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« Les Désillusions de la démocratie » de Dominique Schnapper, lu par Catherine Kintzler

Analyser les « démons internes » de la démocratie : tel est le propos du livre de Dominique Schnapper Les Désillusions de la démocratie (Gallimard, 2024). Le titre fait évidemment allusion à celui de Raymond Aron Les Désillusions du progrès, allusion que confirment certains des thèmes abordés et l’idée dialectique qui rend compte de leur inévitable et contraire liaison – notamment égalité/inégalités, universalité/différenciation. Mais le livre va au-delà par ses objets très actuels (notamment les « critiques radicales » de la démocratie) et aussi parce qu’il porte à son maximum la thèse d’une « démocratie extrême », véritable retournement de la démocratie contre elle-même et en son propre nom. Ainsi la désillusion désigne à la fois les mouvements de forçage de la démocratie qui la délitent au prétexte de son inachèvement, et le regard analytique capable d’en exposer l’émergence comme celle d’éléments toxiques qu’elle secrète elle-même, les « démons internes » qui procèdent de son illimitation.

Un inachèvement principiel

Dans son principe, la démocratie contient le germe de sa propre déception, son inachèvement est inscrit dans sa visée du fait même qu’elle est une visée, une idée régulatrice. Cet inachèvement se déduit de l’illimitation qui caractérise le désir de liberté et d’égalité. L’idée démocratique inscrit donc au régime de sa propre négativité des tensions inévitables qui la nourrissent, la font travailler, mais qui, faute d’être pensées, la minent – il en va ainsi, notamment, de la tension entre l’idéal de citoyenneté et la perpétuation des identités, entre nation civique et nation historique. La faute de la pensée, et de l’action politique, consiste ici à durcir les termes de la tension qu’il s’agit au contraire de dépasser en les dialectisant.

Ainsi, le rapport à l’altérité ne peut être résolu ni par une position strictement différentialiste qui exalte le droit à la différence et renonce à la constitution d’un peuple politique, ni par une position strictement assimilationniste qui, au prétexte de construire une unité politique, prétend inclure l’autre en détruisant sa culture. Le véritable universalisme n’est ni une collection de particularismes ni une unification uniformisante, mais un horizon, une référence qui sait promouvoir la loi commune afin de préserver les droits des individus et faire place aux singularités. En soulignant que la conscience des inégalités et leur dénonciation suppose l’existence d’une norme commune à tous – ce qui oppose fortement les démocraties modernes aux démocraties antiques – Dominique Schnapper rejoint Francis Wolff pour qui l’universel est la condition des différences.

Cet inachèvement principiel dû à l’écart entre l’idée régulatrice et les sociétés concrètes qui s’en réclament se détaille en manquements et insuffisances, d’autant plus remarquables et remarqués qu’ils apparaissent et sont perçus comme insupportables alors que les acquis démocratiques progressent. On assiste alors à un instructif et minutieux tour d’horizon des déficiences, en forme de constat – des USA où persistent et insistent les groupes ethniques, à la France où l’effritement du salariat et la chute de la croissance signent le retour des inégalités.

Le constat s’achève par une analyse des aspects institutionnels, avec l’ébranlement de la république représentative fragilisée par la remise en cause de la délégation, la perte de confiance dans les institutions, la remise en cause des résultats électoraux et la crise de l’autorité. Sont cités en exemple les USA de 2020 et en France le second mandat d’Emmanuel Macron – il aurait peut-être été pertinent de rappeler le calamiteux référendum de 2005 où la défiance envers les résultats électoraux a véritablement été organisée par ceux mêmes qui auraient dû les respecter…

Les critiques radicales

Un tournant dans l’analyse apparaît avec la partie la plus actuelle du livre, consacrée aux remises en cause qui ne se contentent pas de pointer des défaillances, des manquements ou même des trahisons, mais qui au nom même de la démocratie récusent son existence et son principe. Il ne s’agit plus alors de failles, de déficits qui émaillent un parcours non discuté, mais bien de retournements par lesquels des démons internes viennent pervertir le moment démocratique.

L’auteur s’engage alors dans un examen des critiques radicales que l’on rencontre aujourd’hui – relativisme culturel, intersectionnalité, théorie critique de la race, décolonialisme -, et en élabore la critique appuyée sur des éléments précis. En réalité, ces concepts et ces études (effets du genre, domination européenne, études postcoloniales) prolongent bien des travaux menés depuis longtemps par la sociologie universaliste. Leur nouveauté n’est pas dans les questions qu’ils soulèvent mais dans l’orientation univoque du contenu des travaux, consistant à réinterpréter l’histoire mondiale à la lumière de la seule variable qui importe à leurs yeux : l’opposition dominants/dominés.

Le relativisme culturel, sous sa forme absolue, fait de la démocratie et de l’universalisme des particularismes européens. En refusant la primauté de la raison, il s’écarte lui-même de tout socle épistémologique partageable et s’inscrit dans une démarche militante. L’intersectionnalité, en plaçant son propre projet d’unification sous le régime de la seule opposition dominants/dominés, se retourne en morcellements identitaires concurrents. Considérer toute distinction comme une discrimination revient paradoxalement à exalter les affiliations et les assignations : on invoque les valeurs républicaines et on développe des concepts identitaires en réduisant tout discours critique à l’identité de celui qui l’énonce. Un effort de connaissance est disqualifié par la race de ceux qui s’y consacrent : on ne peut imaginer plus parfait exercice de la « racisation ». Le projet de « décoloniser le savoir », en réduisant le propos à l’identité de celui qui l’élabore, en le rangeant nécessairement sous bannière militante, se révèle comme une entreprise elle-même militante.

« Rejeter radicalement l’acquis d’une histoire intellectuelle au nom des caractéristiques de ceux qui l’ont construite par leur travail, juger les personnes et les événements du passé en fonction des valeurs du présent sont des procédés qui risquent de renvoyer à une forme de barbarie, les régimes totalitaires du XXe siècle l’ont démontré. La volonté d’effacer les traces du passé et d’exclure les héritages intellectuels plutôt que de les critiquer et de les réfléchir a toujours fait partie de l’arsenal idéologique du totalitarisme. Trop d’ambition démocratique peut devenir contraire à l’universalisme de la raison et à l’esprit de la démocratie. » (pp. 232-233)

À l’issue de cet examen critique fortement argumenté, la question se pose de savoir si une entreprise qui appelle à l’humiliation et à la pénitence d’un « privilège blanc » ne serait pas une forme de religion séculière (selon la thèse de John Mc Whorter). C’est probablement le cas aux USA, à ceci près qu’aucun projet salvateur n’est proposé. Dominique Schnapper préfère s’en tenir à une analyse plus immanente et rattacher ce radicalisme à l’essence de la dérive extrême de la démocratie, cette « démocratie non réglée » qui dégénère en revendication de toute-puissance et appelle à la destruction des singularités – ce que, note l’auteur, Montesquieu et Tocqueville avaient vu, mais, ajouterons-nous, ce que Platon avait décrit au Livre VIII de La République. Or la référence à l’universel comme horizon non seulement propose le seul socle épistémologique partageable, mais encore son histoire concrète atteste ses « effets bien réels » – on pensera notamment aux droits, particulièrement ceux des femmes, et à la réduction des inégalités.

La dynamique démocratique présente constitutivement le risque de dénaturer et même de retourner son propre projet d’émancipation, mais son principe lui enjoint de regarder les yeux grands ouverts ses démons internes et de les combattre : la démocratie est un régime essentiellement critique, un régime qui suppose l’élaboration continuelle de son propre savoir.

« Ce qui distingue la démocratie, ce n’est pas qu’elle échappe à ce qui nous apparaît, à nous démocrates, comme des dévoiements, souvent graves, c’est qu’elle est le seul régime qui, étant donné son principe, en reconnaît l’existence. » (p. 266)

Dominique Schnapper, Les Désillusions de la démocratie, Paris, Gallimard, 2024, 288 p., Bibliographie des (nombreux) ouvrages cités.

« Traité féministe sur la question trans » de Christine Le Doaré, lu par Valérie Soria

Valérie Soria propose une recension détaillée de l’ouvrage de Christine Le Doaré Traité féministe sur la question trans. De violentes polémiques, des solutions faciles à mettre en œuvre (Librairie BoD, 2024). Ce livre est précieux et très éclairant pour qui veut avoir une vue objective et mesurée concernant les débats sociétaux tournant autour de la question transgenre. Appuyé sur des données objectives chiffrées, il établit un état des lieux et propose des solutions de bon sens afin de permettre l’apaisement des polémiques.

Christine Le Doaré est une militante féministe universaliste et laïque. Elle a été Présidente du Centre LGBT Paris Île de France de 2005 à 2012, Présidente de SOS Homophobie de 1997 à 2003. Elle a exercé en tant que juriste conseil. Très engagée dans les combats féministes et lesbiens dans sa vie militante, elle possède une réelle expertise concernant les questions LGBT sans jamais transiger sur leur caractère universaliste, principalement l’égalité des droits et les droits des femmes1. Cet ouvrage est précieux et indispensable pour qui veut avoir une vue objective et mesurée concernant les débats sociétaux tournant autour de la question transgenre. Loin des ouvrages à teneur outrancière qui, de part et d’autre, agitent le microcosme médiatique depuis quelques années, Christine Le Doaré se fixe pour objectif dans son essai d’établir un état des lieux, de s’appuyer sur des données objectives chiffrées et de proposer des solutions de bon sens afin de permettre l’apaisement des polémiques.

«  Pendant des décennies la question trans n’intéressa que les personnes concernées ou spécialistes de l’identité sexuelle. Puis de rares féministes s’exprimèrent pour mettre en doute les théories trans-activistes ainsi que leurs modalités d’action »2. Depuis 2010, la polémique gronde entre les trans-activistes et les féministes radicales et universalistes : les parties en présence sont prisonnières de leurs logiques propres, il n’y a aucune communication entre elles. Débats militants, dira-t-on, à quoi bon s’y intéresser ? Il ne s’agit pas seulement de cela puisque les médias, en particulier les réseaux sociaux, sont touchés par ces affrontements très vifs. Au-delà de ces controverses, ce sont, pour les professeurs et personnels d’éducation, les élèves qui, à un âge où l’on se cherche, sont devenus les cibles de ces revendications. Personne ne peut donc balayer d’un revers de main ces questions de genre, de sexe, d’orientation sexuelle et d’identité de genre.

Mise au point lexicale : sexe, genre, orientation sexuelle, identité de genre

Pour avoir une vue claire sur ces sujets, il est nécessaire de s’entendre rationnellement sur les définitions élémentaires de termes qui sont souvent employés à tort et à travers. C’est ce à quoi s’emploie Christine Le Doaré dans le premier chapitre de son traité. Il s’agit de fixer les définitions du sexe, du genre, de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre.

« Le sexe est un ensemble d’attributs biologiques et de caractéristiques physiologiques et physiques qui permet de déterminer si un individu est de sexe masculin ou féminin. On s’attache donc aux chromosomes, aux niveaux d’hormones et à l’anatomie du système reproducteur pour savoir si un nouveau-né est de sexe féminin ou masculin »3. La définition est scientifique car « le sexe est […] une donnée scientifique observable et vérifiable et de manière indéniable »4. Bien entendu il peut y avoir des anomalies mais elles sont minimes. Le sexe existe bel et bien en tant que donnée biologique immuable, tout comme la différence des sexes, féminin et masculin. Nier cela revient à quitter le terrain de la science pour celui de l’idéologie qui relève de la croyance.

Qu’est-ce que le genre ? « Si le sexe décrit un ensemble de caractéristiques biologiques et physiques, le genre introduit une notion de construction sociale. Les rôles sociaux de genre féminin et masculin découlent de la domination masculine et du système patriarcal »5. La définition du genre obéit alors à une lecture féministe stricte. C’est intéressant car cela sera modifié par les théoriciens queer comme Judith Butler, figure emblématique de cette idéologie, qui introduisent la dimension de possibilité de réinterpréter le genre. Ce qui prévaut donc, ce n’est pas le sexe mais le genre et les stéréotypes de genre qui conditionnent le sexe. On assiste à l’effacement du sexe au profit du genre afin d’ouvrir l’espace pour réinterpréter le genre selon notre volonté et surtout selon le ressenti, car c’est bien de lui qu’il s’agit désormais chez les idéologues du genre.

La question se pose alors en ces termes : quelle est l’articulation entre le sexe et le genre et, par extension, l’orientation sexuelle et l’identité de genre sont-elles à traiter sur le même registre ? C’est la problématique déterminante et décisive de cet essai.

L’orientation sexuelle est : « […] une inclinaison, un mode d’attirance affective et sexuelle. Il en existe au moins trois : l’hétérosexualité, l’homosexualité et la bisexualité. Une personne est attirée de manière constante par les personnes de son propre sexe, du sexe opposé ou indifféremment par les deux ». C’est donc « un état de prédisposition amoureux et sexuel »6.

L’identité de genre, quant à elle, « […] a été initiée par les théoriciens queer et le mouvement LGBTQI+ pour déconstruire les catégories de genre, mais surtout pour élaborer les revendications propres aux personnes transgenres »7. Si ces deux dénominations se retrouvent placées sur le même plan, et qu’on postule qu’elles ont quelque chose de commun, alors cela signifie que le tournant pris par le militantisme LGBT, en devenant LGBTQI+, est légitimé à imposer un prisme qui a des répercussions non négligeables sur les luttes pour les droits des femmes mais aussi sur les revendications trans-activistes qui ont reconfiguré les luttes LGBT depuis plus d’une décennie. Et cela va au-delà, notamment chez les mineurs lorsqu’ils expriment leur désir de changer de genre parce que ressentant d’être nés « dans le mauvais corps ».

La question des mineurs et l’impact des écrans sur la perception de soi

Cette question des mineurs est centrale pour les parents, pour les pouvoirs publics et pour l’Éducation Nationale en particulier8. Lorsque nous sommes confrontés en tant que professeurs à ces questions d’identité chez nos élèves, nous sommes bien souvent dépassés par les enjeux et par la manière, pour un professeur de SVT ou de philosophie d’aborder l’éducation à la sexualité ou les notions de nature et de culture. Il est nécessaire voire souhaitable de bien maîtriser les distinctions conceptuelles que rappelle Christine Le Doaré, afin de rester objectif, rationnel et de ne pas entrer dans les polémiques et controverses militantes qui peuvent très vite dégénérer en accusations de transphobie. L’École a pour but d’instruire de la façon la plus rationnelle qui soit et de transmettre des connaissances objectives permettant d’accéder à l’autonomie de pensée et à l’exercice raisonné du jugement, tâches qui relèvent de l’exploit en cette période de primat du ressenti sur la pensée libre et sur les savoirs scientifiques.

Les réseaux sociaux prennent une part dominante dans l’effet de diffusion de la question transgenre, en particulier auprès des jeunes. Le temps passé devant les écrans et dans les groupes de discussion animés par les influenceurs est énorme. Pour un jeune enfant ou un jeune adolescent qui traverse, comme tout le monde durant une période de la vie, la question de l’identité, ces sites et ces groupes ont un fort impact sur leur personnalité. Par conséquent, les laisser livrés à eux-mêmes, dans cet entre-soi communautaire, dans cette « nouvelle famille », ne peut que fausser leur jugement et les conduire à engager des démarches de changement de genre sur fond de mal-être ou bien pour jouer avec l’identité et pas nécessairement en changer. Dans la balance, l’École et les familles ne pèsent pas lourd et il est important de mesurer l’influence que les réseaux sociaux, utilisés sans apprentissage du discernement, peuvent produire dans des esprits en devenir. Pouvoir disposer d’un lexique clair sur ces questions constitue un atout majeur pour les parents comme pour les personnels éducatifs.

Une inclusion qui exclut les féministes non intersectionnelles et réduit au silence les voix discordantes

L’ouvrage de Christine Le Doaré ne porte pas seulement sur les mineurs, il présente la question transgenre au niveau politique et sociétal selon plusieurs niveaux. Au chapitre 2, l’auteur aborde la reconfiguration du mouvement de libération homosexuelle et lesbienne qui, en cheminant avec les trans, est devenu LGBTQI+. « L’orientation sexuelle qui était l’ADN du mouvement de libération homosexuelle s’est selon certains enrichi des questions trans et pour d’autres, dilué voire perdu dans les questions d’identité de genre »9. Le maître-mot n’est plus l’émancipation mais l’inclusion. Devenir de plus en plus inclusif, ce mouvement s’est divisé en micro-identités, comme les intersexes, les genderfluid, les asexuels et tant d’autres identités particulières, ce qui produit  « une surenchère victimaire entre toutes ces ultra-minorités »10. Inclusivité paradoxale car, dans le même temps, les lesbiennes universalistes et les lesbiennes radicales sont vilipendées dans les cortèges en étant traitées de TERFs, de transphobes et de putophobes11. Ce ne sont pas seulement des invectives mais des menaces de mort, des agressions qui pèsent sur ces militantes féministes désormais bannies des marches LGBTQI+.

De quoi l’accusation de transphobie est-elle le nom ?

L’accusation de transphobie fait désormais partie des moyens d’ostraciser et de réduire au silence toute personne qui remet en question les diktats idéologiques des trans-activistes. Entendons-nous bien, Christine Le Doaré pose dans son essai les conditions de son analyse : il n’est pas question de bafouer les droits des personnes trans : « Des lois punissent toute discrimination ou violence à l’encontre des personnes trans qui ont parfaitement le droit de vivre leur vie comme elles l’entendent sans subir de rejet ou de jugement de valeur »12. En revanche, il s’agit également de respecter les droits des femmes et des mineurs et de permettre une parole libre, non parasitée par l’idéologie trans-activiste qui, d’ailleurs, ne remporte pas les suffrages de tous les trans.

Ces antagonismes méritent que l’on s’y attarde car ils mettent en relief des points d’achoppement qui questionnent. C’est d’abord un antagonisme entre les trans et les féministes non intersectionnelles. « Tant que les revendications trans portaient sur le droit de vivre sans discrimination ni violence, les mouvements féministes n’y trouvaient rien à redire. Quand les trans ont revendiqué de disposer de papiers d’identité conformes à leur sexe de réattribution, non plus »13. Que s’est-il passé pour que la situation dégénère ? L’imposition d’un nouveau lexique par l’idéologie trans-activiste a joué un rôle éminent dans la torsion de la réalité et dans la perte de toute rationalité scientifique. Il suffit de se rappeler le lexique trans du Planning Familial qui a fabriqué des termes et fourni des définitions destinés à servir l’idéologie du genre et le trans-activisme14. En somme une novlangue du genre qui efface la réalité du sexe et de la différence des sexes.

Le cœur de cet antagonisme entre les féministes et les trans-activistes concerne la plupart du temps les « femmes trans -m to f-, qui dans les premiers temps de leur vie ont été socialisées en tant qu’hommes » mais pas seulement car «  […] dans le sillage du mouvement LBTQI+ et du néo-féminisme queer, des hommes trans -f to m- sont devenus plus nombreux et plus visibles et désormais ce sont les filles qui transitionnent le plus »15. Une évolution majeure a eu lieu en quelques décennies, qui a eu des répercussions sur les femmes (dites femmes cis dans le lexique queer et trans-activiste, autrement dit les femmes qui sont en accord avec leur sexe biologique) ainsi que sur les lesbiennes. Toutes les transitions de genre ne s’accompagnent pas d’une transformation chirurgicale qui serait irréversible, mais comment penser l’augmentation chez les filles de cette réassignation de genre ? « L’homophobie, la lesbophobie en particulier, imprègnent toujours nos sociétés, et il n’est pas impossible que des jeunes femmes trouvent plus facile de changer de genre pour aimer des personnes de leur sexe plutôt que d’assumer leur homosexualité »16. Évoquer la résurgence des thérapies de conversion sous une forme nouvelle, celle accompagnée par les cliniques de transition de genre et par certains psychiatres complaisants, fait courir le risque d’être traité de transphobe. Or n’est-il pas raisonnable de prendre le temps d’examiner la demande de changement de genre lorsqu’elle est exprimée par un mineur, donc par un individu en devenir ? Pour les filles, combattre les stéréotypes sexistes au lieu de vouloir devenir un garçon est un chemin difficile, ce qui devrait nous questionner tous quant à ce qu’il reste à faire pour combattre le sexisme de façon efficace. Pour une lesbienne, il en va de même : s’assumer en tant que telle n’est pas acquis et force est de constater que le poids des normes et des stéréotypes est écrasant aujourd’hui encore. Pourtant, il y a mille et une façons d’être une femme, tout comme d’être un homme. Faut-il pour autant congédier le fait biologique et effacer le sexe au profit du genre ? Le renforcement des stéréotypes ne profite pas aux droits des femmes et, par extension aux droits humains.

