Martine Storti a publié cet article le 11 février 2019 sur son blog hébergé par Mediapart. C’est une analyse, appuyée notamment sur des rappels utiles, où les perplexités et les interrogations sont non pas les fruits d’un retrait prudent dans une incertitude confortable, mais tout au contraire ceux du devoir de penser. Avec mes remerciements pour l’autorisation de reprise sur Mezetulle.
Réguler, contrôler, maîtriser le capitalisme, ces objectifs ne sont pas nouveaux. Ils renvoient à ce qui était l’ambition, la tâche de la social-démocratie. On peut refuser ce mot ancien et en chercher un autre. Mais la tâche reste la même : bâtir une nouvelle social-écolo-féministo-démocratie. Ce n’est pas un combat français, mais la France et les Français peuvent y contribuer.
1 – Il convient d’avoir la mémoire longue
C’est dit et répété : les problèmes soulevés par les gilets jaunes ne sont pas nés avec l’élection d’Emmanuel Macron. Celui-ci n’est que la cause occasionnelle (ce qui ne l’exonère pas de sa responsabilité) d’un processus qui remonte à plusieurs décennies, en fait aux années 80.
Je les ai vécues, ces années.
Joie du 10 mai 1981 avec l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République. Enfin la gauche au pouvoir, comme l’on disait à l’époque ! Une élection qui déclencha immédiatement une double expression : l’expression d’une haine inouïe de la gauche, pensez des communistes au gouvernement, tandis que certains, y compris dans les rangs s’affirmant gaullistes, soulignaient que dans le nom « national-socialisme », soit le nazisme, il y avait le mot socialisme !
Oui, il faut rappeler cela.
S’exprimait aussi, chaque jour de manière un peu plus nette, l’idée que pour sauver la France des horribles socialistes, pas d’autre solution qu’une politique économique et sociale néo-libérale devenue très mode et très chic.
J’ai d’abord cru que cette l’idéologie n’était que le fait de la droite. D’où, par exemple, cet article que j’ai alors écrit dans le numéro de novembre-décembre 1984 de la revue Gauche.
« À droite, la mode, on le sait, est au libéralisme. Economique s’entend. Pas un leader de l’opposition, pas un chantre du reaganisme et du thatchérisme qui ne décrive l’avenir radieux promis aux Français lorsque ceux-ci, enfin séduits par le nouvel « isme » chasseront l’ancien (le socialisme, bien sûr).
Et il n’y a pas que les patrons de presse pour nous servir de guide. Les jeunes loups de l’opposition prennent plaisir à baliser le chemin. Alain Juppé, « tête économique », paraît-il, du RPR, s’enthousiasme lui aussi pour la privatisation des hôpitaux, « la concurrence entre les caisses de Sécurité sociale », et « l’introduction de modes de protection sociale différents » (interview dans L’Expansion du 5 octobre). En clair, la « tête économique » cogite, pour les soins et les retraites, un système d’assurances privées qui assurerait une couverture différente selon les contrats souscrits.
À l’UDF, on n’est pas en reste : Alain Madelin vante avec ardeur les mérites d’une « privatisation de la protection sociale ». Et notre libéral de service d’utiliser, pour mieux se faire comprendre, une comparaison : « Il n’y a pas de sécurité sociale automobile, explique-t-il, et pourtant, grâce à l’assurance automobile obligatoire, aucun conducteur ne se sent sans protection devant le risque d’accident. » A. Madelin se garde bien de préciser qu’entre le contrat « tiers collision » et le contrat « tous risques », de singulières différences de garanties et de coûts existent. Pas de doute : on nous propose très clairement une France à plusieurs vitesses, avec une super protection sociale pour les uns, une sous protection, voire pas de protection du tout pour les autres.
Les « forts » pourront alors, comme le dit A. Madelin, « se mettre au service des faibles ». Tant il est vrai que pratiquer l’assistance ou la charité offre bien des délices et apporte aux « forts » un supplément d’âme qui leur permet de se réjouir un peu plus d’être du bon côté de la barrière. À lire et écouter les gourous du libéralisme prétendument new look, on fait une plongée en plein XIXe siècle. Sauf qu’il y aura une façon moderne de faire acte de charité : pianoter le dimanche matin sur un terminal d’ordinateur pour créditer les soupes populaires plutôt que de jeter quelques sous sur le parvis des églises. »
En pensant que le néo-libéralisme économique n’était que le fait de la droite, je me trompais. Assez vite, à partir de 83-84 commença ce qui s’appelle improprement « le tournant de la rigueur » et qu’il faut plutôt nommer la soumission d’une partie de la gauche, celle qui était au pouvoir, à l’ordre économique et financier dominant.
