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À sa place ou déplacé. Récit transclasse et pensée victimaire (par Fabrice Ravelle)

Fabrice Ravelle1 réfléchit sur la construction et l’usage du concept de transclasse – « ces personnes qui migrent d’une classe sociale à l’autre dans un mimétisme qui se sent parfois coupable ». Parti d’une expérience personnelle, nourri par la lecture de récits contemporains (Didier Eribon, Edouard Louis, Annie Ernaux), éclairé par des travaux de recherche (Chantal Jaquet, Gérald Bronner, Frédéric Martel), il soulève la question d’une « pensée victimaire », d’une assignation qui, au nom d’une identité contraire à la singularité, récuse le principe d’émancipation.

Les transfuges de classe ou les transclasses sont ces personnes qui migrent d’une classe sociale à l’autre en intégrant ses codes, dans un mimétisme qui se sent parfois coupable. Difficile de préciser l’origine exacte de l’expression : à partir des années 90 « transfuge de classe » est une expression journalistique à la mode, elle semble suivre le concept de « névrose de classe2 » du sociologue Vincent de Gaulejac (1987) dans son approche clinique du sujet. En 2014, la philosophe Chantal Jaquet3 introduit le concept de transclasse, une contraction permettant d’évacuer le mot transfuge tout en introduisant le principe de la non-reproduction sociale.

La littérature du XIXe siècle nous a fourni bon nombre d’archétypes transclasses. Nos héros transclasses s’appellent Julien Sorel (Le Rouge et le noir / Stendhal), Lucien de Rubempré dans la Comédie humaine (Balzac) ou Frédéric Moreau pour l’Éducation sentimentale (Flaubert)… Chantal Jaquet s’appuie en bonne part sur la destinée de Julien Sorel, mais j’ai le sentiment qu’une grande partie des romans du XIXe, en écho au formidable essor de la bourgeoisie, s’articule autour de ce type de personnage. Ce sont ces grandes figures qui, par volonté ou accident, bifurquent vers un monde qui ne leur appartient pas, introduisant un décalage, une étrangeté dans le récit.

Suis-je moi-même transclasse ? Il est certain qu’au regard de ce petit détour d’entre les classes, chacun se découvrira plus ou moins dans cette position inconfortable. Avec son lot de culpabilité, de honte, de trahison (?) ou s’agira-t-il peut-être de venger quelque chose ? Nous y reviendrons.

Autobiographie d’un « déplacé »

D’évidence, les récits transclasses sont autobiographiques. Aussi, je vais me plier à ce rituel, brièvement.

Mes parents, employés de restauration, serveuse et chef de cuisine ont connu la précarité des petits boulots. La faillite de leur premier petit restaurant de campagne à la fin des années 60 entraînera les dettes puis les saisons et les emplois pour se refaire, je m’en souviens bien. Plus tard, au milieu des années 80, à mon adolescence ils trouveront leur place en ouvrant un restaurant avec un certain succès. Nous avons vécu en HLM, notamment dans la zup de Montbéliard, puis dans un pavillon Phénix, gage d’accession à la propriété de la petite classe moyenne. Ma scolarité s’arrête à Bac+2. Une passion très jeune pour la musique et l’expression artistique mais un apprentissage très tardif et peu académique. Je dois mon parcours artistique à une soif de connaissance compulsive qui m’a fait fréquenter très assidûment les bibliothèques municipales pour tout dévorer. Je pense avoir vu tous les spectacles de la maison de la culture de Montbéliard pendant plusieurs années, grâce aux places gratuites qu’une amie de lycée nous fournissait. Disons, un parcours en bonne part autodidacte, sérieusement nourri tout de même des enseignements de l’école publique, bibliothèques, musée municipaux, centre d’art MJC et de cours de musique. Puis un certain culot de se prétendre artiste à 18 ans m’a fait frapper à la porte de toutes les salles de concert et festivals, une bonne occasion pour moi de fuir la province pour Paris.

Après des rencontres décisives, un travail de fond, laborieux, 35 ans de carrière et quelque cinquante albums de musique réalisés, je pense avoir trouvé ma place de compositeur et directeur musical auprès de grands artistes. Et pourtant, toujours ce sentiment de ne pas être tout à fait à ma place, le syndrome de l’imposteur, parfois, comme si j’avais volé ma place. À l’évidence, je n’étais pas prédisposé à ce genre de trajectoire.

Être déplacé : C’est le terme que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron4 emploient lorsqu’ils recueillent les sentiments des étudiants en 1964 dans Les Héritiers. Certains se trouvent à leur place, disons les enfants de la bourgeoisie. Les autres, très minoritaires en 64, fils et filles de paysans ou d’ouvriers, se sentent « déplacés ». Le vocabulaire est saisissant. Le principe pointé par Bourdieu est maintenant un classique : les enfants de la classe bourgeoise héritent de tous les codes. Nul besoin de fréquenter le ciné-club, d’emprunter les disques de jazz, de découvrir les symphonies ou les concertos… les classiques sont intégrés, presque innés. Ainsi pour les héritiers, la culture peut s’aborder de façon dilettante (c’est le terme consacré). Un dilettantisme comme mode de vie, sans effort apparent, tout est « naturel » puisque hérité. Pour l’étudiant « déplacé », par-contre, le monde de la culture, le monde intellectuel demande un apprentissage quotidien, laborieux. Une mise à niveau, rien ne va de soi.

J’ai souvent été confronté à ce dilettantisme de bon teint. Connaître les codes suppose une légèreté dans les relations, on se reconnaît, on se rassure. Nombre de fois j’ai trop laissé transparaître mon enthousiasme pour un projet ou pour un poste. Cela m’aura valu méfiance et suspicion. Comment ? Il aurait besoin de ce travail pour vivre ? Presque indécent ! Cette mécanique des héritiers est particulièrement à l’œuvre dans le milieu du cinéma et dans une certaine mesure dans la production musicale.