Les droits et la sécurité des femmes en péril

Avec le trans-activisme et l’idéologie queer s’impose une nouvelle lecture de la réalité au détriment de toute rationalité scientifique. Mais cela va jusqu’à la mise au pilori des femmes qui osent interroger, avec ironie ou non, les présupposés et les conséquences de cette déconstruction débridée. Les procès en sorcellerie reviennent en force, il n’est que de songer au cas de J.K Rowling : «  L’auteure de Harry Potter condamne avec force et depuis toujours toute discrimination et violence à l’encontre des personnes trans. Féministe, elle milite pour la sécurité des femmes cis-genre mais elle a expressément souligné que les femmes trans devaient l’être aussi et avaient le droit à l’égalité et à la dignité »17. Or elle est la cible des trans-activistes pour avoir usé du vocable « femme trans » pour désigner les m to f, autrement dit les hommes qui effectuent une transition de genre pour devenir des femmes. « Femme trans » est considéré comme réactionnaire, transphobe et donc insupportable pour les nouveaux inquisiteurs qui menacent de manière violente des personnalités comme J.K. Rowling et bien d’autres18. Ce sont les féministes, lesbiennes ou non, qui font les frais de ces entreprises de démolition sectaires. Ce sont aussi des intellectuels, des professeurs, des journalistes qui sont victimes de harcèlement, de menaces et d’intimidation systématiques.

Par ailleurs, la situation dans les infrastructures où se trouvent les femmes fait question et ne peut que nous alerter : dans le sport et les compétitions sportives en particulier où des femmes trans affrontent des femmes cis-genre. Comment garantir l’équité et la sécurité ? « Les instances sportives internationales devraient mener de sérieuses études, distinguer les disciplines sportives qui mettent en jeu la force, la puissance et la vitesse des autres, c’est-à-dire la majorité, et dans ces disciplines neutraliser toute distorsion de concurrence en interdisant aux femmes trans –m to f- de concourir avec des femmes cis-genre ou leur attribuer un handicap pour rééquilibrer les chances .
La seule autre alternative consiste à créer des compétitions sportives pour les catégories cis-genre et trans. Ce pourrait d’ailleurs être la bonne réponse à cette problématique »19.

Ces questions de droits et de sécurité touchent aussi le milieu carcéral. Des femmes trans sont victimes de violence transphobe, d’agressions sexuelles dans les prisons. Ce fait est objectivement constaté et les réduire à l’isolement constitue une double peine. Par ailleurs, cette violence peut provenir de la part des femmes trans à l’égard des femmes cis-genre : des viols ont été comptabilisés, notamment au Royaume-Uni en 2021 ainsi qu’au Canada et aux États-Unis20. Il faut réfléchir à une politique d’incarcération qui prenne en compte ces données mettant les femmes en péril.

Adopter une approche nuancée et équilibrée

Christine Le Doaré met en relief « une concurrence des droits que rien ne légitime »21. Les femmes ont lutté pour leur émancipation et pour leurs droits et beaucoup de féministes voient dans les revendications trans qu’elles jugent excessives une résurgence de la domination patriarcale. Quant aux stéréotypes de genre que les féministes ont combattus, comment accepter que ceux-ci soient tout au contraire renforcés par les trans ? Il ne s’agit pas pour l’auteur de congédier le genre puisqu’il est « une construction sociale »22, il ne s’agit pas d’essentialiser et de parler de femmelité23 en versant dans un discours biologisant qui fait les choux gras de l’extrême droite identitaire, il s’agit plutôt d’équilibrer le débat et proposer des solutions raisonnables.

Le constat que dresse Christine Le Doaré alerte sur l’urgence de se réapproprier le débat : «  Nous sommes donc confrontés à une vague de transition de genre qui interroge et les droits des femmes sont menacés. Mais le problème que pose la question trans va bien au-delà, il est révélateur des dérives qui président [à] la manière dont sont traités les droits humains »24.

Au niveau international, ce qu’on appelle les principes de Jogjakarta ont été posés en 2006 par des militants LGBTQI+. Ce sont des principes juridiques qui portent sur les droits humains et qui mettent au même niveau l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Cette équivalence n’est pas sans poser problème, dans la mesure où l’identité de genre est construite et relève d’un ressenti qui peut concurrencer les droits des femmes et leur sécurité dans le sport ou dans le milieu carcéral et tout lieu où les femmes sont regroupées. Il est important que les décideurs politiques fassent la part des choses entre les revendications excessives des trans-activistes et plus globalement des queer et une attitude réactionnaire et régressive. « Pourtant, il n’est pas difficile de faire la distinction entre, d’un côté une juste lutte contre les discriminations, et de l’autre une nécessaire prudence quand il s’agit d’adolescents ou encore un minimum de décence quand il s’agit de protéger les femmes dans le sport, l’univers carcéral ou les lieux non-mixtes pour des raisons de sécurité »25.

La question de la sécurité revient souvent sous la plume de l’auteur, il faudrait en approfondir les dimensions et sans doute la considérer comme le préalable à l’émancipation. Le terme d’inclusion est sans cesse brandi par les trans-activistes et les libéraux, cela questionne quant à son articulation envisageable ou non avec l’universalisme. Les solutions passent par le dialogue entre les différentes parties et un certain courage politique au lieu de la frilosité et de la démagogie ambiantes.

Christine Le Doaré prend le parti de reconnaître « que les transgenres constituent une catégorie de personnes, au même titre qu’existent une catégorie de personnes femmes et une autre catégorie de personnes hommes »26. Elle élargit cette typologie à quatre catégories : femme, femme trans, homme, homme trans. Cela permet, selon elle, de développer à l’intérieur de chaque catégorie des particularités propres et de chercher des aménagements ajustables à chacune d’entre elles. Cela pourrait favoriser davantage d’équité au niveau des droits humains et dans les différents registres des pratiques sociales. On éviterait ainsi les polémiques et les affrontements délétères actuels. Aux militants trans-activistes et queer et aux décideurs politiques de faire preuve de courage et de volontarisme.

Une question subsiste après la lecture de cet essai très complet et mesuré : comment penser l’universalisme à partir de la typologie que propose l’auteur ? N’est-on pas plutôt engagé sur la pente d’un particularisme à géométrie variable qui certes a le mérite d’échapper à un inclusivisme mécanique et égalitariste mais laisse en suspens l’horizon universaliste source d’émancipation humaine.

Un essai mesuré à lire avec attention pour être plus informé et outillé sur ces questions brûlantes.

Christine Le Doaré, Traité féministe sur la question trans. De violentes polémiques, des solutions faciles à mettre en œuvre, Librairie BoD, 2024.

À lire également sur Mezetulle :

« Caroline Éliacheff et Céline Masson sont-elles ‘transphobes’ ? » Par Elisabeth Perrin https://www.mezetulle.fr/caroline-eliacheff-et-celine-masson-sont-elles-transphobes-par-elisabeth-perrin/

« Genre et islamisme intersectionnel, à partir de Judith Butler » par François Rastier https://www.mezetulle.fr/genre-et-islamisme-intersectionnel-a-partir-de-judith-butler/

« Au bon plaisir des ‘docteurs graves’. À propos de Judith Butler » de S. Prokhoris, lu par J. Favret-Saada https://www.mezetulle.fr/au-bon-plaisir-des-docteurs-graves-a-propos-de-judith-butler-de-s-prokhoris-lu-par-j-favret-saada/

Notes

1 – Le blog de Christine Le Doaré est consultable à partir du lien suivant : https://christineld75.wordpress.com/ . On lira avec profit le précédent ouvrage de Christine Le Doaré qui dresse un état des lieux des luttes féministes et du mouvement LGBT : Fractures. Le féminisme et le mouvement LGBT en danger (éditions Double Ponctuation, 2021).

2Traité féministe sur la question trans, p.7.

3Op.cit., p. 14.

4Op.cit., p.15.

5Op.cit., p.16.

6 Op.cit., p.19.

7 Op.cit., p.21.

8 – Sur ce que dit l’Éducation Nationale au sujet de la question des élèves transgenres, voir la circulaire Blanquer du 29/9/2021 : https://www.education.gouv.fr/bo/21/Hebdo36/MENE2128373C.htm

9 Op.cit., p. 29.

10Op.cit., ibidem.

11Op.cit. ibid. TERF est l’acronyme de Trans-exclusionary radical feminist, un vocable connoté de façon péjorative puisque désignant les féministes qui excluent les trans de leurs luttes.

12Op.cit., p.25.

13Op.cit., p.35.

14 – Voir pp. 36 à 42.

15Op.cit., p.43.

16Op.cit., p.44.

17Op.cit., p.63.

18 – Voir pp.63-75.

19Op.cit., p.57.

20Op.cit., pp.51-56.

21Op.cit., p.88.

22Op.cit, ibidem.

23 – Comme le font Marguerite Stern et Dora Moutot Transmania. Enquête sur les dérives de l’idéologie transgenre, Magnus, 2024.

24Op.cit., p.104.

25Op.cit., p. 107.

26Op.cit., p.110.

« Quand il aura vingt ans. À ceux qui éteignent les Lumières » de Chloé Morin, lu par Philippe Foussier

Chloé Morin est politologue, elle a travaillé auprès de responsables socialistes et a déjà à son actif plusieurs livres qui ont rencontré un succès mérité. Elle propose ici une réflexion stimulante sur ce qui est désigné sous le vocable de « wokisme ». Il s’agit d’un essai ponctué de cinq dystopies, lesquelles nous plongent dans un avenir possible si le phénomène se poursuit et elle y introduit aussi des entretiens avec plusieurs responsables politiques (Carole Delga, Edouard Philippe, Sandrine Rousseau, Marine Le Pen, Isabelle Rome…)1.

Quelques enquêtes d’opinion viennent éclairer le propos de l’auteur : contrairement à une rengaine souvent relayée, les idées « woke » n’ont rien de marginal et touchent assez massivement la jeunesse, en particulier via le monde universitaire. Et cela n’a rien de surprenant tant cette classe d’âge est « biberonnée à la culture anglo-saxonne ». Chloé Morin fait part de ses doutes, exprime sa volonté de comprendre le phénomène, « trier le bon grain de l’ivraie pour éviter que le bébé ne parte avec l’eau du bain ». Ce livre n’est pas l’expression d’un anathème ou l’œuvre d’un procureur qui aurait déterminé son verdict avant même d’entendre les parties en présence. Il traduit une interrogation sincère sur ce que serait la France « quand son fils aura vingt ans », en 2042.

À côté de cette distance revendiquée, l’auteur exprime clairement son positionnement politique, à gauche, et c’est de ce camp qu’elle décèle « la partition entre les chercheurs -sociologues, juristes, économistes et autres- et les entrepreneurs de mémoire qui ne vivent au fond que de l’exploitation des fractures, de la confrontation et de la victimisation ». Mais l’approche des chercheurs, la neutralité axiologique chère au sociologue Max Weber, a peu de chances de prévaloir dans la mesure où, par définition, le wokisme « tend à considérer qu’il faut avoir vécu pour comprendre et efface l’universel au nom de la primauté des expériences singulières ». Autrement dit, « quand les woke vous dénient le droit de parler de racisme si vous n’êtes pas noir ou de féminisme si vous n’êtes pas une femme, ils installent un récit de l’intolérance au nom justement d’une tolérance qu’ils revendiquent pourtant ».

Chloé Morin pointe les caractéristiques du wokisme, et d’abord « une manière de voir le monde, de le découper de manière binaire entre dominants et dominés, chaque catégorie étant irrémédiablement figée et hermétique ». C’est ensuite une mécanique de pensée, « une quête d’absolu : exemplarité absolue, pureté totale. Tous ceux qui penseront satisfaire l’ogre woke en rehaussant les standards nouveaux auxquels ils acceptent de se conformer se verront toujours rétorquer que ce n’est pas suffisant ». Mais l’auteur observe aussi que la pensée woke a incorporé des caractéristiques qui furent jadis l’apanage du camp réactionnaire : « En d’autres temps, ce sont les conservateurs qui ont tenté d’influencer l’art, à travers un encadrement de la liberté de création, pour inculquer au ‘bas peuple’ jugé forcément bête et inculte des règles de vie et principes moraux ». Le constat dépasse le champ politique pour embrasser la conception même de la vie en commun et vanter l’utilité du débat démocratique : « Là où nos anciens pensaient qu’une société plurielle, où un grand nombre d’idées pouvaient s’exprimer, était une richesse, nous tendons à considérer qu’une pensée sans aspérité est un confort qui mérite que l’on cède sur des principes fondamentaux pour le préserver ».

Chloé Morin consacre aussi des développements à la manière dont la science est contestée voire frontalement attaquée, en particulier aux États-Unis d’Amérique, mais pas seulement. L’auteur relève ainsi qu’à Sciences Po Paris, il existe des cours de sociologie du genre mais aucun enseignement sur la réalité scientifique de ce même genre. Elle examine aussi les évolutions en cours dans le monde de l’entreprise : « Mettre le doigt dans l’engrenage des revendications identitaires ne fait que nourrir l’escalade des demandes ». L’auteur nous invite à regarder un siècle en arrière : « Un ordre moral bourgeois voire franchement conservateur était en place. Il ne faudrait pas qu’il soit un siècle plus tard remplacé par un ordre moral progressiste ». Elle en appelle au « réveil » de son propre camp, la gauche, héritière des Lumières et pourtant si ingrate à l’égard de ce legs : si celle-ci « ne fait pas entendre sa voix, elle sera assimilée aux dérives wokes et utilisée comme un repoussoir et donc un marchepied vers le pouvoir par ceux qui s’opposent au wokisme ». Chloé Morin observe que le phénomène progresse surtout « en se jouant de notre propre faiblesse et de notre manque de courage » plutôt qu’en convainquant de nouveaux adeptes. Alors, courage !

Chloé Morin, Quand il aura vingt ans. À ceux qui éteignent les Lumières, Paris, Fayard, 2024.

1 – Mezetulle remercie la revue Humanisme, qui publiera cet article dans sa prochaine livraison (n°344).

Prendre au sérieux les croyances religieuses (sur un livre de R. Pouivet, par T. Laisney)

Thierry Laisney a lu le livre de Roger Pouivet La cohabitation des religions. Pourquoi est-elle si difficile ?, Presses universitaires de Rennes, coll. « Épures », 2024. En intitulant sa recension « Prendre au sérieux les croyances religieuses », il caractérise l’angle d’attaque de l’auteur, qui s’intéresse aux propositions avancées par les religions : les croyances religieuses n’échappent pas au principe de contradiction. Il en résulte que les désaccords religieux sont « insurmontables ». Pourtant l’impasse pratique n’est pas certaine : la distinction entre trois sortes d’exclusivisme permet de penser une cohabitation.

« La cohabitation des religions n’est possible que sur la base d’un désaccord insurmontable »

Il n’est pas facile de savoir précisément ce que croient ceux qui croient. Pourtant, et contrairement à l’idée répandue selon laquelle le vrai n’a pas sa place dans la religion, les croyants doivent bien adhérer à certaines propositions. Et comme ces propositions sont incompatibles d’une doctrine à l’autre, la cohabitation des religions est forcément difficile. C’est ce que soutient le philosophe Roger Pouivet dans un bref ouvrage1 paru au début de l’année.

Qu’est-ce qu’un croyant ?

Dans l’un de ses Propos2, Alain doute qu’il existe des croyants. En tout cas, il n’en a jamais rencontré : des pratiquants, oui ; des croyants, non. Il imagine un interlocuteur qui déclare que les dogmes lui sont indispensables. Mais pour Alain : « L’Église ne veut pas que ses dogmes soient dits utiles ; elle les donne comme vrais, vrais comme l’existence de cette table. » C’est un fait que les croyants se dérobent le plus souvent aux questions qu’on leur pose. Alors il faut chercher dans les livres une affirmation plus nette de ce que veut dire, par exemple, être chrétien :

« Un chrétien croit au Dieu que Jésus, le Christ, lui fait connaître. Le chrétien n’adhère pas à un monothéisme parmi d’autres, ne met pas sa confiance dans un Dieu issu de l’imagination des philosophes, ni dans celui, plus spontané, que notre religiosité naturelle nous présente, ni dans un Dieu qui serait l’équivalent d’une vague idée de transcendant dans un grand tout relatif, ni dans un Dieu confusément identifié à la nature. Bref, le chrétien est rebelle sur le terrain du transcendant : il a fait le deuil de toutes les représentations de Dieu qui se présentent naturellement. Il ne peut pas se contenter, le concernant, de la simple affirmation de sa foi en Dieu. Il croit en Dieu tel qu’il se donne à connaître par Jésus, le Christ3. »

Pour nous aider à sortir de cette confusion, Roger Pouivet éclaire la notion de croyance. Les croyances, quelles qu’elles soient, s’expriment dans des propositions. Une religion est faite d’un certain nombre de dogmes qui sont autant de propositions formant une doctrine. Par exemple : « Dieu existe » ; « Jésus est le fils de Dieu » ; « Muhammad est le prophète d’Allah », etc. « La racine d’une religion, écrit Pouivet, est fondamentalement intellectuelle : la vérité. » Selon lui, les croyances religieuses ont deux caractères : elles sont fondamentales et elles sont sérieuses. Fondamentales, en ce qu’elles touchent aux questions essentielles de la vie et du monde. Sérieuses, c’est-à-dire que ceux qui y souscrivent les conserveront même s’ils ne disposent pas d’une réponse pouvant convaincre un éventuel contradicteur. Selon Roger Pouivet – c’est un point très important à ses yeux –, cela ne retire pas à ces croyances leur caractère rationnel. Il s’oppose aux « puristes épistémologiques », trop étroitement attachés selon lui à l’exigence de justification, à la notion d’obligation épistémique.

La nature des désaccords religieux

En ce qui concerne les désaccords religieux, deux objections se présentent, une objection sociologique et une objection épistémologique. Pouivet écarte rapidement la première : il n’est pas vrai, d’après lui, que les désaccords religieux tiennent essentiellement à des conflits sociaux. La véritable raison de ces désaccords est de nature épistémologique : elle concerne la croyance et la vérité. Selon la seconde objection, la croyance religieuse n’est qu’une opinion, elle est subjective, privée ; elle ne peut s’élever au rang d’une connaissance. Dès lors, la religion perd toute prétention à la vérité, elle n’est plus qu’affaire d’expérience, de vécu. La phénoménologie, écrit Pouivet, supplante l’épistémologie, les pratiques l’emportent sur la doctrine. On perçoit l’utilité d’un tel point de vue : il fait disparaître la source des conflits religieux. Mais, comme le relève l’auteur, il n’est pas opportun d’opposer la croyance et la connaissance : la première n’est pas moins dirigée vers la vérité que la seconde. La thèse des deux régimes épistémologiques ne tient donc pas.

