès le début de la protection, un peu comme la guérison est virtuellement présente au cœur de toute souffrance. Protéger n’est donc ni soumettre, ni envahir, ni surprotéger ; les préventions d’Alain sont écartées.

Nos détours, juridique puis médical, répondent à certaines de nos questions initiales. Dans ces deux cas, nous avons perçu la nécessité d’une épreuve de l’autolimitation dans le processus d’intervention auprès de celui qui est temporairement diminué. Vulnérable, tout homme ne l’est cependant pas continûment, contrairement aux thèses simplistes des tenants du care. L’idéologie du care, en essentialisant la vulnérabilité, confond la donnée anthropologique de la mortalité, liée à notre finitude dans l’espace et le temps, avec les situations où la vulnérabilité est possible mais non inéluctable. En effet, les individus, quand il sont formés et armés pour ne pas subir, peuvent prévenir les dangers et minimiser les risques. Ils peuvent, certes, être provisoirement fragilisés mais ils ne sont pas, par essence, vulnérables. Les tenants du care, confondent le transcendantal et l’empirique ; commettant une faute logique aux graves conséquences politiques. Cette faute se retrouve dans toutes les dérives actuelles : dans les études dites décoloniales, sur le genre ou encore sur l’intersectionnalité, etc.

Mais à force d’essentialiser la vulnérabilité, nous pouvons redouter l’émergence d’une contre-idéologie reposant sur un nouveau sophisme qui revient à décréter que certains seraient invulnérables. Cette invulnérabilité décrétée est le pendant d’une vulnérabilité essentialisée. L’éthique de la sollicitude renvoie dos à dos ces deux sophismes.

Mais alors, quand et comment intervenir lorsque autrui souffre et nous requiert ? L’éthique médicale nous éclaire là encore. Paul Ricœur, évoqué dans un ouvrage collectif paru en 2013, nous propose une distinction conceptuelle fort pertinente qui prolonge les analyses de Soi-même comme un autre ; il distingue douleur et souffrance9. La douleur réclame l’intervention du cure (soigner), car elle se manifeste dans « des affects ressentis comme localisés dans des organes particuliers du corps ou dans le corps tout entier » (op. cit., p. 14). Cependant, quand la douleur diminue ou cesse, grâce aux traitements, le patient n’en a pas fini avec la souffrance qui, selon le philosophe, concerne « des affects ouverts sur la réflexivité, le langage, le rapport à soi, le rapport à autrui, le rapport au sens » (ibid.). Dans la souffrance, le patient peut voir « sa puissance d’agir diminuée, pire, il risque de perdre l’estime de soi » (op. cit., p. 15 à 20). La souffrance peut durer alors que la douleur diminue, voire disparaît. Le patient peut être ébranlé par le ressouvenir de sa douleur passée. Notre hypothèse est que c’est dans ces circonstances-là que devrait intervenir l’éthique humaniste de la sollicitude. La souffrance du patient peut s’exprimer dans des événements existentiels qui peuvent paraître anodins. Intervenir alors à bon escient peut aider à la reconquête de l’estime de soi du patient. Nous voyons là une originalité de l’éthique de la sollicitude en opposition avec l’impérialisme souriant de l’éthique du care. En ce sens, l’éthique du care diffère le moment de l’émancipation représentée par la reconquête de l’estime de soi. Par là même, la manipulation politique du care est dénoncée. Paul Ricœur conclut : « Je tiens l’estime de soi pour le seuil éthique de l’agir humain » (op. cit., p. 23). L’éthique de la sollicitude fait ici coup double car elle respecte le moment du cure et le prolonge, non pas par le care, mais par l’intervention restauratrice de la sollicitude. Nous reconnaissons ici un élément déterminant du programme de l’humanisme républicain.

La sollicitude humaniste requiert cependant une attention aux détails qui, dans telle ou telle situation, indiquent donc une souffrance, un appel, sinon une urgence. Appelons déclencheur de sollicitude, le ou les détails précis qui orientent notre intervention prudente mais déterminée. Le repérage de ces déclencheurs suppose une critique radicale de la prétendue approche globale de la personne vulnérable. L’exercice de la sollicitude est mélioriste de part en part.

Mais attention, la sollicitude humaniste est contemporaine d’une vigilance de chaque instant : personne n’est au-dessus des lois, ni des virus.

Cette pédagogie suppose aussi une acceptation de la réciprocité (même asymétrique) avec la personne vulnérable et une remise en cause de la logique contractuelle au profit d’une logique du don. Ce travail critique suppose un effort pour dépasser l’illusion mortifère de l’invulnérabilité. Se croire invulnérable, c’est oublier la finitude, la vulnérabilité et la mortalité constitutives de notre condition humaine. En effet, celui qui se croirait invulnérable serait tenté d’écarter, voire d’enfermer de force les plus fragiles, en se sentant à l’abri de toute sanction ; de la surprotection, ne pourrait-on dès lors passer de l’élimination sociale à… l’élimination tout court ? Faut-il multiplier les exemples historiques ?

La sollicitude humaniste suppose une pratique de l’autolimitation volontaire de son pouvoir chez celui qui se croit illusoirement le plus fort. Le protecteur doit accepter d’être présent (symboliquement) dans son absence et absent (non envahissant) dans sa présence même. De part en part, la sollicitude humaniste est fraternelle, solidaire et hospitalière.

Toutes ces conditions de possibilité d’une éthique de la sollicitude donnent un cadre humaniste à la loi de 2007 mais aussi aux futurs textes régissant la question de la grande dépendance. La sollicitude permet donc de penser ensemble autonomie et protection de la personne vulnérable.

La personne protégée, par sa vulnérabilité, sa faiblesse, voire sa dépendance, aide celui qui la protège à se protéger contre lui-même.

Penser ensemble la faiblesse de la force et la force de la faiblesse est le cœur d’une éthique humaniste au service d’une sollicitude fraternelle et universaliste.

Notes

1 – Voir son livre : Faut-il se soucier du care ? Éditions de l’Olivier, 2015.

2 – Voir L’alibi éthique, Plon, p. 13.

3 – Au sein des partis politiques gagnés par l’idéologie du care, la figure du cotisant remplaça peu à peu la figure du militant.

4 – Intervention au colloque du 29 avril 2010, faculté de droit de Douai , revue « Droit de la famille », février 2011. Nous nous permettons de renvoyer à notre intervention consacrée à la notion de sollicitude.

5 – On voit tout le gain politique que peuvent retirer de cette idéologie du care tous ceux qui définissent l’homme comme a priori soumis à un dieu.

6 – Voir Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p. 344.

7 – Rappelons que vulnérabilité renvoie à vulnus, blessure : tout homme est vulnérable en ce sens qu’il est susceptible d’être blessé ; il est exposé.

8 – Voir Philosophie de la santé, traduction 1998, Grasset, p. 53.

9 – Voir « Souffrance et douleur », in Claire Marin, Nathalie Zaccaï-Reyners (dir.), Souffrance et douleur : autour de Paul Ricœur, Presses universitaires de France, 2013.

Des habitus laïques ? Des habitus antilaïques ? (par Gwénaële Calvès)

Selon Gwénaële Calvès, la notion d’habitus laïque est hautement problématique 1. Si un comportement perçu comme « laïque » est imposé par la loi, il ne relève pas d’un habitus. S’il n’est pas imposé par la loi, mais qu’il relève de l’usage ou de la coutume, en quoi peut-on le rapporter au principe de laïcité ? Ces difficultés d’identification touchent à une question fondamentale : la laïcité a-t-elle vocation à régir les mœurs ?

 « Les lois de laïcité » (comme disait naguère, à très juste titre, le Conseil d’État) forment un ensemble complexe mais cohérent, qui organise la séparation du religieux et du politique. S’y ajoutent les normes que le juge et l’administration formulent pour interpréter, compléter ou contourner ces lois, ainsi que la normativité assourdie (le droit « mou ») qui se dégage des vade-mecum, des prises de position ministérielles, des chartes, des guides…

Depuis toujours, cet univers de lois et de normes se trouve investi de significations plurielles et conflictuelles. C’est inévitable, puisque les cultures et les identités politiques laïques sont multiples, adossées à des mémoires, des représentations, des valeurs différentes.

Mais existe-t-il, en sus de ces lois et normes, des « habitus » laïques que nous aurions tous en partage, quelle que soit notre conception de la laïcité ?

Si la notion d’habitus désigne des mœurs, des usages, des manières de se comporter en société (par exemple d’interagir avec autrui, de se vêtir, de se nourrir, de se distraire), la question peut paraître absurde. La laïcité vise, depuis l’origine, à assurer la liberté et l’égalité. Son projet n’a jamais été d’imposer le respect d’un manuel de savoir-vivre. Elle n’a pas vocation à régir les mœurs.

Que pourrait alors recouvrir l’étonnante notion d’« habitus laïque » ? Et quel serait son contraire, l’habitus antilaïque, le comportement ou la manière d’être qui s’analyse comme un manquement à la laïcité ?

L’habitus laïque

L’habitus laïque peut s’envisager comme une norme sociale qui résulte, indirectement, d’une norme juridico-politique : la laïcité. Son contenu serait une forme de discrétion, voire de silence, en matière religieuse ; une réticence à faire publiquement état d’éventuelles convictions religieuses ; une tendance à refouler les pratiques religieuses dans les espaces privés et communautaires.

On peut sans doute en identifier des traces dans la sphère publique, ainsi que dans la société civile.

Dans la sphère publique, le silence sur le religieux est bien sûr imposé, le plus souvent, par le droit de la laïcité. Ce n’est pas un habitus qui astreint les agents publics à une obligation de neutralité confessionnelle, c’est la loi.

Là où la loi ne s’applique pas, seule la coutume républicaine conduit à exclure Dieu de la vie politique. Nous ne sommes pas aux États-Unis, et il est bien certain que nos dirigeants ne nous invitent jamais à prier, qu’ils n’invoquent jamais publiquement l’aide de Dieu pour gouverner le pays, et que de manière générale ils s’attachent à réaffirmer que la religion est extérieure à la sphère de l’autorité publique et de la loi commune.

Dans les rapports entre les gouvernants et les cultes, l’étiquette laïque – ou la tradition républicaine – a néanmoins beaucoup évolué au fil du temps.

Le 11 novembre 1918, par exemple, le président de la République, le président du Conseil et le président de la Chambre des députés se sont abstenus d’assister au Te Deum célébré à Notre-Dame de Paris. Le 26 août 1944, en revanche, le général de Gaulle était présent pour la même messe d’action de grâce. Et aujourd’hui, il est courant de voir des responsables politiques assister à des offices religieux, même si les usages républicains leur imposent d’y assister passivement, en simples spectateurs.

Un manquement à ces usages n’est bien sûr pas sanctionné : Nicolas Sarkozy a ainsi communié lors d’une messe catholique où il représentait l’État. Il lui est même arrivé de faire un signe de croix, en pleine cour des Invalides, devant les cercueils de soldats français tombés en Afghanistan. Les habitus laïques des gouvernants sont inégalement partagés.

Ils semblent mieux ancrés du côté des cultes et des Français religieux qui s’abstiennent, le plus souvent, d’invoquer Dieu à l’appui de leurs revendications. La Manif pour tous, ce puissant mouvement d’opposition à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe dont chacun savait qu’il était mû par des convictions religieuses, s’est ainsi présentée comme une sorte de collectif d’anthropologues, qui entendait défendre les structures invariantes du couple et de la parenté. En d’autres temps, les mêmes invoquaient le droit naturel (pour s’opposer, par exemple, à la loi de 1938 qui a reconnu une pleine capacité civile à la femme mariée), ou se présentaient comme les gardiens de droits fondamentaux (le droit à la vie, par exemple, pour s’opposer à la légalisation de l’avortement).

La raison de leur silence tient à ce que l’argument religieux n’est pas audible sur la scène politique française. Encore une fois, nous ne sommes pas aux États-Unis.

Il est vrai que les demandes d’exemption (par des maires réclamant une clause de conscience pour ne pas célébrer un mariage homosexuel, par des élèves réclamant une dispense d’assiduité…), ou même des demandes d’adaptation des règles de fonctionnement du service public (horaires d’ouverture, menus de la cantine…), se font de plus en plus insistantes. Mais leurs chances de succès restent très faibles, puisque le droit français est notoirement rétif à ce genre de revendications. Il est conforté à cet égard par le droit européen (quoi qu’on en dise), et peut-être aussi par un habitus laïque ancré dans la société civile.

Dans la société française, on ne jette pas sa religion au visage d’autrui. Il s’agit là d’une règle de civilité largement respectée : les personnes qui pratiquent une religion restent le plus souvent discrètes sur leur pratique, dans la plupart des espaces sociaux.

Est-ce une conséquence – indirecte – des lois et normes de laïcité ?

Peut-être. Les règles de laïcité permettent à chacun de vivre hors de toute religion, et surtout elles permettent le déploiement d’une myriade de relations sociales d’où toute référence à la religion est bannie.

L’état civil est laïcisé depuis 1792, le recensement ne comporte aucune question sur la religion depuis 1872, les employeurs ne collectent pas l’impôt d’église, les fichiers qui font apparaître les opinions religieuses des personnes sont en principe interdits… Tout cela ne crée pas un climat propice à l’affirmation spontanée, en société, d’une éventuelle affiliation religieuse. C’est une information qu’en général on garde pour soi.

Par ailleurs, nous avons la chance de bénéficier de ces « espaces de respiration laïque », comme les appelle Catherine Kintzler, que sont les services publics. Notre école publique est une école sans Dieu, Dieu est absent de nos tribunaux, de nos caisses d’allocations familiales, de nos mairies, etc., de sorte qu’une partie de notre vie en commun – de nos interactions quotidiennes – se déroule en des lieux où prévaut une règle de silence sur le religieux. Cela contribue peut-être à ancrer l’idée selon laquelle la religion doit rester à sa place, et ne pas s’afficher dans les lieux fréquentés par tous.

D’autres facteurs expliquent sans doute aussi cette situation, et ils n’ont rien à voir avec la laïcité.

D’abord, dans leur majorité, les Français n’ont pas de religion. C’est une assez bonne raison pour ne pas en parler. Ensuite, la religion n’est pas spontanément perçue comme un facteur de paix et de concorde entre les citoyens. Les Français se souviennent des massacres, violences et conflits en tout genre suscités dans leur pays par la question religieuse. Enfin, il existe chez nous une tradition de dévalorisation de la religion, au confluent de plusieurs veines (rabelaisienne, voltairienne, Père Duchesne, Charlie-Hebdo…). Cette tradition nationale ne saurait toutefois s’analyser comme un « habitus laïque », tout simplement parce qu’un certain nombre de Français impeccablement respectueux de la laïcité sont, par ailleurs, de fervents chrétiens, musulmans, juifs ou autres.

Des habitus antilaïques ?

L’habitus antilaïque – le type de comportement qui heurterait la laïcité – ce serait quoi ?

D’après ce qu’on peut lire ou entendre dans la période actuelle, sont probablement visés le phénomène dit de « religion dans la rue », ainsi que le développement de mœurs étrangères à la société française, plus ou moins directement liées à la religion musulmane.

La religion dans la rue, qui se déploie hors de ses temples, a joué un rôle majeur dans l’histoire de la construction laïque. Je ne parle pas du sujet anecdotique du port de la soutane, dont il fut décidé en 1905 qu’il resterait libre, mais des « manifestations extérieures du culte », régies par l’article 27 de la loi du 9 décembre 1905.

Après l’arrivée au pouvoir des républicains, en 1879, de nombreux maires avaient interdit, par voie d’arrêté municipal, les cortèges, les processions, les convois funéraires ostentatoires et autres messes en plein air. Cela n’avait pas manqué de susciter des tensions parfois vives, l’« espace public », comme on dit aujourd’hui, faisant l’objet de deux revendications contraires : celle des catholiques, qui réclamaient le droit de manifester leur culte à l’extérieur de leurs églises, et celle de libres penseurs qui se disaient agressés par ces exhibitions, et atteints dans leur liberté de conscience.

En 1905, la solution la plus raisonnable semblait consister à inscrire dans la loi le principe de l’interdiction, ne serait-ce que pour tarir une source importante de conflits locaux. Aristide Briand justifiait aussi (et surtout) le principe de l’interdiction générale en invoquant une règle de neutralité de la rue. Sans cette neutralité, avait-il soutenu avant de changer complètement d’avis sur ce point, la liberté de conscience ne saurait être assurée.

«Les Églises […] n’ont pas le droit d’emprunter la voie publique pour les manifestations de leur culte et imposer ainsi aux indifférents, aux adeptes des autres confessions religieuses, le spectacle inévitable de leurs rites particuliers […]. La séparation entre le monde religieux et le monde laïque […] doit être absolue et décisive » (Rapport du 4 mars 1905 au nom de la Commission relative à la séparation des Églises et de l’État, p. 332).

Cette solution n’a finalement pas été retenue par le législateur, qui a décidé de soumettre les manifestations extérieures du culte au droit commun de la police municipale. Cela signifie que ces manifestations ne peuvent être interdites que si le risque de trouble à l’ordre public est avéré, et qu’il est impossible d’y parer autrement que par l’interdiction.

Or la volonté de protéger la neutralité religieuse de la rue est étrangère à la notion d’ordre public. Le Conseil d’État l’a clairement souligné en 1909, par son arrêt Abbé Olivier qui a partiellement annulé un arrêté municipal qui interdisait la présence visible des membres du clergé dans les convois funéraires catholiques, spectacle de nature, selon le maire, à « blesser les sentiments religieux et philosophiques » des passants. Dans son ordonnance du 16 août 2016 suspendant un arrêté municipal qui bannissait le port du burkini, le Conseil d’État a tout naturellement repris, mot pour mot, le passage central de son arrêt de 1909. La volonté de protéger la neutralité religieuse de la plage est étrangère à la notion d’ordre public.

Bien sûr, la nécessité de protéger l’ordre public peut conduire à limiter certaines formes d’expression religieuse dans la rue. En témoigne la loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, dont il faut rappeler qu’elle est dénuée de tout rapport avec le principe de laïcité.

Les mœurs liées à l’islam – comme religion ou civilisation – ne posent pas davantage problème sous l’angle de la laïcité, sauf dans l’hypothèse où elles seraient invoquées comme la source d’un droit à s’exempter du respect de la loi commune (j’ai déjà évoqué cet aspect des choses).

Pour le reste, de quoi s’agit-il ? Sont généralement évoqués les pratiques alimentaires et vestimentaires, les rapports entre les sexes, et l’omniprésence des interdits religieux dans la vie quotidienne. Ces mœurs dites musulmanes – qui sont parfois de facture toute récente, comme la nouvelle crispation autour des anniversaires, qu’il serait strictement interdit de célébrer – ne facilitent pas le vivre-ensemble. Cela résulte parfois d’une démarche délibérée, lorsqu’un projet politique d’inspiration séparatiste travaille à conforter ces mœurs, pour créer une véritable contre-société soudée autour d’une référence à l’islam.

La réalité du problème, dans certaines villes, est indéniable, mais quel rapport avec la laïcité ? Lorsqu’un homme refuse de me serrer la main parce que sa religion le lui interdit, il serait ridicule de ma part d’invoquer la loi et les normes laïques, et plus encore un « habitus laïque » de la société française. Le type de relations qu’entretiennent les femmes et les hommes dans notre société n’est en rien imputable à la séparation des Églises et de l’État !

La montée en puissance de l’islam politique, ou même simplement de pratiques religieuses rigoristes, exclusives, non négociables, menace la cohésion sociale et les libertés individuelles. Elle marque aussi une régression intellectuelle majeure. Que faire pour l’enrayer ? Je ne détiens évidemment pas la solution. Mais je sais que si la laïcité doit être invoquée, ce ne peut pas être une « laïcité d’habitus », une laïcité « saucisson-pinard», celle des apéros en plein air organisés à Barbès par des groupes d’extrême droite.

Cette conception identitaire de la laïcité est la négation même des principes, des idéaux et des exigences laïques.

1 Gwénaële Calvès a développé cette réflexion à l’invitation des organisateurs du cycle de conférences « République, École, Laïcité » du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et du Conseil des sages de la laïcité du Ministère de l’Éducation nationale. Comme on le verra, son analyse est sensiblement différente de celle qu’on peut lire dans l’article de Jean-Eric Schoettl « Laïcité : la norme et l’usage » . Les deux approches ont été présentées par leurs auteurs lors de la séance de clôture (9 décembre 2020) du cycle de conférences. On les trouve en téléchargement sur la page du Conseil des sages du site du Ministère de l’Éducation nationale :
https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-41537
Gwénaële Calvès est professeure de droit public à l’université de Cergy-Pontoise, notamment auteur de Envoyer les racistes en prison ? Le procès des insulteurs de Christiane Taubira, LGDJ, coll. Exégèses, 2015 et de Territoires disputés de la laïcité. 44 questions (plus ou moins) épineuses, PUF, 2018.

Laïcité : la norme et l’usage

Dans ce texte issu d’une conférence donnée le 9 décembre 20201, Jean-Éric Schoettl expose en quoi la notion de laïcité excède son strict noyau juridique. Nos mœurs lui ont donné une dimension coutumière, un « habitus ». Une culture laïque tacite, aujourd’hui fortement malmenée, privilégie ce qui nous rassemble et répugne aux ségrégations que connaissent les sociétés organisées sur une base ethnico-religieuse. Mais est-il légitime (et dans quelle mesure ?) d’attendre du législateur qu’il donne force normative à des usages ?

Des avancées juridiques substantielles

Le principe de laïcité, dans sa dimension juridique, trouve sa source dans la loi de séparation du 9 décembre 1905 dont nous fêtons aujourd’hui le 115e anniversaire.

L’article 1er de la Constitution en fait un attribut de la République (« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances […] »).

De son côté, l’article X de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (qui fait partie intégrante de notre « bloc de constitutionnalité ») dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». « Manifestation », « ordre public », « établi par la loi » : chaque mot compte. L’article X de la Déclaration habilite le législateur à intervenir pour « établir un ordre public » en matière de manifestation des opinions religieuses…

Tant par son contenu que par sa place dans la hiérarchie des normes, le principe de laïcité, dans son acception juridique, est plus substantiel que la présentation édulcorée qui en est souvent faite depuis quelques années.

Ce principe impose une obligation de neutralité aux personnes publiques et aux personnes privées chargées d’une mission de service public (ainsi qu’à tous leurs agents, quel que soit leur statut).

Il fait également obstacle à ce que les particuliers se prévalent de leurs croyances pour s’exonérer de la règle commune régissant les relations d’une collectivité publique avec ses usagers ou administrés. Ainsi en a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 novembre 2004 sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe.

Par sa portée juridique, le principe de laïcité ferme la voie à tout projet concordataire.

Il n’interdit pas que l’État dialogue avec les représentants des cultes, mais s’oppose à ce que soit transposée à la sphère publique française la pratique canadienne des « accommodements raisonnables ».

L’habitus laïque national

Toutefois, ce noyau juridique, si dense soit-il, n’épuise pas la notion de laïcité telle que l’ont entérinée nos mœurs. Je veux parler de la dimension coutumière de la « laïcité à la française », de notre « habitus » laïque national. Cette dimension tient en une consigne, opportunément rappelée par Jean-Pierre Chevènement en accédant à la présidence de la Fondation de l’islam de France : la discrétion. Un modus vivendi s’est enraciné autour de l’idée que la religion se situait dans la sphère privée et dans les lieux liés au culte et qu’elle ne devait « déborder » dans l’espace public que dans certaines limites….

La laïcité est devenue depuis plus d’un siècle, sur le plan coutumier, un principe d’organisation permettant de « faire société » en mettant en avant ce qui réunit plutôt que ce qui divise. Ce principe d’organisation a une dimension philosophique et pédagogique en lien étroit avec chaque item de la devise de la République :

  • Le lien avec la liberté, c’est la construction de l’autonomie de la personnalité et de l’esprit critique, tout particulièrement à l’école, grâce à l’apprentissage des matières et disciplines scolaires ; grâce aussi à la mise à distance des assignations identitaires ; grâce enfin à ce droit précieux (particulièrement apprécié des enfants venus de pays où l’on est d’abord défini par son origine et sa religion) : le « droit d’être différent de sa différence » ;
  • Le lien avec l’égalité, c’est la commune appartenance à la Nation et le partage de la citoyenneté, de ses droits et de ses devoirs ;
  • Le lien avec la fraternité, c’est cette empathie qui me conduit, lorsque j’entre en relation avec autrui dans la Cité, à privilégier ce qui nous rassemble et à mettre en sourdine ce qui pourrait nous séparer.

Principe d’organisation, principe philosophique, principe pédagogique, la laïcité a permis de bâtir un « Nous national » en brassant et non en segmentant, en valorisant tout un chacun comme citoyen et non comme membre d’une communauté, en refusant les ségrégations que connaissent les sociétés organisées sur une base ethnico-religieuse.

Est-il besoin de rappeler que l’État laïque, s’il est areligieux, n’est pas antireligieux ? Qu’il respecte toutes les croyances ? Qu’il trouve d’ailleurs sa source lointaine dans le précepte évangélique selon lequel « Tu rendras à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu » ? Que les laïques réputés « durs », fortement représentés au Conseil des sages de la laïcité, ont, pour nombre d’entre eux, des convictions ou des attaches religieuses ? Comme l’abbé Grégoire dont le nom place cette salle du CNAM sous des auspices particulièrement favorables pour nos débats ?

Une culture laïque malmenée

En revanche, la soumission de l’espace public à des prescriptions religieuses, surtout lorsqu’elles sont importées, ne peut que prendre à rebrousse-poil une culture laïque qui, dans les relations sociales, fait prévaloir le commun sur les particularités natives.

Ainsi, l’offre de repas halal dans une cantine administrative ou d’entreprise creuse un fossé qui va à l’encontre de notre idéal laïque de convivialité. Elle ne pousse guère en effet à faire table commune. 

Un courant, que je qualifierais de révisionniste, voudrait – au nom de l’accueil de l’Autre – faire oublier l’existence séculaire de cette culture laïque, fondée en grande partie sur la mise entre parenthèses des appartenances religieuses et communautaires dans l’espace public.

Que, sur le plan coutumier, la laïcité ait été vécue jusqu’ici comme un pacte de discrétion est pourtant une évidence historique et la grande majorité de nos concitoyens ne s’y trompe pas.

Si l’extrême gauche « décoloniale » voit dans la laïcité le pavillon de complaisance du « racisme systémique », la remise en cause de la laïcité à la française se fait principalement « à bas bruit ». Elle prend moins la forme d’une contestation frontale que celle d’une édulcoration sournoise. Rendent compte de cet affadissement les adjectifs dont le mot laïcité se voit désormais affublé : ouverte, inclusive, positive. Méfions-nous de ces adjectifs qui, telles des sangsues, ne se fixent sur un substantif que pour mieux le vider de sa substance.

Le principe de laïcité est aujourd’hui très « flouté » sémantiquement, y compris par des instances officielles. Comme le dit justement Marlène Schiappa, cela devient un mot-valise.

Ce floutage va jusqu’à ce contresens, qui aurait sidéré les républicains du début du XXe siècle : le respect de la liberté de conscience imposerait des obligations positives aux personnes publiques afin de faciliter la manifestation des croyances dans la sphère publique. Les collectivités publiques devraient ainsi adapter le fonctionnement des services publics aux exigences religieuses de leurs agents, de leurs usagers et de leurs administrés. Il appartiendrait par exemple à une commune, au nom du « vivre ensemble » et de la non-discrimination, de fournir des repas halal et d’organiser le ramadan à la cantine scolaire. Ce qui, soit dit en passant, conduit à séparer publiquement, voire à ficher, musulmans, mauvais musulmans (les seconds se trouvant ainsi désignés à la réprobation des premiers) et mécréants.

Et tout cela au nom d’une « laïcité inclusive » qui n’est jamais que la laïcité historique retournée comme un gant.

La vérité historique, c’est qu’un pacte de non-ostentation s’est tacitement noué en France au travers du concept de laïcité. Il a permis d’enterrer la hache de guerre entre l’Église catholique et l’État. Il a garanti la cohabitation paisible de la croyance et de l’incroyance. Il a autorisé agnostiques et fidèles de diverses religions à partager leur commune citoyenneté dans une respectueuse retenue mutuelle. Chacun y a trouvé son compte, y compris les Églises.

Dans mon enfance, au Lycée Carnot, au début des années 60, nous enlevions et dissimulions nos médailles religieuses lors des classes de gymnastique, car nous avions intériorisé le pacte de discrétion. C’était, ressentions-nous, une question de courtoisie envers nos petits camarades qui étaient peut-être incroyants ou d’une autre religion. Nous ignorions d’ailleurs le plus souvent ces appartenances et ne cherchions pas à les connaître, alors qu’elles sont aujourd’hui souvent revendiquées dans les collèges et lycées de certains quartiers, chaque élève s’y voyant malheureusement enfermé par ses petits camarades dans un compartiment ethnico-religieux.

Le président de la République a récemment utilisé une belle formule pour caractériser cette laïcité philosophique et coutumière : « Laisser à la porte les représentations spirituelles de chacun, pour définir un projet temporel commun ». Il ne faudrait pas s’écarter de cette ligne.

Et le ministre de l’Éducation nationale a lui-même souligné que le respect de la croyance de l’autre, c’était aussi le droit de ne pas avoir à subir la manifestation publique intempestive des croyances d’autrui.

Il est problématique de codifier une dimension coutumière

Toutefois, pour inscrite qu’elle soit dans nos mœurs, pour inhérente qu’elle soit à la tradition républicaine, cette dimension coutumière de la laïcité n’est pas toujours, tant s’en faut, étayée par le droit positif. Elle n’en avait pas besoin jusqu’ici, précisément parce qu’elle était inscrite dans nos mœurs.

Comment ne pas le voir ? La dimension coutumière du principe de laïcité, notre habitus laïque, sont mis à rude épreuve par la prolifération des foulards islamiques ou par les prières de rue. L’ostentation, et plus encore la pression prosélyte que produit la manifestation publique des croyances, se réclament de la liberté de croyance individuelle, mais font bon marché de la liberté de conscience d’autrui. Elles déchirent le « pacte de discrétion ». Il ne s’agit pas de l’islam, mais de sa forme radicale, obscurantiste et conquérante : l’islamisme.

C’est un phénomène planétaire dont notre pays ressent logiquement le contrecoup, compte tenu de l’importance de sa population originaire de pays musulmans. N’en cherchons pas la cause dans les barres de HLM ou les « mauvais regards ». Comme nous l’expliquent ceux de nos amis de culture musulmane qui adhèrent sans états d’âme aux valeurs de la République, et ils sont nombreux, l’islamisme n’est pas l’islam, mais c’en est une maladie endémique.

La déchirure du pacte de discrétion suscite le haut-le-cœur que provoque toujours un attentat contre les mœurs, surtout sur fond d’attentats terroristes.

Nous attendons alors du législateur (ou de l’arrêté du maire ou du règlement intérieur de l’entreprise) qu’il donne force normative aux codes comportementaux malmenés.

Mais c’est problématique dans le cadre juridique actuel.

Les règles auxquelles nous pensons pour codifier notre habitus laïque (tenue vestimentaire, relations entre sexes, etc.) ne seraient en effet jugées « adéquates, nécessaires et proportionnées » par le juge judiciaire, administratif, constitutionnel et conventionnel que dans des circonstances particulières (impératifs d’hygiène ou de sécurité, nécessités objectives de bon fonctionnement d’un service) ou dans des hypothèses exceptionnelles.

Ce n’est d’ailleurs pas sur la laïcité que se sont fondés le Conseil constitutionnel, puis la CEDH [Cour européenne des droits de l’homme], pour admettre la loi française interdisant l’occultation du visage dans l’espace public. Le législateur français ne s’était pas non plus placé sur ce terrain, car le débat parlementaire invoquait principalement non la laïcité, mais les exigences minimales de la vie en société et la dignité de la personne humaine, particulièrement de la femme.

La nécessaire conciliation entre liberté d’expression religieuse et dignité de la femme a été reconnue par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 7 octobre 2010 « dissimulation du visage dans l’espace public ».