Ce fut la ruse du néolibéralisme : faire endosser cette soumission d’abord par un gouvernement de gauche, ce qui susciterait moins de réticence, moins d’opposition de la part de ceux qui allaient en payer le prix, c’est-à-dire ce qu’on appelait et qu’on appelle encore « les classes moyennes ». Aurait-il été possible de faire autrement ? Honnêtement je n’en sais rien, comme je ne sais pas si ce ralliement a été fait par opportunisme, conviction, résignation, contrainte, chantage. Qu’importe au fond. N’importe que la mise en œuvre. Car mise en œuvre il y eut. C’est bien au cours des années 80 et 90 que les mots « réforme » et « modernité » devinrent synonymes d’adaptation au monde tel qu’il est. Que le marché devint l’horizon indépassable. Que les services publics commencèrent à être regardés comme trop onéreux. Que « les gagneurs » (pas encore appelés « premiers de cordée ») se sont substitués aux « travailleurs ». Que les chiffres se mirent à remplacer les idées, pas dangereux les chiffres, ni de droite ni de gauche, mais propres et élégants, les chiffres du commerce extérieur, des profits boursiers, des cotes de popularité. Que la gestion devint l’enjeu principal : gérer la crise, gérer les licenciements, gérer son look, gérer ses dividendes. Et puis privatiser, déréguler, financiariser, adouber Tapie…
Jean-Luc Mélenchon, qui a tant d’admiration pour Mitterrand et qui a été ministre d’un gouvernement de gauche, devrait s’en souvenir !
Ce basculement, ces changements n’ont rien de spécifiquement français. Ils sont européens et même mondiaux, par-delà quelques différences ou particularités. Et les décennies suivantes n’ont fait que développer le processus, tandis que les pays européens, et même plus largement l’Occident, et c’est aussi un paramètre essentiel, prenaient conscience qu’ils n’étaient plus les maîtres du monde.
2 – Pourquoi pas plus tôt ?
Pour en revenir à la scène française, le mouvement des gilets jaunes renvoie à ces décennies. Il est une révolte, une rébellion, un refus, qu’on le nomme comme on voudra, de cette évolution du monde en général et de la France en particulier.
Question : pourquoi un tel mouvement n’a-t-il pas été déclenché plus tôt ?
C’est que, pendant ces dernières décennies, les présidents et gouvernements successifs ont réussi, bon an mal an, chacun à sa façon, à enrober, dissimuler, habiller, déguiser leur politique. Parfois aussi à l’adoucir en transigeant avec l’agenda néo-libéral ou même à tenter d’y résister.
François Mitterrand a continué à incarner bon an mal an la gauche, d’autant que les effets de la nouvelle politique étaient encore débutants et ponctuels. Il faut ajouter que le retour de l’extrême droite sur l’échiquier politique lui a rendu de fiers services. Entre les socialistes et le Front national, quels que soient les désaccords avec les premiers ou les déceptions qu’ils suscitent, aucune hésitation, le barrage contre l’extrême droite s’impose.
Jacques Chirac qui s’est fait élire en 1995 sur la « fracture sociale » pour s’en soucier ensuite comme d’une guigne a été, d’une certaine façon, sauvé, durant son septennat par la cohabitation : un premier ministre socialiste, donc à nouveau l’alibi de la gauche pour mener une politique d’ajustement. « Pas une société de marché », disait Lionel Jospin à juste titre. Sauf que justement le marché continuait son œuvre tentaculaire et que les privatisations, par exemple, allaient bon train. Durant son deuxième mandat, que lui a servi sur un plateau Jean-Marie Le Pen, l’inaction a été pour Chirac une ligne de conduite : ne rien faire ou presque (la longue grève de 1995 lui ayant servi de leçon) n’attire guère d’ennuis. À noter que c’est à ce moment-là que la gauche social-démocrate, éliminée dès le premier tour de l’élection présidentielle, entame sa descente aux enfers.