Roger Pouivet dénonce le sophisme selon lequel la pluralité des religions – un simple constat – prouverait que leur prétention à la vérité est absurde. Si les religions ne peuvent certes pas être toutes vraies simultanément, il est possible qu’une religion et une seule le soit. Des « preuves » ont d’ailleurs été apportées en ce sens. Le pluralisme (une norme : toutes les religions se valent) ne résulte donc pas de la pluralité (un fait : il existe de nombreuses religions). Déduire l’un de l’autre est, pour l’auteur, « un préjugé de notre époque » ; et l’idée que personne ne détient la vérité, « un slogan postmoderne ».

Les adeptes du pluralisme prétendent que les religions ne sont de toute façon que la transformation d’attitudes plus anciennes. Ou bien ils les cantonnent dans la sphère privée et dans le domaine culturel : « Culture et tourisme, ironise Pouivet, tel serait l’avenir des religions. » Le « fictionnalisme religieux » (on n’y croit pas vraiment mais on fait comme si) a également bonne presse à notre époque. Selon l’auteur, le pluralisme n’est rien d’autre qu’un relativisme et donc il ne vaut rien. L’inclusivisme, qui consisterait à insérer dans une religion des croyances provenant d’autres religions, est une chimère. On aboutit ainsi à cette conclusion politiquement incorrecte : « La cohabitation des religions n’est possible que sur la base d’un désaccord insurmontable ».

Trois sortes d’exclusivisme

Il faut prendre au sérieux les croyances religieuses : le principe de contradiction s’applique à elles comme aux autres. Pouivet repousse l’objection du sens : une religion, ce serait plutôt une façon de donner du sens à la vie. Il rejette aussi le soupçon d’arrogance et d’intolérance, qui sous-entend que la prétention à la vérité n’est pas légitime. C’est encore un préjugé postmoderne qui est à l’œuvre dans cette objection : la vérité serait impossible dans le domaine religieux. Pour un croyant, en réalité, il n’existe qu’une seule religion ; les autres n’en ont que l’apparence, et la tolérance ne se confond pas avec la conciliation. Roger Pouivet distingue soigneusement l’exclusivisme doctrinal, qu’il défend, de l’exclusivisme religieux, lequel pourrait déboucher sur l’exclusion, la conversion forcée, etc. La question n’est pas d’aujourd’hui. Lamennais, par exemple, s’exprimait ainsi il y a deux siècles :

« Nous le déclarons donc sans difficulté : oui, nous sommes intolérant, non pour les personnes, mais pour les doctrines. Jamais nous ne conviendrons que des croyances opposées soient vraies en même temps ; que deux hommes dont l’un nie ce que l’autre affirme aient tous deux raison ; qu’il soit égal de croire en Dieu, ou de nier son existence ; d’espérer une vie future, ou de n’attendre que le néant ; d’adorer Jésus-Christ, ou Vishnou ; d’obéir à l’Évangile, ou à l’Alcoran. Eussions-nous le malheur d’être sans religion, nous ne pourrions consentir encore à descendre à cet excès de niaiserie et d’absurdité ; il nous serait impossible d’étouffer à ce point les remords du bon sens4. »

Selon Roger Pouivet, une religion peut comporter de quoi exclure l’exclusivisme religieux : « Pour un chrétien, l’intolérance religieuse s’oppose à la justice et à la providence divines. »

Reste un troisième exclusivisme, l’exclusivisme sotériologique, celui qui est relatif au salut. Pouivet fait sienne la position traditionnelle de l’Église : ceux qui n’ont pas « la vraie religion » pourront tout de même être sauvés. Il évoque à ce sujet les « chrétiens anonymes » sans mentionner le nom du théologien qui a proposé cette notion : Karl Rahner. Roger Pouivet se prononce encore contre l’unanimisme religieux. Non, nous n’avons pas tous le même Dieu, tout simplement parce que les différentes religions n’ont pas le même concept de Dieu ; elles n’en offrent pas la même « description définie ». Répondant à deux nouvelles objections, l’auteur récuse l’idée qu’il y aurait un moment originel commun aux trois monothéismes ; il repousse également l’idée que nous puissions découvrir l’identité commune de Dieu. « Dieu », selon lui, ne désigne pas une catégorie d’êtres. Puisque la vérité est leur affaire, l’appel à la conversion est constitutif des religions : comment ne pas souhaiter que nos congénères passent du faux au vrai ? C’est là une autre conclusion politiquement incorrecte de l’exclusivisme doctrinal prôné par Roger Pouivet.

« Cohabiter avec ceux qui ont tort n’est pas chose facile », déclare Roger Pouivet. Mais il considère que le christianisme permet de vivre pacifiquement les désaccords religieux – il n’écarte pas la possibilité que ce soit le cas d’autres religions mais il dit ne pas les connaître suffisamment pour se prononcer sur ce point. Il n’aborde pas – ce n’était pas son propos – le rôle que peuvent jouer à cet égard les constructions institutionnelles et juridiques. Pour le reste, la fermeté de la position qu’il adopte en ce qui concerne la vérité, fût-elle religieuse, a de quoi séduire. La distinction qu’il établit entre exclusivisme doctrinal et exclusivisme religieux est particulièrement intéressante. Les croyants existent, nous en avons rencontré un !

Notes

1 – Roger Pouivet, La cohabitation des religions. Pourquoi est-elle si difficile ?, Presses universitaires de Rennes, coll. « Épures », 2024.

2 – 18 août 1908.

3 – Marie-Christine Bernard, Les fondamentaux de la foi chrétienne, Presses de la Renaissance, 2017, p. 102-103.

4Essai sur l’indifférence en matière de religion, 4e éd., 1822, tome second, préface, XXXVII.

« Qui a peur de Roman Polanski ? » de Sabine Prokhoris (lu par C. Kintzler)

En examinant le dossier des accusations portées contre Roman Polanski, Sabine Prokhoris n’entend pas seulement instruire le procès de « la toute-puissance irréfléchie des médias » et montrer comment celle-ci « a accouché de toutes sortes d’inepties destructrices présentées comme des ‘vérités’ incontestables » (Qui a peur de Roman Polanski?, Paris, Le Cherche Midi, 2024, p. 10). Elle n’entend pas seulement poursuivre l’investigation lucide et courageuse du fanatisme induit par le mouvement #Metoo1. Elle n’entend pas seulement démonter, pièce à pièce, les procédés de fabrication d’une image de prédateur sulfureux. Elle propose, par un chemin de traverse qui « prend les choses autrement », de parcourir la question de la vérité dans l’œuvre même de Polanski – exemple éminent de la puissance élucidatrice de l’art.

« On m’a accusé de tout, sauf d’être innocent »
(Le personnage de Jake Gittes dans Chinatown, cité p.160.)

La corrélation entre deux axes qui s’entrecroisent et s’entresuivent, l’un de démontage circonstancié, l’autre consacré à la puissance voyante du travail artistique, structure ce livre très riche et s’effectue sous la figure de ce que l’auteur appelle « le paradoxe shakespearien ». Ce paradoxe désigne l’ensemble des opérations poétiques par lesquelles l’artiste révèle la vérité en mobilisant l’imagination et les effets d’illusion2  – ce qui est le contraire d’une falsification.

Inscrit dans ce moment emblématique initial, le livre déploie, en de multiples chassés-croisés, le miroir pervers où se forge l’image cauchemardesque d’un réprouvé sulfureux, réfléchissant sous forme de grimace et à contresens un travail créateur qui donne à voir et à toucher le vrai.

« Par quels procédés le cauchemar du fake, comme issu du pseudo-film d’un pseudo-Polanski, a-t-il pu prospérer et, tel un mérule rongeant son existence, venir menacer jusqu’à l’indispensable espace de respiration créatrice qui sa vie durant lui a permis de vivre, et de survivre au pire ? »

À partir du traitement judiciaire initialement inique3 de l’affaire Samantha Geimer, on suit pas à pas la progression de la « machine à fantasmes » qui fabrique de toutes pièces le personnage malsain d’un violeur en série. Peu importe que l’infraction initiale, remontant à plus de 45 ans, n’ait pas reçu la qualification de « viol », peu importe que le seul fondement de cette tapageuse et interminable traînée de casseroles soit une série d’accusations, peu importe qu’un « témoin majeur » se soit rétracté par écrit. La « preuve par le soufre » et par le volume accusatoire fonctionne, refluant même jusqu’au meurtre de Sharon Tate en 1969, pourtant parfaitement élucidé et dont l’habillage mystico-hippie est une complète affabulation. La légende s’imprime d’un personnage trouble, malfaisant – et pourquoi pas satanique – d’autant plus qu’elle nourrit « la tranquille conviction que Polanski est un monstre ». Ne faut-il pas, en effet, une bonne dose de complicité avec « les forces du mal » pour laisser entrevoir la face sombre de l’Amérique en une « ironie ravageuse »4 ?

C’est dans ces accueillants filets, consolidés par le moment #Metoo, que tombe en 2019 « la nouvelle affaire Polanski » : la photographe Valentine Monnier accuse Roman Polanski de l’avoir violée en 1975. Sabine Prokhoris se livre à un minutieux et éblouissant démontage des procédés, tantôt grossiers (comme la photo de Paris Match qui montre Valentine Monnier jeune fille alors qu’elle a 63 ans aux côtés de Roman Polanski pris à son âge réel), tantôt subreptices (comme l’introduction insidieuse de l’indicatif à la place du conditionnel, ou l’usage privilégié du prénom pour la prétendue victime), de manipulation et de falsification employés par les médias et relayés par une partie non négligeable des responsables politiques.

Le livre se poursuit par une analyse, éclairée par multiples références littéraires où le lecteur puisera une nourriture consistante, de l’œuvre de Polanski – du Bal des Vampires à J’accuse, de The Ghost Writer à Chinatown, du Couteau dans l’eau à Répulsion, de Rosemary’s Baby au Pianiste. Analyse qui commence, comme il se doit, par un commentaire du Macbeth et placée sous le signe de l’enquête et de la vérité, laquelle apparaît non pas sous forme autocratique, dogmatique et finalement rassurante, mais frappée de la charge d’angoisse qui en est la pierre de touche et qu’un humour navrant et lucide fait fulgurer.

Sabine Prokhoris montre, en chaque occasion, l’entrelacement et la complicité de la littéralité et de l’inventivité, confirmant une fois de plus que

« loin de nous détourner du réel, la création artistique nous y rattache passionnément, profondément, au-delà et en dépit des déconvenues et douleurs que l’existence peut nous infliger. À condition que l’on ne cherche pas à s’évader de cette ‘autre dimension’ – celle de l’art – par des forçages interprétatifs qui la falsifieront. S’y perdront autant la fiction que la réalité. » (p. 147).

Elle souligne en quoi l’enquête est un ressort constant des films de Polanski et en quoi, dans nombre d’entre eux, la question des falsifications et de leurs procédés forme la trame de l’intrigue (notamment The Ghost Writer, J’accuse, Chinatown).

Le livre se termine sur Promenade à Cracovie5 et sur l’histoire de son boycott en France sous le rouleau compresseur du retournement victimaire par la déferlante #Metoo. Celle-ci n’hésite pas à reprendre sans vergogne, en la pervertissant, la célèbre formule « J’accuse » ; il faut sortir de cet ultime fake – ce pseudo-film d’un pseudo Roman Polanski – en rappelant que Zola, dans son manifeste, n’accusait pas l’accusé, mais les accusateurs.

Notes

1 – Cf. Le Mirage #Metoo (Le Cherche Midi, 2012), recension sur Mezetulle : https://www.mezetulle.fr/le-mirage-metoo-de-sabine-prokhoris-lu-par-c-kintzler/ Voir aussi l’article https://www.mezetulle.fr/metoo-prenons-garde-aux-sirenes/

2 – On en trouve la théorisation dans l’esthétique classique française, notamment dans les Discours sur le poème dramatique de Corneille, l’Art poétique et les Épîtres de Boileau.

3 – Dérive judiciaire mise en évidence par le tribunal régional de Cracovie. La traduction intégrale de la « Motivation du jugement définitif […] rendu le 30 octobre 2015 » (refus de la demande d’extradition de R. Polanski formée par des USA) est annexée au livre de Sabine Prokhoris, en un volume de 336 pages préfacé par les avocats Delphine Meillet et François Zimeray. Accessible en ligne : https://www.calameo.com/read/0047097988f2028c6d650?authid=uqk96lvJTsXa

4 – Cf. Rosemary’s Baby où à travers les conventions du genre fantastique s’inscrit la vérité de la vertu factice et de la « gentillesse » mièvre de l’Amérique.

5 – Documentaire de Anna Kokoszka-Romer et Mateusz Kudla.

Sabine Prokhoris, Qui a peur de Roman Polanski ? Paris, Le Cherche Midi, 2024.

Patrick Boucheron et Pierre-André Taguieff par temps troubles : recension croisée

Viennent de paraître deux opuscules semblant provenir de deux planètes différentes. L’un, de Patrick Boucheron1, médiéviste reconnu, professeur au Collège de France, propose une réflexion sur la catastrophe et se voudrait un signal d’alarme contre ce qu’il est peut-être encore temps d’éviter et qui se prépare sous nos yeux, l’avènement de l’extrême droite. L’autre, de Pierre-André Taguieff2, philosophe, politologue et historien des idées, analyse la matrice théologico-politique islamique qui a ravivé la démonisation des juifs et qui trouve prise sur une certaine gauche occidentale faisant de la cause palestinienne une nouvelle « cause du peuple ». Deux intellectuels qui proposent des outils de déchiffrement des « phénomènes morbides » propres aux temps présents.

Patrick Boucheron, Le Temps qui reste

La réflexion sur le temps est devenue une des spécialités de Patrick Boucheron. Comme à son habitude, il la mène d’une façon plus littéraire qu’universitaire et, quitte à forcer le trait, ce qu’on gagne en joli style (car si l’on veut laisser sinon sa marque, du moins une trace, mieux vaut ne pas écrire comme Mme Ernaux), on le perd en clarté démonstrative – même si, bien sûr, l’un n’exclut pas l’autre. Reste qu’on lira avec profit ces considérations où il arrive qu’une formule, une métaphore, loin de porter à faux, se fasse outil de déchiffrement. Instructif, le passage (p. 25) sur la distinction entre temps prophétique et temps messianique ; mais c’est pour, page suivante, voir Greta Thunberg transfigurée en Jeanne d’Arc des temps modernes (et le lecteur pense encore à Marx qui évoque les coups d’État des Bonaparte : une première fois comme tragédie, une seconde comme farce). Cette partie de l’opuscule, sauf erreur, invite le lecteur à prendre conscience de la gravité de l’heure, à songer qu’il faudrait agir.

Mais ce n’est que le hors-d’œuvre. Inutile d’avoir jeté un œil au menu pour connaître le plat de résistance. Le serveur, allégorie d’une classe dirigeante préparant le pire avec zèle, lève la cloche et voilà donc l’extrême droite. L’objet n’est jamais défini, comme si le texte n’avait au fond pas vocation à être largement diffusé, comme s’il n’était destiné qu’à un happy few d’admirateurs, lesquels, antifascistes professionnels, savent bien ce qu’est le fascisme ; un texte adressé aux fidèles auditeurs des radios de Radio-France où règne un gauchisme d’atmosphère (cédons à la mode et déclinons l’heureuse formule de Gilles Kepel sur le djihadisme). Trop intelligent pour se contenter de fossiliser le FN ou le fascisme, ce que font tous ceux qui nous avertissent, l’index raide, que rien n’a changé, Marine n’étant que Jean-Marie en jupe, l’auteur voit bien que certains veulent se confondre avec les héros des drames immenses du passé et qu’une « certaine gauche radicale, notamment, affecte cette posture d’une clandestinité sans danger » (p. 60). Lui voudrait donner dans l’audace.

Ce grand connaisseur de l’Italie (propos à prendre au pied de la lettre) échoue hélas à convaincre que Giorgia Meloni est l’abominable continuatrice du fascisme sous une forme différente et qui sévit d’une autre manière. Si l’on comprend bien l’auteur, n’est pas au pouvoir cette droite qui a déchiré, en 1995, à Fiuggi, sa chemise noire (et non « brune » – p. 55 – ; les chemises brunes, c’était en Allemagne) ; et il ne faut donc pas suivre les naïfs ou les complices qui parlent de post-fascisme pour « euphémiser [cette] extrême droite » et qui, dès lors, se rendent coupables d’un « renoncement moral » (Id.)3. Mais si l’auteur va souvent en Italie, il ne peut que se rendre compte que c’est bel et bien au prince de Lampedusa qu’il faut se référer – tout doit changer pour que rien ne change –, plus que, comme il le suggère, à Machiavel – « il faut conserver l’ombre des usages anciens » pour changer non le mais de régime (p. 53). Les analystes et commentateurs italiens ne s’y trompent d’ailleurs pas et parlent d’une coalition de centre-droit, peu ou prou continuatrice de la politique du gouvernement précédent. Patrick Boucheron donne ici corps à la formule d’Alain Finkielkraut selon qui le slogan des résistants post-modernes n’est pas : « Le fascisme ne passera pas ! » ; mais : « Le fascisme ne trépassera pas ! », tant il leur est indispensable dussent-ils le fantasmer – et le sentimental passage sur le poids des fantômes, ici celui des années 1930 (p. 55-57), inconclusif, nous perd dans les nuées.

Semblant ne pas trop savoir quelle forme donner à ses velléités d’engagement, vers la fin de la brochure, l’auteur confesse qu’il tâchera « toute sa vie de défendre indéfectiblement la cause des livres » (p. 62) ; voilà donc un historien bien téméraire mais qui ne va toutefois pas jusqu’à dénoncer la culture de l’effacement défendue par le wokisme – dont le foyer est l’université – qui aime tant réchauffer son doux fanatisme aux bûchers des livres qu’il proscrit – l’historien a-t-il à ce point la nuque bloquée, le regard affolé fixé tout à sa droite, au point qu’il ne voit rien de ce qui se passe sur sa gauche ? Il préfère ainsi dénoncer l’idéologie mortifère de l’enracinement – comment peut-on enjoindre à ses concitoyens de rester fidèles à une patrie, une civilisation ou une religion ? Et si, selon lui, les partisans de ce dernier sont déjà morts, il nous incite tout de même à combattre leurs cadavres (c’en deviendrait shakespearien)… Simone Weil, écrivant que « l’enracinement est peut-être le besoin le plus important et le plus méconnu de l’âme humaine4 » est-elle devenue infréquentable, cancelable ? La lecture des grands républicains de la Glorieuse Troisième montrerait à Patrick Boucheron que non seulement l’universalisme peut être enraciné mais que cet enracinement est la condition d’un universalisme humaniste. Contre les identitaires, l’auteur propose d’inventer « une riposte et, ultimement, un déplacement » – soit, mais ce déplacement le fait tomber dans les bras de la « grande penseuse de l’écoféminisme Donna J. Haraway » qui veut nous apprendre à « vivre avec le trouble » – merci, mais un grand écrivain nous suffira. L’historien avance cette idée : pour parer à l’orage, il suffirait d’« utopies concrètes »… Contre les tristes sires de droite, il invite à « une joie féroce, faite de patience et d’emportements, de douceur et de ferveur – une joie spinoziste, en somme » – qui a dit que M. Boucheron n’était pas capable d’auto-ironie s’il se parodie ainsi lui-même ? Il a en tout cas raison de déplorer le confort de la déploration dans lequel se prélassent les réactionnaires ; mais la négation férocement joyeuse, donc, du lent effondrement d’une nation, d’une civilisation, ou bien, au fond, la joie mauvaise que cela arrive, vaut-elle mieux ?

Patrick Boucheron, s’inspirant de Walter Benjamin, pense que la catastrophe n’est pas dans le surgissement de l’inattendu mais dans la continuation du pire. Donc pour lui, pour qui la gauche est le camp du Bien, le pire ne peut venir que de la droite au pouvoir, qui prépare l’avènement (le retour) de l’extrême droite. L’historien gagnerait à envisager que le pire peut aussi venir d’ailleurs, de son propre camp par exemple… C’est pourquoi on lira avec profit le « tract » récemment paru de Pierre-André Taguieff. Foin d’esthétisme, il démontre. La lucidité radicale est sa marque.

