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Le « Dom Juan » de Molière : une écriture anti-dogmatique (par Thierry Bunel)

Thierry Bunel1 se penche ici sur quelques aspects peu remarqués de Dom Juan. Il montre comment Molière y met en place des séries d’indécisions et d’équivoques subversives qui s’offrent, bien au-delà de la critique de telle ou telle forme particulière de dogmatisme, comme un modèle d’écriture anti-dogmatique. La poétique mise en œuvre dans Dom Juan ne déconstruit pas seulement le discours religieux dogmatique, mais le fonctionnement du dogme en général.

Le dogme

Croire en un dogme, c’est non pas penser, mais se soumettre à une opinion (dogma, en latin) considérée comme incontestable et non susceptible de critique : une opinion faite vérité absolue. Empiriquement, le dogme résulte de la sacralisation d’une idée, d’une doctrine, d’un principe, d’une histoire, quelle qu’en soit la nature.

Le dogme n’est pas l’apanage des religieux. Ainsi, l’incompatibilité de plus en plus manifeste des valeurs piliers de notre république et du « libéralisme », modèle économique unique en vigueur qui les sape, attire l’attention sur ce que Margaret Thatcher a très exactement défini comme dogme avec sa célèbre et mortifère formule : « Il n’y a pas d’alternative », dont la brutalité et la mauvaise foi propres au dogme suffisent seules à occulter l’évidence qu’« un autre monde est possible ». Le Canard enchaîné, qui se vante de dénoncer le bourrage de crâne, est désormais tacitement acquis au dogme libéral. Seul Charlie-Hebdo, au sein de la presse française que je connais, ose encore le mettre en question comme le montre notamment son analyse de la crise grecque l’été passé – rejointe, toutefois, par celles non pas du Monde, mais du Monde diplomatique d’août dernier. Rappelons aussi que Charlie-Hebdo a payé son anti-dogmatisme de principe au prix fort. On ne se soustrait pas impunément à l’emprise dogmatique.

Alors comment lutter contre le dogme, qui disqualifie a priori tout esprit critique ? Plus précisément : comment combattre le discours dogmatique en général ? Comment, d’une part ne pas y succomber, et de quelle façon, d’autre part, mettre en œuvre la langue de manière qu’elle conserve ou retrouve et développe un espace de jeu, de liberté, d’action, physiques, intellectuels ou spirituels ? Qu’elle exhibe, par contraste avec sa vie et son humanité, le refus passionné et suicidaire que leur oppose le dogme ?

La poétique du Dom Juan de Molière apporte une réponse proprement spectaculaire avec le texte qu’elle produit ; un texte, soit ce qui se définit moins par sa nature d’écrit ou par le ou les sens qu’il recèle que par le travail d’interprétation qu’il exige de son destinataire et l’absence de clôture rassurante qui en résulte. En ce sens, un texte empêche qu’on puisse en finir avec lui. Celui de Dom Juan fait de l’exercice de l’esprit critique une fête, et s’offre comme un mode et un modèle de pensée anti-dogmatique.

C’est dire que les commentaires sommaires, partiels, et par conséquent réducteurs sur lesquels s’appuie notre essai ne rendent pas justice au génie poétique de Molière, d’autant moins qu’ils ne concernent que trois brefs extraits de l’œuvre : le début, le milieu et la fin, avec les scènes 1 de l’acte I, 2 de l’acte III, 4, 5 et 6 de l’acte V. Encore importe-t-il à leur interprétation de rappeler brièvement le destin de cette grande œuvre.

 

Le destin significatif du Dom Juan de Molière

Il est significatif pour notre propos que le Dom Juan de Molière ait connu un destin tout à fait particulier et inséparable de celui d’un autre chef-d’œuvre, Tartuffe ou l’Imposteur.

En 1665, la comédie intitulée Dom Juan ou le festin de pierre revient au thème de l’immoralité religieuse, pour le dire vite, traité par Tartuffe dans ses deux premières versions – interdites – en prenant à contre-pied les critiques qu’elles ont subies. La représentation d’un dévot, même faux, sur scène fait scandale ? Qu’à cela ne tienne ! Molière représente un libertin, quoique peut-être pas plus vrai que le dévot était faux… Pour autant, que ce soit de bonne ou de mauvaise foi, on adresse au Dom Juan les mêmes critiques qu’au Tartuffe : on ne peut mettre en scène le Ciel et les choses sacrées pour en rire.

Or les destins de ces deux pièces contrastent étrangement. Alors que la troisième version de Tartuffe est enfin représentée en 1669 – et avec succès -, Dom Juan disparaît pendant presque deux siècles. Malgré le succès de la pièce, Molière en retranche des passages dès la deuxième représentation, puis la retire après la quinzième, alors qu’elle fait recette. Dom Juan n’est pas interdit : Molière retire la pièce et ne la reprendra jamais. Les attaques et les conseils plus ou moins amicaux reçus par le dramaturge peu enclin au fanatisme et au martyre l’ont très probablement conduit à se montrer prudent, mais aussi à prendre la mesure du caractère fondamentalement subversif de son œuvre, dont la portée outrepasse – et c’est tout l’objet de ces lignes – la critique de tel travers d’une religion ou de l’un de ses ministres, sincère ou non.

En 1677, quatre ans après la mort de Molière, Thomas Corneille, frère de Pierre, réécrit la pièce (originellement en prose) sous une forme versifiée et « adoucie », selon son mot, que joue la Comédie-Française jusqu’en 1841. Une version en alexandrins, soit dans le style élevé propre au grand genre classique, la tragédie, ou encore à ce qu’on appelle la « grande comédie », et en cinq actes, qui tente de hisser la comédie à la dignité de la tragédie, tels Tartuffe ou Le Misanthrope.

C’est dire que Dom Juan, comédie en cinq actes mais en prose, détone ; seules deux autres comédies de Molière correspondent à ce modèle : L’Avare et Le Bourgeois gentilhomme ; mais leur sujet est manifestement propre à la comédie. Est-ce bien le cas de celui de Dom Juan ? La pièce transgresse, quoique jamais de façon franche, les règles des genres dramatiques classiques. Cette absence de netteté à cet égard est symptomatique, déjà, de sa poétique anti-dogmatique.

L’irrégularité générique de Dom Juan, en effet, participe à l’indécision critique généralisée mise en œuvre par Molière dans sa pièce, en raison du genre rhétorique dont elle relève : l’éloge paradoxal.

 

La tirade du tabac : un éloge paradoxal

Les premières lignes de Dom Juan font l’objet de nombreux commentaires en raison de leur apparente incongruité. Il s’agit d’un éloge du tabac. Or, de l’aveu même de Sganarelle, valet de Dom Juan, qui le conclut par « Reprenons un peu notre discours », il constitue une digression.

Que vient faire, en effet, un éloge du tabac à l’initiale de cette pièce, lorsque le public est le plus attentif ? Il n’entretient aucun rapport, semble-t-il, avec la pièce, alors que l’exposition d’un drame classique est censée fournir au spectateur les informations nécessaires à la compréhension de l’intrigue, mais aussi et surtout le code poétique qui régit l’œuvre qui commence.

Or c’est bien à cela que contribue cet éloge du tabac. D’une part, il suffit de substituer « théâtre » à « tabac » pour entendre un éloge du théâtre tout à fait cohérent, et reconnaître les caractéristiques du prologue de la tradition du théâtre populaire et comique du batelage et de la farce de tréteaux. D’autre part, et surtout, cet éloge ressortit au genre de l’éloge paradoxal. L’éloge et le blâme constituent deux formes de l’un des trois grands genres oratoires de l’Antiquité définis par la rhétorique : l’épidictique, dont relèvent les discours de type démonstratif, les déclamations, les discours pompeux, emphatiques, tenus dans des circonstances solennelles. La tirade de Sganarelle constitue un éloge : il y défend une thèse formulée de façon hyperbolique : « il n’est rien d’égal au tabac », commence-t-il, alors même que ce produit fait encore débat en 1665.

En accord avec les règles de l’éloge, Sganarelle appuie sa thèse sur des arguments : le tabac confère la dignité d’« honnête homme » à celui qui en consomme, et qu’expliquent les vertus qu’il possède, de natures médicale, intellectuelle, morale et sociale. Cela fait beaucoup, pour du tabac, même à cette époque ! Cela fait trop. Et l’excès, l’un des principaux signaux de l’ironie, révèle le registre comique de cet éloge qu’il est d’autant moins possible de prendre au sérieux qu’il est prononcé par un valet ; que ce valet n’hésite pas à opposer son opinion à la pensée d’« Aristote et [de] toute la philosophie » dont il ne sait rien, et à propos d’un produit dont le grand philosophe n’a jamais parlé, et pour cause… Cette tirade de Sganarelle appartient donc au genre de l’éloge paradoxal, très pratiqué par les Anciens, puis par les humanistes, ou encore, outre Molière, par Pascal dans ses Provinciales, puis encore au siècle des Lumières, notamment dans le célèbre texte de Montesquieu sur l’esclavage2.

En outre, l’éloge paradoxal peut avoir des buts satirique, didactique, polémique, ou simplement facétieux, entre autres. Il constitue donc à la fois une parodie de l’éloge sérieux et un paradoxe en raison soit du sujet qu’il loue contre toute évidence et contre toute logique, en un mot contre la doxa, soit des arguments paradoxaux auxquels il recourt à propos d’un sujet sérieux.

Les deux cas apparaissent dans Dom Juan qui compte nombre d’éloges paradoxaux, dits par Dom Juan : ceux de l’inconstance (I, 2) et de l’hypocrisie (V, 2) ; par Sganarelle : ceux de l’émétique (un purgatif) (III, 1), de l’ignorance (ibid.), ou de l’autorité paternelle (IV, 5) – dans ce dernier cas, il s’agit d’un blâme paradoxal, tout comme celui de l’honneur prononcé par Dom Carlos, frère d’Elvire, qui traque Dom Juan précisément pour préserver… l’honneur de sa famille.

Ainsi, la présence de l’éloge paradoxal du tabac en tête de Dom Juan initie le spectateur à un genre ironique fréquemment sollicité au cours de l’œuvre. Mais surtout elle signifie un trait déterminant de la poétique de la pièce, foncièrement ironique, et qui, à ce titre, avertit le spectateur qu’elle requiert une écoute, un regard, un mode interprétatif très particuliers. Parce que placé sous le signe de l’éloge paradoxal et de son ironie constitutive, l’ensemble de Dom Juan se voit annoncé comme fondamentalement équivoque : ce qui semble constituer un blâme peut aussi s’interpréter comme un éloge, et réciproquement ; il suffit de changer de perspective. En d’autres termes, Dom Juan, en accord avec son esthétique éminemment baroque, se présente comme une gigantesque anamorphose qui offre un spectacle dont le sens se modifie au gré des déplacements intellectuels du spectateur, de ses changements de point de vue.

La scène du Pauvre et le dénouement permettent d’en faire la démonstration et, par là même, de comprendre en quoi la pièce de Molière, esquivant toute interprétation univoque, s’avère une machine textuelle anti-dogmatique.

 

La scène du Pauvre : les critiques du dogme

La scène du Pauvre (III, 2), située dans l’acte central de Dom Juan, est l’une des plus célèbres de la littérature dramatique ; l’une des plus comiques aussi – encore que… ; l’une des plus scandaleuses enfin – mais peut-être pas pour les raisons que l’on croit et c’est ce qui intéresse précisément notre sujet. Il est significatif que la fin de la scène soit corrigée par Molière dès la deuxième représentation, puis supprimée complètement ; et qu’elle fasse encore les frais de la censure que subit, en 1682, la version originale imprimée de Dom Juan.

Que s’y passe-t-il donc ? Égarés, alors qu’ils fuient les deux frères d’Elvire, Dom Juan et Sganarelle demandent leur chemin à un pauvre ermite qui, les ayant renseignés, sollicite une aumône. Dom Juan répond d’abord par une critique sarcastique de la charité chrétienne, puis par une offre que le Pauvre refuse : un louis d’or pour un blasphème. Finalement, Dom Juan lui donne le louis d’or « pour l’amour de l’humanité ».

Laissons l’examen de ces deux visions antagonistes de la charité pour en venir aux questions que pose sur Dom Juan le marché qu’il offre au Pauvre, puis aux trois conceptions de la religion qu’il révèle.

Le marché que Dom Juan tente d’imposer au Pauvre et sa conclusion suffisent-ils à faire de Dom Juan un athée comme le veut l’interprétation la plus répandue ? Le blasphème, en effet, n’importe qu’à celui qui croit en l’existence de la divinité offensée. Mais alors, si Dom Juan est athée, pourquoi exiger du Pauvre un juron ? Cette contradiction se résout si l’on regarde toute l’attitude de Dom Juan comme une provocation, y compris et surtout au sens littéral du terme : Dom Juan appelle Dieu. Donner « pour l’amour de l’humanité » (et non pour l’amour de Dieu) peut s’entendre comme une provocation à l’égard des hommes, mais aussi de Dieu. De même, dans la scène précédente qui ouvre l’acte central et introduit dans la pièce le thème de la croyance, le credo que Dom Juan formule en réponse à une question de Sganarelle, pris à la lettre, paraît ne laisser aucun doute sur les convictions matérialistes de Dom Juan : « Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit ». Cependant, la formulation caricaturale ne laisse-t-elle pas penser que Dom Juan provoque, là aussi, à plaisir, l’honnête et crédule Sganarelle ? En d’autres termes, ne peut-on reconnaître là, ainsi que dans la demande de juron, la voix ambiguë et comique de l’éloge paradoxal qui régit la poétique de la pièce ?

Il reste que, ce faisant, cette scène n’oppose pas deux conceptions ou pratiques de la religion, mais trois, voire quatre si l’on considère aussi un Dom Juan athée : celles de Dom Juan à celle du Pauvre ; et ces dernières à celle de Sganarelle.

Le Pauvre et Dom Juan incarnent deux rapports différents à la religion, respectivement inhumain ou d’inspiration divine, et aristocratique. Le Pauvre, croyant sincère et néanmoins affamé, « aime mieux mourir de faim », dit-il, « que comm[ettre] un tel péché », à savoir jurer comme le lui demande Dom Juan. Il est donc prêt à mourir au nom de Dieu : il est disposé au martyre. Il sacrifie sans hésiter sa vie d’homme à sa foi. Sa religion sacrifie l’humain au divin. Celle de Dom Juan – dans l’hypothèse où il n’est pas l’athée qu’on croit généralement et que lui-même, en tant que héros baroque, se plaît à jouer – résulte de la prétention aristocratique de ce dernier. En tant que gentilhomme qui ne respecte ni les lois humaines ni les lois divines, mais seulement la sienne, privée, personnelle, Dom Juan exige un rapport lui aussi privilégié avec Dieu ; sa grandeur le situe au niveau de la divinité. D’où le défi qu’il lance au Pauvre, à sa foi, où résonne l’appel qu’il adresse à Dieu.

Qu’elles soient de nature divine ou inhumaine, dans le cas du Pauvre, ou aristocratique ou héroïque dans celui de Dom Juan, Sganarelle ne souscrit à aucune de ces deux visions de la religion. Il refuse les positions extrêmes de l’un et de l’autre, qui, de façons différentes, reposent sur l’antagonisme de l’humain et du divin. Lui défend spontanément, naïvement, naturellement, une religion, certes, mais humaine, qui laisse une place à l’homme ; il ne prétend pas non plus pour autant égaler la créature au Créateur.

Sganarelle ne prononce que trois brèves répliques. Les deux dernières signifient son humanité. Sa deuxième réplique – « Vous ne connaissez pas Monsieur, bon homme : il ne croit qu’en deux et deux sont quatre et en quatre et quatre sont huit » – explique au Pauvre les dernières paroles de Dom Juan : « Eh ! Prie-le qu’il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres » ; elle vise à atténuer ce qu’elles peuvent avoir de blessant, sinon de scandaleux, pour un homme pieux qui se propose de prier « pour la prospérité des gens de bien », dit le Pauvre – formule au demeurant ambiguë, et grosse d’ironie. Sganarelle s’oppose ainsi avec sincérité à la pensée apparemment libertine de Dom Juan ; quoique naïvement, il exprime là une position idéologique.

De même dans sa troisième et dernière intervention. Au Pauvre, qui ne se résout pas à se soumettre à l’exigence scandaleuse de Dom Juan pour recevoir de quoi s’alimenter, Sganarelle n’hésite pas à souffler le conseil suivant : « Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal. » En minimisant le juron demandé et ses conséquences, comme s’il n’y avait « pas de mal » à jurer, pourvu que ce ne soit qu’« un peu », Sganarelle encourage le Pauvre à recevoir le louis et à ne pas se laisser mourir d’inanition ; là encore, il n’agit qu’avec la volonté de le secourir.

Or, en dénonçant implicitement les positions extrêmes du Pauvre comme de Dom Juan, Sganarelle exerce une fonction critique, quoique sur un mode comique, et non sans adopter une position bien plus scandaleuse encore que les deux autres pour l’opinion, la doxa ou le dogme chrétiens. Sganarelle, inaccessible à l’intransigeance spirituelle du Pauvre, ne se rend pas compte que ce qu’il lui conseille ne peut que le heurter bien davantage encore que ce que lui demande Dom Juan. Il ne voit pas la contradiction entre inciter un ermite qui consacre sa vie à Dieu à « jurer », même « un peu », et affirmer qu’« il n’y a pas de mal » à cela.

Les deux dernières répliques de Sganarelle renvoient donc dos à dos Dom Juan et le Pauvre. Elles le montrent seul à se soucier en la personne du Pauvre plus d’un être humain que d’un dieu ou d’un dogme. Le bien des hommes détermine son action. Ainsi, paradoxalement, c’est parce que Sganarelle pratique une croyance empreinte d’humanité qu’il s’avère être le personnage le plus subversif des trois ! Lui seul se soustrait, « un peu », au dogme, lequel reste la référence absolue tant du Pauvre qui est prêt à lui sacrifier sa vie que de Dom Juan qui entend le dominer.

Le scandale de cette scène pour l’opinion dominante chrétienne ne vient pas, bien sûr, des dispositions au martyre édifiantes du Pauvre ; il vient davantage, en revanche, de l’attitude de Dom Juan, qu’elle traduise son éventuel athéisme ou une provocation, blasphématoire en tant que telle, de Dieu. Mais il vient surtout du blasphème que constitue l’attitude de Sganarelle : en invitant à humaniser une certaine religion, il relativise le dogme, ce qui revient à le détruire. Ce faisant, il remet en question les limites et les relations de l’homme, de la religion et de Dieu, et exerce de la sorte une critique, au sens propre du terme, de la religion et du dogme en tant que tel sur quoi elle repose, critique que le siècle des Lumières va poursuivre.

Cela ne pouvait guère agréer aux dévots, vrais ou faux, ni à tout religieux notamment rigoriste, extrémiste, fanatique. C’est sans doute ce qui explique que ce rôle critique soit prudemment réservé à Sganarelle et reste généralement ignoré, et que Dom Juan soit rendu seul responsable du caractère scandaleux de cette scène : Dom Juan est un gentilhomme, Sganarelle, un valet. À tout seigneur tout honneur ! Comment prendre au sérieux un tel coup porté à la religion par un valet qui de surcroît – la scène précédente l’apprend à propos au spectateur – déclare hautement qu’« il n’y a rien de plus vrai que le Moine-Bourru, et [qu’il se] ferai[t] pendre pour celui-là ? » Le martyre, oui – mais pour le Moine-Bourru !

Ainsi, Molière confronte non sans ironie la position des trois personnages en entretenant non seulement une incertitude sur ce qu’ils sont, ce qu’ils pensent, et dans quel but, mais aussi en exploitant les conventions dramatiques classiques relatives aux personnages et à leur statut social.

 

Le dénouement : de quelle pièce ?

Le dénouement (V, 4, 5 et 6) de Dom Juan ne vient pas davantage rassurer le spectateur sur son sens. Il ne met pas un terme au travail d’interprétation de l’action mais au contraire œuvre à le stimuler. Lue comme une succession d’avertissements divins donnés à Dom Juan qui ne les écoute pas et qui conduisent à sa fin, la pièce semble résumée par les trois scènes finales : les scènes 4 et 5 comportent les ultimes avertissements adressés au héros, la scène 6, le châtiment. Or l’écriture de Molière y entrelace des qualités poétiques qui ressortissent à des genres dramatiques distincts, produisant un texte pour le moins équivoque qui soustrait le drame à toute récupération dogmatique.

Le dénouement de Dom Juan possède certaines qualités caractéristiques de la tragédie. La fatalité se manifeste avec l’annonce de la mort de Dom Juan par Sganarelle (V, 4) : « je crois que le Ciel […] ne pourra souffrir du tout cette dernière horreur. » Le « Ciel » évoque la présence de la transcendance divine au châtiment de laquelle Dom Juan s’expose, comme tout héros tragique. De ce dernier, Dom Juan vit la crise, c’est-à-dire un conflit entre deux systèmes de pensée ou de valeurs qui détermine toute tragédie, et que résout généralement la mort du héros. Le dénouement de la pièce peut se lire, en effet, comme le combat de la liberté aristocratique de Dom Juan avec ce qui la limite ; ou encore du mouvement constitutif de l’être baroque de Dom Juan que manifeste son inconstance scandaleuse avec la constance, la permanence, l’éternité personnifiées par le Commandeur pétrifié dont la statue arrête, physiquement, Dom Juan. À celui-ci, qui vient de commander à Sganarelle (fin de la scène 5) de le « sui[vre] » (de suivre le mouvement, son mouvement), la statue (tout début de la scène 6) ordonne littéralement d’« arrête[r] ».

Or, comme le montre le dénouement qui s’ensuit, cet arrêt constitue pour Dom Juan un arrêt de mort auquel il ne se dérobe pas. Dom Juan, héros tragique, ne renonce pas à sa liberté, c’est-à-dire à l’affirmation de son être devant la divinité, même au prix de sa vie. Non seulement il ne se soumet pas aux injonctions du Ciel, comme l’indique dans la scène 5 la répétition du « non », mais il accepte, par son « oui », dans la scène 6, l’arrêt du destin, la peine de son insoumission et de sa liberté : la damnation – si, toutefois, c’est bien de cela qu’il s’agit…

Dom Juan fait preuve d’une attitude proprement héroïque, susceptible d’émouvoir le spectateur. C’est pourquoi ce dénouement provoque les sentiments proprement tragiques : la terreur, produite par le châtiment promis et l’apparente souffrance du héros, et la pitié pour un homme dont le courage lui vaut un tel supplice.

Pourtant, ce registre tragique et l’héroïsme du héros face à la fatalité n’interdisent pas de voir un dénouement autre que tragique. Il n’est pas sûr, en effet, que le public chrétien de Molière conçoive de la pitié pour Dom Juan, malgré la terreur – ou une certaine admiration – qu’inspire son destin. Dans cette hypothèse, Dom Juan se lit comme une pièce édifiante, qui vise à convertir le libertin ou à conforter le croyant dans sa foi, voire à l’y ramener. De plus, ce dénouement remplit cette tâche de deux façons, qui contribuent à expliquer le fonctionnement de l’écriture anti-dogmatique de la pièce.

La première consiste à terroriser le spectateur en lui représentant la fin horrible que réserve un Dieu tout-puissant – présent par le merveilleux – à l’homme endurci dans le péché que montrent les scènes 4 et 5 et qu’évoque Sganarelle dans sa dernière réplique. Mais le châtiment subi par Dom Juan peut aussi s’avérer édifiant en vertu d’une interprétation toute contraire à celle-ci.

Ce même texte, en effet, supporte une autre écoute susceptible de conduire à l’admiration envers Dom Juan… pour sa foi. La terreur demeure : mais il s’agit alors d’une terreur sacrée, produite par les manifestations divines miraculeuses, et par ce qu’un homme, Dom Juan, est capable d’endurer pour rencontrer Dieu. Il s’inscrirait ainsi dans ce mouvement spirituel mystique qui se constitue en tant que tel un siècle plus tôt avec les expériences et les écrits de sainte Thérèse d’Avila ou de saint Jean de la Croix, et dont le développement est étroitement lié à celui de l’esthétique baroque dont relève la pièce de Molière.

De fait, ce qui devrait étonner dans ces dernières scènes, ce sont moins les « non » proférés par Dom Juan et son épée brandie à la face du porte-parole divin, que le « oui » qu’il lui lance et la main qu’il lui tend. Molière prend soin de ne ménager aucune transition entre ces mots et ces gestes parfaitement symétriques, si bien que le passage littéralement renversant des uns aux autres ne devrait pouvoir que frapper de stupeur le spectateur et l’engager à reconsidérer le sens du spectacle auquel il assiste. Ainsi, au « non » clamé à deux reprises et sous une forme toujours redoublée, succède un « oui », simple et unique : comme s’il était inutile de le répéter, comme s’il allait de soi. Ce « oui » surgit dès que la statue s’adresse enfin à Dom Juan. Il s’accompagne de la main tendue en laquelle s’est métamorphosée l’épée. Dans les deux cas, renversement total de sens, littéral, du moins : au refus agressif succèdent instantanément le consentement, l’approbation ; au rejet, l’accueil, qui détermine la possibilité de l’expérience mystique. Les « non » disaient « oui » ; l’épée était une main tendue, laissant reconnaître la « coïncidence des contraires » mystique qui, déjouant la logique humaine, entrouvre l’être à la réalité divine. Tout se passe donc comme si les provocations multipliées par Dom Juan et son absence obstinée de repentir n’avaient jamais eu d’autre fin que la rencontre avec Dieu.

Dom Juan en décrit les effets : « Ô Ciel ! Que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n’en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent. Ah! » Certes, cela peut s’entendre comme le cri du damné rôtissant dans les flammes de l’enfer. Mais aussi comme un cri de jouissance. Y résonne, en effet, l’écho des discours des mystiques tâchant de dire l’extase au cours de laquelle ils savourent ce qu’ils nomment la « brûlure de Dieu ». De fait, ce qui « brûle » Dom Juan est un « feu invisible », autrement dit spirituel ; aussi le héros ne fait-il plus qu’un avec l’esprit divin : « Tout mon corps devient un brasier ardent » ; et cette image du « brasier ardent » rappelle celle du « buisson ardent » qui, dans l’Exode, brûle sans jamais se consumer devant Moïse interpellé par cette manifestation miraculeuse de Dieu, et la rappelle d’autant plus que Moïse répond : « Me voici », soit d’une façon aussi simple et immédiate que le fait Dom Juan à la statue qui lui réclame la main : « la voilà. »

Ainsi, Dom Juan serait édifiant peut-être en tant que pécheur effroyablement puni, mais aussi en tant que mystique qui donne sa vie – son âme ? – pour fondre son être dans l’Être. Aucune interprétation ne s’impose, comme c’est la règle, elle-même paradoxale, dans Dom Juan, d’autant moins que ces scènes qui pourraient conclure une pièce tragique ou édifiante achèvent une comédie.

La présence d’un valet et la possibilité de donner une explication rationnelle à ce qui semble surnaturel soutiennent une lecture comique du dénouement. Conventionnellement, au XVIIe siècle encore, le valet est un personnage de farce ou de comédie. La médecine, Dieu et le Moine-Bourru font tous trois l’objet de la croyance de Sganarelle, qui confond foi et superstition. Sa sottise se manifeste ici encore lorsqu’il prétend reconnaître le spectre, entité immatérielle, à son « marcher » – faisant par là une référence burlesque au vers de L’Enéide selon lequel « la déesse se reconnaît à son pas ». C’est lui aussi qui apporte une conclusion apparemment (car littéralement) triviale en s’exclamant : « Mes gages ! »

Le surnaturel n’est pas étranger à un drame édifiant. Mais, réduit à une mystification, il a toute sa place dans une pièce comique. Ainsi, la statue animée du Commandeur a parfois été représentée comme l’œuvre des frères d’Elvire, destinée à effrayer Dom Juan. Et le « spectre, en femme voilée » qu’indiquent les didascalies, dont Dom Juan « croi[t] reconnaître [la] voix », peut encore plus facilement être identifié à une Elvire qui ne renoncerait pas à ramener son époux dans le droit chemin. Elle serait toute désignée pour représenter les victimes de Dom Juan, en incarner la faute qui appelle son repentir immédiat.

Il reste que la nature comique, tragique ou édifiante de ce dénouement demeure relative, et rend impossible l’inscription de la pièce dans un genre unique qui en imposerait l’interprétation et le sens.

L’exclamation finale, par la trivialité de son thème et le type de personnage qui la prononce, relève du comique et ne peut en aucun cas appartenir à une tragédie.

L’œuvre à l’origine du mythe de Don Juan est Le Trompeur de Séville et le convive de pierre, écrite en 1630 par un moine, Tirso de Molina, en plein Siècle d’Or espagnol. Explicitement édifiante, elle permet de constater que, si le Dom Juan de Molière possède un caractère édifiant, d’une part il ne repose pas sur la même interprétation de l’expérience du héros que chez Molina, et d’autre part il ne peut s’y réduire.

Quant à la comédie que serait Dom Juan et que Molière annonce comme telle, son dénouement, entre autres, l’en distingue. La mystification peut rationaliser l’animation de la statue du Commandeur et du spectre, plus difficilement la métamorphose de ce dernier en allégorie du temps : on quitte le domaine du comique. La comédie est relativisée par les traits tragiques et édifiants qui marquent le texte, certes, mais aussi par les dérogations aux règles classiques du genre que la pièce comporte. Celles-ci veulent-elles que la scène finale d’une comédie en réunisse tous les personnages ? Sganarelle reste seul. Que la fin soit heureuse ? Dom Juan meurt, et Sganarelle se dit lui-même malheureux.

Il n’en va pas de même dans le Don Giovanni de Mozart et Da Ponte, qui se clôt dans l’allégresse générale et à la satisfaction morale, sinon religieuse, de tous ; et la musique ne laisse aucun doute à cet égard : c’est bien un dramma giocoso – un « drame joyeux », une comédie, qui prend fin ! Le ton du dénouement moliéresque en est loin, en dépit de la trivialité et du cynisme possibles de l’exclamation finale de Sganarelle.

Le dénouement s’avère ainsi conforme aux propriétés que la pièce présente depuis la tirade du tabac : équivoque, voire ambigu, paradoxal, insaisissable ; aucun sens ne peut être arrêté, établi, affirmé de façon exclusive.

 

Dogme et totalitarisme

Le Dom Juan de Molière a passé deux siècles au purgatoire, si l’on peut dire. Ses aspects blasphématoires ponctuels ne suffisent pas à l’expliquer, d’autant moins que les plus évidents ne sont pas toujours les plus violents, voyez la scène du Pauvre, ni les plus sûrs, voyez les scènes finales. À moins que ne réside dans ces ambiguïtés, précisément, le « blasphème » fondamental aux yeux des tenants du dogme religieux, moral, poétique ou autres : blasphème, car la pièce se composerait d’un texte qui sollicite un exercice incessant de l’interprétation sans permettre jamais d’y mettre un terme, d’aboutir à quelque fin mot, à sa vérité – qui le ferait taire définitivement et les hommes auxquels il s’adresse avec lui ; blasphème, car l’œuvre de Molière, en d’autres termes, obligerait le spectateur et le lecteur à faire l’épreuve de leur liberté et de leur raison, les transformerait en « libertins » : ferait d’eux des… Dom Juan !

En cela, cette comédie baroque procède à une critique en action et radicale du discours dogmatique. Celui-ci, en effet, impose un mode de lecture caractéristique du fondamentalisme, lui-même au service d’une perspective de nature intégriste, tous deux incompatibles avec une œuvre comme Dom Juan.

Né chez des chrétiens américains d’origine protestante au début du siècle dernier, le fondamentalisme réduit la Bible à un sens exclusivement littéral, le seul digne de foi. Dom Juan, immense éloge paradoxal, est écrit de manière que, précisément, rien ne puisse y être pris à la lettre : le lecteur qui le veut bien doit faire usage de sa raison et de sa réflexion, exercer de la sorte un esprit critique libérateur, et découvrir de surcroît que le « sens littéral » d’un texte n’existe pas puisque ce qui porte ce nom résulte aussi et nécessairement d’une interprétation du texte.

À l’origine, l’intégrisme désigne le refus d’une partie des catholiques, cette fois, d’adapter une doctrine au monde contemporain au nom de la tradition dont ils se réclament, afin d’en maintenir l’intégrité. Le conseil donné au Pauvre par Sganarelle, « Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal », montre au contraire qu’il lui semble tout naturel de tenir compte des circonstances dans la façon d’observer une règle religieuse.

Par leur déni de l’histoire, fondamentalisme et intégrisme s’articulent logiquement. Le premier soutient le second : faire de la matérialité de la lettre la gardienne du sens revient à figer, pétrifier, statufier – on pense au Commandeur – la doctrine en dogme.

C’est pourquoi la poétique mise en œuvre dans Dom Juan ne déconstruit pas seulement le discours religieux dogmatique, mais le fonctionnement du dogme en général.

Le petit Livre rouge a été pour le maoïsme ce que la Bible reste pour les chrétiens ; la parole sacralisée qu’il contenait conférait à son auteur un statut divin. Dans un autre domaine, Steve Jobs, comme le proclament les témoignages de ses adorateurs, tel un dieu, a créé un nouveau monde, un nouvel homme, une nouvelle vie. Ces hommes, comme d’autres, font l’objet d’une mythification sur laquelle s’appuie le dogme. Hitler justifiait, en dernier ressort, toute son action par la nécessité indiscutable de revenir à la Nature, dont la loi devait déterminer l’organisation sociale, la vie et la mort des hommes ; le libéralisme, lui, présente l’économie tel un être naturel, vivant, doué d’une vie propre, qui, en tant que tel, ne se discute pas plus ni ne se refuse que les saisons, et se doit d’être accepté, développé, célébré par les hommes et les sociétés auxquels il s’impose. Ces fictions, ces mythes, ces dogmes qui, en dehors du domaine religieux, ne disent jamais leur nom, sont propagés par les médias et les politiques qui en tirent profit au sens le plus trivial du terme, et qui feignent de leur prêter une pertinence, une cohérence, et une raison renvoyant au bon sens de comptoir plus qu’à celui de Descartes, et que les faits démentent inlassablement.

Remarquons que ces quelques traits constitutifs du dogme – mythification, indifférence au réel, propagande – font partie de l’arsenal élémentaire de tout régime totalitaire. Cela se vérifie aisément à la lecture des ouvrages classiques d’Hannah Arendt sur le totalitarisme hitlérien et stalinien3, ou des écrits du regretté Simon Leys sur la Chine maoïste4 qui marquent leur lecteur par la rigueur de l’analyse et de l’interprétation dues à une intelligence hors du commun et à une écriture digne des plus grands prosateurs et satiristes.

La langue philosophique et littéraire, en effet, qui exerce et nourrit la pensée sans laquelle il n’y a pas d’action humainement constructive, reste l’une des armes les plus efficaces de la lutte contre ce dogmatisme dont aucun totalitarisme ne s’est jamais passé. Eu égard à l’actualité tant nationale qu’internationale, il serait souhaitable et urgent que, entre beaucoup d’autres, concepteurs et rédacteurs des prochains programmes scolaires s’en souviennent.

© Thierry Bunel et Mezetulle, 2016.

  1. Agrégé et docteur ès lettres, Thierry Bunel enseigne au lycée La Fontaine de Paris. []
  2. Esprit des lois, XV, 5. []
  3. Les Origines du totalitarisme : le système totalitaire, Seuil-Points, 2002 – 1re éd. 1951 ; La Nature du totalitarisme, Payot, 1990. []
  4. Essais sur la Chine, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1998. En particulier, dans cet ouvrage : « Universités » et « Bâtons rompus » dans Ombres chinoises ; Images brisées ; Préface à Emile Guikovaty, Mao, réalités d’une légende ; Préface à Yao Ming-le, Enquête sur la mort de Lin Biao ; « Politique », dans La Forêt en feu ; L’Humeur, l’honneur, l’horreur. []

Les habits neufs du délit de blasphème

Jeanne Favret-Saada a bien voulu confier à Mezetulle les « bonnes feuilles » de son livre à paraître chez Fayard Les christianismes contre le blasphème. Cinéma et liberté d’expression, 1965-2006, avec l’aimable autorisation de l’éditeur1. Elle nous convie ici à une passionnante plongée dans l’histoire moderne du délit de blasphème et des « habits neufs » dont il se revêt inlassablement. La période que nous vivons n’est pas en reste : un siècle après sa disparition, en s’engouffrant paradoxalement dans les virtualités d’une loi de 1972 contre le racisme, le délit d’opinion religieuse a fait sa réapparition dans nos prétoires. Il diffère de l’ancien délit de blasphème en ce qu’il ne sanctionne plus les offenses à Dieu mais celles à la « sensibilité de ses fidèles ».

Depuis les années 1980, des associations de défense des intérêts religieux – catholiques dans un premier temps, puis également musulmanes – ont intenté des poursuites en justice pour atteinte grave aux « sentiments religieux d’un groupe de personnes ». Ces plaintes concernent, par exemple, des films (Je vous salue, Marie, ou La dernière tentation du Christ), des affiches publicitaires de films (Ave Maria, Amen) ou de produits commerciaux (des voitures, ou des vêtements portés par les participants à La Cène), des tracts (Sainte-Capote), etc. Ce qui, dans un Royaume de France uniconfessionnel, avait été jadis un crime de « blasphème » s’est ainsi mué, dans une République laïque et pluraliste, en un délit contre un supposé droit universel de l’homme, celui au « respect des convictions religieuses » d’une fraction des citoyens.

Pendant une vingtaine d’années, il s’est trouvé des juges pour cautionner leurs arguments, jusqu’à ce que la Cour de cassation, après la Cour européenne des droits de l’homme, rende normalement impossibles de tels verdicts. Toutefois, ces rappels à l’ordre n’ont pas tari les demandes de poursuites judiciaires, comme si les associations dévotes, parmi lesquelles celle de l’Épiscopat français, attendaient simplement que les juges recouvrent la raison. Ces phénomènes, joints aux exhortations récurrentes à trouver des « accommodements raisonnables » avec les demandes religieuses, incitent à s’informer sur l’histoire du délit de blasphème au temps des monarchies, et à préciser les modalités de sa réapparition cent ans après le fondation d’une République laïque.

Nous considérons aujourd’hui toute accusation de blasphème comme un empiètement insupportable des institutions religieuses sur le domaine de l’État et du citoyen, d’autant que les religions entendent encore régir en détail la vie des sociétés, et qu’elles ne ménagent guère leurs efforts en ce sens. Toutefois, l’histoire judiciaire du blasphème montre aussi l’autre partie du complexe politico-religieux, le fait que l’État, pour sa part, a longtemps exploité l’atout maître que la sacralité religieuse lui apportait : en le haussant infiniment au-dessus des citoyens, assurer leur discipline au moindre coût. Il convient donc de décrire ce phénomène, en insistant particulièrement sur la période finale de la répression du blasphème, quand, après la chute de la monarchie absolue, la France essaie l’une après l’autre plusieurs modalités d’autocratie ou de monarchie limitée : pendant près de soixante ans, toutes les religions reconnues par l’État sont supposées être égales – mais une seule d’entre elles constitue une force politique décisive -, tandis que les proclamations publiques d’athéisme sont interdites, réputées qu’elles sont de menacer l’ordre public.

Le texte qui suit propose donc le parcours historique suivant :

  • I – Alors que l’Ancien Régime (période où le catholicisme, fondement de l’ordre politique et social, est protégé par un roi de droit divin) a puni le crime de blasphème avec une dureté croissante, la chute de la monarchie absolue, en 1791, a entraîné son abolition.
  • II – Au début de la Restauration, un bref épisode libéral a permis de rétablir la liberté de la presse et d’abolir les délits d’opinion à l’exception d’un seul, sur la religion, pour lequel on a créé l’expression équivoque d’outrage à « la morale publique et religieuse ».
  • III – Dès que la droite ultraroyaliste amorce la spirale du triomphe, et que la censure de la presse reparaît, un second délit d’opinion religieuse vient s’ajouter au précédent, l’outrage à « la religion de l’État ».
  • IV – Sur ces deux fondements, la Monarchie de Juillet et le Second Empire incriminent surtout les atteintes aux valeurs bourgeoises – la famille, la propriété privée, l’autorité de l’État -, que le catholicisme est supposé sanctifier.
  • V – L’outrage à la morale publique et religieuse, et celui au catholicisme sont enfin abolis par les lois sur la presse de 1881. D’une façon plus générale, l’arrangement politico-religieux qui a si longtemps rendu possible la criminalisation du blasphème se défait, sa suppression devenant pérenne en 1905 avec la séparation des Églises et de l’État.