Quant à la CEDH, c’est au titre des exigences de la vie en société qu’elle a jugé la loi française non contraire à la Convention. La CEDH admet indirectement la primauté de ces exigences sur plusieurs droits conventionnels, mais entend rester dans la conciliation entre droits en voyant dans la prohibition de la dissimulation du visage dans l’espace public la garantie du droit des tiers « à évoluer dans un espace de sociabilité propice aux échanges »2. « La Cour (je cite l’arrêt) peut admettre que la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble ».

Lorsque l’opinion demande à ses élus de faire barrage au communautarisme par une application intransigeante du principe de laïcité, elle se réfère à une notion large de la laïcité qui est celle de l’histoire vécue de la séparation, mais non exactement celle du droit.

Les Vade mecum de la laïcité souffrent de la même ambiguïté lorsqu’ils se prononcent sur les obligations qu’elle impose à chacun :

  • Les uns se retranchent dans une vision exclusivement juridique de la laïcité, les autres évoquent sa dimension philosophique ;
  • Les uns sont inspirés par le souci de forger des valeurs communes, les autres obnubilés par la lutte contre les discriminations ;
  • Les uns cherchent à construire un sentiment d’appartenance national, les autres à valoriser les différences ;
  • Les uns incitent à mettre à distance les assignations communautaires et religieuses, les autres à reconnaître des droits spécifiques à chaque minorité ;
  • Les uns sont axés sur les devoirs de l’individu à l’égard de la collectivité, les autres sur ses droits.

Ce n’est pas un mystère, par exemple, que l’Observatoire de la laïcité (placé auprès du Premier ministre) et notre Conseil des sages de la laïcité tirent du principe de laïcité des interprétations, disons, non convergentes.

Certes, le législateur peut intervenir en matière de laïcité, pour resserrer quelques écrous dans le sens des usages et sentiments majoritaires. Des lois ponctuelles sont intervenues à cet égard, par exemple :

  • Pour la prohibition du voile à l’école en 2004 ;
  • Ou pour la réaffirmation (par la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires) de l’obligation de non ostentation religieuse dans la fonction publique 3 ;
  • Ou pour les dispositions sur le règlement intérieur des entreprises introduites dans le code du travail par la « loi El Khomri » 4.

Des réponses juridiques ? Ne pas renoncer à l’universalisme

Toutefois, pour faire coïncider la notion juridique de laïcité avec son sens intuitif, il y a de fortes raisons d’estimer indispensable une révision constitutionnelle, de préférence adoptée par voie référendaire.

Dans cet esprit, la proposition de loi constitutionnelle votée en première lecture au Sénat (au mois d’octobre dernier) inscrivait dans le marbre constitutionnel, dans le prolongement de la décision du 19 novembre 2004 du Conseil constitutionnel, le principe selon lequel : « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune ».

Comme le précisait l’exposé des motifs de la proposition, cette « règle commune » s’entendait non seulement de la loi, du décret ou de l’arrêté ministériel, préfectoral ou municipal, mais encore du règlement intérieur d’une entreprise ou d’une association. Ce qui aurait fourni une assise constitutionnelle sûre à la position courageuse des responsables de la crèche Baby Loup comme aux dispositions de la loi El Khomri sur le règlement intérieur des entreprises.

Malheureusement, l’Assemblée nationale, en rejetant le texte, a « posé un lapin » à l’Histoire.

Que ce soit par une initiative constitutionnelle, ou au travers du projet de loi « confortant les principes de la République », inscrit au conseil des ministres de ce matin [9 décembre 2020], il nous faut agir.

Ce projet de loi traite d’une immense question : l’intégrité nationale, aujourd’hui menacée par l’archipélisation de la société.

Le règlement de cette question appelle, certes, des réponses culturelles, psychologiques, économiques, sociales, éducatives. Mais, en bonne partie, il appelle aussi des réponses juridiques, car la cohérence d’une société s’exprime et se cimente au travers des normes qu’elle se donne. À cet égard, il faut se rendre à l’évidence : le droit actuel est insuffisant pour combattre l’islamisme radical.

Il s’agit, comme le note le Conseil d’État dans son avis sur le projet de loi, de « faire prévaloir une conception élective de la Nation, formée d’une communauté de citoyens libres et égaux sans distinction d’origine, de race ou de religion, unis dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ».

Dans ce combat, nous pouvons heureusement compter sur toute une partie de l’islam de France. C’est ainsi que, dans un document diffusé en février 20205, le recteur de la Grande mosquée de Paris, M Chems-Eddine Hafiz, expose que : « le repli sur soi, communément appelé communautarisme, ne sert ni les musulmans ni la République qui ne reconnaît, à juste titre, que la communauté nationale. Celle-ci doit être en toute circonstance unie dans sa diversité ».

Unie dans sa diversité.  Ce propos réconfortant fait écho aux paroles de Stanislas de Clermont-Tonnerre présentant la loi sur l’émancipation des juifs en 1791 : « Il faut tout leur refuser en tant que nation ; tout leur accorder comme individus ».

La République perdra son âme si elle renonce à cet universalisme, qui est son principe fondateur, en échange d’un nébuleux « vivre ensemble » réduisant le pacte social à une coexistence de communautés essentialisées par la religion, l’origine ethnique ou l’orientation sexuelle.

Notes

1 – Dans le cadre de la séance de clôture (9 décembre 2020) du cycle de conférences 2020-2021 « République, École, Laïcité » organisé par le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et le Conseil des sages de la laïcité du Ministère de l’Éducation nationale. On trouvera une version du texte dans les Actes du cycle de conférences République, école, laïcité 2019-2020, Paris, Ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports – CNAM, 2020, p. 209-219.
[Edit du 20 décembre] Lors de la même séance du 9 décembre 2020, Gwénaële Calvès a donné une conférence intitulée « Des habitus laïques ? Des habitus antilaïques? » publiée sur Mezetulle.

2 CEDH, Grande Ch., 1er juillet 2014, S.A.S. c. France, n°43835/11, §121.

3 – « Le fonctionnaire […] exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. À ce titre, il s’abstient notamment de manifester, dans l’exercice de ses fonctions, ses opinions religieuses ».

4 – « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ».

5 – « Prévenir la radicalisation. Vingt recommandations pour traiter les menaces qui pèsent sur la société française et sur l’islam », https://www.mosqueedeparis.net/prevenir-la-radicalisation-les-vingt-recommandations-de-la-grande-mosquee-de-paris/

« Sexe, race et sciences sociales » : quatre études de François Rastier

Analyse critique des recherches postcoloniales

À partir de publications récentes et de projets de recherche en cours, l’étude magistrale en quatre volets menée par François Rastier1 évalue nombre de prétentions scientifiques avancées par les recherches postcoloniales. En France, elles sont financées et soutenues notamment par le CNRS et l’Agence Nationale pour la Recherche. Au-delà même des questions académiques, la question des standards scientifiques s’impose, dès lors que les revendications idéologiques font fi de la complexité des objets de recherche, des principes méthodologiques, sans même évoquer les normes du discours rationnel.

Sous le titre général « Sexe, race et sciences sociales », l’étude se décompose en quatre livraisons publiées sur le site Nonfiction dont voici les références et auxquelles j’emprunte quelques citations.

1 –  Sexe, race et CNRS, le soutien des tutelles

Dans ce premier volet , l’auteur interroge le soutien marqué mais contestable que les recherches postcoloniales reçoivent, à commencer par celui du CNRS. Il analyse notamment un ouvrage collectif paru aux Éditions du CNRS et préfacé par son Président : Sexualité, identité & corps colonisés. L’ouvrage fait une large place aux rapports sexuels interraciaux. En quoi par exemple la pornographie interraciale américaine actuelle, qui fait l’objet d’un chapitre majeur, éclairerait-elle la colonisation européenne depuis cinq siècles ? Cela semble acquis pour les auteurs de Sexualité, identité & corps colonisés.

« Alors que la pensée rationnelle distingue pour articuler, la pensée assimilative multiplie les renvois d’un domaine à l’autre, procède par métaphores ou transforme des analogies en intersections pour constituer des totalités identitaires. »

« Ainsi, tantôt la race entre guillemets est dénoncée dans le discours colonial, tantôt elle est mobilisée sans guillemets dans le discours décolonial. Cette incohérence assumée ne serait-elle pas l’indice d’un double langage ? »

« Pour les auteurs, le lien entre identité de genre, orientation, préférence et tendance sexuelle reste si incontestable qu’ils semblent renoncer à les différencier. »

Lire l’intégralité de la première étude sur le site Nonfiction.

2 – Révisions historiographiques 

De longue date, des historiens spécialistes de la colonisation ont critiqué les simplifications des théoriciens décoloniaux. Ceux-ci gardent notamment le silence sur l’histoire de l’esclavage, de l’Antiquité à nos jours, pour ne retenir que l’esclavage occidental à l’époque coloniale. Leur silence s’étend aux mouvements abolitionnistes […] Le silence s’étend à l’esclavage moderne, toujours présent dans des pays islamistes comme la Mauritanie ou l’Arabie Saoudite. Pour ce qui concerne la colonisation, les colonisations non occidentales, ottomane, japonaise, chinoise notamment, sont si rarement évoquées qu’un critère racial implicite semble à l’œuvre dans la définition même de l’objet d’étude : il n’y aurait de véritable colonisateur que blanc, donc les Blancs seraient par essence colonisateurs.

« la figure inversée du racisme scientifique reste un racisme à prétention scientifique qui renverse simplement la hiérarchie des races, en passant de la race biologique à la race mentale. »

« Dans la pensée décoloniale, le monde humain se divise sans reste en deux catégories, les racisés et les racistes. Comme les racistes sont blancs, mais non les « racisés », l’antiracisme se résume à dénoncer le privilège blanc, l’oppression blanche, etc. »

Lire l’intégralité de la deuxième étude sur le site Nonfiction.

3 – Enjeux managériaux et politiques

Au-delà des postes académiques, un secteur économique décolonial est en train de se créer, avec ses community managers, ses animateurs, ses influenceurs, ses grands frères, voire ses grandes sœurs. François Rastier détaille leur agenda politique et l’essor de leur secteur économique.

« On ne s’étonnera pas que l’idéologie décoloniale et identitaire nord-américaine soit devenue un des instruments du soft power « de gauche ». Des fondations généreuses attribuent volontiers des bourses d’études aux chercheurs pour les former au Community management »

« On en vient à douter du propos politique des études décoloniales et plus généralement de la déconstruction qui en constitue le fondement théorique, depuis que Derrida a dénoncé la « colonialité essentielle » de la culture. Elles constituent un puissant moyen de liquider non seulement le marxisme, qui n’est plus un adversaire d’importance, mais l’héritage des Lumières, puisque la rationalité s’oppose encore au règne de la post-vérité, et que les droits humains (récusés au nom de la lutte contre l’universalisme blanc) restent honnis par les tyrannies. »

Lire l’intégralité de la troisième étude sur le site Nonfiction.

4 – Contre les sciences de la culture

Une pensée postcoloniale conséquente se doit de « déconstruire » — sinon d’éradiquer — la culture au nom du combat antiraciste. C’est l’effet, sinon le programme explicite, de la cancel culture.

« Pour des théoriciens décoloniaux comme Ramon Grosfoguel, les cultures sont des « ontologies », donc des essences permanentes, liées à des groupes identitaires. La vérité consiste dans l’autoaffirmation de l’Être propre du Peuple : elle n’est que le reflet de sa vision du monde, comme l’affirmait Heidegger dans son séminaire sur l’essence de la vérité, à l’hiver 1933. On va plus loin que l’affirmation que « la science ne pense pas » (Heidegger), puisqu’elle devient une émanation de l’ennemi occidental : pour de théoriciens décoloniaux comme Grosfoguel, c’est la connaissance même qui est un complot colonial et l’on tient pour acquise « la colonialité de la connaissance »

« Sous couleur de décoloniser des imaginaires largement imaginés, la confusion constante entre l’objet et le discours qui le configure permet, à partir d’une histoire révisée et narrativisée, de constituer un monde de substitution, simpliste, où des affrontements se préparent et se légitiment par avance. »

Lire l’intégralité de la quatrième étude sur le site Nonfiction.

 

1 – Publiée en octobre 2020 sur le site Nonfiction https://www.nonfiction.fr/fiche-perso-1913-francois-rastier.htm
Voir les articles de François Rastier publiés sur Mezetulle.
Sur la question des études décoloniales, voir aussi « S’armer contre l’idéologie décoloniale« .

La question clé de la philosophie politique. Légitimité et autorité

Sur le livre de Charles Larmore « What Is Political Philosophy ? »

Il ne se passe peut-être pas un seul jour sans que soit évoquée dans les médias l’affirmation de Max Weber selon laquelle l’État détient le « monopole de la violence physique légitime ». Il semble qu’on tienne cette « définition » pour acquise alors que toute la question est de savoir ce qui rend légitime cette violence ou, au moins, le caractère contraignant des règles édictées par l’État. C’est à cette question que cherche à répondre, dans son dernier livre, What Is Political Philosophy ?1, le philosophe américain Charles Larmore.

Deux conceptions de la philosophie politique

Selon une conception dominante, à laquelle Charles Larmore ne souscrit pas, la philosophie politique serait une branche de la philosophie morale, elle serait de la philosophie morale appliquée. Il est vrai que ces disciplines se demandent l’une et l’autre comment nous devrions vivre ensemble. Mais, pour l’auteur, le rapprochement s’arrête là. La philosophie politique est une discipline autonome, avec des problèmes – conflit, désaccord, pouvoir, autorité – qui lui sont propres : « Les questions politiques, par opposition aux questions morales, sont des questions qui concernent le pouvoir et son exercice légitime. »

La vision que rejette Larmore se préoccupe surtout de la justice sociale comme idéal moral, conçu indépendamment des réalités pratiques. Elle s’intéresse aux objectifs de la vie politique plus qu’à sa nature. Pour John Rawls, par exemple, auteur très influent de la Théorie de la justice, la justice est « la première vertu des institutions sociales, comme la vérité l’est des systèmes de pensée ». Selon Larmore, la justice, comme la vérité, est certes la vertu suprême, mais ce n’est pas la première vertu. Il critique également le philosophe canadien G. A. Cohen (1941-2009) pour qui la justice sociale ne dépend d’aucune caractéristique de la condition humaine : « la justice transcende les faits du monde ». Pour Larmore, au contraire, les principes, comme nos raisons, sont toujours fondés ultimement sur des faits ; c’est en nous confrontant au problème de savoir comment les gens doivent vivre ensemble que nous entrons sur le terrain de la philosophie politique.

Ces deux conceptions s’opposent, écrit Larmore, comme Aristote, d’un côté, s’oppose à Hobbes et à Weber, de l’autre – on aurait pu penser aussi, mais ces auteurs sont absents du livre, à opposer, par exemple, Thomas More à Machiavel. Pour Aristote, ce n’est qu’en société que nous pouvons parvenir à une existence heureuse (eudaimonia) alors que Weber n’envisage la politique que sous l’angle des moyens. Quant à Hobbes, il souligne qu’il y a autant de conceptions de la vertu qu’il y a d’hommes ; en conséquence, seule la loi peut fournir un « critère commun » (communis mensura) pour vivre ensemble.

La permanence du conflit

Tout le problème de la philosophie politique vient en effet des désaccords qui peuvent se manifester entre les membres d’une société : « La philosophie politique devrait s’appuyer sur le fait que le conflit est une caractéristique profonde et omniprésente de la vie sociale. » Et ce qui interdit à la philosophie politique de constituer une subdivision de la philosophie morale, c’est le fait que certains de ces conflits sont relatifs aux éléments de la moralité elle-même : la solution ne peut pas résider dans le problème ! En particulier, la justice est un sujet controversé. Quelle doit être la base de la répartition des ressources matérielles : le mérite individuel, le bien commun, l’égale dignité des citoyens ? Ce qu’a montré l’époque moderne, d’après Charles Larmore, c’est que la raison ne conduit pas à l’unanimité. Si deux personnes se disputent sur ce qu’est la vie bonne, cela ne veut pas dire que l’une d’elles est dans l’ignorance ou dans l’erreur. Le « désaccord raisonnable » (reasonable disagreement) est le produit de raisonnements libres et consciencieux qui n’ont pas abouti à la même conclusion parce qu’ils sont légitimement partis de prémisses différentes.

Autre exemple de désaccord : on s’oppose aujourd’hui, dans les démocraties occidentales, sur ce que peut être l’identité d’une nation, sur la question de savoir s’il faut se protéger des influences étrangères, etc. Selon Larmore, ce n’est pas en recourant à des vérités morales supposées que ces conflits pourront être tranchés. La question à laquelle il faut répondre, la question clé de la philosophie politique, est la suivante : « Étant donné le désaccord qui existe sur la réponse moralement appropriée à donner à un problème social exigeant une solution d’autorité, c’est-à-dire une solution qui recevra une large acceptation, à quelles conditions des règles exécutoires destinées à prendre en charge le problème peuvent-elles être légitimement imposées aux membres d’une société ? »

Qu’est-ce que la légitimité ?

Pour étudier la question de la légitimité, Charles Larmore s’appuie sur les analyses de Bernard Williams qui, comme lui, optait pour le « réalisme » contre le « moralisme » en matière politique. Selon Williams (approuvé par Larmore), la conception réaliste identifie « la première des questions politiques en termes hobbesiens comme étant l’établissement de l’ordre, de la protection, de la sécurité, de la confiance et des conditions de la coopération ». Larmore énonce ce qu’il considère être les trois composantes de la légitimité : le droit de l’État d’exercer un pouvoir coercitif ; les domaines de la vie sociale où ce pouvoir peut s’exercer ; les personnes sur lesquelles s’étend sa juridiction.

Il importe, selon lui, de distinguer les concepts de légitimité et d’autorité. L’autorité est une condition nécessaire mais non suffisante de la légitimité. Consistant en une simple perception de la légitimité, l’autorité se distingue de celle-ci comme le fait s’oppose au droit. La confusion entre les deux concepts a pu naître de l’adoption par certains auteurs d’une conception subjective de la légitimité.

Pour asseoir son pouvoir, l’État doit développer un récit le légitimant (legitimation story). En effet, souligne Charles Larmore, ce que pensent les gens à propos de la légitimité de leur État est très largement le produit des efforts de l’État lui-même pour la leur faire admettre. Suivant les régimes, il pourra s’agir d’une fondation mythique, de l’idée qu’un monarque représente Dieu sur terre, du consentement de tous les citoyens aux institutions de leur pays, du charisme d’un leader, etc. (et les citoyens peuvent faire reposer la légitimité de l’État sur d’autres raisons que celles qui leur sont « proposées » : sur l’idée, par exemple, du moindre des maux possibles). Dans le pire des cas – celui où l’État organise lui-même un conflit au sein de sa population –, de la folie d’un régime se présentant comme seul capable de protéger ses « sujets » contre une minorité prétendument menaçante.

Bernard Williams attache une grande importance à ce qu’il appelle une « exigence fondamentale de légitimation » (basic legitimation demand), qu’on peut décliner en trois versions différentes : que l’État fournisse une justification de son pouvoir ; que cette justification soit acceptée par la population (ce qui confère l’autorité) ; que la justification soit réelle et pas seulement perçue (ce qui assure à l’État sa légitimité). Selon Williams, l’État ne doit adresser sa justification qu’à ceux dont il recherche l’allégeance. De certains membres de la communauté (les résidents étrangers, par exemple), l’État entend obtenir la soumission, non l’approbation. Il n’est pas nécessaire, d’autre part, que chacun des citoyens reconnaisse la légitimité de l’État : pour Williams, une partie substantielle de la population suffit. Selon Larmore, l’assentiment de tous, visé par Rousseau, est impossible. Le problème, remarque-t-il, est que cette « partie substantielle » de la population confère l’autorité, pas la légitimité. Larmore émet l’hypothèse que la conception défendue par ailleurs par Williams selon laquelle les seules raisons que peut avoir une personne sont des raisons « internes » aurait pu le mener à ignorer cette distinction entre autorité et légitimité.

La question du consentement (Larmore cite le « plébiscite de tous les jours » dont parle Renan dans « Qu’est-ce qu’une nation ? ») n’est d’ailleurs pas très claire. Beaucoup des membres de la communauté n’ont jamais donné un consentement exprès. Quant à l’idée d’un consentement hypothétique, elle ne nous mène pas très loin selon l’auteur. On invoque le territoire, mais les frontières changent et sont souvent le résultat de la conquête ; le fair play et la gratitude des citoyens ne sont pas des critères tellement plus convaincants. Mais il ne faudrait pas déduire de ce qu’aucun État n’a jamais été pleinement légitime qu’aucun ne l’a jamais été le moins du monde ! « Que la légitimité soit une question de degré est une vérité très importante, quoique négligée. »

Larmore adhère à la thèse de Williams selon laquelle la légitimité est une catégorie essentiellement historique. La nature de la légitimité dépend de la situation historique considérée, ses critères changent avec le temps. L’auteur prend l’exemple de l’esclavage dans l’Antiquité, qui était considéré comme une nécessité économique ; il serait insensé de tenir pour illégitimes les régimes qui y recoururent alors.

Un réalisme corrigé

En revanche, Larmore rejette une autre thèse de Williams, celle en vertu de laquelle il n’y aurait pas de moralité antérieure à la politique. Certes, on a vu que l’auteur prenait parti pour Hobbes contre Aristote : selon lui, le premier « rend compte de manière beaucoup plus éclairante de la nature de la société politique, pas seulement à l’époque moderne mais tout au long de l’histoire humaine ». Mais, entre réalisme et moralisme, Larmore opte pour une voie médiane : tout en se distinguant de la philosophie morale, la philosophie politique doit « s’ancrer dans des principes de nature morale gouvernant l’usage légitime de la contrainte ». Ces principes ne relèvent pas de la justice entendue comme un idéal moral mais de la justice entendue politiquement. En particulier, la légitimité ne peut pas être comprise en des termes purement procéduraux (tel serait le cas d’un État qui se contenterait d’exercer son pouvoir en conformité avec la loi).

L’auteur se réclame du libéralisme politique, un courant – qu’il pense d’ailleurs très menacé aujourd’hui par le capitalisme globalisé – dont le concept de légitimité est selon lui le caractère distinctif. Du point de vue libéral, le but d’un gouvernement n’est pas de défendre telle ou telle vision de la vie bonne, mais d’établir des règles et des institutions justes qui permettront aux citoyens de poursuivre leurs fins diverses. Il faut donc séparer rigoureusement les droits des opinions. Larmore cite Benjamin Constant : « Que [l’autorité] se borne à être juste ; nous nous chargerons d’être heureux ». Le « désaccord raisonnable » que nous avons évoqué tient une grande place dans cette philosophie. Quand nous commençons à réfléchir, remarque Larmore, sur des notions aussi « consensuelles » apparemment que la liberté ou la justice, nous nous rendons compte assez vite de nos différends (y compris avec nous-même). « Raisonnable » signifie ici justifié, c’est une notion – une vertu – essentiellement épistémique.

La fondation morale recherchée pour la légitimité réside, selon Charles Larmore, dans une certaine idée du respect pour les personnes. Contrairement aux règles morales ou à une simple pression sociale, les règles politiques sont contraignantes, elles s’accompagnent de l’usage ou de la menace de la force, elles ne laissent aucun choix aux citoyens2. C’est pourquoi la question fondamentale pour les libéraux est celle de savoir à quelles conditions le recours à la coercition est justifié. La notion de personne fonde l’idée libérale de la légitimité politique. Il s’agit de traiter les gens, dans leur qualité d’êtres rationnels et réflexifs, comme des fins et non comme des moyens. Pour cela, affirme Larmore, les principes politiques – au moins les plus fondamentaux – doivent pouvoir être justifiés auprès des personnes à partir de la perspective propre de celles-ci. Si l’on agit différemment, on traite les gens sur un mode instrumental. Cette idée de respect des personnes n’a pas, selon Larmore, à être fondée elle-même sur une valeur supérieure. « À un certain point, la justification parvient à un terme, et nous devons reconnaître que certains principes parlent ultimement pour eux-mêmes. » L’idée de respect a donc un rôle « fondationnel »3.

Charles Larmore formule de la façon suivante la conception de la légitimité qu’il a finalement dégagée et qu’il associe au libéralisme politique :

Les principes fondamentaux de la société politique, étant coercitifs par nature, doivent être tels que tous ceux qui y sont sujets puissent, à partir de leur perspective, voir la raison (pas nécessairement la même raison) d’y adhérer sur l’hypothèse – éventuellement inopérante pour certains – que ces principes sont conformes à l’idée de respect pour les personnes et donc à la soumission de l’association politique à des principes qui puissent recueillir l’accord raisonnable des citoyens.

Mentionnant d’ailleurs un peu plus loin la théorie de Carl Schmitt de l’ami et de l’ennemi, Charles Larmore précise ainsi (« éventuellement inopérante… ») que le principe qu’il a défini pourra être rejeté par certains membres de la communauté, ceux, par exemple, pour qui la conformité à la volonté de Dieu a priorité sur le respect dû à la raison humaine. C’est inévitable : il n’existe pas de société politique qui n’exclue d’une manière ou d’une autre. Le tout, écrit Larmore, est de pratiquer la « bonne » sorte d’exclusion.

[Note de la rédaction] Je me permets d’attirer l’attention des lecteurs sur la discussion très nourrie et de grande qualité dans les commentaires sous l’article.

Notes

1Charles Larmore, What Is Political Philosophy?, Princeton University Press, 2020.

2 – Charles Larmore n’envisage pas le cas d’une loi qui n’aurait pas de caractère contraignant (qu’on pense, par exemple, à la loi française sur le « mariage pour tous », qui crée des droits et n’en détruit pas, qui n’impose rien à personne) ; une telle loi échapperait logiquement, aux yeux des libéraux, à l’exigence de justification frappant les lois coercitives.

3 – Ce point m’a fait penser à l’obligation inconditionnée envers tout être humain dont parle Simone Weil dans L’Enracinement.

Hier, aujourd’hui, demain – L’urgence politique républicaine (par David T.)

Une lecture politique de la pandémie de Covid-19

David T.1 propose une lecture politique de la pandémie de Covid-19. Il s’appuie sur une analyse du mouvement général qui, durant la deuxième moitié du XXe siècle jusqu’à nos jours, a aboli le primat du politique au profit de l’expertise et laisse le champ libre à une idéologie antirépublicaine. Examinant ensuite l’impuissance consternante révélée par la crise sanitaire actuelle, et passant en revue ce qu’on pourrait appeler un désarmement général, il montre en quoi cette incapacité est structurellement liée à la « gouvernance » technocratique. L’auteur appelle finalement à l’indispensable réhabilitation de la politique et de la doctrine républicaine – une autre voie de gouvernement face au constat de l’échec néolibéral.

« Une démocratie tombe en faiblesse, pour le plus grand mal des intérêts communs, si ses hauts fonctionnaires, formés à la mépriser et, par nécessité de fortune, issus des classes mêmes dont elle a prétendu abolir l’empire, ne la servent qu’à contrecœur2. »

« Il est bon, il est sain que, dans un pays libre, les philosophies sociales contraires se combattent librement. Il est, dans l’état présent de nos sociétés, inévitable que les diverses classes aient des intérêts opposés et prennent conscience de leurs antagonismes. Le malheur de la patrie commence quand la légitimité de ces heurts n’est pas comprise3. »

Marc Bloch L’Étrange défaite

L’Étrange défaite de Marc Bloch nous accompagnera tout au long de ce texte, tant les échos de ce magistral essai retentissent lugubrement dans la France défaite de 2020 ; les hauts fonctionnaires qu’il évoque se sont désormais emparés d’un pouvoir que l’on ne peut plus de ce fait qualifier de politique ; la politique est à présent considérée comme une maladie honteuse.

 

1 – Hier – La fin du politique

La pandémie que nous traversons a ramené brutalement la question politique sur le devant de la scène, du fait de l’échec de la gouvernance technocratique4. Autant le combat laïque traverse tous les camps, de l’extrême gauche à l’extrême droite et permet donc paradoxalement des alliances trans-partisanes momentanées, autant la question de la République, elle, est une question qui convoque le débat politique.

Capitalisme et marxisme

Les deux doctrines philosophiques, politiques et économiques qui se sont partagé le monde depuis deux siècles sont le marxisme sous toutes ses formes, et le capitalisme sous toutes ses formes – que l’on appelle désormais libéralisme pour le rendre moins brutal, au moins à l’oreille… Le républicanisme5 est une troisième voie politique et économique6. On entend par républicanisme le cadre politique permettant et conditionnant la souveraineté populaire sous toutes ses formes, politique, économique, sociale, culturelle, dans la perspective d’un projet d’émancipation des êtres humains. Le républicanisme a trouvé son moment en France à plusieurs reprises, et pour la dernière fois, pendant une brève mais décisive période, entre 1944 et 19547, dans le cadre de l‘application du programme économique et politique du Conseil national de la Résistance8. Au-delà de 1954 et malgré l’accélération de la faillite parlementaire de la IVe République, le dynamisme acquis dans l’immédiat après-guerre puis le gaullisme à partir de 1958 ont permis de poursuivre en grande partie « l’œuvre » de la « première » IVe République, en tout cas par la primauté donnée au politique et par la conjonction entre la revendication assumée du rôle universel de la France éternelle de De Gaulle et de la France républicaine et indépendante du CNR. Prenons-en comme exemple la distance prise à l’égard d’un atlantisme pourtant cultivé par la IVe comme d’ailleurs dans l’après-gaullisme. La doctrine républicaine refuse autant la domination de l’homme par l’homme (dominium) induite par le capitalisme que la domination de l’homme par l’État (imperium) des régimes communistes.

La voie républicaine

La voie républicaine n’est pas un juste milieu. Elle n’est pas une voie libérale du juste milieu, ni une voie socialiste du juste milieu. Elle est une autre proposition. Cette proposition est fondée sur le primat du politique, de la citoyenneté et de la solidarité sur le profit et le consumérisme d’une part, sur le dogme de la propriété publique des moyens de production et sur l’égalitarisme d’autre part. La petite musique républicaine a malgré tout pu continuer à se faire entendre, quoique de plus en plus sotto voce, tant que les deux grandes forces politico-économiques qui ont dominé le XXe siècle se sont tenues en respect. Elle a survécu à la Constitution de la Ve République et à la république gaullienne, puis au grand décollage ultralibéral et néoconservateur. À partir de 1989, l’effondrement du communisme9 sur lui-même, du fait de son incapacité à régner autrement que par la dictature, de son inefficacité économique et des coups de boutoir des États-Unis, a laissé le champ libre à la domination d’une idéologie radicalement antirépublicaine, l’ultralibéralisme et sa version post-financière, le néolibéralisme, dont les bases avaient été jetées dès le mois d’août 1938 dans le cadre du colloque Lippmann10.

D’autres idéologies alternatives radicales menacent la démocratie. Si la proposition républicaine échoue face au rouleau compresseur néolibéral, c’est peut-être vers le fascisme ou vers son image inversée ethnoculturelle, l’islamisme, que les sociétés européennes et la société française en particulier, du fait de l’existence en son sein d’un parti péri-fasciste puissant et d’un islamisme très actif, basculeront.

Le triomphe du néolibéralisme

L’idéologie économique et politique néolibérale a emprunté plusieurs voies pour s’imposer au monde entier en près de cinquante ans, si l’on considère que le coup d’envoi fut donné en 1971-1973 par quatre événements d’une portée différente mais qui ont concouru à établir sa domination.

  • Le premier fut la fin des accords de Bretton Woods11 (1944), décidée unilatéralement en 1971 par les États-Unis qui, pratiquant déjà une politique libérale depuis les années 50, étaient immanquablement confrontés à une explosion de leur dette privée alors qu’ils bénéficiaient de la mondialisation du dollar comme monnaie universelle. Cette position fiduciaire monopolistique leur donnait les moyens d’exporter leur dette à leur unique profit à condition de se dégager de l’obligation de la convertibilité dollar/or, afin d’imprimer de la monnaie sans limite.