Dolorisme

Je pense avoir découvert la question des transfuges de classe avec l’ouvrage de Didier Eribon5, Retour à Reims il y a une bonne dizaine d’années, le livre date de 2009. Cet essai, pour moi, c’est d’abord une révélation qui laissera place plus tard à un désamour. Il faut reconnaître que ce traité de sociologie a quelque chose de particulièrement émouvant par sa manière d’autobiographie : bien installé dans sa situation, l’auteur se rend aux obsèques de son père dans sa région natale – occasion d’une introspection sur sa bifurcation. Lui, l’enfant d’ouvrier deviendra l’intellectuel « homosexuel de gauche » en vogue des années 80. Je n’ai pas le même parcours mais quelque chose résonne en moi dans son récit. Je comprends dans son texte que son homosexualité aura agi comme une transgression de classe. « Je me suis décrit » dit-il « comme un miraculé ; il se pourrait bien qu’en ce qui me concerne, le ressort de ce ‘’ miracle‘’ soit l’homosexualité » (Chantal Jaquet fait aussi référence à cet extrait dans Les Transclasses). L’homosexualité comme transgression sociale, j’en ai connu quelques traces à la fin des années 80, avec le grand brassage d’une communauté (Eribon décrit les lieux de drague ainsi). Faits, réels ou fantasmés, je pense moi aussi avoir découvert un autre monde, en fuyant la province, en côtoyant des personnes d’une autre classe (dirais-je dominante ?). Un monde que je ne m’imaginais même pas.

Il est question de place, il est question de classe. Il sera question de Marx. J’aurai cependant du mal à me glisser intégralement dans la mécanique de Marx, tant je trouve que la « lutte des classes » peine à analyser notre société. Et puis on trouvera toujours plus dominant ou plus dominé. Même le prolétariat a son sous prolétariat, le Lumpenprolétariat6. Une classe de mendiants, de voleurs et de petits métiers, une classe que même les prolétaires se doivent de déconsidérer par peur de contamination sociale. Le Lumpen (le prolétaire en haillons) transgresse, se retourne et se vend au plus offrant. C’est le scandale antirévolutionnaire par excellence. Voyons la description du parti du 10 décembre par Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte7 : « des forçats sortis du bagne, des filous, des souteneurs » […] mais aussi « des chiffonniers, des rémouleurs, des rétameurs, des mendiants » encore : « bref, toute cette masse confuse, décomposée, flottante, que les Français appellent la ‘’ bohème ‘’. » Marx dans le texte ! L’épouvantail, si je puis dire, est large lorsqu’il s’agit de déconsidérer une classe par rapport à une autre, on est loin de la rédemption d’un Jean Valjean. Point de salut, en haillons pour la vie. « Pour la vie » c’est une question clé, la question d’un déterminisme social.

Le sociologue Gérald Bronner dans Les Origines8 (lui aussi authentique transclasse), regroupe bon nombre de récits contemporains dans un même cœur narratif : le dolorisme. Didier Eribon, Annie Ernaux, Edouard Louis ont à cœur de renforcer le caractère inéluctable et définitif d’assignation sociale. Portant en eux la souffrance de la classe qu’ils ont quittée. Leur « transclassisme » se mue en souffrance christique, gage de salut de l’ensemble des classes laborieuses. Quel besoin a-t-on de porter sa douleur en bandoulière lorsqu’on devient par la force des choses le symbole d’une certaine réussite sociale ?

En quoi consiste cette réussite ? La reconnaissance de ses pairs, la maîtrise de codes, d’un langage, les honneurs, l’enrichissement aussi. D’aucuns résumeront cela à l’embourgeoisement. Le mot sonne comme embonpoint, avec la réussite vient la mauvaise graisse. De là à penser que le dolorisme agirait comme un talisman contre l’accusation d’embourgeoisement…Devenu grand intellectuel, traduit dans toutes les langues, riche et célèbre oui ! Mais le transclasse portera à jamais toute la douleur de sa classe !

Pensée victimaire et assignation

Dans son expression « j’écrirai pour venger ma race9 » Annie Ernaux pousse le principe d’assignation de classe au-delà de toutes limites (extrait de son discours au prix Nobel). Même si « Je vengerai ma race » est issu de ses carnets écrits à l’âge de 22 ans, une telle démesure est difficilement compréhensible, sauf à penser qu’il lui fallait prouver fidélité à sa classe/race dans une alternative : vengeance ou trahison. « Lever le front pour laver l’affront » comme le résume à ce sujet Chantal Jaquet. Toujours est-il que le fait d’assimiler la classe à la race est glaçant dans une provocation ultime. Il entérine le principe de déterminisme. À nouveau, point de salut.

Néanmoins, les récits d’Annie Ernaux sont d’ordinaire tout à fait mesurés dans un travail de description d’une grande sobriété. Pour mémoire, le récit transclasse par excellence d’Annie Ernaux s’intitule judicieusement la place10 – ou comment résumer en un mot toute la complexité du phénomène. Je trouve ce minimalisme particulièrement saisissant. La place, c’est bien le mot de Bourdieu. La Place est le portrait de son père, ouvrier puis patron d’un café-épicerie de quartier, on y comprend l’attachement puis l’éloignement de l’auteur jusqu’à la honte de son propre milieu – La Honte, autre récit transclasse de Annie Ernaux.

Autre auteur, autre récit : que penser alors d’une famille décrite comme un sous-quart monde dans un délire d’exagération d’un Édouard Louis au comble de l’auto-fiction ? Pour cet auteur, le trait est systématiquement forcé, que ce soient les détails sur son père buvant le sang frais d’un porc égorgé dans En finir avec Eddy Bellegueule11 ou le déroulé d’un supposé viol relaté par la sœur du narrateur avec force tics de langage pour faire plus peuple dans Histoire de la violence12. La caricature n’est jamais loin. À se demander si forcer le trait ne devient pas un système en soi, une sorte de justification de ses origines modestes dans un monde intellectuel et bourgeois que l’on peine à assumer publiquement. Caricaturales aussi les prises de positions de plus en plus provocatrices du trio Eribon, Louis et Lagasnerie, comme s’il leur fallait depuis quelques années prouver le caractère authentique de leur engagement dans une sociologie postmarxiste.

Gérald Bronner explique malicieusement que la tendance est aux origines modestes pour l’intellectuel de 2020, si bien que si nécessaire on fera remonter son pedigree de modestie à deux ou trois générations. Si par malchance, vous avez été élevé dans une certaine aisance, faites remonter vos véritables origines au grand père ouvrier ou à vos arrière-grands-parents paysans, on en tirera grand bénéfice.

L’artiste transclasse aurait la bourgeoisie honteuse. Oubli volontaire : sans bourgeoisie, pas d’artiste, pas de galeries, pas de concert, pas de cabaret. Quelles traces la littérature et la musique françaises auraient-elles laissées dans nos esprits sans les grandes salonnières du tournant du siècle ? Qui a fait le succès des ballets Russes, des Picasso d’hier et d’aujourd’hui ? Le légendaire mauvais goût petit-bourgeois aura même fait le miel des grands créateurs, de Brecht à Warhol en passant par Otto Dix…Brecht qui avec Kurt Weill aura si magnifiquement mis en scène notre fameux Lumpenprolétariat… Aujourd’hui L’Opéra de quatre sous ou Mahagonny13 se jouent dans nos très bourgeois opéras.