I. Le crime de blasphème et son abolition

À partir du XIIe siècle, à mesure que la monarchie se renforce et qu’elle développe l’idéologie du droit divin, le péché religieux de blasphème se mue en un crime politique, poursuivi comme tel par la justice laïque : mal parler de Dieu, c’est insulter le pouvoir royal. Certains historiens du droit notent l’existence d’un contraste saisissant entre, d’une part, l’abondance et la sévérité de la législation, et, d’autre part, la rareté des poursuites (les magistrats détestant se charger d’une infraction aussi flasque) et l’indifférence des populations envers des conduites que le pouvoir royal ne cesse pourtant pas de vitupérer2. Au XVIe siècle, quand le succès des idées protestantes menace l’unité confessionnelle de la nation, le crime de blasphème s’étend aux propos hérétiques, dont la sanction ne peut plus être une simple peine de prison assortie d’une amende. Le juge requiert alors des peines corporelles de plus en plus sévères : bientôt la mort, mais après le percement de la langue et un arsenal d’humiliations et de tortures dignes de Daesh. Signalons que l’Église catholique n’approuve pas toujours l’extrême cruauté des sanctions, et que plusieurs papes incitent leurs champions royaux à la mansuétude. Toutefois, l’accession au trône ou bien la survenue d’une crise politique susceptible d’affecter la sacralité royale s’accompagnent désormais d’un nouvel édit contre le crime de lèse-divinité.

Pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle européen, sous l’influence, notamment, de Montesquieu et de Beccaria, la classe cultivée – dont on sait qu’elle découvre alors ce qu’on appellera, pour faire court, l’État de droit – devient de plus en plus hostile à cet absolutisme judiciaire, qui n’a pas d’autre fin que l’apologie de l’institution royale. Des centaines de lettrés, surtout des juristes, reprennent à leur compte les thèses de Montesquieu et de Beccaria, certains d’entre eux ébauchant déjà les fondements d’un nouvel ordre politique. Deux principes des Lumières préparent l’abolition du délit de blasphème. D’une part, l’exigence d’une ferme séparation entre la morale, le droit et la religion : « On ne doit point statuer par les lois divines ce qui doit l’être par les lois humaines, ni régler par les lois humaines ce qui doit l’être par les lois divines » (Esprit des Lois, Livre XXVI, 2). D’autre part, la conviction nouvelle que la religion n’est éventuellement avantageuse que pour sa contribution à l’ordre public : autrement dit, pour son utilité sociale et non plus pour sa sainteté intrinsèque. Enfin, Montesquieu ridiculise la principale justification des poursuites pour le crime de lèse-majesté divine qu’est devenu le blasphème : « Le mal est venu de cette idée, qu’il faut venger la divinité. Mais il faut faire honorer la divinité, et ne la venger jamais. En effet, si l’on se conduisait par cette dernière idée, quelle serait la fin des supplices ? Si les lois des hommes ont à venger un être infini, elles se règleront sur son infinité, et non pas sur les faiblesses, sur les ignorances, sur les caprices de la nature humaine » (Esprit des Lois, XII, 4).

Tout au long du XVIIIe siècle, les juges ont beau appliquer les ordonnances de Louis XIV avec une tiédeur croissante, elles n’en figurent pas moins dans la législation. En 1766, un extraordinaire concours de circonstances – tant locales que nationales, à Abbeville et à Paris – aboutit à l’exécution du chevalier de La Barre : avec l’assentiment du roi et du parlement de Paris, un jeune provincial de vingt ans est condamné à avoir la langue coupée, puis à être décapité et brûlé avec un livre trouvé en sa possession, le dangereux Dictionnaire philosophique de Voltaire. Celui-ci s’est déjà signalé dans deux affaires d’abus de justice concernant des protestants, Calas et Sirven. Quelques jours après, il publie une Relation de la mort du chevalier de La Barre à Monsieur le marquis de Beccaria ; en 1769, il introduit un rappel de l’affaire dans l’article « Torture » de son Dictionnaire philosophique ; enfin, en 1775, il publie Le Cri du sang innocent. Grâce à quoi, en moins de dix ans, l’Europe éclairée rejette avec horreur l’indicible cruauté avec laquelle la justice royale a cru devoir, une fois de trop, venger Dieu.

La Révolution française abolit le crime de blasphème sans même avoir besoin d’en faire une mention explicite : il est tout simplement incompatible avec le nouvel ordre politique et juridique. Cette abrogation exige toutefois deux années d’intense radicalisation politique : le 6 août 1789, l’Assemblée Constituante vote le préambule de la Constitution à venir, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; au terme de la journée insurrectionnelle du 5 octobre 1789, Louis XVI accepte enfin de ratifier la Déclaration ; le 13 septembre 1791, il reconnaît une Constitution qui comporte la Déclaration des droits. Or celle-ci transfère la souveraineté du roi à la Nation, soumet le monarque à la loi commune (« Il n’y a pas, en France, d’autorités supérieures à celle de la loi » , « le roi ne règne que par elle »), et fait de lui le chef de l’exécutif, le « roi des Français ». Enfin, le 25 septembre 1791, le nouveau Code pénal est adopté.

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen pose les trois principes fondamentaux de liberté, de liberté d’opinion, et de liberté de communication. Article 4 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. » Article 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi »3. Article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. » Deux conséquences s’ensuivent. D’une part, les droits naturels des citoyens – eux-mêmes libres et égaux par principe -, ne sont limités que par la loi, c’est-à-dire par des règlements explicites consignés dans un Code avant toute infraction. D’autre part, la liberté d’opinion, notamment en matière de religion, a pour prolongement nécessaire la liberté d’expression. Cela nous paraît aller de soi, mais un tel lien est loin d’être reconnu de façon universelle : le droit islamique, par exemple, accorde une totale liberté de pensée à l’individu à la seule condition qu’elle ne franchisse jamais les bornes de son for intérieur.

Le Code pénal de 1791 se situe dans la filiation directe de la Déclaration des droits de l’homme. Son rédacteur, le constituant Le Peletier de Saint-Fargeau, souligne dans le Rapport sur le projet de code pénal (1791) qu’il a voulu rendre hommage aux « idées du siècle de Montesquieu et de Beccaria », tous deux ennemis jurés de « cette foule de crimes imaginaires qui grossissaient nos anciens recueils de lois. Dont ceux – hérésie, lèse-majesté divine, sortilège, magie – pour lesquels, au nom du ciel, tant de sang a souillé la terre »4. D’une façon plus générale, le Code pénal ne sanctionne que les « vrais crimes », ceux qui concernent les personnes envisagées du point de vue du droit naturel, elles-mêmes et leurs biens matériels : les délits d’expression, ainsi que tous les « délits factices, créés par la superstition, la féodalité, la fiscalité et le despotisme » sont donc abrogés5. La France devient ainsi le premier État au monde dont la législation ignore le blasphème : les États-Unis d’Amérique l’ont aboli en 1787, mais la mesure ne concernait que la Fédération et non les États, qui ont refusé de s’en priver.

L’on sait qu’en France, les délits de presse sont rétablis dès la chute de la monarchie constitutionnelle en 1792, et qu’ils ne tardent pas à viser, au-delà des journaux royalistes, « empoisonneurs de l’opinion publique », toute opinion hostile au pouvoir en place. À l’exception d’une courte période allant de la chute de Robespierre au coup d’État du 18 fructidor an V, la presse française est invariablement censurée entre l’été 1792 et la fin du Premier Empire en 1814. Notons pourtant qu’au cours de cette longue période, le délit d’opinion religieuse n’est jamais poursuivi : la Convention montagnarde réhabilite même le chevalier de La Barre en 1793. Le Consulat et le Premier Empire ne rétablissent pas le crime de blasphème, malgré le Concordat de 1801 avec le Vatican et le Code pénal de 1810, qui protège l’exercice du culte par un nombre infini de dispositions : c’est que Napoléon Bonaparte, soucieux de faire bénéficier l’État de l’utilité de la religion – cette inégalable usine à produire des sujets disciplinés -, est indifférent à sa sainteté supposée, demeurant en cela un homme du XVIIIe siècle.

II. Presque un pléonasme : l’outrage à la morale publique et religieuse

La Charte constitutionnelle que Louis XVIII a octroyée à son peuple lors de son retour d’émigration, prend effet en juillet 1815 après l’intermède des Cent-Jours. D’un côté, elle ancre la monarchie des Bourbons dans la volonté divine et elle adjuge à la personne du roi, « inviolable et sacrée », « l’autorité tout entière » ainsi que les pleins pouvoirs législatif et exécutif6 ; de l’autre, elle concède aux Français une représentation bicamérale (visant à informer le souverain de l’état de l’opinion), et le bénéfice des principaux acquis de la Révolution : l’égalité civile, la liberté individuelle, la liberté de religion, et la liberté de la presse7. (Néanmoins, la « religion catholique, apostolique et romaine » devient « la religion de l’État », et non plus celle de « la majorité des Français ».)

Mais la liberté de la presse, instaurée dès les Cent-Jours, succombe à la première confrontation entre Louis XVIII et les ultraroyalistes, partisans d’un retour pur et simple à la monarchie absolue d’Ancien régime. Ils ont été des adversaires déterminés de la Charte et du projet politique du roi, qu’ils jugent complaisant avec les idéaux des Lumières et l’héritage de la Révolution. En août 1815, la première élection législative du nouveau régime se fait sur la base du cens impérial, qui avait réduit l’électorat à cinquante mille propriétaires fortunés. S’en dégage une Assemblée composée à 88% d’ultras, « une Chambre introuvable » selon le mot du roi, qui n’y trouve pas d’alliés, et qui refuse de lui confier la direction des affaires. Il désigne comme président du Conseil des ministres un aristocrate libéral au nom illustre, du Plessis de Richelieu, qui a émigré en Russie pendant la Révolution mais qui adhère pleinement à la Charte, et qui se situe au centre droit. Un an plus tard, Richelieu a fait voter assez de lois répressives pour que les ultras soient à peu près calmés : le roi peut alors dissoudre la Chambre et conserver son chef du gouvernement. Il lui ordonne d’abaisser le cens électoral (pas trop, tout de même), et de rétablir un degré approprié de censure : une loi sur la presse, le 22 février 1817, rétablit l’autorisation préalable pour les journaux et périodiques, au grand dam des ultras qui clament leur attachement à cette liberté nouvelle – dont bien sûr chacun sait qu’elle ne survivrait pas à leur accession au pouvoir.

Le calme étant rétabli à la fin de l’année 1818, le gouvernement, avec l’appui du roi, peut enfin s’offrir la politique libérale dont il rêvait. L’inspirateur en est le petit groupe des Doctrinaires, conduit par Royer-Collard8 et son élève, le jeune historien François Guizot9. Ils ont appelé de leur vœux l’instauration d’une monarchie qui s’appuierait sur une élite du talent (les « capacités »), et qui serait attentive à l’opinion d’une nation de citoyens libres. Jusqu’ici, ils ne se sont pas montrés spécialement attachés à la liberté de la presse, ayant approuvé sans états d’âme les mesures de censure prises par les ministères précédents. Toutefois, désormais proches du pouvoir en place, ils saisissent l’occasion d’ouvrir plus grand l’espace du débat public, de compléter la Charte, et de poursuivre l’édification de l’État de droit : selon Guizot, ces multiples intentions convergent dans le projet de « fonder légalement la liberté de la presse »10. Il conçoit alors un règlement simultané des différents aspects du droit de la presse dans un ensemble de trois lois : la première, sur les délits commis par voie de presse, la deuxième, sur leur poursuite et leur jugement, et la troisième, sur les conditions de publication des journaux et écrits périodiques.

En mars 1819, le comte de Serre11, garde des Sceaux et proche du parti des Doctrinaires, propose à la Chambre des députés ces lois qui se veulent exemplairement libérales. Elles suppriment en effet toute autorisation préalable, toute censure, et toute entrave sauf un cautionnement onéreux visant à responsabiliser le directeurs de journaux12 ; les délits de presse cessent d’être punis de la déportation, mais seulement de la prison et de l’amende ; enfin, les délits sont réduits à quatre, la provocation directe aux crimes et délits, l’outrage à la « morale publique », l’offense au roi et la diffamation. L’idée centrale est de rendre désormais impossible toute poursuite pour délit d’opinion, notamment en confiant à des jurys de citoyens dans des cours d’assises – et non à des tribunaux correctionnels – le soin d’apprécier et de juger les contraventions.

Ces lois de 1819 auraient en effet presque rétabli la liberté proclamée en 1791 si la première d’entre elles, une fois votée, n’avait comporté un certain article 8 sur l' »outrage à la morale publique et religieuse« 13 : deux petits mots censés préciser la notion apparemment neutre de « morale publique », et qui rétablissent de façon explicite le délit d’opinion en matière de religion. Il convient d’examiner avec soin les circonstances dans lesquelles cette nouvelle formulation du délit de blasphème apparaît, car elle subsistera dans la loi française jusqu’en 188114.

La Charte de 1814 avait posé le principe de la liberté de religion (art. 5. « Chacun professe sa religion avec une égale liberté, et obtient pour son culte la même protection ») avant même de définir la place du catholicisme (art. 6. « Cependant la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de l’État ») et celle des religions reconnues, protestantisme et judaïsme, qu’elle évoquait seulement de manière indirecte. L’article 8 sur la liberté d’expression (« Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, en se conformant aux lois qui doivent réprimer les abus de cette liberté ») avait abandonné à la loi le choix des moyens destinés à protéger les religions : c’est précisément l’objet de celle de 1819 sur les délits de presse.

Lors du débat à la Chambre des députés, Hercule de Serre, le rapporteur, présente un article 8 sur la punition de l' »outrage à la morale publique ou aux bonnes mœurs ». La référence aux « bonnes mœurs » est inévitable, puisque ce délit est déjà puni par le Code pénal de 1810 encore en vigueur. Par contre, la notion de « morale publique » est une innovation juridique. De Serre la justifie par « le besoin de rétablir les principes moraux sur leurs fondements » après « les bouleversements qui ont agité, non seulement l’ordre politique, mais l’ordre moral sur lequel repose l’existence même de la société »15. Il dit avoir délibérément évité le terme de « religion », et lui avoir préféré celui de « morale », afin de garantir le droit constitutionnel à la liberté de religion, ainsi que ses inévitables conséquences, l’égalité des cultes et la liberté de controverse entre fidèles de confessions différentes. Le pluralisme religieux et la tolérance, en effet, supposent que chacun soit libre d’exposer ses propres « dogmes et ses principes », et de critiquer – voire même de combattre – les autres religions, puisque leurs idées sont autant d’hérésies et d’outrages à la divinité ; et que leurs pratiques paraissent idolâtres ou superstitieuses. D’ailleurs, la Charte a entériné l’existence d’un désaccord fondamental entre les Français sur leurs principes ultimes. Aussi les conflits religieux n’ont-ils pas leur place dans les tribunaux : leur lieu naturel doit demeurer l’espace public de la controverse, c’est-à-dire la presse.

Le délit de presse qui va tomber sous le coup de la loi est dénommé « outrage à la morale publique » pour deux raisons : d’une part, on l’a vu, sa désignation ne doit pas comporter de référence à la religion ; et d’autre part, elle doit contribuer à instaurer un espace civil commun à tous les Français. Selon le Hercule de Serre, en effet, une religion se compose d’idées (le « dogme »), de pratiques (le « culte »), et de préceptes (la « morale »). Mais alors que les « dogmes » et les « cultes » diffèrent et se combattent, la « morale », fondation commune de toutes les religions, est immuable. Les humains – et parmi eux, les Français, catholiques, protestants ou juifs – partagent donc une même morale religieuse, qui préexiste aux religions positives, et qui leur survivra. À l’aube de l’humanité, elle fut celle des peuples primitifs ; et en 1819, elle réunit tous les Français. Écoutons de Serre :

« La morale publique est celle que la conscience et la raison révèlent à tous les peuples comme à tous les hommes, parce qu’ils l’ont reçue de leur divin auteur, en même temps que l’existence ; morale contemporaine de toutes les sociétés, que sans elle nous ne pouvons pas comprendre ; parce que nous ne saurions les comprendre sans les notions d’un Dieu vengeur et rémunérateur du juste et de l’injuste, du vice et de la vertu, sans le respect pour les auteurs de ses jours et pour la vieillesse, sans la tendresse pour les enfants, sans le dévouement au prince, sans l’amour de la patrie, sans toutes les vertus enfin que l’on trouve chez tous les peuples, et sans lesquelles tous les peuples sont condamnés à périr »16.

L’examen des éclaircissements apportés par de Serre montre qu’en réalité, cette « morale publique » inclut trois composants religieux : des « vérités » ontologiques (l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme), des « vérités » morales (Dieu, juge suprême des comportements humains) et des préceptes moraux, avec leurs inévitables prolongements politiques (le respect envers Dieu, la famille, la patrie et le souverain)17. On aperçoit d’emblée la difficulté à laquelle vont être confrontés les juges chargés de statuer sur de possibles outrages à la « morale publique » : le Dieu postulé par cette loi – transcendant, justicier, et fournisseur de préceptes universels – n’est ni catholique, ni juif, ni protestant, ni celui d’aucune tradition religieuse particulière, car il est une forme vide, l’abstraction qui permet d’instaurer un régime de toleration18.

À l’annonce de ce concept politico-religieux qui ne dit pas son nom – « morale publique » -, deux députés de l’opposition royaliste s’insurgent contre le fait que le gouvernement veut élargir la liberté d’expression sans avoir pris la précaution de protéger formellement la religion, et ils proposent des amendements en ce sens. Le plus radical est celui du représentant de la Haute-Loire, Chabron de Solhilac, un ancien officier chouan de l’Armée catholique et royale des Côtes-du-Nord : il demande que la loi remplace l’outrage « à la morale publique » par celui « à la religion et aux cultes reconnus par l’État ». Or c’est précisément ce que le gouvernement voulait éviter de faire, et que la grande majorité de l’Assemblée refuse d’une même voix : les ultras eux-mêmes – une puissante minorité – verraient certes un immense intérêt à protéger le catholicisme (« la religion de l’État »), mais pas au prix de secourir les protestantismes. L’amendement est donc aisément rejeté.

Au contraire, le député du Calvados, Texier d’Hautefeuille se contente d’ajouter une précision minuscule au texte de l’article 8, en proposant qu’il sanctionne l’outrage « à la morale publique et religieuse… »19. Cette modification minime va susciter un débat dont nous avons, aujourd’hui, quelque difficulté à nous représenter les enjeux parce qu’il oppose des députés également monarchistes, élitistes, et chrétiens. Parmi les libéraux, Royer-Collard, proche des concepteurs du projet de loi, objecte immédiatement que cette adjonction est inutile puisque la « morale publique » est, par définition, inséparable de la religion. Certains ultras formulent aussi la même objection, mais avec d’autres arrière-pensées. Ainsi, le vieux catholique traditionaliste Louis de Bonald, souligne à plaisir les équivoques du gouvernement :

« On ne peut pas plus dire morale religieuse qu’on ne peut dire religion morale, puisqu’une religion qui ne serait pas morale ne serait pas une religion, comme une morale qui ne serait pas religieuse ne serait pas une morale, mais un simple code de bienséances. En un mot, un devoir sans pouvoir »20.

Au banc du gouvernement, l’amendement proposé paraît tout bonnement superflu. Le garde des Sceaux ne comprend pas pourquoi il faudrait préciser « et religieuse », puisque sa définition de la « morale publique » contient déjà tout ce que le député de droite voudrait protéger : en faisant silence sur le caractère religieux de cette morale, de Serre a voulu empêcher que les juges ne la confondent avec la leur propre (ou celle de telle religion positive), que cet article 8 n’a pas vocation à protéger.

Toutefois, en raison de la confusion générale des esprits sur les relations exactes que le gouvernement souhaite établir entre morale et religion, l’amendement de Texier d’Hautefeuille gagne peu à peu des partisans. Aussi le garde des Sceaux finit-il par y consentir : « et religieuse » constitue une « répétition inutile, mais non dangereuse », qui signale « ce qui est commun à tout homme moral, indépendemment du culte qu’il professe »21. La Chambre des députés adopte alors, à la quasi-unanimité, un amendement qui passera longtemps pour une concession inoffensive aux ultras.

À la Chambre des pairs, l’amendement de Texier d’Hautefeuille suscite d’ailleurs le même malentendu, au point que le rapporteur de la loi, le jeune duc de Broglie22 – un libéral très fervent qui, en 1817, a refusé de voter le rétablissement de l’autorisation préalable -, accepte sans difficulté l’idée d’un outrage « à la morale publique et religieuse ». Pour une bien étrange raison, toutefois, si l’on considère que l’établissement d’une loi vise à donner aux juges une méthode simple pour distinguer le licite de l’illicite : car selon de Broglie, « morale publique et religieuse » a l’avantage « de ne rien exclure et de ne rien désigner », si bien que les jurys de citoyens pourront l’adapter à leur perception spontanée des situations, et qu’ils disposeront ainsi, au nom de « la société », d' »une arme pour la défendre précisément au point où elle se sentirait blessée »23.

Les trois lois sur la presse sont promulguées en mai et juin 1819. Envisagées ensemble, elles constituent une formidable rupture avec deux décennies d’entraves à la liberté d’expression, qui a permis, entre autres, l’extraordinaire essor de la librairie au XIXe siècle24. Toutefois, l’article 8 de la première d’entre elles, en créant le délit spécifique d' »outrage à la morale publique et religieuse », permet, pour la première fois depuis 1791, qu’une opinion soit sanctionnée au prétexte qu’elle menacerait le fondement moral c’est-à-dire religieux de la société. Au surplus, les magistrats, comme les jurys, conviés à se prononcer sur les cas d’espèce, vont se révéler incapables de distinguer entre les trois dimensions de ce nouveau délit : ce qui relève du religieux en général (la morale « publique », « ce qui est commun à tout homme moral, indépendamment du culte qu’il professe ») ; ce qui relève du religieux pluriconfessionnel défini par la Charte (la « religion d’État » et celles reconnues) ; et enfin, ce qui relève de la religion positive que la plupart d’entre eux pratiquent spontanément, et sur laquelle ils fondent leurs jugements moraux, à savoir le catholicisme romain. Sans se poser la moindre question, ils ne vont sanctionner que les outrages au catholicisme.

III. Un second délit d’opinion religieuse : l’outrage à la religion de l’État

Les lois sur la presse de 1819 ont pu être votées pour trois raisons : d’abord, grâce à l’abaissement du cens électoral, la Chambre des députés a soudain enregistré un afflux de députés du centre ; ensuite, usant de son droit de nomination, Louis XVIII a nommé de nouveaux pairs qu’il a choisis parmi les libéraux, en nombre suffisant pour paralyser les ultras ; enfin, le souverain a insufflé une énergie suffisante à sa volonté de gouverner au centre. Outre leur libéralisme, les lois « de Serre » étaient remarquables par leur ambition d’inclure dans un seul bloc toutes les mesures concernant la presse : les conditions de publication, les délits et leur poursuite. Or les événements ne vont pas tarder à disloquer cet ensemble, et à démontrer aux promoteurs de ces lois, comme au souverain, la fragilité de leur dessein politique : l’affrontement structurel des deux France empêche que le pays soit, de façon durable, gouverné au centre.

Le 13 février 1820, le duc de Berry, neveu du roi, est assassiné devant l’Opéra par un napoléonien radical, l’ouvrier sellier Louvel, qui veut mettre fin à la dynastie des Bourbons : en effet, ni Louis XVIII ni son frère, le comte d’Artois (et futur Charles X), n’ont de fils. L’enquête de police démontrera bientôt qu’il s’agit d’un acte isolé, mais la droite s’empare prestement de l’affaire, et met en accusation la politique de libéralisation de la vie publique : Louvel n’est-il pas un ouvrier qui sait lire, un ouvrier dont la presse libérale aura infecté l’esprit ? Charles Nodier ne craint pas d’affirmer dans le Journal des Débats :  » J’ai vu le poignard de Louvel, c’était une idée libérale »25. (En réalité, Louvel a peu lu, et surtout pas la presse libérale.) Huit jours suffisent pour que le président du Conseil, pourtant le favori bien-aimé du roi, soit contraint de démissionner. Le duc de Richelieu – lui aussi un centriste, mais de droite – est rappelé. Il n’accepte le ministère qu’après s’être assuré du soutien du comte d’Artois, depuis toujours opposé à la Charte et à toute politique de conciliation avec les tenants de la Révolution et de l’Empire26. Le nouveau chef du gouvernement réalisera trop tard qu’il a conclu un marché de dupes : si la droite soutient un ministère modéré, c’est juste le temps d’en obtenir le vote des lois qui vont bouleverser le jeu politique. Hercule de Serre, le hardi promoteur des fameuses « lois de Serre », accepte d’être une fois encore garde des Sceaux : depuis peu, la crainte du désordre l’entraîne vers la droite, au moment où ses amis Doctrinaires basculent à gauche.

En mars 1820 sont ainsi votées, dans l’urgence, une loi qui suspend la liberté individuelle en cas de soupçon de complot contre le roi, et une autre qui rétablit l’autorisation préalable de publier et la censure. En juin, une loi dite du « double vote » permet que les électeurs les plus fortunés votent deux fois lors d’une même élection ; aussi, dès l’automne, la Chambre des députés comporte-t-elle plus d’ultras que de libéraux. L’année suivante, le clergé obtient le contrôle de l’Université (les étudiants ayant beaucoup manifesté contre ces lois) et, pour faire bonne mesure, celui des collèges : en quelques mois, l’alliance du Trône et de l’Autel, si caractéristique du XIXe siècle monarchique, se met en place.

Dans cette atmosphère de retour aux valeurs de l’Ancien Régime, les procès intentés au romancier Victor Ducange et au chansonnier Béranger montrent que les magistrats et les jurys interprètent toute critique du catholicisme comme un outrage à la « morale publique et religieuse ». En juin 1821, Ducange est inculpé à ce titre pour Valentine ou le pasteur d’Uzès, un roman qui dénonce les excès de l’aristocratie catholique pendant la Terreur blanche de 1815 dans le Midi. L’arrêt de renvoi note que, tout au long du récit, « l’impiété le dispute à la licence et [… que son] but évident est de traîner en ridicule la religion de l’État, ses cérémonies et ses ministères ; et de décrier le gouvernement du Roi »27 : la « licence » pointe vers l’outrage aux bonnes mœurs, et « l’impiété », vers la « morale publique et religieuse », mais la loi n’est en principe pas chargée de protéger la « religion de l’État ». L’auteur est néanmoins condamné à six mois de prison et cinq cents francs d’amende.

Quatre mois plus tard, c’est au tour de Pierre-Jean de Béranger, le déjà célèbre chansonnier populaire28. Longtemps auteur de chansons à boire, il s’est tourné depuis la fin de l’Empire vers des compositions plus politiques et poétiques. Le patronage de Lucien Bonaparte, protecteur des lettres et des arts, lui a valu une bourse, puis un emploi d’expéditionnaire à l’Université. Depuis la Seconde Restauration, la presse libérale a publié ses chansons engagées, qu’il définit d’ailleurs comme « morales » et non pas politiques : elles tapent dur sur l’Ancien Régime, sur ses aristocrates et sa prêtraille, et célèbrent le peuple héroïque de l’épopée napoléonienne, sa gaieté et sa passion pour la liberté29. À la fin octobre 1821, Firmin-Didot publie deux volumes de ses chansons, dont l’un a déjà été édité en 1815 sans éveiller l’attention de la censure. En quelques jours, les dix mille exemplaires sont épuisés, l’éditeur annonce déjà un nouveau tirage, la nouvelle fait scandale à droite : le poète est immédiatement privé de son emploi administratif et cité en justice.

Or il comparaît le 8 décembre 1821, cinq jours après qu’Hercule de Serre, encore garde des Sceaux, eut déposé sur le bureau de la Chambre des députés un projet de loi sur la répression et la poursuite des délits de presse : contredisant ce qu’il avait âprement défendu quelques mois plus tôt, le ministre propose de développer l’article 8 de sa loi, afin d’y introduire l’outrage à la religion de l’État30. Le projet n’aboutit pas, mais il est révélateur du moment politique : Louis XVIII abandonne à présent la direction des affaires à son frère, le comte d’Artois, dont il a pourtant toujours détesté les idées ; les ultra-royalistes viennent de remporter une victoire électorale supplémentaire et, dans la classe politique comme dans la presse, chacun sait que Richelieu va devoir démissionner, et que la période libérale s’achève.

Devant l’entrée de la cour d’assises de Paris, une foule compacte de curieux et de partisans du chansonnier bloque l’entrée, si bien que l’audience commence en retard31. Dans la salle, un public choisi de deux cents personnes a réussi à se caser : des libéraux de premier plan (le pair Victor de Broglie et son beau-frère Auguste de Staël), des femmes du monde, des avocats et des journalistes. Quatre chefs d’accusation ont motivé le renvoi de l’affaire devant le tribunal : l’outrage aux bonnes mœurs, l’outrage à la morale publique et religieuse, l’offense à la personne du roi, et la provocation au port d’un signe de ralliement prohibé. Bien que certains d’entre eux soient interdépendants, je m’en tiendrai à l’outrage à la morale publique et religieuse, qui vise huit chansons32.

Aucune d’entre elles ne professe l’athéisme, car Béranger est un spiritualiste et il vénère le « Dieu des bonnes gens » (c’est le titre d’une chanson qui ne fait pas l’objet d’une incrimination), miséricordieux envers les petits, et courroucé par les puissants qui se sont emparés de son nom. Par contre, les textes mis en cause célèbrent les plaisirs simples – le vin, la bonne chère, l’amour – et moquent leurs contempteurs. Ainsi, dans « Deo gratias d’un épicurien », un jouisseur ponctue chacun de ses plaisirs par une action de grâces, pratique considérée comme une provocation « en ce siècle d’impiété » où « l’on rit du Benedicite« . Et, puisque l’enfer est peuplé d’épicuriens et de jolies filles, chaque strophe de « La descente aux enfers » se conclut par « Tant qu’on pourra, larirette, On se damnera, larira ». Enfin, dans « Mon curé », un aimable ecclésiastique, buveur et jouisseur, comprend trop bien les faiblesses de ses ouailles, et il redit à sa très jeune nièce, un refrain après l’autre, « Baise-moi, Suzanne, Et ne damnons personne ».

« Le Bon Dieu » exprime la philosophie générale de Béranger : le Créateur, navré par l’état moral de la planète, désavoue en bloc la manière dont son nom est exploité par les prêtres (des « nains tout noirs Dont mon nez craint les encensoirs »), les rois (« ces nains si bien parés, Sur des trônes à clous dorés »), et les généraux (des « pygmées M’appelant le Dieu des armées »), et il conclut chaque refrain : « Je veux, mes enfants, que le diable m’emporte, Je veux bien que le diable m’emporte. » « Les missionnaires » moque la politique cléricale en général : Satan, devenu commerçant en prières, répand sur la planète des missionnaires porteurs de son message : « Par Ravaillac et Jean Chatel (deux régicides, des fanatiques du catholicisme) Plaçons dans chaque prône, Non point le trône sur l’autel, Mais l’autel sur le trône. Que les rois soient nos bedeaux. » Enfin, « Les capucins » et « Les chantres de la paroisse » raillent l’innovation politique du moment, l’alliance du Trône et de l’Autel. Le refrain du premier, « Bénis soient la Vierge et les saints, On rétablit les capucins » fait mine de se réjouir du retour annoncé de l’ordre des capucins, chassés de France depuis la Révolution. Le couplet suivant a particulièrement indigné l’avocat général33 : « L’église est l’asile des cuistres, Mais les rois en sont les piliers ; Et bientôt le banc des ministres Sera le banc des marguilliers ». « Les chantres de la paroisse », sous-titré « le Concordat de 1817, chanson à boire » est une charge contre les négociations sans lendemain entreprises par le gouvernement français pour le retour au Concordat de 1516 : « Gloria tibi, Domine, Que tout chantre boive à plein ventre, Gloria tibi, Domine, Le Concordat nous est donné ».

On le voit, le procureur tient pour nulle et non avenue la subtile explication de l’article 8 que de Serre avait exposée à la Chambre des députés. L’avocat de Béranger ne cesse de rappeler à la Cour qu’en ce 8 décembre 1821, son client n’est passible que de la loi sur l’outrage à la morale publique et religieuse, puisque la nouvelle loi sur l’outrage à la religion d’État n’est pas votée. Or, selon la loi en vigueur,

« La morale religieuse n’est pas […] la morale de telle ou telle secte. Ce n’est pas plus celle de l’Alcoran que celle des rabbins ; celle des catholiques que celle des luthériens, des calvinistes, ou des anglicans… », c’est l’idée universelle de religion, nécessaire à tous les hommes. « Vous vous rappelez qu’on voulait y introduire les mots religion chrétienne, afin de faire un délit spécial des offenses dirigées contre cette religion » et que le rapporteur de la loi avait rejeté cet amendement « comme pouvant rappeler des querelles de religion entre les différentes sectes »34.

Toutefois, rien n’y fait : le procureur maintient que « la morale religieuse n’est autre que la morale enseignée par la religion » (le catholicisme), que l’article 8 combat l’impiété « des esprits contre l’existence d’un Dieu et l’authenticité de son culte » (celui qu’il pratique) ; et qu’enfin, cet article protège « tout ce qui est inviolable et sacré », et notamment les ordres religieux catholiques, y compris ceux qui sont encore interdits en France.

À l’instant où le pouvoir rétablit l’idéologie de l’Ancien Régime, il n’est pas étonnant qu’un magistrat important tienne ce genre de propos. Toutefois, l’avocat général a été suivi par un jury, auquel le législateur de 1819 avait attribué un discernement spécial sous prétexte qu’il serait issu du « peuple » : deux propriétaires électeurs, un écuyer, un marchand de cristaux, un fabricant de porcelaine, deux notaires, un chef de division au ministère de l’Intérieur, etc… condamnent Béranger à trois mois de prison et dix mille francs d’amende – que ses admirateurs se cotiseront pour régler35. Interné à la prison de Sainte-Pélagie, il y occupera la cellule que vient de quitter le pamphlétaire Paul-Louis Courier, lui aussi victime de l’article 8, mais pour outrage à la morale publique, et non à la morale religieuse36.

Dès sa prise de fonctions, Joseph de Villèle, le nouvel homme fort du régime, réalise que la droite, malgré ses constantes victoires électorales, est encore entravée par la presse libérale, « un dissolvant auquel aucun gouvernement ne saurait résister »37. Il entreprend donc de faire voter plusieurs lois sur la presse, qui sont toutes promulguées en mars 1822, et qui comportent, entre autres, un étonnant délit « de tendance », et une loi supplémentaire contre l’outrage à la religion, celle-là même que de Serre avait envisagée l’année précédente38. Au surplus, les délits de presse sont désormais transférés des jurys d’assises aux tribunaux correctionnels puis aux cours royales.

Grâce au « délit de tendance », un journal peut être poursuivi sans qu’aucun de ses articles ne tombe sous le coup d’un délit de presse, au cas « où son esprit résultant d’une succession d’articles serait de nature à porter atteinte à la paix publique, au respect dû à la religion de l’État et aux autres religions légalement reconnues en France, à l’autorité du roi, à la stabilité des institutions constitutionnelles… »39. La cour peut suspendre ce périodique pour un mois, puis, en cas de récidive, pour trois mois, et enfin, l’interdire de façon définitive. C’est, en somme, une systématisation du délit d’opinion sur la politique ou les idées du gouvernement : un retour caractérisé à l’arbitraire judiciaire.

L’exposé des motifs de la nouvelle loi sur le délit d’opinion religieuse reconnaît que la précédente, celle de 1819 sur la « morale publique et religieuse », n’exprimait pas de façon explicite ce que « tout le monde avouait (y) exister ». C’est qu’elle protégeait, en réalité, la religion en général, c’est-à-dire une abstraction assez vague : au contraire, la loi du 25 mars 1822 concerne certaines religions positives en particulier. Elle condamne à une peine de prison de trois mois à cinq ans et d’une amende de trois cent à six mille francs « quiconque […] aura outragé ou tourné en dérision la religion de l’État » ; et elle prévoit « les mêmes peines […] contre quiconque aura outragé ou tourné en dérision toute autre religion dont l’établissement est légalement reconnu en France ». Puisque la Charte a proclamé le pluralisme confessionnel, la loi ne peut faire autrement que d’étendre la protection des religions aux protestantismes et au judaïsme, mais chacun sait que leurs représentants ne porteront jamais plainte sous ce prétexte. Aussi faut-il comprendre que la sévérité des sanctions vise à décourager les seule attaques contre le catholicisme. Les peines se sont considérablement aggravées en dix mois, puisque l’article 8 de la loi de 1819, qui d’ailleurs reste en vigueur, prévoyait seulement un mois à un an de prison, et une amende de seize à cent francs40. Que s’est-il passé ? Peut-être le législateur aura-t-il enfin compris comment donner à « la société » les moyens de « se défendre elle-même ».

L’assimilation des intérêts de « la société » à ceux du seul catholicisme trouve son aboutissement dans la loi de 1825 sur le sacrilège. Bien qu’elle ne concerne pas un délit de presse, il convient d’en parler ici, car elle consacre la volonté de protéger le catholicisme, qui redevient donc pendant le règne de Charles X, comme au temps de l’Ancien Régime, le principal support de la sacralité de l’État41. Le titre de la loi – « sur la répression des Crimes et délits
 commis dans les Édifices ou sur les Objets 
consacrés à la Religion catholique 
ou aux autres Cultes légalement établis en France » – conserve la fiction d’un État pluriconfessionnel, mais les actes sacrilèges visés – le vol ou la dégradation des hosties ou des vases consacrés dans les églises – concernent exclusivement le catholicisme, car ils reposent sur la doctrine de la transsubstanciation. Les peines encourues sont draconiennes (la mort ou les travaux forcés à perpétuité), et elles renouent avec la cruelle mise en scène autrefois imaginée pour le crime de blasphème. Toutefois, l’appareil judiciaire et les jurys refuseront de suivre, et ils acquitteront les accusés de manière systématique42. En 1830, la Révolution de Juillet abrogera la loi sur le sacrilège sans qu’elle ait été appliquée, ainsi que l’article 6 de la Charte sur le catholicisme, « religion de l’État » : il redevient celle « professée par la majorité des Français ».

IV. Le blasphème contre la famille, la propriété, et l’autorité de l’État

Réaction libérale contre la politique droitiste de la Restauration, la Monarchie de Juillet a tôt fait de liquider les symboles de l’alliance entre le Trône et l’Autel : dès la déposition de l’héritier de la branche aînée des Bourbons, le sacre et l’idée même d’une monarchie absolue garantie par l’Église deviennent des vieilleries, le drapeau tricolore réapparaît, l’aristocratie et le clergé sont contraints d’adopter des comportements plus modestes, les hiérarchies se modifient, et de nouveaux groupes sociaux commencent à peser sur la décision politique. Celle-ci, pourtant, demeure entre les mains du « roi des Français », assisté par une élite censitaire un peu plus large qu’auparavant, mais néanmoins réduite à la notabilité. À l’exception de quelques franc-tireurs, personne n’exige encore le suffrage universel, ni un véritable régime parlementaire, car les dix-huit années de la Monarchie de Juillet constituent une transition où toutes sortes de compromis sont tentés. Ainsi, bien que le souverain se révèle particulièrement enclin à dissoudre la Chambre des députés dès qu’elle lui résiste, elle n’en devient pas moins le cœur battant de la vie politique, appuyée sur une presse libre, nombreuse, et qui commence à rencontrer un lectorat populaire.

Néanmoins, l’attentat manqué de Giuseppe Fieschi contre Louis-Philippe, en 1835 entraîne un durcissement des lois sur la presse. Et, bien que l’Église et l’État ne soient plus dans la même familiarité qu’au temps de la Restauration, les magistrats redécouvrent la loi de 1819 et son article 8, que le nouveau régime n’avait pas pensé à abroger. La conception de la « morale publique et religieuse » revêt alors une interprétation plus conforme à l’orientation bourgeoise du nouveau régime : la famille, fondement d’un ordre social inégalitaire qui entend se maintenir, devient un composant essentiel de la religion. Par exemple, le 10 mars 1842, Auguste Luchet, un auteur de romans sociaux, comparaît avec son éditeur sur le fondement de l’article 8. Le Nom de famille rapporte les mésaventures d’un bâtard, engendré par une marquise qui l’a conçu avec le fils d’un homme qu’elle avait fait guillotiner pendant la Révolution : cette naissance mélodramatique a fait de l’enfant illégitime la proie d’une passion homicide envers tout ce qui ressemble à un père. Le roman ne paraît ni très convaincant ni promis à un grand succès, mais le procureur se sent tenu de le poursuivre. Non pas, précise-t-il, pour des raisons politiques, mais au nom « des règles éternelles de la morale publique, les préceptes essentiels de la religion, ce lien sacré entre l’homme et la divinité, les principes conservateurs de la famille, qui unissent les hommes entre eux »43.

Toutefois, c’est surtout après l’échec de la Révolution de 1848 et le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte – la presse est alors frappée, une fois de plus, par une législation draconienne – que l’outrage à la « morale publique et religieuse » devient un chef d’inculpation favori : il justifie environ la moitié des procès de presse au Second Empire, au lieu d’un dixième sous la Monarchie de Juillet. Ce fait empirique – en soi, de médiocre importance – requiert, pour être compris, le recours à des considérations plus générales.