  • Le second fut la mise en application des principes de l’école économique de Chicago directement issus des théories économiques néolibérales de Friedrich Hayek et de Milton Friedman, avec l’appui de la CIA, après les coups d’État au Chili et en Argentine. Cela permit de bénéficier d’un terrain d’expérimentation in vivo, expérimentation qui démontra immédiatement son incapacité à assurer le bien-être des peuples, mais son efficacité pour faire exploser les profits financiers de quelques-uns. Cette doctrine destructrice fut présentée par les États-Unis comme la panacée et reste, en grande partie, reprise et imposée par le FMI.

  • Le troisième événement qui a déséquilibré l’économie mondiale et en partie les rapports de force politiques et religieux, a été le choc pétrolier de 1973 qui a suivi la guerre du Kippour entre Israël et ses ennemis. Le prix du baril de pétrole passa en quelques jours de 3$ à plus de 30$ pour ne plus jamais redescendre. Cet événement planétaire a largement facilité la destruction des industries nationales, leur transfert vers l’Asie et, en parallèle, la montée en puissance des idéologies islamistes wahhabites et fréristes et des États-voyous (Arabie saoudite, Qatar, Iran, etc.), appuyés désormais sur des ressources financières infinies et soudain en mesure non seulement de pratiquer le chantage auprès du reste du monde, mais aussi de financer l’agitation dans tous les pays démocratiques.

  • Le dernier fut enfin l’explosion de la dette concomitamment à l’adoption de lois et de règles européennes qui jusqu’aux années 90 vont rendre de plus en plus difficile l’emprunt à taux très réduit auprès des citoyens par l’intermédiaire des banques nationales12. En moins d’un demi-siècle, cette orientation internationale portée par le FMI a mis les États entre les mains des banques qui les asservissent par la menace de taux élevés. Elle a en outre rendu la dette incontrôlable puisque cette dernière est internationale et privée. Ainsi, en quelques décennies, la dette nationale qui était possédée par les ménages et les entreprises françaises à près de 75% – et n’était donc pas à proprement parler une dette mais un élément de la richesse nationale – est passée dans les mêmes proportions dans les mains des banques internationales. Michel Rocard, peu suspect d’hétérodoxie financière, a souvent répété à partir de 2012 dans divers entretiens qu’une grande part de l’inflation de la dette publique actuelle était directement due à ce changement de paradigme et que sans cette révolution rampante, la dette (avant la crise de 2008) aurait été bien inférieure à 65%13.

Ces événements, inscrits dans le cours d’une histoire14 globalement favorable aux thèses néolibérales, ont donné le sentiment aux classes dirigeantes et à leurs alliés que la question politique, et donc la possibilité d’une opposition à leur pouvoir, était désormais résolue. La victoire du néolibéralisme, forme du capitalisme mondial qui se veut apolitique et anhistorique15, s’est traduite en France par un phénomène particulier, entamé depuis les années 50.

La technocratie dominante

En effet, dans notre pays, la puissance républicaine de l’administration d’élite que le monde entier nous a enviée, a suscité à partir de 1945 la création de l’École nationale d’administration. Si l’objectif visé par la création de l’ENA était louable, puisqu’il consistait à soustraire les nominations de la haute administration au népotisme de la IIIe République, il a eu plusieurs effets délétères et en définitive contraires aux buts recherchés. Tout d’abord, si la IIIe République avait effectivement vu l’entregent et la solidarité de classe présider à un certain nombre de nominations, particulièrement dans les grands corps d’inspection, elle avait aussi permis la promotion à la haute fonction publique de fonctionnaires expérimentés venant des cadres administratifs et techniques dont l’origine professionnelle couvrait tout le champ de l’activité de l’État. Ces agents accédaient aux grands postes après vingt ou trente ans de carrière, compétents, praticiens expérimentés et, ce qui n’est pas la moindre qualité, attachés au service de l’État. En miroir de ce constat, l’existence de l’ENA a très rapidement entraîné des modifications profondes du recrutement.

La survalorisation de Sciences Po16 comme voie d’accès à l’ENA a en quelques décennies donné à cette école une aura et une notoriété dont elle rêvait17. C’est donc majoritairement une nouvelle population qui s’est emparée des rênes de l’État, jeune, inexpérimentée, sans fidélité au service public, d’extraction très bourgeoise, convaincue des bienfaits du libéralisme et paradoxalement méfiante vis-à-vis de l’État. De plus, l’élitisme social qui a présidé à ce nouveau recrutement a facilité la proximité entre la haute administration, le personnel politique de la démocratie bourgeoise et les dirigeants des entreprises privées. Cette consanguinité18 a fait perdre à l’administration française son autonomie, sa liberté, sa capacité de résistance dialectique au pouvoir politique et aux forces économiques. Enfin, les élèves sortant du moule de fer de l’ENA adhèrent presque tous à l’idéologie néolibérale dominante.

Il n’est donc pas surprenant que la thèse de la liquidation des idéologies concurrentes, marxisme, socialisme ou, pour ce qui nous concerne, républicanisme, ait triomphé dans cette caste politico-économico-administrative. Pour ses membres, la question n’est plus d’assurer la victoire du néolibéralisme sur le gouvernement des peuples ; cette victoire est acquise. Et ils professent le plus grand mépris pour ceux qui ne partagent pas ce point de vue, les renvoyant aux rangs des populistes s’ils sont nationalistes ou marxistes, des dinosaures s’ils sont républicains, les considérant tous comme démonétisés.

Cette position idéologique est tellement ancrée dans leur formation et leur état d’esprit qu’ils sont au-delà de la conscience de l’existence même d’autres voies. Ils sont confortés dans cette croyance par le triomphe des experts et des « sachants » qui, à la suite des démocrates-chrétiens des années 45-60, ont construit l’Europe sur la base de la confiscation du pouvoir aux Nations et aux peuples. Ils s’en étaient selon eux si mal servis depuis le début du XXe siècle… Ce sont donc, au sens propre, des technocrates. Le rêve de Maurice Schumann et de Jean Monnet s’est réalisé dans l’abolition du politique au profit de l’expertise, qui plus est dans une unité idéologique renforcée. Comme le disait Margaret Thatcher et comme l’ont intériorisé tous ces pouvoirs, « there is no alternative »19.

Nous sommes donc depuis près de cinquante ans et l’arrivée en 1974 de Valéry Giscard d’Estaing à la présidence de la République20, préparée par le sas pompidolien et la forte présence d’un personnel acquis aux thèses libérales dans les rouages des finances publiques depuis les années 60, sous la coupe de technocrates néolibéraux. Ils appliquent sans faiblir une politique inégalitaire, destructrice des Nations, des peuples, de la citoyenneté et du bien public et ont la certitude, ce faisant, de construire la seule société possible. Or, écrivait Marc Bloch, « rien, précisément, ne trahit plus crûment la mollesse d’un gouvernement que sa capitulation devant les techniciens »21.

Après des décennies d’évolutions, on peut avancer que le président, le gouvernement et l’Assemblée nationale qui sont à la tête du pays depuis juin 2017, soutenus par le Conseil constitutionnel, le Conseil d’État et la haute administration, constituent le paradigme presque parfait de ce phénomène. La politique n’existe plus, sauf dans sa forme la plus politicienne consistant à se disputer le pouvoir, à s’en emparer et à le conserver en abattant ses adversaires. Pour le reste, il s’agit de l’accompagnement et de la mise en œuvre technocratiques des concepts néolibéraux. La politique, en réalité, est bien entendu toujours là, puisque c’est bien une politique néolibérale qui est appliquée, mais elle s’est rendue invisible en devenant métapolitique et en agitant, après l’avoir perverti, le concept confusionniste de « réforme ».

Pourtant, face à ces certitudes inébranlables et contrairement à ce dont l’idéologie dominante (pour reprendre un concept marxien22) tente de nous convaincre, l’histoire et la politique sont là et bien là et la lutte des classes la sous-tend toujours23. Des nations fortes, États-Unis, Chine, Allemagne, Israël, etc., n’ont pas abandonné la préférence pour leur peuple24. Celles-ci et d’autres n’ont pas remplacé, comme le veut l’Union européenne, la politique et la confrontation des idées par le « care »25. Tous les ensembles géopolitiques n’ont pas choisi, à la différence de l’UE, la disparition, la dilution, le refus d’être.

Ces questions politiques sont en général tenues en marge de notre quotidien et de notre réalité par notre gouvernement, par les médias dominants et parce que l’orientation générale de nos « gouvernances » technocratiques permet de les mettre sous le boisseau, sauf pour des questions lointaines de politique étrangère, qui échappent au contrôle idéologique.

On comprend donc pourquoi les Français, qui ont « inventé » la politique moderne comme l’Allemagne rhénane et bismarckienne a inventé la protection sociale et la Grande-Bretagne victorienne l’économie libérale, sont si désorientés. C’est bien le modèle français que le néolibéralisme d’origine américaine associé au « care » né lui aussi outre-Atlantique, doctrines adoptées et promues par les instances européennes, est en train de détruire… L’hostilité à la laïcité, patente ou sourde, du pouvoir en place et des présidents qui l’ont précédé depuis 2007 fait partie de ce « paquet », comme on dit à Bruxelles. L’influence religieuse sur la société, le communautarisme et ses enfants monstrueux, indigénisme, post-colonialisme, intersectionnalité, conviennent beaucoup mieux à la domination néolibérale et à l’horizon consumériste que le peuple indivisible et laïque. Et ce sont bien les élites économico-politico-administratives au pouvoir qui se consacrent avec enthousiasme à cette destruction « pour notre plus grand bien » et pour nous assurer un avenir meilleur sans cesse remis à plus tard, dans la plus pure tradition des lendemains qui chantent du socialisme soviétique, paradoxe insondable… Le problème, comme le notait Keynes, c’est qu’à long terme nous serons tous morts…

La persistance de l’Histoire

Or, depuis 2018 avec les « gilets jaunes », les Français – et il est bien évident qu’il ne s’agit pas d’un hasard si ces événements ont pris place précisément dans notre pays – ont secoué l’anesthésie générale en se réappropriant la politique. Certes, ils l’ont fait avec toute la maladresse, l’incertitude et les excès de ceux qui se réveillent d’un long sommeil et qui n’ont plus été entraînés à être des citoyens par une école qui a renoncé à les former26, volontairement, diront certains, comme Jean-Claude Michéa et Michel Onfray. Mais ils l’ont fait. L’ébranlement occasionné par cette « révolte des gueux » n’est pas achevé. Il a montré que les pouvoirs qui semblent les mieux établis sont, particulièrement en France, d’une grande fragilité face à la colère du peuple ou à des événements extérieurs majeurs. Ce fut vrai en 1940, mais aussi tout au long de l’histoire de France, en 1814, 1830, 1848, 1851, 1870 (après un plébiscite massif en faveur de l’Empire en 1869), en mai 1958 enfin. Cette menace pour le pouvoir en place est d’autant plus forte aujourd’hui que le macronisme s’est appliqué à détruire le champ politique, même si les partis étaient déjà en coma dépassé depuis un certain temps, pour ne laisser en face de lui que l’épouvantail frontiste. La convergence des contestations (ultra-gauche, « gilets jaunes », ultra-droite, islamisme, « loi » des « quartiers ») vient corroborer ce constat. À ce jour, il n’y a pas d’alternative politique démocratique et républicaine crédible à ce duo antagonisé constitué de LREM et du RN, sauf peut-être et sous certaines conditions, une droite qui une fois au pouvoir continuerait la politique macronienne.

Et, alors que la question de l’avenir du pays face à ce réveil du peuple se pose avec insistance, un second tremblement de terre s’est produit, la pandémie de Covid-19.

 

2 – Aujourd’hui – La crise et l’impuissance

Gouvernance et gouvernement

Ceci peut paraître paradoxal, mais ce qui différencie fondamentalement le gouvernement – c’est-à-dire la politique – de la gouvernance – c’est-à-dire la technocratie, c’est la capacité des dirigeants à prévoir et à réagir.

En effet, le gouvernement est le fait d’hommes et de femmes qui ne sont ni des spécialistes ni des experts, mais qui sont conscients de tenir leur pouvoir du peuple, conscients d’appartenir à ce peuple et d’en être l’émanation. Ils ont accumulé de l’expérience parce qu’ils ont accompli leur carrière sur la base du cursus honorum moderne : conseillers municipaux, puis adjoints au maire, puis maires et/ou conseillers départementaux ou régionaux, puis élus de la Nation, à l’Assemblée, souvent plus tard au Sénat, membres modestes d’un gouvernement, puis ministres et plus encore. Les meilleurs d’entre eux ont effectivement travaillé dans le public ou le privé et ne sont pas de purs apparatchiks27 pour qui carrière politique et carrière professionnelle sont confondues. Ils ont appris à décider en politiques, c’est-à-dire en étant conscients du fait que le choix qui s’offre à eux n’est jamais entre une bonne solution et une mauvaise solution, mais entre deux mauvaises solutions.

La gouvernance, elle, repose sur la technocratie, c’est-à-dire sur la gestion par le savoir et l’expertise. Ce mode de fonctionnement permet l’arrivée au pouvoir de personnes qui n’ont pas d’expérience politique et qui revendiquent même cette carence, parce qu’elle est le signe de leur impartialité et de leur objectivité affirmées. Or la gouvernance suppose que l’on soit sorti de l’Histoire, puisque seule la technicité compte. Comme nous l’avons analysé plus haut, l’idéologie dominante doit avoir atteint un tel point de puissance que plus personne ne penserait même à remettre en cause l’ordre dans lequel nous vivons au nom d’une alternative politique.

Le point aveugle d’une telle organisation du pouvoir est paradoxalement la question de la prévision. En effet, l’expert vit dans un monde où il n’est plus nécessaire de prévoir l’imprévisible, puisque son mode de gestion est justement destiné à éliminer tout risque d’imprévu.

C’est ainsi que les technocrates, persuadés de vivre désormais dans l’ordre immuable du néolibéralisme et dans la gestion des peuples et des nations sur le modèle de l’entreprise, de la fameuse « start-up nation », ne voient littéralement pas l’avenir puisque l’avenir sera comme le présent et qu’ils sont les « sachants » qui ont dompté le présent…

Nous allons voir – nous avons vu, hélas – que ces technocrates de la gouvernance ne peuvent rien face aux soubresauts du monde qui ont la malséance de se produire, malgré leur excellence et leurs savoirs. Rien… C’est ce que nous auront démontré ce président et son gouvernement depuis trois ans et ce que la pandémie du Covid-19 aura achevé de prouver de manière éclatante.

La pandémie de Covid-19 – Le réel est sans pitié

Lorsqu’en décembre 2019 les organisations internationales, les gouvernements et les instances sanitaires nationales commencent à être informés de l’émergence préoccupante d’un virus générateur d’une grippe aviaire d’un type nouveau et, dès le début, signalé comme étant particulièrement volatile et transmissible, quelle est la capacité de la France à réagir rapidement et avec pertinence à l’éventualité d’une épidémie, voire d’une pandémie ? Elle est … proche de zéro.

Les politiques de précaution, de prévision mises en place à la suite de l’alerte de la grippe A en 2009 ont en effet été démantelées pour des impératifs strictement comptables et dans les conditions de la toute-puissance sans contrôle politique des hauts fonctionnaires28. Les quinze millions d’euros nécessaires annuellement au maintien de ces capacités, soit 0,0007% du PIB de la France, ont été considérés comme trop lourds pour le budget de l’État et sacrifiés soit à des dépenses invisibles, soit à un usage clientéliste bien connu de tous les gouvernements consistant à répondre aux demandes répétées d’élus locaux à qui l’on doit une faveur… La disparition de ces budgets a été habilement cachée sous le prétexte d’une décentralisation enjoignant aux collectivités territoriales et aux établissements de santé de s’emparer de la question pour constituer eux-mêmes, sans aucun plan, ni aucune coordination par ailleurs, les stocks nécessaires à la protection des citoyens en cas d’épidémie. Bien entendu, autorités territoriales et établissements de santé n’en ont rien fait, étant eux-mêmes, au même moment et sous la pression de la même gestion comptable et technocratique du pays, soumis à des exigences financières telles qu’ils ont dû rogner sur toutes leurs dépenses.

Campés sur le dogme d’invincibilité de la pensée technocratique, nos gouvernants n’ont pas un instant, à ce moment-là, prévu. Ils n’ont pu imaginer, parce qu’ils étaient là en dehors de leur cadre de pensée, que l’Histoire, avec son chaos et son désordre, avec sa grande Hache29, était en train de s’inviter à leur table et qu’il fallait donc commencer à penser, comme disent leurs gourous, « out of the box ». On nous objectera qu’il est facile après coup de venir porter un jugement critique sur l’inadéquation des réactions du pouvoir à cet événement inouï. Nous répondrons, comme nous tentons de l’établir depuis le début de cette réflexion, que « gouverner, c’est prévoir ; et ne rien prévoir, c’est courir à sa perte »30. Or, si des hommes et des femmes recherchent l’onction du suffrage universel, c’est parce que, par principe, ils ont un projet à proposer, au service des citoyens. Ce projet est, par nature, prospectif. Ceux qui le portent – ou laissent entendre qu’ils le portent – connaissent la règle du jeu. Cette règle stipule qu’ils sont responsables et suppose que les moyens que la Nation met à leur disposition leur permettent non pas, comme ils le croient, de gouverner en experts, mais plutôt de s’entourer de tous les experts dont ils ont besoin pour, in fine, prendre des décisions politiques courageuses, dont ils assument la responsabilité. En d’autres termes, les citoyens que nous sommes ne peuvent faire qu’une seule supposition : la sphère du pouvoir est capable de lucidité dans toutes les situations, parce qu’elle en a les moyens scientifiques, techniques, philosophiques, sociaux et politiques ; si elle échoue, elle doit être sanctionnée à la mesure de son échec. Si l’on pense l’État autrement, alors il n’y a plus d’autorité et il n’y a plus d’État. Ceci est d’autant plus vrai dans le cas qui nous occupe que la gouvernance des experts est justement fondée sur l’affirmation que la technocratie dont elle se réclame a pour objet ultime de mettre fin à l’imprévisibilité. Nous ne pouvons donc en aucun cas accepter cette excuse de leur part.

Ladite excuse est d’autant plus irrecevable que les autorités et les experts sanitaires internationaux et français avertissent depuis près de vingt ans de la forte probabilité, voire de l’inéluctabilité, d’une pandémie virale de ce type. Le gouvernement français lui-même avait, en avril 2005, fait réaliser un rapport – prophétique – de 160 pages, après une enquête d’une année de l’Inspection générale de l’administration, sur « l’organisation et le fonctionnement des pouvoirs publics en cas de pandémie ». Ce rapport imaginait « une crise majeure au cours de laquelle la situation économique, l’appareil social, les structures administratives [seraient] durablement perturbés, notamment une crise sanitaire grave »31.

Dans ces conditions, le constat de l’impréparation à une épidémie d’ampleur, ou à une pandémie de plus grande envergure encore, est accablant. Pas de masques, alors qu’en 2007 le stock pour faire face à l’éventualité d’une épidémie était de 1,5 milliard de masques pour le public et de 700 millions pour les professionnels de santé32. Pas de gel hydroalcoolique. Pas de gants et d’équipements de protection en nombre suffisant pour les personnels hospitaliers, médicaux et paramédicaux. À cette situation catastrophique et inouïe s’ajoute le constat que quarante ans de politique de désindustrialisation du pays, née des mêmes présupposés idéologiques dont nous avons parlé, interdisent à la France toute mobilisation générale destinée à combler ces graves lacunes dans les plus brefs délais. Plus d’usine, plus de machine, plus d’ouvrier, plus de savoir-faire, à opposer à ce que les technocrates déconfits qualifient « d’égoïsme » de la part des Nations encore capables de ces productions. Quant à nous, nous appellerons cela « priorité donnée à la santé et à la sécurité de leurs citoyens ». Comme nous l’avons dit plus haut, des décennies de politique européenne, d’autoflagellation et d’ouverture inconsidérée de nos marchés, de nos patrimoines et savoir-faire industriels à tous les prédateurs, sans contrepartie, au nom du sacro-saint marché et du « doux commerce »33 ont fait leur œuvre.

Ce champ de ruines industriel empêche la France de se doter rapidement des matériels qui n’auraient jamais dû être déstockés depuis dix ans et qui au contraire auraient dû être renouvelés et tenus en état. Mais tout aussi grave, il paralyse la capacité à apporter une réponse adéquate à l’événement spécifique, la pandémie de Covid-19, en interdisant en outre la fabrication rapide, sûre et à grande échelle de respirateurs artificiels, de tests médicaux et de toute autre fourniture.

Le décrochage français

La France, sixième ou septième puissance économique mondiale, grande puissance politique, militaire et culturelle, est aujourd’hui, du fait des politiques néolibérales qui l’accablent et de la philosophie de la technocratie et de l’expertise qui a remplacé la pensée politique, dans la même situation de dépendance vis-à-vis de la Chine, des États-Unis et de l’Allemagne que tout autre pays du tiers-monde…

À ce constat indiscutable et sans appel d’un « désarmement sanitaire » s’ajoutent les conséquences des décisions prises depuis 1983, voire parfois antérieurement – au nom de la même idéologie et des mêmes pratiques.

L’hôpital public et la médecine de ville, qui constituaient il y a encore vingt ans selon les classements internationaux la meilleure médecine du monde34, accessibles à toute la population de manière quasi-égalitaire, ont été systématiquement et méthodiquement démantelés pour des raisons comptables et idéologiques. Près de 100 000 lits ont disparu dans les hôpitaux. Les effectifs hospitaliers ont fondu, au cours de ces cinq dernières années seulement, de plus de 20 000 agents. Nous nous sommes rendu compte, à l’occasion de cette crise, qu’il ne restait plus dans notre pays que 5 000 lits de réanimation, à comparer aux 20 à 25 000 lits disponibles en Allemagne. Le refus de la planification territoriale et la sélection aveugle et malthusienne dans la formation des médecins ont dégradé la qualité de la médecine de ville, renforçant ainsi le cercle vicieux, puisque aujourd’hui le réflexe à la moindre alerte est de se rendre aux urgences d’un hôpital qui n’en peut mais. Tout cela au nom d’un équilibre budgétaire dont les règles ont été littéralement fixées sur un coin de table35 et dont l’imposition aux nations européennes ne sert qu’à démanteler les conquêtes sociales de l’après Seconde Guerre mondiale au profit… du profit36. Souvenons-nous du cri de triomphe de Denis Kessler, vice-président du Medef, en 2007 à la suite de l’élection de Nicolas Sarkozy : « Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance », qui portait symboliquement le titre « Les jours heureux ».

Ce n’est pourtant pas faute d’avoir vu et entendu les médecins, les infirmières, les sages-femmes et tout le personnel médical et paramédical, en particulier hospitalier, supplier les gouvernements successifs, en décembre 2019 encore, d’arrêter le massacre et de donner de nouveau au pays les moyens d’une médecine égalitaire et de qualité. Là encore les experts et les « sachants » qui, par définition, savent – et savent mieux que les praticiens – ont opposé à ce cri de désespoir la tranquille assurance de l’approche comptable et de leur expertise universelle.

On pourrait multiplier dans tous les domaines du service public, dont nous rappellerons que Jean Jaurès le définissait comme étant « le patrimoine de ceux qui n’en ont pas », les exemples de cet effondrement provoqué et de ses effets sur la situation déplorable de la France et des Français, soulignée à gros traits par la crise que nous traversons. École, université, recherche, transports publics, tous les secteurs de l’intervention bénéfique et positive de l’État dans notre pays depuis soixante-quinze ans, ont été agressés au nom des thèses les plus radicales portées par l’école néolibérale. Cela pour un résultat global catastrophique, sans que la constance de l’échec ne remette jamais en cause la certitude inébranlable de la technocratie. Après l’hôpital qui est au cœur de la problématique actuelle, contentons-nous d’évoquer rapidement le cas de l’armée. La professionnalisation de l’armée a provoqué l’attrition du nombre de militaires, passé en quelques années de plus de 500 000 à moins de 270 000. Leurs missions se sont spécialisées et l’on a ainsi privé le pays d’une force disciplinée, instantanément mobilisable et dévouée, capable en quelques jours de suppléer sur tout le territoire les fonctionnaires de l’État et des collectivités dans leur rôle de garants du tissu social. Aujourd’hui, nous nous glorifions d’avoir péniblement monté en quinze jours un hôpital militaire de campagne capable de recevoir trente patients…

Depuis la création et la professionnalisation des administrations mises en place par Colbert sous l’Ancien Régime, l’intervention raisonnée de l’État, servie par des fonctionnaires d’un grand dévouement et d’une grande qualité, est la marque de la réussite française, fondée sur une planification rationnelle et souple à la fois. À relire la phrase précédente, nous réalisons qu’elle est tellement éloignée des dogmes néolibéraux, décentralisateurs, régionalistes et antinationaux qui dominent le monde de l’expertise en politique, qu’elle doit probablement apparaître obscène et scandaleuse à bon nombre de lecteurs. C’est pourtant parce qu’elle s’est éloignée de ce paradigme colbertiste qui fait son essence politique, que la France est en train d’échouer en s’imposant des modèles politiques, économiques, sociaux et culturels qui sont aux antipodes de ce que les Français veulent et réclament.

Pire encore, le démantèlement progressif de l’État par la mise en œuvre de politiques, une fois de plus strictement comptables, empruntées au privé et à la culture anglo-saxonne, comme les RGPP, LOLF, MAP, AP, NMP37 et autres mécanismes délétères qui les accompagnent depuis des décennies, a rendu celui-ci inapte à remplir des tâches qui, il y a peu encore, manifestaient son excellence et son efficacité. Les politiques comptables et la décentralisation ont désorganisé son fonctionnement, tout en provoquant l’inflation d’une fonction publique territoriale qui n’a jamais présenté les mêmes garanties que la fonction publique d’État. Non contente d’avoir créé ce désordre, la technocratie a importé un autre phénomène managérial anglo-saxon, totalement étranger à la fonction publique française, le « micro-management » caractérisé par une inflation infinie de l’évaluation et du « reporting », afin non pas de mieux servir, mais de dégager sa responsabilité. Où sont ces hauts fonctionnaires, pleins d’initiative et de talent, qui savaient, sous la IVe République, faire fonctionner l’État au mieux de ses capacités et dans le respect absolu de la démocratie, malgré le spectacle parfois désolant que donnait à l’époque le parlementarisme dévoyé en régime d’assemblée ?

Les choix de gestion de la pandémie

Ce constat laisse peu de doutes sur les raisons pour lesquelles nos dirigeants politiques ont échoué à prévoir et à gérer la crise que nous traversons. En effet, la riposte sanitaire à la pandémie de Covid-19 a pris trois formes dans les différents pays du monde. Citons pour mémoire les pays qui dans un premier temps, comme la Grande-Bretagne ou les États-Unis, ont poussé la logique néolibérale jusqu’à appeler de leurs vœux la « libre circulation » du virus comme vecteur de l’immunisation collective. La Grande-Bretagne en est revenue bien vite ; un grand nombre d’États des États-Unis aussi, même si la bataille idéologique menée par les néo-conservateurs, avec à leur tête le président Trump, a exacerbé les positions individuelles et les oppositions radicales. Ces pays ont donc rejoint l’une des trois autres formes adoptées ailleurs.

  • D’une part, les pays dans lesquels la « distanciation sociale » est culturellement inscrite dans les comportements, comme la Suède (hors surmortalité dans les maisons de retraite) ou la Norvège en Europe38. Ces pays, dont, qui plus est, la densité de population est très faible, n’ont pas jugé utile de prendre des mesures particulières. Ils se sont contentés d’informer des populations éduquées et civiques, marquées par un contrôle social omniprésent, des initiatives qu’il serait bon de prendre, telles que le port du masque ou la distance physique entre les individus, et ont testé toutes les personnes qui présentaient des symptômes de la maladie.

  • D’autre part, les pays industrialisés qui ont préservé leur souveraineté économique, à forte densité de population et à grande diversité culturelle, en particulier dans les centres urbains, comme l’Allemagne. Ces pays ont appliqué une politique rationnelle et cohérente. L’Allemagne a conçu, développé et fabriqué massivement en quelques semaines des tests de positivité à la maladie pour les administrer à la plus grande partie de la population, avec l’objectif de tester la totalité de celle-ci, et en tout cas toutes les populations à risque. Ils ont distribué des masques dans les mêmes proportions, avec les mêmes objectifs et les mêmes priorités. Ils se sont appuyés sur les 20 à 25 000 lits de réanimation disponibles dans le pays, assurés ainsi de ne pas avoir à gérer, outre la pandémie, la saturation des services hospitaliers. Ils ont tenté autant que possible de ne confiner que les personnes à risque.

  • Enfin, certains pays, dont la France, ont dû constater leur incapacité à choisir leur politique dans l’éventail de celles qu’il était possible d’appliquer du fait des manques criants que nous avons décrits plus haut. La seule solution qui s’est offerte aux gouvernants français pour protéger la population a été la mise à l’arrêt du pays, avec les conséquences qui s’annoncent en termes de choc économique et social. Ce confinement généralisé avait essentiellement pour but d’empêcher l’engorgement immédiat des 5 000 lits de réanimation des hôpitaux français en « lissant » la courbe de l’infection et l’entrée des patients en réanimation. On constate donc clairement que l’absence des équipements individuels de base, non renouvelés au cours de ces dix dernières années (masques…), l’incapacité de la recherche et de l’industrie françaises à les produire et à fabriquer les autres équipements nécessaires (tests, respirateurs, vêtements de protection pour les personnels soignants), le démantèlement de la capacité hospitalière et l’approche technocratique non politique de la crise ont eu pour effet de contraindre le pays à adopter la seule voie sanitaire, économique et sociale qui restait possible.

Les hésitations présidentielles et gouvernementales dans la phase de préparation du déconfinement montrent jour après jour que cette obligation pèse sur toute la période. Cette incertitude de l’action publique s’accompagne, depuis le début de la crise, d’une communication erratique et mensongère, dont la porte-parole du gouvernement est la caricature. Le port du masque a été successivement interdit, déconseillé, conseillé, obligatoire, mais… il n’y a toujours pas de masques en quantité suffisante, sauf peut-être dans un avenir proche et toujours repoussé, en outre ils seront payants. Le gouvernement ne peut même pas dire que « demain, on masque gratis ». Le mensonge sur les masques est emblématique de l’attitude des technocrates et des experts lorsqu’ils sont au pouvoir. Ils ne peuvent concevoir que les citoyens sont des êtres aussi adultes et rationnels qu’eux et que, non seulement ils sont capables d’entendre la vérité – même quand elle est désagréable – mais plus encore, qu’elle leur est due39. Peut-être ne sont-ils pas capables non plus de reconnaître leur échec, puisqu’ils savent…

Confinement et libertés publiques

Un nombre de plus en plus important de partis, d’élus, de commentateurs politiques et d’intellectuels s’interrogent par ailleurs sur la nécessité de ces mesures drastiques. En effet, si l’on compare la pandémie en cours à des pandémies et épidémies antérieures survenues depuis la Seconde Guerre mondiale, comme la grippe de Hong Kong de 1968, on constate que le nombre de victimes a pu être très nettement supérieur (un million de morts dans le monde pour la grippe de Hong Kong, à comparer aux 270 000 morts des suites du Covid-19 actuellement recensés) sans entraîner panique planétaire, mesures drastiques de mise à l’arrêt de pays entiers, atteintes aux libertés publiques (nous en reparlerons) et mise en danger de l’équilibre économique des sociétés. Cette situation idéologique est, selon nous, liée à une triple évolution :

  • D’une part, la naissance et la domination médiatique des chaînes d’information continue, molochs ayant besoin de manger leurs propres sociétés pour survivre et d’hystériser tout événement, sont de véritables catastrophes sociales. La « ménagère de moins de cinquante ans », ses parents, son mari, ses enfants, branchés 24/7 sur BFM, LCI ou CNews, ne peuvent en sortir que persuadés que la grande peste de 1347 et la grippe espagnole de 1918 ne sont que des contes pour enfants à côté de ce qu’ils traversent. Souvenons-nous que la première a tué 30 à 50% de la population européenne en cinq ans, soit environ 25 millions de victimes, et que la seconde a fait 25 à 50 millions de morts en deux ans. La panique qui s’empare de tous à l’écoute des informations ne pourrait trouver de borne et de soulagement que dans une parole politique forte, crédible, sincère et responsable, dont nous avons vu qu’elle était exactement ce qui manquait.