L’écrivain et sociologue Frédéric Martel, transclasse aussi, s’était reconnu tout comme moi dans le Retour à Reims de Didier Eribon. Seulement, dans son recueil sur la culture gay Fiertés et préjugés14 il pointe lui aussi la pensée victimaire entretenue par Didier Eribon et ses comparses. Ce dolorisme finit par désactiver le contenu même de cet ouvrage au fil du temps. À noter que Didier Eribon, dans l’épilogue de Retour à Reims ébauche la visée intersectionnelle de son combat au-delà du marxisme : « […] la disparition du marxisme, ou du moins son effacement du discours hégémonique à gauche, aura été la condition nécessaire pour qu’il devienne possible de penser politiquement les mécanismes de l’assujettissement sexuel, racial etc. » 15. D’ailleurs, Eribon, dans ce même épilogue, reprend à son compte le « je vengerai ma race » exhumé des carnets d’Annie Ernaux. Petit à petit, Retour à Reims se transforme en manifeste militant où le transclasse, quels que soient sa vie, ses choix, restera à jamais lié aux instincts (habitus ?) de sa classe d’origine, ainsi, forcément soumis à la classe dominante, quoi qu’il advienne. C’est d’ailleurs le thème récurrent des auto-fictions d’ Édouard Louis. Il est certes compréhensible que le transclasse puisse servir d’alibi à une classe dominante à la recherche du contre-exemple miraculeux permettant d’attester le bon fonctionnement de notre méritocratie. Mais « Venger sa race » ou trahir sa classe : nous voilà plongés une fois de plus dans cette alternative, que je refuse. Je la trouve totalement déprimante, aliénante et insultante. Une manière de dissoudre l’individu résumé à une classe sociale. En toute indifférenciation, sans espoir d’émancipation. C’est donc cela une assignation.

Dans son analyse, Chantal Jaquet propose en quelque sorte un remède à ce principe d’assignation en se penchant sur l’individu16 et l’idée de passage, de passager, de « passe-classe ». « Lorsque la lutte pour la reconnaissance échoue, cette identité apposée à l’individu apparaît comme la forme suprême de l’aliénation puisqu’il est à jamais enserré dans des caractéristiques immuables, son sexe, sa race, son statut social. » À l’identité, elle oppose le principe de complexion de l’individu (en référence à Spinoza) et nous incite à prendre en considération « les différences fines, la particularité des êtres… ». À mon sens, un remède à l’intersectionnalité et à l’obsession de l’identité en vogue de nos jours.

Pourtant, la toute dernière phrase de « transclasses » de Chantal Jaquet me laisse perplexe :

« Bien qu’il puisse incarner une figure d’émancipation par rapport à une condition stigmatisée, le transclasse n’est pas l’avenir de la femme, de l’homosexuel(le) ou du Noir ; il n’est pas davantage l’avenir de l’homme car l’objectif n’est pas de passer solitairement les barrières de classe, mais de les abolir pour tous. »

Pourquoi élaborer sur 230 pages un concept subtil aux vertus émancipatrices, pour finalement, s’assujettir dans un schéma rebattu qui ressemble sérieusement à l’abolition des classes ? Que signifie au juste cette candeur soudaine après avoir soutenu le caractère autonome et mouvant des transclasses ? S’attacher à la toute dernière minute à l’avènement d’une société sans classe comme idéal, m’interroge. À cet élan révolutionnaire, je préfère m’en tenir à d’autres considérations : pouvons-nous reproduire ce petit miracle social dans nos nouvelles rencontres professionnelles ou autres ? Même s’il y a malgré tout un entre-soi dans nos relations, faut-il s’acharner à voir dans les ‘places’ que nous y occupons l’effet exclusif d’un déterminisme social au point d’en exclure toute liberté, toute circulation ?

Notes

1 – Compositeur et producteur de musique.

2 – Vincent de Gaulejac, La Névrose de classe, Paris, Payot, 2016 (1987).

3 – Chantal Jaquet, Les Transclasses ou la non-reproduction, Paris, PUF., 2014.

4 – Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1966.

5 – Didier Eribon, Retour à Reims, Paris, Champs Flammarion, 2018 (2009).

6 – Voir Jean-Claude Bourdin « Marx et le Lumpenprolétariat » dans Actuel Marx, N° 54, Paris, PUF, 2013, p. 39-55.

7 – Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Chapitre V.

8 – Gérald Bronner – Les Origines, pourquoi devient-on qui l’on est ?, Paris, Champs Autrement, 2025 (2023).

10 – Annie Ernaux, La Place, Paris, Folio, 2021 (1983).

11 – Edouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Paris, Points, 2015 (2014).

12 – Edouard Louis, Histoire de la violence, Paris, Seuil, 2016.

13Opéra de quat’sous, Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (B. Brecht / K. Weill).

14 – Frédéric Martel, Fierté et préjugés, la révolution gay, Paris, Bouquins, 2022. « La pensée victimaire: Edouard Louis, Didier Eribon et Geoffroy de Lagasnerie » texte en libre accès https://fredericmartel.com/la-pensee-victimaire-edouard-louis-didier-eribon-et-geoffroy-de-lagasnerie/

15Retour à Reims, p. 244.

16 – Chantal Jaquet : voir notions d’ingenium et de complexion en référence à Spinoza et Pascal.

Les symptômes d’une société malade, entretien avec Jean-Pierre Le Goff

Propos recueillis par Philippe Foussier

Dans son dernier livre, La Société malade (Stock, 2021), le philosophe et sociologue Jean-Pierre Le Goff propose un diagnostic des effets de la pandémie de Covid-19 sur notre société mais aussi sur ce que celle-ci n’a pas modifié mais plutôt révélé.

Philippe Foussier – Vous affirmez que la pandémie a « révélé » une société malade et fracturée. A-t-elle pour autant accentué ces caractéristiques ?