On sait en effet que la Deuxième République, de 1848 à 1852, a révélé à la France conservatrice l’innocuité politique du suffrage universel : d’une part, les trois quarts de la population sont des ruraux que leurs curés encadrent encore assez solidement (c’est pourquoi un chef d’État comme Louis-Napoléon Bonaparte, malgré son désintérêt pour la pratique religieuse, leur confie la surveillance des écoles communales et favorise avec opiniâtreté l’essor de l’enseignement catholique) ; d’autre part, en raison du Concordat, tout le personnel clérical, de l’évêque au curé, est à la merci du gouvernement44. Aussi, même après la fin des Bourbons, après celle des Orléans, et le retour des Bonaparte sur un coup d’État, l’autorité publique trouve-t-elle encore un immense avantage à coopérer avec une Église dont les institutions irriguent opportunément la société, et qui génère, au moindre coût politique, des sujets obéissants.

Concernant la vigueur nouvelle des accusations d’outrage à la « morale publique et religieuse », les cas de Gustave Flaubert pour Madame Bovary, et Charles Baudelaire pour Les Fleurs du Mal, inculpés en 1857 par le procureur Pinard avec leurs éditeurs et imprimeurs, sont trop connus pour qu’il soit nécessaire de s’appesantir. Tout a été dit sur l’obstination du magistrat à attribuer aux auteurs la responsabilité morale des actions, des pensées et des sentiments de leurs personnages, et, d’une façon plus générale, à refuser de percevoir ce qu’est le travail littéraire. L’important pour notre propos est qu’en 1857, la « morale publique » – fondée, comme toujours, sur la volonté divine – interdit aux écrivains de défaire le lien qui souderait les trois valeurs sacrées, le Vrai, le Beau, le Bien : l’amoralisme littéraire devient un délit passible de sanctions pénales. Cela n’empêche pas le procureur impérial d’incriminer séparément, comme un outrage à la « morale religieuse », tous les passages dans lesquels un quelconque élément du culte catholique est associé à de la volupté, et de ressusciter ainsi, inchangé mais érigé en délit, l’ancien péché religieux de blasphème. Flaubert est finalement relaxé par le tribunal avec un blâme, sans doute parce qu’il a réussi à faire jouer ses relations mondaines ; et Baudelaire, moins favorisé, est condamné à une amende et à la suppression de six poèmes de son recueil.

Au cours du Second Empire, régime singulièrement autoritaire, d’autres écrivains sont condamnés sur le même fondement à des peines autrement plus lourdes. Ainsi, toujours en 1857 et à l’instigation du procureur Pinard, les éditeurs et l’imprimeur d’Eugène Sue. L’auteur n’y échappe que parce qu’il décède au cours de l’instruction. C’est un feuilletoniste immensément célèbre – tous les Français connaissent Les Mystères de Paris ou Le Juif errant -, qui n’a jamais eu maille à partir avec la justice. Pour exorciser le désespoir où l’avait plongé le détournement de la Révolution de 1848 par le rejeton des Bonaparte, il a commencé à publier dès après, sans être poursuivi, Les Mystères du Peuple, « l’épopée d’une famille de prolétaires à travers les âges ». Au moment où sort le seizième et dernier volume, le procureur Pinard, furieux de n’avoir pas réussi à faire condamner Flaubert, s’en prend à Eugène Sue. Le roman et les responsables de sa diffusion sont condamnés pour six délits : outrage à la « morale publique » et aux « bonnes mœurs », outrage à la « religion catholique », excitation à « la haine et au mépris des citoyens les uns contre les autres », apologie de « faits qualifiés de crimes par la loi pénale », attaques contre « le principe de la propriété », et enfin, « excitation à la haine et au mépris du gouvernement établi par la Constitution ». Les exemplaires et les clichés sont détruits, les éditeurs et imprimeurs sont emprisonnés et condamnés à des amendes exorbitantes.

Or le procureur Pinard n’est pas le seul magistrat du Second Empire qui assigne des auteurs au nom de la « morale publique et religieuse ». En 1858, par exemple, Proudhon (déjà familier des tribunaux) est poursuivi pour un essai anti-religieux, De la justice dans la Révolution et dans l’Église. Le tribunal correctionnel de la Seine le condamne à trois ans de prison au motif que ses propos ont pour « résultat de froisser de la façon la plus douloureuse les croyances religieuses dont la loi commande le respect »45. Même pendant la période dite libérale du Second Empire, les procès ne cessent pas. En 1869, Alfred Naquet, alors un socialiste radical proche de Bakounine, est condamné à quatre mois de prison et cinq cents francs d’amende pour outrage à la « morale publique et religieuse » et pour attaque contre la famille et la propriété : Religion, propriété, famille ne s’en prend pourtant qu’au mariage et à sa sanctification religieuse. (Devenu sénateur de la Troisième République, il rétablira le divorce en 1884).

V. La fin du délit d’opinion religieuse

Le 2 septembre 1870, la défaite militaire devant l’Allemagne et la capture de Napoléon III à Sedan mettent fin au Second Empire sans que la classe politique ait pu le prévoir. Quand, deux jours plus tard, Gambetta proclame la République depuis le balcon de l’Hôtel de ville de Paris, le pays est loin d’en avoir adopté l’idée. La France ne s’interroge alors que sur la poursuite ou non de la guerre : rassurée, en février 1871, par la politique de paix que proposent les monarchistes, elle élit une Assemblée massivement royaliste qui approuve l’armistice. Les problèmes sérieux sont abordés après l’écrasement de la Commune de Paris : pendant plusieurs années, les monarchistes se montrent incapables d’arbitrer entre leurs deux dynasties, Bourbon et Orléans, alors que le camp républicain se transforme en profondeur. Il s’adjoint quelques conservateurs éminents issus du bonapartisme (Thiers, le massacreur de la Commune), et certains de ses leaders radicaux se convertissent à la modération (Gambetta). Au surplus, de nombreux militants entreprennent de sillonner la province pour y propager la bonne parole : en quelques années, ils remportent une adhésion suffisante pour faire élire une Assemblée républicaine et modérée, c’est-à-dire conservatrice. La dernière hypothèque sur le régime républicain est levée le 30 janvier 1879 par la démission du président Mac Mahon, un légitimiste qui n’aura su ni rétablir la monarchie, ni gouverner contre la volonté des Assemblées. L’échec de sa politique d’Ordre moral, violemment anti-républicaine et cléricale, signifie surtout que la France est enfin capable d’une démocratie parlementaire, neuf ans après avoir proclamé la République.

En 1881, trois républicains modérés occupent la présidence de la République (Jules Grévy), celle du Conseil des ministres (Jules Ferry), et celle de la Chambre (Léon Gambetta) : le pouvoir de ces « opportunistes » – selon le sobriquet de leurs concurrents plus radicaux – repose sur une alliance provisoire entre les deux partis situés au centre gauche de l’Assemblée46. Ils se distinguent surtout des courants les plus radicaux par le rythme des réformes qu’ils envisagent : en particulier, ils repoussent d’emblée la fin du Concordat et la séparation des Églises et de l’État, deux exigences traditionnelles du mouvement47. Par contre, de 1881 à 1885, ils entreprennent, avec une entière détermination, de faire voter plusieurs lois destinées à républicaniser la société. Celle sur la presse, du 29 juillet 1881, qui nous intéresse ici, doit être comprise comme un élément de cette politique, au même titre que les autres lois qui organisent les grandes libertés et l’École laïque.

Son article 1er, d’une brièveté stupéfiante – « L’imprimerie et la librairie sont libres » -, efface quatre-vingt-dix années de tutelle de la presse : plus de déclaration de l’imprimeur, plus de contraintes autres pour le colporteur que d’avoir un catalogue, plus d’autorisation préalable, plus de censure, plus de signature obligatoire, plus de timbre, plus de cautionnement pour les journaux48. Eugène Lisbonne, rapporteur de la loi devant la Chambre des députés, souligne que sa grande, son unique nouveauté consiste en ce que, désormais, la liberté de la presse n’est plus limitée que par la sanction a posteriori d’actes délictueux relevant du droit commun49 :

« Nous avons affirmé que le projet ne range dans cette catégorie la manifestation d’aucune opinion, quelle qu’elle soit. Nous avons dit : plus de délit d’opinion, de doctrine, de tendance »50.

De nombreuses incriminations disparaissent ainsi de la législation sur la presse, que nous avons pu voir infligées au cours des décennies antérieures : provocation à la désobéissance aux lois ; attaques contre le principe de la propriété, contre les droits de la famille, contre la Constitution ; excitation à la haine et au mépris du gouvernement, ou des citoyens les uns contre les autres51, et, bien sûr, les deux outrages à la « morale publique et religieuse », ainsi qu’aux « religions reconnues par l’État ». Eugène Lisbonne commente ainsi leur abrogation :

« Tout a été dit, et merveilleusement dit sur ces deux prétendues infractions qui existent encore dans nos lois spéciales. Délits d’opinion s’il en fût, délits insaisissables au point de vue de l’intention, délits stériles au niveau de l’effet qu’ils peuvent produire »52.

Selon Lisbonne, en effet, depuis les avocats des accusés célèbres (Béranger et Paul-Louis Courier) jusqu’à l’ultime garde des Sceaux du Second Empire, trop de juristes ont souligné l’insupportable imprécision de ces délits :

« Il suffit que tel ou tel délit soit vague pour qu’il soit aboli. Nous ne conservons que les délits qui ont un caractère défini, une précision suffisante, ceux qu’incrimine, d’accord avec le droit commun, la conscience universelle. (…) Il n’y a pas de juge possible pour les délits qui résistent à la définition. C’est ce qu’a pensé votre commission. La réforme absolue que nous vous proposons ne pouvait pas s’adapter à l’Empire, quelque libéral qu’il prétendît être devenu. Elle s’adapte à la République »53.

Les temps ont manifestement changé : le retrait des deux délits soulève fort peu d’objections. À la Chambre des députés, l’opposant le plus vigoureux est Charles Freppel, évêque d’Angers, un monarchiste dont l’éloquence est d’ordinaire redoutée. Ce jour-là, il ne trouve que des paroles convenues, trop souvent ressassées : la fin de ces infractions constituerait « une véritable abomination », la Chambre aurait-elle programmé de « sacrifier Dieu » – « tout ce qu’il y a de plus sacré dans le monde » -, ce que, précisément, la loi a mission de protéger ? À l’extrême-gauche, Georges Clémenceau répète le mot de Montesquieu : « Dieu se défendra bien lui-même ! », puis, citant Jules Simon, il réclame « sans ambages, le droit d’outrager une religion »54. Au Sénat, c’est encore un monarchiste qui s’y oppose, Henri de Gavardie, dont la niaiserie provoque souvent l’hilarité de la Chambre. Ces délits doivent être maintenus parce qu’il serait affligeant « de voir qu’une société qui doit toute sa grandeur au christianisme s’efforce de chasser Dieu des institutions ». Devant les commentaires goguenards (« Allons donc ! »), il se rabat sur l’idée qu’ils protègent les fondements même de la « morale universelle ». Les exclamations de la gauche le mettent en rage :

« Vous contestez cela ? Qui le conteste ? Je voudrais bien savoir qui pourrait contester ici, comme vérités devant être sanctionnées par la loi, l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, et la nécessité d’un culte d’une façon générale ? Personne ne peut contester cela »55.

Un sénateur fait savoir que, justement, il le conteste : « Ah, réplique de Gavardie, vous êtes bien le seul ! » Deux, puis trois autres se signalent alors, et lui conseillent de proposer plutôt un amendement. Il demande le maintien de l’outrage à la « morale religieuse », sans faire référence à la « morale publique » : l’amendement est rejeté dans la gaieté générale, et de la sorte, les deux délits contre la religion sortent de la législation française après avoir protégé l’État pendant une soixantaine d’années.

Lors des débats parlementaires, l’inconsistance des objections cléricales est le fait le plus nouveau, ainsi que le plus stupéfiant : les locuteurs réalisent au moment même où ils parlent qu’ils ont cessé d’être crédibles, alors qu’ils l’étaient encore quelques mois plus tôt, au temps de l’Ordre moral. L’arrangement politico-religieux qui a rendu possible, durant tant de siècles, la criminalisation du blasphème, est soudain périmé, et il l’est une fois pour toutes. Car le jeune régime républicain, alors même qu’il est politiquement incapable de mettre fin au Concordat ou de proclamer la séparation des Églises et de l’État, s’est déjà engagé – et avec quelle énergie, si l’on considère l’œuvre scolaire de ces années-là – dans la voie de la laïcité. Le régime de laïcité proprement dit ne sera véritablement établi qu’en 1905, mais, dès 1881, il est désormais impossible, de poursuivre un écrit au seul prétexte qu’il porterait atteinte à la religion.

En 1819, Hercule de Serre avait prétendu abolir pour toujours les délits d’opinion, sans voir que son anthropologie limitait de deux manières l’ordre de l’opinable. D’une part, l’opinion était assujettie à des vérités indiscutables, prétendument proférées par Dieu, créateur et législateur suprême du monde. D’autre part, la créature était scindée en deux paquets de facultés désaccordées : d’un côté, la raison, vouée à un travail, lent et serein, la construction critique de vérités provisoires ; de l’autre, le chaos de l’irréflexion, fait d’opinions injustifiées, d’émotions, de passions, et d’actions irraisonnées – parmi lesquels des actes de parole injurieux. Aussi, les lois de Serre ont-elles autorisé en principe la critique des religions particulières, comme de toute opinion, à condition qu’elle s’inscrive dans une conception théiste du monde, et qu’elle s’énonce sur un ton modéré56.

À son tour, la loi sur la presse de 1881 a voulu abolir les délits d’opinion légués par les monarchies autoritaires du XIXe siècle, le législateur étant, cette fois, laïque, républicain et positiviste. La nouvelle loi a donc refusé de sanctionner aucune opinion – qu’elle porte sur Dieu, la propriété, la famille, l’État ou sur tout autre sujet -, ni aucun sentiment – qu’il concerne les institutions ou les personnes. Elle n’a reconnu comme délits que certains actes préalablement spécifiés par le Code pénal, ainsi que trois autres, spécifiques à la presse : les offenses aux autorités publiques, l’injure et la diffamation envers le particuliers. Dans sa pratique, la jeune République s’est vite révélée incapable de laisser libres les opinions relatives à l’autorité publique et aux mœurs, mais elle a sans conteste aboli le délit d’opinion religieuse.

 

Nul n’aurait pu imaginer le spectaculaire retournement de situation que nous vivons depuis le début des années 1980. Exploitant les virtualités ouvertes par une loi de 1972 contre le racisme, des associations dévotes issues de l’extrême-droite catholique – bientôt rejointes par une association ad hoc de l’Episcopat – obtiennent des condamnations pour « injure au sentiment religieux », « diffamation religieuse », ou « provocation à la discrimination, à la violence et à la haine religieuse ». Des juristes, parfois réputés, invoquent désormais un « droit au respect des croyances », élevé à la dignité d’un « droit fondamental de la personnalité », et, tant qu’à faire, d’une « norme constitutionnelle d’égale valeur à celle de la liberté d’expression ». Un siècle après sa disparition, le délit d’opinion religieuse a donc fait sa réapparition dans nos prétoires, sinon dans nos lois. Il diffère de l’ancien délit de blasphème en ce qu’il ne sanctionne plus les offenses à Dieu mais celles à la sensibilité de ses fidèles : car si l’on parle encore de « blasphème », ce n’est plus dans les prétoires, où le terme n’a pas cours, mais dans le débat public ou entre dévots.

Cette volte-face n’était pas prévisible pour une raison simple : l’incrimination du nouveau délit, qui se fonde sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, a été inaugurée par deux activistes qui la vomissaient, ainsi que toutes les idées responsables de la chute de la monarchie. En 1984, Mgr Lefebvre, un prélat intégriste qui s’était distingué au concile Vatican II par son refus de voter la liberté de conscience, et qui avait fondé une Association Saint-Pie X pour la restauration du catholicisme authentique, assigne en justice l’affiche du film Ave Maria : l’image d’une jeune fille appétissante, les seins nus et attachée à une croix, constituerait un « outrage aux sentiments des catholiques ». Le président du Tribunal d’instance de Paris lui donne raison, et l’affiche est immédiatement retirée. Bernard Antony, directeur d’un journal traditionaliste et député européen du Front National, n’a pu se joindre au procès parce qu’il vient à peine de fonder l’association qui lui ouvrirait le droit de se porter partie civile. Mais dès 1985, son Alliance Générale contre le Racisme et pour le Respect de l’Identité Française et chrétienne (AGRIF), assigne Jean-Luc Godard, réalisateur de Je vous salue, Marie et son producteur pour « diffamation raciste envers les catholiques ». L’AGRIF perd son procès, mais elle inaugure brillamment une politique d’occupation perpétuelle des tribunaux, à seule fin de défendre les « sensibilités catholiques » contre toute production susceptible de les « blesser ».

Il aura donc fallu douze ans à ces deux réactionnaires pour qu’ils acceptent de troquer l’habit du bourreau contre celui de la victime, et le discours intransigeant de la vérité contre celui, larmoyant, de la tolérance. Car la loi Pleven, modificatrice en 1972 de la loi sur la presse de 1881, n’avait voulu que conformer la législation française avec les conventions internationales en matière de lutte contre le racisme et la discrimination57 : si longtemps après la fin de la Deuxième guerre mondiale et dix ans après la fin de la guerre d’Algérie, la France se résolvait enfin, comme tous les États démocratiques, à reconnaître un droit à la non-discrimination aux groupes qui avaient expérimenté l’esclavage, la colonisation, et le racisme. L’enjeu politique était d’ailleurs si dérisoire que la loi fut votée à l’unanimité. Trois dispositions de cette loi vont permettre la réapparition d’un délit d’opinion religieuse.

D’abord, le comportement délictueux (discriminatoire, diffamatoire ou injurieux) peut viser non seulement l’appartenance ethnique, nationale, ou « raciale », mais aussi la religion des personnes. Certes, il n’y a délit que si les adeptes d’une certaine religion sont mis en cause en tant que personnes ; et certes, il n’est pas question d’abolir la liberté d’expression et la liberté de conscience, qui autorisent depuis longtemps la contestation des idées, des symboles et des pratiques religieuses. Toutefois, les magistrats se révéleront rapidement incapables de distinguer entre les fidèles (qu’ils dotent d’une « sensibilité » devant être protégée) et leur religion : ainsi, par exemple, quand sont en cause une déclaration pontificale (qu’il s’agisse de l’antisémitisme chrétien ou du préservatif), ou un épisode fâcheux de l’histoire de l’Église.

Ensuite, la loi de 1972 considère que ces comportements sont discriminatoires, diffamatoires ou injurieux quand ils visent non seulement un individu, mais des « groupes de personnes », sans préciser ce qui délimite ces groupes58 : la Convention européenne des droits de l’homme elle-même – encline depuis peu à protéger les « sensibilités religieuses » – a veillé à n’évoquer dans son traité que des individus. Dans la nouvelle loi française, au contraire, il est difficile de désigner avec certitude la cible (individuelle ou collective) que le prévenu est supposé viser : « tous les baptisés de l’Église catholique » (y compris les « progressistes » et ceux qui sont détachés de la pratique) ? les pratiquants ordinaires ? ou un très petit nombre d’entre les fidèles, les dévots qui se disent blessés dans leurs convictions ? Au surplus, quand cette critique s’exprime dans une affiche, le magistrat peut-il la condamner du seul fait qu’elle est placardée dans les rues, c’est-à-dire imposée à tous (celle, par exemple, de Amen, le film de Costa-Gavras) ? Et dans ce cas, veut-on dire que cette imposition constitue une « offense à la liberté religieuse », et donc que la critique des religions doit être exclue des lieux publics ? (La loi sur la presse de 1881 protège en effet, la liberté des affiches et des images exactement au même titre que celle des articles de presse ou des livres).

Enfin, le législateur de 1972 offre à des associations qui auront inscrit dans leurs statuts la lutte contre le racisme le droit de se substituer au ministère public et de se porter partie civile. Or les magistrats auront tendance à considérer les associations confessionnelles comme représentatives de la « sensibilité blessée » des « groupes de personnes » protégés par la loi. L’on peut tout de même se demander si le scandale ressenti par l’Association Saint-Pie X – et même par l’Episcopat – est celui d’un groupe particulier de fidèles ou de tous les « groupes de personnes » catholiques ? Le croisement de ces deux dispositions (l’atteinte à des « groupes de personnes » et le statut des associations admises à agir en justice) contribue évidemment à communautariser la défense des religions.

Les magistrats français n’étaient nullement préparés à faire face à une inflation de procès en défense de la religion, surtout dans le cadre d’une loi antiraciste. Pendant une vingtaine d’années, ils prononcèrent les verdicts qu’ils purent : tantôt favorables à la liberté d’expression, bien qu’avec une motivation souvent fautive, tantôt privilégiant le « droit au respect des croyances », avec une argumentation non moins fragile. En 2002, l’arrivée dans les prétoires des associations musulmanes – pour une déclaration de Michel Houellebecq sur l’islam -, ont prestement remis les pendules à l’heure : s’il faut reconnaître un statut égal à toutes les demandes religieuses, la magistrature française préfère se résoudre à la laïcité. Le jugement rendu en 2007 au procès intenté à Charlie Hebdo pour avoir publié des caricatures du Prophète Mahomet marque, on l’espère, la fin du chaos judiciaire – sinon des procès en défense de la religion.

Références

  • Béranger (1828), Chansons nouvelles et dernières, t. 3, Paris, H. Fournier aîné.
  • Démier, Francis (2012), La France de la Restauration (1814-1830), Paris, Gallimard.
  • Démier (2014), La France du XIXe siècle, 1814-1914, Le Seuil.
  • Desmons, Eric et Paveau, Marie-Anne (2008), Outrages, insultes, blasphèmes et injures : violences du langage et polices du discours, Paris, L’Harmattan.
  • Droin, Nathalie (2011), Les limitations à la liberté d’expression dans la loi sur la presse du 29 juillet 1881. Disparitions, permanence et résurgence du délit d’opinion, Paris, L. G. D. J.
  • Kintzler Catherine (2014), Penser la laïcité, Paris, Minerve.
  • Leveleux, Corinne (2001), La parole interdite. Le blasphème dans la France médiévale (XIIIe-XVIe siècles) : du péché au crime, Paris, De Boccard.
  • Legicom (n° 55, 2015/2), « Liberté d’expression et religion ».
  • Saint-Victor, Jacques de (2016), Blasphème, Brève histoire d’un « crime imaginaire », Paris, Gallimard.
  • Sapiro, Gisèle (2011), La responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe siècle-XXIe siècle), Paris, Seuil.
  • Waresquiel, de, Emmanuel, et Yvert, Benoît (2002), Histoire de la Restauration, 1814-1830, Paris, Perrin.
  • Waresquiel, de, Emmanuel (2015), C’est la Révolution qui continue ! La Restauration, 1814-1830, Paris, Tallandier.

Notes

1 [Note de l’éditeur] Je remercie vivement les éditions Fayard pour cette autorisation. [Edit 31 août 2017] L’ouvrage est paru : voir cette note https://www.mezetulle.fr/les-sensibilites-religieuses-blessees-de-j-favret-saada/.

2 Notamment Corinne Leveleux (2001), dans sa remarquable thèse d’histoire du droit, qu’elle a résumée dans Eric Desmons et Marie-Anne Paveau, eds. (2008), pp. 31-51.

3 C’est bien sûr moi qui souligne.

4 Saint-Victor (2016), op. cit. p. 59. Avant la Révolution, Le Peletier de Saint-Fargeau était président du Parlement de Paris. Devenu député de la noblesse en 1789, il s’empresse de voter la suppression des titres de noblesse (1790), et devient président de l’Assemblée nationale constituante.

5 Selon l’Appendice, les accusés d’un crime qui ne figure pas dans le nouveau Code seront automatiquement acquittés. Voir le texte intégral du Code sur www.ledroitcriminel.free.fr/la_legislationcriminelle/anciens_textes/code_penal_25_09_1791.htm.

6 Ce n’est donc pas un régime parlementaire à l’anglaise, dans lequel le souverain, soumis aux lois votées par le Parlement, se borne à personnifier l’État.

7 J’ai utilisé en particulier Démier (2012 et 2014), de Waresquiel et Yver (2002), et de Waresquiel (2015).

8 Dès les premiers jours de juillet 1789, l’avocat Royer-Collard a participé à la Révolution en souhaitant qu’elle débouche sur une monarchie constitutionnelle. Quand cette perspective s’est éloignée, il est entré au Conseil secret du Comte de Provence, futur Louis XVIII, puis il s’en est retiré après le coup d’État du 18 Brumaire. Professeur d’histoire de la philosophie moderne à la Sorbonne, il se consacre depuis peu à la politique : député de la Marne, et directeur de la Commission d’Instruction publique, il a obtenu la création de l’instruction communale gratuite. Bien que catholique pratiquant, il dénonce dans ses discours les empiètements de l’Église sur les prérogatives de l’État, parmi lesquelles le contrôle de l’enseignement.

9 Le père de François Guizot, un Girondin, a été exécuté alors qu’il était enfant. Eduqué à Genève par une mère calviniste et rousseauiste, il fait ses études supérieures à Paris, où il est très vite remarqué pour son talent : il n’a que vingt-cinq ans quand Louis de Fontanes, grand maître de l’Université, lui confie la chaire d’histoire moderne à la Sorbonne. Il a déjà une position considérable dans la société parisienne et s’est lié d’amitié avec Royer-Collard et les leaders du parti libéral, dont Victor de Broglie à la Chambre des pairs.

10 Démier (2012), p. 260.

11 Hercule de Serre, émigré sous la Révolution et officier dans l’armée de Condé, est rentré en France en 1802. Elu député du Haut-Rhin à la Chambre introuvable de 1815, il y a combattu les ultras. En 1816, le roi l’a nommé successivement président de la Chambre des députés, puis ministre de la Justice dans le gouvernement modéré du général Dessoles.

12 Cette mesure est foncièrement anti-libérale, puisqu’elle réserve le droit de publier à ceux qui peuvent risquer de fortes sommes d’argent. Elle sera combattue à gauche par Benjamin Constant : « […] la lumière et la raison » sont d’autant moins « le partage exclusif d’une partie de la société » que la vocation de la presse est « de dénoncer les abus, d’accueillir la plainte, d’appeler l’attention sur l’arbitraire et les excès du pouvoir » (Démier, 2012, pp. 264-265).

13 C’est moi qui souligne.

14 J’ai utilisé Droin (2011), Mallet-Pujol dans Legicom (2015), Saint-Victor (2016), et Sapiro (2011). La réapparition d’un délit d’outrage à la morale religieuse n’a pas intéressé Démier (2012) et (2014), de Waresquiel et Yver (2002), et de Waresquiel (2015).

15 Sapiro (2011), p. 95. C’est moi qui souligne.

16 Sapiro (2011), p. 96.

17 Plusieurs auteurs récents, notamment des juristes et des historiens du droit, n’ont pas vu que la notion de « morale publique » est intégralement religieuse : ainsi, Droin (2011), Mallet-Pujol dans Legicom (2015), et Saint-Victor (2016).

18 Pour reprendre le terme de Locke, repris par Catherine Kintzler (2014), p. 31.

19 C’est moi qui souligne.

20 Cité par Droin (2011), p. 433. C’est Bonald qui souligne. – À la Déclaration des droits de l’homme, il entend substituer une Déclaration des droits de Dieu, dans laquelle les hommes n’auraient que des devoirs envers lui. Selon sa conception, le roi lui-même n’est qu’un médiateur entre Dieu et les hommes.

21 Mallet-Pujol dans Legicom (2015), p. 9 et Sapiro (2011), p. 97. Cette conception implique qu’on ne saurait être moral sans professer une religion.

22 Son père a été décapité pendant la Terreur, mais l’enfant a été élevé par le second époux de sa mère, le marquis Voyer d’Argenson, lui-même député libéral du Haut-Rhin. Victor de Broglie, nommé pair en 1814, est un familier de Mme de Staël (dont il a épousé la fille), de Royer-Collard et des Doctrinaires. Il a voté contre l’exécution du maréchal Ney et contre les lois d’exception.

23 Sapiro (2011), Ibid.

24 On en trouvera de nombreux exemples dans l’excellent ouvrage de Sapiro (2011).

25 De Waresquiel et Yvert (2002), p. 290.

26 Le futur Charles X avait signé la Charte en 1814 de très mauvaise grâce. Depuis 1815, sa résidence du pavillon de Marsan est le centre de l’opposition ultraroyaliste.

27 Cité par Sapiro (2011), p. 75.

28 On trouvera une analyse détaillée de cette affaire dans Sapiro (2011), pp. 80-89.

29 Béranger a refusé le poste de censeur qu’on lui a proposé pendant les Cent-Jours.

30 Droin (2011), p. 434, § 495.

31 Récit du procès par le Journal des débats et pièces principales dans Béranger (1828), t. 3.

33 Gisèle Sapiro (2011, p. 82) signale que l’avocat général Marchangy représente d’ordinaire le ministère public dans les causes d’ordre politique.

34 Béranger (1828), p. 220. C’est l’avocat qui souligne.

35 La liste complète des jurés figure dans Sapiro (2011), p. 83, n. 102. Je ne partage pas l’appréciation de Sapiro (ibid. p. 84), pour qui Béranger a été condamné à « une peine minime », puisque le minimum serait un mois de prison et seize francs d’amende.

36 Il a publié un pamphlet proprement politique contre le gouvernement. Voir Sapiro (2011), pp. 75-80.

37 Démier (2012), p. 698. Villèle gouverne depuis 1821, il sera président du Conseil jusqu’en 1828.

38 Démier (2012), p. 699 ; Droin (2011), p. 435, § 496 ; Mallet-Poujol in Legicom (2015), pp. 9-12 ; Saint-Victor (2016), pp. 65-66.

39 Démier, ibid. C’est moi qui souligne.

40 Je n’aborde ici que le cas des imprimés, mais ces deux lois visent une gamme de supports infiniment plus étendue : « les discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures ou emblèmes vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, placards et affiches exposés aux regards du public », Mallet-Poujol in Legicom (2015), p. 9.

41 En 1825, Charles X tient à se faire sacrer à Reims comme au bon vieux temps. Mais il a beau singer les cérémonies d’Ancien Régime, il ne peut éviter de prêter un serment de fidélité à la Charte de 1814, qui ne lui reconnaît qu’une monarchie limitée.

42 Démier (2012), p. 750.

43 Sapiro (2011) pp. 183-184. Luchet est condamné à deux ans de prison et mille francs d’amende, son éditeur est relaxé pour une raison de forme.

44 Pendant la Deuxième République, les républicains radicaux et les socialistes étaient d’ailleurs hostiles à l’instauration immédiate du suffrage universel, les ruraux leur paraissant inaptes à manifester une conscience politique autonome sans passer par l’étape de l’École laïque.

45 Droin (2011), p. 436.

46 À cette date, les républicains modérés siègent à gauche de l’Assemblée, les radicaux, à l’extrême-gauche, et les légitimistes, orléanistes et bonapartistes à droite.

47 Sous le Second Empire, lorsque Gambetta s’était porté candidat aux élections législatives de Belleville en 1869, ces deux mesures avaient constitué des point essentiels de son programme. Une fois la République advenue, en 1880 Clémenceau, une figure importante de la gauche radicale, en maintient l’exigence contre Gambetta.

48 Sapiro (2011) p. 328.

49 Eugène Lisbonne a été procureur à Béziers, proche de Lamartine pendant la Révolution de 1848, et révoqué après le coup d’État du 2 décembre 1851. Opposant au régime pendant le Second Empire, il a été nommé préfet de l’Hérault dès la proclamation de la République, et il a été élu de l’Union républicaine depuis 1876. Enfin, il a refusé de voter la confiance au gouvernement de Broglie (Ordre moral) en 1877.

50 Débat du 5 juillet 1880, JORF, 18 juillet 1880, Chambre des députés, Annexe n° 2685, p. 8297, sur le chap. IV de la loi,  » Des crimes et délits commis par voie de presse ou par tout autre moyen de publication ».

51 L’incrimination est refusée sous prétexte que « ce sont des sentiments, et l’on ne punit que des actes. […] La haine et le mépris sont des sentiments dont la manifestation même publique échappe à la responsabilité pénale. On ne décrète pas l’estime ou l’affection, on ne saurait interdire le mépris ou la haine. » Saluons l’audace du législateur de 1881 qui, bien que républicain « opportuniste », entérine pleinement l’apparition de la lutte des classes et de conflits politiques irrémédiables.

52 Ibid. Le rapporteur de la loi devant le Sénat, Camille Pelletan reprendra cet argument : « Le projet écarte résolument tous ces dangers imaginaires, tous ces délits arbitraires, qui n’étaient que des réminiscences du Moyen-Age, égarées dans la législation moderne. »

53 Cité par Droin (2011), pp. 436-437.

54 Ibid. Mgr Freppel est un « catholique social », fondateur de l’université catholique d’Angers. Il est évidemment hostile à l’instruction laïque, qu’il juge « inutile, inefficace, et tendant au socialisme d’État ».

55 JORF 12 juill 1881, Débats parlementaires. Sénat, p. 1107-1108.

56 C’est exactement ce qu’admet à l’époque la jurisprudence de la Blasphemy Law britannique, dans laquelle la religion anglicane, support symbolique du Royaume, tient la même place que le théisme en France.

57 La Convention internationale sur l’élimination de toute forme de discrimination raciale ratifiée par la France en 1969, et la Convention européenne des droits de l’homme, signée en 1974.

58 Ainsi, art. 24, al. 5 : « Ceux qui […] auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » seront condamnées à une peine de prison et/ou d’amende aggravée. – C’est moi qui souligne.

© Jeanne Favret-Saada, 2016.

Recension de « Valeurs d’islam » (sous la dir. de D. Reynié)

L’apologétique islamique pour les nuls

Valeurs d’islam (PUF, L’innovation politique, 2016), ouvrage collectif publié sous la direction de Dominique Reynié directeur de la Fondapol, « libérale, progressiste et européenne »1, regroupe des notes rédigées entre janvier et mars 2015, plus une étude sur « chiisme et sunnisme ». Il se propose, en présentant un « islam généreux » qu’il faut regarder comme « authentique » et distinguer du djihadisme, de combattre le rejet de l’islam en Europe.

La préface est du Cheikh Khaled Bentounès, guide spirituel soufi2 : de fait, le soufisme inspire la tonalité générale de l’ouvrage, qui privilégie cette forme de l’islam, estimable mais très minoritaire, voire rejetée dans le monde musulman. Le soufisme est un parcours initiatique et développe une spiritualité, fait rare en islam, dont il constitue une version « soft » et assez facilement admise en Occident (Abd-el-Kader, personnage controversé, était soufi…).

Le résultat sent fortement l’apologétique. Le titre lui-même l’indique. Dans notre société sécularisée, qui proposerait un ouvrage intitulé « Valeurs du christianisme » (Châteaubriand a déjà pris « Génie » !) passerait pour un bigot d’un autre âge. L’islam serait-il moins religieux, moins clérical, que les autres cultes, au point de se voir attribuer des « valeurs » – qui plus est par la science politique -, dans un monde qui n’attend, au mieux, rien des religions3 ?

Des informations utiles, dans un contexte contradictoire

Nous mettrons en tête, très subjectivement, deux contributions. Celle de Mathieu Terrier, « Chiites et sunnites, la paix impossible ? » est pleine d’informations –malgré une conclusion iréniste peu réaliste (« paix obligée »). Celle d’Asma Lamrabet, « Les femmes et l’islam : une vision réformiste » prône une lecture contextualisée, féministe et réformatrice du Coran, qui serait selon elle un appel à l’émancipation. « Porter le foulard n’est pas une obligation religieuse » : point de vue sympathique, mais très minoritaire, elle ne le cache pas !

La longue note de Bariza Khiari, sénatrice PS de Paris (« Le soufisme, spiritualité et citoyenneté ») ne manque pas d’intérêt, mais relève de la même naïveté qui présente le soufisme, marginal, comme remède à la radicalité –maladie des islams majoritaires. On pardonnera moins à cette élue de gauche de reprendre la chanson communautariste de « l’islamophobie », amalgamée au racisme et aux discriminations, et de présenter Edwy Plenel comme « non suspect de communautarisme » [sic] ! Il est vrai qu’elle a depuis été nommée présidente de l’Institut des Cultures d’Islam, qui a servi de couverture au financement public d’une mosquée dans le XVIIIe arrondissement de Paris…

Même dérive chez Saad Khiari (est-ce le même nom ?) dans « L’islam et les valeurs de la République » : on a envie de dire : « choc des valeurs ? », tant le terme nous fait retomber chez Huttington. La République a d’abord des principes, c’est suffisamment difficile de les faire respecter ! L’auteur est sans doute contre le voile, mais pour Edwy Plenel et pour une loi contre « l’islamophobie », qu’il assimile à l’antisémitisme. C’est bien ce à quoi sert le terme : obtenir l’équivalence avec « les Juifs » dans la victimisation, et faire taire ceux qui dénoncent l’antisémitisme, en leur reprochant de ne rien dire de l’islamophobie….

Enfin, Mohamed Beddy-Ebnou (« Islam et démocratie : face à la modernité. ») nous en apprend beaucoup sur la contribution des Frères musulmans (grâce au théoricien Sayyid Qutb, décédé) à l’islam radical, dont il décrit très précisément la logique politique. Voilà qui rappelle utilement la rationalité et la modernité foncière de ce courant mortifère, qui n’est pas un délire moyenâgeux. En revanche, ce directeur de « l’Institut des études épistémologiques Europe », basé à Bruxelles, dissimule mal sa propre proximité avec les Frères : dans une ahurissante conclusion, il évoque l’apparition d’un corpus favorable aux « libertés fondamentales » ou au « suffrage universel » chez… Rachid Ghanoushi (chef du parti islamiste tunisien Ennahda) et Hassan Al Turabi (mort le 5 mars 2016, dirigeant islamiste soudanais, considéré comme soutien d’Al-Qaida) ! On croit rêver…

L’apologétique islamique pour les nuls ?

Le parti pris de l’ouvrage nous vaut quand même plusieurs contributions que l’on dira « non-nécessaires ». Que répondre à ceux qui répètent que l’islam est une religion de paix et d’amour, d’émancipation de l’homme et de la femme, et que le soufisme manifeste l’intense spiritualité dont elle est porteuse ?

La première note du livre, due à Eric Geoffroy, islamologue à l’Université de Strasbourg, bien sûr spécialiste du soufisme, s’intitule « Le pluralisme religieux en islam ou la conscience de l’altérité ». Elle donne le ton. On peut y apprendre notamment que « l’islam classique » pratiquait la plus grande tolérance avec les autres cultes, que les éventuelles discriminations dont ils pouvaient faire l’objet doivent être relativisées, etc. Le problème est que cet islam-là, si tant est qu’il ait existé tel que décrit, n’existe plus depuis longtemps. L’enchantement cesse d’ailleurs quand l’auteur tente d’expliquer (aux nuls) et de justifier (ils avaient attaqué le Prophète) le massacre de 600 prisonniers juifs de la tribu des Banû Qurayza ou des polythéistes mecquois… Le relativisme fait froid dans le dos, et l’on doit se forcer pour dire « pas d’amalgame »…

Moins guerrier, Tareq Obrou, imam de la mosquée de Bordeaux considéré comme « progressiste », nous livre « Coran, clés de lecture ». On y découvre notamment qu’il n’y aurait pas eu de guerres de religion en islam, contrairement à l’Europe chrétienne : ahurissante affirmation, il suffit de lire l’article de Mathieu Terrier dans le même ouvrage. Quant à l’autorisation de battre sa femme, figurez-vous que c’est un remède à la violence conjugale incontrôlée qui sévissait avant le Prophète. Voilà qui se passe de commentaire.

Mustapha Cherif, dans « Education et islam », nous montre lui aussi un visage enchanteur de la religion, avec lequel on ne pourrait qu’être d’accord… à condition d’oublier que cet « Islam des lumières » a disparu corps et biens, et que dans les madrasas du monde entier, l’éducation musulmane consiste à faire ânonner le Coran dès l’enfance…

Le spiritualisme est au cœur de « L’humanisme et l’humanité en islam », d’Ahmed Bouyerdène, qui oppose le soufisme au matérialisme, à la laïcisation par l’humanisme européen, et dénonce l’islamophobie des apostats (on pense à Kamel Daoud), et l’humanisme athée. Trop, c’est trop, et le soufisme devient du coup bien moins sympathique.

Ne cherchez pas de considérations trop scientifiques dans l’article de Philippe Moulinet (magistrat et docteur en sciences politiques) « Islam et contrat social » : c’est d’un spiritualisme que nous avons trouvé étouffant.

Enfin, pour ne pas faire de discrimination, citons la note d’Ahmad Al-Raysuni, « professeur en études islamiques à l’Université Mohammed V » : « Islam et démocratie, les fondements ». Elle contient une idée : l’islam fonde la démocratie. Malheureusement, la démonstration confond « shura » (consultation, qui peut se limiter à une ou deux autres personnes) et démocratie (délibération du peuple) ! Le primat de la sharia est rappelé, rassurons-nous.

À l’issue de notre lecture, nous n’avons toujours pas rencontré l’islam généreux promis, mais, à côté de quelques pépites informatives, l’aveu involontaire des contradictions entre une revendication de spiritualité, et des textes et des pratiques qui nient celle-ci. Le soufisme est trop minoritaire pour permettre une approche heuristique de l’islam. Quant à la démarche apologétique, quelque irritante qu’elle soit, elle témoigne au moins d’une bonne volonté intégratrice. Mais ce n’est pas ainsi que l’on fera reculer le racisme et la xénophobie dont sont la cible nos contemporains que l’on assigne, à tort ou à raison, à la religion musulmane. Protégeons les croyants, comme les incroyants, mais, de grâce, arrêtons de tenter le sauvetage à tout prix des religions.