Pierre-André Taguieff, Le nouvel opium des progressistes-Antisionisme radical et islamo-palestinisme

Le pogrom perpétré le 7 octobre dernier par le Hamas a servi de révélateur, confirmant avec un sinistre éclat les analyses précédentes de l’auteur sur les métamorphoses de la judéophobie, sur celles de l’antiracisme et sur l’islamo-gauchisme voire l’islamismo-gauchisme. L’antisionisme sert désormais de paravent à ce que l’auteur désigne par le néologisme « judéomisie », laquelle se serait substituée en partie à l’antisémitisme ancienne manière (chrétien, nationaliste, racialiste) qui subsiste dans les milieux extrémistes de droite réduits à la portion congrue.

Pour avancer ses pions plus facilement, et s’exonérer de l’accusation infamante d’antisémitisme, on remplace, le procédé est connu, « juif » par « sioniste » ou par « Israélien », ce qui facilite le recyclage des clichés comme celui du complot juif mondial : les maîtres du monde sont, donc, les sionistes, les Israéliens (p. 40), les mêmes qui, on l’a vu lors de la riposte qui a suivi les violences du 7 octobre, ont « massacré les enfants palestiniens » – réactivation de l’image pluriséculaire du meurtre rituel d’enfants par les juifs (p. 56). Pour que cette substitution fonctionne, il faut que prévale, parmi les différentes significations, parfois contradictoires, de l’antisionisme, celle consistant en « la négation du droit à l’existence de l’État d’Israël ainsi que le projet et la volonté de détruire cet État-nation pour le remplacer par un État palestinien ou un État islamique » (p. 10) C’est que la cause palestinienne a été islamisée, surtout, selon l’auteur, depuis la révolution islamique iranienne de 1979 (p. 16). Pour Georges Bensoussan, on perçoit même déjà cette volonté chez le grand mufti de Jérusalem, Amine al-Husseini, à la fin des années 19205. Pierre-André Taguieff cite la charte du Hamas du 18 août 1988 qui place le combat de ses militants sous l’égide, notamment, de Hassan al-Banna, fondateur des frères musulmans : « Israël s’élèvera et restera en place jusqu’à ce que l’Islam l’élimine, comme il a éliminé ses prédécesseurs. » L’auteur mentionne plusieurs fois ce document à l’appui de sa démonstration (p. 10, 39-42). Certains objecteront qu’il a été amendé en 2017 dans le sens d’une atténuation ; mais il suffira de rappeler les faits du 7 octobre, rien que les faits, pour montrer qu’en esprit et en acte, le Hamas a toujours la charte de 1988 pour guide, que la volonté génocidaire du mouvement n’a pas faibli6.

Suivant cet antisionisme, s’est peu à peu imposée une inversion victimaire et les Juifs sont dépeints en nouveaux nazis7 – qu’on accuse de perpétrer un génocide dans la bande de Gaza –, les musulmans étant dès lors convertis en… juifs : on se souvient de cette sénatrice écologiste posant, lors de la manifestation contre l’islamophobie du 10 novembre 2019, aux côtés de gens portant une étoile jaune (non une étoile de David puisque à cinq branches) flanquée d’un croissant jaune et sur laquelle n’était pas inscrit le mot « Juif » mais « Muslim ». L’antisionisme radical des islamistes convergeant avec celui de l’extrême gauche, s’est opérée depuis les années 1960 « une lente réinvention d’une vision antijuive du monde, dont l’un des principaux traits est qu’elle s’est accomplie sur des terres de gauche et surtout d’extrême gauche au nom de l’« antiracisme » […] » (p. 15), un néo-antiracisme faisant de la cause palestinienne la cause des causes (p. 17). Grâce à l’islamo-gauchisme, concept forgé par Pierre-André Taguieff, une certaine gauche s’est trouvée un nouveau prolétaire à défendre, le musulman – commodément essentialisé pour être plus facilement enrôlé. L’ennemi est par conséquent l’islamophobe – en s’armant de l’islamophobie, invention frériste consistant à disqualifier toute critique de l’islam même, la gauche, naguère anticléricale, réhabilite le délit de blasphème…

Et donc « le regard islamo-gauchiste est hautement sélectif, en ce qu’il ne s’indigne que face à ce qu’il perçoit comme un « extrémisme de droite », censé être « réactionnaire », « raciste » et/ou « fasciste ». » (p. 18) Un vieux procédé stalinien : qui ne pense pas comme moi sert le nazisme. L’idéologie woke est en tout compatible avec l’islamo-gauchisme qui est même l’un de ses éléments (les passages consacrés à Judith Butler, Médine, Dieudonné, la France insoumise, aux Écologistes… larges citations à l’appui, sont pour le moins éclairants). Il règne à l’université et si son opuscule avait paru un peu plus tard, Pierre-André Taguieff aurait sans nul doute évoqué les présidentes des prestigieuses universités américaines de Harvard, de Penn State et du Massachusetts Institute of Technology (MIT), qui ont répondu le 5 décembre dernier aux membres de la commission de l’éducation du Congrès leur demandant si le fait d’appeler au génocide des Juifs constituait une violation de leur règlement, que cela « dépendait du contexte ».

Puisque les islamo-gauchistes défendent une société multiculturelle et multicommunautaire (p. 31), leurs adversaires sont les républicains en tant qu’ils sont universalistes, propugnateurs d’une instruction publique laïque, attachés à un État-nation souverain (article 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789). Aussi ces républicains sont-ils campés en intégristes, en identitaires, faisant le jeu du lepénisme (et, depuis quelque temps, du zemmourisme)… « La criminalisation de la laïcité républicaine est devenue un signe de ralliement. » (p. 30)

Le communisme agonise, s’il n’est pas mort, et les intellectuels en manque de sensations fortes se tournent vers l’islamisme. Ce nouvel opium « dérive d’un petit nombre de mythologies contemporaines, fabriquées sur la base d’idées fausses ou douteuses, voire délirantes » (p. 46). On peut selon l’auteur y voir les composantes de la vulgate antisioniste et pseudo-antiraciste d’aujourd’hui, composantes au nombre de quatre : d’abord le remplacement de l’antisémitisme par l’islamophobie ; ensuite, la confusion entre combat contre l’islamisme et rejet de l’islam ; puis l’islamophobie considérée comme cause principale de l’islamisme radical ; enfin la diabolisation d’Israël et son corollaire, la victimisation des Palestiniens.

Pierre-André Taguieff estime que de nombreux intellectuels français, obnubilés par l’islamophobie, l’extrême droite, le populisme, ont « largement ignoré, négligé ou sous-estimé l’islamisme radical, minimisant le terrorisme jihadiste en l’attribuant à des minorités marginales – grave contre-sens –, en même temps qu’ils détournaient le regard de la vague antijuive portée principalement par la propagande islamiste et ses relais politico-culturels à l’extrême gauche se voulant « radicale » » (p. 49-50) Reste que cette propagande n’a pas infusé qu’à l’extrême gauche et on sera tenté de nuancer la portée ici observée du divorce entre deux gauches. Si le socialisme belge en offre une belle caricature, il y a longtemps que la gauche de gouvernement française a abandonné universalisme, laïcité, indivisibilité, assimilationnisme (et même l’idée d’intégration) et s’est montrée perméable au frérisme par le biais de la « religion diversitaire » (Mathieu Bock-Côté), puis du wokisme. Reste cette gauche qui se poste au milieu de deux monstres : l’islamisme et l’extrême droite – les deux mâchoires de cette fameuse « tenaille identitaire » qui seraient d’égale force. Or selon Jean-Yves Camus, qui dirige l’Observatoire des radicalités politiques de la Fondation Jean-Jaurès, « la mouvance d’ultra-droite reste réduite [en France] à 3 000 individus environ, elle progresse très peu sur la longue durée. Et ni le RN ni Reconquête n’ont intérêt à se diaboliser en accueillant en leur sein des radicaux qui d’ailleurs, les trouvent trop prudents8 ». Les promoteurs de la tenaille identitaire donnent-ils dès lors dans ce que Lionel Jospin a appelé la comédie anti-fasciste9 ? On aurait aimé un mot sur cette question car si, comme le note Pierre-André Taguieff, les Juifs ont peur, après le 7 octobre, si, après avoir déjà fui la Seine-Saint-Denis, « ils s’apprêtent à fuir les « quartiers sensibles » partout dans l’hexagone, ces quartiers islamisés où ils sont devenus des cibles » (p. 56), ce n’est pas à cause de l’extrême droite.

 

Sans doute nos intellectuels ont-ils du mal à se défaire de leurs vieux schémas explicatifs. Conformisme institutionnel, incapacité, peur de l’isolement ? Or leur devoir moral ou, si l’on veut se placer sur un autre terrain, leur responsabilité professionnelle est, par temps trouble, de forger de nouveaux outils pour comprendre le monde. Certains s’y efforcent, au premier rang desquels, depuis de nombreuses années, Pierre-André Taguieff qui, jetant une lumière crue sur la réalité, aide à mieux « voir ce qu’on voit », à déchiffrer ce qui vient et donc à s’armer intellectuellement, moralement et politiquement.

Notes

1 – Patrick Boucheron, Le temps qui reste, Paris, Seuil (« Libelle »), 2023.

2 – Pierre-André Taguieff, Le nouvel opium des progressistes-Antisionisme radical et islamo-palestinisme, Paris, Gallimard (« Tracts » n° 53), 2023.

4 – Simone Weil, L’enracinement, Paris, Gallimard (« Folio essais »), 2013 (1949), p. 61.

5 – Georges Bensoussan, Les origines du conflit israélo-arabe (1870-1950), Paris, Humensis (« Que sais-je ? »), 2023, p. 35 sq.

7 – Après le 7 octobre, plusieurs commentateurs ont cité ces mots de Vladimir Jankélévitch, d’il y a une cinquantaine d’années, auxquels on ne peut pas ne pas penser ici : « L’antisionisme est une incroyable aubaine, car il nous donne la permission – et même le droit, et même le devoir – d’être antisémite au nom de la démocratie ! L’antisionisme est l’antisémitisme justifié, mis enfin à la portée de tous. Il est la permission d’être démocratiquement antisémite. Et si les juifs étaient eux-mêmes des nazis ? Ce serait merveilleux. » (Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible. Pardonner ? Dans l’honneur et la dignité, Paris, Seuil, 1986).

8Le Figaro, 28 novembre 2023.

9 – « Pendant toutes les années du mitterrandisme, nous n’avons jamais été face à une menace fasciste, et donc tout anti-fascisme n’était que du théâtre. Nous étions face à un parti, le Front national, qui était un parti d’extrême droite, un parti populiste aussi, à sa façon, mais nous n’avons jamais été dans une situation de menace fasciste et même pas face à un parti fasciste. » (Lionel Jospin, 29 septembre 2007, « Répliques », France Culture.)

« L’itinéraire philosophique du jeune Eric Weil » d’Alain Deligne, lu par Jean-François Robinet

En février 2023, Mezetulle faisait brièvement état de la parution du monumental ouvrage d’Alain Deligne L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil. Hambourg-Berlin-Paris (Presses du Septentrion, 2022). Jean-François Robinet1 en livre ici une lecture plus approfondie et se demande s’il y a rupture ou continuité entre le jeune Éric Weil des années 1930 et le philosophe de la maturité des années 1950.

On connaît relativement bien la vie d’Éric Weil (1904-1977) dans sa partie française (1933- 1977) avec ses différentes étapes : la participation au séminaire d’Alexandre Kojève sur Hegel, sa vie de prisonnier de guerre (1940-45), sa participation à la revue Critique avec Georges Bataille, sa carrière universitaire. En revanche, on connaît beaucoup moins bien la partie allemande (1904-1933). L’ouvrage pour le moins substantiel (805 pages) d’Alain Deligne comble cette lacune. Il nous éclaire sur la formation du jeune Éric Weil et son ancrage dans l’Allemagne des années 1920-1930. Il s’agit de penser le passage du jeune Weil au Weil de la maturité, celui qui écrit la Logique de la philosophie, publié en France en 1950. Certes, le Weil de la maturité ne se déduit pas de ses premières études, mais il peut mieux se comprendre, y compris à travers ce qu’il refuse de ses premières orientations. Alain Deligne ponctue son ouvrage de multiples réflexions sur les raisons qui peuvent expliquer la mécompréhension dont la philosophie weilienne a souffert lors de sa réception dans les années 1950-1960.

Gilbert Kirscher a écrit la préface du livre, où il explique l’originalité et l’intérêt de l’ouvrage. Il propose aussi à la fin de l’Introduction une chronologie complète de la vie d’Eric Weil.

Le livre comprend deux parties. Dans la première « Introduction » (p. 21 à 242), Alain Deligne fait la description détaillée de la vie d’Éric Weil de 1922 à 1933 : les cours qu’il a suivis à l’université, les professeurs qu’il a connus, sa vie d’étudiant, ses débuts dans la vie active, le contexte historique. Il commente de manière compréhensive les différentes étapes du parcours de formation du jeune Éric Weil. Dans la seconde « Anthologie » (p. 289 à p. 791), Alain Deligne publie 21 textes relativement courts qui vont de 1924 à 1936. Dans ces textes figurent des articles déjà publiés, mais aussi des manuscrits et des tapuscrits avec des ratures. Ces textes, qui « dormaient » dans l’Institut Éric Weil à Lille, Alain Deligne a dû d’abord les recopier, puis les traduire en français pour en donner une édition critique. Il les place à chaque fois dans leur situation d’émergence2.

Quels sont les éléments de la formation du jeune Éric Weil ? Étudiant en philosophie, il assiste à de nombreux cours sur les grands auteurs et sur l’histoire de la philosophie. Comment Éric Weil s’oriente-t-il ? Sur quel auteur porte-t-il son intérêt ? Comment comprend-il l’intérêt de la philosophie en général ? Nous distinguerons dans les 21 textes de l’Anthologie deux types de textes, ceux qui portent sur l’histoire de la philosophie et l’histoire des idées, ceux qui portent sur la philosophie comme telle.

Après des études secondaires au lycée de sa ville natale de Parchim (Mecklembourg) Éric Weil suit un an d’études de médecine. Puis il s’oriente vers la philosophie avec deux matières secondaires : la philologie allemande et l’analyse mathématique qu’il étudie aux universités de Hambourg et de Berlin. À l’Université de Hambourg Éric Weil suit les cours de Cassirer avec lequel il va finalement faire sa thèse de doctorat. Alain Deligne nous explique qu’à cette époque « toute une branche de la philosophie, néokantienne, longtemps guidée par des intérêts cognitifs en logique, mathématiques et physique, se tournait maintenant vers un autre type de philosophie, la philosophie de la culture. Cassirer était le représentant-type de cette évolution » (p. 78-79). Dans les années 1920 Cassirer produit son œuvre majeure : La Philosophie des formes symboliques en trois volumes : La langue (1923), La pensée mythique (1925), La Phénoménologie de la connaissance (1929). La culture couvre tous les domaines de l’existence : le mythe, le langage, la religion, l’histoire, la science, l’art, etc. Ce qui est commun à tous ces domaines est l’action de l’esprit humain qui donne forme au monde à travers le langage, milieu universel dans lequel s’effectue la compréhension. Chaque forme symbolique a sa propre logique et constitue une orientation. Ainsi dans le mythe le monde est vécu de manière sympathique, dans la religion le monde est divisé en deux, dans la science le monde est pensé comme objet d’analyse, etc. La culture se différencie en de multiples cultures avec comme finalité interne le développement de « la personnalité libre ». Éric Weil a-t-il écrit la Logique de la philosophie pour donner plus de cohérence à l’articulation des données culturelles et pour sortir du modèle restrictif des Lumières ?

En suivant son maître Cassirer, le jeune Éric Weil va s’intéresser aux philosophes de la Renaissance. Ces auteurs se trouvent à un moment décisif de l’histoire de la philosophie. Ils héritent du thème antique du cosmos, ils participent évidemment à la religion chrétienne et ils ont l’intuition d’une incompatibilité entre la nécessité cosmique et la liberté humaine. Ce qui se voit particulièrement dans la question de la magie et de l’occultisme. Éric Weil présente sa thèse La théorie de Pomponazzi sur l’homme et le monde en 1928, il a 24 ans. Pomponazzi se réclame d’Aristote. Dieu est le premier moteur du cosmos, partagé en monde sidéral et en monde terrestre. L’âme humaine est liée au corps, ce qui va à l’encontre du dogme chrétien de l’immortalité de l’âme. Donc le destin de l’homme se joue dans l’ici-bas. Pomponazzi critique les croyances aux miracles et aux prodiges. Ces croyances s’expliquent par l’imagination, l’espoir ou l’ignorance humaine. Il accorde toutefois une place à l’astrologie à partir de la cosmologie aristotélicienne et stoïcienne qui pose que le monde obéit à une nécessité générale et que le monde sidéral a un effet sur le monde terrestre en fonction d’affinités qualitatives. Éric Weil montre qu’il y a dans la philosophie de Pomponazzi une tension entre la cosmologie antique et sa philosophie morale qui annonce la liberté au sens moderne.

Dans l’Anthologie, la plupart des textes publiés par Alain Deligne portent sur l’occultisme. « Philosophie de la Renaissance et astrologie » date de 1929. « Pour la philosophie, la question de l’essence et de la signification de l’astrologie ainsi que de la magie débouche sur le problème de la liberté de la volonté […]. La question est donc de savoir si une éthique est seulement possible, à partir du moment où l’astrologie est une science et que la magie est une technique scientifique » (p. 497). Les croyances superstitieuses ne sont pas le fait d’une mentalité archaïque définitivement dépassée. « La superstition, ce sont les dimensions de la conception mythique du monde, la survivance souterraine d’une pensée qui, dans notre culture, qui est une culture de l’entendement, n’a pas droit à l’existence et qui cependant resurgit de temps à autre avec la force de l’inné » (p. 531), dit Éric Weil dans « notre superstition quotidienne » paru en 1931. Ajoutons sur la même question les textes sur deux auteurs épris d’occultisme : Friedrich von Gagern (1921) et Justinus Kerner (1932).

Les autres textes témoignent du fait qu’Éric Weil est un bon étudiant en philosophie. Citons quelques thèmes : « Fiches de lecture d’ouvrages commentés sur Platon et le néoplatonisme » (1920), « la critique kantienne de la faculté de juger et l’idée de fin dans le système aristotélicien » (1925), « Newton » (1932), « la place du Beau dans la philosophie de Plotin » (1932), « Hegel sur la littérature » (1935)….

En ce qui concerne la philosophie, quatre textes sont remarquables, dans l’ordre chronologique : « l’étudiant salarié », « sur la philosophie », « esprit et vie », « lexique ».

« L’étudiant salarié », conférence radiophonique prononcée à Berlin en 1930, est peut-être le texte le plus intime d’Éric Weil. Il parle à la première personne, ce qui est rare. Il énumère les différents « petits boulots » qui lui ont permis de gagner sa vie pour faire ses études : travailleur dans une fonderie, secrétaire dans une perception, précepteur d’un jeune Russe, employé de banque, représentant en produits cosmétiques, employé dans une librairie…. Gagner sa vie et en même temps faire des études universitaires est pour le moins difficile. Mais au-delà de son cas personnel, Éric Weil voit dans cette situation un côté positif pour la société. « Le salariat estudiantin me semble, tout compte fait, être la voie qui mène à la guérison de l’un des pires maux dans la structure sociale de notre peuple. Je veux parler de la dangereuse opposition entre ce qu’on appelle les gens cultivés et ceux qui ne le sont pas, entre ‘universitaires’ et ‘peuple’» (p. 657). Être intellectuel ce n’est pas vivre dans un monde à part !