Jean-Pierre Le Goff – Si tout le monde a subi la pandémie et le confinement, tout le monde ne les a pas vécus de la même façon. Les fractures sociales et culturelles, tout particulièrement entre la « France périphérique », les banlieues et les grandes métropoles étaient manifestes. Quant à la coupure entre la société et le pouvoir politique, elle s’est accentuée après plus d’un an de gestion chaotique de la pandémie. S’y est ajoutée la vision d’un pays affaibli et désindustrialisé, dépendant d’une mondialisation dérégulée, sans parler de la situation dégradée du système hospitalier soumis depuis des années à des restrictions budgétaires et à un management déshumanisant. La pandémie a été comme la plaque sensible de ces phénomènes existant antérieurement mais qu’on ne peut plus dénier ou secondariser comme beaucoup le faisaient précédemment. Ce qui ne veut pas dire qu’on y voit plus clair pour autant. Le discrédit de l’autorité politique et la désorientation de la société sont un terrain sur lequel prospèrent les démagogues et les idéologies rétrogrades.

P. F. – En analysant le caractère « tourbillonnant » du débat démocratique depuis le début de la pandémie, vous affirmez qu’il pose « un défi à notre conception de la citoyenneté issue des Lumières ». Pour quelles raisons ?

J.-P. L. G. – L’angoisse et la désorientation ont été démultipliées par ce que j’appelle une « bulle langagière et communicationnelle » développée par les grands médias audiovisuels en direct et en continu, et les réseaux sociaux qui fonctionnent à la réactivité et à l’émotionnel. Les « événements » chocs, recouverts d’emblée d’un flot ininterrompu de commentaires et de polémiques, tournent en boucle à l’infini. Ce mode de fonctionnement donne le tournis et finit par décourager l’envie même de démêler le vrai du faux et d’agir sur le monde. Le recul réflexif et critique, l’autonomie de jugement et l’engagement responsable dans la cité sont rendus plus difficiles dans ces conditions. Il n’y a nulle fatalité en l’affaire pourvu que l’on fasse l’effort de penser par soi-même en se dégageant du maelstrom ambiant.

P. F. – La pandémie a aussi entraîné l’expression décuplée de discours catastrophistes nous promettant l’effondrement généralisé, la multiplication des malheurs voire la fin du monde, tout comme une rhétorique à connotation religieuse nous alertant sur l’imminence d’un châtiment divin ou la revanche d’une nature que l’homme aurait décidément trop maltraitée…

J.-P. L. G. – La collapsologie et l’écologie fondamentaliste ont été à la pointe de ces discours catastrophistes. Ils ont repris à leur façon l’idée de péché et de punition divine : avec la pandémie, nous paierions le prix de nos fautes envers la nature, ou encore la pandémie serait le « dernier ultimatum » envoyé par la « Terre » – encore appelée « Gaïa » – à notre endroit. Cette vision pénitentielle désarmante s’est accompagnée d’une critique qui ne l’est pas moins. Au moment même où nous manquions cruellement de connaissances et de moyens pour combattre le virus, il est pour le moins paradoxal que nombre de discours s’en soient pris à la science, à la technique et au progrès. La perspective de la décroissance et d’une réconciliation angélique avec la nature a été mise en avant dans le moment même où le virus faisait des ravages. Ces courants écologistes radicaux prônent un changement radical de nos modes de vie et de pensée en jouant sur la peur de la catastrophe comme suprême argument. Les préoccupations et les inquiétudes légitimes sur les questions écologiques méritent un autre traitement en s’intégrant à l’idée même de progrès, aux valeurs humanistes et rationnelles de notre civilisation.

P. F. – On a également assisté durant les périodes de confinement à la promotion de méthodes de développement personnel, de méditation, de relaxation, accompagnées d’un vocabulaire new age souvent ésotérique. Là encore, sont-ce des phénomènes passagers ou qui peuvent connaître une certaine postérité ? 

J.-P. L. G. – Le premier confinement a donné lieu à de multiples activités au sein même de l’espace privé pour tenter d’en adoucir les contraintes et éviter le stress ou la dépression. Le yoga et la méditation ont été ainsi valorisés comme des méthodes efficaces pour se relaxer et se débarrasser des « pensées négatives ». Par-delà leurs vertus thérapeutiques, ces techniques s’accompagnent de considérations plus ou moins claires issues des conceptions orientales revisitées à l’aune de l’individualisme postmoderne. Dans ce cadre, la « concentration sur l’instant présent » en dehors des désordres du monde et du souci de l’avenir me paraît faire écho non seulement au temps arrêté du confinement, mais aussi à une situation historique marquée par le repli sur soi dans des sociétés déconnectées de l’histoire qui ont le plus grand mal à affronter le tragique qui lui est inhérent. C’est dans ce cadre que se développent de nouvelles formes de spiritualité éclectiques et diffuses en dehors des religions traditionnelles. Ces spiritualités diffuses expriment elles aussi un malaise réel et un certain état du monde, en fournissant l’espoir illusoire d’une harmonie totale avec soi-même, avec les autres et avec la nature. Mais encore faut-il ajouter qu’elles concernent surtout des catégories pour qui le souci de soi occupe une place centrale dans l’existence. Ce qui m’a du reste frappé dans le premier confinement, c’est la façon dont toute une culture propre aux catégories sociales plus ou moins aisées habitant les grandes villes et que l’on surnomme les « bobos » a été mise en avant dans les médias et les réseaux sociaux comme une sorte de modèle hégémonique.

P. F. – Vous pointez dans votre livre la prolifération des théories complotistes dans ce contexte particulier et le fait que beaucoup voient ou croient voir des intentions ou des volontés cachées partout. Que pourrait-on faire, si c’est possible, pour endiguer cette tendance ? 

J.-P. L. G. – Le complotisme développe une représentation imaginaire où rien ne serait dû aux aléas de l’histoire mais où tout répondrait à un projet concerté de forces occultes qui manipulent et dominent les populations. Pour faire valoir sa fantasmagorie, il s’appuie sur des réalités : méconnaissance des origines exactes du virus, gestion chaotique de la crise, contradictions entre scientifiques…. Quiconque réfute ses présupposés se voit alors accusé de nier les faits en question. La critique et les arguments rationnels, pour nécessaires qu’ils soient, ne suffisent pas pour venir à bout du complotisme. Ce dernier se développe sur fond de désorientation sociale et de ressentiment. La cohérence entre la parole politique et les actes, la victoire contre la pandémie et la vision d’un avenir positif discernable me semblent des conditions indispensables pour le contrer efficacement, en sachant que l’irrationnel et la recherche de boucs émissaires prospèrent dans les périodes critiques de l’histoire comme celle que nous vivons.

P. F. – L’ère actuelle du repli individualiste et communautariste a paradoxalement fait apparaître de grandes réserves d’humanité et de solidarité durant la période. Est-ce selon vous temporaire ou durable ? 