Nicolas Sarkozy a réussi, durant son quinquennat, à détourner l’attention des enjeux économiques et sociaux vers d’autres sujets, l’identité française, l’immigration, les banlieues, « les quartiers »… Mais première alerte, en quelque sorte, il se présente à nouveau et n’est pas réélu.
François Hollande, davantage ennemi auto-proclamé de la finance qu’effectif, ladite finance n’ayant en effet guère tremblé durant le quinquennat du président « normal », s’est heurté, dans ses tentatives de « réformes », à des mouvements importants mais sous une forme traditionnelle et somme toute inefficace pour les empêcher. Il termine son quinquennat mais nouveau signal : il ne peut pas se représenter, surtout à cause de l’énergie déployée par Emmanuel Macron ainsi que par certains de ses « camarades » socialistes pour l’en empêcher !
L’actuel président de la République arrive après ces décennies et, contrairement à ses prédécesseurs, il a le courage de ne pas marcher masqué, car dire que donner encore davantage aux riches profitera forcément aux pauvres est un masque bien transparent ! Macron prend le monde tel qu’il est, car il sait que c’est dans ce monde-là et pas dans un autre qu’il va présider la République française. Macron ne veut pas un autre monde, il ne veut pas changer le monde, il ne prétend pas qu’il va « réduire la fracture sociale » ou qu’il va maîtriser la finance, non, il a juste comme projet de faire que la France garde la tête hors de l’eau et tant pis si certains, en même temps, se noient. Il ne masquera pas son idéologie néo-libérale et au final darwinienne (« premier de cordée », « traverser la rue » etc.), et il ne cessera pas d’être « sûr de lui et dominateur », ce qui l’a entraîné à accumuler maladresses et erreurs comportementales et tactiques dont il peine à se remettre.
3 – L’ambivalence à l’égard des gilets jaunes
Je n’ai pas trouvé un autre mot. Je suis à la fois du côté des gilets jaunes et très réservée à leur égard et même inquiète de leurs effets.
De leur côté.
Comment en effet ne pas être du côté de ces femmes et hommes qui ne « s’en sortent pas », qui « ne peuvent pas boucler leurs fins de mois », qui craignent pour leur présent et pour l’avenir de leurs enfants, qui se sentent méprisés, mais qui retrouvent de la fierté en inventant sur leurs ronds-points une manière de lutte inédite, qui découvrent, c’est incontestable, une forme de solidarité, de fraternité, de vie nouvelle, de vie méritant d’être vécue. Sans assimiler l’un à l’autre, j’ai connu cet emballement des cœurs et des âmes en mai et juin 68, une vie humaine, loin des eaux glacées du calcul égoïste, et le mélange de détresse et de colère de devoir arrêter. Oui, comment être contre ?
Mais impossible aussi d’être inconditionnellement pour. Pourquoi ?
Mes réticences sont nombreuses. Impossible en effet d’admettre les appropriations historiques, telle celle des « gueules cassées » (une blessure le samedi, aussi douloureuse soit-elle, n’est pas à la mesure de la souffrance des soldats de la première guerre mondiale), ou pire encore celle véhiculée par ces tweets scandaleux assimilant le vécu des gilets jaunes actuels à celui des Juifs durant l’Occupation.
Pas plus acceptables l’opposition stérile entre villes et « territoires » comme si tous les habitants des grandes villes étaient de riches profiteurs, meilleur moyen d’engendrer la funeste haine de tous contre tous ; ou encore la prétention à être à soi seul le peuple comme si ceux qui n’endossaient pas un gilet jaune n’étaient que des représentants « des élites » ; l’assimilation de l’actuel régime politique français à une dictature ; l’antiparlementarisme, l’éloge l’inconditionnel de la démocratie directe comme si « le peuple » avait toujours raison. Rien d’étonnant, une partie des gilets jaunes étant cornaquée par quelques représentants de ces partis rivaux que sont La France insoumise et le Rassemblement national qui prétendent parler au nom du peuple, savoir ce qu’est le peuple et qui ont transformé les gilets jaunes en instrument de conquête du pouvoir, non pas pour celles et ceux qui ne bouclent pas leur fin de mois mais pour eux-mêmes.