  • D’autre part, l’irruption des réseaux sociaux n’a fait que conforter et renforcer les phénomènes que nous décrivons à propos des chaînes d’information en continu, en y ajoutant la propagation massive d’infox et les campagnes de déstabilisation menées par des États-voyous.

  • Enfin, et c’est le point le plus important, la sortie du politique dont nous avons fait le constat et l’évolution accélérée des sociétés vers un individualisme consumériste de masse ont fait passer au second plan des préoccupations la notion essentielle de bien public au profit d’une hypertrophie des égos. Outre la difficulté de faire primer désormais la loi et l’intérêt collectif sur le désir individuel, ce changement civilisationnel a fait de la mort un scandale inacceptable, si elle intervient avant l’âge de cent ans pour des raisons autres que l’épuisement naturel de la vie. Ce sont ces phénomènes qui, nés de l’effondrement du politique, ont privilégié l’image d’une société faussement bienveillante, remplaçant solidarité et fraternité par le « care » 40.

C’est dans le cadre de cette vision maternante de la société que l’état d’urgence sanitaire fondé sur l’expertise médicale, naturellement confortée et acceptée sans discussion par la technocratie elle-même « experte », a été mis en place sans que, semble-t-il, les instances de contrôle que représentent le Conseil d’État et, a fortiori, le Conseil constitutionnel, ne voient quoi que ce soit à redire à la restriction des libertés qu’il impose. Or, de nombreux juristes ont manifesté, depuis le début de la crise, leur inquiétude à ce sujet. Ainsi, l’IDHBP (Institut de formation en droits de l’homme du Barreau de Paris) et l’IDHAE (Institut des droits de l’homme des avocats européens) ont publié le 4 mai 2020 un rapport exhaustif 41 et un communiqué 42 qui alertent sur les effets dangereux des mesures adoptées dans le cadre de l’urgence sanitaire. Le rapport est intitulé : Confinement forcé sur tout le territoire national et modalités d’application : des mesures disproportionnées dans une société démocratique ? Rappelons cependant qu’à l’origine de cette décision réside le constat de la carence française en termes de protection effective des citoyens. L’évolution idéologique décrite ci-dessus étant en quelque sorte une forme complémentaire de justification morale de cette pénurie.

Ainsi, le traitement de la pandémie, dans un cadre référentiel néolibéral, renforcé par l’approche technocratique et marqué par les conséquences matérielles, morales et culturelles des orientations données à la société française depuis près de quarante ans, se traduit par une sextuple crise :

  • Crise sanitaire
  • Crise du service public
  • Crise économique
  • Crise sociale
  • Atteinte aux libertés
  • Perte de confiance dans le pouvoir, sans équivalent depuis 1958.

 

3 – Demain – Reconstruire la Nation républicaine

La France a subi plusieurs ébranlements ces cinq dernières années. Depuis janvier 2015, elle a essuyé de sanglants attentats islamistes, inaugurés par la liquidation de la rédaction de Charlie et qui se poursuivent aujourd’hui sous une autre forme, occasionnant une sorte d’irritation et d’inquiétude constantes du corps social. À partir de 2018, et d’une manière endémique, ont eu lieu les manifestations des « gilets jaunes », revendications qui témoignent du malaise social et culturel des laissés-pour-compte qui ont pourtant joué le jeu des réformes. La pandémie de Covid-19 vient prolonger cette séquence malheureuse, à tous les sens du terme, à l’issue de laquelle il apparaît aux yeux de tous que « l’État est nu ».

Tout changer pour que rien ne change

L’État est nu, parce que les technocrates qui l’ont colonisé ne peuvent plus nous faire croire, face au retour du réel, qu’ils l’ont paré du plus bel habit possible. L’État est nu, parce que le démantèlement entêté et la transformation contre-nature dont il est la victime depuis plusieurs décennies l’ont conduit à la paralysie.

De quels moyens disposons-nous pour empêcher que la fin de la crise en cours – si tant est que cette crise ait une fin circonscrite et reconnaissable – ne soit le signal d’un retour au « business as usual », voire, pire, d’une accélération de la liquidation du modèle politique, économique, social et culturel français au profit d’une normalisation néolibérale et technocratique définitive43?

Les instances technocratiques supranationales de l’Union européenne ont déjà abattu leur jeu, par l’intermédiaire de Thierry Breton, commissaire européen au marché intérieur, qui, dans un entretien accordé le 2 avril 2020 à différents médias – en particulier Paris Match et France Inter –, assure que le monde de demain fonctionnera avec les mêmes règles que le monde d’hier. Il concède, sous la pression des questions, que « la mondialisation est peut-être allée trop loin », mais se reprend aussitôt, ajoutant que « les 3% [de déficit maximum des budgets publics des pays membres] n’ont pas disparu définitivement, car les traités sont toujours sur la table ». Comme l’écrit Jack Dion, directeur adjoint de la rédaction de Marianne, « le jour d’après, c’est le jour d’avant, avec de nouvelles couleurs »44.

Le président de la République, de son côté, revendique, certes, le retour à une souveraineté française « en particulier économique, industrielle, stratégique, militaire, technologique, environnementale », mais l’accompagne « en même temps » de la mention d’une « souveraineté européenne » qui n’a aucune existence et aucun avenir, du fait du refus de l’Europe du Nord de considérer l’Europe comme autre chose qu’un grand marché libre-échangiste et producteur de normes et de l’absence d’un « peuple » européen.

On constate donc que les décideurs – qu’ils viennent du monde des affaires et du néolibéralisme, comme Thierry Breton, ou qu’ils soient passés par le moule technocratique, comme Emmanuel Macron – s’accordent avec le Medef et les grandes entreprises financières et industrielles. Ils sont prêts, pour que rien ne change, à donner l’impression que tout va changer, tels des Prince de Salina45 ayant troqué le conservatisme aristocratique de la Sicile du XIXe siècle contre le néolibéralisme technocratique contemporain.

Faire de la politique

Après ce constat, il serait bien vain de proposer aux technocrates qui nous gouvernent et aux forces économiques et financières qui les soutiennent un programme politique à la fois réaliste, ambitieux et destiné à assurer la dignité et – osons le mot – le bonheur social que promettait celui du Conseil national de la Résistance.

C’est en amont d’un tel programme qu’il faut dès à présent œuvrer. Et, en amont d’un programme, il y a la politique. Depuis le début des années 2000, dans un mouvement en accélération constante, les structures mêmes de la politique, au sens le plus général et le plus citoyen du terme, ne cessent d’être attaquées, ébranlées, détruites. L’évolution générale de la société confrontée à l’effondrement d’une école qui ne permet plus la « fabrique du citoyen », le tropisme technocratique et néolibéral et la constance normative et destructrice des manœuvres de l’Union européenne concourent à affaiblir les partis, les syndicats et toutes les associations politiques. Reconnaissons que ces organisations, largement peuplées des mêmes technocrates qui tendent à les anéantir, ne font rien pour se rendre crédibles et pour faire lever l’espoir d’un monde meilleur.

On voit donc se multiplier des formes d’associations infra-politiques et mouvementistes qui ne savent que se faire les chambres d’écho des ambitions de leurs chefs. De l’extrême droite à la gauche radicale en passant par le centre macronien, ces organismes sont, volontairement ou pas, incapables de produire du sens, sauf à prendre l’exact contrepied des politiques actuelles pour en proposer un antidote aussi indigeste, à tendance autoritaire. Rien ne permettra de sortir de l’ornière dans laquelle nous nous trouvons et dans laquelle veulent nous ramener ceux qui sont persuadés d’être les détenteurs de la vérité, si nous ne réinvestissons pas le champ politique. Ceci signifie, aussi pesant et malaisé que cela paraisse, qu’il faut redonner vie à des partis rénovés, débarrassés au moins pour un temps des querelles de personnes et des manœuvres d’appareil – qui, n’en doutons pas, reviendront un jour ou l’autre et qu’il faudra combattre encore et encore – pour travailler avec les Français, de manière beaucoup plus participative que par le passé, à la construction de cet avenir commun.

C’est pourquoi nous invitons tous nos concitoyens à ne pas laisser ces structures, devenues vides, aux mains des « apparatchiks » qui les contrôlent et à se les réapproprier pour qu’elles redeviennent les outils du progrès. L’article 4 de notre Constitution46 nous appelle à cette tâche. C’est seulement ainsi que nous pourrons, parce que nous ferons vivre la démocratie, contraindre les forces néolibérales et technocratiques qui nous gouvernent à changer, à appliquer des politiques pour le plus grand nombre, c’est-à-dire le peuple.

La tâche réformatrice de ces partis rénovés est en effet immense. Les pratiques politiciennes de la IVe République ont déconsidéré le régime parlementaire, qui est pourtant la quintessence de la pratique politique démocratique et qui continue à fonctionner pour le bénéfice des citoyens aussi bien en Grande-Bretagne qu’en Allemagne. La Ve République, quant à elle, dont la Constitution a été marquée d’incessantes « adaptations » qui l’ont dénaturée – pensons en particulier au référendum de 1962 instaurant l’élection du président de la République au suffrage universel et dont la légalité reste discutable – a fini d’étrangler l’Assemblée nationale. Le passage au quinquennat et l’inversion du calendrier consentie par Lionel Jospin, dont ce ne fut hélas pas la seule faute politique majeure, ont mis fin au relatif équilibre entre les pouvoirs qui subsistait encore, pour faire d’un président « référendaire » l’alpha et l’oméga de l’action politique française.

C’est donc par la révision des institutions – il importe peu que cette révision en profondeur conserve le nom de Ve République ou adopte le numéro suivant – que doit commencer cette révolution démocratique. Il est essentiel de redonner à la représentation nationale une autonomie réelle, un véritable pouvoir de contrôle sur l’exécutif et de rendre à nouveau ce dernier responsable devant le Parlement, autrement que par des motions de censure théâtrales et inutiles. Il est absolument nécessaire que, comme dans le passé démocratique de notre pays, les membres du gouvernement soient obligatoirement issus de l’Assemblée ou du Sénat et que cesse cette méfiance organisée vis-à-vis du politique par le recours à la « société civile ». Il est absolument nécessaire que le système électoral, s’il conserve la stabilité de la majorité issue des urnes par un mécanisme de prime au vainqueur, assure une meilleure représentation de la diversité des opinions politiques. Quoi qu’on pense de ces partis, est-il acceptable que La République en marche, qui représente 24% des suffrages exprimés au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, récolte plus de trois cents députés aux élections législatives qui ont suivi, alors que le Front national avec plus de 21% a moins de dix députés, Les Républicains une centaine de députés avec 21%, La France insoumise dix-sept députés avec plus de 19% des suffrages et le Parti socialiste plus de trente députés avec … 6,4% des suffrages ? Il est évident que de telles disparités entre les choix politiques des Français et les résultats électoraux privent le parti – ou le mouvement – arrivant au pouvoir, quel que soit le nombre de ses députés, de toute crédibilité, voire de toute légitimité, précipitant dans la rue ou dans la revendication la plus radicale beaucoup de Français qui se sentent mal ou pas représentés.

Ces réformes institutionnelles ne pourront être obtenues que par la pression de partis populaires, forts et nombreux, puisqu’elles demandent que le pouvoir en place finisse par accepter de se priver d’une partie des moyens que lui octroie trop généreusement notre Constitution abâtardie.

Réformer pour le progrès et l’émancipation

Ces évolutions profondes de notre pratique démocratique doivent être accompagnées de mesures politiques courageuses et de l’affirmation de la spécificité nationale face aux exigences internationales et communautaires. Il ne s’agit pas ici d’un programme qui serait né de l’esprit d’un seul homme et serait donc caduc et inopérant avant même d’exister, mais de propositions destinées à lancer une réflexion collective.

Citons par ordre d’urgence :

  • l’abandon pérenne des règles arbitraires d’équilibre budgétaire et la mise en place des mesures législatives et réglementaires permettant d’éviter au pays de se heurter au « mur de l’argent » ;  
  • un plan décennal renouvelable de reconstruction de la santé publique française (hôpital, médecine de ville, préparation du pays aux épidémies…) ;
  • un plan décennal renouvelable de reconstruction de l’école, lieu sacré de la République, sur la base d’un objectif unique : la transmission des savoirs aux élèves afin de construire la citoyenneté sur des bases critiques solides et de pallier le déficit culturel et éthique des jeunes générations.

Au-delà de ces mesures emblématiques et décisives que nous ne reprenons pas ci-dessous, la tâche est immense et doit aborder tous les domaines des mécanismes sociétaux.

  • Sur le plan institutionnel :
    • inverser l’évolution des Conseils (constitutionnel et d’État) en cours suprêmes et des cours de justice en enceintes où se fait la loi, sur le modèle anglo-saxon.
  • Sur le plan européen :
    • mettre en place des mécanismes de liquidation de la dette ;
    • mettre en place les lois et les moyens de les faire respecter, permettant la réduction massive de la fraude fiscale, de la fraude sociale et de l’expatriation fiscale.
  • Sur le plan de l’action de l’État et au-delà des questions abordées plus haut :
    • mettre fin à l’application des normes managériales anglo-saxonnes dans l’administration ;
    • rendre aux services déconcentrés de l’État leur pouvoir et leurs moyens ;
    • donner à la justice française les moyens matériels et financiers de son administration ;
    • redonner aux transports leur rôle démocratique et stratégique : renationalisation des autoroutes, développement du ferroutage, lignes locales.
  • Sur le plan fiscal :
    • appliquer des taxes sociales sur les biens en provenance de pays ne respectant pas les normes sociales françaises ;
    • établir une taxe sur les transactions financières ;
    • rétablir un réel impôt progressif ;
    • rétablir un impôt sur les successions qui empêche la constitution pluri-générationnelle d’une caste d’ultra-riches qui ne peuvent que se séparer du peuple.
  • Sur le plan économique, enfin, défendre et promouvoir les PME industrielles, l’agriculture et l’auto-suffisance stratégique du pays par tous les moyens.

C’est au prix de notre courage et de nos efforts que de nouveaux gouvernants, mis en place démocratiquement, peuvent être assurés que le peuple français, ayant enfin le sentiment qu’on le comprend, qu’on le respecte et que l’on travaille à son bonheur et non à l’application de programmes économiques et politiques qui violent ses idéaux et ajoutent à son fardeau, soutiendra son gouvernement et lui donnera, par un regain puissant de légitimité, les moyens de faire entendre la voix originale de la France dans le cadre des traités européens et sur la scène internationale.

« Se former une idée claire des besoins sociaux et s’efforcer de la répandre, c’est introduire un grain de levain nouveau, dans la mentalité commune ; c’est se donner une chance de la modifier un peu et, par suite, d’incliner, en quelque mesure, le cours des événements, qui sont réglés, en dernière analyse, par la psychologie des hommes » Marc Bloch, L’Etrange défaite 47.

 

Notes

1Militant et responsable laïque attaché aux principes républicains sans lesquels la laïcité n’est pas.

2Toutes les citations extraites de L’Étrange défaite de Marc Bloch proviennent de « Marc Bloch, L’Histoire, la Guerre, la Résistance », Paris, Gallimard, 2006, col. Quarto. P. 642 pour la présente citation.

3  – Ibid. p. 643.

5On doit constater que si les doctrines politiques et économiques sont en général désignées par un substantif en – isme, comme capitalisme, communisme, etc., le terme républicanisme, que nous utilisons dans ce texte pour désigner la doctrine républicaine, est, lui, entaché d’une charge péjorative. Comme si le fait de vouloir faire des principes de la République laïque une règle de gouvernement et d’organisation économique et sociale de la société ne pouvait déclencher que la méfiance…

6 – On pense rarement au républicanisme comme à une doctrine, non seulement politique, mais économique. Or cette doctrine existe. On peut même dire qu’elle tient une place historique majeure sous la forme de la révolte de la Commune de Paris. En effet, au factory system anglais de la révolution industrielle qui préfigure aussi bien le fordisme que le stakhanovisme, le républicanisme français préfère l’artisanat et l’atelier, c’est-à-dire en termes contemporains, la PME. On sait que le tissu économique français, en particulier industriel pour ce qu’il en reste, a fait sa prospérité sur ce type d’entreprises, tirées vers le haut et dynamisées par de grandes sociétés industrielles d’État, ou contrôlées par l’État, qui s’appuyaient sur les PME jusque dans les années 1980. Le remplacement de ces grandes sociétés par des multinationales et, reconnaissons-le, la faible capacité des PME françaises à exporter dans une économie mondialisée, ont mis à mal ce modèle qui a longtemps assuré la prospérité du pays.
Voir à ce sujet : Michel Bellet et Philippe Solal (dir
.), Économie, républicanisme et république, Paris, Classiques Garnier, 2019.

7De la Libération du territoire métropolitain et de l’installation du gouvernement provisoire de la République, à la fin du septennat de Vincent Auriol. C’est pendant cette période de dix ans que la quasi-totalité des réformes structurelles qui ont modelé la France jusqu’à la fin des années 2000 ont été mises en place.

9Le marxisme reste cependant, même pour les républicains, un outil d’analyse théorique, politique et économique indispensable. La théorie de la valeur, la notion de baisse tendancielle du taux de profit, la lutte des classes, sont des concepts sans lesquels on ne peut comprendre le monde du XXIe siècle.

12Voir à ce sujet le billet de blog équilibré et savant d’Henri Sterdyniak https://blogs.mediapart.fr/henri-sterdyniak/blog/110217/la-banque-de-france-et-la-dette-publique-pompidou-est-il-coupable

14Triomphe néolibéral et néoconservateur aux États-Unis et en Grande-Bretagne au tournant des années 70-80 avec Reagan et Thatcher, échec de l’union de la gauche en France et renoncement à poursuivre une politique alternative au capitalisme, décentralisation népotiste ayant abaissé le niveau de compétence de la fonction publique et suscité des recrutements massifs, désindustrialisation des pays européens, perte de l’autonomie financière, ralliement de la gauche européenne blairiste aux formes les plus extrêmes du capitalisme, chute du bloc soviétique, endettement automatique des Nations du fait des règles de 72-73, paralysie des pouvoirs politiques nationaux européens remplacés par l’ordo-libéralisme allemand, crise de 2008, etc.

15 Voir Francis Fukuyama, The End of History and the Last Man, Free Press, 1992.

16Ce constat est d’autant plus accablant si l’on se souvient que l’idée d’une école nationale d’administration formant les hauts fonctionnaires avait été formulée par Jean Zay dans l’immédiate avant-guerre pour… faire pièce à l’influence de Sciences Po, source du népotisme et seule offre préparatoire aux concours des ministères. Le projet, attaqué de toutes parts, comme on s’en doute, fut très vite bloqué…

17 – Rappelons ces mots d’Émile Boutmy, le fondateur de l’École libre des Sciences politiques après la défaite de 1870, qui disent tout de cette école : « Contraintes de subir le droit du plus nombreux, les classes qui se nomment elles-mêmes les classes élevées ne peuvent conserver leur hégémonie politique qu’en invoquant le droit du plus capable. Il faut que, derrière l’enceinte croulante de leurs prérogatives et de la tradition, le flot de la démocratie se heurte à un second rempart fait de mérites éclatants et utiles, de supériorités dont le prestige s’impose, de capacités dont on ne puisse pas se priver sans folie ». 

18Le phénomène du pantouflage qui permet sans réel contrôle, malgré une commission de déontologie très bienveillante, les allers-retours entre la haute fonction publique, le secteur privé et la politique est emblématique de cette situation.

20La gauche de pouvoir s’est coulée dans le moule avec les Premiers ministres qui ont servi François Mitterrand à la suite de Pierre Mauroy, MM Fabius, Rocard, Bérégovoy et Mme Cresson, avec le Premier ministre de cohabitation Lionel Jospin et a fortiori avec le président François Hollande. Seule la période durant laquelle Jean-Pierre Chevènement occupa le poste de ministre de l‘Éducation nationale échappe à ce naufrage.

21Marc Bloch, op. cit. p. 640.

22Je donne la citation complète tant elle est d’actualité : « À toute époque, les idées de la classe dominante sont les idées dominantes ; autrement dit, la classe qui est la puissance matérielle dominante de la société est en même temps la puissance spirituelle dominante. La classe qui dispose des moyens de la production matérielle dispose en même temps, de ce fait, des moyens de la production intellectuelle, si bien qu’en général, elle exerce son pouvoir sur les idées de ceux à qui ces moyens font défaut. Les pensées dominantes ne sont rien d’autre que l’expression en idées des conditions matérielles dominantes, ce sont ces conditions conçues comme idées, donc l’expression des rapports sociaux qui font justement d’une seule classe la classe dominante, donc les idées de sa suprématie. Les individus qui composent la classe dominante ont aussi, entre autres choses, une conscience et c’est pourquoi ils pensent. Il va de soi que, dans la mesure où ils dominent en tant que classe et déterminent une époque dans tout son champ, ils le font en tous domaines ; donc, qu’ils dominent aussi, entre autres choses, comme penseurs, comme producteurs de pensées ; bref, qu’ils règlent la production et la distribution des idées de leur temps, si bien que leurs idées sont les idées dominantes de l’époque. » Karl Marx, L’Idéologie allemande, 1845.

23Rappelons la fanfaronnade de Warren Buffett, pendant un temps l’homme le plus riche du monde. Il disait sur CNN en 2005 : « Il y a une guerre des classes, c’est un fait. Mais c’est ma classe, la classe des riches, qui mène cette guerre et qui est en train de la gagner ». 

24Voir Pierre Manent La Raison des Nations, Paris, Gallimard, 2006.

25Voir Yves Michaud, Contre la bienveillance, Paris, Stock, 2016.

26Voir Nadine Wainer, La laïcité et le rapport Debray, 2004. http://www.appep.net/mat/2012/06/wainer01.pdf

27Déf. Larousse en ligne : Anciennement, membre salarié à temps plein du parti communiste de l’U.R.S.S. ou d’une démocratie populaire. Péjoratif. Membre de l’appareil d’un parti, d’un syndicat.

28Sur ce point crucial voir l’enquête menée par les journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme dans Le Monde daté du 8-10 mai 2020 https://www.lemonde.fr/sante/article/2020/05/06/la-france-et-les-epidemies-2011-2017-la-mecanique-du-delitement_6038873_1651302.html et l’article dans le même quotidien à la même date, signalé dans la note 12.

29Georges Perec, W ou le souvenir d’enfance, Paris, Denoël, 1975. On notera, comme un écho à Marc Bloch, que cette grande hache s’abattit sur la famille de Perec, dont le père mourut pour la France lors de « l’étrange défaite » de 1940.

30Émile de Girardin, La Politique universelle, Paris, 1852.

32Voir notes 12 et 23.

33 – Lorsque Montesquieu utilise cette expression dans Les Lettres persanes, il n’en fait pas une doctrine. La beauté de l’expression et l’attraction qu’elle opère ont convaincu les néolibéraux de l’utiliser à satiété pour y cacher la violence de la guerre économique et financière de laquelle ils vivent.

34OMS, Rapport sur la santé dans le monde, 1998 https://www.who.int/whr/2000/media_centre/press_release/fr/

36Au sujet de l’imposture idéologique de la dette publique utilisée comme levier des politiques antisociales, voir les articles et les ouvrages d’Henri Sterdyniak, ancien directeur du Département Économie de la Mondialisation de l’OFCE. Par exemple https://laviedesidees.fr/Reduire-la-dette-publique-une.html

37La RGPP (Révision générale des politique publiques), mise en œuvre en 2007 est suivie de la MAP (Modernisation de l’action publique), à laquelle doit succéder en 2022 le programme Action publique. Ces mesures ont été accompagnées de la LOLF (Loi organisant la loi de finances). Les textes gouvernementaux eux-mêmes reconnaissent qu’à partir de 2001, « ces réformes ont été décidées sous l’influence du NMP (Nouveau management public), mouvement d’idées venu des pays anglo-saxons, selon lequel le fonctionnement de l’État gagne à utiliser les méthodes des entreprises privées pour remplir son rôle, considéré comme celui d’un prestataire de services et améliorer son « efficience ». L’État doit alors appliquer des principes de « bonne gouvernance » : discipline budgétaire, définition de normes de gestion et établissement d’un cadre transparent « d’évaluation » de son action, avec publication « d’indicateurs de résultats » ». Tout y est !
https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/269764-la-reforme-de-letat-politique-publique

38Hors d’Europe, des pays asiatiques comme la Corée du Sud et le Japon, malgré leur densité de population, se sont orientés vers les mêmes solutions.

39Johann Chapoutot : « Merkel parle à des adultes, Macron à des enfants », 24 avril 2020.
https://www.mediapart.fr/journal/international/240420/johann-chapoutot-merkel-parle-des-adultes-macron-des-enfants

40Voir Op.cit. Yves Michaud Contre la bienveillance, Paris, Stock, 2016.

43On relira avec profit Naomi Klein, La Stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre, Léméac/Actes Sud, 2008 pour comprendre comment les désastres servent de cheval de Troie au néolibéralisme.

45Luchino Visconti, Le Guépard, 1963. Le prince de Salina, incarné par l’acteur Burt Lancaster, dit, alors que la révolution garibaldienne fait rage au-dehors, « Se vogliama che tutto rimanga come è, bisogna che tutto cambi », dicton immarcescible à l’usage des conservateurs lucides…

46 – « Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie.
Ils contribuent à la mise en œuvre du principe énoncé au second alinéa de l’article 1er dans les conditions déterminées par la loi.
La loi garantit les expressions pluralistes des opinions et la participation équitable des partis et groupements politiques à la vie démocratique de la Nation. »

47Marc Bloch, op. cit. p. 651.

Sur l’expression « droit au blasphème ». Dossier sur la liberté d’expression

Au-delà de la légitime et urgente protection due à une personne visée par des menaces de mort pour avoir exercé la liberté d’expression1, ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Mila » a déclenché un débat nourri. On trouvera ici une récapitulation des textes publiés sur Mezetulle à ce sujet, dont certains sont bien antérieurs à « l’affaire » proprement dite. J’y ajoute une brève réflexion sur la notion couramment employée dans ce débat de droit au « blasphème », expression qui me semble véhiculer une double approximation non exempte de dangers.

Dossier. Récapitulation des articles en ordre chronologique inversé

Sur l’expression « droit au blasphème »

L’expression « droit au blasphème » est critiquable parce qu’elle est approximative, et ce n’est pas sans conséquence. Pour signaler qu’il s’agit d’une double approximation, il faudrait employer un système de doubles guillemets, et écrire : « droit au « blasphème » ». Non seulement le blasphème n’existe pas en droit français, mais, pour cette raison entre autres, on ne peut pas parler en toute rigueur de « droit au blasphème ».
Je vois déjà quelques lecteurs s’indigner : Catherine Kintzler soutient les dévots ! elle « n’est pas Mila » ! ou, au mieux : CK pinaille et introduit un « oui mais » ! Je leur demande de lire ce qui suit jusqu’au bout..
Oui je pinaille, et « je suis Mila ».

« Blasphème » : une notion impertinente en droit

Dans son article « L’affaire Mila et la réintroduction du délit de blasphème en droit français », Jean-Éric Schoettl rappelle l’abolition du délit. Dans l’état actuel du droit, la notion même de blasphème est inconnue, impertinente. On peut avancer un argument philosophique : la notion n’a de pertinence que pour les adeptes d’une position, d’une religion, et seuls ces adeptes sont en mesure de proférer des propos que d’autres adeptes jugeront « blasphématoires ». Il s’agit d’une notion interne à un discours et aux tenants de ce discours.

Cette absence a une conséquence évidente : comment une loi pourrait-elle énoncer explicitement un droit à quelque chose dont elle ne reconnaît pas l’existence ? Ou encore : énoncer ce droit serait ipso facto reconnaître l’existence du blasphème (et lequel ? pour quelles doctrines, quelles religions ? faut-il se lancer dans une énumération qui sera par défnition incomplète ? ).

Si les religions, les doctrines, utilisent la notion de blasphème et blâment sur ce motif certains de leurs adeptes, il s’agit d’un usage privé et strictement moral. Aucune religion, aucune autorité ne peut recourir à la loi pour demander la punition des adeptes jugés déviants, ni recourir à des actes délictueux pour les punir elle-même. Il n’y a pas de délit de blasphème : tout le monde a le droit de « blasphémer » !
Pourquoi alors pinailler devant l’expression « droit au blasphème » ?

La vertu libératrice du silence de la loi

La liberté de proférer ce que certaines doctrines qualifient de blasphème ne s’inscrit pas seulement dans l’inexistence juridique de la notion de blasphème, elle s’inscrit tout simplement et généralement dans l’exercice ordinaire de la liberté, lequel a pour principe que « tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché » (art. 5 de la Déclaration des droits de 1789).

En l’absence d’interdiction expresse, c’est la liberté qui vaut, dans le silence de la loi. Or prétendre qu’existerait un « droit au blasphème » c’est supposer que ce droit aurait besoin, pour s’exercer, d’être énoncé par la loi, comme le droit à l’instruction, au logement, etc., de sorte qu’en l’absence de son énoncé, cela pourrait être interdit ou du moins réellement empêché.  C’est confondre d’une part les droits-liberté qui sont indéfinis, limités par des interdits explicites et qui n’ont pas besoin d’être énoncés pour s’exercer, et d’autre part les droits qui sont définis et ne peuvent s’exercer que s’ils sont expressément énoncés par la loi. Ce serait côtoyer dangereusement le principe liberticide selon lequel « tout ce qui n’est pas autorisé expressément par la loi est interdit »… !

J’ai autant le droit de « blasphémer » que j’ai celui de me gratter le nez ou celui de coller à l’envers la vignette de mon assurance auto sur mon pare-brise, etc.
On a le droit de « blasphémer » et il est utile de le rappeler inlassablement. En revanche il me semble approximatif et dangereux de parler d’un « droit au blasphème »  comme s’il fallait une loi pour l’assurer.

Note

1 – Sur le détail de l’affaire, voir la note 1 de l’article « It hurts my feelings ». Sur ses prémisses, dont on parle très peu (la vidéo postée par la jeune fille intervient en effet dans un second temps, elle y réplique à des propos qui eux-mêmes auraient mérité des poursuites judiciaires), voir le commentaire de Jeanne Favret-Saada qui fait un très utile rappel : https://www.mezetulle.fr/it-hurts-my-feelings-laffaire-mila-et-le-nouveau-delit-de-blaspheme/#comment-20372

L’affaire Mila et la réintroduction du délit de blasphème en droit français (par J.-E. Schoettl)

Au sujet de « l’affaire Mila », Jean-Éric Schoettl1 livre son analyse et ses inquiétudes en les éclairant par sa connaissance de la vie du droit. Mezetulle remercie l’auteur et le site de l’association « Egale », où le texte est proposé au téléchargement2, pour leur aimable autorisation de reprise.

L’incrimination de blasphème a été abolie en France avec l’abrogation des délits d’outrages à la « morale publique et religieuse » ainsi qu’aux « religions reconnues par l’État », concomitamment à la proclamation de la liberté de la presse en 1881.
L’alliance d’une cabale des dévots d’un nouveau type, d’une part, et du souci exacerbé de ménager la sensibilité de l’Autre, d’autre part, va-t-elle conduire à revêtir d’habits neufs le délit de blasphème ?
Telle est, entre autres problèmes de société, la question que pose l’affaire Mila.

Les faits

Rappelons sommairement les faits.

  • Parce qu’elle a dit sur Instagram qu’elle détestait les religions, et plus particulièrement l’islam, Mila (seize ans) a vu se déverser sur elle un tombereau d’insultes sexistes et de menaces de mort, tandis que des informations précises sur sa vie privée et ses habitudes étaient divulguées sur Internet3. Sa sécurité se trouvant en péril, elle ne se rend plus à son lycée.

  • « Elle l’a cherché, elle assume » a estimé, sur l ’antenne de Sud Radio, le délégué général du Conseil français du culte musulman (CFCM).

  • Le procureur de la République de Vienne a ouvert deux enquêtes : la première visant les auteurs des menaces ; la seconde contre Mila pour provocation à la haine. Le 30 janvier, la procédure pour incitation à la haine faisait cependant l’objet d’un classement sans suite.