J.-P. L. G. – Les événements tragiques de l’histoire voient resurgir des ressources auxquelles on ne s’attendait pas forcément. Celles-ci traversent les clivages idéologiques et politiques, les préférences partisanes, les institutions… Par-delà les grands discours, elles engagent une éthique personnelle en situation qui s’est formée au cours d’un parcours de vie et de formation. Je ne crois pas que « plus rien ne sera jamais comme avant », mais il importe de s’appuyer sur ceux qui affrontent l’épreuve du réel en sachant faire preuve de discernement, en ayant le souci des autres et de la collectivité. Ce sont les véritables élites et les forces vives du pays. « Développer l’esprit critique », « partager le patrimoine culturel », « former des élites issues du peuple », ces orientations de l’éducation populaire me paraissent plus que jamais d’actualité.

Jean-Pierre Le Goff, La société malade, Paris :  Stock, 2021, 216 p.

Gilets jaunes, ruses du néolibéralisme, social-démocratie (par Martine Storti)

Martine Storti a publié cet article le 11 février 2019 sur son blog hébergé par Mediapart1. C’est une analyse, appuyée notamment sur des rappels utiles, où les perplexités et les interrogations sont non pas les fruits d’un retrait prudent dans une incertitude confortable, mais tout au contraire ceux du devoir de penser. Avec mes remerciements pour l’autorisation de reprise sur Mezetulle.

Réguler, contrôler, maîtriser le capitalisme, ces objectifs ne sont pas nouveaux. Ils renvoient à ce qui était l’ambition, la tâche de la social-démocratie. On peut refuser ce mot ancien et en chercher un autre. Mais la tâche reste la même : bâtir une nouvelle social-écolo-féministo-démocratie. Ce n’est pas un combat français, mais la France et les Français peuvent y contribuer.

1 – Il convient d’avoir la mémoire longue 

C’est dit et répété : les problèmes soulevés par les gilets jaunes ne sont pas nés avec l’élection d’Emmanuel Macron. Celui-ci n’est que la cause occasionnelle (ce qui ne l’exonère pas de sa responsabilité) d’un processus qui remonte à plusieurs décennies, en fait aux années 80.
Je les ai vécues, ces années.

Joie du 10 mai 1981 avec l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République. Enfin la gauche au pouvoir, comme l’on disait à l’époque ! Une élection qui déclencha immédiatement une double expression : l’expression d’une haine inouïe de la gauche, pensez des communistes au gouvernement, tandis que certains, y compris dans les rangs s’affirmant gaullistes, soulignaient que dans le nom « national-socialisme », soit le nazisme, il y avait le mot socialisme !
Oui, il faut rappeler cela.

S’exprimait aussi, chaque jour de manière un peu plus nette, l’idée que pour sauver la France des horribles socialistes, pas d’autre solution qu’une politique économique et sociale néo-libérale devenue très mode et très chic.

J’ai d’abord cru que cette l’idéologie n’était que le fait de la droite. D’où, par exemple, cet article que j’ai alors écrit dans le numéro de novembre-décembre 1984 de la revue Gauche.

 « À droite, la mode, on le sait, est au libéralisme. Economique s’entend. Pas un leader de l’opposition, pas un chantre du reaganisme et du thatchérisme qui ne décrive l’avenir radieux promis aux Français lors­que ceux-ci, enfin séduits par le nouvel « isme » chasseront l’ancien (le socialisme, bien sûr). 
Et il n’y a pas que les patrons de presse pour nous servir de guide. Les jeunes loups de l’opposition prennent plaisir à baliser le chemin. Alain Juppé, « tête économique », paraît-il, du RPR, s’enthousiasme lui aussi pour la privatisation des hôpitaux, « la concurrence entre les caisses de Sécurité sociale », et « l’introduction de modes de protection sociale différents » (interview dans L’Expansion du 5 octobre). En clair, la « tête économique » cogite, pour les soins et les retraites, un système d’assurances privées qui assurerait une couverture différente selon les contrats souscrits.
À l’UDF, on n’est pas en reste : Alain Madelin vante avec ardeur les mérites d’une « privatisation de la protection sociale ». Et notre libéral de service d’utiliser, pour mieux se faire comprendre, une comparaison : « Il n’y a pas de sécurité sociale automobile, explique-t-il, et pourtant, grâce à l’assurance automobile obligatoire, aucun conducteur ne se sent sans protection devant le risque d’accident. » A. Madelin se garde bien de préciser qu’entre le contrat « tiers collision » et le contrat « tous risques », de singulières différences de garanties et de coûts existent. Pas de doute : on nous propose très clairement une France à plusieurs vitesses, avec une super protection sociale pour les uns, une sous protection, voire pas de protection du tout pour les autres.
Les « forts » pourront alors, comme le dit A. Mad­elin, « se mettre au service des faibles ». Tant il est vrai que pratiquer l’assistance ou la charité offre bien des délices et apporte aux « forts » un sup­plément d’âme qui leur permet de se réjouir un peu plus d’être du bon côté de la barrière. À lire et écouter les gourous du libéralisme prétendument new look, on fait une plongée en plein XIXe siècle. Sauf qu’il y aura une façon moderne de faire acte de charité : pianoter le dimanche matin sur un terminal d’ordinateur pour créditer les soupes populaires plutôt que de jeter quelques sous sur le parvis des églises. »

En pensant que le néo-libéralisme économique n’était que le fait de la droite, je me trompais. Assez vite, à partir de 83-84 commença ce qui s’appelle improprement « le tournant de la rigueur » et qu’il faut plutôt nommer la soumission d’une partie de la gauche, celle qui était au pouvoir, à l’ordre économique et financier dominant.

Ce fut la ruse du néolibéralisme : faire endosser cette soumission d’abord par un gouvernement de gauche, ce qui susciterait moins de réticence, moins d’opposition de la part de ceux qui allaient en payer le prix, c’est-à-dire ce qu’on appelait et qu’on appelle encore « les classes moyennes ». Aurait-il été possible de faire autrement ? Honnêtement je n’en sais rien, comme je ne sais pas si ce ralliement a été fait par opportunisme, conviction, résignation, contrainte, chantage. Qu’importe au fond. N’importe que la mise en œuvre. Car mise en œuvre il y eut. C’est bien au cours des années 80 et 90 que les mots « réforme » et « modernité » devinrent synonymes d’adaptation au monde tel qu’il est. Que le marché devint l’horizon indépassable. Que les services publics commencèrent à être regardés comme trop onéreux. Que « les gagneurs » (pas encore appelés « premiers de cordée ») se sont substitués aux « travailleurs ». Que les chiffres se mirent à remplacer les idées, pas dangereux les chiffres, ni de droite ni de gauche, mais propres et élégants, les chiffres du commerce extérieur, des profits boursiers, des cotes de popularité. Que la gestion devint l’enjeu principal : gérer la crise, gérer les licenciements, gérer son look, gérer ses dividendes. Et puis privatiser, déréguler, financiariser, adouber Tapie…
Jean-Luc Mélenchon, qui a tant d’admiration pour Mitterrand et qui a été ministre d’un gouvernement de gauche, devrait s’en souvenir !