Notes

1 – Tête de liste « Les Républicains » aux élections régionales 2015 en Languedoc-Roussillon – Midi-Pyrénées.

2 – On y lit avec étonnement que « les musulmans » auraient une « représentativité [sic] qui dépasse les 20% dans les grands corps d’Etat comme l’armée, la gendarmerie, la police, l’assistance publique, l’éducation nationale, etc. »

3 – L’étude de l’INED (fortement critiquable par ailleurs) Trajectoires et origines (2015) évalue les « sans religion » à 45% de la population en France métropolitaine, et ceux qui n’accordent aucune importance à la religion à 12% –soit près de 60% au total.

© Charles Arambourou et Mezetulle, 2016.

Débat sur le livre de Pierre Manent « Situation de la France »

Récapitulation des articles en ligne sur Mezetulle

La publication, à l’automne 2015, du livre de Pierre Manent Situation de la France1 a suscité de nombreuses discussions.
On trouvera ici les liens, en ordre chronologique, vers les articles publiés par Mezetulle autour de cet ouvrage. L’ensemble forme un dossier cohérent, puisque l’auteur a bien voulu participer au débat en répondant aux arguments critiques qui ont été avancés. Les dates sont celles de la publication en ligne sur Mezetulle.

On lira aussi les nombreux commentaires des lecteurs, dont certains sont très étoffés et argumentés, postés sur l’article de C. Kintzler – voir en particulier les discussions avec « Adeimantos » et avec « Adrien Louis ».

Voir l’article d’analyse comparée entre Situation de la France de Pierre Manent et Penser la laïcité de Catherine Kintzler publié par Adrien Louis sur le site AMEP : Adrien LOUIS, « La laïcité au défi de l’amitié civique », Site de l’AMEP, mai 2016, p. 1-8. URL : http://etudespolitiques.org/wp/laicite-amitie-civique/.

 

[N.B. Le dépôt de commentaires est désactivé sur ce billet d’annonce. Merci aux lecteurs de poster leurs commentaires sur les articles proprement dits.]

  1. Paris, Perpignan : Desclée de Brouwer []

Pierre Manent répond à André Perrin sur le livre « Situation de la France »

Le débat ouvert sur Mezetulle1 au sujet du livre de Pierre Manent Situation de la France s’enrichit avec une deuxième étape comprenant deux textes : Mezetulle publie ci-dessous le second, signé par Pierre Manent.

La lettre d’André Perrin à laquelle Pierre Manent répond ici a été rédigée dès la parution du livre de Pierre Manent en octobre 2015 : on la trouvera en suivant ce lien. Le texte de la présente réponse de Pierre Manent a été rédigé en mars 2016.

Que les deux auteurs soient vivement remerciés pour avoir bien voulu confier ces textes à Mezetulle.

Réponse de Pierre Manent à la lettre d’André Perrin
[Lire la lettre d’André Perrin à Pierre Manent]

Cher André,

J’essaie, avec un retard impardonnable, de répondre à votre commentaire amicalement critique de mon petit livre. Réponse difficile car nous nous accordons explicitement sur beaucoup de points importants, comme vous le soulignez vous-même. Sur certains points, non moins importants, comme les relations entre le christianisme et la séparation laïque, notre désaccord tient plus au contexte et à l’intention des propositions qui suscitent votre perplexité qu’à une divergence essentielle : je n’ai aucun doute que les principes modernes, laïcité comprise, sont un développement critique intérieur à l’Europe chrétienne. Enfin, certaines de vos inquiétudes, en particulier sur mes concessions aux mœurs musulmanes, tiennent à la trop grande concision de mon propos – ce qui est clairement de ma faute. Je commence par là.

Je suis parti des «mœurs » non pour essentialiser l’islam mais au contraire pour n’avoir pas à le faire. Laissant de côté tous les débats sur le contenu, le sens et les avenirs possibles de cette religion, je le prends comme il se présente, et il se présente par ses mœurs. C’est-à-dire les mœurs musulmanes telles qu’elles sont visibles aujourd’hui en France, et non pas au Pakistan ou ailleurs. (Je ne dis rien de l’excision, parce que ce n’est pas une partie des mœurs de la plupart de nos concitoyens musulmans, mais je suis favorable à l’interdiction légale : il s’agit d’une mutilation grave, ce qui n’est pas le cas de la circoncision des mâles.) Un correspondant musulman – musulman fort pieux et patriote français fort prononcé – me reproche de dire « les mœurs musulmanes » quand je devrais dire « les mœurs maghrébines » (il ne les aime pas). Peu importe l’adjectif. Les mœurs c’est la présence visible d’un groupe humain. Elles sont distinctes de la loi politique à laquelle tout citoyen doit obéissance. Les musulmans s’installant en France sont censés connaître la loi. Ils savent qu’ils entrent dans un pays où on n’a qu’une femme, où on est libre de choisir son conjoint, comme sa religion, qu’on a le droit de quitter quand on le souhaite. Devenant citoyens français, ils acceptent en principe cela. (La République ne fait pas respecter strictement la loi sur tous ces points, pour une part par faiblesse, pour une autre part parce que la loi pénètre difficilement l’intimité des mœurs, ce pourquoi les sages estiment qu’il vaut mieux corriger les mœurs par les mœurs que par la loi !) Ceci est fort clair. Ce qui introduit des complications, c’est que des deux côtés sont apparues des mœurs nouvelles. Du côté musulman une insistance nouvelle sur le vêtement comme signe de piété. De notre côté une insistance nouvelle sur la mixité et la liberté entière ou presque de vêtement et d’allure. C’est ici l’enjeu principal. C’est sur cette question – nos mœurs et les leurs – que les critiques à mon égard sont les plus vives.

Je n’étais pas favorable à la loi de 2004. Elle a eu manifestement de bons effets. Je m’en réjouis. Gardons-la. En sens inverse, si certaines tensions peuvent être atténuées en concédant des heures de piscine distinctes pour les garçons et les filles d’âge scolaire, pourquoi pas ? C’est ici que je me sépare effectivement d’un certain dogmatisme de la mixité qui est récent, et qui à mon sens est trop peu attentif à l’expérience. La mixité est souvent difficile à vivre pour les enfants-adolescents, surtout quand elle implique d’exposer le corps. J’ai fait toutes mes études primaires et secondaires sous un régime de non-mixité, et je ne vois pas que mes droits, ni ceux des élèves du lycée de filles, aient été lésés. Je pense que vous serez d’accord avec moi sur ce point, mais certains, ou plutôt certaines qui me critiquent, regardent cela comme l’équivalent du servage ou de la torture judiciaire. J’ai très délibérément refusé toute complaisance pour cet emportement. Je sais bien l’objection que les plus raisonnables peuvent m’opposer : ces concessions sont peu de chose en elles-mêmes, mais elles encouragent de nouvelles demandes qu’il sera difficile de repousser. Soit. C’est un risque, mais il n’est pas si difficile d’y faire face puisqu’il n’est pas si difficile de distinguer entre l’enfance-adolescence et l’âge adulte. En revanche, dans les hôpitaux, il est impossible de modifier notre façon de faire pour deux raisons. Une raison pratique : le fonctionnement des services serait impossible. Une raison de principe : soigner le corps souffrant réclame que le soignant comme le soigné renoncent à la pudeur, ou la « suspendent ». Sur la plupart de ces points, je pense que nos appréciations sont très proches.

Mes « concessions », que j’ai un peu « théâtralisées » dans le livre, sont en vérité peu de chose. Si elles suscitent des sentiments qui vont jusqu’à l’indignation, c’est parce que je ne marque pas d’indignation à l’égard des mœurs musulmanes, et que je ne montre pas un zèle actif pour les femmes ou féministes musulmanes. Il est vrai. La militance féministe, le souci des droits des femmes, spécialement musulmanes, font partie de la vie normale de nos sociétés. C’est très bien ainsi. Une partie du féminisme contemporain n’a pas ma sympathie. Je m’en accommode. Une partie des mœurs musulmanes dans ce domaine me semble, comme à beaucoup, non seulement réduire la liberté des femmes mais endommager l’humanité des hommes. Comment transforme-t-on une forme de vie aussi enracinée ? Je cherche l’amélioration non dans la dénonciation militante, qui est d’ailleurs souvent appuyée de thèses « anthropologiques » que je désapprouve, mais d’une part dans l’application rigoureuse de la loi, d’autre part dans la participation plus complète à la vie de la nation – une nation dont la « marque chrétienne » me paraît plus éducative même sur ce point que la militance féministe. Bref, je ne propose pas des « accommodements raisonnables » qui laisseraient la moindre ouverture à une législation particulière – les Canadiens jouent avec cette idée – ni à un changement de la loi, mais seulement de l’état d’esprit dans lequel elle est appliquée, par exemple pour le financement des lieux de culte.

Voici alors comment je résume le débat. Pour moi, nous devons faire cité commune avec des musulmans qui formeront pour un temps indéterminé une « partie » distincte du corps social et civique. Pour mes critiques les plus vifs, cette perspective est inadmissible : ou ils veulent les « forcer à être libres », ou ils posent abstraitement une incompatibilité essentielle entre la France laïque et l’islam. Votre position, cher André, me semble être que la solution – laïque – est « au coin de la rue » : le plus grand nombre d’entre eux est mûr pour la laïcité, ils acceptent massivement que leur fille épouse un non musulman (p. 3). Je ne le crois pas. Les années récentes ont vu une intensification de la présence des mœurs musulmanes – signes vestimentaires, ramadan – plutôt que son atténuation. Les musulmans que je peux connaître directement ou indirectement ont le plus souvent un conjoint musulman. Dans le quartier de Figuerolles, j’ai vu au long des années la vie musulmane s’étendre et se consolider, dans la paix et une certaine convivialité, mais dans la séparation. Donc, oui, ils vont constituer une communauté visible et tangible pour un temps indéterminé. Je ne réclame pas que les catholiques visent à une telle visibilité, je les mets en garde explicitement contre la rivalité mimétique, mais il est vrai que cette situation de l’islam en France oblige à reposer la question de la visibilité des religions dans l’espace public. Les termes sont un peu solennels, mais il serait périlleux, non seulement pour le christianisme mais aussi pour la République, de laisser à l’islam le monopole public du Nom divin.

Vous ne considérez pas du tout la contrepartie de mes concessions, qui est la demande adressée aux musulmans de prendre leur indépendance par rapport au monde arabo-musulman. Plus généralement vous ne considérez pas la « question extérieure » qui est pour moi première et qui est déterminante dans mon diagnostic comme dans mes propositions de solution. Vous me dites que vous ne voyez pas la « vérité » qu’il y a dans notre désignation par les islamistes comme des « croisés ». Comment ne la voyez-vous pas ? Même en oubliant les Croisades, qu’une civilisation immobile comme la leur ne saurait oublier, comment oublieraient-ils que depuis au moins l’expédition d’ Égypte ils sont soumis à la domination militaire, politique, économique, intellectuelle de cet ensemble humain qu’ils désignent par sa marque religieuse comme il est naturel à une civilisation qui se définit en ces termes ? Nous n’avons pas accompagné les Américains en Irak, du moins pas en 2003, mais du Liban à l’Afrique de l’Ouest en passant par la Syrie, l’Algérie et le Maroc, la France – laïque et chrétienne – n’a cessé dans la période moderne de prétendre au gouvernement de ces régions. Aujourd’hui encore, velléités en Syrie, action militaire effective au Mali, nous y prétendons. Ces faits sont déterminants pour notre situation qui est inséparablement politique et spirituelle. C’est en tenant compte de ce contexte que, comme vous le dites très bien, je soutiens que les musulmans ne pourront s’intégrer à la société qu’en trouvant leur place dans la nation. Seule la nation en effet est susceptible d’avoir la densité politique et spirituelle suffisante pour une telle tâche. Je ne dis pas que la France aujourd’hui a cette densité, ce n’est pas le cas. J’essaie de tourner les esprits et les cœurs de ce côté. Je m’en prends à la laïcité non par ressentiment catholique – vous admettrez que je donne explicitement l’avantage aux « républicains » contre les « cléricaux » – mais parce que la « laïcité » promet une solution aisée puisque familière à un problème qui réclame une démarche très difficile car entièrement inédite.

Nous aurons, je l’espère, l’occasion de poursuivre cette conversation. En attendant, je vous remercie à nouveau, cher André, pour la générosité et la pertinence de votre lecture.

Avec ma fidèle amitié,

Pierre

@ Pierre Manent et Mezetulle, 2016.

1 – [NDE] La première étape de ce débat ((amorcée par la reprise d’un article de Martine Storti « Le porc, les femmes et le philosophe ») réunit un article de C. Kintzler « Situation de la France de Pierre Manent : petits remèdes, grand effet » et la réponse de P. Manent « Pierre Manent répond à Catherine Kintzler ». Référence du livre de Pierre Manent : Situation de la France, Paris et Perpignan : Desclée de Brouwer, 2015.

[Lire la Lettre d’André Perrin à laquelle répond ici Pierre Manent]

[Voir l’ensemble du débat publié sur Mezetulle]

Lettre d’André Perrin à Pierre Manent sur le livre « Situation de la France »

Le débat ouvert sur Mezetulle1 au sujet du livre de Pierre Manent Situation de la France s’enrichit avec une deuxième étape comprenant deux textes. Mezetulle publie ci-dessous le premier texte, signé par André Perrin.

En effet, parallèlement à la discussion entre C. Kintzler et Pierre Manent2, et indépendamment d’elle, André Perrin et Pierre Manent ont échangé une correspondance critique sur le même sujet. La lettre d’André Perrin publiée ci-dessous a été rédigée dès la parution du livre de Pierre Manent, en octobre 2015. La réponse de Pierre Manent (à peu près contemporaine de sa réponse à C. Kintzler), date de mars 2016 : les lecteurs la trouveront en suivant ce lien.

Que les deux auteurs soient vivement remerciés pour avoir bien voulu confier ces textes à Mezetulle.

Lettre d’André Perrin à Pierre Manent sur le livre Situation de la France
[Lire la réponse de Pierre Manent]

Cher Pierre,

Je dois en premier lieu faire état de mon total accord avec votre analyse de la situation de la France telle qu’elle découle du tournant de mai 68 et que je résume comme je la comprends : la paradoxale « victoire politique d’un mouvement essentiellement apolitique », ou, pour le dire autrement, la victoire de la société civile contre l’État qui entraîne la délégitimation des règles collectives et substitue au citoyen agissant l’individu jouissant dont l’État libéral moderne étend indéfiniment les droits. La dissociation des droits de l’homme et des droits du citoyen, voire la dissolution de ceux-ci dans ceux-là, conduit à un déclin du politique et à un affaiblissement de la nation, longtemps dissimulés par l’illusion de la « construction  européenne ». Corrélatif de ce déclin, il y a celui de la religion : les catholiques rasent les murs et vivent comme dans la clandestinité. Dans un tel contexte nous sommes incapables de concevoir que le religieux puisse être une force agissante.

Or en face de nous, à l’intérieur comme à l’extérieur, il y a l’islam, lui aussi engagé dans un processus de dépolitisation, mais en quelque sorte inverse du nôtre : non par l’extension indéfinie des droits individuels mais par le pouvoir illimité de la loi divine. La vivacité du religieux dans l’islam produit un double effet : une forte cohésion sociale que, privés de transcendance, nous avons perdue et une motivation pour l’action (dans le pire des cas sous la forme du terrorisme). Cette double dépolitisation se double d’une double passivité : passivité de l’islam (dans la rigidité de ses mœurs) et passivité de l’Europe (dans son ouverture à tous vents). Mais là encore il y a dissymétrie entre ces deux passivités car la passivité du repli sur soi a de la force tandis que celle de l’abandon à tous les courants n’est que faiblesse. Il en va de même dans l’opposition de l’archaïsme de leurs mœurs et du nihilisme des nôtres : le nihilisme a la puissance du rien tandis que l’archaïsme offre consistance et résistance.

La situation de la France c’est donc leur force contre notre faiblesse. La question est alors de savoir comment dans un tel rapport de forces nous pouvons intégrer les musulmans. Votre thèse est négativement que la laïcité républicaine est impuissante à le faire et positivement que les musulmans ne pourront s’intégrer à la société qu’en trouvant leur place dans la nation, ce qui suppose que celle-ci les reçoive en tant que communauté et non pas en tant qu’individus (au rebours de la fameuse formule de Clermont-Tonnerre).

Pourquoi la laïcité ne peut-elle être la solution au problème posé par l’islam ? On ne peut pas attendre que nous fassions aujourd’hui avec les musulmans ce que la IIIe République a fait jadis avec les catholiques pour deux raisons. D’une part parce que les premiers sont extérieurs à l’histoire nationale tandis que les catholiques n’avaient pas à être intégrés : ils étaient depuis toujours partie-prenante de l’histoire de France. D’autre part parce que notre État est beaucoup plus faible que la IIIe République : il est sans autorité et a détruit dans l’éducation tout ce qui avait le pouvoir de rassembler.

Tout cela est vrai. Faut-il en conclure que l’intégration sur la base de la laïcité est désormais impossible ou qu’elle est rendue beaucoup plus difficile ? Qu’il faut redoubler d’efforts ou renoncer ? Vous pensez qu’elle est impossible et qu’il faut « céder ». Céder, c’est-à-dire accepter franchement leurs mœurs, mœurs dont vous dites qu’ils ne peuvent guère se séparer.

Mais quelles sont ces mœurs dont ils ne peuvent se séparer et que nous devons accepter ? Presque toutes semble-t-il puisque seules deux exclusions sont prononcées, celle de la polygamie et celle du voile intégral. Quel est donc le reste ? Vous ne dites rien de l’excision peut-être parce que vous considérez qu’elle ne fait pas partie des mœurs musulmanes, ce qui est vrai en droit, mais pas en fait. Il est vrai que le Coran ne prescrit pas plus l’excision que la circoncision, mais l’une et l’autre sont préconisées par des imams et des jurisconsultes qui s’appuient sur divers hadiths. Par ailleurs les 28 pays du Moyen-Orient et d’Afrique subsaharienne où l’excision est pratiquée sont des pays à forte majorité musulmane et c’est dans ceux qui sont à peu près exclusivement musulmans (Égypte, Mali etc.) que le taux de femmes excisées avoisine ou dépasse 90%. Vous ne dites rien non plus du droit à l’apostasie et des mariages forcés, peut-être parce que vous considérez que ces questions sont de toute façon réglées par le droit français. Vous donnez deux exemples, celui de la viande à la cantine et de la mixité à la piscine. Sur le premier je suis entièrement d’accord avec vous dès lors qu’il s’agit de menu unique et de porc obligatoire. J’ai d’ailleurs le sentiment qu’on cherche là à créer de toutes pièces un faux problème. Les fonctions que j’ai exercées dans les dernières années de ma carrière m’ont amené à déjeuner régulièrement dans les cantines des lycées et je n’y ai jamais vu de menu unique. En règle générale les élèves ont le choix entre deux ou trois plats aussi bien pour l’entrée que pour le plat de résistance et le dessert. Il ne doit pas être difficile de proposer, le jour où il y a du porc, un plat de poisson ou un plat végétarien. Il en irait différemment bien sûr si les musulmans exigeaient des menus hallal. Je suis plus réservé sur le second point qui engage la question des rapports des hommes et des femmes dans la civilisation européenne et qui a aussi des incidences sur l’École : faudra-t-il organiser la séparation des sexes dans les cours d’EPS ? Et quid du voile islamique dans les collèges et les lycées ? Dans la mesure où vous n’excluez que le port du voile intégral vous laissez supposer qu’il faudrait revenir sur la loi de 2004, c’est-à-dire sur une loi qui, loin de produire les effets catastrophiques annoncés par ses détracteurs, a été très rapidement bien acceptée et respectée. Quel bénéfice pourrait-on escompter de son abrogation ? On peut penser que les élèves chrétiens n’ayant jamais arboré des croix ostensibles et les élèves juifs ayant largement déserté l’école publique depuis une quinzaine d’années, le voile islamique serait le seul signe religieux à avoir droit de cité à l’école ; mais le voile islamique n’a pas une signification univoquement religieuse : il est tout autant politique et identitaire, de telle sorte qu’on peut craindre une surenchère. Quel argument opposerait-on à des élèves qui voudraient afficher leur identité à eux, par exemple celle d’une France « blanche et chrétienne » ? Une École où voisineraient des voiles islamiques, des flammes tricolores, voire des faucilles et des marteaux ne me semble propice ni à la « concorde civique » ni à la sérénité de l’enseignement.

Vous dites que « le contrat tacite de l’immigration ne comportait pas que les musulmans dussent adhérer à l’idée occidentale des relations entre les sexes » (p. 73). Dès lors qu’un contrat est tacite, il n’est pas très aisé de s’entendre sur ses termes. J’observe cependant que la floraison du voile est bien postérieure aux débuts de l’immigration. Dans les écoles en particulier le voile était totalement inconnu avant 1989. De même les problèmes posés aujourd’hui dans les hôpitaux par certains musulmans qui refusent que leurs épouses soient examinées et soignées par des médecins de sexe masculin sont, semble-t-il, récents. Je ne suis donc pas du tout sûr que nos compatriotes musulmans ne puissent pas se « séparer » de mœurs dont ils se sont fort bien séparés il n’y a pas si longtemps. Mais si c’était le cas faudrait-il donner tort à ces féministes musulmanes qui, depuis une dizaine d’années, luttent contre les pressions que les imams et les « grands frères » exercent sur les femmes dans les « cités » pour exiger le port du voile, proscrire le maquillage, punir la fréquentation de non-musulmans et imposer le respect du ramadan ?

Enfin je ne vois pas bien pourquoi des musulmans qui tiennent ces mœurs pour « obligatoires ou désirables » (p. 72) accepteraient la « liberté complète de pensée et d’expression » (p. 76) que nous exigerions à titre de compensation. Du reste vous convenez vous-même que cela leur sera sans doute difficile à accepter.

J’en viens maintenant au versant positif de votre thèse : il faut recevoir les musulmans comme selon vous ils le réclament, « non seulement comme des individus titulaires de droits égaux, mais comme une communauté … » (p. 141). J’avoue que j’ai du mal à voir ce que cette proposition implique concrètement, d’autant plus que vous rejetez en même temps le communautarisme, défini comme repli, séparation et non-participation (p. 148), tout en ajoutant qu’ « une certaine « communautarisation » est inévitable » (p. 165). S’agit-il d’un statut personnel musulman comme celui des Maorais à Mayotte ? D’ « accommodements raisonnables » comme au Québec ? Il ne le semble pas puisque vous dites que le dispositif que vous préconisez « n’est nullement contraire […] à la « séparation » libérale ou laïque » (p.147). Ce dispositif exige-t-il des modifications constitutionnelles ou législatives ? Le seul exemple que vous donnez est l’entorse faite à la loi de 1905 qui permet de financer indirectement le cultuel par le biais du culturel. Bref la question que je me pose est de savoir si vous appelez à un changement d’état d’esprit ou à un changement de la loi.

Vous écrivez à propos des musulmans qu’ « on ne leur a laissé que le choix abstrait et passablement spécieux entre le communautarisme et la laïcité comprise comme neutralisation religieuse de la société » (p. 149) et vous demandez s’ils doivent ôter les signes de leurs mœurs (ibid.) ou « dérober à la vue les signes de leur appartenance religieuse » (p. 140). Mais précisément parce que la laïcité de l’État n’implique aucunement la laïcité de la société, on ne leur demande pas cela. Le port du voile n’est prohibé que dans les établissements d’enseignement public destinés à des élèves mineurs, nulle part ailleurs. Ni dans les lycées privés, ni dans les universités, ni dans les rues, ni à la poste ou à la préfecture, ni dans les hôtels, comme l’a mis en évidence l’épilogue judiciaire de l’affaire Fanny Truchelut. Partout dans l’espace public de la société civile le voile islamique a droit de cité au même titre que la soutane et celui-là est beaucoup plus courant que celle-ci ; et s’il s’agit du regard qui est porté sur ces signes religieux je dirai que le voile me paraît mieux accepté que la soutane : un prêtre ensoutané est immédiatement catalogué comme « intégriste » tandis que l’idée selon laquelle une jeune fille musulmane peut avoir bien d’autres raisons de se voiler a fait son chemin. Et je ne dis rien de la kippa dont le port est aujourd’hui à peu près impossible au-delà du périmètre de certains quartiers très « communautarisés ». Ainsi lorsque vous écrivez plus loin que « les musulmans formeront inévitablement une communauté visible et tangible dans la nation française » (p. 165), faut-il comprendre qu’elle sera visible et tangible comme la communauté des catholiques l’est aujourd’hui ou d’une autre manière ? Et dans ce dernier cas cela signifie-t-il que les catholiques se verront reconnaître le droit à une visibilité qu’ils n’ont pas aujourd’hui ? Et si oui, le rapport de forces entre catholiques et musulmans est-il tel que cette reconnaissance serait également favorable aux uns et aux autres ?

S’agissant de la laïcité il y a un autre point, plus théorique, sur lequel je ne parviens pas à vous suivre. Vous considérez que la thèse selon laquelle la laïcité étant inscrite dans le christianisme a préparé l’Europe à la séparation moderne de l’Église et de l’État, si elle comporte assez de vraisemblance pour devoir être prise au sérieux, est un « lieu commun » d’une faible utilité pour penser notre rapport au monde arabo-musulman (p. 91-92). Vous lui objectez que pour un principe « fondamental » il a mis bien du temps pour être reconnu et réalisé dans le monde chrétien. Comme principe constitué tel que nous le connaissons, c’est évidemment vrai, mais il n’en demeure pas moins que la constitution de ce principe a des conditions historiques de possibilité. Or la séparation du temporel et du spirituel s’est effectuée très tôt sous la forme du conflit du Pape et de l’Empereur, de la querelle des investitures, de l’opposition du gallicanisme et de l’ultramontanisme. Il n’y a rien eu d’équivalent à ma connaissance dans le monde islamique, dans cet islam que Maxime Rodinson a qualifié d’ « Église-État ». Et la rupture chrétienne avec le juridisme, le privilège accordé à l’intériorité de la conscience par rapport à l’extériorité de la loi (« le Sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le Sabbat ») à la fois expliquent que la laïcité soit née en terre chrétienne plutôt qu’en terre d’islam et permettent de penser encore aujourd’hui notre rapport à l’islam.

Je ne vous suis pas non plus lorsque vous ajoutez, et en italiques, que « ce qui est dit de l’homme et à l’homme par les déclarations des droits de l’homme n’a rien à voir avec ce que la prédication chrétienne dit de l’homme et à l’homme » (p. 93). Certes ce n’est pas exactement la même chose encore que la raison que vous donnez ne me convainque pas car la doctrine du péché originel ne contredit pas l’idée que Dieu a créé l’homme libre, absolument libre et même d’une liberté qui n’est pas moins grande que la liberté divine si, comme dit Descartes, « on la considère formellement et précisément en elle-même ». Dieu a créé l’homme libre de lui dire non, de lui tourner le dos et de s’engager délibérément vers le mal. C’est pourquoi la formulation « il est né esclave du péché » est terriblement équivoque : s’il était absolument impossible de ne pas pécher, quel péché y aurait-il à pécher ? Je tiens donc que l’autonomie du sujet moderne, dont il est question dans les droits de l’homme, a quelque chose à voir avec la liberté chrétienne, même si c’est à Dieu et non à notre autoconstitution que nous devons cette liberté, et au Christ que nous devons cette libération. Quant aux droits de l’homme ils ont bien une genèse et une histoire : ce n’est pas par génération spontanée que les idées de liberté, d’égalité et de fraternité ont pu émerger de sociétés esclavagistes et inégalitaires et finir par s’imposer. Hegel avait vu juste, je crois, en disant que si les Grecs et les Romains savaient que quelques-uns sont libres, c’est par le christianisme qu’on est arrivé à la conscience que tous sont libres, que la liberté de l’esprit constitue la nature propre de l’homme.

J’en termine avec mes réserves sur un point de détail. À propos des musulmans français vous écrivez : « Certains d’entre eux, on le sait, désignent Européens et Américains comme les « croisés ». Il y a plus de vérité dans cette exagération que dans nos dénégations » (p. 152). J’avoue avoir du mal à voir la vérité de cette exagération. Passe encore pour les Américains, mais les Européens ? Mais les Français ? S’il s’agit des catholiques vous dites vous-même qu’ils rasent les murs, ce qui est une curieuse façon de partir en croisade, et vous ajoutez que l’Église catholique est aujourd’hui « la moins intolérante et la plus ouverte des forces spirituelles qui nous concernent » (p. 159). S’il s’agit de la société française dans son ensemble, outre qu’elle est largement déchristianisée, elle s’est massivement opposée à la seconde guerre d’Irak : à 80% selon les sondages de l’époque, 7% seulement des Français ayant souhaité un plus fort engagement, et 27% ayant déploré un trop fort engagement alors même que la France avait pris la tête avec Villepin de l’opposition à l’entreprise américaine.

Je voudrais enfin vous dire pourquoi je ne désespère pas de la laïcité et pourquoi je ne crois pas que l’intégration de nos compatriotes musulmans requière qu’on rabatte en quoi que ce soit de ses exigences. Comme je vous l’ai dit je partage à peu près entièrement votre analyse de la situation. En revanche je n’apprécie pas exactement de la même manière que vous le rapport des forces en présence. Lorsque vous opposez leur force à notre faiblesse vous ne sous-estimez assurément pas notre faiblesse, mais peut-être surestimez-vous leur force. Tout en reconnaissant l’hétérogénéité du monde musulman et ses divisions vous écrivez « Il reste que pour le plus grand nombre, en tout cas pour un nombre assez grand pour déterminer et fixer la forme de la vie commune, l’islam reste la règle évidente et obligatoire des mœurs » (p.59). C’est sans doute vrai à l’extérieur, mais à l’intérieur ? Un peu plus haut vous dites : « certains en nombre indéterminé peuvent même avoir abandonné la religion commune ou ne la plus suivre qu’épisodiquement ou superficiellement … ». Certes ce nombre n’est pas aisé à déterminer puisque l’établissement de statistiques ethniques et religieuses est problématique, mais nous disposons tout de même de quelques indications. Selon le ministère de l’intérieur et l’enquête INSEE/INED de 2010, 1/3 seulement des musulmans (c’est-à-dire des personnes d’origine musulmane) se déclareraient croyants et pratiquants. Le chiffre du sondage IFOP réalisé en juillet 2011 pour le journal La Croix est un peu plus élevé : 41%, mais selon ce même sondage seuls 25% des musulmans vont à la mosquée le vendredi et 6% ont fait le pèlerinage à La Mecque. 34% se disent croyants mais non pratiquants et 25% sans religion. À la question : « Accepteriez-vous que votre fille épouse un non-musulman ? », 76 % répondent qu’ils l’accepteraient sans difficulté comme une chose sans importance et 17% qu’ils l’accepteraient sans que cela leur fasse plaisir. Seuls 4% répondent qu’ils ne l’accepteraient en aucun cas.

Je pense pouvoir en déduire que le plus grand nombre des musulmans vivant en France – des personnes d’origine musulmane – est mûr pour la laïcité et que ce n’est pas le moment de les en priver, surtout lorsqu’ils la réclament. Déjà à l’époque où allait être votée la loi proscrivant les signes religieux dans l’enceinte de l’école, un sondage IFOP publié par le magazine Elle avait montré que la majorité des femmes musulmanes vivant en France étaient favorables à cette loi. Bien des élèves musulmanes, surveillées par des imams et des « grands frères » aux abords des établissements scolaires, aimaient dans l’École le seul lieu où elles pouvaient retirer leur foulard et souhaitaient tout sauf qu’on leur donne le droit de l’y porter, droit qui se fût inévitablement transformé en devoir. Par ailleurs il y a en France un taux de mariages et d’unions mixtes important, dix fois plus élevé qu’en Grande-Bretagne ou qu’en Allemagne. Sans doute ces chiffres doivent-ils être pondérés aujourd’hui comme le signale Michèle Tribalat, dans la mesure où les Français rejoints sont souvent eux-mêmes d’origine étrangère, de sorte que ces mariages mixtes ne sont pas véritablement exogames. Il n’en demeure pas moins que les unions entre Français d’origine européenne et maghrébins sont beaucoup plus fréquentes que celles entre Britanniques « de souche » et Pakistanais ou Allemands et Turcs. Le communautarisme d’outre-Manche n’a ni favorisé l’intégration, ni empêché les émeutes raciales, ni fait obstacle à la préparation d’actes terroristes. Déjà à la suite des émeutes de 2001 le rapport Cantle avait remis en cause la politique différentialiste. Aujourd’hui que David Cameron et Angela Merkel prennent acte l’un et l’autre de l’échec du multiculturalisme dans leurs pays, est-ce bien le moment de remettre en cause notre laïcité ?

Je pense tout au contraire qu’il nous faut nous appuyer sur cette majorité de nos compatriotes musulmans qui, en dépit de leur origine, sont ouverts à la laïcité parce qu’ils en perçoivent bien les avantages et qui aspirent à nous rejoindre dans nos mœurs pour combattre la minorité – dont il ne faut certes pas sous-estimer la puissance – de ceux qui rêvent de nous imposer à travers les leurs un modèle de civilisation dont nous ne voulons pas.

Bien amicalement à vous,

André

© André Perrin et Mezetulle, 2016.

[Lire la réponse de Pierre Manent à André Perrin]

[Voir l’ensemble du débat publié sur Mezetulle]

Notes de l’éditeur

1 – La première étape de ce débat (amorcée par la reprise d’un article de Martine Storti « Le porc, les femmes et le philosophe ») réunit un article de C. Kintzler « Situation de la France de Pierre Manent : petits remèdes, grand effet » et la réponse de P. Manent « Pierre Manent répond à Catherine Kintzler ». Référence du livre de Pierre Manent : Situation de la France, Paris et Perpignan : Desclée de Brouwer, 2015.

2 – Voir la note précédente.

Pierre Manent répond à Catherine Kintzler

Lettre de P. Manent à CK au sujet de l’article qu’elle a consacré au livre « Situation de la France »

En décembre dernier, j’ai publié sur Mezetulle un texte faisant état de ma lecture – très critique ! – du livre de Pierre Manent Situation de la France. Averti de cette publication par mes soins dès sa mise en ligne, Pierre Manent l’a accueillie avec une grande générosité, et a annoncé une réponse. Celle-ci m’est parvenue il y a quelques jours sous la forme d’une lettre. C’est avec l’aimable autorisation de l’auteur – et en le remerciant très vivement – que Mezetulle la publie ci-dessous. Le débat (également enrichi par les nombreux commentateurs de mon article) se poursuivra !
CK

Pierre Manent à Catherine Kintzler (9 mars 2016)

Chère Catherine Kintzler,

Voici donc la réponse que je tenais à faire à votre compte rendu1 dont j’ai apprécié la clarté, la fermeté et la sincérité.

Sur la laïcité, vous tendez à confondre, me semble-t-il, ma critique des usages qui en sont faits, en particulier de l’extension/infléchissement que beaucoup donnent à la notion, avec une critique du principe de laïcité en tant que tel. Sur ce dernier point, vous ne trouverez rien dans le livre qui aille à l’encontre de la séparation entre commandement/loi politique et commandements/conseils religieux. Non seulement j’honore ce principe formellement mais encore, considérant le moment historique de l’institution française de la laïcité, et le débat entre les deux grands partis – laïque et clérical, je donne explicitement l’avantage politique au parti laïque selon le critère du bien commun, en l’occurrence pour l’institution d’un parcours complet d’éducation indépendant de toute influence religieuse et donc commun à tous les citoyens. On a remarqué que je proposais une vision passablement irénique de l’épisode. C’est exact. Je tenais à ne donner aucun aliment à mes coreligionnaires qui aujourd’hui encore, ou à nouveau, gémissent sur les persécutions subies sans mesurer ni le progrès du bien commun et même de l’amitié civique permis par cette laïcité ni les nombreux avantages que l’ Église elle-même en a retirés.

Le problème aujourd’hui, c’est que les conditions générales de la vie civique ont profondément changé. Vous l’admettez, le souci de l’éducation commune s’est étiolé ou dissipé. Mais pourquoi ? Parce que la référence collective s’est étiolée ou dissipée. La référence collective, c’est-à-dire la République française. S’il est une critique qui est très injuste parce que très inexacte, c’est l’imputation d’avoir écrit un livre antirépublicain. C’est tout le contraire. Tout mon propos est aimanté par le souci théorique et pratique de la chose commune. Souci théorique : reconquérir une capacité de saisir les « tout » alors que la doxa ne nous donne à voir et ne nous autorise à penser que des individus. Souci pratique : chercher les voies d’une recomposition du bien commun. Je suis, il est vrai, très éloigné de ce que vous appelez « la conception philosophique du modèle républicain », parce que ce modèle « immanentiste, minimaliste et atomiste » est à mes yeux fort peu républicain – il est républicain lite, car il ignore la question de ce qui nous « communise » et qui ne saurait être simplement le partage des droits et libertés même les plus étendus. Donc je me débrouille comme je peux avec ces « tout » et ces « faits sociaux » dont j’ai peine à croire que je les « tire de mon chapeau ». Ni les classes sociales ni les groupes religieux ne sont de mon invention. Si l’on veut refonder la république, il faut reprendre conscience et connaissance de ses parties constituantes que l’idéologie des droits encore une fois nous interdit de penser. C’est sur ce point surtout qu’un certain usage de la laïcité est paralysant parce que celle-ci est supposée capable par elle-même, par son seul dispositif, de résoudre tout problème politique/social posé par les religions. Donc il n’y a pas – par exemple et spécialement – de problème musulman en France si seulement nous sommes des laïques rigoureux. C’est ce postulat que je conteste. Il y a un problème politique des musulmans, et d’abord celui de leur dépendance à l’égard de pays étrangers, aux régimes souvent fort défectueux, et en général d’un monde arabo-musulman dans un état de décomposition politique, sociale et morale qui rend urgente la « nationalisation » des musulmans français.

Vous me dites alors que « les musulmans » n’existent pas comme tels, qu’ils n’ont pas de problème avec la laïcité, et que je ne dois pas les assigner à une identité qui les sépare. Je ne pense pas que les Français depuis vingt ou trente ans, quand ils parlent des « musulmans », parlent de quelque chose qui n’existe pas. Quant à l’appartenance à la nation civique, l’expérience de la classe ouvrière et de sa longue séparation nous interdit d’assimiler égalité des droits et participation « réelle » au commun. La critique sociale a longtemps dénoncé à ce propos « l’illusion politique ». Sans me vanter c’est un argument analogue que je soutiens à propos des musulmans. Il n’est ni plus ni moins condescendant à leur égard que n’étaient condescendants à l’égard de la classe ouvrière ceux qui se souciaient de sa participation collective à la République.

Ici permettez-moi de citer une phrase qui signale que votre intention critique vous entraîne au-delà de la vraisemblance : « Le califat, qui s’y connaît, a très bien compris que l’immense majorité des Français de confession musulmane et des musulmans vivant en France n’ a pas de problème avec la laïcité … ». Je laisse de côté la compétence politique ou scientifique attribuée ici au califat, mais si cela est vrai, de quoi parlons-nous et pourquoi nous échauffons-nous ? Vous, moi, nous disputons d’un problème qui n’existe pas. La laïcité fait son office et tout est bien dans le « cher vieux pays ». Plus précisément, la proposition que vous m’opposez, je pourrais la faire mienne, et c’est pour la faire mienne que j’avance ces concessions pour lesquelles je suis vertement tancé. Je propose en effet une laïcité réduite à l’essentiel, et compatible avec une présence sociale des mœurs musulmanes, une laïcité réduite en effet à la souveraineté exclusive de la loi politique. Mais si, comme vous le soutenez, la laïcité inclut tous les droits liés aux mouvements d’émancipation, y compris les plus récents, comment pouvez-vous dire que « l’immense majorité des Français de confession musulmane et des musulmans vivant en France n’a pas de problème avec la laïcité… » ? Comment dire que je sacrifie les droits des femmes en acceptant les musulmans comme ils sont, s’ils sont déjà dans leur immense majorité acquis à cette laïcité qui comprend éminemment les droits acquis récemment par les femmes en Occident ? Ou je sacrifie les droits des femmes, et cela signifie que « les musulmans » constituent en effet un fait social résistant et que leurs « mœurs » les séparent du reste du corps civique ; ou ces mœurs sont de mon invention, sortent de mon chapeau, et il n’y a pas de danger particulier pour les droits des femmes parmi des musulmans français ou étrangers qui n’ont aucun problème avec la laïcité perfectionnée que vous recommandez. Il faut choisir. La seule critique plausible, c’est en effet non pas que j’invente des mœurs musulmanes mais que le compromis que je propose est désavantageux pour les femmes musulmanes. C’est un risque assurément. J’ai souligné dans le livre combien cette question me semblait importante et difficile à résoudre, et avoué que je n’avais pas la solution. Je n’ai pas couvert de paroles convenues et rassurantes ma perplexité. Simplement je ne pense pas qu’on se rapproche d’une solution en « damnant » les (hommes) musulmans sur cette question, c’est-à-dire en leur disant à peu près ceci : il y a quelque chose d’essentiellement pervers, ou pathologique, ou dégradant, dans votre attitude – en tant que musulmans – à l’égard des femmes. Il est bon que cette critique soit portée, par des musulmans et des non musulmans, comme elle l’est aujourd’hui fréquemment, et comme elle le sera normalement dans une société où règne la liberté complète d’opinion et d’expression que je recommande. Il ne me semble pas souhaitable qu’elle définisse l’opinion sociale à l’égard de l’islam dans nos pays. Je mets plus d’espoir dans la participation plus active des musulmans à une vie nationale où l’égalité, la liberté et la sécurité des femmes font en effet partie de « nos mœurs » et sont garanties par la loi. Je ne leur dis pas : conformez vos mœurs (mauvaises) à nos (bonnes) mœurs. Je leur dis : venez participer à une vie commune où vos mœurs et nos mœurs sont exposées à la critique mais où nous obéissons tous à la loi et visons tous la concorde et l’amitié civique.