« Sur la philosophie » est un texte bref de 1931. Il récuse deux orientations : la théorie de la science et la théorie de l’existence (au sens des existentialistes). « Quand je philosophe je veux quelque chose de bien précis […]. Je veux savoir comment j’en viens à moi, pour le dire plus simplement : je cherche le salut de l’âme […]. Je m’enquiers d’elle [de l’âme] comme possibilité réelle. La philosophie est cette question et en tant que telle, toute philosophie est philosophie pratique » (p. 569).

En 1932 Éric Weil s’entretient à la radio de Berlin avec Rudolph Kayser, écrivain et historien de la littérature. Rudolph Kayser adresse un reproche banal à la philosophie. La philosophie est éloignée de la vie concrète des gens, elle est abstraite. Seule la littérature est capable de dire la vie et les sentiments. Citons ce passage du dialogue :

« Kayser : Vous (les philosophes) élucubrez, vous théorisez (Ihr spintisiert, Ihr theorisiert) et ce n’est pas ainsi que vous en viendrez à configurer artistiquement la vie, qui est justement de nos jours tout à la fois si brûlante, si intéressante, douloureuse, et excitante.

Weil : Mais tu ne peux pas attribuer à la philosophie les mêmes tâches qu’à l’art ou à la littérature. La philosophie, tu le sais bien, ne veut en aucun cas configurer la vie au sens où le fait l’artiste, mais elle ne veut pas non plus théoriser sur elle, elle veut au contraire – en un mot – comprendre (begreifen) la vie » (p. 474).

Dans son lexique (1934-1935) Éric Weil définit ainsi la philosophie. « L’homme est toujours dans la vérité, car il est. Seulement il ne la connaît pas. […] S’il doit y avoir philosophie, c’est-à-dire vérité, le problème est donc de savoir comment le philosophe est possible, c’est-à-dire en tant que vivant qui se saisit sous le critère de la vérité, en d’autres termes, participant à la raison, sans pourtant être raison. Si la question ne peut être résolue, ou bien la philosophie est une illusion, ou bien le Je est contingent » (p. 764-765).

Maintenant comment comprendre le rapport entre le jeune Éric Weil des années 1930 et le Weil de la maturité des années 1950 ? Y a-t-il continuité ou rupture ? Sur cette question les spécialistes discutent. Alain Deligne critique l’article de Max Lejbowicz3, où ce dernier opte pour la discontinuité. « Si l’on suit l’œuvre de Weil dans ses tendances le plus importantes, on ne peut séparer de manière aussi forte, comme le fait Max Lejbowicz, entre le Weil des années trente et le Weil de la maturité, pour lequel ses intérêts antérieurs seraient devenus étrangers »4.

Il y a certes une continuité apparente. En 1938 Weil soutient à l’École Pratique des Hautes Études sa thèse en français : « La critique de l’astrologie chez Pic de la Mirandole ». Il semble continuer le travail entrepris en Allemagne sous la direction d’Ernst Cassirer et de Max Dessoir sur les auteurs de la Renaissance. Mais son inspiration générale n’est plus la même. L’arrivée d’Hitler au pouvoir l’a obligé à quitter l’Allemagne et à considérer les choses autrement. « Il arrive en philosophie que les maîtres involontaires vous enseignent plus que tant de maîtres qui le sont expressément. Mon maître involontaire fut Adolf Hitler » a-t-il confié à un ami italien. Désormais il se rapporte à l’histoire et non plus à la culture, témoin son article décisif de 1935 « De l’intérêt que l’on prend à l’histoire ». Il écrit la Logique de la philosophie pendant la guerre. Dans ce livre il recense les philosophies fondamentales en les radicalisant (« les catégories ») et il les ordonne en fonction de l’opposition entre la raison (discursive) et la violence. Nous assistons bien à un changement de paradigme. C’est pourquoi nous sommes tentés de dire qu’il y a deux Weil. On ne peut pas déduire la Logique de la philosophie du travail du jeune Éric Weil. Entre les années 1920-30 et les années 1940-50, Éric Weil effectue un acte de création qui relève du génie.

Merci à Alain Deligne pour ce travail rigoureux et documenté, qui nous permet de suivre l’itinéraire du jeune Éric Weil et de prendre ainsi la mesure de l’innovation créatrice de Weil dans son système. Lui seul pouvait écrire ce livre du fait de sa double culture, française (il a été étudiant en philosophie à l’université de Lille) et allemande (il a fait toute sa carrière comme enseignant-chercheur à l’université de Münster).

Notes

1 – Jean-François Robinet est professeur honoraire de philosophie en CPGE (classes préparatoires aux Grandes écoles).

2 – [NdE] Voir le sommaire dans l’article de février 2023.

3 – Max Lejbowicz, « Éric Weil et l’histoire de l’astrologie » in Cahiers Éric Weil I, Presses universitaires de Lille, 1987.

4 – « Die Philosophie Eric Weils » in Yves Bizeul (éd.), Gewalt, Moral und Politik bei Eric Weil, 2004, Münster, 2006, p. 49.

« La France en miettes » de Benjamin Morel, lu par Samuël Tomei

Il est convenu et convenable de s’afficher « girondin », donc partisan des libertés locales ; ainsi est-on un démocrate éclairé. Il est par conséquent convenu et convenable de repousser les « jacobins » et leur centralisme par nature autoritaire et archaïque, rappelant les heures les plus sombres de la Révolution française (ou celles du bonapartisme). Curieuse simplification sémantique, anachronisme grossier, grâce auxquels on peut disqualifier le caractère indivisible de la République française. Sus aux États-nations fauteurs de nationalismes donc de guerres. Et après tout, vos républicains patriotes de la Troisième et, plus tard, le général de Gaulle lui-même n’étaient-ils pas de fervents décentralisateurs ? Et c’est à qui fera tourner le plus vite la centrifugeuse. Au point, selon le politiste et constitutionnaliste Benjamin Morel (La France en miettes – Régionalismes, l’autre séparatisme, Paris, Cerf, 2022), que la France serait en miettes ; au point que le régionalisme tel qu’on le promeut ne serait autre qu’un séparatisme.

Au milieu de son livre, Benjamin Morel, en quelques pages, réduit à rien l’idée selon laquelle les Girondins auraient été décentralisateurs voire fédéralistes. L’auteur cite nombre d’historiens contemporains ayant fait un sort à cette idée reçue. On pense aussi à Alphonse Aulard qui déjà en 1901 la réfutait : « Pouvait-on citer un seul Girondin qui eût fait acte de fédéralisme ou manifesté une tendance fédéraliste ? Et qui donc avait prêché le fédéralisme à la France ? N’étaient-ce pas deux Montagnards, Billaud-Varenne en 1791 et Lavicomterie en 1792 ?1 » Benjamin Morel y insiste : pour tout révolutionnaire, la souveraineté ne saurait être divisée et c’est bien pourquoi les Montagnards, pour les frapper d’opprobre, vont accuser les Girondins de fédéralisme. Or ces derniers n’ont au contraire jamais réclamé que l’égalité de statut entre tous les départements, même en temps de guerre, quand les Montagnards voulaient réserver un sort particulier à Paris. Et jamais les Girondins n’ont imaginé rompre avec l’unité de la loi, jamais ils n’ont eu l’idée d’un pouvoir législatif délégué – ils n’étaient même pas décentralisateurs. (p.136-140) C’est donc par abus de terme qu’on a évoqué un « pacte girondin » lors de la révision constitutionnelle avortée en 20182.

La structure maurrassienne de l’ethnorégionalisme français

Tout le monde souhaite rompre avec la centralisation, autant les républicains attachés à la souveraineté nationale que, cela va de soi, les différents autonomistes, indépendantistes et autres nationalistes. Les sources et les formes diffèrent toutefois et la Révolution française partage les eaux. Les décentralisateurs républicains et ceux que Benjamin Morel appelle les ethnorégionalistes vouent aux mêmes gémonies la Constitution bonapartiste de l’An VIII. Mais c’est avant tout l’anticésarisme qui pousse les premiers à vouloir décongestionner le pays, conforter la démocratie en renforçant les pouvoirs locaux, à commencer par la commune et le département, cellules administratives et politiques de base de la République républicaine. Comme Pierre Legendre, l’auteur estime que la commune et le département ont « ouvert la voie à une décentralisation comme instrument de démocratisation et non comme outil de reconnaissance identitaire » (p. 85). La commune surtout. On se souvient qu’Albert Thibaudet est allé jusqu’à écrire que « la République est le régime du maire élu » : la loi de 1884 sur l’élection des maires est en effet aux yeux du grand critique « la loi essentielle et utile de la République, celle qui mieux que toute autre a assuré son triomphe et sa durée3 ». Cette décentralisation suppose que chaque entité soit pourvue des mêmes compétences. En outre, le découpage administratif ne saurait si peu que ce soit se fonder sur des critères ethniques ou linguistiques. (p. 69-84) Bref, à chacun son folklore, sa cuisine, son patois mais, dès qu’il s’agit de politique, de légalité, la République ne reconnaît que des citoyens égaux en droits et qui délibèrent en français.

Les ethnorégionalistes s’abreuvent, eux, au courant contre-révolutionnaire avec Charles Maurras pour figure centrale. On sait que l’attachement au « pays réel » – « ontologiquement premier » par rapport au pays légal, par rapport à l’État –, la défense de ses droits, de sa diversité, se trouve au fondement du nationalisme maurrassien4. Aussi, ici, la France intégrale est-elle la France fédérale. Mais pour éviter qu’un fédéralisme aussi poussé que possible ne provoque l’éclatement de la nation, Maurras plaide pour un État « en son centre très monarchique » et, à « son extrémité, très républicain, formé d’une poussière de républiques […]5. » C’est pourquoi, pour Maurras, la République ne peut pas décentraliser, encore moins la République parlementaire et il reprochera assez à Clemenceau6 et à Brisson, décentralisateurs fervents, de s’être mués en « centralisateurs féroces » dans l’exercice du pouvoir7. Le département, création de la Révolution, est ici voué à l’exécration même si, comme le rappelle à trois reprises l’auteur (p. 62, 85 et 140), il tient compte des limites des anciens bailliages et sénéchaussées. On pourrait même remonter dans le temps puisque l’historien Bertrand Lançon lui aussi note que le département n’a pas été conçu par des esprits ignorants des réalités locales donc de l’histoire : les révolutionnaires se sont, pour en tracer les contours, inspirés de la carte des cités gallo-romaines8. Le fédéralisme de Maurras est une doctrine « de l’autonomie locale ou tout au moins ethnique » ; il est un instrument de résistance à la pénétration des idées issues de la Révolution et des cultures exogènes ; il implique enfin que les collectivités votent leurs lois (p. 82-83). On retrouve là les traits principaux de l’ethnorégionalisme contemporain, en particulier, donc, l’ethnicisme, l’ethno-linguisme, plus précisément, à deux notables exceptions qui font justement écrire à l’auteur qu’il relève d’un maurrassisme mal compris. En effet, pour Maurras, la préservation de l’unité nationale est essentielle alors que, pour nos autonomistes et autres indépendantistes, la nation française doit avoir le même sort que Carthage pour les Romains. En outre, le fédéralisme maurrassien ne concerne que les provinces « gallo-romanes » ; il exclut donc l’Alsace, les Flandres, le Pays basque et la Bretagne… (p. 86-88)

Pro-pétainistes, pro-fascistes et pro-nazis

L’ethnorégionalisme prétend lutter contre l’impérialisme de l’État français, broyeur des identités locales. Sauf que les cultures régionales en question ont été « remodelées et idéalisées par des urbains en quête de racines ». (p. 28 et p. 57) Ils se sont à cette fin inspirés des royalistes ultras, des images d’Épinal et… des sociétés de tourisme. (p. 51) Cela au point que même l’architecture est contaminée par cette authenticité fabriquée et piquant est l’exemple choisi par l’auteur de la ville d’Hossegor aux constructions d’un style basque qui n’a jamais existé, « l’alliance entre l’ethnorégionalisme militant, le tourisme et le commerce [ayant] ainsi contribué à produire une culture locale artificielle vécue sur un mode existentiel ». (p. 56) Toutefois, les mouvements autonomistes ne se limitent pas à la sympathique disneylandisation de leurs desseins. L’essentialisme qui les caractérise les a naturellement fait glisser sur la pente qu’on imagine, pendant l’entre-deux-guerres, jusqu’à plonger dans des eaux sulfureuses. Le PNV basque (Partido Nacionalista Vasco) a été fondé par Sabino Arana Goiri qui « considérait les Basques comme le peuple élu et promouvait la pureté de la race basque9 ». (p. 92) C’est déjà beaucoup mais on précisera que le dessinateur du drapeau basque (l’Ikurriña), d’inspiration britannique, celui qui flotte à Bayonne aujourd’hui, était antisémite. Cependant, les Catalans, eux, s’imaginaient Celtes. Quant aux Corses, Santu Casanova, l’un des fondateurs du nationalisme, développait, à la fin du XIXe siècle, les « thèmes du sang, de la race, de l’instinct » ; dans les années 1920, le mouvement s’est étoffé et Petru Rocca, fondateur du bulletin A Mura, se rapprochait de l’Italie mussolinienne qui accorda bourses universitaires et voyages d’études aux jeunes autonomistes (p. 109) ; ledit bulletin donnait alors dans le racisme et l’antisémitisme avant d’être interdit et Rocca fut déchu en 1938 de sa Légion d’honneur pour avoir comploté contre la nation. Pour tous ces adversaires de la République fille de 1789, l’avènement du régime de Vichy fut donc une « divine surprise » : Pétain loua Mistral en 1940 et l’année suivante le maréchal fut fait sòci d’honneur du Félibrige et Charles Maurras en devint élu majoral. (p. 81) En Flandre, en 1940, on écrivit à Hitler pour demander le rattachement de la région au IIIe Reich. (p. 94) En Bretagne, rappelle Benjamin Morel, l’ethnorégionalisme s’est structuré autour du journal Breiz Atao « qui se qualifiera lui-même de national-socialiste », journal créé par Morvan Marchal, créateur du drapeau (le Gwenn ha du), d’inspiration étasunienne, celui de la région Bretagne de nos jours et qu’on trouve donc sur les plaques d’immatriculation des Bretons… Le PNB, le parti national breton, ne cachait pas alors son antisémitisme et tenta de négocier avec le régime nazi la création d’un État breton. (p. 94-95) Pour ce qui est des régionalistes alsaciens, ils eurent partie liée avec le régime nazi au point que les chefs de deux des nombreux mouvements intégrèrent la SS. (p. 96-97)

Or comme le souligne l’auteur, ce passé n’est guère passé. On a raboté les aspérités les plus saillantes, changé de vocabulaire, certains mots étant devenus moralement et légalement imprononçables, mais on justifie, on relativise : le coupable est (comme toujours) l’État jacobin, les résistants ont fait plus de dégâts que les collaborateurs etc. Dans les années 1960 et 1970, les mouvements régionalistes portent à gauche (sauf en Alsace) (p. 196-197), n’étaient, en passant, de fréquentes alliances avec le Front national. Puis l’ethnorégionalisme s’est éloigné de ce parti au fur et à mesure de sa « normalisation », les drapeaux régionaux disparaissant de ses défilés (p. 203). Avec le déclin des communistes et des socialistes, les régionalistes trouvent aujourd’hui nombre d’accointances avec les écologistes et avec la mouvance macronienne. L’auteur montre bien la plasticité de l’ethnorégionalisme, facilitée par la grande porosité des partis traditionnels à leurs thèses.

Malgré ces opportunes alliances, reste le noyau dur et qui explique l’absence de solution de continuité avec un passé trouble : « L’ethnorégionalisme est tenu par un héritage qui en structure le rapport au monde. Il est une force qui naît au XIXe siècle, reposant sur une vision conservatrice de la région comme cadre d’existence d’un peuple dont l’identité est antagoniste à celle de la nation. » (p. 201) Reste donc l’ethnicisme dont le principal vecteur, l’arme de guerre, est la langue.

La néo-langue, arme de guerre

Benjamin Morel souligne que ces langues sont en bonne part des reconstructions militantes. Le Félibrige, au milieu du XIXe siècle, fabrique une langue d’Oc artificielle inspirée par le provençal ; or, « si elle permet à ses auteurs de briller dans les salons parisiens, elle n’est en réalité parlée par personne » (p. 32). Pour le corse, on ne peut pas ne pas songer à cet extrait du discours de réception d’Angelo Rinaldi à l’Académie française : « Quelques victimes d’une sorte de régression infantile s’efforcent, là-bas, de promouvoir, au détriment du français, un dialecte certes inséparable de la douceur œdipienne des choses, mais dénué de la richesse de la langue de Dante. À la surface des sentiments et des idées, le dialecte ne creuse pas plus profondément qu’une bêche, quand il faut, pour atteindre les profondeurs, les instruments du forage, d’une langue à chefs-d’œuvre, telle que le français […]10 » ; et puisque, selon l’écrivain, « nous sommes devant une mosaïque de dialectes aux accents divers que leur sonorité apparente, dans l’ensemble, à celle d’un dialecte toscan qui n’aurait pas évolué depuis le Moyen Age11 », on va constituer un corse qui est selon certains puristes, rapporte Georges Ravis-Giordani, une sorte d’espéranto. (p. 32) Il en va de même pour le breton, synthèse forgée au début du XXe siècle. (p. 34)

Les régionalistes vont employer toute leur énergie à promouvoir les langues régionales, principal marqueur identitaire, fût-ce au détriment des langues locales. Le cas du breton est intéressant : on appose des panneaux en cette langue où on ne l’a jamais parlée, comme à Nantes ou à Rennes, zones gallo. Ce colonialisme, cet impérialisme – celui même qu’on reproche au français et à la culture française – va jusqu’à l’invention de noms (par l’Office de la langue bretonne) comme la commune de Monteneuf qui devient Monteneg, toponyme qui n’a jamais existé sous cette forme. (p. 43) Et Benjamin Morel fait bien de préciser qu’il est tout à fait favorable à la sauvegarde des langues régionales authentiques, pour peu qu’à Rennes, par exemple, on enseigne non, donc, le breton militant, le néo-breton, mais le gallo. C’est que, note-t-il fort à propos – idée qui revient dans son livre comme un leitmotiv –, « loin d’être une alliée [des ethnorégionalistes], la petite patrie [leur] est un danger. Elle est productrice de dissonance, car, plus proche, elle est un meilleur reflet du réel ». (p. 65). Aux yeux des ethnorégionalistes il s’agit de faire sécession par la langue, tant il est vrai qu’elle permet de « bâtir et cloisonner les univers mentaux et sociaux » (p. 191) D’où l’insistance à réclamer le bilinguisme des documents officiels, à obtenir les moyens d’enseigner, d’imposer la néo-langue locale.