De surcroît le rituel devenu vain du samedi, la plupart du temps accompagné de violences et de dégradations, suscite chez des personnes chaque semaine un peu plus nombreuses agacement et même exaspération, ce qui se retourne contre les gilets jaunes et, soit dit en passant, renforce celui dont la démission était devenue leur mot d’ordre ! L’intelligence tactique, là, n’est guère évidente. J’ajoute cette sorte d’intimidation, maniée par certaines gilets jaunes et quelques-uns de leur soutien qui transforment toute réserve en complicité avec les exploiteurs.
Ces réticences me plongent dans un mélange de colère et de compassion, colère à l’égard des manipulateurs de toutes sortes, compassion pour celles et ceux qui se sont lancés dans la lutte avec de bonnes raisons, avec espoir et bonne volonté.
Ambivalence aussi à l’égard des objectifs mêmes de cette lutte.
En soulignant leur manque d’argent, leur invisibilité, leur angoisse quant à l’avenir, le mouvement des gilets jaunes a pris, dès le début, pour cible principale l’État, incarné par le président de la République, le palais de l’Élysée, le gouvernement, les ministères, les préfectures, les élus surtout nationaux (trop nombreux, trop payés), les hauts fonctionnaires (idem), les impôts, les taxes, la police, la limitation de vitesse, les radars…
Il est aisé de comprendre pourquoi, compte tenu de ce que sociologues, enquêteurs, sondeurs disent de la composition sociale de ce mouvement : des salariés aux revenus modestes et/ou précaires, des auto-entrepreneurs ou des patrons de très petites entreprises, des retraités, des chômeurs, c’est-à-dire des personnes davantage confrontées, dans leur vie quotidienne à la fois à la présence de l’État (les impôts, les taxes, les normes, l’administration, la paperasserie…) et à son absence (disparition ou éloignement des services publics, des transports …)
Les tenants du néolibéralisme ne peuvent que se réjouir du procès intenté par les gilets jaunes à l’État eux qui aimeraient bien voir disparaître ce qui reste de sa fonction sociale et redistributrice.
Intéressant, à titre d’exemple, la manière dont Erwan Le Noan dans une tribune publiée par Le Figaro le 31 décembre 2018, et titrée « C’est l’État-providence et non le libéralisme qui est en cause » attrape au bond la balle lancée par des gilets jaunes pour prôner « le retrait progressif mais franc de la puissance publique, afin que la société puisse s’exprimer, se déployer et redonner des perspectives positives aux citoyens ». Qu’en termes galants ces choses-là sont dites ! Au début des années 80 les néolibéraux, plus francs du collier, disaient privatisations, au XXIe siècle, ils disent « déploiement de la société civile », mais c’est le même but : privatiser ce qui ne l’a pas encore été, non plus seulement les entreprises mais ce qui reste de services publics.
Il était significatif d’entendre dans un débat télévisé, Nicolas Beytout, directeur du très libéral quotidien L’Opinion, souligner à quel point le paiement des pensions de retraite coûte cher à l’État, comme si celles-ci n’étaient pas le fruit de cotisations, c’est-à-dire d’un salaire différé. La palme revient sans doute au Figaro qui affiche un farouche soutien aux gilets jaunes tant qu’ils ne franchissent pas une ligne de la même couleur. Car dès que s’esquissent une critique des inégalités ou le souhait d’une meilleure répartition des richesses, leur cote baisse sensiblement. Ainsi Guillaume Roquette dans son éditorial du Figaro Magazine (25 janvier) titré « La faute aux riches ? » Les énormes et indécents écarts de salaire ? Eh bien « il va falloir s’habituer à vivre avec », il faut aussi « cesser de faire cette chasse aux riches que les gilets jaunes ont fait revenir à la mode en réclamant de nouveaux impôts. Drôle d’issue pour une révolte fiscale ». Ainsi la critique de l’État est la bienvenue pour ceux qui veulent que cesse son rôle social, qui le trouvent encore trop présent, encore trop dans la redistribution, encore trop dispendieux, d’autant que les dépenses ne vont pas aux femmes et hommes de la France périphérique, celle des vrais Français, mais aux banlieues, à la diversité, aux immigrés…
C’est l’autre diversion, maniée par le Rassemblement national, ou par un Ivan Rioufol (Le Figaro 1er février) : «Quand le président croit utile, lors de ses vœux, de mettre en cause le « capitalisme ultralibéral et financier », il pose un diagnostic qui n’est guère convaincant. Ce n’est pas le capitalisme qui obsède les petits patrons et les employés qui forment avec les retraités la sociologie des gilets jaunes. Ces travailleurs ne critiquent ni le MEDEF ni l’entreprise. .. En revanche ils dénoncent les injustices constituées par les privilèges dont bénéficient certaines castes, et les préférences attribuées aux minorités protégées. Ce n’est pas le capitalisme qu’ils veulent réformer mais l’État-providence créateur de frustrations ». Nous y voilà : l’argent va d’une part à « la caste » (dans cet article « la France fonctionnarisée ») et aux banlieues, les « frustrations » naissant forcément du fait que « l’État-providence » fait plus pour « les minorités » que pour les Français, les vrais !