Encore une fois, ma proposition suppose et affirme la souveraineté de la loi politique. Lorsque j’écris : « Nous n’avons pas posé de conditions à leur installation », vous supposez que je les dispense d’obéir à la loi ! Je ne pensais pas devoir préciser que mes concitoyens musulmans étaient comme moi tenus d’obéir à la loi de la République. C’est pourquoi je parle de leurs « mœurs » dans ce qu’elles ont de distinct et de séparateur, sans que cela soit nécessairement contraire à la loi : le vêtement (réglementé par la loi dans certains cas), la nourriture (que la loi n’a pas à réguler, me semble-t-il), les fêtes (réglementées parfois pour des motifs d’ordre public), une certaine aversion pour la mixité (aversion à laquelle je serais disposé à faire des concessions lorsqu’il s’agit d’enfants d’âge scolaire), une sociabilité spécifique qui fait que dans les quartiers l’espace public est principalement occupé par des hommes, etc. On peut penser ce qu’on veut de ces mœurs, je ne me réjouis ni de leur présence, ni de leur extension et consolidation, mais enfin elles existent et je suggère qu’il n’est guère praticable de les dissoudre ou restreindre directement, mais plus judicieux d’employer une stratégie indirecte.

Une dernière remarque sur les non-croyants et les indifférents qui « ne forment pas communauté » car leur existence est « par nature atomisée ». Si cela est vrai, cela ne les empêche pas de gouverner la République puisque c’est ce parti, le parti laïque avancé, qui inspire la législation de ce pays, comme vous le soulignez vous-même en vous réjouissant des progrès de celle-ci « tout particulièrement à l’époque actuelle ou récente ».

Il ne serait pas raisonnable de prolonger ces considérations qui ne visent qu’à nourrir une conversation dont j’espère qu’elle se poursuivra. Je relève cependant vos derniers mots qui évoquent avec assurance et même certitude la « bienveillance »  avec laquelle mon livre serait lu « par une partie des décideurs et des intellectuels pourvoyeurs de think tanks ». Ici c’est la vérification empirique qui fait foi. Je vous assure que ces décideurs ne se sont pas encore manifestés. C’est sans doute qu’ils n’ont pas vu dans mes propositions cette « faiblesse qui appelle la faiblesse » que vous croyez discerner, mais au contraire un appel ambitieux à l’action, qui leur est antipathique et en somme inintelligible.

Bien à vous,

Pierre Manent

© Pierre Manent, 2016.
Pierre Manent est directeur de recherches à l’École des hautes études en sciences sociales. Voir sa page web sur le site du Centre de recherches CESPRA de l’EHESS.

1 – Note de l’éditeur. Il s’agit de l’article « Situation de la France de Pierre Manent : petits remèdes, grand effet. Un brûlot anti-laïque et anti-républicain. » en ligne le 19 décembre 2015 sur Mezetulle. J’encourage vivement les lecteurs à prendre connaissance du débat qui a lieu dans les commentaires de cet article. CK

[Edit du 16 avril 2016. Voir l’ensemble du débat publié sur Mezetulle]

L’affaire des dessins de Mahomet

et le supposé pouvoir performatif des images

Les célèbres dessins publiés en septembre 2005 par le quotidien danois Jyllands-Posten ont suscité cinq mois plus tard une polémique mondiale. Après la réédition de son livre Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Jeanne Favret-Saada revient sur la question. Elle montre que les interprétations répandues ne s’embarrassent ni du contexte – pourtant explicite – des dessins, ni de leur détail. Un travail de pensée s’impose dans l’analyse des signes iconiques ; il est d’autant plus salubre qu’il évite le recours – en l’occurrence très dangereux – à la subjectivité du lecteur.

Les douze dessins représentant le prophète Mahomet publiés le 30 septembre 2005 par le quotidien danois Jyllands-Posten ont suscité cinq mois plus tard une polémique mondiale. En 2006, j’ai procédé à deux sortes d’enquêtes sur cette affaire : l’une au Danemark, en allant y interroger autant de témoins que possible ; l’autre, dans la presse internationale, celle des multiples théâtres où des événements s’étaient produits, au Danemark, au Moyen-Orient, en Asie, en Europe, aux USA…1 D’un point de vue méthodologique, il s’est agi d’une enquête historique traditionnelle, visant à établir qui avait dit ou fait quoi, quand, et en réponse à qui. Depuis vingt ans, j’avais travaillé sur plusieurs de ces situations contemporaines d’accusations de blasphème dans des sociétés libérales, venues de groupes chrétiens ou musulmans qui tentaient à chaque fois de redessiner la ligne de séparation entre la religion et la politique. Malgré sa gravité et son amplitude géographique, l’affaire danoise ne m’a pas semblé requérir d’explications d’un genre nouveau.

C’est pourquoi j’ai été déconcertée de trouver dans la presse, après le retour au calme du printemps 2006, une explication générale des événements d’autant plus étonnante qu’elle ne cadrait pas avec la chronologie des faits. Les commentateurs ne cessaient pas d’invoquer la performativité supposée des dessins danois, et ils répétaient à l’envi que les dessins étaient les acteurs principaux du drame. Les dessins, pas les dessinateurs, pas le journal, pas ceux qui avaient incriminé les dessins. Pourquoi donc ? Mais voyons, nous disait-on, c’est en raison du pouvoir performatif de l’image, si supérieur à celui de la parole, surtout à l’âge de la communication immédiate par des réseaux télématiques interconnectés2. D’une part, les représentations plastiques atteindraient les affects sans passer par la médiation du langage (cette thèse implique l’adhésion à un dualisme du corps et de l’esprit, les affects étant définis comme des entités inconscientes actionnant directement le système moteur, et déclenchant le passage à l’action). D’autre part, une même image pourrait atteindre instantanément ses spectateurs potentiels dans tous les points du globe, et provoquer, le cas échéant, des réactions massives.

Or cette conviction des médias s’est maintenue à l’occasion des scandales suivants, notamment ceux qui ont concerné Charlie-Hebdo de 2006 à 2015, et elle a été relayée par des experts en médiologie, voire par des chercheurs. J’ai donc jugé utile de proposer une analyse précise de ces dessins de 2005, considérés dans une optique comparative.

Le dossier sur « Les visages de Mahomet »

Pour autant qu’on prétende pratiquer les sciences sociales, on doit renoncer à parler des événements déclenchés par la publication du Jyllands-Posten, comme d’une « affaire des caricatures de Mahomet », car l’expression est trompeuse pour deux raisons. D’une part, quatre seulement des douze dessins étaient des caricatures. D’autre part et surtout, ces dessins ne figuraient qu’à titre illustratif, sous forme de vignettes encadrant un dossier du service culturel du journal, qui visait explicitement des imams salafistes connus, en guerre ouverte depuis longtemps avec la presse danoise. « Les visages de Mahomet » portait sur l’autocensure que s’infligeraient certains artistes par crainte des menaces de salafistes, et les dessins constituaient un test in vivo de cette hypothèse : tous les dessinateurs de presse danois avaient été invités à représenter Mahomet comme ils le voyaient, douze seulement ayant pour finir accepté de se prêter à l’expérience. L’on se saurait donc interpréter ces dessins en ignorant leur entourage verbal dans le numéro du Jyllands-Posten, ainsi que l’ont fait la plupart de ceux qui ont été indignés par cette publication.

D’une part, en effet, la une du journal situe l’intention politique du dossier, dessins compris :

« Certains musulmans rejettent la société moderne et séculière. Ils demandent à y occuper une position particulière et ils répètent qu’on doit avoir une considération spéciale pour leur sentiment religieux. Ce n’est pas conciliable avec la démocratie séculière et la liberté d’expression — laquelle suppose que tous les citoyens, et parmi eux, les musulmans, s’attendent à subir, à l’occasion, la moquerie, le sarcasme et le ridicule ».3

L’auteur de cette déclaration est le directeur de la page culturelle : c’est lui qui a pris l’initiative de l’enquête sur l’autocensure des artistes, et qui a décidé la collecte et la publication des dessins.

D’autre part, le rédacteur en chef engage le journal tout entier dans cette entreprise, ainsi qu’en témoigne l’éditorial du numéro, intitulé « La menace venue des Ténèbres » :

« Les musulmans qui portent l’image publique de l’islam – au-delà desquels on trouve, par bonheur, une ample majorité, silencieuse et plus raisonnable – […] ont une caractéristique commune : un sentiment gigantesque, démesuré, de leur propre importance. Cette suffisance les conduit à faire preuve d’une sensibilité exacerbée devant toute manifestation de désaccord, qu’ils interprètent comme une provocation. »

En particulier, ils transforment toute critique de leur conduite personnelle en une insulte au Livre sacré, et ils demandent à leurs fidèles de venger cette atteinte supposée à la religion.

La question de l’interprétation circonscrite par l’analyse sémiotique

Fig. 1. (cliquer pour agrandir)

Quand, dix ans après l’affaire danoise, on examine ces douze petits dessins (Fig. 1) auxquels un pouvoir aussi dévastateur a été attribué, on a quelque difficulté à se l’expliquer. D’abord, certains d’entre eux esquivent la consigne reçue, « Dessinez Mahomet comme vous le voyez », et leur dérobade confirme de façon implicite l’hypothèse de l’autocensure. Ensuite, certains ne prennent pas pour cible Mahomet, mais le Jyllands-Posten lui-même, ou Kaare Bluitgen, l’écrivain dont l’impossibilité à trouver un illustrateur pour un livre sur Mahomet a suscité l’enquête du journal. Parmi les dessins représentant directement le Prophète, deux sont des images poétiques, et un autre propose une composition abstraite dépourvue de message. Enfin, sur les quatre caricatures, trois se bornent à une dénonciation banale de la misogynie supposée de Mahomet.

La dernière montre le visage du Prophète surmonté d’un turban d’où sort la mèche allumée d’une bombe : il convient de l’examiner avec soin, puisque c’est celui des douze dessins qui a fait couler le plus d’encre. Les détracteurs du Jyllands-Posten, qu’ils soient ou non musulmans, l’ont compris comme un message « raciste » ou « islamophobe », qui signifierait en clair ou bien « l’islam, c’est le terrorisme« , ou bien « tous les musulmans sont des terroristes« . Kurt Westergaard, l’auteur du dessin, a toujours contesté ces interprétations, et il m’a dit avoir visé « la version de l’islam qui sert d’aliment spirituel aux terroristes », car elle conduit au « totalitarisme », une forme de régime politique que les caricaturistes abhorrent. Le dessinateur aurait donc voulu exprimer cette opinion : « Certains musulmans accaparent l’autorité du Prophète afin de justifier la terreur qu’ils font régner sur la société ».

Sans doute un artiste n’est-il pas le meilleur juge de la signification de son œuvre, mais l’on peut s’étonner de voir que, parmi les nombreux intellectuels, à travers le monde, qui ont pris position sur les dessins du Jyllands-Posten, si peu aient étayé leur appréciation sur une analyse sémiotique. Plusieurs d’entre eux – qui se rangent parmi les adversaires des « caricatures danoises » -, ont prétendu qu’elles reproduisent exactement la production polémique chrétienne du temps des Croisades, ou encore les dessins antisémites de la presse nazie : toutefois, comme on le verra dans un instant, ils se sont bornés à l’affirmer avec indignation sans le démontrer. À ma connaissance, un seul chercheur, Frederik Stjernfelt, un sémioticien danois, en a proposé une analyse détaillée, que je me permets de reprendre et de développer dans mes propres termes4.

En regardant le dessin de Kurt Westergaard sur la page originale du Jyllands-Posten, le lecteur comprend d’emblée qu’il est celui sur lequel la rédaction a voulu attirer l’attention, puisqu’elle l’a placé en tête de la série, avec un autre qui est, lui aussi, emblématique de Mahomet et de l’islam, sans être une caricature.

Les deux parties du dessin

Fig. 2

L’œuvre de Westergaard (Fig. 2) comporte deux parties, l’une indexicale, la légende, l’autre iconique, l’image. La légende, jointe au paratexte cité plus haut, permet d’identifier le personnage dessiné : Mahomet — ce que l’image, à elle seule, ne permettrait pas, puisqu’elle ne reprend pas les représentations convenues du fondateur de l’islam dans la tradition iconographique, ni musulmane ni chrétienne.

L’image est elle-même constituée par deux groupes d’éléments. D’une part, la figuration réaliste d’un visage masculin à l’expression indéfinissable, les yeux enfouis dans les orbites, les sourcils noirs et épais, la barbe dévorant les joues, la bouche masquée par une moustache abondante : ce visage, considéré isolément, n’énonce rien, tout au plus une vague interrogation. Signalons que ce portrait n’est pas inspiré par la tradition polémique chrétienne, qui l’aurait doté de traits soit infernaux soit animaux (des cornes, une queue de poisson, des plumes…)5. Il paraît plutôt prélevé dans une galerie des types humains du monde méditerranéen : ce pourrait être aussi bien le visage d’un Corse, d’un Sarde ou d’un Albanais du début du XXe siècle. D’autre part, ce visage est surmonté par un turban noir (la coiffure caractéristique du Prophète et de sa descendance directe) orné de deux attributs discordants : un écusson garni d’une inscription arabe calligraphiée (dans laquelle les musulmans, même illettrés, reconnaissent la profession de foi de l’islam), et la mèche allumée d’une bombe, telle qu’on peut la voir dans les bandes dessinées enfantines, dont l’étincelle rouge, ocre et jaune tranche gaiement sur le trait noir du visage.

Le style dans lequel Kurt Westergaard a dessiné cette mèche allumée inscrit la totalité du dessin dans le genre satirique. Or, elle annonce un événement que n’évoquent ni le visage inexpressif, ni le turban noir et son écusson : une explosion est imminente, et cette menace entretient une certaine relation avec le Prophète et/ou la foi musulmane, une relation que l’icône ne permet toutefois pas de préciser.

Stjernfelt note d’ailleurs que le fait que le visage de Mahomet soit doté d’une expression indéfinissable contraint le lecteur à s’interroger : le Prophète sait-il qu’il a une bombe dans son turban, dont la mèche est allumée ? le veut-il ? et, s’il est un jihadiste qui a programmé un attentat-suicide, pourquoi n’est-il pas représenté comme à l’ordinaire avec un gilet garni d’explosifs ?

Quand l’image ironise sur une métaphore

Fig. 1

La réponse à la dernière question réside dans une particularité idiomatique de la langue danoise : depuis la pièce célèbre d’Adam Oehlenschläger Aladdin (1805) dans laquelle Aladin recevait, en guise de porte-bonheur, une orange amère dans son turban, l’expression « avoir une orange dans le turban » signifie « avoir de la chance ». Un autre dessin des « Visages de Mahomet » joue d’ailleurs sur la même expression, car elle vient automatiquement à l’esprit d’un Danois dès lors qu’il est question d’un turban (Fig. 1, dernier dessin en bas, à droite). Le dessinateur s’y moque de Kaare Bluitgen, l’écrivain dont la mésaventure a suscité l’enquête du Jyllands-Posten : affublé d’un turban gris surmonté d’une orange rutilante gravée de l’inscription « Truc publicitaire », l’auteur montre en souriant un gribouillis enfantin figurant un bonhomme porteur d’un turban. (Ce dessin n’est donc en rien une « caricature de Mahomet », il ironise sur le « coup de chance » de l’écrivain, qui aurait rencontré la célébrité pour avoir divulgué sa difficulté à trouver un illustrateur.)

L’on peut alors penser que Kurt Westergaard charge son propre dessin (Fig. 2) d’une ironie à

Fig. 2

la danoise en logeant une bombe plutôt qu’une orange amère dans le turban du sujet oriental ; et qu’il ponctue cette allusion plaisante par un franc éclat de rire en y rajoutant une mèche allumée de bande dessinée – la mine interrogative du Prophète signifiant peut-être que celui-ci ne sait que penser de tout ce pataquès.

Une stratégie zeugmatique

Selon Stjernfelt, l’entassement d’éléments hétéroclites, tous rapportés à « Mahomet », produit un effet plastique analogue à celui du zeugme en littérature6 : il engage le lecteur à ré-examiner le dessin, et à se demander quelle relation non exprimée il doit établir entre, d’une part, ce visage/ce turban (avec l’allusion ironique à la chance/l’orange amère/la bombe)/cette mèche allumée et, d’autre part, le Mahomet de l’Histoire. Or une convention du dessin satirique moderne veut que la bombe soit la métonymie d’un comportement violent : dans plusieurs caricatures récentes, la tête de G. W. Bush, Kim Il Jung et Ali Khamenei est remplacée par une bombe7. Dès lors, quel rapport le dessin de Kurt Westergaard établit-il entre Mahomet et une conduite violente ? Selon l’islamologue Mehdi Mozaffari, ce serait un cas de réemploi moderne de la représentation classique de Mahomet en prince guerrier, porteur d’un sabre, et qui arracherait l’adhésion à l’islam par la force.

Deux questions se posent alors, selon moi, quant à l’attribution, par le dessin, de cette violence. D’une part, cet attribut – la violence – exprime-t-il toute la pensée du fondateur de l’islam, ou seulement celle de la période médinoise de son action ? Car chacun sait que le Coran, surtout quand il évoque la période mecquoise, insiste aussi, à maintes reprises, sur l’idée qu' »il n’y a pas de contrainte en islam ». D’autre part, en dessinant ce Mahomet porteur d’une menace imminente (voir la mèche allumée), Kurt Werstergaard a-t-il visé l’essence de l’islam et donc la totalité des musulmans ? D’un point de vue plastique, ces deux problèmes n’en font qu’un, dont la solution réside dans la « stratégie zeugmatique » évoquée plus haut : l’expression indéfinissable du visage tranche avec l’extrême menace contenue dans le turban, dont je rappelle qu’il rattache le visage à la fois à l’islam et à l’affirmation d’une menace imminente. Autrement dit, Kurt Westergaard a choisi de ne pas lier la « violence » signifiée par les éléments du turban avec la figuration du visage.

Le cas des caricatures homogènes

Si le dessinateur danois avait voulu charger le visage qu’il attribue au Prophète de la responsabilité de toutes les interprétations possibles de l’islam (parmi lesquelles celle qui enjoint de convertir par le sabre), et s’il avait voulu comprimer sa personne avec celle de tous les musulmans, il aurait procédé à la manière des caricaturistes, en le dotant d’une physionomie cohérente avec les deux idées qui sont exprimées dans la coiffure de Mahomet. Voici trois exemples de caricatures dans lesquelles l’artiste assujettit tous les éléments du dessin à l’expression d’une même qualité, bien sûr négative.

Fig. 3

Au moment de la crise des dessins de Mahomet, le Politiken, un quotidien danois de gauche, représentait le Premier ministre danois sous les traits d’un primate velu armé d’une massue (Fig. 3), alors qu’Anders Fogh Rasmussen est en réalité un homme aux traits fins et un être parfaitement distingué : l’image était une métonymie de sa politique sociale et de sa politique d’immigration, dont le journal dénonçait la brutalité8. Les caricatures du Politiken énoncent ainsi, toutes ensemble, un message unique qu’on pourrait formuler ainsi : Tout, en Rasmussen, est le fait d’un primate, chaque nouvelle occurrence annonçant quelque chose comme Rasmussen-le primate a encore frappé.

De même, les dessins antisémites – auxquels les lecteurs indignés comparent à tort l’œuvre de Kurt Westergaard – ne laissent aucun doute à leurs destinataires sur le fait qu’un Juif quelconque est, à lui seul, le prototype de tous les « Juifs » tels que les imaginent les antisémites. Voici les dessins de deux affiches montrant la mise en œuvre graphique de cette intention : dans un Juif, tout est « juif ».

Fig. 4

Pour s’exprimer dans les termes de la logique mathématique des propositions, le prédicat « brutalité » du primate Rasmussen, comme celui du « juif » des dessins antisémites y sont affectés d’un quantificateur universel. La première affiche (Fig. 4) a été signée en 2013 par un jeune artiste contemporain, Zéon. Elle annoncait une réunion organisée par la section du Parti Socialiste de Molenbeek, à Bruxelles (le fameux quartier d’où sont issus les djihadistes de novembre dernier à Paris), sur le thème « Et si on parlait librement et sereinement du sionisme ? ». C’est une illustration plastique du principe « deux poids deux mesures » : un Juif prototypique, conforme à l’iconographie antisémite des années 1880-1945, s’active à déséquilibrer une

Fig. 5

balance de la valeur morale des « races » humaines – celle du rescapé des camps nazis étant plus grande que celle de toutes les autres réunies. L’autre affiche (Fig. 5) annonçait en 1937 l’exposition nazie de Munich, « Le Juif éternel » : les traits physiques du personnage, son costume, ses attributs (les pièces d’or, et le fouet), le code des couleurs, et la légende accréditent l’idée que le Juif est un ennemi de l’humanité, acharné à dominer les peuples, avide d’argent et de sang chrétien, etc.

La violence de Mahomet est affectée d’un quantificateur existentiel

Comme on le voit, la composition de ces trois caricatures contraste sous un même rapport avec celle de Kurt Westergaard : leurs artistes n’instituent aucune distance entre le sujet et ses attributs, ni aucun flottement dans l’articulation des signes graphiques9. Dès lors, dans le dessin de Westergaard, le prédicat « violence » est affecté d’un quantificateur existentiel, Mahomet en particulier ou certains musulmans. Il n’est donc pas possible d’affirmer que sa caricature exprime la totalité du Mahomet historique (celui qui convertit par le sabre et celui qui professe qu’il n’y a pas de contrainte en islam), ni qu’elle exprime l’essence de l’islam, ou celle des musulmans.

Ce n’est du moins pas possible pour un lecteur entraîné à repérer les conventions du genre artistique que constitue le dessin de presse, une catégorie assez vaste néanmoins pour rassembler tous les publics des médias, qu’il s’agisse des Danois, des Euro-américains, ou des ressortissants des États du monde arabe et musulman. Les familiers de ce genre médiatique, chacun selon sa tradition locale, devraient normalement focaliser leur attention sur les marges d’indétermination ouvertes par le dessin de Westergaard : certes, les lecteurs danois seraient les seuls à pouvoir questionner la transformation d’une orange amère en une bombe ; mais tous, parmi lesquels les habitants des pays musulmans, interrogeraient la transformation du sabre en une bombe, et la relation entre le visage de « Mahomet » et sa coiffure surcodée.

Les lecteurs qui se dispensent de l’expérience perceptive…

L’on sait qu’en 2005 et 2006, de nombreux destinataires de cette caricature, plutôt que d’utiliser la marge de liberté prévue par les conventions du genre, ont trouvé dans le dessin de Westergaard les seuls messages que sa construction n’avait pas programmés : Mahomet est un terroriste, L’islam est une religion dangereuse, Tous les musulmans sont des jihadistes. Cela vient peut-être ce qu’ils se sont dispensés d’en faire l’expérience perceptive, leur connaissance préalable de la situation leur ayant fait préjuger de ce qu’ils allaient y trouver : puisque le Jyllands-Posten est un journal de droite, il est nécessairement « islamophobe » ; puisqu’il publie des dessins de Mahomet, ce seront des caricatures ; et puisque l’une d’entre elles place dans son turban une bombe allumée, etc. Rappelons qu’au Danemark et en Europe ce jugement a été partagé par la majorité des musulmans et par une partie de la gauche non musulmane, sans que, pour autant, ils aient avancé un raisonnement détaillé à son sujet, se bornant à déplorer l’imagination malade du dessinateur.

… et ceux à qui elle est interdite

S’il se vérifiait que nombre de récepteurs européens des « Visages de Mahomet » ont tablé sur leurs préconceptions plutôt que sur leur expérience perceptive, on comprendrait alors que, dans les États du Moyen-Orient et d’Asie les plus concernés par la crise des « caricatures de Mahomet », il n’ait pas même été nécessaire de voir les douze dessins pour y réagir, parfois avec une grande violence. Dans ces régions, en effet, les responsables politiques les ont obstinément dérobés au regard des citoyens, si bien que ni la télévision, ni la presse, ni même les réseaux sociaux – pourtant déjà très actifs – ne les ont diffusés. Par contre, à dater de la mi-décembre 2006 – période dans laquelle des imams résidant au Danemark firent un voyage au Moyen-Orient pour rallier à leur protestation les fidèles de l’islam -, des flots de paroles fustigeant ces invisibles dessins envahirent la télévision et la radio, qui en ont parlé tous les jours. Ils furent présentés comme le point culminant d’une campagne « islamophobe » qui menacerait la sécurité des musulmans au Danemark avec le soutien des institutions européennes. Aux protestations diplomatiques des gouvernements de pays musulmans et de l’Organisation de la Conférence Islamique, s’ajoutèrent bientôt les exhortations des téléprédicateurs, et des centaines de milliers de manifestants envahirent les rues, protestant contre des dessins dont on assurait qu’ils avaient attenté à la sainteté du Prophète.

Réduire le conflit des interprétations par un travail de pensée

Mon analyse de ce dessin et sa comparaison avec plusieurs lots de caricatures d’époques diverses m’autorisent à conclure, après Frederik Stjernfelt, à la présence de régularités dans l’organisation des signes iconiques, selon que le prédicat « violence » y est affecté d’un quantificateur universel ou existentiel. Cette méthode permet donc d’aller au-delà des interprétations purement subjectives de ce « Mahomet » de Kurt Westergaard, qui se borneraient à des jugements du type « Moi, je lui trouve l’air féroce« , ou « libidineux » ; ou encore, « Parce que la profession de foi islamique figure sur le turban du Prophète, le dessin vise tout l’islam et tous les musulmans« . La démarche proposée ici n’espère évidemment pas convaincre ceux des lecteurs du dessin qui préfèrent s’en tenir à leur réaction spontanée, mais elle entend montrer que les signes iconiques, eux aussi, s’organisent en systèmes, et que le conflit des interprétations peut faire l’objet d’un travail de pensée, plutôt que d’être tranché par un recours souverain (parfois mortel, voir les frères Kouachi) à la subjectivité du lecteur.

 

Références bibliographiques

  • Daniel, Norman (1960, 2009), Islam and the West : the Making of an Image, Londres, Oneworld Publications10.
  • Favret-Saada, Jeanne, (2007, 2015), Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Editions Fayard.
  • Flori, Jean (2006), in M. Arkoun (ed.), Histoire de l’Islam et des musulmans en France du Moyen Age à nos jours, Paris, (Albin Michel).
  • Goody, Jack (2003), Islam in Europe, Londres, Polity Press.
  • Stjernfelt, Frederik, in Eriksen, Jens-Martin, Stjernfelt, Fredrik (2008, 2012) The Democratic Contradictions of Multiculturalism, New-York, Telos Press11.

Notes

1 – Favret-Saada (2007) (2012). Je remercie Sabine Prokhoris et Caroline Renard pour leurs remarques critiques sur une version antérieure de ce texte, une communication pour le Colloque du CERI (Sciences Po), le 7 mars 2016, sur « Les politiques du blasphème. Perspectives comparées ».

2 – Depuis la fin des années 1980, l’idée que l’image serait dotée d’une capacité d’action (agency) est soutenue par un nombre toujours croissant de chercheurs en sciences sociales et humaines : ainsi, en anthropologie, chez Alfred Gell (1998) et Liza Bakewell (1998) ; en histoire médiévale, chez Alain Dierkens, Gil Bartholeyns, Thomas Golsenne (2010) ; et en histoire de l’art, chez David Freedberg (1989, 1990) ou Horst Bredekamp (2010, 2015).

3 – C’est moi qui souligne, ainsi que dans le paragraphe suivant. Les adversaires du Jyllands-Posten ont systématiquement ignoré la référence à « tous les citoyens », et prétendu que le journal revendiquait le droit de ridiculiser les musulmans.

4 – « Muhammad and Fogh Analysis : a comparative analysis », in Eriksen, Jens-Martin et Stjernfelt, Frederik (2012), pp. 201-220. Stjernfelt, professeur de sémiotique à l’université de Copenhague, est aussi l’auteur de nombreux ouvrages en anglais sur Husserl, Pierce, la sémiotique, et l’image. Je l’ai longuement rencontré lors de mon enquête au Danemark en 2006.

5 – Sur l’iconographie chrétienne de l’islam au Moyen-Âge, voir par exemple Norman Daniel (2009), Jean Flori (2006) in M. Arkoun (ed.), pp. 150-155, et Jack Goody (2003).

6 – Ainsi quand on écrit « tambours et gifles battantes », pour une dégelée de gifles infligées tambour battant ; ou bien « Contre ses persiennes closes, Mme Massot tricote, enfermée dans sa chambre et dans sa surdité » (Roger Martin du Gard). L’exemple le plus célèbre est fourni par le vers de Victor Hugo : « Vêtu de probité candide et de lin blanc ».

7 – Stjernfelt, op. cit., pp. 212-214.

8 – Stjernfelt s’étend longuement sur ce cas parce qu’il veut démontrer que le dessin de Kurt Westergaard représentant le Prophète est moins violent que les caricatures politiques de la presse danoise (Stjernfelt, op. cit. pp. 208-211).

9 – Stjernfelt, pp. 214-216.

10 – J’ai ignoré l’édition française (1993), parce qu’elle est antérieure à cette nouvelle édition anglaise.

11 – Le livre, traduit du danois (2008, Adskillelsens politik : Multikulturalisme — ideologi og virkelighed, Copenhague, Lindhardt & Ringhof), m’a paru plus précis en anglais qu’en français (2012, Les pièges de la culture. Les contradictions démocratiques du multiculturalisme, traduit du danois par Peer Bundgaard, Carouge, MetisPresses).

© Jeanne Favret-Saada et Mezetulle, 2016.

 

Religion et violence : un article à relire

Mezetulle attire l’attention des lecteurs sur l’article d’André Perrin « Religion et violence : la question de l’interprétation ». C’est à relire en ce moment !

Publié en juillet 2015, ce texte est plus que jamais d’actualité. Il permet d’aborder la question de l’appel à la violence dans les textes dits sacrés de manière claire, diversifiée et extrêmement informée.

On n’oubliera pas les commentaires, en particulier la réponse d’André Perrin à Jean-Pierre Castel.

« Situation de la France » de Pierre Manent: petits remèdes, grand effet

Un brûlot anti-laïque et anti-républicain

Dans Situation de la France, Pierre Manent diagnostique un état de faiblesse et propose des remèdes. Selon lui, le régime laïque se révèle impuissant à inclure une des composantes sociales de la France, à savoir « les musulmans ». Il serait alors nécessaire de modifier le dispositif en leur proposant un contrat, point d’entrée d’une reconnaissance politique des religions. À l’issue de l’ouvrage, c’est toute la conception philosophique du modèle républicain – immanentiste, minimaliste et atomiste – qui est congédiée.

1 – Visite rapide d’un brûlot anti-laïque et anti-républicain

Dans Situation de la France1, Pierre Manent s’emploie à diagnostiquer un état de faiblesse et à proposer des remèdes. Selon lui, le dispositif républicain actuel se révèle impuissant à inclure une des composantes sociales de la France, à savoir « les musulmans », et son impuissance aurait pour cause principale la laïcité – thème obsessionnel du livre. Pour guérir cette faiblesse, il serait nécessaire de modifier le dispositif en proposant aux musulmans un « contrat » comprenant la reconnaissance officielle d’un mode de vie qui leur serait propre.

Avançant quelques concessions qui semblent à première vue fort modestes, la proposition agit comme un effet domino que l’auteur déploie de proche en proche. Quelques remèdes, notamment l’introduction d’une dose de reconnaissance des communautés à « marqueurs religieux », finissent par remettre en question l’ensemble du modèle républicain. Le tout est recomposé sous la houlette d’un holisme national aimanté par un catholicisme fédérateur des esprits que l’auteur rappelle à sa vocation pastorale et politique : le retour de la transcendance dans la conduite des affaires publiques. À l’issue de l’ouvrage, ce n’est pas seulement la laïcité apparente – obsession et bête noire de l’auteur – qui est congédiée, mais avec elle la conception philosophique (immanentiste, minimaliste et atomiste) de l’association politique qu’elle révèle et qui la rend possible.

Tout dans ce livre devrait me hérisser et me déplaire. Je m’en voudrais cependant de passer sous silence le plaisir certain que j’ai pris à le lire. J’y relève des passages roboratifs et bien sentis sur l’ineptie et la nuisance de la notion d’ « islamophobie », sur la nocivité d’une politique scolaire qui s’acharne à vider l’enseignement de son contenu d’instruction libératrice, et sur l’incapacité de l’État à conduire un projet politique ferme – observations que je partage avec l’auteur et dont je tire des conclusions opposées aux siennes. Mais surtout c’est un livre, destiné à une lecture sans reprise d’haleine. S’y déploie une parole audacieuse, dans un style fluide et ferme, d’une seule traite, sans les béquilles « pour les nuls » que seraient des chapitres et des sous-titres, parole livrée au souffle du lecteur sans repères autres que de simples numéros, mais aussi sans les points d’assurance d’une référence consultable, d’une note de bas de page, d’une citation, d’un seul exemple précis et discriminant, encore moins d’éléments bibliographiques. Cette confiance demandée au lecteur se retourne aisément. À vouloir ainsi parler d’autorité, on risque de ne pas être cru sur parole.

Je m’emploierai dans les lignes qui suivent à me tenir sur un autre versant, à briser le sortilège en recourant à la lourdeur inélégante d’une argumentation laborieuse. Il faut dire pourquoi la médecine douce de Pierre Manent est un philtre drastique destiné à nous purger du modèle politique républicain.

2 – Une présentation sophistique du régime laïque

J’ai parlé d’une obsession de la laïcité. Dans Situation de la France, l’auteur entretient constamment la confusion sur ce concept.

Tantôt il rappelle à juste titre (même s’il le fait péjorativement) que le principe de laïcité n’a de sens que dans le domaine de l’autorité publique et de ce qui participe d’elle, et qu’il ne peut s’appliquer à la société civile, laquelle est libre dans le cadre du droit commun. Tantôt il avance – et plus fréquemment – que la laïcité aurait pour objet un « effacement de la présence publique du religieux » (4e de couv.), ou l’installation d’une « société religieusement neutre » (p. 32), consistant aujourd’hui à « faire disparaître la religion comme chose sociale et spirituelle » (p. 42) et prétendant obtenir une « transsubstantiation de l’islam observable en le rendant invisible » (p. 75)2.

Confusions et ambivalences

Une telle vision brouille la définition juridique et la pratique de la laïcité comme régime politique, lequel articule deux éléments. D’une part le principe de laïcité, valide dans le domaine de l’autorité publique et ce qui participe d’elle, qui réclame de celle-ci l’abstention en matière de croyances et d’incroyances (c’est en ce sens qu’on peut parler « d’effacement de la présence publique du religieux »). De l’autre l’infinité de la société civile dont la liberté d’opinion, d’expression et d’affichage est entière, y compris en public, dans le cadre du droit commun : on voit alors se retourner le sens de l’expression « effacement de la présence publique du religieux ». Cette dualité n’est pas exposée pour elle-même, mais elle est interprétée de manière unilatérale en termes d’effacement à la faveur de l’ambivalence du terme « public »3. Le procès de la laïcité pour tentative de « nettoyage » n’est certes pas nouveau, mais le procédé qui le soutient ici s’apparente à un sophisme du gruyère qui prétend anéantir la substance du fromage en regardant ses trous.

Effectivement, « la marque religieuse », et Pierre Manent a raison de le rappeler même si c’est pour le déplorer, « n’intéresse pas le corps politique » (p. 165). Mais pourquoi déplorer que ce principe d’abstention « ne dise rien de la société » (p.32) ? Encore heureux que son minimalisme n’impose à la société rien d’autre que ce qui relève du droit commun, qu’il la laisse libre de se déterminer, aussi bien individuellement que collectivement en matière de convictions et de mœurs ! Croire ou faire croire que ce qui n’a pas de statut politique serait inexistant juridiquement et invisible socialement est une supercherie à laquelle seuls des lecteurs à la fois ignorants et aveugles peuvent se laisser prendre. Les entreprises, les associations y compris cultuelles ont un statut juridique sans avoir d’efficience politique, les manifestations religieuses ne sont nullement contraintes de se tenir à l’abri du regard d’autrui, et de manière générale la liberté d’expression est la règle dans la société civile.

Il est répété à l’envi tout au long du livre que « les musulmans » ne pourraient pas déployer leur façon de vivre sur le territoire national. Comme si les lecteurs, même s’ils limitent leur expérience à la rive gauche de Paris intra muros et à quelques quartiers chics de la rive droite, n’avaient jamais rencontré une femme portant le voile dans la rue ou dans les transports publics, jamais vu un rayon halal dans un supermarché, jamais pu observer autour d’eux des pratiques diverses du ramadan ! Et, après s’être ainsi rendu aveugle et avoir fait croire au lecteur qu’il vit dans un désert d’expression religieuse, on a l’effronterie de déclarer la laïcité « abstraite » !

Il n’y a rien de plus concret et de plus libre que cette respiration qui distingue deux espaces, qui ne soumet personne ni à une uniformisation étatique, ni à une uniformisation par assignation à une appartenance privée. On peut habiter cette séparation4, précisément parce qu’on y respire.

Dans le procès intenté à la laïcité, P. Manent ne craint pas l’outrance : « ce qui est à l’œuvre – écrit-il p. 129 – c’est la disqualification de tous les contenus de vie partageables au motif qu’ils n’ont pas été choisis par chacun, ou qu’ils n’agréent pas à chacun ». On ne peut mieux confondre la notion d’espace zéro qui a pour objet, précisément, le déploiement de tous les contenus d’opinion (qu’ils soient ou non partageables, y compris ceux qui n’existent pas encore, pourvu qu’ils ne soient pas contraires au droit commun) avec un outil ravageur de désertification et de stérilisation de l’espace civil.

Effacement des religions ou laïcité ?

Une autre idée fausse mais largement répandue – et c’est là-dessus que commence le livre – consiste à installer la confusion entre la sortie de la religion et la laïcité, autrement dit entre le mouvement historique de sécularisation et les propriétés juridiques et philosophiques du régime laïque. J’ai suffisamment procédé à l’examen de cette question, à travers une analyse du livre de Jean-Claude Monod5, pour me contenter d’en reprendre ici les grandes lignes.

Que la laïcité s’inscrive dans le processus historique de sécularisation, que à bien des égards leur histoire soit parallèle, ce sont des évidences. Mais peut-on légitimement en conclure que le dispositif laïque comme régime politique a les mêmes propriétés qu’une sortie croissante de la religion ? Il y a là un glissement théorique qui confond les conditions historiques avec les conditions intellectuelles, l’étude des propriétés d’un concept avec celle d’un processus dans l’histoire. La preuve en est que jamais la laïcité n’a réclamé un effacement en extension ou une atténuation en intensité du religieux, jamais elle n’a pour conséquence une exigence de « modération » de la foi : elle n’est en rien opposée à la ferveur, elle réclame seulement aux religions l’abandon de leurs prétentions politiques. Alors oui, d’accord avec Pierre Manent pour dire qu’il faut « suspendre le postulat selon lequel la religion est destinée à s’effacer des sociétés modernes » (p. 20), mais on fera remarquer que la laïcité n’a jamais installé ce postulat.

3 – Un régime laïque incapable, inadapté et obsolète ?

« Notre régime doit céder » : une faiblesse est un motif pour s’affaiblir davantage

La grande affaire, cheville ouvrière du livre, est la présence de l’islam en France. Selon l’auteur, les musulmans auraient installé un état des mœurs susceptible de transformer substantiellement notre existence politique. Le régime laïque se révélerait incapable de traiter cet aspect, pris au dépourvu parce que fondamentalement inadapté à la situation nouvelle. Il faudrait alors changer ce régime. C’est dit p. 69 avec un aplomb tranquille : « notre régime doit céder et accepter franchement leurs mœurs puisque les musulmans sont nos concitoyens »6.

On admirera au passage le raisonnement : « puisque les X sont nos concitoyens et qu’ils récusent par leurs mœurs le régime politique, alors il faut changer ce régime et l’aligner sur les mœurs des X ». Reste à savoir si la mineure du syllogisme est vraie (les mœurs de nos concitoyens musulmans, ici et maintenant, seraient-elles contraires au régime laïque?) – c’est ce qu’on abordera plus loin.