La trahison des élites

Les républicains universalistes tendent à incriminer l’Union européenne dans l’essor de l’ethnorégionalisme, puisqu’elle s’est construite sur l’amnésie des États-nations en promouvant les grandes régions. Or l’auteur montre que c’est un peu malgré elle que l’UE, quand bien même travaillée au cœur par de très efficaces groupes de pression, a « stimulé le régionalisme » (p. 128). Pour l’auteur, à force d’invoquer l’UE, les ethnorégionalistes vont finir par la faire détester. Surtout, le séparatisme déstabilise les États et les rend moins avides d’une intégration qui déjà a vocation à les fragiliser. Mais, donc, le moteur de la division n’est pas à chercher à Bruxelles : « On peut reprocher à l’Europe beaucoup, mais la fusion des régions, la multiplication de collectivités à statuts particuliers et à ressorts identitaires sont uniquement le fruit de l’imagination destructrice de nos élites tricolores. » (p. 129) Lesquelles mettent ainsi un empressement confondant à vouloir ratifier la Charte des langues régionales, qui reconnaît des droits collectifs à des groupes ethniques et de ce fait a été censurée par la Conseil constitutionnel (p. 125). Ces mêmes élites, de tous bords, par cynisme, acceptent, on l’a vu avec les drapeaux régionalistes, l’effacement des symboles nationaux ; elles acceptent sans ciller la disjonction entre citoyenneté et nationalité, un des instruments les plus efficaces pour briser l’unité nationale – peut-être aurait-il fallu rappeler que le traité de Maëstricht (1992) avait donné le la en permettant l’éligibilité aux élections locales des citoyens des États membres. La plupart du temps, les partis nationaux traditionnels ont été pris à leur propre piège, échouant à assécher les mouvements ethnicistes en s’efforçant de récupérer leurs revendications, laissant donc aux séparatistes donner le tempo. La surenchère est devenue permanente entre mouvements (qui sera le plus « authentique » et donc le plus radical ?) et entre collectivités (telle veut autant de compétences que telle autre à qui on vient d’en accorder un peu plus pour avoir la paix). De nombreux exemples étrangers rapportés par l’auteur inquiètent. Est lancé un processus de désagrégation sur fond d’une décentralisation de plus en plus illisible, une décentralisation asymétrique impliquant la fin de la solidarité nationale (p. 246). Pour Benjamin Morel, la différenciation territoriale, qui s’impose avec une force croissante depuis vingt ans, est le « tombeau de la France ». (p. 259) Bref, sous couvert de modernité, on ne nous promet rien d’autre qu’un retour au féodalisme. La République est morte, vive l’ancien régime…

L’ombre de Mirabeau…

Plutôt que d’y voir l’éloge d’une France centralisée et niveleuse, il faut considérer cet ouvrage non seulement, certes, comme un vibrant plaidoyer pour un modèle politique sabordé avec un acharnement consciencieux par nos élites, mais aussi comme le plus bel hommage aux petites patries12 sans lesquelles la République indivisible ne serait qu’une construction aussi artificielle que les régions des ethnorégionalistes, les petites patries qui sont la condition de la Grande, laquelle, en retour, les préserve de toute régression raciste.

La fin de ce livre courageux, franc, net (non dénué de piques ironiques), se veut volontariste – mais on sent que l’auteur, au milieu des décombres et avant que quelques pans de murs encore d’aplomb ne s’effondrent à leur tour, brûle de dire : « Vive la République quand même ! » Aucun des lecteurs de Benjamin Morel n’aura d’ailleurs si peu que ce soit été surpris par la déclaration du chef de l’État devant l’assemblée de Corse, le 28 septembre 2023, premier président de la République à envisager l’autonomie de l’île. Ce séparatisme est-il moins mortel à la nation que l’autre ? Bien sûr, on songe à Mirabeau rappelant à l’Assemblée nationale, le 19 avril 1790, qu’avant de constituer une nation, les Français étaient « une agrégation inconstituée de peuples désunis ». Tout est à recommencer.

Benjamin Morel, La France en miettes – Régionalismes, l’autre séparatisme, Paris, Cerf, 2022, 265 p., 20 euros

Notes

1 – Alphonse Aulard, Histoire politique de la Révolution française – Origines et développement de la démocratie et de la République (1789-1804), Paris, Armand Colin, 1901, p. 401

3 – Albert Thibaudet, Les idées politiques de la France, in Réflexions sur la politique, Paris, Robert Laffont (« Bouquins »), 2007, p. 173. Les idées politiques de la France a été publié en 1932.

4 – Cité par Axel Tisserand, Actualité de Charles Maurras – Introduction à une philosophie politique pour notre temps, Paris, Pierre Téqui, 2019, p. 233-235.

5Op. cit.

6 – Je me permets de renvoyer à mon article : Samuel Tomei, « Georges Clemenceau : la décentralisation au service de l’émancipation individuelle », in Vincent Aubelle et Nicolas Kada, Les grandes figures de la décentralisation – De l’Ancien Régime à nos jours, Paris, Berger-Levrault, 2019, p. 181-196

7 – Charles Maurras, « Le Roi et les Provinces », Revue Fédéraliste, n° 100, Guirlande à la Maison de France, préface de Georges Bernanos, 1928.

8 – Bertrand Lançon, Quand la France commence-t-elle ?, Paris, Perrin, 2021, p. 57-59.

9 – Benjamin Morel cite ici Frans Schrijver.

11 – Angelo Rinaldi, « Ils ne le lâcheront pas ! », Le Nouvel observateur, 10-16 août 2000.

12 – Voir Jean-François Chanet, L’Ecole républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996, et Olivier Grenouilleau, Nos petites patries – Identités régionales et Etat central, en France, des origines à nos jours, Paris, Gallimard, 2019

« L’animalité de l’homme dans les ‘Fables’. Se rafraîchir à La Fontaine » de Pierre Campion

Avec ce bref et beau livre1 de variations sur vingt et une Fables de La Fontaine, précédées d’une méditation substantielle intitulée « Des animaux et des hommes » et d’un commentaire du Discours à Mme de la Sablière, Pierre Campion offre un bijou à ses lecteurs. C’est un régal pour la pensée et pour le plaisir d’une double lecture – celle de La Fontaine et celle de l’auteur qui s’y rafraîchit et nous éclabousse avec des cristaux lumineux de culture et de réflexion.

« Mon sentiment a toujours été que quand les vers sont bien composés,
ils disent en une égale étendue plus que la prose ne saurait dire ». La Fontaine2

L’emblème de l’animalité qui enveloppe le livre ne doit pas nous tromper : il ne s’agit jamais de réciter la leçon réductrice convenue renvoyant l’homme à des « racines » bêtifiantes pour lui enjoindre férocement le « mépris de son être »3. L’animalité est ici une fonction réflexive par laquelle l’humanité, en se réassignant humainement à l’animalité, retrouve ce qu’elle s’acharne à renier et qui l’éloigne de la bestialité : la conscience de l’altérité, laquelle se nourrit du corps. Cette fonction s’active dans la fable et ses métamorphoses, et ce n’est certes pas seulement pour des motifs chronologiques que l’ouvrage se termine par une rumination sur l’une des dernières Fables de La Fontaine « Les Compagnons d’Ulysse », où la question de vivre humainement son animalité est massivement posée – comme il se doit, on ne peut la résoudre qu’humainement c’est-à-dire de travers.

La traversée rafraîchissante que déploie le livre reste constamment fidèle au principe de matérialité raffinée auquel tout lecteur d’un texte en vers devrait s’abandonner, au rebours de ces diseurs professionnels, qui, ne cessant de vouloir excuser les classiques d’avoir écrit en vers, s’ingénient à rabattre la plurivocité par une diction réductrice à une prose condescendante (« voilà ce qu’il faut comprendre… »). Mais non ! Il faut réciter les Fables, en y observant les relations logiques implicites (de rime à rime, d’hémistiche à hémistiche) que le vers, par sa seule nature, impose, produisant

« non pas tel ou tel sens déjà constitué, mais des effets nouveaux de sens combinés et dynamiques […] Ainsi le Lion :

‘Même il m’est arrivé quelquefois de manger
le Berger’ »4

Le cheminement de ces variations et de ces réflexions convie à une découverte sans cesse renouvelée où se dégagent des strates de lecture à la lumière de la matière du vers, où une moralité peut en cacher une autre, plus profonde et plus dérangeante, part d’ombre que révèlent la lucidité de l’écriture, la bonne fortune de la plume qu’il faut avoir le cran de saisir dans sa cruelle frivolité5.

Chacun de ces « objets lyriques parfaitement identifiés »6 trouve, avec la variation que lui appose Pierre Campion, une mise en relief qui, au contraire d’une sèche et épuisable explication de texte, se présente elle-même, avec un grand bonheur d’écriture, comme un objet littéraire épanouissant. Les références populaires, proverbiales et fabuleuses – où « œuf » sonne avec « bœuf », où s’assemblent des « groupes improbables », où des canards proposent un vol transatlantique à une tortue – apparemment naïves, y rivalisent, en une joyeuse érudition, avec les clins d’œil lettrés et les allusions mythologiques. Chacun y trouve son compte et, poussé hors de l’ornière de ses familiarités savantes, découvre l’étrangeté ravissante d’un ailleurs qui le hisse sur des hauteurs et des parallèles littéraires qu’il ne soupçonnait pas7.

Et le philosophe aussi y prendra du grade tout en en prenant pour son grade ; même les cartésiens fervents (au nombre desquels, car c’est une béatitude littéraire aussi, j’ai le bonheur de me compter) redécouvriront, avec les charmes du continuisme, le Descartes dubitatif qui s’interrogeait sur l’union de l’âme et du corps.

« Ainsi, à l’égal des êtres physiques et des êtres de raison, les fables sont-elles des êtres, d’imagination ; ceux-ci, ni plus ni moins attribuables au nom du fabuliste que ne le sont à Descartes son cogito et sa méthode ou à Pythagore son théorème. Le travail de la fable se constitue en une petite forme lyrique qui mette en résonance : tels vivants, telle poétique et telle pensée, selon telles émotions du fabuliste et telles de son lecteur. C’est cela qui la fonde en vérité. Elle a le primesaut, l’insolence et l’évidence des êtres de la nature ; elle suggère de l’homme ce que le discours anthropologique, même philosophique, ne peut pas dire »8.

Notes

1 – Pierre Campion L’animalité de l’homme dans les Fables. Se rafraîchir à La Fontaine, Presses universitaires de Rennes (collection « Épures »), 2023, 144 p.
Voir le site de Pierre Campion « À la littérature » http://pierre.campion2.free.fr/accueil.html

2 – « Inscription tirée de Boissard », Ouvrages de prose et de poésie, 1685. Cité par P. Campion p. 19.

3 – « Il n’est rien si beau et si légitime que de faire bien l’homme et duement, ni science si ardue que de bien et naturellement savoir vivre cette vie ; et de nos maladies la plus sauvage c’est mépriser notre être. » Montaigne, Essais, III, XIII. Cité p. 136.

4 – P. 20. La fable citée est « Les Animaux malades de la Peste ».

5 – On se reportera, par exemple et entre autres aux fables « Le Chien qui porte à son cou le dîné de son maître » (p. 22) ou « L’Ivrogne et sa Femme » (p. 59).

6 – P. 26.

7 – Montaigne, Sévigné, La Rochefoucauld (bien sûr!) mais aussi, entre autres, Mallarmé, Thomas Mann, Francis Ponge.

8 – P. 41.

« Vers une société communautariste et confessionnelle. Le cas Samuel Grzybowski » d’Aline Girard, lu par Philippe Foussier

Avec le livre Vers une société communautariste et confessionnelle. Le cas Samuel Grzybowski (éd. Pont9, 2023), Aline Girard signe une enquête fouillée sur Samuel Grzybowski, personnage aux facettes multiples qui fonda à 16 ans l’association Coexister. L’auteur montre comment les ambitions communautaristes et « interconvictionnelles » du jeune doctrinaire se sont toujours conjuguées avec un sens des intérêts impressionnant.

Coexister, Convivencia, la Primaire populaire… On pourrait en citer bien d’autres, de ces structures dirigées ou inspirées par Samuel Grzybowski. Secrétaire générale d’Unité laïque, Aline Girard signe là une enquête fouillée sur ce personnage aux facettes multiples qui fonda à 16 ans Coexister, une association qui a obtenu en quelques années une respectabilité et une notoriété saisissantes. L’auteur montre clairement comment les ambitions idéologiques du jeune doctrinaire se sont toujours conjuguées avec un sens des intérêts impressionnant. Il s’est rapidement imposé au centre d’un réseau qui a ouvertement pour objectif de servir le soft power américain. Comme le note Jean-Pierre Sakoun dans la préface de ce petit livre aussi dense que documenté, « à travers think tanks, fondations philanthropiques, multinationales socialwashed et greenwashed, toute la politique des États-Unis concourt à fournir à la nébuleuse de l’interconvictionnel, du community organizing et du social business les moyens de son emprise progressive sur la société française ».

Ingénierie socio-politique de l’interconvictionnel

Coexister, que Samuel Grzybowski fonda en 2009, est probablement la structure la plus connue de ce réseau dans lequel l’intéressé joue un rôle majeur. Mouvement de jeunesse « interconvictionnel », l’association entend proposer « une nouvelle façon d’appréhender la diversité de religions et de convictions ». Elle ne met pas son drapeau dans sa poche et affiche sa défiance à l’égard d’une laïcité française décrite comme « laïciste », préférant de loin un modèle tel qu’il prévaut dans l’univers anglo-saxon, fondé sur la coexistence communautaire et confessionnelle. Regroupant des jeunes croyants de différentes confessions, Coexister entend démontrer que cette approche est adaptée aussi à la France, quand bien même une majorité de ses citoyens se déclare agnostique ou athée. Mais qu’importe, Samuel Grzybowski, à l’image de ces Young Leaders distingués en masse par les États-Unis pour constituer des relais de sa vision du monde de l’organisation des sociétés, sait que le multiculturalisme a le vent en poupe et il surfe ainsi sur une vague porteuse.

« Par le biais de ces ONG, lobbies, think tanks et organisations philanthropiques dotés de financements privés considérables et spécialisés dans l’ingénierie socio-politique, les États-Unis installent un nouvel ordre du monde en répandant leur modèle de société », explique Aline Girard. Il n’est pas anodin que cette entreprise idéologique se déploie tandis que l’islamisme avance parallèlement ses pions et se heurte, dans ses versions frériste ou salafiste notamment, à la laïcité française et au-delà à la notion de citoyenneté républicaine qui ne reconnaît, à l’inverse des pays anglo-saxons, que des individus et non des groupes, qu’ils soient fondés sur l’ethnie ou sur la religion. Car les réseaux entretenus par Coexister et ses ramifications trouvent dans les ambitions de l’islamisme des relais efficaces, comme l’auteur le démontre avec précision. On n’est ainsi pas surpris de retrouver en 2015 l’incontournable Grzybowski signataire d’un appel deux jours après le massacre du Bataclan, côtoyant visiblement sans gêne aucune le rappeur Médine, celui-là même qui appelle à crucifier les « laïcards » et à l’application de la charia. Le CCIF, officine frériste dissoute depuis par décret, figure aussi dans cet aréopage de signataires.

Lexique clérical

Si on entend un peu moins Samuel Grzybowski depuis quelques mois, il était néanmoins apparu sur le devant de la scène politique en amont de la dernière élection présidentielle. Il fut en effet l’un des principaux initiateurs de la Primaire populaire, qui entendait désigner le candidat unique de la gauche à ce scrutin. On se souvient peut-être des conditions particulièrement fantaisistes dans lesquelles cette aventure s’était fait connaître, écartant des candidats pourtant déclarés (Poutou, Roussel, Arthaud…), en retenant certains qui n’étaient pas candidats (Ruffin notamment) ou bien encore imposant leur présence à d’autres qui ne voulaient pas y participer (Mélenchon, Hidalgo, Jadot…).

Finalement, au terme d’une procédure particulièrement obscure, avec un mode de financement et des comptes qui laisseraient perplexe la moins sourcilleuse des associations anticorruption mais avec l’insolite caution de jadis honorables radicaux de gauche, ce fut Christiane Taubira qui fut désignée puis prestement lâchée en rase campagne par des soutiens qui, quelques semaines avant, semblaient l’entourer d’une intense ferveur avant que l’observation attentive des sondages ne fasse cesser leurs génuflexions. Comme l’avait d’ailleurs commenté le candidat EELV Yannick Jadot, cette Primaire populaire « était devenue un gag ». Assurément une pantalonnade dont ceux qui y apportèrent leur concours ne sortirent pas grandis, et les électeurs sans doute encore un peu plus dégoûtés par cette manière de faire de la politique et plus encore de jouer avec la démocratie. Pressentant sans doute le crash, Samuel Grzybowski quitta courageusement l’entreprise avant la démonstration patente de son échec.

Quelle que soit la structure dans laquelle Samuel Grzybowski reviendra dans l’actualité, nul doute que l’ancrage idéologique auquel il a arrimé son action demeurera, prônant « le glissement progressif d’une éthique de la justice sociale à visée universaliste à une éthique de la sollicitude comme sensibilité et pratique morale ». On y retrouvera à coup sûr une logorrhée très identifiée :

« Il excelle dans ce discours aux connotations religieuses qui, sans que l’on y prenne garde, insidieusement, cléricalise la langue depuis des décennies, installant un lexique de substitution qui envahit pensées et paroles : bien commun, bienveillance, sollicitude, humilité, respect mutuel, vulnérabilité, dévouement, tolérance, compassion, réparation, repentance, etc. Dans ce système sémantique, l’impératif du care n’est pas loin d’être l’équivalent de la vertu théologale de la charité ».

Par la démonstration étayée que ce petit livre nous propose, Aline Girard nous permet d’identifier clairement les choix de société qui nous sont offerts : céder à cette offensive communautariste et néo-libérale ou lui préférer l’universalisme républicain.

Aline Girard, Vers une société communautariste et confessionnelle. Le cas Samuel Grzybowski, préface Jean-Pierre Sakoun, Pont 9, 2023, 120 p.

« Le courage de la dissidence » de Bérénice Levet, lu par Samuël Tomei

Depuis plusieurs années un vent lourd souffle d’outre-Atlantique, pénible aux esprits libres. Dans les premières pages de son dernier livre Le Courage de la dissidence (Paris, L’Observatoire, 2022), Bérénice Levet montre en France « une atmosphère toujours plus servilement diversitaire et victimaire ». Une malaria qu’on désigne désormais sous le nom générique de « wokisme », qui a contaminé les institutions culturelles, la plupart des médias, l’université, les grandes entreprises, les partis politiques (ceux de gauche postés à l’avant-garde)… et prend tous les traits d’un totalitarisme mou, d’une religion du Bien pourvue de ses prêtres, de ses croyants, de ses fanatiques et qui donc chasse les hérétiques, récrit l’histoire, déboulonne des statues, remise des tableaux au dépôt, expurge la littérature… contrôle le langage.

La France, nation civique, est-elle en passe de devenir une contrée ethnique ? La régression essentialiste qui fonde l’idéologie en vogue ruine « la possibilité de se quitter, de se décentrer, qui était la noble promesse de l’école » (p. 27) Cette volonté que nous avions de transcender les différences sans les nier s’essouffle au point qu’on parle désormais de « dictature des identités1 ». La mouvance woke « s’attaque à la matrice intellectuelle de notre civilisation, à nos méthodes scientifiques, à notre système de connaissance, à notre conception de l’art » (p. 30), bref, cette américanisation « ne porte pas le fer seulement contre la lettre mais contre l’esprit, l’esprit européen, l’âme européenne » (Id.).

Ces mots, « âme européenne », restent assez étrangers au républicain de gauche, qui, au prétexte d’un anticléricalisme un peu étroit, a cru bon, moderne, d’en débarrasser son vocabulaire (oubliant au passage que Jaurès dont sans cesse il se réclame avec force trémolos était tout sauf un matérialiste fruste2). Ainsi du mot « foi » qui n’aurait pas rebuté les grands républicains qui ne réduisaient pas le réel à la raison raisonnante et qui surtout avaient conscience qu’un pays ne vaut que par la ferveur qu’on met à le grandir. Bérénice Levet juge ainsi que la préservation et la continuation de notre civilisation, fondée sur un humanisme exigeant, commandent détermination et confiance, « c’est-à-dire foi, dans notre propre modèle » (p. 35), foi en ce que nous sommes. On aimerait, écrit-elle, que « la France s’obstinât dans sa singularité, qu’elle demeurât fidèle à une certaine idée d’elle-même » (p. 40).