Ce basculement, ces changements n’ont rien de spécifiquement français. Ils sont européens et même mondiaux, par-delà quelques différences ou particularités. Et les décennies suivantes n’ont fait que développer le processus, tandis que les pays européens, et même plus largement l’Occident, et c’est aussi un paramètre essentiel, prenaient conscience qu’ils n’étaient plus les maîtres du monde.

 2 – Pourquoi pas plus tôt ?

Pour en revenir à la scène française, le mouvement des gilets jaunes renvoie à ces décennies. Il est une révolte, une rébellion,  un refus, qu’on le nomme comme on voudra, de cette évolution du monde en général et de la France en particulier.

Question : pourquoi un tel mouvement n’a-t-il pas été déclenché plus tôt ?

C’est que, pendant ces dernières décennies, les présidents et gouvernements successifs ont réussi, bon an mal an, chacun à sa façon, à enrober, dissimuler, habiller, déguiser leur politique. Parfois aussi à l’adoucir en transigeant avec l’agenda néo-libéral ou même à tenter d’y résister.

François Mitterrand a continué à incarner bon an mal an la gauche, d’autant que les effets de la nouvelle politique étaient encore débutants et ponctuels. Il faut ajouter que le retour de l’extrême droite sur l’échiquier politique lui a rendu de fiers services. Entre les socialistes et le Front national, quels que soient les désaccords avec les premiers ou les déceptions qu’ils suscitent, aucune hésitation, le barrage contre l’extrême droite s’impose.

Jacques Chirac qui s’est fait élire en 1995 sur la « fracture sociale » pour s’en soucier ensuite comme d’une guigne a été, d’une certaine façon, sauvé, durant son septennat  par la cohabitation : un premier ministre socialiste, donc à nouveau l’alibi de la gauche pour mener une politique d’ajustement. « Pas une société de marché », disait Lionel Jospin à juste titre. Sauf que justement le marché continuait son œuvre tentaculaire et que les privatisations, par exemple, allaient bon train. Durant son deuxième mandat, que lui a servi sur un plateau Jean-Marie Le Pen, l’inaction a été pour Chirac une ligne de conduite : ne rien faire ou presque (la longue grève de 1995 lui ayant servi de leçon) n’attire guère d’ennuis. À noter que c’est à ce moment-là que la gauche social-démocrate, éliminée dès le premier tour de l’élection présidentielle, entame sa descente aux enfers.

Nicolas Sarkozy a réussi, durant son quinquennat, à détourner l’attention des enjeux économiques et sociaux vers d’autres sujets, l’identité française, l’immigration, les banlieues,  « les quartiers »… Mais première alerte, en quelque sorte, il se présente à nouveau et n’est pas réélu.  

François Hollande, davantage ennemi auto-proclamé de la finance qu’effectif, ladite finance n’ayant en effet guère tremblé durant le quinquennat du président « normal », s’est heurté, dans ses tentatives de « réformes », à des mouvements importants mais sous une forme traditionnelle et somme toute inefficace pour les empêcher. Il termine son quinquennat mais nouveau signal : il ne peut pas se représenter, surtout à cause de l’énergie déployée par Emmanuel Macron ainsi que par certains de ses « camarades » socialistes pour l’en empêcher !

L’actuel président de la République arrive après ces décennies et, contrairement à ses prédécesseurs, il a le courage de ne pas marcher masqué, car dire que donner encore davantage aux riches profitera forcément aux pauvres est un masque bien transparent ! Macron prend le monde tel qu’il est, car il sait que c’est dans ce monde-là et pas dans un autre qu’il va présider la République française. Macron ne veut pas un autre monde, il ne veut pas changer le monde, il ne prétend pas qu’il va « réduire la fracture sociale » ou qu’il va maîtriser la finance, non, il a juste comme projet de faire que la France garde la tête hors de l’eau et tant pis si certains, en même temps, se noient. Il ne masquera pas son idéologie néo-libérale et au final darwinienne (« premier de cordée », « traverser la rue » etc.), et il ne cessera pas d’être « sûr de lui et dominateur », ce qui l’a entraîné à accumuler maladresses et erreurs comportementales et tactiques dont il peine à se remettre.

3 – L’ambivalence à l’égard des gilets jaunes

Je n’ai pas trouvé un autre mot. Je suis à la fois du côté des gilets jaunes et très réservée à leur égard et même inquiète de leurs effets.

De leur côté.

Comment en effet ne pas être du côté de ces femmes et  hommes qui ne « s’en sortent pas », qui « ne peuvent pas boucler leurs fins de mois », qui craignent pour leur présent et pour l’avenir de leurs enfants, qui se sentent méprisés, mais qui retrouvent de la fierté en inventant sur leurs ronds-points une manière de lutte inédite, qui découvrent, c’est incontestable, une forme de solidarité, de fraternité, de vie nouvelle, de vie méritant d’être vécue. Sans assimiler l’un à l’autre, j’ai connu cet emballement des cœurs et des âmes en mai et juin 68, une vie humaine, loin des eaux glacées du calcul égoïste, et le mélange de détresse et de colère de devoir arrêter. Oui, comment être contre ?

Mais impossible aussi d’être inconditionnellement pour. Pourquoi ?

Mes réticences sont nombreuses. Impossible en effet d’admettre les appropriations historiques, telle celle des « gueules cassées » (une blessure le samedi, aussi douloureuse soit-elle, n’est pas à la mesure de la souffrance des soldats de la première guerre mondiale), ou pire encore celle véhiculée par ces tweets scandaleux assimilant le vécu des gilets jaunes actuels à celui des Juifs durant l’Occupation.