Revenons à la prétendue incapacité d’une politique laïque. Qu’elle soit due à la constitution même du régime laïque plutôt qu’à la faiblesse des politiques à la promouvoir et à l’appliquer durant des décennies, ce sont deux hypothèses que l’auteur ne distingue pas, trop occupé qu’il est à ramener la seconde à la première : la laïcité ne marche pas (on néglige de dire qu’elle a été constamment affaiblie et « accommodée »7) donc il faut l’abandonner. En résumé : une faiblesse est un motif pour s’affaiblir davantage. Pour remonter un malade, rien ne vaut une bonne saignée.

Une laïcité en miroir avec le catholicisme

Intervient alors un argument répandu, à l’appui d’une obsolescence de la laïcité. Notre régime laïque aurait été déterminé par sa relation singulière et exclusive avec le catholicisme, notamment à travers les débats dont est issue la loi de 1905. P. Manent n’est pas le seul à avancer l’idée à des fins d’effacement de la laïcité : Marcel Gauchet l’a fait dans un entretien à Philosophie Magazine8. Un effet de miroir avec le catholicisme rendrait la laïcité dépendante de ce contexte et donc inadaptée à l’émergence de nouveaux phénomènes religieux.

Mais le fait que le catholicisme était dominant au moment de la loi de 1905 ne limite pas la portée de cette loi. Avec un tel raisonnement, on peut aussi prétendre que les droits de l’homme ne valent que pour la population montante au moment de leur proclamation – c’est un poncif des critiques des droits de l’homme : ils ont d’abord été faits pour une classe bourgeoise qui avait besoin de briser les féodalités par la promotion des droits individuels égaux9.

On fera remarquer que la législation laïque ne s’est pas figée en 1905. Elle continue à vivre, et tout particulièrement à l’époque actuelle ou récente (avortement, émancipation des femmes mariées, mariage civil, loi de mars 2004 sur les signes religieux à l’école, discussions sur la fin de vie, sur les cellules-souches). À l’autre bout, l’expérience historique laïque commence bien avant le début du XXe siècle, notamment avec la Révolution française. Loin de disqualifier la laïcité, cette expérience est exemplaire de ce que peut accomplir un peuple résolu à se défaire de l’autorité politique d’une religion hégémonique.

Fondamentalement, la question est de savoir s’il y a des avancées du droit, lesquelles profitent à tous. Les lois laïques posent plus de libertés et garantissent plus de sécurité que ne l’a fait aucune religion, et que ne l’a fait aucun modèle de type concordataire. Prétendre que la laïcité s’appliquerait mal à l’islam, c’est fétichiser la version la plus réactionnaire – la plus bruyante – de l’islam qui refuse toute adaptation, c’est déjà avoir décidé, de manière désinvolte et méprisante, que « les musulmans » s’y reconnaissent indistinctement.

« Les musulmans » auraient-ils un problème avec la laïcité ?

L’idée d’une cession face aux « mœurs musulmanes » ainsi fétichisées s’autorise d’un préalable particulièrement choquant pour la fille d’immigré que je suis : « Nous n’avons pas posé de conditions à leur installation » (p. 69). Comme si l’installation dans un pays ne valait pas ipso facto pour acceptation de ses lois. Comme si nos concitoyens de religion et de culture musulmane étaient marqués par une tache d’étrangeté foncière appelant un traitement particulier.

Vraiment, « les musulmans » méconnaîtraient les lois, les subiraient plus que les autres et seraient incapables de comprendre ce qu’est un régime laïque ? Vraiment, il suffirait de s’installer en France et d’y agir à sa guise pour pouvoir se prévaloir d’une modification de facto du régime politique au motif d’un je ne sais quel « contrat tacite» ? Disons plutôt que, par faiblesse et clientélisme, les politiques qui se sont succédé n’ont pas osé appliquer les lois, et qu’elles ont vu dans « les musulmans » une communauté fantasmatique coalisée autour d’une version rétrograde de l’islam qu’il ne faudrait pas « stigmatiser ». Voilà comment on tire argument d’une erreur de politique pour en commettre une autre, mais cette fois législative : il faudrait maintenant éclaircir ce fameux « contrat » et le rendre explicite… en cédant bien sûr !

N’est-ce pas supposer, de manière insultante, que « les musulmans », pris de manière indistincte, seraient particulièrement sourds au langage de la loi et entièrement réfractaires à tout principe laïque ? C’est effectivement ce qui est dit p. 34-37 : on ne pourrait pas faire avec l’islam ce que la laïcité a accompli avec le catholicisme. Vouloir réussir avec les Français de confession musulmane ce que la IIIe République a réussi avec les catholiques serait « une idée fausse dont nous périssons » : il faut croire donc que les musulmans seraient particulièrement et massivement réfractaires au mode de vie propre à un régime républicain laïque ? Or Merah a assassiné un militaire français de confession musulmane au motif de son allégeance républicaine. Les frères Kouachi ne se sont pas embarrassés de scrupules pour tirer indistinctement sur tous ceux qui travaillaient pour les mécréants de Charlie Hebdo ou qui entendaient les protéger. Le 13 novembre, aucune précaution n’a été prise par les massacreurs pour épargner les musulmans présents au Bataclan et attablés dans les cafés. Bien au contraire. L’odieuse police morale religieuse visant les musulmans vivant en France apparaît de plus en plus clairement. Pierre Manent ferait bien de lire de près les communiqués du Califat10 qui les menacent précisément parce qu’ils sont coupables à ses yeux d’être en paix avec une république laïque et d’en adopter le mode de vie. Le Califat, qui s’y connaît, a très bien compris que l’immense majorité des Français de confession musulmane et des musulmans vivant en France n’a pas de problème avec la laïcité et que, suprême apostasie, beaucoup pourraient même être touchés par l’indifférence religieuse.

Depuis une réflexion de cabinet avec des catégories taillées à coup de serpe, on vient demander à la laïcité de s’infléchir pour s’adapter à tel ou tel « fait social » qu’on tire de son chapeau, de s’adapter à telle ou telle vision ultra-réactionnaire se réclamant d’une religion. Pierre Manent a écrit son livre avant le 13 novembre 2015 : son discours pouvait encore passer pour l’expression philosophique d’un anti-laïcisme fort répandu. Lu aujourd’hui, il prend rétrospectivement les accents d’une capitulation qui propose de sacrifier la laïcité sur l’autel du terrorisme.

4 – Un programme contractuel apparemment dérisoire

Trois clauses d’un contrat de reconnaissance

Reste à examiner l’ordonnance alignant les petits remèdes. Le programme d’explicitation du « contrat tacite » se résume apparemment à trois clauses dont l’auteur, dans les commentaires qu’il en a faits dans les médias, se plaît à souligner la modestie.

  1. Il ne faut pas imposer de porc à la cantine dans les écoles publiques (p. 72). Mais où a-t-on vu que la loi impose le cochon ? Pierre Manent confond ici une fois de plus la laïcité avec une tapageuse politique locale de provocation dont on connaît parfaitement l’origine et les motifs.

  2. On sera accommodant sur la manière de concevoir les relations entre les sexes – par exemple il n’est pas gênant d’accéder aux demandes de non-mixité pour les séances scolaires de piscine (p. 72). Les femmes et leur condition n’étant pas vraiment une question politique, il n’y a pas de raison de « damner une civilisation » en la jugeant sur le sort qu’elle leur réserve (p. 74) : qu’en termes nuancés cet abandon en rase campagne est dit ! En revanche on sera intraitable, scrogneugneu, sur la polygamie et sur le port du voile intégral.

    Martine Storti11 a relevé l’articulation de ces deux premières clauses en montrant que l’insignifiance de la première (le porc) n’a de sens qu’à mettre en évidence le cynisme de la seconde (les droits des femmes n’ont pas de pertinence politique).

  3. Outre les crans d’arrêt de la polygamie et du port du voile intégral (que la loi interdit déjà), le contrat établira le caractère non négociable de la liberté d’expression et de pensée, de l’attitude critique (p. 76-80). Il est sans doute insuffisant de s’en tenir à la loi qui les garantit déjà ?

On ne fera pas à Pierre Manent l’injure de croire qu’il s’est donné la peine d’écrire un livre sur un menu de cantine ou la séparation filles-garçons à la piscine, ni pour dire qu’il faut répéter dans un contrat avec un groupe particulier des éléments déjà clairement énoncés par la loi et que nul n’est censé ignorer. On peut s’interroger sur ce que signifie une formule aussi anodine que « accepter les mœurs ». Faut-il réclamer l’abrogation de la loi de 2004 sur le port des signes religieux à l’école publique – revendication que l’islam radical brandit au nom du respect des mœurs ? Faut-il accepter que les musulmanes qui refusent de porter le voile restent sans protection face au harcèlement au nom de la pudeur et de la bienséance islamiques ? La thérapeutique du docteur Manent, pointilleuse sur les piscines et les menus scolaires, ne s’arrête pas sur ces minuscules détails.

Quatrième clause serpent de mer : le financement public des cultes

Une quatrième clause, plus discrète, nous met sur la piste et rompt avec l’apparente superfluité des trois précédentes. On la déniche p. 136. Un serpent de mer réapparaît : le financement public des cultes. C’est par une petite porte : une aide accordée par les collectivités locales. Sauf que « cette aide n’est guère conforme à la loi de 1905 » (dont il faudrait abroger l’article 2), mais puisqu’elle « se justifie », pourquoi pas ? J’ai déjà réfuté ad nauseam ces « justifications », mais il faut y revenir brièvement en cinq points.

  • Faut-il transformer la liberté de culte en un droit-créance financé par la puissance publique ? Cela aboutirait à rompre l’égalité en introduisant des discriminations entre les citoyens. Selon un sondage Sociovision de novembre 2014, ceux qui pratiquent effectivement un culte sont 10% en France, et ceux qui se déclarent indifférents à toute religion sont près de 40%. Ce sont des estimations à méditer. Les non-croyants et les indifférents ne réclament aucune reconnaissance officielle, mais faut-il qu’ils paient pour des cultes que beaucoup réprouvent ?

  • Pour soutenir l’idée d’une aide publique à des religions auxquelles une grande partie des citoyens n’adhère pas, il faudrait prouver qu’elles sont d’utilité publique, ce qui est loin d’être acquis.

  • Le principe de la reconnaissance officielle suppose une liste explicite de religions bénéficiaires et mènerait à un régime de type concordataire dans lequel la liberté des cultes, exposée à l’ingérence de l’État, n’est pas garantie.

  • L’argument selon lequel un financement public empêcherait un financement venant de l’étranger ne tient pas la route : en quoi un cadeau public pourrait-il empêcher des cadeaux privés ?

  • L’idée selon laquelle un financement public permettrait un contrôle du radicalisme terroriste dans les mosquées oublie qu’un tel contrôle est prévu par la loi de 1905. « Je te finance et en retour tu me garantis la paix » : depuis quand l’observance de la loi entre-t-elle dans un deal ? Qu’est-ce qui empêche les musulmans de s’organiser eux mêmes en proposant, comme certains imams l’ont fait, une sorte de Conseil de l’ordre ?

5 – Un ample projet politique de communautarisation sous la houlette d’une transcendance enfin retrouvée

L’Église reprend du service public

Le projet apparaît alors dans son ampleur. La proposition de reconnaissance officielle des « musulmans » n’est que la partie émergée d’un iceberg politique dont on mesure la profondeur dans la dernière partie du livre. Elle s’accompagne, comme on peut s’y attendre, de considérations sur les deux autres grandes présences religieuses – juive et chrétienne – qui font que le paysage religieux français n’est pas majoritairement musulman. Nul besoin de lire entre les lignes pour comprendre que leur reconnaissance politique serait incluse dans le paquet-cadeau offert à un islam réduit à sa version la plus rétrograde.

Se dévoile alors un édifice théologico-politique national invité à fédérer « cinq grandes masses spirituelles » – judaïsme, islam, protestantisme, Église catholique, idéologies des droits de l’homme – au sein desquelles l’Église catholique, réinvestie d’une mission publique, reprend du service : « elle ne peut plus être laissée sous la cloche de la laïcité selon l’interprétation donnée désormais de celle-ci » (p. 161). Elle jouera le rôle de médiateur au motif que la France serait une nation de marque chrétienne. On reste confondu devant ce projet maximaliste qui n’ose pas s’avouer providentiel, qui avance précautionneusement une évocation de Bossuet12, mais qui propose clairement de réinsérer la liberté « dans un ordre spirituel » dont la nature ne fait guère de doute.

Un anti-atomisme

Il faut reconnaître que l’auteur a prévenu : « une certaine communautarisation est inévitable. Elle est même souhaitable dans la mesure où elle prévient le mensonge idéologique de la nouvelle laïcité qui prétend nous obliger à faire semblant d’être seulement des individus-citoyens » (p. 165).

C’est oublier que nombre de citoyens pratiquant une religion sont aussi d’ardents défenseurs de la laïcité et du modèle politique immanentiste et atomiste qu’elle suppose.

C’est oublier que beaucoup de pratiquants, même fervents, ne renonceraient pas facilement à jouir de la respiration laïque et qu’ils se trouvent très bien d’être des individus-citoyens à l’abri d’une indiscrète assignation publique.

C’est oublier l’existence des non-croyants et des indifférents. Non qu’ils soient plus dignes de considération que les autres, mais leur existence même pose un problème fondamental de philosophie politique déjà relevé par Locke en 1689. Ces indifférents, par définition, ne forment pas communauté : rien ne permet de les enrôler sous une bannière, fût-elle « l’idéologie des droits de l’homme » ; leur existence est par nature atomisée. Comment alors constituer un lien politique sans les exclure ou les déprécier ? C’est à cette question fondamentale que répond la laïcité : construire un lien politique qui ne doit rien dans sa pensée à un lien préalable, qu’il soit religieux, ethnique, culturel. J’ai recouru pour expliciter ce point primordial au concept de classe paradoxale13 : retenons seulement ici que l’atomisme des singularités (le droit des individus) est constituant de toute association politique laïque. On ajoutera que ces indifférents ne peuvent ni ne veulent se constituer en lobby. Ils seraient donc quantité négligeable comme est négligeable aux yeux de l’auteur l’assiette de l’association politique républicaine, formée essentiellement d’individus14.

La République est-elle un contrat ? Un modèle archaïque et inégalitaire

Avec cette notion de reconnaissance négociée, on se trouve en présence d’un modèle contractuel. Or il n’y a pas de contrat entre la République française et les citoyens : ce sont les citoyens, par l’intermédiaire de leurs représentants élus, qui font les lois, c’est le sens même de la souveraineté nationale. Ou alors, si on veut entrer dans la technique philosophique, on peut parler d’un contrat de type rousseauiste, dans lequel tous contractent avec tous et moi avec moi-même, ce qui exclut tout contrat politique avec une portion des citoyens définie a priori par une appartenance communautaire préalable – religieuse, ethnique ou autre.

La République n’est pas un deal avec tel ou tel groupe (constitué comment et avec quelle légitimité ?), elle ne traite pas avec des lobbies, ce n’est pas une association de type commercial. Ce n’est pas en vertu d’un traitement particulier qu’on obtient ses droits, sa liberté, sa sécurité : on les traduit en termes universels pour qu’ils soient compossibles, juridiquement énonçables, applicables en même temps à tous et c’est dans cet esprit qu’on s’efforce de faire les lois. On n’y réussit pas toujours, mais, du mariage civil aux lois scolaires, de la séparation des églises et de l’État à l’émancipation juridique et politique des femmes en passant par la protection de la recherche en biologie et les avancées sur le droit de mourir dignement, les dispositions laïques sont exemplaires à cet égard.

Alors si cette préconisation de contrat politique avec un groupe ne se réduit pas à une inutile répétition de la loi, si elle est à prendre vraiment au sérieux, elle revient à abolir modèle républicain par la reconnaissance de communautés en tant qu’agents politiques, ayant des droits et des devoirs spécifiques, reconnaissance coalisant des ensembles par des assignations sur la légitimité desquelles on peut s’interroger. D’une telle reconnaissance seraient en outre exclus par définition tous ceux qui ne se réclament d’aucune appartenance et qui sont pourtant très nombreux en France. Enfin c’est balayer d’un revers de main la thèse minimaliste de l’immanence du politique, la mieux à même de protéger l’État des religions, les religions de l’État, les religions les unes des autres et d’assurer la liberté de conscience.

Les petits remèdes révèlent leur grand effet : un modèle politique archaïque et inégalitaire dans son principe, mais parfaitement adapté à une société qui trouve son compte dans des formations moléculaires faisant obstacle à l’universalité du modèle républicain. Nul doute que ce livre sera lu avec bienveillance par une partie des « décideurs » et des intellectuels pourvoyeurs de think tanks, puisqu’il susurre à leurs oreilles que la faiblesse appelle la faiblesse et qu’une génuflexion devant ce que l’islam radical a de plus rétrograde serait une bonne affaire.

Notes

1 – Paris et Perpignan : Desclée de Brouwer, 2015.

2 – Présentation ultra-laïciste dont j’ai proposé une analyse dans mon Penser la laïcité (Paris : Minerve, 2014) chapitre I – voir notamment le tableau p. 40 qui met en évidence l’identité structurelle entre la dérive « assouplie » et la dérive durcie.

3 – On la trouve dans l’ouvrage de Jean-Marc Ferry Les Lumières de la religion. Entretien avec Elodie Maurot, (Paris : Bayard, 2013), où il est question notamment de « privatisation forcée de l’appartenance religieuse » et d’ex-communication (avec un tiret) des religions (p. 25). L’auteur en fait un usage toutefois plus nuancé et plus référencé que celui qu’en fait ici Pierre Manent, dans la mesure où il s’intéresse plus à la contribution des religions à la « raison publique » (selon un modèle habermassien) qu’à une reconnaissance politique ès qualités des communautés religieuses.

4 – « On n’habite pas une séparation », p. 151.

5 – Jean-Claude Monod, Sécularisation et laïcité, Paris : PUF, 2007. Voir la discussion de ce livre dans Penser la laïcité., chapitre I, p. 30 et suivantes.

6 – C’est l’auteur qui souligne céder.

7 – On rappellera, entre autres, Lionel Jospin introduisant le port des signes religieux à l’école publique, le rapport Machelon, la loi Carle, le financement d’édifices religieux, les rapports remis à JM Ayrault en octobre 2013, le peu de zèle dans l’application des lois laïques, sans compter les nombreux hommes politiques réclamant le « toilettage » de la loi de 1905.

8 – Philosophie magazine n°95 (décembre 2015-janvier 2016), voir p. 72.

9 – Voir Bertrand Binoche Critiques des Droits de l’Homme, Paris, P.U.F., 1989.

10 – On lira l’analyse de Philippe-Joseph Salazar, « Le communiqué du Califat a une dimension cachée » dans Philosophie magazine n°95 (décembre 2015-janvier 2016), p. 50, ainsi que celle de Jean-Claude Milner, « Le Califat a des lettres » en ligne sur le site du Monde des livres, en téléchargement pdf ici .

11 – Martine Storti « Le porc, les femmes et le philosophe », en ligne sur le site de l’auteur, repris sur Mezetulle.

12 – P. 160. P. Manent n’en retient qu’une modélisation affaiblie de la fonction médiatrice de l’Église. Mais dans un livre presque entièrement exempt de références, l’évocation de Bossuet ne peut qu’attirer l’attention en apportant la figure symétrique à la contre-référence faite à Épicure un peu plus haut (p.108). Plutôt que de revenir à la religion d’Épicure qui repose sur l’indifférence entre les hommes et les dieux, redonner sens à la Providence divine.

13 – Voir Penser la laïcité, p. 27 et suivantes, où j’expose ce concept emprunté à Jean-Claude Milner.

14 – Cf p. 119 : « Qui ne sait parler que le langage des droits individuels ne traitera jamais de manière pertinente un problème social ou politique ».

© Catherine Kintzler, 2015.

Lire aussi « Le porc, les femmes et le philosophe » par Martine Storti.

22 mars 2016, lire la réponse de Pierre Manent « Pierre Manent répond à Catherine Kintzler« 

[Edit du 16 avril 2016. Voir l’ensemble du débat publié sur Mezetulle]

Le porc, les femmes et le philosophe (par Martine Storti)

Reprise d’un article critique du livre de P. Manent « Situation de la France »

Alors que je travaillais à une prochaine critique du livre de Pierre Manent Situation de la France1, j’ai lu l’article « Le porc, les femmes et le philosophe » que Martine Storti a publié en ligne2. À partir de l’angle d’attaque des droits et des luttes des femmes, elle y analyse le compromis que selon P. Manent il serait opportun de passer avec « les musulmans ». Cet éclairage, loin de réduire le propos, est révélateur du projet politique avancé par P. Manent. J’y reviendrai prochainement.
Je remercie Martine Storti pour l’acuité de son analyse, et pour m’avoir autorisée à reprendre ce texte.
Mezetulle

 

Le philosophe Pierre Manent propose, dans son récent ouvrage Situation de la France, un compromis avec les musulmans, seule manière, selon lui, de créer avec eux « une amitié civique » et de leur donner au sein de la nation française la place qu’ils méritent sans les obliger à abandonner leur être musulman, à la fois de religion, de culture et surtout de mœurs.

Qui dit compromis dit ce qui est négociable et ce qui ne l’est pas. L’une des propositions de Manent est que la République « cède sur les mœurs », qui comprennent par exemple le porc à la cantine et la place des femmes. Sous cet angle, deux interdictions doivent être clairement énoncées : celle de la polygamie et celle du voile intégral. « Pour le reste, les relations entre les sexes sont d’un sujet d’une telle complexité et délicatesse, nous explique ce philosophe, qu’il est sans doute déraisonnable de damner une civilisation sur cette question. »

On appréciera la mise à peu près sur le même plan de la question du porc dans les menus scolaires et celle des femmes, dont la «complexité » n’est soulignée que pour mieux la minorer puisque que ce n’est pas cette aune-là qu’on peut juger une civilisation.

Deuxième remarque : est ici reprise la sempiternelle réduction de la question des femmes à un enjeu de mœurs dont la fonction première est de priver l’égalité entre les femmes et les hommes, la liberté des femmes et plus largement leur émancipation, de leur caractère politique, c’est-à-dire un enjeu qui ne concerne pas que les femmes mais qui a à voir avec l’organisation de la cité, avec la démocratie et avec la République.

Plus grave encore, une telle proposition signe l’abandon des femmes musulmanes qui, ici ou ailleurs, hier et aujourd’hui, se battent – quelquefois au prix de leur vie – contre leur assujettissement et pour leur libération. Une libération que bien des femmes ont dû conquérir dans l’Occident chrétien, au fil des siècles, contre leur culture, contre les mœurs en vigueur, et contre la religion dominante. De surcroît, en faisant des musulmans de France une communauté homogène que nulle différence et nul désir de changement ne traverserait « quant aux mœurs », il légitime le discours qui ne voit dans l’émancipation des femmes qu’une forme de néocolonialisme et d’occidentalisme, et donc pour celles qui s’en réclament, une trahison de leur communauté.

Le philosophe chrétien et conservateur qu’est Pierre Manent devrait prendre sa carte au Parti des Indigènes de la République, à moins qu’il ne préfère ouvrir un séminaire d’études postcoloniales !

© Martine Storti, 2015

Lire l’article sur son site d’origine
Sur le même sujet, lire « Situation de la France de Pierre Manent : petits remèdes, grand effet. Un brûlot anti-laïque et anti-républicain » par Catherine Kintzler

[Edit du 16 avril 2016. Voir l’ensemble du débat publié sur Mezetulle]

1– Desclée de Brouwer, 2015. [Edit du 19 décembre 2015 : l’analyse critique du livre que j’annonçais est en ligne ici].

2 Voir le site de Martine Storti. L’article a été également publié en ligne par le Huffington Post.

 

Le cactus inter-religieux de Guillaume Lanneau

Une affiche exposée à la BnF dans le cadre de l’exposition « Graphisme contemporain et engagements », œuvre du scénographe graphiste Guillaume Lanneau en 2006.

CactusLanneau

Ce cactus « inter-religieux » nous administre une piqûre de rappel salutaire. Laissons-le vivre, mais sans l’arroser ni lui donner d’engrais. 
Non,  à y bien regarder, le petit accessoire planté sur la croix n’est pas un filet à papillon…  : visitez le site de Guillaume Lanneau, et faites défliler les images de la rubrique « Graphisme – Autoproductions« .

Expositions BnF 

À lire, deux entretiens sur l’école et sur la laïcité

Deux entretiens Catherine Kintzler. Dans le magazine « papier » Marianne du 6 au 12 novembre au sein du dossier que Alexis Lacroix consacre à « Condorcet, le professeur de liberté ». Et sur le site Figarovox, rubrique Politique, « Grand entretien » avec Alexandre Devecchio, intitulé « La laïcité, c’est d’abord une liberté ».

Florilège des passages mis en valeur dans des « pavés » par la rédaction du journal.

Marianne (p. 70-73 – voir le sommaire du numéro) :

« Le fils de paysan doit être traité comme l’enfant de notable »

« Entre d’Alembert et le plus humble des instituteurs, Condorcet ne voit pas une rupture, mais un continuum »

Figarovox :

« Dans un régime laïque, chacun peut adhérer à une communauté, mais il n’y a aucune obligation, ni même aucune supposition d’appartenance, aucune assignation. »

« Face à la montée des intégrismes (qui sont par définition diamétralement opposés à toute pensée critique), les autres grandes démocraties ne sont pas mieux loties, et beaucoup, faute d’avoir des dispositions juridiques comme la laïcité, sont davantage exposées aux affrontements communautaires. »

« P. Manent renvoie la laïcité à une de ses interprétations par l’opinion et appelle à une forme de communautarisation à marqueurs spirituels. »

« Les injonctions faites aux enseignants les détournent de l’essentiel. On leur demande de négocier avec les élèves, de se justifier, de considérer tout ce qui est extérieur pour différer le moment d’enseigner vraiment. Heureusement, une fois la porte de la classe fermée, beaucoup résistent et font leur travail, contre vents et marées qui les assiègent et qui trop souvent les désavouent. »

« Vous devez enseigner sans faiblir, droit dans vos bottes scrogneugneu, mais si des élèves contestent au nom d’une croyance religieuse, mettez en place des techniques d’évitement, et à la fin si ça ne marche pas (et ça ne peut pas marcher dès qu’il y a évitement), fuyez. »

Pédagogie des religions et religion pédagogique : un jardin extraordinaire

Après les cartes géographiques, la programmation de concerts et le patrimoine historique, voici le « jardin interreligieux » qui entoure une église de la banlieue strasbourgeoise. Illustrant à merveille les progrès continus d’une dérive pédagogiste synonyme d’hypocrisie, de conformisme et d’abêtissement, il est moins dédié à la contemplation religieuse individuelle qu’à une religion civile, celle du vivre-ensemble.

Religion et pouvoirs publics : le mélange des genres

En déambulant récemment dans le quartier strasbourgeois de la Meinau, mon attention a été attirée par une pancarte plutôt design située à l’entrée d’un modeste square entourant une église catholique à l’architecture non moins banale. Ce panneau, loin de vanter les qualités artistiques de l’édifice religieux ou de ses alentours, signale l’entrée d’un jardin interreligieux. Chose qui choquerait un « Français de l’intérieur », il comporte le logo de la Communauté urbaine – entretemps devenue Eurométropole1 – de Strasbourg. Mais l’on se souvient que le particularisme du régime local – notamment concordataire – admet cette intrusion caractérisée de la puissance publique dans ce qui relève de la conscience individuelle. IMG_6770

À chaque public ses monuments

L’association « Oasis de la Rencontre » a ainsi conçu, « en partenariat avec la Ville de Strasbourg », un « lieu de rencontre, de partage et de dialogue » [sic] qui est en même temps – c’est là que les choses deviennent intéressantes – un « espace pédagogique ouvert à tous, pour découvrir la source de ces trois religions, leur Histoire et leur culture », pas moins. Elle dispense généreusement au visiteur la vue des « plantes, monuments et symboles reconnus par chacun des cultes ». Une légende décrit ainsi avec précision les « monuments » en question : « surface en stabilisé, file pavé béton [sic], bancs avec ou sans dossier, galets pris dans du béton, mur en L béton gris, corbeille de propreté [re-sic] » : sans doute suppose-t-on le public (pardon : les publics) local moins difficile que d’autres. Enfin, dans un esprit dûment participatif, l’association invite tout un chacun à « œuvrer à l’entretien du jardin ou [à] son embellissement » mais également à « ne pas arracher les plantes et les herbes », comme si les habitants du cru étaient particulièrement sujets à ce type d’incivilité. Autant de valeurs prêtes à être prodiguées à l’occasion de « séquences pédagogiques » (encore !) ou de visites d’école que l’association se propose également d’organiser.

Six stations du politiquement correct

Le visiteur aura donc tout loisir de découvrir « les éléments propres aux trois grandes religions filles d’Abraham ». Restrictif, le choix de ces cultes a sans doute été mûrement réfléchi : un lieu de création artistique ne se doit-il pas de rayonner sur son territoire et refléter les communautés qui le peuplent ? Une première œuvre évoque « les nomades de la foi [qui] se retrouvent et rencontrent Dieu ». Plus loin, il est question de « la loi [qui] structure l’homme » avec ses « tables de la loi » au « fondement de la religion juive : Dieu remet ses paroles à Moïse » : on notera le laconisme austère de cette évocation. Encore plus loin, « une fresque chrétienne [sans préciser s’il s’agit des cultes catholique, luthérien ou réformé, un détail sans doute insignifiant en Alsace-Moselle] évoque [certes, avec plus de lyrisme] le partage et la convivialité à travers la nourriture, […] le geste fondateur de ce partage transform[ant] le monde en humanité » : assurément, le monde d’avant le Christ n’était pas humain. Mais c’est la « diversité en fraternité » [sic] de l’islam qui inspire le plus nos pédagogues d’un jour : « la révélation divine donnée au prophète Mohamed [sic] s’est répandue sur la terre en portant un message de miséricorde, de fraternité et d’égalité » – les femmes afghanes, saoudiennes ou bien tchétchènes en témoigneront. Les mauvais esprits ne manqueront sans doute pas de relever que cette diversité se manifeste tout particulièrement les jours de marché (ce dernier jouxtant le jardin et son église) où l’on assiste à une véritable multiplication des voiles, sur les étals des marchands de vêtements comme sur les têtes des passantes. Quant à la sixième et ultime étape de notre promenade à travers le jardin, elle s’intitule fort à propos « le monde unifié » et se compose d’un arbrisseau symbolisant « la volonté des hommes d’œuvrer à un monde plus harmonieux » : un programme que chacun confrontera à loisir à l’actualité récente et moins récente. IMG_6733

La laïcité dévoyée

Face à ce qui s’apparente à une manifestation voilée (c’est le cas de le dire) de communautarisme, il est à se demander si le but recherché est d’édifier certains fidèles ayant quelque peu dévié de la voie couramment admise2 ou bien d’exhorter ceux qui nient l’« hospitalité du Père des croyants » offerte en « la tente d’Abraham, ici en forme d’agora » à revenir à de meilleurs sentiments. Mais en aucun cas cette effusion de niaiserie ne propose de les sortir de leur supposée appartenance, érigée au rang d’essence. Car il serait certainement malvenu d’en référer au pouvoir de la raison et, conséquemment, à l’instruction publique face à des acteurs de la société qu’il s’agit surtout de ne pas stigmatiser

Notes

1 À ce propos, le manque d’entrain de nos élus à remplacer ce panneau devenu obsolète est proprement scandaleux et insupportable. Ne se doit-on pas de communiquer aux publics la bonne nouvelle de la réforme territoriale, ce signal fort en même temps que levier de changement, impactant l’avenir du pays tout entier ?

2 Voir cet article.

© Dania Tchalik et Mezetulle, 2015

Voir le dossier La fièvre pédagogiste et les « activités de loisir ».

Religion et violence : la question de l’interprétation

Le point de vue laïque généralement retenu par Mezetulle s’en tient à une conception extérieure de la relation entre violence et religion. Indépendamment de savoir si un appel à la violence est présent dans un texte considéré comme sacré par une religion, et, dans l’affirmative, s’il est ou non à prendre pour argent comptant, la laïcité considère qu’aucun texte religieux en tant que tel ne peut avoir d’autorité en matière de loi civile et que la puissance publique, réciproquement, n’a pas compétence pour mettre son nez dans les affaires internes d’une religion – cela dans le cadre du droit commun qui poursuit toute incitation à la violence quelle qu’en soit la source. Mais le point de vue intérieur guidé par l’analyse critique n’en est pas pour autant disqualifié : il est toujours utile de savoir, toujours inutile d’ignorer, et une société ne serait pas laïque si elle n’assurait pas la liberté du savoir. André Perrin adopte ici ce point de vue et s’interroge sur l’existence de rapports intrinsèques entre religion et violence. En se penchant avec beaucoup de précision sur le cas du christianisme et sur celui de l’islam, il montre que cet examen conduit à la question de l’interprétation des textes, ou plutôt à celle de sa possibilité.

 

Le terrorisme qui sévit actuellement sur la planète, dans les pays occidentaux comme en Orient, se réclame de la religion. Qu’il soit réellement motivé par celle-ci ou qu’elle lui serve seulement de légitimation a posteriori, la question s’en trouve posée des rapports entre violence et religion et plus précisément de l’inscription de celle-là dans les textes sacrés. Le christianisme prône l’amour du prochain mais des croisés ont jadis guerroyé pour délivrer le tombeau du Christ et des inquisiteurs ont torturé au nom de leur foi. L’islam se présente comme « une religion de paix et de tolérance », mais des fanatiques musulmans décapitent, brûlent et crucifient aujourd’hui encore des « infidèles ». Des deux côtés les croyants protestent qu’il s’agit là d’une trahison : le grand inquisiteur cracherait à la face du Christ et les terroristes islamistes ne seraient pas de « vrais musulmans ». Cependant il n’y a de trahison qu’en regard d’une orthodoxie et de mésinterprétation que par rapport à une interprétation correcte. La question des rapports entre religion et violence renvoie donc à la question de l’interprétation : à quelles conditions l’interprétation est-elle possible et quels sont ceux qui  disposent de la légitimité qui les autorise à interpréter et à définir ainsi une orthodoxie ? C’est à ces questions que nous tenterons de répondre en limitant notre propos aux cas du christianisme et de l’islam.

La violence dans l’Ancien Testament

L’Ancien Testament n’est pas un livre mais un ensemble de livres appartenant à des genres différents : historiques, poétiques, prophétiques. La violence y est cependant omniprésente sous la forme de meurtres, d’assassinats, de guerres et de massacres dont certains confinent à l’extermination. Il faut bien sûr y distinguer la violence qui est simplement racontée de celle qui est, ou qui semble, justifiée par Dieu, de celle qui est ordonnée par lui, de celle enfin que le texte biblique invite à lui attribuer directement. Nous laisserons de côté la première car on ne peut lire un livre historique comme s’il avait une signification optative ou protreptique, pour nous concentrer sur les suivantes. Dans le livre de la Genèse on voit Siméon et Lévi, les fils de Jacob, tuer tous les mâles de la ville de Sichem pour venger leur sœur Dina qui avait été enlevée et violée par celui-ci et Dieu semble cautionner ce massacre puisqu’il protège Jacob contre la colère des gens du pays1.  Dans le Deutéronome, le deuxième discours de Moïse formule, après la loi du talion, les lois de la guerre et de la conquête des villes : « si elle refuse la paix et ouvre les hostilités, tu l’assiégeras. Yahvé ton Dieu la livrera en ton pouvoir, et tu en passeras tous les mâles au fil de l’épée2 ». Dans le livre des Juges, aux Israélites qui lui demandent s’ils doivent combattre les fils de Benjamin, Yahvé répond : « Marchez car demain je le livrerai entre vos mains3 ». Là-dessus les Israélites tuent vingt-cinq mille hommes au combat, puis vingt-cinq mille encore, avant d’exécuter toute la population mâle des villes. Dans le livre de Josué, qui raconte la conquête de la terre promise, c’est Yahvé qui dit à Josué : « Vois, je livre entre tes mains Jéricho et son roi4 » et une fois les murs écroulés, les Israélites passent au fil de l’épée tous les habitants de la ville « hommes et femmes, jeunes et vieux, jusqu’aux bœufs, aux brebis et aux ânes5 », ne laissant la vie sauve qu’à la prostituée Rahab et aux siens parce qu’elle avait sauvé leurs émissaires en les cachant. Or à plusieurs reprises il est indiqué que ces massacres se font sur l’ordre de l’Éternel : « comme Yahvé, le Dieu d’Israël, l’avait prescrit6 », « suivant les prescriptions de Moïse, serviteur de Yahvé7 ». Il y a enfin les épisodes où la violence destructrice est le fait de Dieu lui-même, par exemple celui du déluge lorsque, déçu par la méchanceté de l’homme, il décide de détruire sa création : « Je vais effacer de la surface du sol les hommes que j’ai créés8 » ou celui des plaies infligées à l’Égypte : « Au milieu de la nuit Yahvé frappa tous les premiers-nés dans le pays d’Égypte9 ».

Penser la violence : marcionisme ou herméneutique

La violence vétérotestamentaire n’a pas manqué de troubler très tôt les chrétiens : le Dieu guerrier de l’Ancien Testament est-il bien le même que celui des béatitudes dans l’Évangile ? À cette question l’hérésiarque Marcion apporta dans la première moitié du IIème siècle une réponse résolument négative. S’appuyant sur l’opposition paulinienne de la loi et de la foi10 et la portant à son paroxysme, bien au-delà de l’esprit et de la lettre du texte de Paul, il nie qu’il puisse y avoir continuité entre la loi mosaïque et la foi en Jésus-Christ et préconise la rupture avec l’héritage hébraïque. À cet effet il s’emploie à éliminer du Nouveau Testament tout ce qui renvoie au judaïsme, ne retenant des quatre évangiles que celui de Luc – lui-même expurgé – et dix des épitres de Paul. C’est ainsi une solution à la fois simple et radicale qui était apportée aux problèmes soulevés par la violence que contient la Bible hébraïque. L’Église n’en voulut pas, qui excommunia Marcion et combattit vigoureusement son hérésie. Comment admettre en effet que Jésus était venu abroger la loi alors que l’Évangile affirme explicitement le contraire : « N’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir mais accomplir »11.

Interprétation et polysémie

À partir du moment où, rejetant la solution marcioniste, on maintient que l’Ancien Testament est, à l’égal du Nouveau, parole de Dieu, il faut admettre que toutes les formulations de cette parole ne peuvent être prises à la lettre, en d’autres termes qu’elles doivent faire l’objet d’une interprétation. Celle-ci aura pour tâche de déceler un sens caché derrière le sens obvie. Tel est le principe de l’exégèse allégorique dont l’origine est antérieure à l’ère chrétienne puisque Philon d’Alexandrie, à qui on en attribue parfois la paternité, l’a lui-même trouvée chez les philosophes grecs, déjà chez Théagène de Rhégium, mais surtout chez les pythagoriciens et les stoïciens, soucieux de purifier les récits homériques de ce que comportaient de choquant pour la raison leurs dieux capricieux, jaloux et batailleurs, ce qu’ils firent en leur attribuant une signification tantôt cosmologique, tantôt morale : derrière la mythologie se profilerait une cosmologie, la guerre des dieux symbolisant celle des éléments primordiaux, eau, air, terre, feu tandis que les pérégrinations d’Ulysse représenteraient les tribulations de l’âme12. Cherchant à concilier la religion judaïque et la philosophie grecque, Philon s’employa lui-même à lire la Torah comme les stoïciens Homère et son influence fut décisive sur la première patristique, en particulier sur Clément d’Alexandrie et Origène. Ce dernier distingue entre trois sens de l’Écriture : le sens littéral, le sens spirituel, le sens moral. Sens littéral et sens spirituel ou moral ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, mais lorsque celui-là est particulièrement choquant, il peut être considéré comme purement allégorique. Ainsi dans ce commentaire du livre de Josué :

 « Quand tu lis dans les Saintes Écritures les combats des justes, leurs tueries, leurs massacres, leurs carnages, lorsque tu apprends que les saints n’ont pitié d’aucun ennemi, et que le fait de les épargner était imputé comme péché, interprète ces guerres de justes de la manière (…) (suivante) : ce sont les combats menés contre le péché13 ».

 C’est dans le même sens que trois siècles plus tard Dorothée de Gaza interprétera l’une des plus terribles imprécations du psalmiste. A la fin du psaume 137 (136) on peut lire :

« Fille de Babel, ô dévastatrice,
Heureux qui te revaudra
Les maux que tu nous valus,
Heureux qui saisira et brisera
Tes petits contre le roc !14 » 

Dorothée de Gaza propose l’interprétation suivante :

 « Bienheureux celui qui, dès le principe, ne laisse pas les pensées mauvaises grandir en lui et accomplir le mal, mais qui, tout aussitôt, pendant que ce sont encore de petits enfants et avant qu’ils aient grandi et se soient fortifiés en lui, les saisit, les brise contre la pierre, qui est le Christ15 ». 