  • Tout en condamnant les menaces, la garde des Sceaux a estimé que l’insulte à la religion proférée par Mila (« Je déteste la religion, […] le Coran il n’y a que de la haine là-dedans, l’islam c’est de la merde, c’est ce que je pense. […] Votre religion, c’est de la merde, votre Dieu, je lui mets un doigt dans le trou du cul, merci, au revoir. ») constituait « une atteinte à la liberté de conscience ».

Les fractures françaises autour de l’islam

Cette affaire est, à de multiples égards, un cas « chimiquement pur » des fractures françaises autour de l’islam.

  • La vision négative de l’islam qu’exprime Mila (qu’elle qualifie de « religion de haine ») est sans doute majoritairement répandue en France chez les non-musulmans, ce qui est en soi préoccupant pour l’harmonie future de la société française.

  • Le déferlement de haine dont Mila a été l’objet sur les réseaux sociaux de la part de jeunes musulmans alimente malheureusement cette vision négative de l’islam chez les non-musulmans. Il témoigne au minimum du pouvoir d’imprégnation des idées islamistes sur les jeunes des « quartiers ». Les camarades de lycée de Mila de confession musulmane la traitent de raciste, sans guère s’émouvoir des menaces de mort. Quel abîme entre cette réaction collective, qu’il faut bien qualifier de communautaire, et les marques de sympathie que Mila a reçues de tant de gens ordinaires ! Un fossé se creuse qu’il est absurde de continuer à nier.

  • Au lieu de condamner ces menaces en martelant que « l’islam ce n’est pas ça », au lieu de mettre la violence à l’index, au lieu d’expliquer qu’en France il faut respecter les lois de la République et qu’en France la loi ne verrouille pas la liberté d’expression au nom du sacré, le délégué général du CFCM (qui n’est pourtant pas un intégriste patenté) emprunte au langage de la cour de récréation pour accabler une gamine dont l’existence quotidienne est compromise et dont les jours sont en danger : « Elle l’a bien cherché ». Bien cherché quoi ? S’il y a passage à l’acte, que dira M Zekri pour échapper à sa part de responsabilité ? Peut-on encore compter sur de tels représentants pour institutionnaliser en France un islam des Lumières ? Oui, en effet, le fossé se creuse.

  • Du côté du camp progressiste, c’est soit le silence assourdissant, soit la justification hypocrite de ce silence « pour le bien de l’intéressée, qui est dépassée par les évènements » (comme si on avait dissuadé Zola d’écrire « J’accuse », pour ne pas desservir la défense de Dreyfus), soit carrément la tentative de la discréditer (n’est-elle pas soutenue par le Rassemblement national ? n’a-t-elle pas été « exfiltrée par la police » [sic] ?

  • Enfin, du côté des pouvoirs publics, mises à part quelques voix claires (Schiappa, Blanquer, Castaner), la peur de stigmatiser a paralysé à nouveau les esprits. Dans la Maison Justice, la tentation a été irrépressible, au moins dans un premier temps, de renvoyer dos à dos les fanatiques proférant injures et menaces (de viol et de meurtre) et une gamine qui, dans le style il est vrai très cru qui est celui des réseaux sociaux, a fait usage de sa liberté d’expression en disant tout le mal qu’elle pensait de l’islam sans s’en prendre aux musulmans, ni tenir de propos racistes, comme elle s’en explique fort bien.

C’est sur l’attitude du parquet et de la garde des Sceaux que nous voudrions braquer à présent notre loupe.

Le procureur de la République de Vienne

Dans cette consternante affaire, on l’a dit, le procureur de la République de Vienne a ouvert initialement deux enquêtes : la première visant les auteurs des menaces (c’était la moindre des choses) ; la seconde contre Mila pour provocation à la haine raciale et/ou religieuse.

L’ouverture de la seconde enquête soulevait de prime abord trois problèmes.

D’abord celui-ci : en renvoyant dos à dos des enragés proférant des menaces de mort et une gamine dont les propos répliquaient, comme le montre le contexte4, à des injures machistes (émanant des mêmes individus qui, de harceleurs, se sont mués en inquisiteurs), le parquet établissait une bien étrange symétrie. 

Fallait-il y lire un message et lequel ? Cherchait-on à montrer qu’on ne transigeait pas avec l’islamophobie ? Qu’on tenait la balance égale entre jeunes issus de l’immigration et jeunes Français « de souche » ?

Le deuxième problème était posé sans ambages par Céline Pina dans Causeur : « des fanatiques s’en prennent à une jeune fille et la menacent de mort parce qu’elle critique leur religion et le parquet vient leur prêter main forte au lieu de défendre la liberté d’expression ! »

Fallait-il rappeler, ainsi que l’avait fait, il y a près d’un demi-siècle, la Cour européenne des droits de l’homme dans sa décision Handyside5, que « la liberté d’expression vaut même pour les idées qui heurtent, choquent ou inquiètent une partie de la population » ? Ou considérer qu’une partie de la population doit désormais bénéficier, au pays de Voltaire et de Diderot, d’une protection juridique spéciale du fait de sa religion ?

Le troisième problème était le plus sérieux. Il semblait acquis que l’arsenal dressé depuis la loi Pleven pour combattre l’incitation à la haine ou à la discrimination (ainsi que l’injure et la diffamation) à raison de la religion, de l’origine ethnique, de l’orientation sexuelle, etc. 6, protégeait les personnes et non les dogmes. Ainsi, la Cour d’appel de Paris avait jugé en 2008 que les caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo en 2006 ne constituaient pas une injure à l’égard des musulmans 7.

Or il se trouve que Mila a tenu des propos certes virulents, voire orduriers (répétons-le : les gens de son âge n’en sont pas avares sur les réseaux sociaux), mais dirigés contre l’islam et non contre les musulmans. Un simple visionnage de la vidéo postée sur Instagram suffisait à s’en convaincre, sans qu’il soit besoin d’ouvrir une enquête.

En ouvrant cette seconde enquête, le parquet amorçait donc le glissement de tous les dangers pour la liberté d’expression : celui qui conduit à voir dans une charge contre la religion une incitation à la haine, ou une injure, ou une diffamation contre les croyants. C’était importer dans notre droit répressif le délit de blasphème.

Si cette pente était dévalée, il ne nous suffirait plus (nous laïques impénitents) de fustiger l’existence des crimes et délits de blasphème et d’apostasie partout où ils existent sur la planète (c’est-à-dire principalement dans les pays musulmans). Encore nous faudrait-il désormais dénoncer l’introduction subreptice, car purement jurisprudentielle, du délit de blasphème en droit français.

Fort heureusement, le procureur de Vienne est rapidement venu à résipiscence, ce qui est tout à son honneur.

Il a classé sans suite la procédure pour incitation à la haine, en publiant le 30 janvier un communiqué, en tous points conforme à l’état de notre droit, dans lequel il expose que : « l’enquête a démontré que les propos diffusés, quelle que soit leur tonalité outrageante, avaient pour seul objet d’exprimer une opinion personnelle à l’égard d’une religion, sans volonté d’exhorter à la haine ou à la violence contre des individus à raison de leur origine ou de leur appartenance à cette communauté de croyance ».

Toutefois, demeure chez les juristes les plus sensibles au discours victimaire et les plus attachés à la protection des minorités la tentation de voir dans l’insulte à la croyance une injure faite aux croyants.

C’est ce que montrent les propos tenus jusqu’ici par la garde des Sceaux sur l’affaire Mila.

La garde des Sceaux

Le 29 janvier, sur Europe 1, Mme Belloubet déclare que « l’insulte à la religion est évidemment une atteinte à la liberté de croyance ».

Emboîtant le pas au premier mouvement du procureur de la République de Vienne (lequel, on vient de le dire, est vite revenu à une plus juste appréciation des choses), la ministre de la Justice fait un parallèle entre menaces de mort d’un côté et insulte à la religion de l’autre (tout en précisant, il est vrai, que, à ses yeux, les menaces de mort sont plus graves que l’insulte à la religion).

Dans une mise au point ultérieure (après-midi du 29), elle explique que la critique de la religion est légitime, mais devient un délit lorsqu’elle prend un tour injurieux.

En somme, si on comprend bien la garde des Sceaux, Charlie Hebdo aurait dû être condamné en 2008 par la Cour d’appel de Paris8.

Or ce jugement de 2008 n’est pas isolé, bien au contraire. C’est une jurisprudence constante qui, depuis 1985, refuse de voir une incitation à la haine ou à la discrimination, une injure ou une diffamation à l’égard des croyants (tombant sous le coup des articles 24, 32 ou 33 de la loi du 29 juillet 1881) dans une critique, même outrageante, même injurieuse, de la religion.

Après 1984 (affaire du film Ave Maria dans laquelle Mgr Lefebvre assigne en justice avec succès, pour « outrage aux sentiments catholiques », l’affiche du film de Jacques Richard), la jurisprudence s’est en effet stabilisée dans le sens suivant : la critique des religions, même véhémente, même injurieuse, la caricature, même outrancière, de leurs figures sacrées, ne sont pas regardées comme une incitation à la haine ou à la discrimination, une injure ou une diffamation à l’égard des croyants.

Ainsi, comme le rappelle Richard Malka dans Le Figaro du 28 janvier, la Cour de cassation rejette en 2007 un recours de l’AGRIF visant un dessin représentant le Christ nu avec un préservatif sur le sexe9.

Aujourd’hui il n’y aurait pas de recours du tout car le « parti clérical » a cessé le feu. La chanson de Frédéric Fromet sur France Inter (« Jésus pédé ») n’a ému que par son caractère (éventuellement) homophobe. Les excuses de l’auteur s’adresseront d’ailleurs à la communauté homosexuelle. La religion majoritaire a digéré l’abolition du délit de blasphème (1881), comme elle a digéré la loi de séparation (1905).

Inquiétudes

Mais d’autres bigots ont pris le relais des groupes catholiques traditionalistes. Et ce n’est plus pour la défense de la France fille aînée de l’Église, mais par culpabilité post-coloniale que ces nouveaux bigots sont écoutés des professions juridiques (magistrats, avocats, professeurs de droit et garde des sceaux). Une bonne partie de la doctrine est visiblement habitée, comme une bonne partie de l’intelligentsia française, par cette haine de soi qui pousse à prendre en toute circonstance, fût-ce en liquidant les fondamentaux de la République, le parti de l’Autre.

Une telle évolution peut-elle conduire à la remise en cause de la sage jurisprudence encore réaffirmée par la Cour d’appel de Paris en 2008 ?

Ce risque, conjuré dans l’immédiat avec l’affaire Mila, existe bel et bien à l’avenir.

À l’analyser précisément, il tient à la conjonction de deux phénomènes à l’œuvre depuis un bon moment.

  • Au nom de la lutte contre les « phobies » (homo-, islamo- etc.) et contre les discriminations10, le droit pénal est requis par les associations militantes de protéger contre toute raillerie la sensibilité des membres des groupes réputés discriminés.

  • Dans le cadre de cette protection, les croyances de la victime tendent à être regardées comme consubstantielles à la fois à son identité et à la définition de son groupe d’appartenance.

Dès lors, une insulte à la croyance devient une injure aux croyants.

Ainsi se réinstallerait sans crier gare, non en vertu de la loi et conformément à la volonté du Parlement, mais par voie purement jurisprudentielle, la prohibition du blasphème. Et non plus cette fois au nom d’une vérité transcendante, mais au titre de la protection de la personnalité des membres des groupes réputés discriminés.

Comme l’écrit Catherine Kintzler11 : « La question du blasphème est posée sous une forme très précise qui n’est plus celle qu’ont connue nos aïeux, et pour deux raisons. L’une est le retournement victimaire qui inverse le schéma classique où l’on voyait des procureurs accuser les blasphémateurs au nom d’une autorité transcendante. L’autre, noyau profond de ce retournement, est une redéfinition juridique subreptice de la personne, laquelle inclurait comme essentielles les convictions, de sorte qu’insulter une conviction serait insulter les personnes qui la partagent. »

Notes

1 – Jean-Éric Schoettl est conseiller d’État honoraire et ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel.

3 – NdE. Pour plus de détails, car ils méritent d’être connus, voir le 2e commentaire de Jeanne Favret-Saada sur l’article « It hurts my feelings : l’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème » https://www.mezetulle.fr/it-hurts-my-feelings-laffaire-mila-et-le-nouveau-delit-de-blaspheme/#comment-20372

4 – NdE. Voir la note précédente.

5 – 7 décembre 1976, Handyside c. Royaume-Uni, n°5493/72, §48.

6 – Cf articles 24 (septième à onzième alinéas), 32 et 33 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, dans leur rédaction issue de la loi Pleven (n° 72-546 du 1 juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme), complétée par de nombreux textes ultérieurs étendant la liste des groupes protégés et étoffant la répression.

7 – En première instance, le TGI de Paris avait relaxé Charlie Hebdo en faisant prévaloir la liberté de se moquer d’une religion sur le caractère choquant des caricatures pour la sensibilité des musulmans.

8 – NdE Voir ci-dessous l’ajout du 8 février : « La seconde rectification de la garde des Sceaux dans Le Monde« .

9 – NdE. Voir dans l’article « It hurts my feelings…. » (notes 10 et 11) les références aux publications de Jeanne Favret-Saada en 2016 et 2017 sur ces deux affaires.

10 – Cf. articles 225-1 à 225-4 du code pénal.

11 – « It hurts my feelings : l’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème ».

[Edit du 8 février] La seconde rectification de la garde des Sceaux dans Le Monde

Le 8 février, dans une tribune au Monde, Mme Belloubet a opéré une seconde rectification de ses propos, en forme d’autocritique cette fois. Celle-ci me paraît satisfaisante (et rassurante) tant sur la question du blasphème que sur la portée du principe de laïcité.

Qu’on en juge par ces extraits :

« J’ai eu une expression qui était non seulement maladroite – ce qui est regrettable –, mais surtout inexacte – ce qui l’est plus encore : « L’insulte à la religion, c’est évidemment une atteinte à la liberté de conscience. » Maladroits, ces mots, repris de ceux exprimés dans la question posée, l’étaient à l’évidence, en donnant le sentiment que l’on pouvait établir une comparaison entre deux termes qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre et qu’on ne peut mettre en balance. Inexacts, ensuite, car, juridiquement, l’insulte à la religion n’existe heureusement pas dans notre République. Seules sont réprimées les injures faites à autrui en raison de son appartenance à une religion déterminée, comme celles adressées à une personne en raison de ses origines, de ses orientations sexuelles, de son sexe…
[….] En matière de laïcité, il n’y a pas d’accommodements possibles. C’est un bloc. Inaltérable. Non négociable. Vital. La France s’est construite autour de cette idée cardinale, qui fait partie de notre ADN. Ce principe est la pierre angulaire de la République. Il repose sur la liberté de conscience et la stricte séparation des religions et de l’État. Et si la laïcité renvoie à un régime juridique, elle est plus encore un esprit, un esprit français. »

 

Éléments pour réinstituer l’élitisme républicain

L’égalité chez Condorcet

À partir de Condorcet, Charles Coutel propose une analyse de l’élitisme républicain et montre en quoi, opposé aussi bien à l’égalitarisme qu’à l’élitisme de la naissance ou de l’argent, il s’inscrit dans le concept d’égalité, qu’il éclaire à son tour. L’institution de l’Instruction publique est au cœur de cette réflexion : l’école publique, malmenée à présent depuis des décennies au nom d’une vulgate sociologiste qui lui enjoint de se renier, serait bien inspirée d’en méditer et de s’en réapproprier les principes.

Ce texte vient enrichir un dossier comprenant un ensemble d’articles sur Condorcet1

Condorcet pourrait bien, sur la question de l’égalité, se révéler un des penseurs les plus précis et les plus clairs pour nos temps démocratiques ; il pourrait même nous aider à réinstituer la notion de plus en plus méconnue d’élitisme républicain2. Il échappe, en effet, aux réductions que nous nous ingénions à opérer sur la notion philosophique d’égalité : l’égalitarisme à courte vue et l’élitisme arrogant, lié à la naissance ou à l’argent. Condorcet est le porteur de trois espérances : voir, un jour, s’établir une égalité entre les nations, une égalité dans tout peuple et un équilibre des ressources et des besoins entre les hommes. En ce sens, Condorcet est un mélioriste3.

Les analyses qui suivent s’inscrivent dans ce méliorisme universaliste, républicain et humaniste, et souhaitent insister sur la question de l’égalité dans la théorie de l’instruction publique, pièce maîtresse de la philosophie condorcétienne. Nous trouverions ainsi chez lui de quoi nous prémunir contre la vulgate sociologiste actuellement dominante qui ne voit dans l’école républicaine, voire dans notre République, que la reproduction des inégalités socio-économiques.

Un paradoxe surprenant : mettre l’inégalité au service de l’égalité

À l’idée de renverser tous les privilèges sur le plan politique correspond toujours, chez Condorcet, la volonté de lutter contre les inégalités et les injustices sociales et économiques. Il compte notamment sur l’Instruction publique pour réduire toutes les contradictions persistant entre les principes fondamentaux proclamés en 1789 et la réalité. Condorcet, dans son Rapport sur l’instruction publique (édition Edilig, 1989, p. 82), précise : « [il s’agit] d’établir entre les citoyens une égalité de fait, et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi »4.

Cependant, le philosophe ne glisse pas vers l’égalitarisme abstrait de certains de ses contemporains, qui revient toujours à tirer les choses vers le bas et à pactiser avec l’ignorance. Comment, dès lors, concilier cette affirmation que tous les hommes sont égaux, sur le plan politique et des droits de l’homme, avec l’idée que les esprits et les talents ne sont pas semblables ? L’égalité d’instruction doit lutter à la fois contre le retour subreptice de l’inégalité dans l’accès aux savoirs (dans le préceptorat privé par exemple), mais aussi contre la tentation de l’égalitarisme qui, à partir de l’égalité morale et politique des hommes, en arrive à haïr les talents et les lumières, à condamner l’excellence et à interdire l’admiration et toute défense héroïque de la République.

Cet « élitisme républicain » n’a pas toujours été bien compris. Le coup de génie de Condorcet fut de comprendre que la diversité des esprits peut se mettre au service de l’égalité politique proclamée par la loi. Pour cela, il se tourne vers les plus savants qui, au sein de la Société nationale des sciences et des arts qu’il imagine, déterminent les savoirs élémentaires dont la maîtrise rend chaque citoyen apte à l’autonomie intellectuelle requise par la constitution républicaine. L’élémentarité des savoirs enseignés assure la formation du jugement éclairé des citoyens : elle constitue l’alphabet de notre émancipation.

Mais ce jeu entre l’inégalité et l’égalité présuppose une autorité supérieure échappant à tout risque d’une exploitation politique des inégalités présentes. De plus, l’Instruction publique doit être un lieu où règne l’égalité entre les élèves sur le plan matériel (par la gratuité) et sur le plan des opinions (par la laïcité5). Condorcet se réfère souvent à Adam Smith pour poser le problème suivant : comment concilier l’égalité politique proclamée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789 avec la diversité des conditions, des esprits et des talents ? Ne pas affronter cette difficulté, notamment par l’instruction publique mais aussi par la vertu politique de la puissance publique, serait laisser croire que l’affirmation de l’égalité politique ou éthique des hommes n’a aucune implication concrète ; elle paraîtrait ainsi vite mystificatrice. Si le régime républicain ne réduit pas effectivement les inégalités, il se discrédite et fait douter de ses références explicites aux droits de l’homme ; plus grave : il se pourrait bien que certains désespèrent des droits de l’homme eux-mêmes, en en faisant une arme aux mains des impérialistes et des colonialistes.

L’égalité dans l’instruction anticipe sur l’égalité des conditions et des fortunes sans imposer une uniformité égalitariste ni un unanimisme consensuel. C’est cette thèse qui est actuellement méconnue par une certaine vulgate sociologiste qui s’ingénie à faire croire que l’avenir scolaire d’un élève pourrait être prédit par l’étude des conditions socio-économiques présentes de ses parents.

L’apport d’Adam Smith

Pour justifier son « élitisme républicain », Condorcet se tourne vers Adam Smith :

« M. Smith a remarqué que, plus les professions mécaniques se divisaient, plus le peuple était exposé à contracter cette stupidité naturelle aux hommes bornés à un petit nombre d’idées d’un même genre, l’instruction est le seul remède de ce mal, d’autant plus dangereux dans un État, que les lois y ont établi plus d’égalité. » (Condorcet, Premier Mémoire sur l’instruction publique, éd. Garnier Flammarion, p. 78)

Il importe donc d’appliquer l’exigence d’égalité proclamée en 1789. Mais comment échapper à l’égalitarisme ? Pour Condorcet :

« L’égalité des esprits et celle de l’instruction sont des chimères. Il faut donc chercher à rendre utile cette inégalité nécessaire. Or le moyen le plus sûr d’y parvenir n’est-il pas de diriger les esprits vers les occupations qui mettent un individu en état d’enseigner les autres, de les défendre contre l’erreur. » (Rapport, éd. cit., p. 186)

Il faut donc contribuer à l’instruction de tous grâce aux savoirs élémentaires, car « L’homme […] qui sait les quatre règles de l’arithmétique, ne peut être dans la dépendance de Newton pour aucune des actions de la vie commune. » (ib., p. 187)

Les savoirs élémentaires, universellement répandus par l’Instruction publique, assurent l’égalité de tous les hommes sans attenter à la diversité des esprits et des talents, ni aux progrès des lumières. La maîtrise des éléments fait accéder chacun à l’autonomie, dans le respect des compétences et des lumières des plus savants et sans faire du savoir un pouvoir au service de l’État6, fût-il républicain.

Ainsi, l’égalité de tous ne sacrifie pas l’excellence : nous sommes au cœur de l’élitisme républicain. Sans cette égalité de l’instruction élémentaire et sans une solide instruction civique et morale, une école entretiendrait l’idée que la maîtrise d’un savoir viserait l’exercice d’un pouvoir ou serait liée à la puissance de l’argent, d’où la condamnation du préceptorat privé par Condorcet. En ce sens, l’égalité d’instruction est requise car :

  • elle est en conformité avec les droits naturels et permet à chacun de ne dépendre que de soi et de développer sa raison, dans le cadre de la formation d’une raison commune ;
  • elle ne sacrifie pas l’excellence et ne tombe pas dans l’égalitarisme abstrait ;
  • elle contribue à la fois à l’apprentissage de la citoyenneté (préparation aux fonctions publiques) et aux progrès des lumières : elle assure aussi le lien entre l’épistémologique et le juridique ;
  • elle permet de sortir du « sophisme » de Rousseau qui confond les savoirs en eux-mêmes et leurs usages dans des relations inégalitaires entre les hommes. L’essor des lumières ne remet pas en cause l’égalité, si tous les hommes sont suffisamment instruits pour respecter les savoirs sans en être les dupes : accepter que quelqu’un soit plus savant que moi ne me lèse en rien si je ne dépends pas de lui pour penser, choisir et voter ;
  • elle a aussi une utilité économique en contribuant aux progrès des sciences et des techniques.

Les implications institutionnelles du principe d’égalité

Le principe d’égalité va tenter de sortir du paradoxe initial en produisant des effets institutionnels précis car les savoirs ne sont des sources d’inégalité que s’ils ne sont pas diffusés universellement : le travail des académies doit être relayé par l’Instruction publique et se doubler d’une tâche d’élémentarisation. L’exigence d’égalité induit donc les autres principes de l’Instruction publique. L’égalité, pour s’instituer, doit être éclairée :

  • par son application dans le champ des savoirs enseignés à travers les savoirs élémentaires (l’égalité appliquée au savoir enseigné) ;
  • par sa légitimation institutionnelle et juridique, par le principe de laïcité (neutralisant les préjugés et les inégalités de départ) ;
  • par un effort de traduction didactique visant à faire comprendre les mêmes éléments à tous les esprits dans leur diversité (en revanche, toute attitude catéchistique et dogmatique gomme cette diversité des esprits et dissimule la teneur problématique et perfectible de tout savoir) ;
  • par une unification (non uniformisante) éthique et humaniste : par une référence constante à l’amour de l’humanité et au respect des droits naturels, le principe d’égalité s’interdit de glisser vers l’égalitarisme, le grégarisme ou encore l’individualisme.

C’est le rôle de la Société nationale d’inscrire l’Instruction publique dans le perfectionnement de l’humanité. L’Instruction publique met donc le meilleur à la portée de tous : d’où la volonté de veiller à la qualité des programmes, des manuels scolaires et de la formation des futurs maîtres. Ces remarques explicitent les quatre implications institutionnelles du principe d’égalité présentées, notamment, dans le Rapport de 1792 :

1°) La mixité : Condorcet étend l’Instruction publique aux deux sexes : « Il faut encore ici bien se garder de séparer les hommes des femmes, de préparer à celles-ci une instruction plus bornée, et d’abuser du nom de la nature pour consacrer les préjugés de l’ignorance et la tyrannie de la force. » (Cinq mémoires, éd. cit., p. 196, voir aussi p. 98 à 104)

2°) L’obligation scolaire fut proclamée sous la IIIe République, grâce aux efforts de Jules Ferry et de Jean Macé ; mais déjà, à plusieurs reprises, Condorcet avait manifesté le souci de voir l’Instruction publique devenir « universelle ».

Le pouvoir constituant du peuple est affirmé mais aussi médiatisé par la capacité de chaque citoyen à raisonner sur ses choix lors d’un scrutin. Cela présuppose l’instruction élémentaire des futurs citoyens. Le lien entre la souveraineté républicaine et la raison éthique de chaque citoyen est assuré par une instruction civique et morale sur laquelle Condorcet insiste toujours7.

Comment accepter, lors d’un vote, une décision qui me déplaît si, par ailleurs, je ne vois pas dans cette majorité de suffrages une invitation à revenir sur mon premier avis et à réfléchir sur ma faillibilité ? Mais, d’autre part, bien que minoritaire, je puis cependant avoir raison à long terme : la constitution républicaine me donne la possibilité de reposer le problème que j’estime mal réglé par le précédent scrutin. Ainsi l’instruction publique, par l’obligation scolaire, m’invite à la vigilance critique, si je partage l’avis majoritaire, mais aussi à la critique constructive, si je suis dans la minorité : si tous les hommes sont éclairés et instruits, le vote majoritaire aura une force qu’il n’aurait pas si les hommes étaient ignorants. L’obligation scolaire apporte une réponse à l’un de nos problèmes initiaux : la majorité est signe provisoire du vrai seulement si l’instruction élémentaire est obligatoire ; par l’instruction élémentaire obligatoire, toute opinion doit se présenter comme une thèse critiquable et non comme un dogme.

L’égalité politique et juridique des personnes ne signifie pas l’équivalence des énoncés et des thèses en présence. Le républicanisme est un débat continu entre les citoyens. Mais ce principe d’obligation n’est effectif que si l’école instruit vraiment, ce qui renvoie aux autres principes de l’instruction publique (indépendance de l’instruction vis-à-vis du pouvoir exécutif, élémentarité, citoyenneté, humanité). De cette obligation découle le principe d’égale répartition et implantation géographique de l’Instruction publique : aucun lieu ne doit être oublié. De ce principe d’obligation, Condorcet déduit aussi une théorie de l’instruction des adultes : cette volonté se retrouvera dans la tradition des universités populaires du républicanisme français.

Le principe d’obligation scolaire n’est donc pas une contrainte extérieure à l’individu : il révèle à chaque élève qu’il est responsable de la détermination commune du bien public et qu’il est dépositaire de la souveraineté.

3°) La gratuité scolaire s’oppose aux tenants du préceptorat privé qui, en faisant de l’accès aux savoirs le privilège des riches, occulte la puissance émancipatrice des lumières. Cette équivalence entre richesse et savoirs entretient l’idée fausse que les savoirs servent à l’exercice des pouvoirs. Pour Condorcet, la gratuité de l’Instruction publique doit être considérée surtout dans son rapport avec l’égalité sociale. Cette gratuité a un autre effet : elle rend possible la continuité entre les savoirs élémentaires, les savoirs scientifiques et les lumières politiques. C’est une mesure qui permet à tous d’assumer les fonctions publiques.

4°) L’unification de la langue dans l’Instruction publique : c’est aussi au nom de l’exigence d’égalité que Condorcet prône l’existence et la diffusion d’une langue claire et unifiée au sein de l’Instruction publique. Condorcet développe une théorie de la langue universelle qui prend les mathématiques comme référence, mais il tempère ce rêve chimérique car l’idée d’une langue universelle est incompatible avec la perfectibilité de l’humanité et l’historicité de la raison. Devant les élèves, le maître devrait exclure toute ambiguïté dans sa propre langue. Cette revendication de l’univocité et de la clarté du langage est omniprésente dans l’œuvre de Condorcet, qui voit dans la confusion des mots l’origine des conflits rencontrés par les hommes et l’une des causes des inégalités.

Il se tourne vers les sociétés savantes et les académies pour qu’elles fixent le sens des mots sans en appauvrir la polysémie. Condorcet suggère que l’Instruction publique « se perfectionnant sans cesse » est le seul remède à cette tentation de « faire simple » quand les choses, en fait, sont complexes. Entre les castes cléricales qui veulent émerveiller sans expliquer et les charlatans qui veulent tout simplifier, il y a une complicité évidente : ne pas donner au peuple le moyen de comprendre et de s’instruire. L’Instruction publique condorcétienne ne cède ni à l’enthousiasme simplificateur ni à l’obscurantisme égalitariste, car elle met les savoirs à la portée de tous sans sacrifier l’excellence et la diversité des esprits et des talents : Condorcet y parvient par une théorie complexe et originale de l’élémentarisation des savoirs enseignés. Cette remarque nous autorisant, peut-être, à avancer l’idée que toute crise de l’idée d’égalité serait liée à une crise de l’idée d’élémentarité des savoirs enseignés dans l’École de la République.

Quelques conclusions

Nos précédentes analyses visaient à dépasser notre perplexité initiale face à l’apparent paradoxe condorcétien de l’égalité : mettre la diversité des talents au service de l’égalité elle-même. Ce paradoxe n’en est plus un : il devient une tâche pour tous au sein de la République dès lors qu’elle se veut à la fois sociale, solidaire, fraternelle, humaniste et hospitalière8. L’égalité des hommes et des citoyens n’est pas l’uniformité des avis et l’équivalence des énoncés ou des jugements. Le progrès de l’égalité requiert le progrès des lumières générales ; ce progrès présuppose une Instruction publique de qualité. C’est à elle de pousser chacun vers son point d’excellence où se conquiert l’estime de soi et où se renforce la vertu politique, qui revient à aimer les lois et la République.

C’est dire aussi, comme nous le suggérions, l’actualité de l’approche condorcétienne de l’égalité ; mais pour comprendre cela il faut se souvenir que les démocraties peuvent vouloir sacrifier l’égalité au nom de la liberté et la liberté au nom de l’égalité, c’est-à-dire se tromper sur l’une et l’autre, comme nous en avertit sans cesse Alexis de Tocqueville. Dans les Cinq mémoires, (éd. cit., p. 104), Condorcet avertit :

« Généreux amis de l’égalité, de la liberté, réunissez-vous pour exiger de la puissance publique une instruction publique qui rende la raison populaire, ou craignez de perdre bientôt tout le fruit de vos nobles efforts. »

Notes

1[NdE] Voir la liste des textes dans cet article du Bloc-notes. Charles Coutel est professeur émérite à l’Université d’Artois, auteur de nombreux ouvrages notamment sur l’école, sur Péguy, spécialiste de Condorcet, dernier ouvrage paru : voir la note 8. 

2 – Sur l’historique des contresens commis sur la notion d’élitisme, voir la rubrique Vitriol de la revue Humanisme, no 321, rédigée par Léo Romand-Monnier.

3 – Condorcet s’explique sur ce méliorisme : « Qu’importe que tout soit bien pourvu que nous fassions en sorte que tout soit mieux qu’il n’était avant nous. » (Œuvres complètes, édition Arago, tome 4, p. 225). Comme l’a très judicieusement remarqué le chercheur Laurent Loty, le méliorisme condorcétien permet de ne pas avoir à choisir entre le pessimisme et l’optimisme.