Pas plus acceptables l’opposition stérile entre villes et « territoires » comme si tous les habitants des grandes villes étaient de riches profiteurs, meilleur moyen d’engendrer la funeste haine de tous contre tous ; ou encore la prétention à être à soi seul le peuple comme si ceux qui n’endossaient pas un gilet jaune n’étaient que des représentants « des élites » ; l’assimilation de l’actuel régime politique français à une dictature ; l’antiparlementarisme, l’éloge l’inconditionnel de la démocratie directe comme si « le peuple » avait toujours raison. Rien d’étonnant, une partie des gilets jaunes étant cornaquée par quelques représentants de ces partis rivaux que sont La France insoumise et le Rassemblement national qui prétendent parler au nom du peuple, savoir ce qu’est le peuple et qui ont transformé les gilets jaunes en instrument de conquête du pouvoir, non pas pour celles et ceux qui ne bouclent pas leur fin de mois mais pour eux-mêmes.

De surcroît le rituel devenu vain du samedi, la plupart du temps accompagné de violences et de dégradations, suscite chez des personnes chaque semaine un peu plus nombreuses agacement et même exaspération, ce qui se retourne contre les gilets jaunes et, soit dit en passant, renforce celui dont la démission était devenue leur mot d’ordre ! L’intelligence tactique, là, n’est guère évidente. J’ajoute cette sorte d’intimidation, maniée par certaines gilets jaunes et quelques-uns de leur soutien qui transforment toute réserve en complicité avec les exploiteurs.

Ces réticences me plongent dans un mélange de colère et de compassion, colère à l’égard des manipulateurs de toutes sortes, compassion pour celles et ceux qui se sont lancés dans la lutte avec de bonnes raisons, avec espoir et bonne volonté.  

Ambivalence aussi à l’égard des objectifs mêmes de cette lutte.

En soulignant leur manque d’argent, leur invisibilité, leur angoisse quant à l’avenir, le mouvement des gilets jaunes a pris, dès le début, pour cible principale l’État, incarné par le président de la République, le palais de l’Élysée, le gouvernement, les ministères, les préfectures, les élus surtout nationaux (trop nombreux, trop payés), les hauts fonctionnaires (idem), les impôts, les taxes, la police, la limitation de vitesse, les radars…

Il est aisé de comprendre pourquoi, compte tenu de ce que sociologues, enquêteurs, sondeurs disent de la composition sociale de ce mouvement : des salariés aux revenus modestes et/ou précaires, des auto-entrepreneurs ou des patrons de très petites entreprises, des retraités, des chômeurs, c’est-à-dire des personnes davantage confrontées, dans leur vie quotidienne à la fois à la présence de l’État (les impôts, les taxes, les normes, l’administration, la paperasserie…) et à son absence (disparition ou éloignement des services publics, des transports …)

Les tenants du néolibéralisme ne peuvent que se réjouir du procès intenté par les gilets jaunes à l’État eux qui aimeraient bien voir disparaître ce qui reste de sa fonction sociale et redistributrice.
Intéressant, à titre d’exemple, la manière dont Erwan Le Noan dans une tribune publiée par Le Figaro le 31 décembre 2018, et titrée  « C’est l’État-providence et non le libéralisme qui est en cause » attrape au bond la balle lancée par des gilets jaunes pour prôner « le retrait progressif mais franc de la puissance publique, afin que la société puisse s’exprimer, se déployer et redonner des perspectives positives aux citoyens ». Qu’en termes galants ces choses-là sont dites ! Au début des années 80 les néolibéraux, plus francs du collier, disaient privatisations, au XXIe  siècle, ils disent « déploiement de la société civile », mais c’est le même but : privatiser ce qui ne l’a pas encore été, non plus seulement les entreprises mais ce qui reste de services publics.

Il était significatif d’entendre dans un débat télévisé, Nicolas Beytout, directeur du très libéral quotidien L’Opinion, souligner à quel point le paiement des pensions de retraite coûte cher à l’État, comme si celles-ci n’étaient pas le fruit de cotisations, c’est-à-dire d’un salaire différé. La palme revient sans doute au Figaro qui affiche un farouche soutien aux gilets jaunes tant qu’ils ne franchissent pas une ligne de la même couleur. Car dès que s’esquissent une critique des inégalités ou le souhait d’une meilleure répartition des richesses, leur cote baisse sensiblement. Ainsi Guillaume Roquette dans son éditorial du Figaro Magazine (25 janvier)  titré « La faute aux riches ? » Les énormes et indécents écarts de salaire ? Eh bien « il va falloir s’habituer à vivre avec », il faut aussi « cesser de faire cette chasse aux riches que les gilets jaunes ont fait revenir à la mode en réclamant de nouveaux impôts. Drôle d’issue pour une révolte fiscale ». Ainsi la critique de l’État est la bienvenue pour ceux qui veulent que cesse son rôle social, qui le trouvent encore trop présent, encore trop dans la redistribution, encore trop dispendieux, d’autant que les dépenses ne vont pas aux femmes et hommes de la France périphérique, celle des vrais Français, mais aux banlieues, à la diversité, aux immigrés…

C’est l’autre diversion, maniée par le Rassemblement national, ou par un Ivan Rioufol (Le Figaro 1er février) : «Quand le président croit utile, lors de ses vœux, de mettre en cause le « capitalisme ultralibéral et financier », il pose un diagnostic qui n’est guère convaincant. Ce n’est pas le capitalisme qui obsède les petits patrons et les employés qui forment avec les retraités la sociologie des gilets jaunes. Ces travailleurs ne critiquent ni le MEDEF ni l’entreprise. .. En revanche ils dénoncent les injustices constituées par les privilèges dont bénéficient certaines castes, et les préférences attribuées aux minorités protégées. Ce n’est pas le capitalisme qu’ils veulent réformer mais l’État-providence créateur de frustrations ». Nous y voilà : l’argent va d’une part à « la caste » (dans cet article « la France fonctionnarisée ») et aux banlieues, les « frustrations » naissant forcément du fait que « l’État-providence » fait plus pour « les minorités »  que pour les Français, les vrais !

Même son de cloche du côté de la revue Éléments, installée dans son dernier numéro en défense des gilets jaunes, donc des « ploucs émissaires », lesquels sont « la voix du peuple français ». Et ladite revue d’expliquer doctement que les inégalités sont produites par « une société ouverte, par la modernité libérale ». Et sous cette appellation, il ne faut pas seulement entendre l’hubris néolibérale, mais le libéralisme sous tous ses aspects, aussi bien économique que politique et culturel. Ainsi pas d’inégalités avant ? Pas d’inégalités sous l’Ancien régime ? Pas de révoltes et même de révolutions pour tenter d’y mettre fin ? Pas d’inégalités, d’exploitations au long du XIXe siècle que tant d’écrivains ont décrites et dénoncées ? Mais non, les inégalités ne sont dues qu’à l’extension du marché, à l’abolition des frontières. Tous égaux donc, dès lors que les frontières seraient rétablies ! Quant à la  redistribution, elle suppose une « identité partagée », mieux même « une identification du pauvre au riche », identification mise à mal par, devinez quoi, « l’immigration de masse ». En lisant, je cite au hasard et de manière très limitée, Rousseau, Voltaire, Hugo, Zola, Aragon, on l’a sous les yeux, n’est-ce pas, l’identification du pauvre au riche !