 Les Pères latins, de Jérôme de Stridon et Ambroise de Milan à Augustin d’Hippone,  héritèrent tous de l’allégorèse d’Origène et ainsi se constitua la doctrine destinée à devenir classique des quatre sens de l’Écriture, littéral (ou historique), allégorique, moral (ou tropologique) et anagogique, exprimée dans la fameuse formule : Littera gesta docet, quid credas allegoria, moralis quid agas, quo tendas anagogia (La lettre enseigne les faits, l’allégorie ce que tu dois croire, la morale ce que tu dois faire, l’anagogie ce vers quoi tu dois tendre).

Interprétation et historicité

Outre l’exégèse allégorique, il y a une exégèse historico-critique, née dans les temps modernes, qui va interpréter les textes bibliques en les replaçant dans le contexte historique de leur apparition. Pendant des siècles les juifs se sont représenté leur Dieu comme un Dieu guerrier qui, en échange du culte que le peuple qu’il s’est choisi lui voue, lui assure sa protection et l’assiste dans ses combats contre ses ennemis. La figure divine qui se dégage de l’Exode, du Deutéronome, des livres de Josué et de Samuel, des Psaumes, tous composés entre le VIIIe et le VIe siècle, est ainsi celle d’un Dieu des armées (Yahvé Sabaoth).  Cependant le livre de Josué, un de ceux où la violence est la plus manifeste, n’est pas un document historique relatant l’installation des juifs en Canaan au XIIe siècle. Composé sous la domination assyrienne, il en porte la trace et reprend de multiples éléments de la propagande assyrienne de façon polémique, le Dieu d’Israël se substituant au Dieu d’Assour pour donner la victoire à son peuple. Bien plus qu’un livre d’histoire, c’est un écrit de résistance qui fut du reste plusieurs fois remanié après la période assyrienne et infléchi dans un sens plus pacifique16. Les livres les plus récents, ceux des Chroniques, composés au IVe siècle, celui de Judith, composé au IIe siècle vont dans ce sens et opèrent le passage de la figure d’un Dieu guerrier à celle d’un Dieu artisan de paix. Certes Judith va trancher la tête d’Holopherne, comme une riche iconographie ne permet à personne de l’ignorer, et à cet effet elle demande à Dieu de lui en donner la force : « Donne à ma main de veuve la vaillance escomptée17 ». C’est qu’il n’y a pas d’autre moyen d’empêcher les Assyriens d’exterminer son peuple, mais en même temps elle dit : « Ils ont compté sur la lance et le bouclier, sur l’arc et sur la fronde ; et ils n’ont pas reconnu en toi le Seigneur briseur de guerres18 ».

Dans la conception judéo-chrétienne, Dieu se révèle à travers l’humanité, plus précisément à travers l’humanité en marche, à travers le devenir de cette humanité, c’est-à-dire à travers l’histoire. Il se révèle donc progressivement. Il y a ainsi ce que les Pères grecs ont appelé συγκατάβασις, la condescendance divine, sorte de pédagogie en vertu de laquelle, selon une comparaison d’Origène, Dieu s’adresse aux hommes comme les adultes aux enfants, en adoptant leur langage. Saint Jean Chrysostome la définit ainsi : « C’est, pour Dieu, le fait d’apparaître et de se montrer non pas tel qu’il est, mais tel qu’il peut être vu par celui qui est capable d’une telle vision, en proportionnant l’aspect qu’il présente de lui-même à la faiblesse de ceux qui le regardent19 ».

Les conditions de possibilité de l’interprétation

S’il est nécessaire d’interpréter la parole de Dieu telle qu’elle s’exprime dans les textes sacrés, c’est, on l’a vu plus haut, parce qu’il faut la concilier avec elle-même. Cela n’est possible que si l’on peut ne pas toujours la prendre à la lettre et cela suppose donc une distance entre l’esprit et la lettre. Ce qui creuse cette distance c’est la médiation de l’historicité du texte et de l’humanité de ses auteurs. Selon la tradition juive c’est Moïse qui aurait rédigé la Torah (le Pentateuque), David les Psaumes, Salomon les Proverbes et le Cantiques des Cantiques, de même que la tradition chrétienne attribue à saint Luc les Actes des Apôtres et à saint Jean L’Apocalypse. Quelque incertaines que soient ces attributions – on ne voit pas bien  comment Moïse aurait pu raconter sa propre mort à la fin du Deutéronome – il n’en reste pas moins que les auteurs de ces textes sont des hommes, rien que des hommes, inspirés par Dieu sans doute, mais engagés dans une histoire, inscrits dans des temps et des lieux déterminés, confinés par conséquent dans leurs limites, assignés à penser à travers les catégories et l’imaginaire d’une époque, ainsi qu’à s’exprimer dans son langage. On est donc fondé à rechercher derrière ce qu’ils ont dit à la fois ce qu’ils ont voulu dire et ce qu’ils avaient la possibilité de dire dans le contexte historique où ils le disaient. Ainsi Augustin s’adresse-t-il à Dieu dans les Confessions : « Approchons-nous ensemble des paroles de votre Livre, et cherchons-y- vos intentions dans les intentions de votre serviteur, par la plume de qui vous les avez exprimées20 ».

Cependant tous les livres saints n’ont pas le même statut et celui du Coran dans la tradition islamique rend problématique la possibilité d’une telle interprétation. Le mot Coran (al-Qur’ān) peut se traduire par « récitation ». C’est en effet le texte qui a été dicté (une « dictée surnaturelle21 », selon l’expression de Louis Massignon) par Allah à son prophète Mohammad et que celui-ci a purement et simplement enregistré. Ce n’est donc pas un texte écrit par des hommes ni par un homme : c’est littéralement la parole de Dieu – littéralement, c’est-à-dire à la lettre. C’est la parole de Dieu exprimée non pas dans la formulation équivoque d’un dialecte humain, mais dans la formulation que Dieu lui a lui-même donnée, en « langue arabe claire22 », c’est-à-dire dans la langue de Dieu. Cette parole n’a donc pas à être interprétée. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’exégèse coranique – celle-ci est nécessaire pour diverses raisons23 – mais que cette exégèse n’a pas du tout la même signification que l’exégèse biblique. Pour saisir la différence on peut comparer, comme le fait Rémi Brague, le passage de la première épitre aux Corinthiens où saint Paul exhorte les femmes à se couvrir la tête24 lorsqu’elles prient ou prophétisent et les deux passages du Coran relatifs au port du voile par les femmes25. Dans le premier cas, s’agissant d’un texte inspiré par Dieu, « on peut remonter du texte, œuvre d’un écrivain humain, à l’intention qui le faisait écrire26 ». On pourra donc comprendre que saint Paul préconisait un habillement décent qui, dans la culture de son temps prenait la forme, contingente et historique, du voile. Dans le second cas en revanche, s’agissant d’un texte dicté par Dieu dans sa propre langue, la plus claire qui soit, un voile ne peut être qu’un voile et rien d’autre qu’un voile. L’exégèse ne pourra consister qu’à « s’interroger sur la longueur et la transparence du tissu27 », mais on ne pourra pas, comme saint Augustin y exhortait, chercher les intentions de Dieu dans celle de son prophète car celui-ci, enregistreur passif, ne pouvait avoir aucune intention. Cette exégèse s’attachera au sens des mots, mais ne recherchera pas un sens caché derrière les mots. Et de fait l’exégèse coranique traditionnelle, celle de Muqātil Ibn Sulaymān al-Balhī,  de Abū Ubayda ou de Tabari est essentiellement philologique. C’est seulement au Xe siècle qu’apparaît dans le mysticisme soufi une exégèse symbolisante et allégorique qui sera constamment rejetée par l’orthodoxie sunnite.

Tandis que la Bible, rédigée au long de huit siècles, se donne comme l’histoire de la révélation, la révélation de Dieu dans l’histoire des hommes, la longue et patiente éducation d’Israël par son Dieu, avec le Coran la révélation se donne « en bloc », non dans la durée mais dans l’instant, dans  « la nuit du décret28 », cette nuit qui « est meilleure que mille mois29 », même si cette « descente » est ensuite « fragmentée » dans les vingt-deux années qui la suivent. Cette « descente » ne peut donc être pensée sous la catégorie patristique de la « condescendance divine » qui ouvre la porte à l’exégèse historico-critique.  Comment la parole de Dieu pourrait-elle être relativisée par les contextes historiques si, procédant d’un être omniscient qui connaît de toute éternité tous les contextes, elle est « descendue » en sa totalité, formulée dans la langue même de Dieu, en un moment unique de l’histoire ? Or cette difficulté n’est pas sans conséquences sur le problème posé par la violence dans le texte coranique. Celui-ci comporte aussi bien des versets pacifiques qui proscrivent le meurtre ou préconisent le dialogue que des versets belliqueux qui appellent à l’extermination des infidèles. Comme il est impossible que Dieu se contredise, les théologiens musulmans ont élaboré une doctrine, la « science de l’abrogeant et de l’abrogé » (an-nāsih wa l-mansūh) en vertu de laquelle lorsque deux versets entrent en contradiction, le verset le plus récent abroge le plus ancien. Or ce sont les versets les plus anciens, ceux qui datent de l’époque de la prédication mekkoise qui sont les plus pacifiques tandis que ce sont ceux de la période médinoise, postérieurs à l’Hégire, contemporains de l’époque où Mohammad s’est transformé en chef de guerre, qui sont les plus belliqueux.  Ainsi les versets pacifiques se trouvent-ils abrogés par celui de la sourate Revenir de l’erreur ou l’Immunité qui appelle à tuer les infidèles à moins qu’ils ne se repentent et se convertissent : « Quand les mois sacrés seront expirés, tuez les infidèles quelque part que vous les trouviez ! Prenez-les ! Assiégez-les ! Dressez pour eux des embuscades ! S’ils reviennent (de leur erreur), s’ils font la prière et donnent l’aumône, laissez-leur le champ libre30».

Les obstacles à l’interprétation

Au Xe siècle on avait ainsi recensé quelque 250 versets abrogés par des juristes dont la préoccupation était de justifier des actions ou des conquêtes militaires. Il y a donc une double historicité des versets belliqueux du Coran, celle, originelle, des luttes de la période médinoise et celle, ultérieure, de l’expansion islamique. Soit le « verset de la guerre » : « Combattez ceux qui ne croient point en Allah[(…] jusqu’à ce qu’ils paient la jizya, directement et alors qu’ils sont humiliés31 ». Comme le rappelle Abdelwahab Meddeb, selon la tradition ce verset « a été révélé dans le contexte d’une des dernières expéditions militaires ordonnées par le Prophète, celle de Tabûk, vers le nord de la péninsule arabique, annonciatrice des conquêtes futures32 ». Voilà qui devrait ouvrir la porte à une contextualisation historique des versets belliqueux qui permettrait d’en relativiser la portée. C’est ainsi que Meddeb préconisait une véritable inversion du principe abrogeant-abrogé de l’exégèse coranique : « Pour que le musulman puisse intégrer l’argumentaire de l’apologiste chrétien, il lui faut au préalable inverser la procédure exégétique fondée sur les notions d’abrogeant et d’abrogé : ce sont les premiers versets purement religieux, notamment révélés à La Mecque, qui doivent l’emporter sur ceux qui ont été inspirés à Médine dans un contexte politique, juridique, militaire, appartenant à une conjoncture datable33 ».

Or cette inversion avait été proposée par le théologien soudanais Muhammad Mahmûd Tahâ dans un ouvrage intitulé Le second message de l’islam. Selon lui il faut distinguer dans le Coran deux messages. Le premier, celui de la période médinoise, comporte des « versets subsidiaires » qui étaient adaptés aux réalités du VIIe siècle, mais ne le sont plus à celles de la société moderne. C’est donc le second message de l’islam, celui de la période mecquoise, respectueux de la liberté religieuse, qui doit servir de base à la législation.  En conséquence de quoi il avait réclamé l’abolition de la sharî’a au Soudan ce qui lui valut d’être condamné à mort pour apostasie et pendu à Khartoum le 18 janvier 1985. Comme le dit Rémi Brague « il vaut mieux éviter de soutenir cette théorie hors de France34 ». Ce qui prévaut dans l’ensemble du monde musulman, c’est une exégèse littéraliste du type de celle de Ibn al-Kathir qui développa au sujet du verset de l’épée (Coran IX, 5) une théorie des quatre glaives et qui nomma le verset IX, 29 « verset de la guerre » en précisant qu’il abrogeait le « nulle contrainte en la religion » de la deuxième sourate35 : « L’interprétation de ce verset par Ibn al-Kathîr, écrit Abdelwahab Meddeb, a été corroborée par tant de docteurs qu’elle a fini par constituer la norme qui caractérise l’islam et qui est rappelée par Ibn Khaldûn (1332-1406) : « Dans la communauté musulmane, le jihâd (la guerre légale) est un devoir religieux, parce que l’islam a une mission universelle, et que tous les hommes doivent s’y convertir de gré ou de force36 ». Meddeb raconte que se trouvant à Damas le vendredi 14 septembre 2001, trois jours après les attentats de New-York et de Washington, et s’étant rendu à la mosquée des Omeyyades, il avait entendu un prêche entièrement consacré au verset de l’épée et insistant sur la nécessité de tuer les « associateurs » : « Il y avait là d’évidence une sorte de légitimation implicite du crime qui fit s’effondrer les Twins Towers et éventrer le Pentagone. Voilà jusqu’à quelles connivences peut aller l’islam officiel dans sa banalisation de l’islamisme terroriste et criminel37 ». Ce n’est donc pas seulement l’islamisme, mais c’est « l’islam officiel » qui fait obstacle à des interprétations du verset de l’épée comme celle de Râzî qui insistent, elles, sur le repentir qui nous purifie et nous soustrait à la violence.

Il y a assurément dans l’islam des traditions qui permettraient de libérer le texte coranique de la violence qu’il contient.  D’une part celle du Mutazilisme qui apparut au VIIIe siècle, se développa au IXe et déclina à partir du XIe. Il s’agissait d’une théologie rationaliste soucieuse de concilier l’islam avec le logos grec, affirmant le libre-arbitre de l’homme et surtout rompant avec le dogme du Coran inimitable et incréé. Que le Coran soit créé, qu’il ne soit pas coextensif au verbe divin, c’est, on l’a vu plus haut, ce qui rend possible son historicisation et ce qui ouvre donc la porte à une exégèse historico-critique. D’autre part celle du soufisme, courant mystique, spirituel et ésotérique, en rupture avec l’islam des juristes, qui distingue pour chaque verset du Coran un sens apparent (zâhir) et un sens caché (bâtin), ce qui ouvre la voie à une exégèse allégorique. C’est chez un mystique du IXe siècle qu’on trouve pour la première fois la distinction du petit jihâd (la guerre légale) et du grand jihâd (l’effort sur soi). Et au XIIIe siècle Ibn’ Arabî fera du grand jihâd un combat spirituel contre l’arrogance du moi et la violence de ses désirs. Là où les versets coraniques commandent de tuer il faut comprendre qu’ils commandent de tuer le moi égoïste et d’éradiquer le mal qui est en soi. On se trouve là devant une exégèse qui s’apparente à celle qu’Origène ou Dorothée de Gaza appliquaient à l’Ancien Testament.

Cependant le Mutazilisme a disparu au XIIIe siècle et le soufisme a toujours été suspect aux yeux de l’islam orthodoxe aussi bien en raison de son exégèse allégorique que parce que l’expérience spirituelle et mystique à laquelle il invite pourrait mettre en péril l’absolue transcendance de Dieu. Nombre de maîtres soufis ont été exilés ou exécutés dans l’histoire de la civilisation islamique. Très prisé aujourd’hui par les intellectuels occidentaux, il connaît un regain et une faveur dans les pays non-musulmans, mais demeure minoritaire et marginalisé dans les pays musulmans.

Une tâche nécessaire et difficile

Le texte coranique n’a pas le monopole de la violence, on l’a vu plus haut. Cependant comme l’écrivait Abdelwahab Meddeb, « les gens dont la croyance repose sur la Bible ont enclenché un processus d’investigation critique qui les a aidés à  neutraliser la violence, à la dépasser comme attribut divin38 ». Purifier le texte fondateur de l’islam de la violence qu’il contient est ainsi une tâche indispensable mais de la difficulté de laquelle il faut être conscient. Aux obstacles théoriques évoqués plus haut s’ajoute celui de l’absence d’un magistère ecclésiastique qui représenterait légitimement la communauté et dont la compétence pour trancher entre les interprétations serait reconnue par tous ses membres. Le dernier calife fut destitué en 1269 et le sultanat ottoman, qui n’avait pas de véritable autorité religieuse, fut aboli en 1924 par Mustapha Kemal. En outre l’islam sunnite qui représente 85% des musulmans sur la planète est dominé par la dynastie saoudienne elle-même liée au courant wahhabite, fondamentaliste et orthodoxe, qui rejette violemment le soufisme. Il nous faut donc soutenir de toutes nos forces les efforts que déploient un certain nombre de musulmans pour trouver dans des traditions marginales de leur religion et de leur civilisation les moyens de réformer et de rénover l’islam, ce qui suppose évidemment qu’on ne confonde pas islam et islamisme, comme on ne manque pas de nous y inviter régulièrement, mais ce qui suppose aussi qu’on ne méconnaisse pas la puissance des forces qui s’opposent à cet aggiornamento et qu’on ne sous-estime donc pas l’ampleur de la tâche.

[Note de l’éditeur, 12 février 2016. Mezetulle attire l’attention des lecteurs sur les commentaires qui suivent cet article, et en particulier sur la réponse d’André Perrin à Jean-Pierre Castel]

Notes

1 Genèse 34 et 35, 1-6

2 Deutéronome 20, 12-13

3 Juges 20, 23-24

4 Josué 6,2

5 Ibid. 6, 17

6 Ibid. 10,40

7 Ibid. 11, 12  Il est vrai qu’un peu plus loin dans son dernier discours Josué dit : « Mais s’il vous arrive de commettre une apostasie et de vous lier au restant de ces nations qui subsistent encore à côté de vous, d’entrer dans leur parenté et d’avoir avec elles des rapports mutuels, alors sachez bien que Yahvé votre Dieu cessera de chasser devant vous ces populations : elles seront en ce cas pour vous un filet, un piège, un fouet sur vos flancs et des épines dans vos yeux … » (23, 12-13), ce qui semble indiquer que les Cananéens n’étaient pas destinés à être exterminés. De même dans l’Exode et dans le Deutéronome voisinent des injonctions d’exterminer et des interdictions de nouer des alliances, de conclure des mariages avec les populations qui sont censées avoir été exterminées et d’adopter leurs cultes ou leurs mœurs. Sur ce point lire l’article de Ronald Bergey « La conquête de Canaan : un génocide ? » in La revue réformée Revue de théologie de la faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence N° 225  2003/5 Novembre 2003

8 Genèse 6, 7.

9 Exode 12, 29.

10 Cf. Romains 3, 27-30  Galates 2, 16.

11 Matthieu 5, 17  voir aussi Luc 16, 17  et Romains  3.

12 Cf. Félix Bussière Les mythes d’Homère et la pensée grecque, Les Belles Lettres, Paris, 1956.

13 Origène  Homélie 8 sur Josué.

14 Psaume 137 (136) 8-9.

15 Dorothée de Gaza  Instructions XI.

16 Cf.  Thomas Römer  Dieu est-il violent ? (2002) Voir aussi Dieu obscur. Le sexe, la cruauté et la violence dans l’Ancien Testament  Genève, Labor et fides  1996.

17 Judith 9, 9.

18 Ibid. 9, 7  L’expression est reprise à la fin du livre : « Car le Seigneur est un Dieu briseur de guerres ». (16, 2).

19 Saint Jean Chrysostome  Sur l’incompréhensibilité de Dieu  Discours III, Cerf, 1951, p. 176.

20 Saint Augustin  Les confessions Livre XII ch. 23.

21 Louis Massignon Situation de l’Islam, 1939, in Opera minora, t. I, p. 16.

22 Coran XVI, 103 et  XXVI, 195.

23 Mahomet qui ne savait vraisemblablement pas écrire récitait les sourates reçues à ses compagnons et ceux-ci les ont transcrites de façon fragmentaire, mais le texte définitif du Coran ne fut établi que 25 ans après la mort du prophète. Or l’écriture coranique était défective, qui ne notait que les consonnes et trois voyelles longues : c’était au point de départ un simple support mnémotechnique au service de la récitation d’un texte déjà connu. Il en résulte de nombreuses ambiguïtés qui font du Coran un texte particulièrement obscur. En outre il y a dans le Coran comme dans la Bible de multiples versets qui entrent en contradiction les uns avec les autres.

24 I Corinthiens, 11, 3-15.

25 Coran  XXIV, 31 et XXXIII, 59.

26 Rémi Brague  « Quelques difficultés pour comprendre l’islam »,  Conférence à l’IRCOM 7 décembre 2012.

27 Ibid.

28 Ou nuit du destin (Laylat Al Qadr).

29 Coran XCVII, 3.

30 Coran IX, 5.

31 Coran IX, 29.

32 Abdelwahab Meddeb  « Le Dieu purifié » in La conférence de Ratisbonne Bayard 2007 p. 91

33 Abdelwahab Meddeb  Sortir de la malédiction Seuil  Points-Essais 2008 p. 123-124

34 Rémi Brague et Abdennour Bidar  « Les versets de la discorde » Philosophie magazine n° 87 mars 2015 p.46

35 Dont il est d’ailleurs douteux qu’il signifie ce qu’on lui fait dire habituellement. Il faut lire la totalité : « Nulle contrainte en la religion ! La Rectitude s’est distinguée de l’Aberration. Celui qui est infidèle aux Tâghout et croit en Allah s’est saisi de l’anse la plus solide et sans fêlure ». Selon Rémi Brague il faut comprendre qu’on n’éprouve aucune contrainte quand on a embrassé la vraie religion – autrement dit que la vérité nous rend libres.

36 Abdelwahab Meddeb « Le Dieu purifié » art. cit. p. 92  et Ibn Khalddûn Le livre des exemples Paris, Gallimard, Pléiade, 2002, I, p.532.

37 Ibid. p. 89.

38 Abdelwahab Meddeb  Sortir de la malédiction, op. cit. p. 137.

© André Perrin et Mezetulle, 2015.

La République exclut-elle l’islam ?

L’universalisme républicain est-il raciste et « islamophobe » par essence ?

Certains mouvements de gauche accusent la République française d’être islamophobe et raciste, et cela, d’abord, sous prétexte qu’elle a opprimé les musulmans lorsqu’elle était une puissance coloniale. Jean-Michel Muglioni rattache ce discours antirépublicain aux discours tenus par certains philosophes contre la raison, qu’ils accusent de tuer la diversité ou la différence : ils ont fait le lit d’un communautarisme réellement totalitaire, puisqu’il enferme les individus dans leur appartenance ethnique et religieuse.

Le statut des « indigènes » était-il républicain ?

Parce que dans l’Algérie coloniale et dans toutes les colonies françaises les « indigènes », auxquels la citoyenneté était refusée, étaient exclus de la liberté de la presse, exclusion qui frappait donc les musulmans, la défense de cette liberté, à l’occasion de l’attentat qui a frappé Charlie Hebdo, reviendrait encore à refuser la liberté aux musulmans. Les partisans de cette thèse ne disent pas que le statut d’indigène est une mesure contraire à l’esprit républicain. Non ! Ils soutiennent que la République est par essence colonialiste et discriminatoire à l’égard des musulmans, ce qu’elle a en effet été en Algérie au moment de sa fondation. Que par conséquent il convient de ne pas tomber dans une idéalisation facile des « valeurs républicaines », comme cela aurait été le cas en réponse aux massacres de la rédaction de Charlie Hebdo. C’est ainsi qu’en souvenir de l’oppression très réelle subie par les « indigènes », ce journal satirique a été l’objet de condamnations violentes de la part des « Indigènes de la République ».

Le sophisme du ressentiment

En quoi consiste le raisonnement sophistique qui justifie une telle indignation contre la République qui serait coloniale dans son principe ? Quel ressentiment – pour parler comme Nietzsche – anime cette rhétorique ? La République et la laïcité, ainsi que les lois sur la scolarité obligatoire ont été instituées par un pays colonialiste, impérialiste, et des hommes politiques – par exemple Jules Ferry – ont alors justifié le colonialisme au nom de l’universalisme républicain. Or il est vrai que l’origine de la République en France est impure. De là cette conclusion : les valeurs républicaines (comme on dit aujourd’hui, car on disait alors principes et non valeurs) sont l’expression d’un colonialisme qui s’est perpétué, colonisation intérieure cette fois, par l’oppression des populations immigrées ou même d’autres classes défavorisées (prolétaires ou paysannes). Cette thèse remet en question, avec l’idée républicaine, l’idée que l’école puisse avoir un rôle émancipateur : j’ai entendu dire qu’enseigner Racine dans les « quartiers » revenait à imposer aux enfants d’immigrés une culture qui n’est pas la leur. Comme si au demeurant ils étaient harcelés à coups de littérature française !

Au lieu donc de dire que la République a trahi ses propres principes, qu’elle continue de les trahir lorsqu’elle est incapable de traiter comme des citoyens à part entière des immigrés ou des enfants d’immigrés, qu’elle est devenue incapable de leur apprendre le français, bref que l’école ne remplit pas sa fonction d’instruction, au lieu d’exiger plus de République, on récuse l’idée républicaine elle-même et avec un certain gauchisme l’idée d’école qui lui est liée.

Jeter le bébé avec l’eau du bain

Jamais la métaphore du bébé qu’on jette avec l’eau du bain n’a été aussi juste. Il est vrai en effet que les institutions de la République ont été mises en place dans un contexte colonial, qui était aussi un contexte de préparation de la revanche contre l’Allemagne après la défaite de 1870. Il est donc vrai que les mobiles des politiques républicains eux-mêmes n’étaient pas purs. Mais précisément l’histoire fait parfois apparaître dans des circonstances généralement confuses et sombres des institutions fondatrices qui ne sont pas réductibles à leur origine. Je ne soutiendrai pas qu’il s’agit là d’une ruse de la raison, mais que par bonheur le jeu des passions humaines ne conduit pas toujours au pire, quand du moins les hommes sont aussi capables d’avoir des principes.

Les Lumières et la condamnation du colonialisme

Ainsi la formulation des principes républicains sans laquelle il n’y aurait eu ni Révolution française, ni République, et qu’on trouve chez Montesquieu, Rousseau, Condorcet ou Kant, est inséparable de la condamnation du colonialisme. Cette condamnation est explicite aussi chez Montaigne ou chez Auguste Comte (Comte, dont l’œuvre a inspiré certains des fondateurs de la troisième République, s’était opposé sur le moment à la colonisation de l’Algérie). Prétendre que la République et la laïcité sont par leur nature même, parce que telle serait leur origine historique, des instruments de domination des minorités, que l’universalisme républicain exclut par principe la diversité, ce discours est frauduleux. Il est au mieux l’expression d’une indignation aveugle, qui ne comprend pas ses propres raisons.

Le refus de l’universel, une mode philosophique

La remise en cause de l’universel séduit d’autant plus que certaines analyses à prétention philosophique ont remis en question toute la tradition rationaliste dont la philosophie est l’expression la plus haute : pour être à la mode, on a déclaré la raison totalitaire puisqu’elle exige l’unité. Il était donc de bon ton, en gros dans le dernier tiers du XXe siècle, de soutenir qu’elle ignore les différences, que par exemple, reconnaissant seulement l’identité des hommes, elle manque l’altérité de l’Autre. Dire tous les hommes semblables, ce serait une faute, etc. Ces modes philosophiques ont changé la manière ordinaire de parler : on ne parle plus de ses « semblables », mais de « l’Autre ». Le droit lui-même ne doit pas être fondé sur notre similitude, c’est-à-dire sur ceci que nous sommes tous également hommes, mais sur les différences, etc. II y a en effet unité dans universel, qui veut dire tourné vers l’un, et l’unité est certes en un sens la négation de la diversité (diversité est le contraire d’université et il se pourrait aussi qu’il n’y ait plus d’université au sens strict aujourd’hui). On prétend donc que la loi est contraire à la diversité des groupes sociaux, religieux et ethniques et qu’imposer une même loi pour toute la France, c’est la même volonté impérialiste que l’ethnocentrisme. Il y a un régionalisme antirépublicain nourri de cet irrationalisme, venu de philosophes très sincèrement attachés à combattre toutes les formes d’oppression. En matière intellectuelle aussi l’enfer est pavé de bonnes intentions. Dans ce contexte, on ajoutera donc que la philosophie relève de la pensée occidentale et, pourquoi pas, que son enseignement en France est lui aussi un avatar du colonialisme.

L’un et le multiple

La force de l’argument qui fait de la raison la source de toute oppression ne vient pas de sa validité logique ni de son sens, mais du fait de l’ethnocentrisme et du mépris affiché par les puissants ou les moins puissants à l’égard des religions et des coutumes qui ne sont pas les leurs. Depuis plus de 2500 ans la question de l’un et du multiple a été patiemment traitée. Une multiplicité sans unité est insaisissable. Une unité sans diversité est vide. Par exemple un nom commun rassemble sous une unité une diversité de choses dont nous ne pourrions rien dire s’il fallait donner à chacune un nom propre, puisqu’avoir autant de noms que de choses ou d’aspects des choses est impossible et contraire à la nature même d’une langue et de la pensée. Ainsi nous classons, c’est-à-dire ramenons le multiple à l’un, nous inventons diverses façons d’unifier les diversités qui s’offrent à nous. Mais nous cherchons aussi, dans ce que nous avons uni ou unifié, de nouvelles différences. S’en prendre à la raison qui fait ce travail d’unification et de division, c’est renoncer à toute pensée.

Le sens républicain de la loi

Accuser la raison de totalitarisme parce qu’elle unifie au lieu d’abandonner le multiple à sa diversité est une forme d’irrationalisme théorique qui a ouvert la voie, en matière de politique, au refus de la loi et de l’idée républicaine et qui a fait le lit du communautarisme. Cette critique de l’universel s’est propagée largement parce qu’elle s’accorde assez bien avec le libéralisme du marché qui redoute la loi. Car la loi, c’est-à-dire l’égalité devant la loi, est l’essence de la République, et pour cette raison le régime républicain est par essence social : il implique par exemple que les inégalités de fortune ne doivent pas entraîner des inégalités devant la loi, c’est-à-dire donner aux uns des droits que les autres n’ont pas. Les inégalités ne s’accroissent pas en France parce que nous sommes en République mais parce que la République n’y est souvent qu’un mot.

Égalité et non égalitarisme

L’exigence d’unité de l’universalisme républicain n’implique nullement la négation de la diversité, de la même façon que l’égalité des droits n’est pas l’égalitarisme et le nivellement des hommes. L’égalité républicaine est – comme on dit – élitiste (mais aujourd’hui on n’entend ce terme qu’en un sens péjoratif), en ceci qu’elle donne les fonctions non pas selon l’hérédité ou la fortune, mais selon la compétence dûment contrôlée, par exemple par des concours. Il ne faut pas avoir peur de dire qu’une République véritable est aristocratique – mais à condition qu’elle recrute cette aristocratie pour la qualité individuelle de ses membres et non selon leur origine ou leur fortune. Ce que signifie le principe affirmé dans le premier article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789 : « Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune ». Ce qui du même coup exclut que l’appartenance à une communauté quelconque autre que la communauté nationale donne des droits particuliers, c’est-à-dire des privilèges.

L’idéologie antirépublicaine

Lorsque les détracteurs de la République parlent au nom de la diversité et de la défense de communautés, ils veulent en réalité une autre sorte d’unité : non pas l’unité politique de la nation, fondée sur la volonté des citoyens, mais l’unité culturelle et religieuse fondée sur l’appartenance à une communauté. Ainsi l’unité de ce qu’on appelle à tort la « communauté musulmane » est sans doute plus le fait du racisme dont les « musulmans » sont réellement l’objet qu’une réelle unité communautaire : parmi ceux qu’on dit « musulmans », combien sont encore musulmans, et parmi ceux qui sont musulmans, combien ont-ils la même façon de pratiquer l’islam ? Vouloir qu’ils constituent une communauté, c’est les enfermer dans un groupe pour des raisons historiques, religieuses ou ethniques – il faudrait dire pour des raisons racistes, car là aussi le racisme n’est pas nécessairement du côté de ceux qui en sont accusés. Et si celui que le hasard a fait naître dans une semblable communauté veut la quitter ou ne pas en respecter les mœurs et les croyances, c’est un apostat. Le totalitarisme aussi n’est pas toujours du côté de ceux qui en sont accusés : il y a un totalitarisme communautaire, et c’est précisément ce qu’une République laïque a pour but d’empêcher. Ainsi, s’en prendre à la République et à l’État-Nation pour lutter contre le racisme réel dont sont victimes les musulmans, c’est se tromper d’ennemi et tenir un discours rigoureusement idéologique, au sens que Marx donne à ce terme : un tel discours donne l’apparence de défendre un principe, la liberté des minorités contre un impérialisme, quand en réalité, à l’insu de ceux-là même qui le tiennent, il fait le jeu de l’impérialisme économique qui submerge la planète en détruisant précisément la République partout où elle n’a pas complètement disparu.

L’accusation d’islamophobie

Et par là s’explique qu’une extrême gauche généralement d’origine marxiste et hostile au christianisme en vienne à prendre la défense de l’islam, religion qui pourtant ne devrait pas être pour elle plus recommandable qu’une autre. Mais la colonisation ayant opprimé les musulmans, ce qui est incontestable, c’est être islamophobe et raciste que soumettre l’islam à la critique comme on a soumis le christianisme à la critique. Aux yeux de ceux pour qui la France est toujours une puissance coloniale opprimant des peuples musulmans, la laïcité est donc nécessairement « islamophobe », comme aux yeux de catholiques encore nombreux en 1905 la loi de séparation des Églises et de l’État était une loi « christianophobe ». Par chance ce mot n’existait pas alors et l’on ne pouvait pas dire que la critique du catholicisme était raciste, car c’était une affaire entre Blancs !

Le chemin qui reste à parcourir

L’islam ne se plie certes pas plus aisément aux règles de la laïcité que le catholicisme, qui a dû faire un long chemin en France, sans l’agrément du Vatican. Mais l’unité républicaine était à ce prix, si bien qu’on peut être aujourd’hui catholique et laïque sans contradiction, non pas seulement parce qu’ainsi le droit de pratiquer cette religion est garanti – ce que ne garantit pas l’islam dans la plupart de pays musulmans –, mais parce que, du moins selon certains interprètes des textes fondateurs du christianisme, un catholique rendant à César ce qui est à César peut rendre à Dieu ce qui est à Dieu. Or l’islam a en France des fidèles, philosophes ou non, qui ont fait ce chemin : combattons pour que leur discours ne soit pas rendu inaudible par les détracteurs de la République et de la laïcité d’où qu’ils viennent.

 

Post Scriptum

J’ai moi-même été témoin du racisme ordinaire. J’en pourrais même faire un volume. Je sais quels obstacles un Noir ou un Arabe doivent surmonter pour obtenir un logement ou un poste quand une personne de « type européen » ne rencontre pas les mêmes difficultés dans la même démarche. Je comprends donc qu’à force de subir ce racisme certains musulmans désespèrent de la République. Il n’est pas insensé de référer ce racisme au passé colonial de la France. Il faut donc s’indigner. Mais indignation n’est pas raison. En voici un exemple. L’essentiel du propos que je publie aujourd’hui était rédigé lorsque j’ai lu l’allocution de Madame Houria Bouteldja (porte-parole du parti des Indigènes de la République (PIR) à la Maison de la Littérature d’Oslo, le 3 Mars 2015, lors de la conférence Minorités, nationalisme et États-Nations. On pourra juger de la pertinence de l’analyse trop rapide que j’en propose en lisant l’allocution entière sur le site.

Cette « militante décoloniale » ou « qui n’appartient pas à la gauche blanche et qui parle d’un point de vue décolonial » soutient qu’il y a un « racisme républicain », « structurel », constitutif de « l’Etat-Nation, fondé sur une identité blanche et chrétienne ». Tout se passe comme si elle remplaçait la lutte des classes par la lutte des races et définissait l’essence de la République dans les termes mêmes de l’extrême droite. Elle dénonce aussi l’antisémitisme structurel de la France chrétienne, mais pour ajouter qu’il a été compensé après la Shoa par un « philosémitisme d’Etat », lequel est une manière de ne pas reconnaître les crimes coloniaux et de soutenir Israël, « Etat colonial qui a pour mission de garantir les intérêts occidentaux dans le monde ». Et telle est la « première source de l’hostilité de la part des sujets postcoloniaux envers les juifs », ce qu’on ne saurait confondre avec « le prétendu antisémitisme de la banlieue ».

On peut lire ceci : « pour faire partie du corps légitime de l’État-Nation, il faut cumuler trois critères : être d’origine européenne, chrétien (croyant ou pas, pratiquant ou pas) et blanc de peau. Exemple : quand on est chrétien mais d’origine libanaise, ou blanc de peau mais Turc, on n’est pas Blanc. Il faut cumuler les trois qualités pour être pleinement Blancs et donc parfaitement Français ». Me voici donc devenu chrétien ! Et islamophobe puisque je ne pense pas plus de bien de l’islam comme religion que du christianisme : chrétien, islamophobe donc raciste. Inversement l’hostilité à l’égard non pas de la politique actuelle d’Israël (que je condamne moi aussi) mais envers les juifs n’est pas de l’antisémitisme.

Pour montrer la manière de raisonner « décoloniale », je prendrai un exemple. L’allocution commence, pour montrer qu’il y a un « racisme républicain », d’abord antisémite, par rappeler trois « lapsus d’État » comme suit :

« – Le premier a été prononcé par Raymond Barre, le 3 octobre 1980. Une bombe tue trois personnes devant la synagogue de la rue Copernic, à Paris. Le Premier ministre évoque un « attentat odieux qui voulait frapper des Israélites qui se rendaient à la synagogue et qui a frappé des Français innocents qui traversaient la rue Copernic ». Ainsi pour le Premier ministre, les « Israélites » ne sont pas des Français puisqu’ils sont opposés aux « Français innocents ». »

J’ajouterai que Raymond Barre n’a jamais admis que c’était un lapsus : il s’agit de ce que j’appelle l’antisémitisme ordinaire.

« – Le second lapsus est fait par Jacques Chirac, président de la République, lors de son allocution du 14 juillet 2004 : « Nous sommes dans une période où les manifestations d’ordre raciste, […] mettent en cause nos compatriotes juifs ou musulmans ou tout simplement parfois des Français […] ». Là aussi, les Juifs, tout comme les musulmans, sont distingués du corps national français. »

Faut-il penser que la majuscule à Juifs soit ici délibérée et signifie qu’on est passé des fidèles de la religion juive (on écrit ainsi les musulmans ou les chrétiens, sans majuscule) au peuple (« les Juifs » – comme on écrit « les Bretons », « les Parisiens ») ? Mais il est vrai que Jacques Chirac a bien fait un lapsus, une maladresse qui en effet en dit long sur l’antisémitisme ordinaire et le refus de considérer les juifs comme des Français, puisqu’il affecte un homme qui n’est pas antisémite.

Voici maintenant les propos de François Hollande que la conférencière considère comme un troisième lapsus d’Etat : peut-on les mettre sur le même plan que les précédents ? Y a-t-il même lapsus ?

« – Le troisième a été prononcé la semaine dernière par François Hollande, quelques jours après la profanation d’un cimetière juif. Lors de son discours au dîner du CRIF, il a dit : « J’étais la semaine dernière à Sarre-Union, dans ce cimetière dévasté par de jeunes lycéens, Français de souche comme on dit ». Lorsque le président de la République utilise cette expression « Français de souche », il désigne exclusivement des Blancs chrétiens (qui étaient effectivement les auteurs du crime) et exclut de la souche, tant les musulmans que les Juifs ».

François Hollande ne prend pas à son compte l’expression « Français de souche », puisqu’il prévient par ces mots « comme on dit ». Et la reprenant ainsi entre guillemets, après la profanation de tombes juives, que voulait-il dire ? Voulait-il opposer les « Français de souche » aux autres, comme font généralement ceux qui utilisent cette expression, et qui veulent ainsi signifier que les « autres » ne sont pas français ? François Hollande veut dire, il dit que les musulmans n’y étaient pour rien : il utilise donc l’expression « Français de souche » dans ce qu’elle peut avoir de choquant pour que ces profanations ne soient pas une nouvelle occasion de stigmatiser, comme on dit, les musulmans. Il n’y a donc là de racisme ni explicite, ni implicite.

Ainsi, quand bien même on admettrait que de toute façon il vaut mieux ne pas utiliser l’expression « Français de souche », même entre guillemets, cet exemple me paraît suffisant pour juger de l’interprétation « décoloniale » de la République : peut-on en effet de bonne foi considérer qu’il y a là un « lapsus d’État » de même nature que celui, réel, de Raymond Barre ? Si l’on met ces trois propos sur le même plan, plus rien ne veut rien dire, et tout dialogue devient impossible : je sais d’avance que je serai tenu pour un mâle blanc républicain colonialiste, quoi que je dise. Défendre l’école comme je le fais sur Mezetulle sera la preuve que de ce colonialisme impénitent. Et comme il m’arrive de faire la critique des religions en général, je serai traité d’islamophobe, etc.

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2015.