4 – Pour plus de clarté, quand il s’agit de l’institution, Instruction publique prend une majuscule, mais pas quand il s’agit du concept.

5Condorcet défend l’« esprit public » contre l’« esprit de secte » ; voir notre contribution dans le numéro 325 d’Humanisme.

6 – Cette thèse de Condorcet trouvera sa traduction institutionnelle dans le projet des écoles normales supérieures grâce à l’œuvre et à l’action de Lakanal. Question : comment faire pour que cette thèse informe les plans de formation des maîtres au sein des nouveaux Instituts nationaux ?

7 – Se reporter à la dernière partie de notre livre Condorcet. Instituer le citoyen, Michalon, 1999. Voir aussi C. Kintzler Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Minerve, 2015 (3e éd.), 1re partie et sur ce site « Condorcet, l’instruction publique et la pensée politique » https://www.mezetulle.fr/condorcet-linstruction-publique-et-la-pensee-politique .

8 – Sur ce dernier aspect, nous nous permettons de renvoyer à l’introduction générale de notre livre Hospitalité. Cheminer entre poésie et philosophie, Balland, 2020.

« Laïcité : une question de frontière(s)? » (dir. Frédérique de la Morena)

Issu d’un colloque tenu à l’Université Toulouse 1 Capitole1 en novembre 2018, l’ouvrage collectif Laïcité : une question de frontière(s)2 dirigé par Frédérique de la Morena illustre, explique et défend une idée fondamentale : l’association politique laïque suppose des distinctions, des « frontières », des séparations. Que celles-ci soient méconnues, brouillées, grignotées, que des brèches y soient effectuées et la laïcité perd son sens, quand elle ne se perd pas tout entière.

« À travers le principe de séparation, la laïcité républicaine suppose que soit tracée une frontière entre la sphère publique, celle de l’ensemble de la Nation, de l’ensemble des usagers des services publics, et qui a pour objet ce qui est universellement partagé, et la sphère privée, celle des individus, des divers groupements et communautés, libres de poursuivre leurs intérêts particuliers, dans le respect de la loi. Cette frontière établie entre la res publica, l’intérêt général, et les intérêts privés, individuels ou collectifs, est essentielle pour la protection de la liberté de conscience et de la liberté de culte et pour la protection du bien commun ; elle est fondatrice de la laïcité de la République.
Or cette frontière est altérée. » (Introduction, p. 2).

Après avoir été exposée dans ses principes et son origine, cette idée essentielle – qui fonde ce que j’ai appelé ailleurs « la respiration laïque » – est déclinée et interrogée dans différents domaines :  territorialités, institutions publiques (école, université, armée, hôpital), entreprises et monde du travail. Elle s’y manifeste de manières différentes et y distingue des objets différents : le lecteur est par là invité à en apprécier la richesse et la complexité, car rien n’est moins uniforme que l’application du principe de laïcité. Le propos conclusif en récapitule et en analyse les récentes remises en cause – la plupart subreptices – et souligne la résistance tant sociale que juridique à ces brèches. L’ensemble se présente comme une réappropriation de l’idée laïque qui en éclaire avec précision la variété, l’étendue, la puissance libératrice et qui en souligne l’extrême actualité.

Sommaire

Préface par Dominique Schnapper.
Introduction par Frédérique de la Morena .

I – Quelles frontières pour quelle laïcité ?
Henri Pena-Ruiz, « Pourquoi la laïcité ? ».
Laurent Bouvet, « La carte de la laïcité et le territoire laïque ».
Roseline Letteron, « La laïcité française. Principe républicain et combat permanent ».
Ghaleb Bencheikh, « De la laïcité ».
Danièle Anex-Cabanis, « Cité de Dieu, cité des hommes : toujours ouvert, un débat ».

II – Laïcité et territoires
Michel Seelig, « Alsace et Moselle, frontières, territoires et statuts ».
Frédéric Dieu, « La laïcité variable des Outre-mer ».
Sébastien Saunier, « Laïcité et collectivités territoriales ».
Didier Guignard, « Laïcité et lieux publics : réflexions sur un relativisme paroxysmique ».
Gilles Clavreul, « La laïcité dans les services publics ».

III – Sphère publique et sphère privée en questions
Nicole Maggi-Germain, « L’entreprise et la communauté de travail ».
Catherine Kintzler, « Réflexions sur la laïcité scolaire. Objet, sujet et modèle du savoir ».
Alain Seksig, « Compréhension et appropriation de la laïcité par des enfants de migrants à l’école publique française ».
Jacques Viguier, « La délicate application de la laïcité à l’université ».
Jean-Christophe Videlin, « La laïcité dans les armées ».
Cécile Castaing, « Laïcité et service public hospitalier ».

Propos conclusif
Jean-Éric Schoettl, « Le principe de laïcité à la française : remise en cause et résistance sur le terrain du droit ».

1 – Institut du Droit de l’espace, des territoires, de la culture et de la communication.

2 – Paris, Lexis Nexis, 2019.

« La parole du mille-pattes. Difficile démocratie » de Jean-Paul Jouary, lu par Valérie Soria

La lecture du livre de Jean-Paul Jouary La parole du mille-pattes. Difficile démocratie (Encre marine, 2019) nous convie à une plongée, ou plutôt à une remontée allant bien en deçà des analyses de la démocratie occidentale ancrée sur le modèle de la Grèce antique. L’hypothèse philosophique est que la démocratie est le socle de la forme première de toute organisation humaine. S’efforcer de revenir, à travers et au-delà des formes multiples, au terreau de toute forme de société, dès le Paléolithique, c’est prendre l’universalisme au sérieux et mesurer ce qu’est le principe démocratique comme principe de justice et de conciliation par la parole bien comprise.

Les livres de Jean-Paul Jouary sont, à chaque publication, l’occasion heureuse de prouver qu’un texte écrit n’est pas toujours ce qui met la parole en échec. Tout au contraire, il s’y déploie une parole bien singulière, celle d’un philosophe qui n’a jamais cessé d’enseigner et donc de s’intéresser à nombre de domaines où se matérialise le génie humain, où l’intelligence collective est à l’œuvre. Quel autre socle que celui du politique pour relier les étapes de l’itinéraire intellectuel qu’est celui de Jean-Paul Jouary ? Au fond, l’enseignement a toujours partie liée avec un acte politique. Enseigner n’est-ce pas faire le pari qu’il est possible de penser en commun en construisant une parole démocratique ? S’il y a une certaine violence à nous arracher à tout ce qui peut anesthésier notre jugement, le pendant de ce processus inconfortable n’est-il pas de se poser la question de savoir comment «  parler ensemble » 1 ? C’est à l’occasion de ses séjours à Abidjan pour y enseigner la philosophie que Jean-Paul Jouary renouvelle dans cet ouvrage la réflexion que nous portons sur la démocratie.

Élargir le regard pour construire l’avenir

Le titre du livre est tiré d’un dicton de la Côte d’Ivoire : «  C’est avec de bonnes paroles que le mille-pattes traverse un champ fleuri de fourmis ». La parole du mille-pattes est une parole qui parie sur un échange raisonnable permettant de dépasser la conflictualité, la logique de la vengeance. Ce qui motive Jean-Paul Jouary dans son ouvrage est d’étudier le pouvoir pacificateur de la parole au sein de toute collectivité humaine. Lorsque l’exercice de la parole s’attache à favoriser la discussion collective, la démocratie est assurée de prendre toute sa place. Il s’agit de promouvoir cette philosophie de «  la  parole du mille-pattes » pour donner à un monde violent et inégalitaire une issue démocratique pérenne.

À travers six chapitres (L’homme et la politique ; L’homme et le passé ; L’homme et la loi ; L’homme et l’avenir ; L’homme et le pouvoir ; L’homme et lui-même), l’auteur examine les champs dans lesquels l’homme inscrit son existence en tant qu’homme et en tant que citoyen. Il ne faut pas désespérer : «  des nouveautés historiques se préparent sur les ruines du monde existant »2. Cela appelle un changement de regard qui prenne en compte d’autres modèles d’organisation politique démocratique que notre modèle occidental ancré sur la Grèce antique. C’est à ce travail d’explorateur que notre auteur nous propose de participer.

Être citoyen en démocratie

Il faut commencer par revenir à l’élémentaire en travaillant d’abord à définir et réfléchir sur ce que nous entendons par «  démocratie », «  politique », « loi », «  justice », « liberté » et le socle opératoire de ces notions : la citoyenneté. C’est à ce travail de compréhension que Jean-Paul Jouary se consacre en vrai pédagogue donc en vrai philosophe.

La citoyenneté est un statut difficile à construire. Cela implique un exercice actif et non qu’on délègue cette responsabilité à d’autres. Promouvoir une «  citoyenneté active » est la base de toute vie démocratique : par les débats, par la participation éclairée aux discussions engageant notre avenir. Faute de quoi la politique ne saurait remplir sa fonction émancipatrice. C’est donc à une tâche difficile que nous appelle Jean-Paul Jouary. Il ne suffit pas de se reposer sur la participation aux élections pour être un citoyen. Réactiver le débat public est une nécessité, penser la souveraineté du peuple n’a jamais été aussi urgent : il y a une crise dans la démocratie du fait de la déperdition du sens de la souveraineté. Il faut se pencher avec attention sur la définition de l’intérêt commun, ce que Rousseau appelait l’intérêt commun. Cela appelle une réflexion sur la laïcité, dont nous voyons aujourd’hui qu’elle n’a jamais été autant remise en cause, ou confondue avec la tolérance.

Jean-Paul Jouary n’en reste pas aux philosophes de la tradition occidentale pour penser la démocratie. Nous n’avons pas le monopole de la pensée démocratique si par démocratie on entend  «  tout système social dans lequel les décisions qui engagent la collectivité sont prises par cette collectivité après un libre débat »3 . Notre auteur s’appuie alors sur des modèles comme ceux de l’Inde et plus généralement de l’Asie, des Berbères (avant le VIIIe siècle), de l’empire Arabo-Andalou du XIIe siècle, ou encore de la Mongolie. Ce qu’il faut comprendre par-là, c’est que l’Europe occidentale est à l’origine de la création d’un modèle parmi d’autres de démocratie, celle-ci étant le socle commun de la forme première de toute organisation humaine. La question étant : comment revenir à une forme démocratique authentique, qui ne perpétue pas les inégalités sociales et ne retire pas la souveraineté au peuple ? Car « C’est en effet « démocratiquement » que la «  démocratie représentative » permet de supprimer la «  démocratie » au sens propre»4. Il faut revenir au terreau de toute forme de société, dès le Paléolithique, pour mesurer ce qu’est le principe démocratique comme principe de justice et de conciliation par la parole bien comprise. Cela ne signifie pas que n’importe quel groupe ou n’importe quelle assemblée se définissant comme ayant un pouvoir de décision puissent constituer un socle valide et légitime de démocratie car nous risquerions de ne pas pouvoir échapper au communautarisme quelle qu’en soit la forme. Cela signifie plutôt que les humains, dès lors qu’ils se rassemblent, ont à apprendre et à exercer la parole démocratique au travers du débat public qui constitue «  la médiation essentielle entre la souveraineté du peuple et la qualité de ses décisions »5. Passer du « Je » au «  Nous », de nos intérêts égoïstes au bien commun que seuls des raisonnements bien conduits peuvent faire émerger au-dessus de la diversité des opinions, tel est le mouvement propre à l’exercice de la démocratie, bien avant toute forme de vote. «  Je suis parce que nous sommes »6.

Au-delà du droit

Si l’aspiration à la démocratie exprime au fond un idéal de justice, il faut dépasser une logique punitive et répressive qui n’est que la résurgence d’une logique de la vengeance. Il ne peut y avoir de justice humaine qu’en essayant de mettre un terme aux rapports de force et à un droit imposé aux vaincus par les vainqueurs. Des figures emblématiques comme celles de Gandhi, Martin Luther King et Mandela peuvent nous conduire sur le chemin d’une justice animée par un esprit de réconciliation. Les pages sur Mandela7, en particulier, sont éclairantes car elles montrent à quel point la verbalisation de tout un peuple rassemblé peut «  Guérir les bourreaux et leurs victimes ensemble »8. Par cette réconciliation pratiquée dans l’ubuntu, le droit est dépassé par une justice supérieure, celle que des hommes unis dans une volonté de faire peuple mettent en œuvre. La question étant finalement celle de l’humanité que les hommes veulent voir advenir : une humanité réconciliée, soucieuse de bâtir la société du genre humain, ce qui est proprement respecter la vertu et nous rendre plus conscients de ce que nous pouvons inventer pour nous donner un avenir et donner sa pleine puissance à la pratique politique bien comprise.

Appeler les citoyens à penser ce que c’est que gouverner et non diriger, tracer la voie d’un universalisme qui va chercher ses références dans des cultures non occidentales, aller puiser jusque dans la préhistoire pour penser les mutations sociales et politiques, c’est bien à un itinéraire très large que nous convie le livre de Jean-Paul Jouary qui est comme le récit d’un philosophe engagé depuis des décennies dans la recherche d’une manière de pratiquer une parole libre, exempte de rapports de force, au service d’un enseignement qui se veut accessible à tous. Sans jamais se départir d’un optimisme qui honore ses lecteurs. À nous de poursuivre ce cheminement puisque ce que nous retirons de la fréquentation de ce philosophe est de ne jamais perdre le courage de nous engager dans la réflexion et dans la participation active à tous les débats publics initiés par les forces vives et critiques de nos démocraties.

Jean-Paul Jouary, La parole du mille-pattes. Difficile démocratie, Paris : Les Belles-Lettres, coll. Encre marine, 2019. Voir le site de Jean-Paul Jouary.

Notes

1 – Pour reprendre l’expression de Gadamer dans Langage et vérité, p.151, Gallimard, 1995.

2La parole du mille-pattes, p. 14

3Op.cit., p.44

4Op.cit., p.67

5Op.cit., p.58

6 – Selon le principe ancestral de l’ubuntu du clan de Nelson Mandela que Jean-Paul Jouary a développé dans son ouvrage intitulé Mandela une philosophie en actes, Livre de Poche, 2014

7Op.cit., pp.107-111

8Op.cit., p.110

Qu’est-ce qu’une conviction laïque ?

L’UFAL (Union des familles laïques) tenait son université populaire à Lille du 30 mai au 2 juin 2019. Invitée à participer le 31 mai à une table ronde sur le thème des « convictions laïques » (avec Luc Pirson, Philippe Foussier et Charles Arambourou), j’ai présenté l’exposé qui suit1. Le principe de laïcité gouverne l’autorité publique, mais on ne peut pas en conclure que la laïcité comme conviction n’aurait pas droit de cité dans la société civile : bien au contraire.

Forger une conviction : un travail critique

Pour réfléchir sur la question de savoir ce qu’est une « conviction laïque », je reviendrai d’abord au sens strict du terme « conviction », que nous employons souvent à tort pour « adhésion » ou pour « opinion », « engagement ». Or une conviction n’est pas une adhésion pure et simple, ce n’est pas non plus une opinion : on est convaincu par des preuves, par des raisons. Une conviction est issue d’un travail qui réunit des éléments probants. L’usage juridique du mot nous le rappelle : dire qu’un prévenu est convaincu de culpabilité, cela signifie qu’il ne peut pas ignorer les preuves qu’on avance contre lui, il faut qu’il entre, pour se défendre, dans un processus d’argumentation. En un mot, la conviction suppose un parcours critique.

Or les militants laïques vivent, depuis une trentaine d’années, une expérience de la crise, et c’est elle qui forge leurs convictions. La laïcité était naguère une évidence, une idée tranquille. Oublieux des combats de nos aïeux pour construire une association politique auto-constituante, une association qui ne s’autorise que de ses propres forces, qui ne s’inspire d’aucun lien préalable, oublieux de ces combats, ou peut-être trop révérencieux envers eux, nous en avions fait des objets figés, les confiant à la République laïque, démocratique et sociale, et confiants en elle : c’était gravé dans le marbre. On répétait la litanie « la République est laïque », « séparation public-privé », etc. On servait une messe.

La crise fut ouverte dans les dernières années du XXe siècle. Elle a eu un effet stimulant, nous montrant que, comme le dit Alain dans un texte republié par l’UFAL, « toute idée devient fausse au moment où l’on s’en contente »2. Elle a éclaté avec l’installation de prétentions religieuses à l’école publique : l’affaire de Creil en 1989, l’affaire du port des signes religieux à l’école publique. Ce symptôme nous a mis face à une pensée qu’il nous faut combattre aujourd’hui encore plus que jamais : faire de l’attitude religieuse une norme, un modèle de « vivre-ensemble ». Ainsi s’introduisait un aggiornamento de la laïcité, aspirant à une association politique multi-culturaliste. Dans ses formes les plus élaborées, cette pensée suppose un modèle politique contractuel3. Et l’une des attaques les plus efficaces contre la laïcité consiste à lui opposer (et à lui substituer) un régime de tolérance dans lequel l’État laïque accorde un degré de reconnaissance politique aux religions, considérées comme des parties prenantes de l’association politique. Ces tentatives de réinsertion du religieux dans le domaine de l’efficience politique sont appuyées sur l’apparente universalité de ce qu’on appelle « le fait religieux ». Le schéma consiste à s’autoriser d’une représentation qu’on se fait de la société civile pour l’ériger en norme politique : il serait nécessaire de prendre en compte le phénomène religieux au niveau politique au motif de sa présence substantielle au niveau social. On regarde la société et on en « tient compte » : on évacue de ce fait la distinction entre société et corps politique.

Cette démarche pose une question fondamentale : celle de la nature et de la forme du lien rendant possible l’association politique. Ce lien doit-il se confondre avec un ou des liens sociaux préexistants – ou du moins s’en inspirer, prendre modèle sur eux en les articulant – ou peut-il se penser de manière distincte et se présenter comme auto-constituant, étant à lui-même son propre commencement ? Il a donc fallu se réveiller, travailler, s’interroger à nouveaux frais sur la question du lien politique. Il a fallu sortir du domaine de la sacralisation pour rentrer – entrer à nouveau – dans celui de la conviction.

 

Une deuxième étape critique, pour avoir été plus particulière et moins médiatisée, n’en fut pas moins rude et bénéfique. Je veux parler de l’affaire du gîte d’Épinal fin 2007. Ce n’était pas anecdotique, et beaucoup d’entre nous s’en souviennent. Il a fallu procéder à des séparations ! Mais la séparation fondamentale devait s’opérer en chacun. La dualité essentielle du régime laïque, son rapport substantiel à la liberté première, étaient à penser et à réexpliquer, en commençant par nous-mêmes. L’ambivalence des termes « public » et « privé » exigeait une élucidation. Oui, le principe de laïcité, principe minimaliste d’abstention, de réserve, en matière de croyances et d’incroyances, frappe l’autorité publique, il lui enjoint de s’en tenir à un moment zéro en la matière. Mais c’est précisément à partir de ce moment zéro et grâce à lui que peut se déployer et s’afficher l’infinité des positions dans ce qui ne participe pas de cette autorité publique, dans la société civile, y compris en public – par exemple dans un restaurant. Ainsi tout ce qui est accessible au public n’est pas nécessairement astreint au principe de laïcité, lequel vaut pour l’autorité publique.

Cette dualité du régime laïque installe ce que j’appelle la respiration laïque : chacun, en distinguant ces espaces, passe de l’un à l’autre, et échappe à l’uniformisation de sa vie, échappe à l’intégrisme, que celui-ci soit imposé par l’État ou qu’il le soit par une « communauté » particulière. Elle permet de comprendre les deux dérives classiques de la laïcité comme des figures opposées mais intelligibles par un même mécanisme : vouloir que l’autorité publique abandonne son minimalisme et s’aligne sur la multiplicité de la société civile – on livre alors les individus au gré des appartenances (c’est la laïcité d’accommodement) ; vouloir symétriquement et inversement que la société civile soit entièrement soumise au principe de laïcité – on abolit alors la liberté d’opinion et de manifestation (c’est le laïcisme désertifiant).

Or ces événements critiques reviennent régulièrement. L’invasion de l’autorité publique par les prétentions religieuses ou plus largement communautaires se poursuit. Pour ne citer que ce qu’il est convenu d’appeler « la gauche », cette invasion a gangrené très tôt le PS et ce qui en reste, elle a emprunté le cheval de Troie de La France insoumise, elle caracole maintenant sur celui du vote écolo.

D’autre part, la confusion des idées est toujours brandie par des personnes ou des organismes qui se prétendent laïques ; nous avons récemment tous vu l’histoire de ce chauffeur de bus qui aurait refusé l’accès à son véhicule à une jeune femme au motif de sa minijupe, nous avons entendu les bêtises proférées à ce sujet par des demi-savants : « il ne devait pas faire ça car il doit faire respecter le principe de laïcité dans les transports publics ». Comme si le principe de laïcité devait s’appliquer aux usagers des transports publics… ! Non : il ne devait pas faire ça parce que chacun est libre, au sein de la société civile, de porter ce qu’il veut dans le cadre du droit commun et qu’il n’appartient à personne, dans ce cadre, de dicter sa conduite à autrui, de lui imposer une norme de vertu propre à une communauté particulière !

Le bénéfice de ce travail critique a payé, la suite l’a montré : toutes les querelles, tous les événements, toutes les « polémiques » qui ont surgi depuis cette élucidation salutaire, nous avons pu les expliquer et y faire face – de l’affaire Baby-Loup à celle du « burkini », de la question des cimetières à celle du mariage civil -, et même à certains égards les prévoir. Mais que ce travail critique cesse, alors les idées se figeront, se dévitaliseront.

Défendre les convictions laïques au sein de la société civile

J’en viens à présent à l’un des résultats du travail critique que je viens d’évoquer, et au paradoxe apparent qu’il constitue. Les militants associatifs, et donc par définition relevant de la société civile et non de la puissance publique, ne sont-ils pas piégés par la réflexion sur la dualité du régime laïque ? Si le principe de laïcité, principe d’abstention, vaut pour l’État et n’oblige pas la société civile, peut-on être laïque au sein même de ladite société ? La proposition « je suis laïque » est-elle réservée exclusivement à la République ? Au prétexte que la société civile n’est pas tenue par le principe de laïcité, cela impose-t-il silence aux positions laïques dans la société ?

Cette objection de demi-habile qui invente un boomerang est un sophisme. Il suffit de poser la question de manière plus formelle pour l’apercevoir : dans une association politique laïque et au motif que l’État est laïque, seules les convictions non-laïques auraient le droit de s’exprimer ?

Si la société civile s’en tenait à la liberté d’expression religieuse sans faire de place aux courants laïques, l’exercice de la liberté y serait mutilé. Pour le rendre complet, il faut libérer aussi, dans le cadre du droit commun, l’expression laïque en tant que conviction, de même que l’expression a-religieuse et même anti-religieuse. Du reste, sans convictions laïques défendues au sein de la société, la laïcité n’aurait jamais vu le jour comme principe fondamental d’État. La proposition « Je suis laïque » n’est donc pas exclusive, mais elle n’a pas le même objet selon qu’elle est assumée par l’autorité politique ou par un élément de la société civile – individu ou personne morale. Et ce serait un déni à la fois politique, logique et grammatical de vouloir la réserver au seul sujet politique !

La banalisation des marqueurs religieux s’étend et prétend non pas seulement à la liberté pour elle-même, mais au silence de toute critique et de tout refus la concernant. On en connaît l’occurrence principale : la pression sur les femmes de culture musulmane, ou supposées telles, qui refusent ces marquages, cette pression augmente, et dans certains lieux on leur rend la vie impossible.

Un ordre moral s’impose par accoutumance. Allons-nous accepter que se promener tête nue, vêtue d’une jupe courte, que le fait de s’asseoir dans un café, deviennent pour certaines femmes des actes d’héroïsme ? L’accepter pour certaines, c’est déjà l’avoir accepté pour toutes ! Un tel fait social ne s’affronte pas par des interdits qui finiraient par tuer la liberté d’expression. C’est en usant de la même liberté qu’on peut en stopper la banalisation, le circonscrire comme quelque chose d’insolite, d’exceptionnel : c’est l’affaire de la société. Oui, on a le droit de porter le voile, oui on a le droit d’afficher une option politico-religieuse ultra-réactionnaire dans la société civile. Mais n’oublions pas la réciproque : c’est en vertu du même droit qu’on peut exprimer la mauvaise opinion qu’on a de cet affichage et toute la crainte qu’il inspire4. Et il n’est pas interdit, jusqu’à nouvel ordre, de s’imposer l’usage de ce droit de réprobation et de critique publiques comme un devoir civil sans pour autant être un « facho ». C’est une conviction laïque !

Une autre occurrence de ces tentatives d’intimidation en faveur de la normalisation religieuse est la réactivation de la question du blasphème. La question fait retour avec la notion de « sensibilité blessée » : les croyants auraient le droit de ne pas être blessés dans leurs opinions, il faudrait leur épargner toute critique, toute plaisanterie. Tout froncement de sourcil devient une insulte. La notion de « sensibilité blessée » tente de juridiciser un moment psychologique. En effet, les appartenances religieuses auraient prétention à devenir des propriétés constitutives de la personne, indissolublement incluses en elle. On glisse du respect envers les personnes au respect envers les doctrines auxquelles telles ou telles personnes se déclarent attachées, et cela d’autant plus que ces personnes sont réunies en groupes5. De manière générale, cette inclusion des croyances dans la personne essentialise les croyances et cela soulève une question philosophique fondamentale – celle de l’identité du citoyen.

Le président de la République aime citer une formule : « L’État est laïque, la société ne l’est pas ». Cette formule est un sophisme si on ne prend pas garde que le verbe « être » n’a pas le même sens dans les deux membres de la déclaration. Prescriptif au sujet de l’État (l’État doit être laïque), le verbe être n’énonce aucun interdit concernant l’expression laïque dans la société : on dit seulement qu’il serait illicite d’y imposer le principe de laïcité, de réclamer de la société qu’elle observe l’abstention en matière d’expression d’opinion religieuse. Autrement dit la société ne peut pas être tenue d’être laïque et l’affichage des opinions, notamment religieuses, y est libre dans le cadre du droit commun. Mais du motif que la société civile n’est pas tenue par le principe de laïcité, que l’expression religieuse en son sein est licite, on ne peut pas conclure que l’expression religieuse doive y forcer le respect et imposer silence à toute critique et à toute désapprobation. On ne peut pas davantage en conclure que l’opinion laïque ne doive pas s’exprimer librement. Non seulement il est faux que la société ne connaisse pas, en son sein, des espaces et des manifestations de laïcité, mais encore et surtout, interdire l’opinion laïque dans la société serait contraire à la laïcité.

 

Cependant, pour donner toute sa force à l’idée de conviction laïque, il ne suffit pas de l’insérer dans la multitude des opinions jouissant de la liberté, liberté dont elle ne peut être privée au prétexte que le principe de laïcité ne contraint que la puissance publique. Il faut aussi la lier, positivement, à la conception républicaine de l’association politique, laquelle n’aurait pas vu le jour et ne pourrait pas se maintenir sans le combat laïque actif, présent dans la société civile.

Une association politique laïque n’est pas une collection de communautés, elle n’est jamais déjà constituée, elle ne se pense pas sous le régime du « déjà-là », mais elle est perpétuellement auto-constituante, du fait même de sa laïcité : le lien politique dont elle s’autorise ne lui vient que d’elle-même. Et même si nous la trouvons élaborée (et pas forcément en bon état) à notre naissance, elle ne suppose aucun préalable : c’est sa fragilité, mais c’est aussi sa force pourvu qu’elle soit comprise, entretenue et fortifiée par la réflexion et l’action des citoyens.

C’est de cette fragilité et de cette force qu’il nous faut nous saisir continuellement. Cette conjugaison de fragilité et de force caractérise assez bien à mon sens la « conviction » laïque. En effet, bien que l’association républicaine laïque ne se réfère à aucun substrat communautaire qui lui serait préexistant ou transcendant, il lui appartient néanmoins non seulement de se produire elle-même et de se réinventer sous forme institutionnelle, mais aussi de favoriser, de cultiver et d’entretenir la dynamique sociale et civique sans laquelle elle s’étiole et se dévitalise6. Sans une politique laïque comprenant notamment une politique sociale, une politique du travail, une politique de la santé publique et surtout une école publique digne de ce nom – j’ajouterai une politique de promotion des droits des femmes -, sans l’éclairage de la raison laïque et l’entretien critique des convictions laïques « dans les têtes », autrement dit sans soutien populaire et sans éducation populaire, la laïcité ne serait qu’une coquille vide.

Notes

1 – Publié dans le n° 77 de UFAL Info (avril-juin 2019), p. 18-21.

2 – Alain, « Les marchands de sommeil. Discours de distribution des prix au Lycée Condorcet, juillet 1904 https://www.ufal.org/ecole/alain-les-marchands-de-sommeil-discours-de-distribution-des-prix-au-lycee-condorcet-juillet-1904/

3 – À mon sens la plus remarquable est celle que soutient Pierre Manent à la fin de son livre Situation de la France, Paris, Perpignan, Desclée de Brouwer, 2015. J’en ai proposé une analyse critique dans l’article « Situation de la France de Pierre Manent : petits remèdes, grand effet » en ligne http://www.mezetulle.fr/situation-de-la-france-de-pierre-manent-petits-remedes-grand-effet

4 – Comme le fait par exemple Christine Clerc dans une Lettre ouverte à Yassine Belattar « Pourquoi le voile me fait peur » en ligne : http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2018/05/29/31003-20180529ARTFIG00194-christine-clerc-pourquoi-le-voile-me-fait-peur.php
Voir ici même sur le même sujet, C. Kintzler « L’affichage politico-religieux dans la société serait-il au-dessus de toute critique ?« 

5 – Voir Jeanne Favret-Saada, Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988, Paris ;Fayard, 2017. L’affaire des caricatures, qu’elle a également étudiée auparavant dans Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Fayard 2007, 2015, montre que cette problématique ne concerne pas seulement la religion catholique et qu’elle offre un boulevard à l’intégrisme musulman, qui ne manque pas de s’en emparer. Voir ici même C. Kintzler « Du respect érigé en principe« .

6 – Voir Laurent Bouvet,  La nouvelle question laïque, Paris : Flammarion, 2019, chap. 5. Voir la recension du livre.

Libéralismes et éducation

Quand le loup libéral entre dans la bergerie scolaire

Sébastien Duffort poursuit et élargit, cette fois d’un point de vue plus spécifiquement politique, l’analyse qu’il a proposée avec l’article « Les pédagogies innovantes. Heurts et malheurs ». Il examine les relations entre libéralisme économique et libéralisme culturel et leurs conséquences sur les politiques scolaires. En défendant à la fois l’innovation pédagogique (libéralisme culturel) et la libéralisation du système scolaire (libéralisme économique), de nombreux acteurs du système éducatif qui se disent « modernisateurs », « progressistes », autrement dit « de gauche », ont en réalité contribué à l’accentuation des inégalités de réussite scolaire au détriment des élèves les plus défavorisés1.

Préambule : gauches, libéralismes et seconde modernité

Quiconque s’intéresse aux contradictions de la gauche depuis le « tournant de la rigueur » de 1983 sait qu’elles sont intimement liées aux rapports qu’elle entretient avec le libéralisme depuis le début de la seconde modernité2. Ou plutôt, devrait-on dire, avec les libéralismes. Libéralisme économique d’abord : croyance envers les bienfaits de la régulation marchande, de la concurrence libre et non faussée, de la réduction du champ d’intervention des pouvoirs publics, bref de la mondialisation « heureuse » (Alain Minc). Libéralisme culturel ensuite, qui suppose l’adhésion massive et sans réserve aux thématiques dites « de société » : mariage et adoption pour tous, PMA, GPA, dépénalisation du cannabis, euthanasie, immigration, etc. Ce n’est pas l’économie qu’on « libère » ici, mais les mœurs3.