Même son de cloche du côté de la revue Éléments, installée dans son dernier numéro en défense des gilets jaunes, donc des « ploucs émissaires », lesquels sont « la voix du peuple français ». Et ladite revue d’expliquer doctement que les inégalités sont produites par « une société ouverte, par la modernité libérale ». Et sous cette appellation, il ne faut pas seulement entendre l’hubris néolibérale, mais le libéralisme sous tous ses aspects, aussi bien économique que politique et culturel. Ainsi pas d’inégalités avant ? Pas d’inégalités sous l’Ancien régime ? Pas de révoltes et même de révolutions pour tenter d’y mettre fin ? Pas d’inégalités, d’exploitations au long du XIXe siècle que tant d’écrivains ont décrites et dénoncées ? Mais non, les inégalités ne sont dues qu’à l’extension du marché, à l’abolition des frontières. Tous égaux donc, dès lors que les frontières seraient rétablies ! Quant à la redistribution, elle suppose une « identité partagée », mieux même « une identification du pauvre au riche », identification mise à mal par, devinez quoi, « l’immigration de masse ». En lisant, je cite au hasard et de manière très limitée, Rousseau, Voltaire, Hugo, Zola, Aragon, on l’a sous les yeux, n’est-ce pas, l’identification du pauvre au riche !
En prenant l’État comme cible principale, ce qui ouvre la porte aux tentatives de récupérations et d’instrumentalisations évoquées ci-dessus, les gilets jaunes n’ont-ils pas désigné comme responsable principal un maillon faible ? Les dernières décennies attestent en effet un affaiblissement progressif de l’État, une impuissance face aux puissances économiques et financières, une impuissance aussi, subie ou voulue des gouvernements. La vraie puissance, le vrai pouvoir ne sont pas là où les gilets jaunes les situent. Mais de leur part, pas un mot ou presque sur les très hauts salaires de certains PDG, ou les dividendes en augmentation !
Le pouvoir politique (par-delà les différences idéologiques sur nombre de sujets) n’a-t-il pas, relativement aux enjeux économiques et financiers, qu’une apparence de pouvoir ? Il a un pouvoir pour de très nombreux enjeux sur lesquels une différence gauche/droite a toujours un sens, abolir la peine de mort, instituer le mariage pour tous, affirmer des droits, combattre les discriminations racistes et sexistes, favoriser l’égalité entre les femmes et les hommes, lutter contre le terrorisme, faire une loi anti-casseurs, augmenter ou non les impôts, les exemples sont multiples, non pour mettre au pas la finance. La politique de la France ne se fait pas à la corbeille, lançait le général de Gaulle. Il y a belle lurette que si, même si la corbeille est devenue numérique.
4 – Redonner à la politique une maîtrise de l’économie
Tel est bien l’enjeu principal : non pas abolir le capitalisme (pour son remplacement bien des peuples ont déjà donné, merci), mais le contrôler, le réguler, le différencier, car sans contrôle, il devient destructeur, il devient fou. C’est cette folie qui s’est chaque année un peu plus installée. Ce n’est pas un problème français, ni même seulement européen, mais mondial, chacun le sait. Pour le dire autrement : faire que la politique – donc autant les gouvernements que les citoyens – sorte de son impuissance, celle qui s’est sédimentée au fil des années, celle à laquelle nous nous sommes habitués.