 

Retour sur l’affaire de Charleville-Mézières : une « longue jupe » qui ne doit pas occulter l’abaya

Revenant sur l’« affaire de la longue jupe » au collège de Charleville-Mézières, Marie Perret s’interroge sur la notion de « signe religieux » en regard de la loi du 15 mars 2004. Elle distingue deux cas : celui dans lequel le signe est équivoque et où son caractère religieux ne peut être déterminé qu’en tenant compte du contexte, du comportement général de l’élève et de l’usage qu’il en fait (c’est le cas, comme on le verra, de la « longue jupe » à Charleville-Mézières) ; le cas où le caractère religieux du signe est incontestable, comme pour la kippa, la croix, le voile… et l’abaya1.

Dans les années 1990, les jeunes filles qui refusaient d’ôter leur voile à la porte de l’école revendiquaient leur liberté d’afficher leur appartenance religieuse tout le temps et partout. La loi du 15 mars 2004 est venue opportunément rappeler que l’école publique est un espace laïque dans lequel chacun est soumis à l’obligation de neutralité. Cette loi a eu au moins trois effets bénéfiques : elle a permis de clarifier les choses, d’apaiser les conflits et de protéger les personnels qui peuvent se prévaloir de la loi pour refuser l’accès à l’établissement d’un élève arborant un signe par lequel il manifeste ostensiblement son appartenance religieuse.

Mais force est de constater que, depuis quelques années, la laïcité scolaire est de nouveau « testée » et contestée. On l’a vu récemment à l’occasion de l’affaire de Charleville-Mézières : une jeune fille qui n’a pas pu rentrer dans l’enceinte du collège parce qu’elle ne voulait pas ôter son voile est revenue quelque temps après vêtue d’une « longue jupe ». L’équipe pédagogique lui a demandé de changer de tenue. Entre « l’affaire du voile » et ce qu’il est convenu d’appeler maintenant « l’affaire de la jupe », il faut souligner une différence notable : si le voile est un signe dont le caractère religieux est incontestable, la longue jupe est un signe plus équivoque puisque son port (comme journalistes et hommes politiques, dans une belle unanimité, n’ont cessé de le répéter) n’est pas réservé aux jeunes filles musulmanes. La « longue jupe » pouvait donc plus facilement se faire passer pour ce que, en l’occurrence, elle n’était pas : une tenue « à la mode », qui n’a aucun caractère religieux.

Il faut souligner le courage dont a fait preuve, dans cette affaire, Najat Vallaud-Belkacem, qui a soutenu la décision de la Principale du collège. Cette décision n’a rien de cocasse : la Principale du collège Léo Lagrange n’a fait qu’appliquer la loi puisque l’attitude de l’élève était très clairement provocatrice et son comportement, prosélyte.

Je m’étonne toutefois que, dans la déferlante de commentaires qui a suivi cette affaire de Charleville-Mézières, un mot ait été systématiquement évité : celui d’abaya. La « longue jupe » n’en est pourtant qu’un avatar. Cette affaire aurait dû être l’occasion de débattre d’un problème qui préoccupe depuis plusieurs années les personnels éducatifs, à savoir la présence de plus en plus nombreuse des jeunes filles qui portent l’abaya dans l’enceinte de l’école publique. Là est le véritable objet du débat. L’abaya est une robe qui se porte par-dessus les vêtements ordinaires, qui couvre tout le corps (hormis les pieds et les mains), et éventuellement les cheveux (un voile peut être cousu à l’encolure de la robe). On peut se procurer une abaya sur internet, où elles sont la plupart du temps présentées comme des robes musulmanes. Confrontée en 2011 à des jeunes filles portant l’abaya dans l’établissement où elle exerce, Sophie Mazet avait osé mettre les pieds dans le plat et rendre l’affaire publique. Dans un article publié dans la revue Hommes & migrations, elle explique que ces robes « correspondent exactement aux recommandations de cheikh Bin Oussaïmine, Bin Baz et du Jilbab-al-Mar-Al-Mouslima de cheikh Al Albani et plus généralement aux prescriptions de “savants” du wahhabisme d’Arabie Saoudite, un islam rigoriste et liberticide, désavoué d’ailleurs par la plupart des musulmans. » L’abaya n’est donc pas un vêtement « traditionnel » ou « ethnique » comme on voudrait nous le faire croire, elle est encore moins une question de « mode ». Cette robe est un signe dont le caractère religieux est incontestable. Il faudrait par conséquent que les pouvoirs publics aient le courage de dire que l’abaya est une tenue qui, parce qu’elle manifeste ostensiblement une appartenance religieuse, n’a pas droit de cité à l’école publique.

Il convient de distinguer deux cas de figure : le cas dans lequel le signe est équivoque et où son caractère religieux ne peut être déterminé qu’en tenant compte du contexte, du comportement général de l’élève et de l’usage qu’il en fait (la « longue jupe » entre à mes yeux dans cette catégorie) ; le cas où le caractère religieux du signe est incontestable, comme pour la kippa, la croix, le voile… et l’abaya. Quand un élève arrive dans un établissement scolaire public avec une kippa sur la tête, une croix trop voyante, ou encore un voile sur les cheveux, personne ne se demande si son attitude est prosélyte : ce ne sont pas ses intentions qui comptent, mais le signe ou la tenue, dont le caractère religieux est constitué. Il ne viendrait à l’idée de personne de demander à cet élève s’il est effectivement de confession juive, chrétienne ou musulmane. On lui demande simplement d’ôter sa kippa, de cacher sa croix, ou de retirer son voile, parce qu’il s’agit de « signes et de tenues […] dont le port conduit à se faire immédiatement reconnaître par son appartenance religieuse »2.

Il est précisé, dans la circulaire du 18 mai 2004, que « la loi est rédigée de manière à pouvoir s’appliquer à toutes les religions et de manière à répondre à l’apparition de nouveaux signes, voire d’éventuelles tentatives de contournement de la loi ». L’abaya correspond à la fois au deuxième et au troisième cas. Elle est un nouveau signe religieux, en France en tout cas, puisqu’elle a fait son apparition assez récemment dans les établissements scolaires publics. Mais elle est aussi une stratégie de contournement de la loi : le voile islamique étant un signe dont le caractère religieux ne prête plus à discussion, il suffit de revêtir l‘abaya et de faire passer cette tenue religieuse pour « une longue robe ». Le tour est joué : la laïcité est bafouée de façon spectaculaire et ceux qui s’en émeuvent sont priés de se taire.

Et pourtant, le malaise est patent. Du côté des chefs d’établissements qui craignent d’être lâchés par leur hiérarchie s’ils ont le courage d’appliquer la loi, et qui se résignent donc à ne pas faire de vagues ; du côté des professeurs, qui se retrouvent à faire la classe à de jeunes filles vêtues de ce qu’il faut bien appeler un uniforme intégriste ; du côté des élèves, enfin, qui ne comprennent pas toujours pourquoi la loi n’est pas appliquée de la même façon pour tous. Et je ne parle pas des élèves non croyants, ou d’autres confessions que musulmane : une élève est venue me voir un jour à la fin de l’heure un peu gênée pour me demander pourquoi on l’obligeait, elle, à enlever son voile à l’entrée du lycée alors qu’on laissait « des filles porter l’abaya ou le jilbab »3. J’aurais aimé pouvoir lui répondre.

© Marie Perret et UFAL-Infos, 2015

  1. Article publié le 10 mai 2015 sur le site de l’UFAL, repris ici avec les remerciements de Mezetulle. []
  2. Circulaire du 18 mai 2004 relative à l’application de la loi du 15 mars 2004. []
  3. Il suffit de taper « vêtements islamiques » dans un moteur de recherche pour voir ces robes []

La question de la « place des religions » est-elle pertinente et féconde pour l’avenir de la République ? (par Jean-Pierre Carlet)

La question de la « place des religions » dans la République envahit actuellement les propos médiatico-politiques ad nauseam. Jean-Pierre Carlet1 s’interroge sur la récurrence et la banalisation de cette confessionnalisation du discours public pour en souligner les enjeux profonds. Que la religiosité soit l’horizon indépassable de notre vie c’est, au fond, ce que croit tout fondamentalisme. Mais la notion de « République », lorsqu’on la prend au sérieux, n’offre-t-elle pas, à propos des croyances, d’autres questionnements plus pertinents ?2

Une étrange et insistante interrogation

Au soir du 11 janvier, les citoyens français, qui avaient défilé sans banderoles ni slogans partisans et qui s’étaient donc rassemblés seulement en tant que citoyens, étaient en droit d’attendre que leurs gouvernants d’abord, les média et les intellectuels ensuite, s’interrogent sur la valeur de la République. Car ce n’est pas seulement la liberté d’expression qui était atteinte par les meurtres de janvier, ce n’est pas seulement le vivre ensemble de communautés et de religions différentes, c’était aussi, dans les outrances du journal Charlie, la République. Il me semble en effet que ce journal avait pour notre République la fonction qu’avait le pamphlet du marquis de Sade pour la 1re République : « Français, encore un effort si vous voulez être républicains ! » (texte extrait de La Philosophie dans le boudoir). Notamment sur les questions de religion, de mœurs ou de politique, les journalistes de Charlie faisaient beaucoup d’efforts pour maintenir ce que Maurice Blanchot3 appelle « l’inconvenance majeure » : « tout dire » – « la folie de Sade – », comme si une République ne pouvait rester à la hauteur de ses promesses que si elle prenait le parti de ne ménager aucun groupe, aucune sensibilité, dès lors que ceux-ci prétendent faire la loi commune ou simplement l’infléchir.

Las, c’est le retour de la question de la place de la religion que l’on a dû subir. Il faudrait, pour établir objectivement ce fait depuis les attentats meurtriers, éplucher soigneusement les articles de journaux, les émissions de radio ou de télévision et, bien sûr, les programmes de formation pour les professeurs – par manque d’appétence pour la tâche, j’avoue me fier ici simplement à mon sentiment personnel ! C’est le divorce entre la mobilisation française et l’interrogation avancée qui paraît étrange, par contre la question en elle-même nous est familière depuis la fin des années 80 en France : c’est avec elle que nous, Français, étions sommés de devenir post modernes, c’est-à-dire ouverts aux autres, moins rigides en nos principes, plus tolérants, bref, mondialisés.

On remarquera toutefois que pareille interrogation de la part des démocraties se contente aujourd’hui de prendre à la lettre les déclarations et les prétentions des mouvements criminels : ce serait au nom d’une foi – ici, l’islam – que la guerre sans merci serait conduite, de la même façon que, jadis, les « croisés » occidentaux justifiaient l’entreprise de conquête, due en réalité aux déséquilibres démographiques de l’Europe du XIe siècle, par un idéal de piété : garantir la possession du tombeau du Christ ! Si tel était le cas, alors oui, il faudrait reprendre à notre compte la thèse de l’idéologue américain Samuel Huntington, celle d’un « clash – choc – des civilisations », avec les conséquences suivantes : des efforts soutenus pour des conflits extérieurs multiples, une gouvernance intérieure pour « gérer » les croyances ; dans les deux cas, les intérêts sociaux de l’organisation économique mondiale restent impensés et pour cela posés comme l’ordre inamovible des choses ; l’on assigne à des situations sociales traitées comme fatalités une identité religieuse qu’il convient, au mieux, d’amadouer.

Qu’il s’agisse d’un état de guerre permanent aux frontières de l’Europe ou d’une négociation intérieure continue avec les religions les plus menaçantes ou les plus influentes, c’est la réalité même d’une République laïque qui se trouve ainsi mise à mal : le commun de la vie des citoyens n’est plus défini par chaque membre autonome de la collectivité sociale, il est remis aux mains des représentants patentés des religions, au gré des rapports de force entre elles, chaque individu n’étant plus, même à son corps défendant, que le membre passif d’une identité collective toujours menacée – c’est la logique d’un « Tu nous appartiens », parfois exprimé publiquement par une pensée fasciste.

Faut-il donc croire à pareille question ? S’interroger sur la place des religions en une République n’est-ce pas, avant même toute réponse, croire que la religiosité est l’horizon indépassable de notre vie, croire que le vivre ensemble est déterminé par des croyances, croire que République et laïcité ne sont que l’habillement particulier, vieillot et obsolète d’une société foncièrement chrétienne ? Au fond, n’est-ce pas croire à ce que croit tout fondamentalisme ? La notion de « République », lorsqu’on la prend au sérieux, n’offre-t-elle pas, à propos des croyances, d’autres questionnements plus pertinents, plus fructueux aussi, ceux que, par ignorance ou intérêt, les dirigeants mondiaux n’ont pas su ou voulu entendre dans la mobilisation française du 11 janvier ?

Une singulière demande de reconnaissance publique de la part des religions

Posons tout d’abord le contexte : en France et dans le monde proche il ne semble pas que la violence sociale soit le fait d’une République intolérante ! – c’est ce que l’on pourrait appeler la rhétorique du renversement qui justifie toute agression par une agressivité supposée de l’autre. De même et symétriquement, ce n’est pas à cause de sa religion qu’une personne dont le nom a une consonance étrangère se voit, en notre pays, refuser un emploi, ce n’est que la manifestation d’un racisme rampant dont l’explication et le refus requièrent des raisons qui ne sont pas d’ordre religieux. Voilà pour les conditions objectives de la problématisation, celles qu’une recherche soucieuse de vérité et d’efficacité peut difficilement négliger.

Quant au contenu de la question de la place de la religion (mais le terme devrait inévitablement être mis au pluriel, avec la rivalité qui s’ensuit) en notre république, peut-être convient-il d’abord de rechercher si la mise en avant du terme de « religion » est opportune pour définir un espace public de liberté : l’oubli du sort des options que constituent l’agnosticisme et l’athéisme peut-il être indifférent aux enseignements de l’histoire, depuis le procès en impiété de Socrate jusqu’à notre actualité la plus récente (cf. délit de blasphème en nombre de pays, d’abord en nos départements d’Alsace-Moselle…) ? Je note en passant que cet oubli de ce qui est hors religion est insistant, non seulement dans les média mais aussi dans les sphères du pouvoir : projet (daté du 18 décembre 2014) de programme de l’Enseignement Moral et Civique pour les lycées4 en lequel l’expression « pluralisme des croyances » est censée introduire les élèves des classes terminales à la compréhension du principe de laïcité.

De même, puisque l’on parle de religion, dont le concept ne peut se limiter à celui de lien social, s’impose la nécessité d’une analyse de la croyance : à quoi bon nombre de gens croient-ils, et d’abord les fanatiques ? C’est pour Rousseau une interrogation première si l’on veut concevoir un Émile autonome :

« La foi des enfants et de beaucoup d’hommes est une affaire de géographie. Seront-ils récompensés d’être nés à Rome plutôt qu’à La Mecque ? On dit à l’un que Mahomet est le prophète de Dieu, et il dit que Mahomet est le prophète de Dieu ; on dit à l’autre que Mahomet est un fourbe, et il dit que Mahomet est un fourbe. Chacun des deux eût affirmé ce qu’affirme l’autre, s’ils se fussent trouvés transposés. Peut-on partir de deux dispositions si semblables pour envoyer l’un en paradis, l’autre en enfer ? Quand un enfant dit qu’il croit en Dieu, ce n’est pas en Dieu qu’il croit, c’est à Pierre ou à Jacques qui lui disent qu’il y a quelque chose qu’on appelle Dieu ; et il le croit à la manière d’Euripide :

O Jupiter ! car de toi rien sinon
Je ne connais seulement que le nom *. 

* [Note de Rousseau] Plutarque, Traité de l’amour, traduction d’Aymot. C’est ainsi que commençait d’abord la tragédie de Ménalippe ; mais les clameurs du peuple d’Athènes forcèrent Euripide à changer ce commencement. » 5

En nous permettant de distinguer entre crédulité et foi, entre rapport immédiat aux hommes de notre milieu et rapport authentique à Dieu, la pensée éducative de Rousseau nous invite à ne pas user inconsidérément du vocable « religions ».

Si l’on veut comprendre les causes d’affirmations identitaires et neutraliser ainsi leur potentielle violence, ne faut-il pas se défier du pouvoir toujours redoutable du terme « religion », aussi commode pour séduire rapidement des foules (« respect de la croyance » pour éviter de dire accommodement avec le fanatisme aveugle) que pour dissimuler telle ou telle passion (« islamophobie » pour ne pas dire racisme) ?

Avoir peur de la religion ? Pourquoi distinguer le théologique et le politique ?

Il y a certainement des phobies, peurs qui reposent sur des répulsions inconscientes et des rejets ethnocentriques ou racistes (pas spécialement religieux…) plutôt que sur des dangers objectifs. Mais les phobies ne doivent pas masquer les craintes, justifiées par un grand nombre d’actes connaissables par tous (c’est le sacrifice d’Iphigénie qui a valeur de modèle pour les penseurs de l’Antiquité) :

« Tant la religion put conseiller de crimes. » Lucrèce, De la Nature, I, vers 101.

Au nom de quoi, de quelle instance, faudrait-il régler la question de la place des religions dans la Cité ? C’est là une question essentielle, peut-être la question première de l’autorité, puisque, du côté des religions, ce qui fait l’instance suprême du jugement pour l’ensemble de la vie terrestre est la position d’une puissance indiscutable par les hommes parce que transcendante (« Je suis la voie, la vérité, la vie » dit le Christ selon Jean). Du reste, c’est significativement du concept d’autorité que les penseurs majeurs du XVIIe siècle (Galilée, Descartes, Hobbes, Pascal, Spinoza…) feront le centre de gravité de leur réflexion philosophique, le monopole ecclésial faisant obstacle au développement mondain de l’autorité de la raison. Bien sûr, l’évidence de la multiplicité des religions et des croyances, par la menace d’une guerre sans fin entre elles, s’oppose à pareille prétention et contraint tout pouvoir collectif un tant soit peu durable à distinguer entre le domaine théologique et le domaine politique, entre le salut des âmes et l’utilité de la vie commune, pour affirmer la primauté du second. Depuis le XVIe siècle, nous avons là un mouvement de sécularisation qui affecte toutes les sociétés, mais pas sans heurts ni refus. C’est donc la crainte d’un tel rapport à la vérité, propre à la religiosité, qui soutient la prévention à l’encontre des virtualités de la croyance religieuse – sans qu’il s’agisse d’une « phobie », comme on le dit maintenant en France et comme le soutient sans aucune critique Martha C. Nussbaum dans Les religions face à l’intolérance6, – : le fanatisme (absolu prétendument donné dans l’expérience et donc manipulable par les habiles), le cléricalisme (emprise des clercs autoproclamés de l’absolu sur « la populace »).

Je soutiendrai volontiers et, je l’espère, sans grande originalité que le régime de laïcité est l’aboutissement le plus consistant – mais le moins admis effectivement ! – de cette distinction salutaire, en ce qu’il contraint de différencier ce qui organise le pouvoir collectif, le « public », organe de l’institution des libertés, et ce qui appartient au domaine civil ou social (nommé de façon très équivoque espace « privé », mais le vocabulaire du Droit doit avoir des droits !), lieu de coexistence des libertés. La neutralité de l’agent de l’État laïque est à comprendre non comme un rejet (lecture « américaine » et intéressée d’une Martha C. Nussbaum7, qui valide la lecture non moins intéressée des fondamentalismes), mais comme un évidement ostentatoire. L’évidement peut être éclairé politiquement – le minimalisme moral ou l’abstention volontaire concernant le Bien de chacun -, psychanalytiquement – la loi de la castration ou l’impossibilité du discours du Maître – et philosophiquement – la position critique qui soumet toute certitude à l’examen et nécessite de façon vitale une école qui instruit. L’évidement définit le pouvoir commun pour que l’indéfini de la société civile puisse exister au grand jour et faire que toute option spirituelle, même singulière, reçoive au sein de la communauté un bon accueil. La confusion des deux caractérise très exactement l’instrumentalisation liberticide ou raciste de la laïcité et rejoint, par l’empêchement imposé à tel ou tel groupe social particulier, l’option théocratique.

« Nous tous » ou « Nous autres » ? La question de la place de la République pour chaque religion

Nul doute que la distinction entre démocratie et République est indispensable pour l’analyse critique de la question posée aujourd’hui et soutenue avec obstination par les média : si l’on se réfère seulement aux exigences formelles d’impartialité et d’équité dans la tolérance, toute conviction collective mérite reconnaissance – telle est la logique démocratique qui incite à se poser la question de la place des religions dans la Cité. La perspective républicaine, en revanche, ne reconnaît que des citoyens distincts – entre eux, aussi bien que relativement aux groupes sociaux dont ils sont issus – et la question des religions y est donc nécessairement subordonnée à celle des convictions essentiellement personnelles. Le « Nous tous », qui suppose de chacun un travail d’abstraction pour se définir comme citoyen, prévaut sur le « Nous autres », qui repose sur l’adhésion à une origine particulière. En République, il serait contradictoire de prétendre faire droit à la moindre obédience antérieure à l’association des citoyens. C’est ainsi que l’on peut comprendre le principe de laïcité comme la consécration des droits de chaque personne, individuellement considérée et rendue, par la loi et l’instruction, indépendante de toute appartenance passive à un ensemble préexistant (« la Nature ne crée pas des Nations mais des individus » dit Spinoza8) : le laos (un peuple qui s’assemble) est composé de n’importe qui et doit donc, pour son organisation, s’en remettre à la décision de chacun et de tous, échappant par là à toute forme d’emprise particulariste (un kleros) désignée par le mot « cléricalisme ». En régime de laïcité, comme le montre fort rigoureusement Catherine Kintzler dans son dernier livre9, le lien politique délie de tout lien social et l’on peut penser, conformément à ce qu’impose l’ordre des mots adopté dans la définition de la République française par plusieurs de nos constitutions, que la laïcité est le principe institutionnel grâce auquel la République a une chance de devenir enfin républicaine ! Vraisemblablement à l’adresse des politiques, peut-être aussi des intellectuels, ces analyses – auxquelles le présent texte est évidemment redevable – me semblent établir, fort opportunément aujourd’hui, deux choses : d’abord que, politiquement et moralement, l’on ne peut se dispenser de construire le concept de « laïcité », ensuite qu’un tel effort impartial ne peut que réfuter aussi bien les tentatives d’accommodement du principe que la déclamation facile et instrumentale du nom.

Il faut alors renverser la question proposée à cor et à cri par les média et le monde politique et demander aux religions non seulement si la « vérité » dont elles se réclament reconnaît la « vérité » des autres, si elles admettent une « psychologisation » de leur foi – ce que faisait magistralement et courageusement Locke pour définir un régime de tolérance -, mais d’abord si elles acceptent que leur « vérité » n’ait aucune valeur politique, car c’est la condition d’existence d’une véritable chose commune, car c’est cela, vivre en République. Cette proposition de renversement de la question a aussi un sens philosophique, celui d’un chantier de réflexion que je crois encore ouvert aujourd’hui : si les hommes n’ont plus le refuge d’une révélation publique de La Vérité, d’où peut leur venir la consistance d’une existence – relativisme désenchanté et si possible hédoniste, ou bien, désir/devoir de culture ?

Responsabilité politique et pressions religieuses

La question de la place des religions en une république me semble posée avec une insistance très dommageable pour l’avenir de la communauté des citoyens. Tout en réduisant fâcheusement la liberté de conscience à la liberté de religion, tout en réactivant la concurrence entre les religions ainsi que la tendance « cléricaliste » de chacune, cette question apparaît finalement comme l’effet d’un retrait de la République que pointait Régis Debray10 dès 1989 (cf. années 80, premiers effets de la mondialisation sur les esprits français) :

« Il n’est rien dont l’Europe ait aujourd’hui plus besoin : restituer aux individus leur dignité de citoyen. Si l’espace public ne leur confère plus cette dignité, ils iront la chercher ailleurs. Car il n’est pas de lien social sans référence symbolique. L’Etat commun à tous viendrait-il à perdre la sienne que les Eglises et les tribus le remplaceraient bientôt dans cette fonction unificatrice. Par simple appel d’air.
Quand une République se retire sur la pointe des pieds, ce n’est pas l’Individu libre et triomphant qui occupe le terrain. Généralement, les clergés et les mafias lui brûlent la politesse, tant il est vrai que chaque abaissement du pouvoir politique se paie d’une avancée politique des autorités religieuses, et d’une nouvelle arrogance des féodalités de l’argent. »

Corrélativement, on peut estimer qu’une telle interrogation empêche de poser les questions qui peuvent inciter chacun à un engagement en faveur d’une vie bonne : Quelle politique promouvoir pour que, par le moyen d’une égalité accrue, le droit de chaque personne de croire ce qu’elle veut ne soit pas, dans la violence, l’ultime manifestation d’une vie reléguée à tout autre égard ? Quelles institutions politiques devons-nous défendre pour que, émancipée de toute protection divine déclarée, la vie humaine garde une valeur ?

 

Notes

1 – Ancien professeur de philosophie (lycées, formation de professeurs, 1er cycle des universités, institut de travailleurs sociaux). Membre du bureau de l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public.

2 – L’ensemble du texte présent est issu d’une participation de l’auteur à une rencontre organisée par la Société Alpine de Philosophie autour de la question : « La place de la religion dans la République ». Cette rencontre a pris la forme d’une table ronde mentionnée sur le blog de la Société Alpine de Philosophie.

3 – Maurice Blanchot, L’inconvenance majeure, texte précédant le texte de Sade, Français, encore un effort si vous voulez être républicains, Jean-Jacques Pauvert, 1965.

5 – Jean-Jacques Rousseau, Émile, livre IV, [1762], éditions Flammarion, Paris 2009, p. 372-373.

6 – [2012] Climats Flammarion, 2013, chap. 1, 2 et conclusion.

7 – Martha C. Nussbaum, ouvrage cité : pour le rejet supposé de la religion, lire p. 186 « Etant donné la tradition d’anticléricalisme et l’attachement à la laïcité propre à ce pays [la France], il a été décidé que la religion ne devait pas intervenir dans le domaine public, qui, lui, peut avantager la non-religion au détriment de la religion. » ; pour le caractère missionnaire du livre, lire p. 94 « Elle [l’Europe] doit d’urgence adopter la solution américaine, même si les Européens ne sont pas convaincus (à tort, à mon avis) que cette solution est celle qu’exige la justice. ».

8 – Traité théologico-politique, chap XVII.

9 – Catherine Kintzler, Penser la laïcité, Minerve, 2014.

10 – Régis Debray, « République ou Démocratie », in Le Nouvel Observateur, 30 novembre 1989 ; in Contretemps, éditions Gallimard, 1992, p. 51-52.

© Jean-Pierre Carlet et Mezetulle, 2015.

Existe-t-il des « cimetières chrétiens » en France ?

La délaïcisation par accoutumance

Après la déplorable série récente de profanations de sépultures, on a pu constater que l’expression « cimetière chrétien » (sur le modèle du « cimetière juif » de Sarre-Union situé en Alsace-Moselle) a été employée sans précaution notamment pour désigner les cimetières de Saint-Béat (Haute-Garonne) et de Saint-Laurent-de-la-Cabrerisse (Aude).

Pourtant, cette appellation est erronée : aucun cimetière chrétien, juif, musulman ou d’une autre confession n’existe sur le territoire de la République française, pour la bonne raison que c’est rendu impossible par la loi du 14 novembre 1881 dite « sur la liberté des funérailles »1.

Cela n’a pas empêché Cécile Deprade, procureur de la République de Saint-Gaudens, de déclarer, au sujet de Saint-Béat : « Il s’agit de dégradations dans un petit cimetière chrétien. Des plaques, des croix et des pots ont été cassés ».

Si l’on peut comprendre l’emploi approximatif du terme « cimetière » pour désigner des « sépultures » par un non-spécialiste, ou même (encore que moins excusable) par un journaliste pressé de remettre son papier, cet emploi ne peut en aucun cas être innocent dans la bouche d’un magistrat représentant l’État et (on l’espère) ayant quelques notions de droit.

C’est ainsi que la délaïcisation s’installe par petites touches et par gros mots d’une novlangue d’autant plus nocive qu’elle est inaperçue. On accoutume les gens à la norme religieuse qu’on transforme en norme sociale puis en norme politique, on feint de confondre la laïcité avec le « dialogue inter-religieux », et, par ces petites négligences de langage dont certaines sont soigneusement calculées, non seulement on encourage ce qu’on prétend combattre, à savoir le repli communautaire, mais on finit par exclure près de 40% de la population, qui se déclare indifférente à toute religion.

La circulaire du 19 février 20082 rappelle en ces termes la réglementation laïque des cimetières.

  • La loi du 14 novembre 1881, dite « sur la liberté des funérailles », a posé le principe de non-discrimination dans les cimetières, et supprimé l’obligation de prévoir une partie du cimetière, ou un lieu d’inhumation spécifique, pour chaque culte. Ce principe de neutralité des cimetières a été confirmé par la loi du 9 décembre 1905 concernant la séparation des églises et de l’Etat.

  • Les cimetières sont des lieux publics civils, où toute marque de reconnaissance des différentes confessions est prohibée dans les parties communes. Seules les tombes peuvent faire apparaître des signes particuliers propres à la religion du défunt.

L’existence de cimetières confessionnels ne peut donc relever que d’un état antérieur à la législation de 1881, et aucun nouveau cimetière de ce type ne peut être créé après promulgation de la loi.

On peut s’étonner par ailleurs d’entendre parler de « carrés » confessionnels . Cela peut s’expliquer par les circulaires de 1975 et 1991 autorisant ces « carrés ». Mais la circulaire du 19 février 2008 abroge ces circulaires et revient à l’application de la loi du 14 novembre 1881. Il n’y a donc pas, à proprement parler, de « carrés musulmans » ou autres dans les cimetières. On continue à employer cette expression, car un maire peut procéder, en vertu de ses pouvoirs de police, à des regroupements de fait de sépultures pourvu que ces derniers ne soient pas identifiables par des signes dans les parties communes et pourvu que personne ne soit empêché ou obligé de s’y faire inhumer au motif de sa religion ou de sa non-religion. Mais là encore, l’emploi du terme « carré » est impropre, car il impliquerait l’existence de délimitations extérieures identifiables et suggère l’idée d’une discrimination exercée sur les défunts selon leur religion ou leur absence de religion3. Avec le lexique, c’est donc là aussi une accoutumance qui s’installe.

Mezetulle a déjà abordé ce sujet en ligne à deux reprises.

 

Notes

1 – À l’exception de l’Alsace-Moselle, les lois dites laïques ne s’y appliquant pas – d’où l’expression correcte de « cimetière juif » dans le cas de Sarre-Union. Précisons cependant que l’existence de cimetières ou de « carrés » confessionnels en Alsace-Moselle ne s’applique que pour les quatre cultes reconnus. Pour le culte musulman, ce sont, comme le précise très clairement la circulaire du 19 novembre 2008 (voir la référence note suivante), les conditions valides partout ailleurs qui s’appliquent : possibilité de procéder à des « regroupements de fait », mais non identifiables de l’extérieur. On peut donc se demander si le « cimetière musulman » inauguré en grande pompe en février 2012 par le maire de Strasbourg est conforme à cette disposition.

2 – Consultable en ligne sur le site du Bulletin officiel du ministère de l’Intérieur (année 2008) et directement téléchargeable sur legifrance http://circulaire.legifrance.gouv.fr/pdf/2009/04/cir_13981.pdf

3 – Sur la question, on consultera entre autres l’article suivant qui récapitule les étapes historiques de la législation des cimetières. Il est très intéressant du fait que son auteur Barbara Charbonnier regrette l’impossibilité légale de constituer des « carrés » : http://www.funeraire-info.fr/integration-des-carres-confessionnels-au-sein-des-cimetieres-communaux-28344/

 

Les religions relient-elles les hommes ou les séparent-elles ?

Religions, fanatisme et obscurantisme

« Suite aux tragiques événements de ce début d’année, une demi-journée d’étude et de rencontre », qui a été de grande qualité, a été organisée par l’inspection de philosophie. Mais l’intitulé « ressources philosophiques et spirituelles de l’Islam » étonne Jean-Michel Muglioni, d’autant plus que dans une autre académie il est proposé aux professeurs, certes dans un contexte de liberté d’esprit total, et pour la vraie défense des Lumières, « d’expliciter […] la valeur civilisatrice de toutes les religions ». L’auteur rappelle ici que l’histoire des religions est aussi l’histoire de l’intolérance et de ses crimes. Bref, il ne voit pas que la spiritualité telle qu’elle est comprise par le christianisme ou l’islam puisse nous apprendre à lutter contre le fanatisme et l’obscurantisme, ni qu’on puisse la considérer comme un substitut de la philosophie dans un enseignement laïque.

Les avatars du christianisme et de l’islam

Islam avec un I majuscule désigne une civilisation, avec un i minuscule, une religion, la religion musulmane. La civilisation ainsi nommée ne se réduit pourtant pas à la religion musulmane : comme dans le monde chrétien, religion et civilisation y furent souvent en conflit. Partons du XVIIe siècle. Descartes a la prudence d’aller vivre en Hollande pour échapper au sort que le catholicisme a réservé à Galilée. L’œuvre de Malebranche, le révérend père Malebranche de l’Oratoire, est mise à l’Index. Je ne parle pas de la persécution des homosexuels, ni du chevalier de La Barre, au XVIIIe siècle : en pays chrétien, la liste des horreurs est longue ! Changeons de monde. Averroès fut exilé comme hérétique et ses livres brûlés : or sa pensée entre dans la catégorie « philosophie islamique ». Faut-il définir l’Islam par les victimes de l’islam ? Définir la philosophie chrétienne par les auteurs condamnés par l’Église romaine ? Tel serait alors un Islam des Lumières, en un sens aussi critique à l’égard de l’islam que les Lumières au XVIIIe siècle à l’égard du christianisme.

Lire les philosophes comme philosophes ou pour leurs croyances religieuses ?

Mais si nous lisons Avicenne ou Averroès comme n’importe quel philosophe, c’est qu’ils sont intelligibles non pas seulement pour des musulmans mais aussi pour le philosophe chinois auquel s’adresse Malebranche. A ce titre, philosophes donc, ils n’appartiennent pas plus à l’Islam que Platon ou Aristote à la civilisation païenne : si au XVIIe siècle il allait de soi qu’on parle de Platon comme d’un philosophe païen, les historiens de la philosophie et les simples lecteurs ont aujourd’hui abandonné cette catégorie. Dès lors on peut s’étonner qu’on ait proposé une formation pour les professeurs de philosophie intitulée Ressources philosophiques et spirituelles de l’Islam. Il est sans doute bon que ceux qui connaissent les philosophes comme Averroès ou Avicenne, pour reprendre les mêmes exemples, soient mis à contribution pour éclairer leurs collègues. Mais que dirait-on d’une formation qui s’intitulerait « ressources philosophiques de la Chrétienté » ?

D’un certain usage des mots spirituel ou spiritualité

Et que se passerait-il si le ministère de l’Éducation nationale se mêlait de faire savoir aux professeurs de philosophie quelles sont les « ressources spirituelles de la Chrétienté » ? L’usage du terme spirituel dans cet intitulé ajoute à ma perplexité. Il est pris au sens que lui donne le discours religieux et non les textes philosophiques : il ne renvoie pas aux débats métaphysiques, c’est-à-dire à ce qu’il y a de philosophique chez tel ou tel philosophe de l’aire musulmane (ainsi un texte d’Averroès proposé à cette journée d’étude traite de la spiritualité de l’âme), mais il s’agit de la spiritualité entendue au sens de la vie religieuse, de la croyance en tant qu’elle est précisément d’un autre ordre que la philosophie. Chercher chez des philosophes des « ressources philosophiques » pour enrichir son enseignement, cela va de soi pour tout professeur de philosophie, mais des « ressources spirituelles » en ce sens ? Ajouter spirituel à philosophique, c’est comme vouloir compléter l’instituteur par le curé.

Au cours de son histoire, le christianisme a-t-il toujours été civilisateur ?

Or j’apprends que dans une autre académie cette demande est faite aux professeurs : « Je compte sur vous pour expliciter auprès de vos élèves et selon les formes que vous choisirez, la valeur civilisatrice de toutes les religions, la fonction émancipatrice du savoir et la radicalité intellectuelle et politique d’une défense inconditionnelle de la liberté de penser et de s’exprimer par l’ironie, l’impertinence, la critique – « paresse et lâcheté sont les causes qui… », mais d’abord l’importance du deuil, du respect et du besoin de paroles douées de sens. » L’allusion au texte de Kant, Réponse à la question qu’est-ce que les Lumières1, la liberté pédagogique et doctrinale laissée aux professeurs, tout ici s’inscrit dans la tradition de l’enseignement philosophique qui fait la spécificité du secondaire français. Toutefois, si là aussi l’intention est bonne, demander qu’on explicite « la valeur civilisatrice de toutes les religions » est pour le moins maladroit. Demandons-nous non pas seulement si les diverses religions ont civilisé les hommes, mais si elles ont contribué à les rendre ennemis les uns des autres, comme en témoignent les croisades et les guerres de religion entre protestants et catholiques ou entre shiites et sunnites : cette question serait sans doute plus appropriée à la situation tragique à laquelle il s’agit de faire face. Suffit-il en effet, pour comprendre les événements de janvier et pour s’opposer à l’idéologie des terroristes, de rappeler qu’il y a eu de grands penseurs musulmans, qui comprenaient l’islam autrement que les assassins qui s’en réclament ? Est-ce répondre au discours religieux qui justifie ces assassinats que montrer la « valeur civilisatrice de toutes les religions ? »

Car il n’est pas rare qu’on tue au nom de sa foi. Allez visiter le Musée du Désert à Mialet2 pour voir en quoi le catholicisme a contribué à la civilisation ! Et si le christianisme ne se réduit pas aux croisades, à l’inquisition, aux guerres de religion, à la mise à l’Index de la plus grande partie de ce qui a été écrit de grand en matière de science et de pensée, au refus de la liberté de conscience et de la démocratie jusqu’au XXe siècle, à sa complicité active avec le franquisme, au refus de l’accouchement sans douleur, etc., il n’empêche que tout cela appartient au christianisme. Autre exemple. Un film, qui a eu un certain succès, raconte l’histoire d’Averroès. Le Destin de Youssef Chahine, sorti en 1997, nous montre le philosophe persécuté réfugié chez les Gitans : beau mensonge, sans doute pour échapper à la censure, puisque les historiens nous apprennent qu’il s’agissait de Juifs. Les Juifs n’ont jamais pu vivre libres et égaux en droits ni dans la civilisation chrétienne, ni dans la civilisation islamique : faut-il en conclure que pogromes et civilisation vont de pair ?

Formation religieuse ou philosophique ?

Qu’on ne m’objecte pas que les crimes commis au nom d’une religion ne nous disent pas la vérité de cette religion ou des religions. Les exemples que j’ai extraits de l’histoire du christianisme ne sont pas tout le christianisme, mais ces crimes ont tous été commis au nom du christianisme et justifiés en leur temps par de grands esprits – et non pas par une simple minorité devenue folle. Ce ne sont pas des accidents. Qu’ils horrifient des chrétiens et des musulmans sincères ne signifie pas que leur religion n’y est pour rien : aujourd’hui, l’islam et l’Islam doivent se demander pourquoi le terrorisme se réclame de la religion musulmane. Pourquoi, comme l’écrit Lucrèce, la religion a conseillé tant de crimes3 : comprendre Avicenne, prendre la mesure de la grandeur de philosophes musulmans et savoir qu’il y a une « spiritualité » musulmane comme il y a une « spiritualité » chrétienne ne nous éclairera pas sur une constante de l’histoire des religions dont les événements de janvier sont un des avatars.

La diversité des religions

La première chose à apprendre à des élèves et même à des étudiants qui entendent par religion leur religion, qu’ils soient juifs, catholiques ou musulmans, c’est que précisément leur religion n’est pas la seule. Qu’il y a des religions sans Dieu. Qu’on peut être civilisé sans être chrétien ou musulman, et même sans avoir de religion. Qu’il y a eu une religion païenne polythéiste, elle aussi inséparable d’une civilisation et même de la civilisation à laquelle nous devons la démocratie : car la démocratie n’est pas née en pays monothéiste, et elle a dû chez nous être conquise contre l’Église romaine : faudrait-il la dire païenne ?

La fin de la laïcité

La panique qui a pris le Ministère de l’éducation nationale après les attentats de janvier 2015 risque de nous amener, avec l’empressement de fonctionnaires zélés et sous un discours moralisateur de défense de la laïcité, à la fin de la laïcité : au retour du religieux comme pièce maîtresse du lien social. Ainsi l’usage idéologique de l’islam par des organisations terroristes internationales a gagné la partie. Mais sa victoire vient de ce que depuis longtemps le rapport de l’État au religieux a cessé d’être laïque.

 

Notes

1  Au second alinéa, on lit en effet : « La paresse et la lâcheté sont les causes qui font qu’un aussi grand nombre d’hommes préfèrent rester mineurs leur vie durant, longtemps après que la nature les a affranchis de toute direction étrangère (naturaliter majores) ; et ces mêmes causes font qu’il devient si facile à d’autres de se prétendre leurs tuteurs. Il est si aisé d’être mineur !… »

3  De la nature, I, 101. Et sur la découverte du manuscrit de ce poème au début du XVe siècle on lira le remarquable ouvrage de Stephen Greenblatt, Quattrocento, illustration aussi de l’histoire de la religion romaine.

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2015.