La nation émiettée

Les facteurs de cette faillite au ralenti (à l’échelle humaine car à celle de l’histoire le phénomène est rapide) sont multiples. Ainsi la construction européenne, fondée sur la dissolution de la nation, présupposée fautrice de guerre, conduit-elle à « l’effacement de ce formidable intermédiaire […] entre l’individu et l’humanité ». (p. 43) La tribalisation de la République3 à laquelle conduit inéluctablement une Europe ethno-régionale a été accentuée par l’adhésion des élites gouvernantes au discours de la repentance, à leur soumission à la tyrannie de minorités vindicatives. L’auteur cite à propos (et à contre-courant) le discours prononcé par Jacques Chirac le 17 juillet 1995 lors de la commémoration de la rafle du Vel’ d’Hiv’ où, ne se contentant pas de reconnaître – et à raison – les crimes du gouvernement de Vichy, il a incriminé la France, niant par-là l’existence, la légitimité de la France résistante… (p. 47). Ainsi « au fil des années, l’esprit critique, génie et grandeur de l’Occident, tourna à ce que Octavio Paz qualifia de « masochisme moralisateur » ». (p. 45)

Le troc par la gauche, dans les années 1980, du modèle républicain pour l’idéologie diversitaire, avec la sacralisation de l’altérité, l’abandon du social pour le sociétal, n’a pas été la moindre cause de l’affaissement français. L’année 1989 fut à cet égard doublement symbolique, depuis un bicentenaire festif entérinant la fin de la Révolution, théorisée par François Furet4, au point que le processus entamé en 1789 devenait extérieur à la forma mentis de la gauche, jusqu’à la trahison de la laïcité par Lionel Jospin avec l’affaire des voiles islamiques à Creil, malgré le rappel aux principes d’Élisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut, Élisabeth de Fontenay et Catherine Kintzler selon lesquels « l’avenir [dirait] si l’année du bicentenaire aura vu le Munich de l’école républicaine » (p. 50). L’école est l’objet alors d’un bouleversement (p. 47), les murs porteurs de ce qui subsistait d’instruction publique ont été minés par le pédagogisme à l’œuvre depuis les années 1970. « L’école ne se donne plus pour mission de former des héritiers, au sens dynamique du terme, elle ne désigne plus où sont les trésors. De cette école procèdent ces héritiers sans testament que sont les moins de cinquante ans […] » (p. 47). Les ouvrages désormais abondent sur l’effondrement de l’école et s’il fallait en retenir un, qu’on aurait aimé que l’auteur cite, ce serait De l’école5, de Jean-Claude Milner, publié en 1984, le réquisitoire le plus puissant, et plus actuel que jamais, contre la délégitimation du savoir par ceux qui auraient dû en être les inflexibles garants.

L’écroulement du primaire et du secondaire en appelait mécaniquement un autre, celui du supérieur. Le niveau des étudiants n’est pas seul en cause. La soumission de l’enseignement supérieur et de la recherche aux critères néo-libéraux du processus de Bologne (que Bérénice Levet n’a-t-elle réservé un sort à la matrice des maux du supérieur ?), grâce au tandem Jospin-Allègre, a permis sa wokisation. Or, rappelle l’auteur, c’est par le monde universitaire « que cette idéologie s’est diffusée » dans toute la société. Le rôle et la responsabilité des facultés et des grandes écoles « dans l’oubli de nous-mêmes, est décisif […] » (p. 56)6.

Une double prison

Suit une analyse fine et ferme du wokisme. Bérénice Levet, convoquant maints auteurs, compositeurs, peintres… montre que la religion diversitaire conduit à une double incarcération : enfermement de l’individu dans son moi et dans un présent amnésique.

Réduit à sa race, son genre, ses appétits sexuels, l’individu ne s’appartient plus, il est du groupe auquel on l’assigne. Tout un tas de travaux à prétention savante « encapsulent l’individu dans son moi » (p. 68), un moi haïssable tant qu’il n’est pas déconstruit puis reconstruit pour les besoins de la cause ; « patriarcat, sexisme, racisme systémique, suprématisme blanc sont les nouveaux poumons de Molière, des clefs censées ouvrir toutes les serrures » (p. 65), qui sont autant, l’auteur reprend à son compte l’idée d’Élisabeth Badinter, de « concept[s] obstacle[s] ». Les études diversitaires, dans leur dogmatisme, relèvent de la thèse plutôt que de l’hypothèse. (p. 75). L’individu est de la sorte ramené à l’état de minorité. Cette infantilisation des esprits va de pair avec leur fragilisation, renforcée, maintenue par le primat que le wokisme donne à l’émotion. Criblés de « micro-agressions », « le Noir, la femme, le musulman sont regardés comme de chétives choses incapables d’endurer le choc de la réalité » (p. 94).

En outre, le wokisme réduit l’épaisseur du temps, pratique un méthodique anachronisme, tranche tout ce qui, du passé, n’entre pas dans son lit de Procuste. Interrogé sur les black studies en France, Pap Ndiaye estime qu’elles « secouent un peu le monde français. Les historiens ne peuvent plus distiller le savoir du haut de leur Olympe. Ils doivent répondre aux interpellations de ceux qui luttent pour la reconnaissance des torts faits à leurs ancêtres ». Bérénice Levet ne peut guère que conclure que « ce n’est plus là de l’histoire, c’est de la thérapeutique » (p. 90). Or, écrit-elle si à propos, « il est essentiel de préserver, à l’héritage des siècles, le piquant du fantôme, le mordant du revenant. L’histoire est ainsi émancipatrice en cela qu’elle nous libère de la plus insidieuse des prisons, celle dont les barreaux ne se ressentent pas, la prison du présent » (p. 85). Pour résumer, l’auteur regrette que « d’une civilisation qui éperonnait en chacun la faculté de s’étonner, de s’émerveiller, d’interroger ce réel foisonnant, nous en sommes venus à cette forme racornie d’humanité, vindicative, aimant peu de choses si elle en déteste beaucoup » (p. 97). Et elle cite Alain pour qui le commerce intellectuel avec les morts fait « penser plus haut que soi », tant « l’admiration ne cesse de nous hausser » (p. 101).

La marche ironique du cavalier

Pour s’échapper de ce double enfermement, Bérénice Levet plaide pour le pas de côté – sans qu’il soit jamais question de cesser d’être soi-même –, « subtile dialectique de l’enracinement et de l’émancipation » qui est aux échecs la marche du cavalier. L’auteur reprend le mot d’Albert Thibaudet – un des plus brillants et profonds esprits du premier tiers du XXe siècle, qu’on se réjouit de voir ici cité –, selon qui le génie de la France est celui des contrariétés ; la France, « patrie littéraire, patrie politique, patrie des arts, patrie de la conversation, patrie de la gaieté et de la légèreté, patrie des formes et de la mise en forme », pays où « tout fait signe vers l’art de se quitter, d’emmener son esprit en voyage, d’élargir son être, de l’agrandir ». Ce goût pour le jeu et pour l’écart est une « sorte de basse continue qui traverse les siècles » (p. 106).

L’esprit libre, en mouvement, s’incarne dans l’ironie, « remarquable et redoutable puissance d’ébranlement » (p. 118) (on s’étonne ici de l’absence de Jankélévitch7). Le modèle en est Voltaire, par lequel Bérénice Levet nous invite à faire un détour. L’ironie qui fissure les dogmes – et non la foi –, fait vaciller les pédants. L’auteur loue le traité sur la tolérance du patriarche de Ferney, tolérance considérée non comme un éloge du relativisme mais comme un « consentement au régime de la conversation civique ». Au passage, puisqu’on ne saurait évoquer Voltaire sans son pendant, on ne s’accordera pas avec l’idée que Rousseau voudrait substituer « une innocence primordiale que la civilisation aurait souillée » au péché originel dont l’homme, selon Voltaire, serait dépourvu (p. 123). Et pourquoi opposer le « primitivisme » d’un Rousseau à l’idée que, selon Voltaire, « l’homme ne devient homme qu’en se cultivant et en se poliçant » (p. 124) ? En effet le Genevois plaide également pour la civilisation au chapitre VIII du livre I du Contrat social8. Ajoutons que Rousseau était lui aussi capable d’une fine ironie, comme le montre sa réponse du 10 septembre 1755 à Voltaire qui lui écrivait que le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes lui donnait envie de marcher à quatre pattes9.

La dialectique de l’abstraction et de l’incarnation

Bérénice Levet, au terme d’un essai bref et stimulant, au style qui tranche avec tant d’essais seulement bien rédigés, qui fourmille de références (l’auteur a l’art de la citation) boucle la boucle par un vibrant plaidoyer pour une citoyenneté incarnée, pour un patriotisme bien compris. Elle emporte la conviction malgré une tendance à faire de tous les républicains universalistes d’étroits abstracteurs. Elle a en tout cas raison de nous enjoindre de « retremper notre plume dans l’encrier des fondateurs de la IIIe République » (p. 147) qui voulurent forger une école à la fois émancipatrice et humaniste (avec Condorcet) et intégratrice et patriote (on pense bien sûr à Quinet). Mais quitte à aller dans son sens, plus encore que l’emblématique Ferry peint par Mona Ozouf, on invoquera Edgar Quinet, de nouveau, et Ferdinand Buisson, plus que d’autres conscients de la nécessité, pour faire une nation, de faire grandir l’homme en formant le citoyen, et qui plus que d’autres ont su trouver les mots pour dilater les cœurs rabougris par le dogme ou asséchés par l’abstraction seule. Suivant l’auteur, on ira plus loin même que l’intégration, réaffirmant que l’assimilation « se fonde assurément sur l’autonomie des individus » (p. 157), d’individus, faut-il le répéter, auxquels on ne demande pas de se renier mais de hiérarchiser leurs appartenances, de manière qu’il n’y ait pas de conflit de loyauté entre les sphères de l’existence « où il est donné à l’individu d’être plus que soi-même » : la vie politique, la vie religieuse et l’art. (p. 145)

Ainsi doit-on cultiver sa singularité, avoir « le courage de la dissidence » (p. 43), qui n’est pas sans rappeler la figure de l’hérétique, celui qui choisit. Celui en tout cas qui résiste au « forcement des consciences », principale cause de la maladie de la France, selon Sébastien Castellion, dont est publié en 1562 le célèbre Conseil à la France désolée10. L’insurrection des consciences est le seul moyen d’en finir avec la sensiblerie autoritaire, tyrannique, qu’on veut nous imposer.

Notes

1 – Laurent Dubreuil, La dictature des identités, Paris, Gallimard, 2019.

2 – Voir, sur la métaphysique de Jaurès, le remarquablement stimulant ouvrage de Camille Grousselas (Jean Jaurès – Oser l’idéal, Nancy, Arbre bleu, 2020).

3 – Pierre-André Taguieff, La République enlisée – Pluralisme, communautarisme et citoyenneté, Paris, Ed. des Syrtes, 2005.

4 – Régis Debray, Que vive la République, Paris, Odile Jacob, 1989.

5 – Jean-Claude Milner, De l’école, Lagrasse, Verdier, 2009 (Le Seuil, 1984).

6 – De ce point de vue, le travail de collecte et d’analyse des informations de l’Observatoire du décolonialisme est édifiant.

7 – Vladimir Jankélévitch, L’ironie, Paris, Flammarion, 1987 (1964).

8 – « Ce passage de l’état de nature à l’état civil produit dans l’homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l’instinct, et donnant à ses actions la moralité qui leur manquait auparavant. » (Rousseau, Du contrat social, Paris, Garnier-Flammarion, 2001, p.60.)

9 – Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Paris, Gallimard, 2008 (1969), note 1, p. 266-268 pour la lettre de Voltaire à Rousseau du 30 août 1755 et p. 156-159 pour la réponse de Rousseau, du 10 septembre 1755.

10 – Sébastien Castellion, Conseil à la France désolée, Genève, Droz, 1967.

« Lettre ouverte aux antisionistes… » de Liliane Messika, lue par Yana Grinshpun

L’auberge espagnole nommée antisionisme

Yana Grinshpun1 a lu le livre de Liliane Messika Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies (éditions de l’Histoire). Ce dernier montre que l’antisionisme, opinion volontiers adoptée par des gens de bonne foi (les BIMI = Bien Intentionnés Mal Informés) qui croient ainsi faire profession d’humanisme et de justice, a principalement pour fonction d’abriter l’antisémitisme tout en le déniant. À ceci près que « si l’antisémitisme du passé visait les Juifs en tant qu’individus, l’antisionisme d’aujourd’hui cible « le Juif collectif », nommé Israël ».

L’antisionisme, une « opinion éclairée » ?

Il y a des haines qui sont toujours d’actualité, dont la vivacité millénaire et l’efficacité ne cessent d’étonner. Par exemple, la haine des origines, curieux phénomène psycho-social observé dans le monde occidental depuis la naissance du judaïsme. Pour la société polythéiste, les Juifs étaient des êtres à part avec leur Dieu-Être Un, invisible et abstrait. De la part des chrétiens et plus tard des musulmans, ils subissent la haine de l’origine. Et « pour le haineux, l’origine de l’autre lui rappelle toujours qu’il en veut à la sienne » (Daniel Sibony). Ce fut et c’est le cas de l’antisémitisme chrétien et musulman. Depuis l’existence de l’État d’Israël, l’on ne parle plus de la haine des origines, dont les manifestations sont punies par la loi, en tant que circonstances aggravantes de racisme, mais d’antisionisme, une « opinion éclairée », critique anodine de la politique israélienne.

Quelle est donc cette opinion éclairée des gens qu’Israël obsède ? Sont-ils antisémites, comme on l’entend souvent dire, et sinon, par quoi sont-ils éclairés ?

Dans son essai Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies, paru aux Éditions de l’Histoire, Liliane Messika propose une réponse très complète, documentée, argumentée et dépassionnée, à cette question qui suscite des passions. Son livre s’adresse à un public qu’elle a très justement défini comme « les BIMI » (Bien Intentionnés Mal informés). On ne pourrait mieux décrire tous les gens de bonne foi, qui n’ont ni le temps ni l’envie de rechercher des informations, de les vérifier et de les analyser :

« Beaucoup de gens croient sincèrement faire preuve d’humanisme et de justice en se déclarant « antisionistes ». Il est contre-productif de les traiter d’antisémites, car ceux qui le sont vraiment le nient grâce à cette nouvelle dénomination, et ceux qui ne le sont pas se sentent injustement accusés, alors qu’ils sont des BIMI : Bien Intentionnés, Mal Informés ».

Il existe en effet, dans notre pays, des gens sans préjugé ni certitude sur les Juifs et les Israéliens. Ils ne se lèvent pas le matin pour écrire un message de soutien aux Palestiniens, ils ne pensent pas que si deux sœurs « colons » sont tuées par des terroristes, c’est parce qu’elles l’ont bien cherché, ils ne manifestent pas contre Israël et n’ont pas d’idées préconçues sur les Juifs ou sur leur pays. Ils perçoivent certainement le matraquage médiatique qui conditionne un grand nombre d’esprits, mais ils sont prêts à entendre des informations pas toujours accessibles par la voie officielle. Ils sont également réceptifs à un discours factuel, historique et dépassionné. Liliane Messika s’adresse à des gens capables de réfléchir, de faire une addition et une soustraction (opérations parfois importantes pour comprendre l’inflexion idéologique d’un discours), de penser logiquement et de se former un jugement sans être influencés par les discours moralisateurs ou indignés de Tiktok ou autres Twitter.

Cet ouvrage salutaire est fondé sur des faits aux sources vérifiables, sur des analyses historiques, des citations verbatim de textes officiels européens et… arabes, des témoignages insoupçonnables de favoritisme « pro-Juifs ». Le lecteur y trouvera une mine d’informations historiques que peu de non-spécialistes connaissent.

Par exemple sur la composition et le fonctionnement de l’ONU, ils constateront que le nombre de résolutions édictées contre Israël dépasse chaque année mathématiquement la somme de toutes celles qui condamnent les pays totalitaires pratiquant la peine de la mort, la torture et le gazage des populations. Un échantillon de ces décisions onusiennes pour 2021 montre une résolution unique contre la dictature la plus cruelle de la planète, la Corée du Nord, une seule aussi contre la Syrie, où la guerre civile dure depuis dix ans et où le bombardement à l’arme chimique, les tortures, les arrestations arbitraires, la destruction des infrastructures, la terreur contre la population sont endémiques. Par contre, Israël a été condamné quatorze fois, sans que les attaques du Hamas, du Fatah et autres contre lui soient mentionnées. Est-ce par amour inconditionnel des Palestiniens  ou par haine inconditionnelle d’Israël ? La question est légitime.

Messika sait compter : le « droit international », dont se réclament les chancelleries et la plupart des ONG, est élaboré par 93 régimes plus ou moins tyranniques et 74 régimes plus ou moins démocratiques. Elle rappelle également qu’en mars 2018, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a accueilli le ministre iranien de la justice, un tortionnaire responsable de massacres de masse. Le reste est à l’avenant. En 2021, Le Qatar, l’Érythrée, le Kazakhstan et la Somalie ont été élus, avec… l’Iran, à la Commission de la condition des femmes de l’ONU (CSW). « En 2023, 70 % des membres du Conseil onusien des Droits de l’homme étaient des dictateurs. Et la France avait voté pour l’élection de l’Iran ».

Endoctrinement ou enseignement ?

Liliane Messika dénonce dans les écoles ce que l’auteur de ces lignes a constaté à de nombreuses reprises à l’université : nombre d’enseignants d’histoire, en France, expliquent que les «  Israéliens ont conquis le pays de Palestine, l’ont occupé et colonisé ». Mais l’État de Palestine n’a jamais existé, ni comme royaume, ni comme pays. Messika cite des historiens et des personnalités du monde arabe qui l’attestent dans un chapitre important : « Témoignages désintéressés et des intéressés ». Ces professeurs d’histoire devraient le lire pour ne plus raconter n’importe quoi. Par exemple, Hafez el Assad, le dictateur syrien, dit clairement qu’il n’existe pas de peuple palestinien, que ces gens sont syriens et qu’ils font partie du peuple arabe. Zuher Mohsen, haut gradé de l’OLP, explique que l’invention du peuple palestinien permet de « poursuivre une lutte contre l’État d’Israël ».

Avant 1967, ceux qu’on appelle aujourd’hui « les Palestiniens » ne constituaient pas une entité géopolitique et n’aspiraient pas à un État. Lorsqu’ils s’en sont vus proposer un, par le partage de la Palestine mandataire, la Ligue arabe l’a refusé en leur nom. Ce refus n’est pas un complot juif, mais un fait historique.

Messika propose un bref recensement des colonisations successives de ce territoire, où des Juifs ont toujours habité. Accessible à ceux qui sont rebutés par les traités spécialisés, ce rappel permet de constater combien le terme « colonisation » est inapproprié car, d’une part, on ne colonise pas des entités mythiques et, d’autre part, les Juifs ne disposant pas d’une métropole, ils n’auraient pas pu en expédier des « colons » pour s’accaparer une terre qui leur était étrangère. Il s’agit du retour d’un peuple à sa patrie originelle, un retour attendu depuis deux millénaires. Il en va de même pour le terme « apartheid », lié à la juridiction raciste d’Afrique du Sud et souvent allégué contre Israël. Les preuves de cette diffamation sont factuelles. Parmi les plus saillantes : la condamnation pour corruption d’un ancien président juif de l’État par un juge arabe, l’existence d’un parti islamiste proche des Frères Musulmans au sein du Parlement, 50% de médecins arabes dans les hôpitaux, etc.

Une paix véritable, à laquelle disent œuvrer les Européens, peut-elle être fondée sur un mensonge ? Non, évidemment. On peut dire sans hésiter que le plus gros mensonge historique colporté par le discours scolaire européen est celui-ci, trop largement enseigné dans nos écoles, à nos enfants.

Pour combattre le racisme rien de tel que l’antisémitisme

L’auteur montre non seulement comment les faits sont manipulés, mais aussi comment est construit le discours légitimant la violence contre les Juifs, identifiés aux Israéliens. Elle cite la phrase de Mohammed Merah, devenue célèbre, parce qu’honnête et directe : « Je tue des juifs en France, parce que ces mêmes juifs-là tuent des innocents en Palestine ». Merah dit ce que cachent (ou ne cachent même pas) de nombreux intellectuels qui justifient les meurtres des Juifs en France et en Israël. Quand j’ai analysé en détail son discours, dans le cadre universitaire, en montrant les processus de légitimation de sa violence, des confrères m’ont dit qu’il avait raison et qu’il s’agissait de venger « des actes racistes » et mes articles n’ont jamais été publiés. Liliane Messika n’a donc rien inventé. Se référant à Robert Wistrich, grand historien de l’antisémitisme, elle montre que si l’antisémitisme du passé visait les Juifs en tant qu’individus, l’antisionisme d’aujourd’hui cible « le Juif collectif », nommé Israël.