De ce point de vue, la grille d’analyse du philosophe Jean-Claude Michéa offre quelques clés de compréhension. Pour lui en effet, libéralisme économique et libéralisme culturel sont les deux faces d’un même projet politique :

« c’est ici, bien sûr, que le libéralisme politique et culturel […] n’a plus d’autre alternative que de prendre appui sur le libéralisme économique. Car la seule solution qui soit entièrement compatible avec les postulats du libéralisme politique et culturel, c’est celle que Voltaire […] avait su formuler avec une clarté exemplaire […] : quand il s’agit d’argent, tout le monde est de la même religion. »4

Et effectivement, cette association des deux libéralismes, si elle n’est évidemment pas systématique dans le paysage politique (la droite conservatrice est favorable à la « libéralisation » de l’économie française, tout en étant hostile au mariage pour tous, là où des sympathisants de la gauche radicale s’opposent au libéralisme économique tout en étant favorables à la gestation pour autrui), reste majoritaire, en particulier au sein de la gauche « libérale-sociale »5 depuis le début de la seconde modernité. Les raisons sont multiples : abandon de la croyance envers le mode de coordination collectiviste, succès politiques et médiatiques dans le sillage de mai 686, remise en cause de la tradition au profit de valeurs hédonistes et anti-autoritaires, etc. Comme Daniel Cohn-Bendit avant lui (dont il est proche), le président de la République semble représenter aujourd’hui l’incarnation parfaite de cette adhésion sans limites aux conceptions à la fois économiques et culturelles du libéralisme. Dans ces conditions, si le(s) libéralisme(s) suscite(nt) de vifs débats au sein même de la gauche (la gauche vallsiste est libérale sur le plan économique mais ne donne pas quitus au libéralisme culturel7, là où une partie de la gauche anticapitaliste refuse en bloc le libéralisme économique mais organise des « ateliers non mixtes » interdits aux hommes blancs), force est de constater que c’est, entre autres, cette double allégeance qui l’a (définitivement ?) coupée des catégories populaires8.

Il s’agit de montrer ici que, s’il est un domaine où libéralisme économique et libéralisme culturel se rejoignent de manière idéale-typique (au sens de Max Weber), c’est bien celui de l’école. Or cette idéologie libérale-libertaire, dont la gauche a été le fer de lance, produit des effets dévastateurs sur le système éducatif français, en particulier sur les élèves issus des milieux les plus modestes.

Libéralisme culturel, pédagogie invisible et inégalités scolaires

À partir des années 60 émerge une nouvelle classe moyenne salariée, éduquée, clairement positionnée à gauche de l’échiquier politique (voire à l’extrême gauche) et donc, naturellement, très attachée au libéralisme culturel. C’est cet attachement relatif à son rapport aux valeurs qui va la conduire à remettre vigoureusement en cause les pédagogies traditionnelles jugées trop transmissives, trop frontales, trop magistrales. Elles vont alors, mai 68 aidant, diffuser massivement une nouvelle doxa pédagogique liée au paradigme « déficitariste » (selon l’expression de Jean-Pierre Terrail9) : certains élèves issus de la massification scolaire et provenant des milieux populaires ne seraient pas « faits » pour la culture scolaire, les théories, le savoir abstrait. Il faut alors adapter les dispositifs pédagogiques en conséquence. C’est ce postulat (extrêmement discutable sur le plan scientifique) qui justifie alors le recours aux pédagogies « innovantes » : pédagogies actives, travail sur documents, travaux en groupes, cours dialogué et, plus récemment, classe inversée10 et interdisciplinarité. L’objectif affiché est ainsi de motiver les élèves en rendant les objets d’étude plus ludiques et attractifs, en partant autant que faire se peut de leur expérience immédiate. Le problème, c’est qu’on dispose aujourd’hui de nombreux travaux en sciences de l’éducation (c’est le cas de ceux du GRDS11, ou du groupe ESCOL12) qui démontrent que ces nouvelles pédagogies, louables dans leurs principes, accentuent considérablement les inégalités d’accès au savoir, notamment parce qu’elles accordent une place centrale aux implicites et à la réalisation de tâches. Basil Bernstein parle à ce propos de pédagogie « invisible » : absence de classification entre les savoirs scientifiques et les savoirs de sens commun, absence de cadrage des activités en classe, objectifs cognitifs et donc critère d’évaluation implicites, discours horizontal de l’enseignant. Logiquement, ce type de pratiques crée des malentendus d’apprentissage13 et pénalise lourdement les élèves issus des milieux populaires, peu familiers de cette circulation entre des univers de savoirs très différents, et qui n’ont pas acquis lors de leur socialisation familiale les prédispositions pour décoder les implicites, là où les héritiers disposent eux de ressources extérieures à l’école leur facilitant l’accès au savoir. 

Cette adhésion massive d’une partie de la gauche (mais aussi il est vrai de certains milieux conservateurs) aux pédagogies innovantes14 est en grande partie responsable de la baisse du niveau et du creusement des inégalités de réussite scolaire au détriment des élèves les moins dotés en capital culturel. Or, on l’a vu, elle est intimement liée à la croyance dans les vertus du libéralisme culturel appliquées à l’école : refus de l’autorité et de la verticalité, remise en cause des enseignants comme garants de la validité scientifique et épistémologique des savoirs, « ludification » des pratiques, appui sur le vécu des élèves, mais aussi de plus en plus scepticisme à l’égard de l’activité scientifique qui entraîne l’irruption de la « quotidienneté » (Sabine Kahn) et du donc du relativisme dans les classes15.

Les parties prenantes de cette doxa éducative, hégémoniques en France (ministère, inspections, syndicats, mouvements associatifs et pédagogiques…), sont dans le même temps très souvent attachées au libéralisme économique. Double allégeance qui amplifie, comme on va le voir, ce processus inégalitaire à l’école. 

Libéralisme économique et marchandisation de l’école

Les défenseurs de l’innovation pédagogique et du libéralisme culturel sont, « en même temps », des adeptes du libéralisme économique. On retrouve très clairement cette association idéologique à gauche chez des personnalités comme François Dubet, dans des cercles de réflexion comme Terra Nova (proche du PS), ou dans certains médias éducatifs influents comme les Cahiers Pédagogiques. Si, comme on l’a vu, cette alliance libérale-libertaire n’est pas mécanique (bien que majoritaire) à gauche, elle a en revanche une indéniable cohérence dans le débat sur les politiques éducatives. Effectivement le libéralisme appliqué à l’école, c’est donner le choix le plus large possible et des marges de liberté à tous les acteurs du système éducatif : liberté aux établissements (d’être autonomes), aux chefs d’établissement (de recruter et licencier leurs enseignants), aux parents d’élèves (de choisir le projet éducatif local qui leur correspond le mieux et éventuellement de le financer par un système de chèque éducation), aux élèves (de noter leurs enseignants). On comprend ainsi facilement que, dans ces conditions, seule une régulation décentralisée par le marché avec confrontation de l’offre et de la demande d’éducation permet de coordonner les décisions des acteurs. Mais encore, si l’on part du principe que certains élèves ne sont pas faits pour le savoir abstrait là où d’autres seraient prédisposés à l’exigence intellectuelle (paradigme déficitariste auquel adhèrent les libéraux), alors il faut adapter les dispositifs pédagogiques en conséquence et laisser le choix aux familles d’aller, ici vers un établissement où l’on pratique une pédagogie explicite et exigeante, ou là vers une structure (publique ou privée sous ou hors contrat) où l’on utilise la classe inversée ou la pédagogie Montessori. Là aussi, le seul mode de coordination possible est la régulation décentralisée et marchande du système éducatif via la mise en concurrence des établissements, d’où l’irruption de plus en plus assumée des écoles privées hors contrat16. Ce qui implique, de fait, la fin de la carte scolaire. On est donc bien en présence d’une marchandisation du système éducatif associée à l’innovation pédagogique, et en définitive du libéralisme économique associé au libéralisme culturel.

Cette synthèse libérale appliquée à l’école a sa cohérence idéologique mais aussi et surtout sa logique inégalitaire : les familles aisées dirigeront naturellement leurs enfants vers les établissements exigeants, alors que les familles populaires, moins informées, seront leurrées par les établissements déficitaristes « innovants » (éducation au développement durable, interdisciplinarité, débat en classe, accent mis sur les compétences « pour la vie »17, etc.). On le voit, les sociaux-libéraux souhaitent substituer à une conception universaliste et égalitaire de l’école un discours libéral à la fois économiquement et culturellement basé sur la liberté de choix laissée aux acteurs du système éducatif. Cette alliance idéologique qui se prétend volontiers « progressiste » a déjà eu ses effets dévastateurs aussi bien en termes de niveau que d’inégalités en Suède18 (réformes initiées dans les années 90), au Québec (mise en œuvre du « renouveau pédagogique »), et aux États-Unis (réforme Obama). S’agissant des supports pédagogiques et didactiques, l’introduction récente, notamment en France, de tablettes numériques illustre là aussi parfaitement cette logique libérale : au nom de « l’innovation » pédagogique, on laisse les GAFAM s’infiltrer tranquillement au cœur des établissements avec les conséquences éthiques (traitement des données, aversion à l’impôt) et pédagogiques (malentendus d’apprentissages dont souffrent les élèves provenant de milieux populaires) que cela engendrera inévitablement. Le libéralisme culturel encore au service du libéralisme économique.

Autonomie des établissements, défense de l’innovation pédagogique, sélection à l’université, réforme du baccalauréat, justification à mots couverts de l’offre éducative privée hors contrat… : on ne peut qu’être frappé de constater à quel point les déclarations, propositions et mesures du ministre de l’Éducation nationale sont proches du discours libéral en matière de politique éducative19.

Conclusion : la gauche doit rompre avec le libéralisme à l’école

L’adhésion sans limite au libéralisme culturel (dans les années 60) puis au libéralisme économique (dans les années 80) a coupé la gauche des catégories populaires. Ce diagnostic vaut aussi pour l’école : en défendant à la fois l’innovation pédagogique (libéralisme culturel) et la libéralisation du système scolaire (libéralisme économique), de nombreux acteurs du système éducatif qui se disent « modernisateurs », « progressistes », bref « de gauche », ont en réalité contribué à l’accentuation des inégalités de réussite scolaire au détriment des élèves les plus défavorisés. Si le libéralisme politique et culturel a eu une indiscutable portée émancipatrice, force est de constater qu’il fait désormais, sur de nombreux sujets, le jeu du néolibéralisme économique. C’est le cas à l’école, où le discours utilitariste libéral invisibilise le savoir pour privilégier l’accès des élèves à des compétences « pour la vie » et ainsi former et adapter une future main d’œuvre flexible aux injonctions du capitalisme mondialisé et financiarisé. 

Dès lors, pour éviter que la main invisible ne s’engouffre dans la brèche ouverte par les libéraux et pénètre l’institution scolaire, la gauche doit d’urgence réinterroger son rapport aux libéralismes et renouer avec un projet éducatif à la fois égalitaire, émancipateur et exigeant pour tous les élèves, en particulier ceux qui n’ont que l’école pour apprendre.

Notes

1 – [NdE]. Reprise du texte en ligne sur le site Nation et République sociale, avec les remerciements de Mezetulle.
– [Note de l’auteur]. Le titre est une allusion assumée au dernier ouvrage de Jean-Claude Michéa, Le loup dans la bergerie, qui commence par Kouchner finit toujours par Macron, Climats, 2018. Penseur controversé, Michéa se trouve aujourd’hui récupéré par une partie de l’extrême droite. Effectivement, quand la gauche refuse d’aborder les problématiques qui préoccupent les catégories populaires (services publics, redistribution, école, Nation, sécurité, immigration etc.), c’est logiquement l’extrême droite qui s’en empare. Dans leur ouvrage Michéa l’inactuel, une critique de la civilisation libérale, Le Bord de l’eau, Emmanuel Roux et Mathias Roux (2017) démontrent fort justement que cette instrumentalisation « ne résiste pas à une lecture attentive de l’œuvre ».

2 – Ulrich Beck parle de modernité « réflexive » pour expliquer qu’à partir des années 60, et en dépit d’évènements qui ont marqué le XXe siècle (nationalismes, guerres, génocides etc.), la modernité poursuit sa visée universaliste et progressiste.

3 – E. Schweisguth, « Le libéralisme culturel aujourd’hui », note du CEVIPOF, 2006.

4 – J.-C. Michéa, Le loup dans la bergerie, qui commence par Kouchner finit toujours par Macron, éditions Climats, 2018, p.37.

5 – Dernier exemple en date, lors de la campagne pour les élections européennes, l’écologiste Yannick Jadot n’a pas hésité à déclarer dans Le Point du 1er mars 2019 qu’il était « favorable à l’économie de marché, à la libre entreprise, au commerce, à l’innovation et au pragmatisme».

6 – C’est notamment le cas de nombreux anciens trotskistes convertis au libéralisme économique et à la mondialisation : Romain Goupil, Jean-Christophe Cambadélis, Lionel Jospin et, bien sûr, Daniel Cohn-Bendit, etc.

7 – Le Printemps Républicain semble correspondre à ce schéma.

8 – De nombreuses études ont démontré que les ouvriers, employés, chômeurs, précaires, peu diplômés et éloignés des centres urbains étaient hostiles au libéralisme économique et, au mieux, sceptiques à l’égard du libéralisme culturel.

9 – J.-P. Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, Coll. L’enjeu scolaire, 2016.

10 – Pour faire simple, l’élève « découvre » le cours à la maison, souvent sous forme de capsules vidéo, le temps en classe étant alors consacré à la résolution des exercices. En externalisant en dehors de l’école l’indispensable temps de contextualisation et de problématisation, cette pratique « innovante » pénalise en définitive les élèves faibles. On pourra se reporter à A. Beitone et M. Osenda (2017), « La pédagogie inversée, une pédagogie archaïque », http://skhole.fr/la-pedagogie-inversee-une-pedagogie-archaique-par-alain-beitone-et-margaux-osenda, ou P. Devin (2016), « Les leurres de la classe inversée », https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/130216/les-leurres-de-la-classe-inversee.

11 – Groupe de recherche pour la démocratisation scolaire, https://www.democratisation-scolaire.fr/

12 – Education et scolarisation, https://circeft.fr/escol/

13 – Sur ce point, on pourra se reporter à E. Bautier et P. Rayou (2009), Les inégalités d’apprentissages. Programmes, pratiques et malentendus, PUF, ou à S. Bonnery (2015), Supports pédagogiques et inégalités scolaires : études sociologiques, La Dispute.

14 – S. Duffort (2018), « Les pédagogies innovantes, heurts et malheurs », http://www.mezetulle.fr/les-pedagogies-innovantes-heurts-et-malheurs-par-sd/

15 – Les sciences économiques et sociales, discipline créée en 1966, sont emblématiques de ce nouveau paradigme pédagogique. Leur projet fondateur se réclame en effet explicitement du paradigme déficitariste et donc de la pédagogie invisible. Pour s’adapter au « manque » des élèves issus des milieux populaires intégrant la série B puis ES, seront valorisés (pour ne pas dire imposés) dès la naissance de la discipline le travail sur documents, la pédagogie active, le débat en classe, l’interdisciplinarité et, plus récemment, les « éducations à » (au développement durable, à l’égalité homme-femme etc.). Les professeurs de SES, dans leur immense majorité favorables au libéralisme culturel, sont appuyés dans leur démarche par l’association qui les représente : l’APSES (association des professeurs de SES qui regroupe un tiers du corps enseignant en SES). Pratiquement depuis la création de la discipline (l’association est née en 1971), les prises de position de l’APSES apparaissent clairement contre-productives à la fois pour les élèves et pour la discipline : défense de l’innovation pédagogique, critiques récurrentes de « l’encyclopédisme » des programmes, défense d’une entrée par les objets (le chômage, l’entreprise…) et non par les problèmes, etc. Plus grave, elle n’hésite pas à « politiser » les SES en assimilant par exemple l’enseignement de la microéconomie au lycée à de la propagande néolibérale. Cette « gauchisation » des sciences économiques et sociales de la part de l’association censée les défendre fait bien entendu le jeu du patronat et des libéraux sur le plan économique et discrédite totalement une discipline déjà maintes fois menacée de disparition. Ce débat qui agite les SES depuis 50 ans mériterait à lui seul un article.

16 – A. Chevarin (2017), « Écoles privées hors contrat contre l’école publique », https://www.questionsdeclasses.org/spip.php?page=forum&id_article=4294

17 – Approche préconisées entre autres par l’OCDE et la Commission européenne.
– [NdE] voir sur ce site « OCDE et Terra Nova : une offensive contre l’école républicaine » par Fatiha Boudjahlat. On consultera aussi « Comment ruiner l’école publique. La leçon des néo-libéraux » par Marie Perret et « Les risques calculés du néo-libéralisme » par C. Kintzler.

18 – F. Jarraud (2015), « L’échec de la réforme éducative suédoise : Une leçon pour Paris ? », http://www.cafepedagogique.net/lexpresso/Pages/2015/05/05052015Article635664068906387108.aspx

19 – A. Beitone (2017), « Jean-Michel Blanquer, une politique scolaire et de droite et de droite », https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article260

© Sébastien Duffort, Nation et République sociale, Mezetulle, 2019.

Le retour du fascisme ?

Analyse du livre d’Emilio Gentile « Chi è fascista »

En proposant une analyse de l’ouvrage récent d’Emilio Gentile Chi è fascita1, Samuël Tomei rappelle, non sans humour, que l’usage prétendument générique, en réalité imaginaire, analogique et projectif, du terme « fasciste » n’a pas attendu la seconde moitié du XXe siècle pour qualifier tout régime autoritaire ou tout dirigeant nationaliste avec en prime un avertissement au sujet d’un retour « des années les plus sombres de notre histoire ». Cet usage idéologique, confusionniste et moralisateur s’érige aujourd’hui à peu de frais en « antifascisme » ; il relève d’une paresse intellectuelle prétentieuse et aveugle qui brandit une démocratie de façade impuissante face aux oligarchies.

Nombreux sont ceux, et non des moindres, qui prédisent le retour des « années les plus sombres de notre histoire » – les années 1930-1940, car l’histoire commence pour eux avec le XXe siècle –, à savoir le retour du fascisme avec ces dirigeants « populistes » ou « illibéraux » : hier Berlusconi, Renzi, aujourd’hui Orbán, Salvini, Bolsonaro, Trump (à propos duquel Alastair Campbell, ex-conseiller d’Anthony Blair, évoque Adolf Hitler, tout en nuançant son propos, si l’on peut dire : « Je ne dis pas qu’il va tuer six millions de personnes. Je dis que les graines du fascisme sont semées. Si nous ne faisons pas attention, nous nous dirigeons vers un endroit sombre et dangereux. » (cité par The Guardian, 22 juillet 2019) ), sans oublier, bien sûr, Poutine ou le nouveau Premier ministre britannique Boris Johnson… On se souvient qu’à la veille du référendum sur le traité de Maëstricht, le directeur du Monde, alors considéré à l’étranger comme le quotidien français de référence, avertissait l’électeur : « Un “non” au référendum serait pour la France et l’Europe la plus grande catastrophe depuis les désastres engendrés par l’arrivée de Hitler au pouvoir. » (Jacques Lesourne, Le Monde, 19 septembre 1992). Nous aurions alors échappé de justesse au pire et, pour l’éviter à nouveau, une bonne décennie plus tard, il a fallu contourner le « non » français au « traité constitutionnel » européen grâce au traité de Lisbonne qui en reprenait les dispositions dans un autre ordre.
Au lendemain des élections européennes de 2019, les commentateurs s’inquiètent de la montée des forces obscures. Le même journal Le Monde a d’ailleurs pris soin, dans ses graphiques et autres camemberts, d’attribuer la couleur brune au Rassemblement national, parfois c’est le noir – toujours cette piqûre de rappel : le fascisme menace.
Or on commémore le centenaire de la fondation, le 23 mars 1919, à Milan, des Faisceaux de combat.
À l’heure, donc, où nous semblons sur le point de vivre un grand recommencement, un des tout meilleurs spécialistes du fascisme, Emilio Gentile, dans un bref mais dense et roboratif ouvrage, répond à la question : « Qui est fasciste ? » (reprise du titre d’un article de Benedetto Croce, du 29 octobre 1944).
L’ouvrage se présente sous la forme d’un dialogue stimulant entre l’historien et un interlocuteur fictif.

Tous fascistes

Court l’idée qu’il existerait un fascisme générique que la langue anglaise écrit fascism, avec une minuscule, pour le distinguer du Fascism italien, spécifique, avec une majuscule. Si bien qu’ont été tour à tour qualifiés de fascistes Juan Perón, Charles de Gaulle, Richard Nixon… le régime grec des colonels ; on a évoqué le « fascisme rouge » de la gauche extraparlementaire, parlé d’« involution fasciste » du régime chinois après la répression de la place Tienanmen en 1989 ; on est allé jusqu’à dénoncer le « fascisme moyen-oriental » des Saddam Hussein, Bachar el Assad… L’auteur aurait pu ajouter Nasser (qui à son tour considérait les baasistes comme des fascistes). Et l’on n’a pas attendu la seconde moitié du XXe siècle pour taxer tout régime autoritaire, tout dirigeant nationaliste de fasciste.

Dès la scission de 1921, en effet, les communistes italiens entendent non seulement combattre le fascisme au pouvoir mais encore le semi-fascisme des socialistes réformistes (Gramsci, au comité central d’août 1924) ; ces derniers, au même moment, reprochent aux communistes de pratiquer très subtilement un « classisme de type fasciste ». Staline impose en 1929 le concept de « social-fascisme » pour dénoncer les réformistes, coupables d’avoir, selon Togliatti, « des bases idéologiques communes » avec le parti national fasciste – n’ont-ils pas en commun l’invocation du Risorgimento et le refus d’éliminer la bourgeoisie et le régime capitaliste ? Pour les communistes, sont par conséquent fascistes les séides de Mussolini mais également les antifascistes non communistes. Tout change quand Staline, en 1934, impose à la IIIe Internationale l’union des socialistes et des communistes contre Mussolini et Hitler.

Mais le virage opéré est si marqué qu’il prend une forme pour le moins déroutante en Italie : Emilio Gentile rappelle qu’après la conquête de l’Éthiopie, au moment de la plus forte adhésion des Italiens au fascisme, Mario Montagnana, l’un des fondateurs du PCI, affirme en plein comité central, en août 1936, que les communistes doivent avoir le courage d’admettre qu’ils ne se proposent pas d’abattre le fascisme : « Nous voulons améliorer le fascisme parce que nous ne pouvons pas faire plus. Liberté, paix, un meilleur salaire, voilà ce que nous devons obtenir aujourd’hui. » Lors d’une réunion ultérieure, constatant l’inefficacité de l’antifascisme, il soutient « qu’il faut que nos camarades deviennent les dirigeants des dirigeants fascistes ». L’interlocuteur imaginaire de Gentile n’en croit pas non plus ses oreilles et suggère qu’on a là affaire à un cas forcément isolé. L’historien répond qu’il n’en est rien, que cette opinion a été discutée et même considérée comme compatible avec l’antifascisme communiste ! Déjà en août 1935, le comité central du Parti et ses principaux dirigeants, dont Togliatti, signaient même un manifeste contenant un « appel aux frères en chemise noire » pour réaliser l’union de tous les Italiens, indiquant que les communistes faisaient leur le programme fasciste de 1919, « programme de paix, de liberté, de défense des intérêts des travailleurs » ; enfin, ils s’inscrivaient dans la filiation du Risorgimento honni la veille encore… Les socialistes eurent beau jeu de rejeter cette main tendue, Nenni considérant comme « équivoque, inacceptable et inutile » la réconciliation entre fascistes et non-fascistes.

Tout le monde est-il donc le fasciste d’un autre ? Le fascisme est-il à ce point de tous lieux et de tous temps ? (Et encore l’auteur ne cite-t-il pas Roland Barthes selon qui « la langue est fasciste »…)

Astoriologia, astrologia…

Emilio Gentile forge, pour définir cette tendance à voir ressurgir périodiquement le fascisme, le néologisme d’astoriologia (littéralement : a-historiologie) qui désigne « un nouveau genre de narration historique fortement mêlé d’imagination et qui est à l’histoire ce que l’astrologie est à l’astronomie » – il joue sur la ressemblance entre les deux mots en italien : astoriologia et astrologia. Selon l’astoriologia, « le passé historique est continuellement adapté aux désirs, aux espoirs, aux peurs actuels » au détriment de l’analyse des faits. Or, en avançant que l’histoire certes ne se répète pas mais revient sous d’autres formes, « il est facile de découvrir des analogies qui démontrent l’existence d’un « fascisme éternel », et de faire des pronostics sur son retour périodique. Mais les analogies de l’astoriologia sont aussi inconsistantes que celles de l’astrologie ». Cette pratique fait paraître semblables des phénomènes profondément différents.

Ainsi de Gaulle, on l’a vu, a-t-il été, par une certaine gauche – le lecteur français se souvient des ambiguïtés de Mitterrand dans Le Coup d’État permanent2 –, considéré comme fasciste parce que « nationaliste traditionnel », chef charismatique convaincu d’incarner la nation, parce qu’il institua un pouvoir exécutif fort, qu’il fit récurremment appel au peuple à travers des référendums et qu’il poursuivit une politique de puissance visant à donner à la France un rôle mondial. Reste que fasciste, il ne l’était pas, selon Gentile, « parce que le président général reconnaissait la tradition révolutionnaire de la France, l’intangibilité de la souveraineté populaire, le suffrage comme unique légitimation du pouvoir et, même s’il méprisait les partis, il n’a jamais proposé leur suppression » – il en a même fondé un et qui n’avait pas vocation à se substituer aux autres par la violence. Pour savoir ce qu’est un fasciste, il n’est aux yeux de l’auteur que d’en appeler à l’histoire.

Différence de nature entre le fascisme de 1919 et celui de 1921

L’adjectif « fasciste » a précédé le substantif, tous deux dérivés du mot fascio, faisceau, synonyme au XIXe siècle d’association au sein de la gauche républicaine et populaire : il existe des faisceaux ouvriers dans le Nord de l’Italie, des faisceaux de travailleurs siciliens – c’est de leur agitation que naîtra, en 1893, le mot « fasciste ». L’expression « mouvement fasciste » est reprise par Benito Mussolini le 24 janvier 1915 : les Faisceaux d’action soutiennent l’intervention de l’Italie, membre de la Triplice, auprès des alliés français et britanniques. C’est le 22 mai 1919 que le même Mussolini, à Fiume, emploie le mot dans sa forme substantivée, quand il évoque « le devoir du fascisme, en train de devenir l’âme et la conscience de la nouvelle démocratie nationale ».

Emilio Gentile considère que 2019 est un « faux centenaire » car il y a solution de continuité entre le fascisme de 1919, le fascisme diciannovista (dix-neuviémiste) et le fascisme de 1921, qu’il nomme « fascisme historique ».

Les fascistes de 1919-1920, en effet, ne sont pas anticapitalistes ni populistes ni non plus révolutionnaires car ils prônent la collaboration des classes. Ils excluent une conquête insurrectionnelle du pouvoir et prônent l’abolition du Sénat, la représentation des catégories productives à la Chambre des députés, l’instauration du suffrage féminin, l’abaissement de l’âge du droit de vote à dix-huit ans et la décentralisation régionale. Le fascisme dix-neuviémiste, se voulant une élite aristocratique, se considère comme un anti-parti politique, réformiste, libertaire et provisoire. Le 6 avril 1920, Mussolini plaide pour l’individu contre l’État, « Moloch à l’aspect effrayant » : « À nous qui sommes prêts à mourir pour l’individualisme, il ne reste […] que la religion désormais absurde mais toujours consolatrice de l’Anarchie ». On mesure ce qui sépare ce Mussolini de celui qui sera quelques années plus tard le Duce statolâtre d’un régime totalitaire.

Aussi, selon Gentile, le fascisme de 1919, loin d’être une préfiguration du fascisme historique, est-il plutôt une reprise, ajournée, du mouvement interventionniste de 1915. Il est facile de trouver des analogies entre ce fascisme et bien des mouvements politiques contemporains même si l’on voit vite, à supposer que nos sonneurs d’alarme songent à ce fascisme-ci, que nulle assimilation globale ne saurait tenir. Ils se réfèrent de toute façon au fascisme de 1921. Si le fascisme historique a évolué au fil du temps, on peut tout de même recenser les caractères essentiels de ce qui fut « un processus continu », aux antipodes du phénomène réactionnaire, traditionaliste et pro-catholique souvent décrit. L’auteur les synthétise à la fin de son livre.

Le fascisme a ainsi tout d’abord une dimension organisationnelle : mouvement de masse interclassiste, « parti milice » investi d’une mission de régénération nationale, il se considère en guerre contre ses adversaires politiques et vise au monopole du pouvoir par la violence et donc la destruction de la démocratie parlementaire. Le fascisme a ensuite une dimension culturelle : fondé sur le jeunisme, le virilisme, le militarisme, le futurisme, il est « une idéologie à caractère anti-idéologique et pragmatique », populiste, qui se veut anti-matérialiste, anti-individualiste, anti-libérale, anti-marxiste et anti-capitaliste ; il vise à forger un « homme nouveau » dans toutes ses dimensions, une nouvelle race d’Italiens adeptes d’une religion laïque dont la figure centrale est le Duce (« qui a toujours raison »…) ; il s’agit, « à travers l’État totalitaire, de réaliser la fusion de l’individu et des masses dans l’unité organique et mystique de la nation comme communauté ethnique et morale », racisme et antisémitisme étant la conséquence de cette révolution anthropologique. Enfin le fascisme revêt une dimension institutionnelle : État hiérarchique, policier, ayant recours à la terreur organisée contre ses opposants ; parti unique, organe de la « révolution continue » ; organisation corporatiste de l’économie dépourvue de liberté syndicale. Pour ce qui est de la politique étrangère, le fascisme a une « vocation impérialiste et belliqueuse » visant à « la création d’un nouvel ordre et d’une nouvelle civilisation ».

Or le fascisme est la combinaison de toutes ces composantes et, puisque solidaires les unes des autres, en prendre une ou quelques-unes pour traiter un adversaire politique de fasciste est malhonnête et revient à banaliser le phénomène. À cette aune, s’il n’est pas question de justifier celles de leurs actions que la morale républicaine réprouve, il est non seulement sans fondement mais ridicule de voir de nouveaux fascistes en Orbán, Trump, Renzi, Di Maio, Berlusconi, Le Pen, Salvini, Johnson… Gentile ne prétend pas qu’il n’y ait plus de fascistes depuis 1945, mais le sont ceux qui se veulent les héritiers du fascisme historique.

En finir avec une délétère paresse intellectuelle

Par conséquent, considérer qu’on assiste à un retour du fascisme en Italie, en Europe ou ailleurs dans le monde n’a pour Emilio Gentile aucun sens historique ni politique.

On ajoutera que les antifascistes d’aujourd’hui sont à la fois prétentieux et aveugles. Aveugles car, pour reprendre Péguy, ils ne voient pas ce qu’ils voient ; prétentieux car ils prennent la pose du Résistant à très peu de frais (dévalorisant par là même la Résistance historique). Surtout, ils sont paresseux car ils ne se donnent pas la peine d’analyser en profondeur des phénomènes nouveaux et donc de trouver le meilleur moyen de les combattre.

Pour en revenir à Emilio Gentile, dans d’autres ouvrages il a mis en garde contre une démocratie de façade mobilisant les électeurs à intervalles réguliers, le pouvoir étant exercé de fait par des oligarchies productrices d’inégalités et de corruption ; « le vrai danger, ce ne sont pas les fascistes, réels ou supposés, mais les démocrates sans idéal démocratique ». Or cet idéal n’est-il pas battu en brèche à la fois par la droite ethniciste et par la gauche intersectionnelle (racialiste, sexiste et différentialiste) – avers et revers de la même médaille ? – dans leur rejet commun d’une citoyenneté transcendant les différences naturelles (qu’il n’est pas question de nier, au contraire, mais qui ne doivent pas créer de droits particuliers), dans leur rejet du patriotisme cosmopolite, de la nation civique, bref de l’idéal laïque et démocratique des républicains ?

Notes

1 – Emilio Gentile, Chi è fascista, Bari-Roma, Laterza, 2019.