En prenant l’État comme cible principale, ce qui ouvre la porte aux tentatives de récupérations et d’instrumentalisations évoquées ci-dessus, les gilets jaunes n’ont-ils pas désigné comme responsable principal un maillon faible ? Les dernières décennies attestent en effet un affaiblissement progressif de l’État, une impuissance face aux puissances économiques et financières, une impuissance aussi, subie ou voulue des gouvernements. La vraie puissance, le vrai pouvoir ne sont pas là où les gilets jaunes les situent. Mais de leur part, pas un mot ou presque sur les très hauts salaires de certains PDG, ou les dividendes en augmentation !

Le pouvoir politique (par-delà les différences idéologiques sur nombre de sujets) n’a-t-il pas, relativement aux enjeux économiques et financiers, qu’une apparence de pouvoir ? Il a un pouvoir pour de très nombreux enjeux sur lesquels une différence gauche/droite a toujours un sens, abolir la peine de mort, instituer le mariage pour tous, affirmer des droits, combattre les discriminations racistes et sexistes, favoriser l’égalité entre les femmes et les hommes, lutter contre le terrorisme, faire une loi anti-casseurs, augmenter ou non les impôts, les exemples sont multiples, non pour mettre au pas la finance. La politique de la France ne se fait pas à la corbeille, lançait le général de Gaulle. Il y a belle lurette que si, même si la corbeille est devenue numérique.

4 – Redonner à la politique une maîtrise de l’économie

Tel est bien l’enjeu principal : non pas abolir le capitalisme (pour son remplacement bien des peuples ont déjà donné, merci), mais le contrôler, le réguler, le différencier, car sans contrôle, il devient destructeur, il devient fou. C’est cette folie qui s’est chaque année un peu plus installée. Ce n’est pas un problème français, ni même seulement européen, mais mondial, chacun le sait. Pour le dire autrement : faire que la politique – donc autant les gouvernements que les citoyens – sorte de son impuissance, celle qui s’est sédimentée au fil des années, celle à laquelle nous nous sommes habitués. 

Aux signaux donnés par plusieurs épisodes complètement différents mais adossés aux mêmes problèmes (Brexit, Nuit debout, Occupy, Podemos, 5 étoiles, Indignés, populismes de droite et de gauche, montée de partis d’extrême droite, quêtes identitaires…) s’est donc ajouté celui des gilets jaunes.  

Toutes les manières de se battre contre la folie néolibérale sont-elles bonnes ? Je ne le crois pas. Certaines ne sont que des impasses : impasse du souverainisme qui fait croire qu’en se repliant derrière des frontières, la maîtrise politique sera retrouvée. Non. La mondialisation est une donnée devenue incontournable à laquelle aucun repli ne peut permettre d’échapper, d’autant que, je le souligne à nouveau, c’est aussi le nom de la perte d’une domination hégémonique de l’Occident.

Autre impasse, liée d’ailleurs à la précédente, le repli sur un peuple identitaire contre « les élites mondialisées », en outre tenantes du sociétal et aveugles au social, refrain qui autorise certains, à l’instar d’un Eric Zemmour ou d’un Jean-Claude Michéa, ou de la revue Éléments, pour ne prendre que ces exemples, à assimiler néolibéralisme économique, libéralisme politique et culturel. À les suivre, le risque est grand que demeure le libéralisme économique tandis qu’au libéralisme politique et culturel succéderait un autoritarisme conservateur.

Réguler, contrôler, maîtriser le capitalisme, ces objectifs ne sont pas nouveaux. Ils renvoient à ce qui était l’ambition, la tâche de la social-démocratie. On peut refuser ce mot ancien et en chercher un autre. Mais la tâche reste la même : bâtir une nouvelle social-écolo-féministo-démocratie. Ce n’est pas un combat français, mais la France et les Français peuvent y contribuer. Cela ne relève pas des seuls politiques mais de l’ensemble des citoyens. Il ne s’agit pas seulement de « rapprocher les citoyens des élus », « de rendre visibles les invisibles », de « donner un peu plus souvent la parole au peuple »,autant de formules devenues en quelques semaines des rengaines et qui masquent le principal : trouver les moyens de peser politiquement sur l’économie et la finance.

Je ne prétends pas, comme tant d’autres, savoir comment il faut s’y prendre. Je sais juste que telle est la tâche d’aujourd’hui.
Le mouvement des gilets jaunes peut-il être un épisode de cette ambition ? Je n’en sais rien.

Pour l’heure il a eu trois effets : quelques mesures destinées à « améliorer le pouvoir d’achat » ; un renforcement du Rassemblement national ainsi qu’une remontée dans les sondages, au moment où j’écris ces lignes, d’Emmanuel Macron, par le ralliement d’une partie de la droite et de citoyens de gauche inquiets de la poussée aux extrêmes en termes idéologiques et comportementaux de certains gilets jaunes ; troisième effet : par-delà les réticences, les réserves, un incontestable réveil démocratique d’une grande partie des Français.

La suite, je ne la connais pas. Le pire (une dérive autoritaire conjuguée au conservatisme et à l’ultralibéralisme économique) n’est pas exclu mais il n’est pas certain non plus.

Parfois arrivent des surprises.
Le général de Gaulle, « revenu aux affaires » avec le soutien des partisans de l’Algérie française a mis fin à la colonisation.
Mitterrand élu sur un programme social-démocrate a été un acteur majeur de l’agonie de la social-démocratie.

Se pourrait-il que la conjugaison quasi oxymorique de gilets jaunes, de « gaulois-es ou de non gaulois-es réfractaires », « de souche » ou de « pas de souche » aux multiples branches, et d’un Emmanuel Macron plus dynamique et énergique que ses prédécesseurs signe le début d’un processus permettant de détruire les modalités et les effets les plus détestables de l’actuelle mondialisation, de changer l’Europe, de répondre au défi climatique, de ne pas réduire l’humanité à une machine à produire du cash ?

© Martine Storti, 2019.