Aux signaux donnés par plusieurs épisodes complètement différents mais adossés aux mêmes problèmes (Brexit, Nuit debout, Occupy, Podemos, 5 étoiles, Indignés, populismes de droite et de gauche, montée de partis d’extrême droite, quêtes identitaires…) s’est donc ajouté celui des gilets jaunes.
Toutes les manières de se battre contre la folie néolibérale sont-elles bonnes ? Je ne le crois pas. Certaines ne sont que des impasses : impasse du souverainisme qui fait croire qu’en se repliant derrière des frontières, la maîtrise politique sera retrouvée. Non. La mondialisation est une donnée devenue incontournable à laquelle aucun repli ne peut permettre d’échapper, d’autant que, je le souligne à nouveau, c’est aussi le nom de la perte d’une domination hégémonique de l’Occident.
Autre impasse, liée d’ailleurs à la précédente, le repli sur un peuple identitaire contre « les élites mondialisées », en outre tenantes du sociétal et aveugles au social, refrain qui autorise certains, à l’instar d’un Eric Zemmour ou d’un Jean-Claude Michéa, ou de la revue Éléments, pour ne prendre que ces exemples, à assimiler néolibéralisme économique, libéralisme politique et culturel. À les suivre, le risque est grand que demeure le libéralisme économique tandis qu’au libéralisme politique et culturel succéderait un autoritarisme conservateur.
Réguler, contrôler, maîtriser le capitalisme, ces objectifs ne sont pas nouveaux. Ils renvoient à ce qui était l’ambition, la tâche de la social-démocratie. On peut refuser ce mot ancien et en chercher un autre. Mais la tâche reste la même : bâtir une nouvelle social-écolo-féministo-démocratie. Ce n’est pas un combat français, mais la France et les Français peuvent y contribuer. Cela ne relève pas des seuls politiques mais de l’ensemble des citoyens. Il ne s’agit pas seulement de « rapprocher les citoyens des élus », « de rendre visibles les invisibles », de « donner un peu plus souvent la parole au peuple »,autant de formules devenues en quelques semaines des rengaines et qui masquent le principal : trouver les moyens de peser politiquement sur l’économie et la finance.
Je ne prétends pas, comme tant d’autres, savoir comment il faut s’y prendre. Je sais juste que telle est la tâche d’aujourd’hui.
Le mouvement des gilets jaunes peut-il être un épisode de cette ambition ? Je n’en sais rien.
Pour l’heure il a eu trois effets : quelques mesures destinées à « améliorer le pouvoir d’achat » ; un renforcement du Rassemblement national ainsi qu’une remontée dans les sondages, au moment où j’écris ces lignes, d’Emmanuel Macron, par le ralliement d’une partie de la droite et de citoyens de gauche inquiets de la poussée aux extrêmes en termes idéologiques et comportementaux de certains gilets jaunes ; troisième effet : par-delà les réticences, les réserves, un incontestable réveil démocratique d’une grande partie des Français.
La suite, je ne la connais pas. Le pire (une dérive autoritaire conjuguée au conservatisme et à l’ultralibéralisme économique) n’est pas exclu mais il n’est pas certain non plus.
Parfois arrivent des surprises.
Le général de Gaulle, « revenu aux affaires » avec le soutien des partisans de l’Algérie française a mis fin à la colonisation.
Mitterrand élu sur un programme social-démocrate a été un acteur majeur de l’agonie de la social-démocratie.
Se pourrait-il que la conjugaison quasi oxymorique de gilets jaunes, de « gaulois-es ou de non gaulois-es réfractaires », « de souche » ou de « pas de souche » aux multiples branches, et d’un Emmanuel Macron plus dynamique et énergique que ses prédécesseurs signe le début d’un processus permettant de détruire les modalités et les effets les plus détestables de l’actuelle mondialisation, de changer l’Europe, de répondre au défi climatique, de ne pas réduire l’humanité à une machine à produire du cash ?
© Martine Storti, 2019.