2 – « Et qui est-il, lui, de Gaulle ? duce, führer, caudillo, conducator, guide ? À quoi bon poser ces questions ? Les spécialistes du Droit constitutionnel eux-mêmes ont perdu pied et ne se livrent que par habitude au petit jeu des définitions. J’appelle le régime gaulliste dictature parce que, tout compte fait, c’est à cela qu’il ressemble le plus […] » (François Mitterrand, Le Coup d’État permanent, Paris, 10/18, 1993 (Plon, 1964), p. 99.

© Samuël Tomei, Mezetulle, 2019.

La République des Lettres : liberté, égalité, singularité et loisir

Quelques éléments de réflexion pour les républicains aujourd’hui

Alors que la référence à l’entreprise envahit la pensée politique et lui impose son lexique – on parle de gouvernance, de rentabilité, et même de productivité et de compétitivité comme si le but d’une association politique était de fabriquer des produits pour les mettre sur un marché -, il n’est pas mauvais de rappeler les aspects profondément libérateurs et désintéressés de la société scientifique et littéraire cultivée par l’Europe éclairée dès le XVe siècle. Cette « forme de sociabilité savante »1 me semble offrir à la réflexion politique non pas un modèle – du reste elle n’est pas exclusivement marquée par la thématisation politique – mais des éléments qui peuvent nous aider à penser, aujourd’hui encore, les caractéristiques républicaines de manière critique.

L’expression République des Lettres – Respublica literaria en latin – est très connue et encore employée de nos jours pour désigner un rassemblement de lettrés, d’érudits et de savants sous un rapport d’échanges entre égaux – on devrait plutôt dire entre pairs. Elle a fait l’objet d’innombrables études. Je m’en suis tenue, pour l’histoire et les références, à deux d’entre elles. D’une part un gros article de Françoise Waquet paru en 1989 dans la Bibliothèque de l’École des chartes2. D’autre part le livre de Marc Fumaroli intitulé La République des Lettres3.

Un peu d’histoire

La première occurrence connue de l’expression Respublica literaria remonte à 1417, dans une lettre de l’humaniste vénitien Francesco Barbaro qui remercie son ami Le Pogge de lui avoir communiqué une liste de manuscrits et de contribuer ainsi à une recherche collective. L’expression n’est pas rare au XVe siècle. C’est au XVIe siècle qu’elle devient courante. Une occurrence intéressante est la traduction en latin par Etienne de Courcelles (1644) du Discours de la méthode, où « Respublica literaria » traduit le mot « public » employé par Descartes dans l’original publié en français en 16374.

Marc Fumaroli note que la péroraison du Discours de la méthode définit « le mode de savoir et de découverte socialisé moderne » et que Descartes, en validant cette traduction, assume l’héritage de Pétrarque, Erasme et Montaigne. Cette forme moderne réunit les doctes par delà leurs origines, leur naissance, leur lieu de résidence, elle excède le monde des vivants pour embrasser le legs savant des morts. Parfois, le terme désigne le savoir lui-même, parfois l’ensemble du monde savant et de ses productions, mais le sens le plus fréquent et qui s’impose à l’aube des Lumières désigne l’ensemble de ce qu’on appelle « les gens d’étude », et on assimile cet ensemble à un corps.

Le terme « corps » fait penser à l’Ancien Régime ; il ne doit cependant pas nous tromper, pas plus que les termes « doctes » ou « érudits », qui renvoient trop facilement pour nous à l’institution universitaire et aux diplômes. La République des Lettres n’a pas pour fondements une législation politique ni des institutions au sens où celles-ci s’enracinent dans un substrat social : elle produit par elle-même sa propre légitimité. Elle est auto-constituante.

Voyons comment Pierre Bayle5 la caractérise à la fin du XVIIe siècle :

« Cette république est un état extrêmement libre. On n’y reconnaît que l’empire de la vérité et de la raison ; et sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit. Les amis s’y doivent tenir en garde contre leurs amis, les pères contre leurs enfants, les beaux-pères contre leurs gendres […] Chacun y est tout ensemble souverain et justiciable de chacun. Les lois de la société n’ont pas fait de préjudice à l’indépendance de l’état de nature, par rapport à l’erreur et à l’ignorance : tous les particuliers ont à cet égard le droit du glaive et le peuvent exercer sans en demander la permission à ceux qui gouvernent. Il est bien aisé de connaître que la puissance souveraine a dû laisser à chacun le droit d’écrire contre les auteurs qui se trompent, mais non pas celui de publier des satires. C’est que les satires tendent à dépouiller un homme de son honneur, ce qui est une espèce d’homicide civil et par conséquent une peine qui ne doit être infligée que par le souverain ; mais la critique d’un livre ne tend qu’à montrer qu’un auteur n’a pas tel et tel degré de lumière ; or il peut, avec ce défaut de science, jouir de tous les droits et de tous les privilèges de la société, sans que sa réputation d’honnête homme et de bon sujet de la République reçoive la moindre atteinte ; on n’usurpe rien de ce qui dépend de la majesté de l’État en faisant connaître au public les fautes qui sont dans un livre. »

Une liberté fondamentalement naturelle et inaltérable

Bayle pense la République des Lettres comme une région de l’état de nature, au sens où celui-ci subsiste en deçà des lois, n’est pas affecté par l’état social, en constitue une limite. Cela rejoint la doctrine des États de droit où la liberté naturelle est toujours supposée première, s’exerçant lorsque la loi fait silence : « est autorisé tout ce qui n’est pas expressément interdit par la loi ». L’état de nature n’est pas convoqué ici en son sens absolu, où il renvoie à la domination des rapports de force physique autorisant de facto, l’oppression, l’esclavage. La guerre s’y mène « innocemment », elle n’anéantit personne ; elle a pour agents des individus. C’est un état résiduel fondé initialement sur l’existence d’un patrimoine universel à se réapproprier, celui de l’Antiquité6. Cet état est inaltérable par la nature des domaines et des forces concernés : la connaissance, l’usage des facultés intellectuelles. On peut bien désarmer quelqu’un, restreindre l’usage de la force physique, mais il est impossible, si l’on y pense bien, d’entraver l’exercice des facultés intellectuelles : on ne peut que censurer leur expression.

Plus près de nous, l’expérience tragique des camps de concentration nous a donné des exemples poignants de cette inaltérabilité : rappelons-nous Primo Levi récitant des passages de Dante pour maintenir sa dignité et une parcelle de liberté. Comment peut-on dépouiller un homme de ce qu’il sait ? C’est impossible. À l’époque de Bayle cela va être théorisé dans la réflexion politique : la loi ne peut pas tout réglementer et elle doit réfléchir sur les principes de son auto-limitation. Locke précise, par exemple, qu’il n’appartient pas à la loi de dire ce qui est vrai et ce qui est faux7. De nos jours les débats sur les lois mémorielles ravivent la question. La République des Lettres met en évidence le principe d’une liberté première, toile de fond sur laquelle se découpent les organisations politiques, elle associe cette liberté première au savoir, à l’exercice du jugement.

L’égalité des pairs

Les membres de la République des Lettres sont égaux. « Le glaive » de la raison et de la critique est naturellement et universellement – ce qui ne veut pas dire uniformément – répandu. Cette égalité se manifeste dans l’exercice du libre examen. L’accès, fondé sur la cooptation et la reconnaissance mutuelle, n’est jamais conditionné par des critères de naissance, de lignée, d’appartenance sociale, nationale, régionale, ou de vénalité. Personne a priori n’est exclu en vertu de ce qu’il est, la sanction étant celle de l’erreur, de l’ineptie. Plusieurs textes font état de la présence de plein droit des femmes8, et cela nous fait relire peut-être d’un autre œil Les Femmes savantes de Molière, où se déploie de manière pathétique et comique le salon de Philaminte comme une petite académie9.

L’égalité se pense ici non comme obligation ni comme droit, mais à la fois comme l’aspiration à l’exercice de la connaissance, de l’examen critique et comme l’effet de cet exercice. Plus qu’à des égaux, on a affaire à des pairs : c’est une égalité de mérite, son sens est dans l’actualisation du travail de la pensée. Son horizon est l’excellence, acquise par la fréquentation des œuvres, des esprits vivants et morts. Nul ne peut en être a priori écarté, mais tous ne l’exercent pas également ni sous la même forme, ni au même moment. Elle a pour arbitre non pas une autorité extérieure et transcendante, mais la reconnaissance immanente du corps, qui siège dans le rassemblement lui-même. À cette liberté et à cette égalité s’ajoute donc, comme conséquence, une fraternité à laquelle, reprenant le vocabulaire antique de la philia, Erasme au XVIe siècle donne le nom d’amitié10. Ce qui n’exclut pas le désaccord, comme on l’a vu avec le texte de Bayle.

L’égalité ne signifie pas l’égalisation mais elle suppose que chaque membre de la République des lettres aspire à atteindre le maximum de puissance intellectuelle et de connaissance dont il est susceptible. C’est ce que représente, dans la période de développement de cette idée de République des Lettres, la figure de l’érudit. L’érudit c’est celui qui sort de la rudesse, qui se frotte aux textes, aux autres esprits, et accède à l’humanitas. L’humanité des humanistes n’est pas une donnée factuelle, mais une construction, le résultat d’un effort.

La modernité

Les formes sous lesquelles apparaît, se saisit, se réalise et travaille la République des Lettres sont variées et évoluent au cours de la période qui va du XVe à la fin du XVIIIe siècle – correspondance, imprimerie, bibliothèques, académies privées où on pratique par ex. des colloques « préparés » par l’étude d’un texte pré-communiqué, salons, conversation. On peut s’interroger sur sa nouveauté : la filiation semble évidente, d’une part avec les modèles antiques, notamment développés par Cicéron et Sénèque avec la notion de loisir studieux (otium studiosum), d’autre part avec le modèle chrétien de vie monastique. Et n’est-elle pas un prolongement de l’activité universitaire ? Pourtant, la modernité de la République des Lettres se signale par un mode nouveau de dialogue qui rejette la dialectique formelle pratiquée dans les universités médiévales. La rhétorique humaniste s’impose, de sorte qu’à la fin du XVIe siècle une sorte d’université libre « prend la relève de l’université scolastique »11. Les débats qui traversent les humanistes témoignent de ce dynamisme. Le latin est concurrencé par la pratique soignée des langues vulgaires. L’imprimerie cesse d’être perçue comme une technique d’appoint et permet la permanence des fonds ainsi qu’une expansion sans précédent – on citera, à l’orée du XVIe siècle, la figure d’Alde Manuce dont l’imprimerie vénitienne irradie le monde savant. Enfin le développement de la science nouvelle au XVIIe siècle, loin d’être négligé ou d’être perçu comme une menace, est relayé par la République des Lettres au point que la fondation de l’Académie des sciences en 1666 par Colbert s’effectue dans le prolongement d’une vie intellectuelle active dans la société civile12.

Trois éléments de réflexion

Pour finir je m’arrêterai sur trois éléments susceptibles d’alimenter la réflexion aujourd’hui.

La liberté et la limite de la loi

J’ai déjà abordé le premier : le rapport entre l’émergence de la République des Lettres et la conceptualisation de la liberté, ce moment de la liberté naturelle comme limite au champ d’application des lois positives. L’idée selon laquelle le champ des lois est limité et qu’il y a des domaines qui doivent rester hors législation est une thèse classique. La République des Lettres n’exprime pas cette idée de manière politique : elle la met en place dans sa pratique et dans la perception qu’elle a d’elle-même, en marge de l’absolutisme et bien souvent comme un refuge face à lui. L’efficience politique apparaîtra pleinement dans les Déclarations des droits, dont la majeure partie consiste à dire ce que la loi n’a pas le droit de faire. Mais aujourd’hui cette thèse ne va plus de soi, précisément parce que le concept même de loi, paradoxalement, se trouve affaibli par l’extension, à bas bruit, d’un modèle contractuel proliférant et particularisé qui ne connaît pas de limites. J’ai donné l’exemple des dispositions mémorielles, mais la question est bien plus large et on peut penser à ce que devient la législation du travail ou plutôt à sa déconstruction.

Singularité et universalité

L’égalité des membres de la République des Lettres ne repose pas sur un processus identificatoire extérieur : on ne participe pas à ce rassemblement parce qu’on aurait une identité définie par des propriétés a priori – comme l’appartenance à une caste, à une classe sociale, à une ethnie – mais au contraire parce qu’on rejoint le rassemblement par la culture d’un talent, lequel n’est ni un bien ni une attribution sociale, mais un exercice. Et cet exercice est singulier, il s’effectue sur des objets et par des opérations qui lui sont propres, il propose une originalité. L’universalité de la République des Lettres réunit des singularités, elle constitue une classe paradoxale dans laquelle ce qui réunit les éléments est précisément ce qui leur permet de se différencier : chacun, dans la plus grande égalité, peut y déployer la plus grande singularité. Cette conjugaison du singulier et de l’universel trouvera une expression politique dans le concept républicain de citoyen : chacun, politiquement et juridiquement absolument identique aux autres, peut, précisément en vertu de cette identité, s’effectuer comme absolue singularité. La République des Lettres propose ce que Marc Fumaroli appelle « une citoyenneté idéale ». On peut donner un exemple concret de sa réalité : la bibliothèque comme lieu physique à la fois de recueillement et de rencontre, où s’entrecroisent et se comprennent mutuellement des opérations pourtant radicalement solitaires. La salle de lecture réalise, par un dispositif de réunion, la quintessence de la lecture en tant qu’elle est solitaire. C’est ce que décrit Bachelard dans un texte consacré à la valeur morale de la science, où il aborde l’école comme modèle13. Dans une classe, chaque élève effectue de telles opérations – lire, comprendre – il sait qu’il ne peut les effectuer que lui-même, et il sait aussi que tout autre peut les effectuer. Il s’extrait alors de son petit groupe de « potes » et accède à l’universalité des esprits, il accède à l’idée d’autrui. Autrui n’est pas celui qui me ressemble : c’est un autre moi. Et Bachelard d’oser cette formule : « ce n’est pas l’école qui doit être faite à l’image de la vie, mais la vie qui doit être faite à l’image de l’école ». Le problème c’est que l’école a depuis longtemps renoncé à ce modèle…

Le loisir : un rapport à la temporalité

Enfin, la République des Lettres induit une temporalité. Une temporalité longue, on l’a vu, puisqu’elle installe la continuité de la transmisson et de l’appropriation, la co-présence des morts et des vivants qui s’incarne aussi dans la bibiliothèque. Mais aussi un type de temporalité à l’échelle de l’individu, une temporalité de travail qui reprend, modernisé et universalisé, le loisir des Anciens, l’otium. S’opposant au negotium (le négoce, le travail à finalité directement productive), le loisir désigne le travail qui est à lui-même sa propre fin, travail digne des hommes libres. Mais les Anciens ne le pensaient que borné dans des entraves sociales. La Révolution française rompra ces entraves – « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » – et elle donnera sa légitime portée universelle à l’otium, le rendant accessible à tous par l’institution de l’Instruction publique. Nul doute que la République des Lettres a ouvert ce chemin en rendant sensible et en répandant le caractère précieux d’un temps du loisir qui est par lui-même libéral, sans attache, voué à la libéralité de ses objets. On peut aujourd’hui se demander si une association politique où l’injonction à la productivité est quotidienne, qui aligne constamment le moment politique sur le modèle marchand, qui renonce à maints secteurs de la recherche fondamentale publique, qui rechigne à entretenir un patrimoine qu’elle juge dispendieux, qui s’acharne à réduire la place des classes moyennes en pointant la superfluité de ce que Jean-Claude Milner a appelé naguère « le salaire de l’idéal »14, si une telle association est encore intégralement républicaine.

Notes

1 – Françoise Waquet, article cité note 2, p. 475.

2 – Françoise Waquet « Qu’est-ce que la République des Lettres ? Essai de sémantique historique », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 147, 1989, p. 473-502

3 – Marc Fumaroli La République des Lettres, Paris : Gallimard, 2015.

4 – Descartes, Discours de la méthode, 6e partie : « Je jugeais qu’il n’y avait point de meilleur remède contre ces empêchements [la brièveté de la vie individuelle et le coût de la recherche] que de communiquer fidèlement au public tout le peu que j’aurais trouvé, et de convier les bons esprits à tâcher de passer plus outre, en contribuant, chacun selon son inclination et son pouvoir, aux expériences qu’il faudrait faire, et communiquant ainsi au public toutes choses qu’ils apprendraient, afin que les derniers commençant où les précédents auraient achevé, et ainsi joignant les vies et les travaux de plusieurs, nous allassions ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier ne saurait faire. »

5 – Article « Catius » du Dictionnaire historique et critique, note D.

6 – Lettre de Guillaume Budé à Erasme 1519 : « L’immense océan de l’Antiquité, qui appartient à tous selon le droit naturel ».

7 – « Les lois ne veillent pas à la vérité des opinions, mais à la sécurité et à l’intégrité des biens de chacun et de l’État. Et l’on ne doit certes pas s’en plaindre. On se conduirait vraiment fort bien à l’égard de la vérité si on lui permettait quelque jour de se défendre elle-même ». Lettre sur la tolérance.

8 – Françoise Waquet cite un texte extrait des Mélanges d’histoire et de littérature de Vigneul-Marville (1700) qui décrit sous cet angle la République des Lettres : « Jamais République n’a été ni plus grande, ni plus peuplée, ni plus libre, ni plus glorieuse. Elle s’étend par toute la terre et est composée de gens de toutes nations, de toute condition, de tout âge, de tout sexe, les femmes non plus que les enfants n’en étant pas exclues. On y parle toute sorte de langues vivantes et mortes. Les arts y sont joints aux lettres, et les mécaniques y tiennent leur rang : mais la religion n’y est pas uniforme et les mœurs, comme dans toutes les autres Républiques, y sont mélangées de bien et de mal. On y trouve de la piété et du libertinage. »

9 – Je me permets de renvoyer à mon article « Les Femmes savantes de Molière : savoir, maternité et liberté », version abrégée du chapitre de Théâtre et opéra à l’âge classique (Paris : Fayard, 2004, p. 103-123) d’après un texte initialement publié dans Dix-Septième Siècle n° 211, 2001, en ligne sur Mezetulle http://www.mezetulle.fr/les-femmes-savantes-de-moliere-savoir-maternite-et-liberte/  et également accessible sur le site Cairn http://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2001-2-page-243.htm

10 – « Ni la parenté, ni la consanguinité ne joignent les âmes par des liens d’amitié plus étroits que ne le fait la communauté des études. » Erasme, Les Adages.

11 – M. Fumaroli op. cit. p. 174.

12 – Après le XVIe siècle, Paris devient capitale littéraire et savante sous le régime de l’édit de Nantes (1598). M. Fumaroli consacre un chapitre de son livre à étudier quelques « Sociétés de conversation » caractéristiques : l’Hôtel de Rambouillet vivier de l’Académie française ; le cabinet des frères Dupuy, cercle scientifique qui accueille Gassendi ; le cercle de Mersenne relayé à la mort de celui-ci (1648) par Habert de Montmor.

13 – Gaston Bachelard, « Valeur morale de la connaissance scientifique », communication VIe Congrès d’éducation morale, Cracovie, 1934. Publié par Didier Gil dans son Bachelard et la culture scientifique, Paris : Puf, 1993.

14 – Jean-Claude Milner, Le Salaire de l’idéal. La théorie des classes et de la culture au XXe siècle, Paris : Seuil, 1997.

« La nouvelle question laïque » de Laurent Bouvet, lu par Catherine Kintzler

Le titre de l’ouvrage de Laurent Bouvet La nouvelle question laïque1 est pleinement justifié. La question laïque est bien nouvelle aujourd’hui en France. Nullement en ce sens qu’il faudrait – bien au contraire ! – réviser le concept de laïcité, l’accommoder au goût du jour ou procéder à son aggiornamento. La nouveauté est la manière dont la question de la laïcité se pose, les lignes et fractures politiques qu’elle révèle, qui l’enrichissent, et qui finalement permettent de « défricher à nouveaux frais la voie républicaine vers la laïcité ». En retraçant un pan de l’histoire politique récente, le livre situe les enjeux d’un combat laïque renouvelé.

La résurgence de la question laïque et le « tournant identitaire » : le brouillage des repères

L’auteur procède à la restitution documentée et à l’analyse des conditions politiques qui ont vu resurgir la question laïque depuis les années 1980. Ces conditions se caractérisent par l’entrecroisement entre l’installation de l’islam politique et la montée en puissance d’une lecture identitaire de la société2. Le « tournant identitaire » affecte particulièrement ce qu’il est convenu d’appeler « la gauche » : celle-ci, abandonnant la lecture sociale classique de lutte contre l’aliénation, promeut la figure d’un opprimé de substitution défini non plus par sa condition mais par son être identitaire et religieux d’ex-colonisé, toujours victime, même s’il brandit ou encourage un bras meurtrier3. En France, ce tournant sort la laïcité de sa ringardise de « bouffeuse de curé » pour la faire passer dans le camp idéologisé des dominateurs. C’est dans ce contexte, à la fin de 1989, qu’éclate « l’affaire de Creil », soulevant la question du port des signes religieux à l’école publique. L’auteur souligne que le « Manifeste des Cinq » (Lettre ouverte à Lionel Jospin à laquelle je m’honore d’avoir contribué) lie pour la première fois l’argument laïque et l’argument féministe.

La droite (chapitre 2) n’est pas en reste, mais elle voit là une aubaine : convertir la laïcité à l’aune identitaire tout en lui enjoignant de se tenir tranquille à l’égard des « racines chrétiennes » : bonne occasion pour isoler nos concitoyens de culture musulmane. Ajoutons que sur ce terrain Nicolas Sarkozy s’est largement fait doubler par le Front national. Mais ce déplacement est en réalité un symptôme du mouvement général qui, de l’affaire Baby-Loup aux dénis à l’issue des attentats de 2015-2016 puis à l’affaire du « burkini », fait monter en puissance la question de la visibilité de l’islam dans l’espace public. En témoignent les ambiguïtés de François Hollande, relayées par celles d’Emmanuel Macron, par la politique de l’Observatoire de la laïcité, le tout à grand renfort de propositions pour « organiser l’islam de France ».

Le chapitre 3 livre une analyse plus détaillée de ces reconversions avec leurs courants. À gauche, d’une part l’économisme classique (la laïcité est une question superflue) et de l’autre l’islamo-gauchisme avec ses mille nuances de complaisance envers les versions les plus radicales de l’islam politique. À droite d’une part les « accommodements » conservateurs (Pierre Manent) et de l’autre l’appropriation identitaire excluante (Riposte laïque)4.

Ainsi se brouille de plus en plus la « carte » de la laïcité : aussitôt qu’il s’agit d’islam, ceux qui la défendaient historiquement en deviennent les contempteurs ; ceux qui la condamnaient l’érigent en rempart contre une nouvelle pression religieuse. Le brouillage se révèle sous l’effet de l’éclairage adopté par l’auteur, celui de l’histoire politique. Cet éclairage permet en effet de suivre les conditions d’apparition des paradoxes soulevés, des chassés-croisés, des ambiguïtés et même des revirements dans les discours politiques des 30 dernières années au sujet de la laïcité. Le livre de L. Bouvet en retrace la genèse et aboutit à ce champ dépourvu de repères dans lequel nous vivons ; il décrit l’état social et politique sous le symptôme de la désorientation.

Je ferai cependant remarquer que la carte philosophique, en revanche, qui s’efforce d’appréhender la laïcité sous son concept, ne voit pas tant ici le brouillage que la bascule, une symétrie à caractère galiléen : des attitudes ou des phénomènes opposés peuvent être structurés de la même manière. Les deux dérives qui forment cette symétrie sont ici déductibles de la dualité essentielle du régime de laïcité que chacune d’entre elles s’emploie à nier et à recouvrir : vouloir que l’autorité publique s’aligne sur la société civile en admettant la reconnaissance des cultes / vouloir inversement que la société civile pratique la réserve que le principe de laïcité impose à l’autorité publique5. C’est d’ailleurs sur la « ligne de crête » qui les tient toutes deux en respect que l’auteur trace la voie laïque qu’il abordera plus loin au chapitre 5.

La demande de « normalisation libérale » : un malentendu théorique soigneusement entretenu

Suit (chapitre 4) un moment d’élargissement réflexif et de mise au point qui règle son compte à un malentendu théorique et politique alimentant les demandes de révision de la laïcité au motif d’une normalisation libérale. Un tour d’écrou pervers est en effet constamment effectué par des demi-habiles : c’est au nom du « libéralisme » dont elle-même serait issue qu’il faudrait accommoder la laïcité, de sorte que procéder à son aggiornamento serait un acte de fidélité ! Il s’agit là d’une opération de détournement de concepts, de la mise en scène d’une supercherie théorique, menée avec une remarquable constance par l’école de Jean Baubérot et le réseau institutionnel qui monopolise actuellement l’étude prétendument savante de la laïcité.

Le tour de passe-passe consiste à acclimater le libéralisme anglo-saxon actuel (qui n’a avec le libéralisme de Briand et de Jaurès qu’un rapport d’homonymie) en inversant les pôles du mécanisme politique libérateur. Pour le libéralisme anglo-saxon, il s’agit avant tout de protéger les religions contre l’État : la neutralité religieuse de ce dernier s’entend d’abord comme une restriction du domaine de l’autorité publique, celle-ci s’effaçant toujours devant les options religieuses des individus qui ne sont alors que peu protégés contre les pressions de leurs éventuelles communautés. En revanche, la laïcité s’entend avant tout comme une protection de l’État contre les menées politiques religieuses et communautaires ; c’est parce qu’elle se libère de toute référence à une foi que la puissance publique est en mesure de garantir la liberté des individus et de les protéger y compris contre les pressions communautaires. L’auteur le dit un peu plus loin (chap. 5, p. 214) : protéger chacun de tous, y compris des siens.

Alors que la laïcité fait de la liberté des cultes un cas particulier de la liberté de conscience, le libéralisme à modèle anglo-saxon tend à rabattre la liberté de conscience sur la liberté religieuse et à transformer cette dernière en droit-créance : la revendication de liberté religieuse se convertit en demande de générosité publique et de reconnaissance officielle du rôle culturel et social des religions. Ce réductionnisme libéral s’en prend à la conception d’un État républicain activement garant des libertés. J’ajouterai que cette cible est attaquée de tous côtés, notamment par la contractualisation croissante qui tend à substituer les accords particuliers à la loi.

Une critique de l’individualisme néo-libéral. La « voie républicaine »

Laurent Bouvet appuie cette analyse sur une critique de l’individualisme qui me semble devoir être éclaircie. Car les libertés individuelles privilégiées en la matière par le libéralisme anglo-saxon reposent sur une conception descriptive de l’« individu » : l’individu libéral apparaît comme une composition sociale formée de « choix » parmi des ingrédients identitaires et des « propriétés » disponibles. Un « individu » se définirait alors par des traits permettant de le catégoriser dans tel ou tel groupe, telle ou telle communauté – c’est un « moi » par identification et par appartenance. Ce processus fixe le moi, mon identité, mon essence, dans un profil, une somme de propriétés, d’appartenances et de rôles sociaux : à supposer qu’on soit libre de tels choix, on composerait alors son « moi » comme on compose une pizza avec les ingrédients disponibles. Dans cette conception descriptive de l’identité on reconnaît la notion de diversité définie par des extériorités collectives. C’est aussi la conception marchande, celle des études de marché qui définissent les types de consommateurs. Cet individualisme a pour corrélats des collectivités de type communautaire : les identités s’y autorisent de collections.

À cette liberté de s’identifier, l’auteur oppose à juste titre celle que révèle et promeut la laïcité : la liberté du citoyen. Il le fait en termes à mon sens trop larges en disant que « ce n’est pas une liberté purement individuelle » et parallèlement en avançant que cette liberté du citoyen prendrait vigueur dans une « communauté politique déjà constituée » (p. 161).

Pourtant j’oserai parler, à l’inverse, d’individualisme laïque. Qu’a fait la Révolution française, sinon dire qu’en devenant citoyen, personne n’est réduit à une appartenance sociale, ethnique, religieuse, à un alignement de grigris et de « tags », mais que chacun devient sujet et législateur non pas d’une collection prédéterminée fournie clés en main mais d’une association politique qui ne suppose aucun lien autre que celui de sa propre constitution ? L’atomisme de l’association politique laïque me semble fondamental : c’est avant tout une association d’individus qui s’efforcent non pas de s’agréger en vertu de propriétés déjà-là, mais de s’organiser afin de préserver leurs droits en les rendant compossibles. Aucun droit communautaire, réglé sur une collection préalable (ethnique, religieuse, sociale) ne peut y prévaloir sur les droits des individus conjugués à l’universel. Il y a donc un individualisme laïque, corrélé à une conception laïque du rassemblement politique6, mais l’un et l’autre s’opposent respectivement à l’individualisme et au communautarisme néo-libéraux.

Enfin, il me semble qu’une association politique laïque n’est pas une collection déjà constituée, elle ne se pense pas sous le régime du « déjà-là », mais elle est perpétuellement auto-constituante, du fait même de sa laïcité : le lien politique dont elle s’autorise ne lui vient que d’elle-même. Et même si nous la trouvons élaborée (et pas forcément en bon état, on l’a vu au début du livre !) à notre naissance, elle ne suppose aucun préalable : c’est sa fragilité, mais c’est aussi sa force pourvu qu’elle soit comprise, entretenue et fortifiée par la réflexion et l’action des citoyens.

En ce point je rejoins l’auteur, car c’est de cette fragilité et de cette force que nous entretient le 5e et dernier chapitre, consacré à « la voie républicaine ». En effet, bien que l’association républicaine laïque ne se réfère à aucun substrat social communautaire qui lui serait préexistant ou transcendant, il lui appartient néanmoins non seulement de se produire elle-même et de se réinventer sous forme institutionnelle, mais aussi de favoriser, de cultiver et d’entretenir le substrat social et civique sans lequel elle s’étiole et se dévitalise. Sans une politique laïque comprenant notamment une politique sociale, une politique du travail, une politique de la santé publique et surtout une école publique digne de ce nom – j’ajouterai une politique de promotion des droits des femmes -, sans l’éclairage de la raison laïque et l’entretien des convictions laïques « dans les têtes », autrement dit sans son soutien populaire, privée du substrat civilisationnel qui fonde les « mœurs laïques » et l’assurance en chacun qu’aucune conviction ne sera écrasée, la laïcité ne serait qu’une coquille vide.

 

Le chantier du combat politico-social est donc ouvert plus que jamais, élargi, renouvelé, multiplié par la montée en puissance du déni des droits au motif de la préservation des « identités ». Résurgence du délit d’opinion, retournement victimaire, culpabilisation post-coloniale, culture de l’excuse, anti-racisme dévoyé en discrimination, fascination envers les formes les plus rétrogrades de l’islam politique, assignation des femmes7 : autant de manifestations du « tournant identitaire » ; ces « idées qui tuent » appellent un universalisme lui aussi renouvelé, un « universalisme réitératif » (selon l’expression de Michael Walzer8) à la hauteur de ces défis.

Notes

1 – Laurent Bouvet, La nouvelle question laïque, Paris : Flammarion, 2019. On trouvera à la fin du volume, outre une bibliographie, le texte des lois du 9 décembre 1905 (version en vigueur en 2018) et du 15 mars 2004.

2 – Voir du même auteur L’insécurité culturelle, Paris : Fayard, 2015.

3 – Mouvement qu’a décrit Nejib Sidi Moussa dans La Fabrique du musulman. Essai sur la confessionnalisation et la racialisation de la question sociale, Paris : Libertalia, 2017.

4 – Double inversé, si l’on y pense bien, de l’islamo-gauchisme. On a les yeux de Chimène pour une « communauté » (au choix : « les musulmans » ou « les chrétiens ») et pas de mots assez durs pour l’autre (ici le choix alternatif du précédent).

5 – Je me permets sur ce point de renvoyer à mon Penser la laïcité, Paris : Minerve, 2015 (2e éd.), p. 40 et suiv.

6 – J’ai tenté d’en donner une expression théorique en recourant au concept de classe paradoxale.

7 – Voir notamment de Fatiha Agag-Boudjahlat, Le Grand Détournement. Féminisme, tolérance, racisme culture,Paris : Cerf, 2017 et Combattre le voilement, Paris : Cerf, 2019.

8 – Michael Walzer, « Les deux universalismes », Esprit, décembre 1992, p. 114-133.