Au bout de 304 pages de faits et d’analyses fort limpides et souvent drôles, car l’auteur a du style et de l’humour, le chapitre final donne la réponse à la question posée en préambule, sur la nature de l’antisionisme :

« Accuser l’état juif d’apartheid avec un parti arabe au gouvernement, de génocide quand sa population arabe a un taux de croissance supérieur à tous les pays arabes avoisinants, cela génère des pogromes, comme d’accuser les Juifs de manger des petits chrétiens ou d’empoisonner les puits. Eh oui, l’antisémitisme est bien l’antisionisme et si ce n’est lui c’est donc son fils ».

Liliane Messika, Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies. L’antisionisme, « faux-nez » de l’antisémitisme, Les éditions de l’Histoire, 2023.

1 – Yana Grinshpun est linguiste et analyste du discours. Elle est co-directrice de l’axe « Nouvelles radicalités » au sein du Réseau de Recherche sur le Racisme et l’Antisémitisme, co-fondatrice du blog Perditions idéologiques. Parmi ses derniers travaux Le genre grammatical et l’écriture inclusive en français ; Crises langagières: discours et dérives des idéologies contemporaines (co-dirigés avec J. Szlamowicz) et La fabrique des discours propagandistes contemporains. Comment et pourquoi ça marche (L’Harmattan, 2023).

« Chaos » de Stéphane Rozès, lu par Samuël Tomei

Stéphane Rozès est l’un de nos politologues les plus intéressants en ce qu’il ne craint pas de marcher hors du « cercle de la raison » tracé autour d’eux par ceux, élites économiques, dirigeants politiques, qui négligent voire nient l’inconscient collectif français. Son dernier livre d’entretiens avec Arnaud Benedetti, Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples (Paris, Cerf, 2022), offre des éléments neufs et stimulants pour analyser le décrochage français.

Alors que dans sa jeunesse trotskiste il avait pu voir la réalité à travers le prisme de l’idéologie, c’est, à l’inverse, une fois qu’il a rompu avec la facilité du prêt-à-penser, fort de plus de trente-cinq ans d’analyses et de conseils pour le compte aussi bien d’entreprises que de partis, de capitaines d’industrie que de ministres ou de présidents, que Stéphane Rozès s’est peu à peu forgé une grille d’analyse propre. À gauche comme à droite on donne le plus souvent une explication socio-économique de la crise morale que traverse la France (ce qui évoque ce que disait Ferdinand Buisson du socialisme et du libéralisme : tous deux fondent leur philosophie sur les choses). On croit ainsi que pour remédier à la crise des gilets jaunes, au sentiment de déclassement des Français moyens, il suffirait d’améliorer le pouvoir d’achat, d’injecter tant de millions ou de milliards dans tel ou tel secteur… Économisme, matérialisme qui, aux yeux de l’auteur, ne permet pas de comprendre le délitement du monde et le pessimisme des Français.

Une grille de lecture imaginariste

Selon Stéphane Rozès, ni l’économie ni les idées ne sont le moteur de l’histoire, mais ce sont les peuples. Il estime que « le bas fait le haut » – « Je pensais que les gens pour qui je travaillais et qui décidaient pesaient sur le réel, or ils n’étaient que des acteurs plus ou moins efficients de l’imaginaire de leur peuple, les élus locaux de l’esprit des lieux [lire les pages sur « l’esprit nantais » !] et les chefs d’entreprise de leur identité ». À la différence de Marcel Gauchet ou de Pierre Manent, l’auteur soutient que les peuples n’entendent pas faire leur deuil du politique, que la crise politique est d’abord issue de la déstabilisation des imaginaires des peuples. En effet, pour lui, ce sont les soubassements culturels qui façonnent les sociétés, ce que ne saisissent plus la plupart des dirigeants (et de citer un François Hollande n’en démordant pas : aux yeux de l’ancien président, c’est l’économie qui fait la société).

L’individu procède ainsi de l’imaginaire de son peuple, lequel le précède. Et « les unités compétitives, les régions qui se développent, les nations qui se maintiennent sont celles qui sont cohérentes entre leurs représentations imaginaires et leurs modalités d’accès au réel sans cesse changeant ». Plus précisément, l’imaginaire imprègne tous les secteurs d’une société et toutes les activités humaines : « Chaque imaginaire tisse et colore différemment l’articulation entre le bon [le long terme], le juste [le moyen terme ou les rapports sociaux] et l’efficace [le court terme]. […] L’approche imaginariste se distingue du matérialisme et de l’idéalisme en ce que le cours des choses résulterait de la façon harmonieuse ou dysfonctionnelle dont les communautés humaines s’approprient le réel en articulant leur matrice imaginaire pérenne avec ses manifestations changeantes. »

On pourra reprocher à cette approche son déterminisme. L’auteur s’en défend : « Mon analyse […] repose sur une combinatoire et sur la mise en mouvement de cette combinatoire ». Sa conception de l’histoire n’est pas linéaire mais plutôt cyclique, plus exactement « en spirale » : l’histoire ne revient pas mais « remonte », reflux toujours singulier quand bien même composé des mêmes figures archaïques.

L’imaginaire français

En France, pour Stéphane Rozès, il existe un continuum imaginaire entre la fille aînée de l’Église, Descartes, la monarchie et la République. On peut avancer qu’il s’inscrit ici dans la continuité de trois grands noms : Clemenceau dont on pourrait élargir la fameuse formule pour dire de l’histoire de France qu’elle est un bloc1 ; Péguy, pour qui « la République une et indivisible, c’est notre royaume de France »2 ; et Marc Bloch dont on cite tant la phrase, depuis plusieurs années – mais n’est-ce pas la révélation d’une faille ? –, selon laquelle « il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération »3.

L’auteur part du constat que la France a toujours constitué un archipel et que pour tenir ensemble, pour encadrer ce qui est nommé notre dispute commune, il lui faut un imaginaire projectif et universaliste, grâce auquel dénaturaliser nos différences, dépasser nos singularités initiales. On pense un peu à Régis Debray pour qui aucun système ne peut se clore à l’aide de ses seuls éléments intérieurs4, il faut un facteur cohésif (pour « faire d’un tas un tout »), en France le monarque, incarnation de l’État qui précède, qui fait la nation – un chef dépositaire et acteur de l’imaginaire national. C’est ce qui peut expliquer que les Français peuvent tout à la fois dénigrer les hommes politiques et sacraliser le politique. Alors que tant d’élus s’efforcent, dans l’exercice de leurs fonctions, de mimer le peuple, s’accoutrent comme « les gens », torturent la grammaire et la syntaxe, Stéphane Rozès souligne fort à propos que « […] pour être proche des Français, il ne faut pas parler comme eux, se comporter comme eux, mais au contraire respecter un écart entre la dimension spirituelle de la fonction et les contraintes temporelles de l’exercice ».

Si le Président ramène la fonction à l’homme, « au nom d’une conception américaine de la proximité, ce que fit Nicolas Sarkozy, non seulement on ne gagne pas en proximité, mais l’on perd en sacralité et en conséquence en autorité ». Le président Hollande, pour sa part, « aura tellement banalisé la fonction présidentielle, se comportant souvent comme le premier secrétaire du PS et l’ami des journalistes, qu’il se priva […] de sa ressource symbolique » au point de ne pouvoir se représenter en 2017. L’actuel chef de l’État apparaît à Stéphane Rozès comme « scindé » du fait de sa capacité à « dire un jour quelque chose et l’autre jour l’inverse » et « jamais il ne se sera indexé sur le génie français, sur son peuple, la nation, pour peser sur l’extérieur, Berlin et Bruxelles, et faire bouger les mailles qui nous enserrent et [nous] étouffent peu à peu ». Arnaud Benedetti surenchérit : M. Macron « incarne comme un comédien joue un personnage. Il effleure mais n’habite pas », à la différence des de Gaulle, Pompidou, Mitterrand et, dans une certaine mesure, Chirac.

Et si, pour Stéphane Rozès, « les Français veulent un souverain, […] une autorité, […] un Jupiter », on aurait dès lors aimé une réflexion sur la plus républicaine de nos républiques, la IIIe, la plus longue jusqu’à présent, pendant laquelle on s’est au contraire toujours méfié de l’homme providentiel, de la présence d’un homme fort à la tête de l’État où, à part peut-être Poincaré – qui d’ailleurs n’a cessé de pester contre son impuissance –, on n’élisait que des inaugurateurs de chrysanthèmes (Clemenceau, faiseur de présidents, se vantait de toujours « voter pour le plus bête »).

Reste que la grandeur de la France repose sur une donnée culturelle : « Notre universalisme est la condition nécessaire pour se penser Français. » L’auteur reprend la controverse entre Montesquieu et Condorcet. Entre le premier qui pense, selon Catherine Kintzler, « qu’on peut dégager le normatif à partir du positif », et le second qui pense « l’objet politique comme fondé sur un droit naturel irréductible du point de vue de ses principes et de sa légitimité à un objet social »5, qui décèle chez son aîné une tentation qu’on nommerait de nos jours « relativiste » (Charles Coutel6), Stéphane Rozès choisit la « raison impure7 de Montesquieu de préférence à la « raison pure » de Condorcet (qui, donc, ne veut pas se fonder sur ce qui est mais sur ce qui doit être). Et cette grandeur de la France « tient à la nécessité que l’on ait quelque chose à dire sur tout et n’importe quoi ». L’auteur, plutôt que de s’appuyer sur de grands discours de nos hommes illustres sur la France éclaireuse du monde, évoque avec subtilité le « bas » (celui qui, on l’a vu, « fait le haut ») et mentionne Cioran et Marx, impressionnés par la vie des bistrots où l’on dispute de tout, par ce mode de sociabilité qui pourrait être la cellule de base de la vie démocratique d’une nation si politique. Il aurait pu reprendre la formule du radical Arthur Ranc pour qui les cafés sont le salon de la démocratie.

Le sucre néolibéral dans les trois moteurs de l’imaginaire français

L’imaginaire français aurait trois moteurs : projection dans le temps, projection dans l’espace et incarnation. Or plusieurs éléments grippent ces trois moteurs.

Le capitalisme financier, par sa structure contingente, nous empêche de nous projeter dans le temps ; notre soumission à l’Union européenne, cheval de Troie de la globalisation néolibérale, nous interdit de nous projeter dans l’espace, l’Europe n’est pas la France en grand ; quant au déficit d’incarnation, il est la résultante, selon l’auteur, des deux premiers blocages : « L’État relayant une gouvernance néolibérale européenne conforme à l’imaginaire allemand, il se retourne contre la nation et son imaginaire », ajoutant que « les élus de la nation accompagnent ce processus en devenant les communicants d’un cours des choses qui nous échappe […] ». La question de la souveraineté est ici centrale, la souveraineté non comme fin mais comme moyen.

Après d’autres, Stéphane Rozès distingue bien le libéralisme du néolibéralisme. Le premier n’est pas incompatible avec les souverainetés nationales tandis que le second, « indexé sur la globalisation économique, prétend [les] contourner et [les] dépasser », en « substitu[ant] au gouvernement des hommes l’administration des choses ». Le new public management en constitue la pratique. Or ce dernier, devenu l’unique mode d’action de nos dirigeants d’entreprise et de nos dirigeants politiques, heurte l’imaginaire français qui fait, lui, prévaloir la pensée sur la technique et la finalité sur le processus – ce qui, cela aurait mérité un développement, a des conséquences dramatiques dans le monde universitaire et en explique pour une bonne part l’effondrement. Ce néo-libéralisme est la matrice de l’Union européenne et dès 1992 Stéphane Rozès perçoit que le compromis bancal entre l’imaginaire français, universaliste, et l’imaginaire allemand, procédural, va entraîner la perte de l’Europe. Les nouvelles institutions sont « indexées », pour reprendre un mot qu’affectionne l’auteur, sur l’ordo-libéralisme allemand. La procédure l’emporte sur la politique. On fait donc fausse route depuis des dizaines d’années et il faut voir le succès du Rassemblement national comme un symptôme, comme « l’expression de la privation de la maîtrise du destin de la France, de la souveraineté nationale ». Ce diagnostic sur le sentiment du peuple de ne plus avoir prise sur son destin, alors que c’est la « suprême fonction politique », avait été établi dès 1990 par Marcel Gauchet8, soit deux ans avant la ratification du traité de Maastricht – qui ne faisait que poursuivre la logique impulsée dans les années 1950 par « l’inspirateur » Jean Monnet, dénoncée par Pierre Mendès France qui avait voté « non » au Traité de Rome en 1957. Stéphane Rozès avertit : « Si on veut éviter le repli des peuples et le chaos, il faut mettre les institutions de l’Union européenne en cohérence avec le génie européen » ; pour cela, il faut que « chaque peuple [fasse] prospérer son modèle, [mette] en place des alliances et [des] projets européens protecteurs et ambitieux pour peser dans le monde ».

Sans illusions, le politologue estime que le plus probable, « c’est que nous allions au pire ». La meilleure façon, néanmoins, d’éviter le chaos consisterait tout d’abord à s’efforcer de le penser, de le nommer quitte à reconnaître par là un « échec générationnel », celui d’intellectuels formés au Progrès, à l’optimisme, dont le devoir ultime serait la lucidité. Rozès rejoint Quinet qui écrivait à Pauliat depuis son exil helvétique en novembre 1867 : « Nier le mal, ce n’est pas le combattre. La force consiste, au contraire, à le voir, le sentir, le montrer dans toute sa laideur, pour le détruire ».

Stéphane Rozès, Chaos – Essai sur les imaginaires des peuples, Entretiens avec Arnaud Benedetti, Paris, Cerf, 2022, 221 p.

Notes

1 – Lors de la séance du 29 janvier 1891, Clemenceau se veut clair et net : la pièce de Victorien Sardou, Thermidor, est contre-révolutionnaire et on se cache derrière Danton pour attaquer la République. Il reproche à Joseph Reinach d’être monté à la tribune pour « éplucher » la Révolution, prendre ceci, rejeter cela. Or, dit-il : « que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou que cela nous choque, la Révolution française est un bloc », un bloc « dont on ne peut rien distraire », ajoute-t-il au milieu d’exclamations à droite et d’applaudissements à gauche.

2 – Charles Péguy, L’Argent suite, Paris, Gallimard (coll. « La Pléiade », Tome III), p. 935. Péguy ajoute que « rien n’est aussi monarchique, et aussi royal, et aussi ancienne France » que cette formule, « la République une et indivisible », sortie de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

3 – Marc Bloch, L’étrange défaite – Témoignage écrit en 1940, in L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard (Quarto), 2006, p. 646.

4 – Régis Debray, Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux, Paris, Gallimard, 1981, p. 255-272.

5 – Catherine Kintzler, « Condorcet, critique de Montesquieu ».

6 – Charles Coutel (Prés.), Politique de Condorcet, Paris, Payot, 1996, p. 83-86.

7 – Formule de Paul Vernière, citée par Robert Niklaus, « Condorcet et Montesquieu, conflit idéologique entre deux théoriciens rationalistes », Dix-huitième siècle, Année 1993, n° 25, p. 399-409, p. 400.

8 – Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p. 226-227 (article paru dans Le Débat, n° 60, mai-août 1990, sous le titre : « Les mauvaises surprises d’une oubliée : la lutte des classes »).

Caroline Éliacheff et Céline Masson sont-elles « transphobes » ? (par Élisabeth Perrin)

Élisabeth Perrin1 a lu le livre de Caroline Éliacheff et Céline Masson La Fabrique de l’enfant transgenre2. Elle s’interroge au fil de sa lecture, et avec de solides arguments, sur la légitimité et sur les conséquences d’un accès précoce à un « changement de sexe » au motif d’un prétendu désir de l’enfant encouragé par un diagnostic tout aussi précoce de « dysphorie de genre ».

Le 29 avril 2022 à l’Université de Genève en compagnie de Céline Masson, et le 17 novembre dernier à Lille, Caroline Éliacheff a vu ses conférences empêchées par des activistes. Le 20 novembre à Paris, c’est la mairie de Paris qui a fait annuler la conférence sous la pression d’activistes ; fin novembre encore, à Lyon, le Café-débat a pu se tenir, mais en cachette ; le 15 décembre, à Bruxelles, c’est à coups d’excréments jetés sur les participants que la communication a été empêchée. Bref, Caroline Éliacheff et Céline Masson ne peuvent plus s’exprimer en public depuis la publication aux éditions de l’Observatoire de leur livre La Fabrique de l’enfant-transgenre, Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? La liberté d’expression et le débat d’idées me paraissant fondamentaux dans une société démocratique, je suis a priori hostile à des actions de censure, mais je voulais savoir ce que disait ce livre, et si, à défaut de justifier ces actions, on pouvait les expliquer, si le qualificatif de « transphobe » pouvait être attribué aux autrices du livre. Je l’ai donc lu et vous livre ici une recension suffisamment détaillée pour que le lecteur puisse se faire une opinion fondée.

En une quinzaine d’années, disent les autrices de ce livre en avant-propos, le diagnostic de « dysphorie de genre » chez les enfants et adolescents a été multiplié par quatre. Que des personnes se sentent « nées dans le mauvais corps » et que ce soit pour elles une source de profond mal-être est une réalité indéniable, mais leur nombre a-t-il été multiplié par quatre en une quinzaine d’années, se demandent les deux autrices ?

Pour elles, il n’est pas question, dans une société démocratique, de discriminer les minorités, celle des transsexuels comme n’importe quelle autre : « ces personnes [ont] droit à l’indifférence », c’est-à-dire « à vivre de façon banalisée […], c’est un impératif moral » disent-elles3. Mais est-il possible de poser un diagnostic de dysphorie de genre suffisamment certain pour proposer à un enfant ou à un adolescent un traitement médical irréversible et à vie ? Il s’agit d’un problème éthique affirment-elles.

Se pose donc une question éthique : « à quel âge […] rendre possible […] la  demande faite à la médecine de changer de sexe ? »4

Un exemple très parlant puisé dans les médias permet à Caroline Éliacheff et Céline Masson d’illustrer leur propos.

Mise en scène médiatique du problème

Arte a diffusé en décembre 2020 Petite fille, documentaire de Sébastien Lifshitz, devenu un véritable « étendard de la cause trans », selon l’expression des autrices qui en font l’analyse critique : Sasha, garçon de 8 ans, a exprimé, selon sa mère, très précocement le désir de devenir fille « comme elle ». Le rêve de Sasha est exaucé sans délai : dès le premier entretien chez une pédopsychiatre d’un centre spécialisé dans la transidentité des mineurs (Sasha n’a jamais vu de psychologue avant), le diagnostic de dysphorie de genre est posé « comme une évidence ». La mère de Sasha dit qu’elle a toujours souhaité avoir une fille, mais la psychiatre rétorque que « ça n’a rien à voir », ce qui met fin à tout questionnement : les spectateurs du documentaire ne sauront jamais si l’enfant est assujetti ou non au désir de sa mère5. Sasha n’a jamais été vu seul et c’est toujours, à quelques brèves exceptions près, sa mère qui répond aux questions. L’école est sommée de considérer Sasha comme une fille et n’obtempère qu’à la demande de la psychiatre, ce que les autrices considèrent comme normal, alors que dans le film tous les protagonistes s’en indignent. Dès le second rendez-vous avec la pédopsychiatre, le protocole de changement de sexe est programmé avec un endocrinologue. Le traitement médical est exposé à cet enfant de 8 ans : bloqueurs de puberté, prise d’hormones femelles à vie, ablation des testicules (mais maturation in vitro de ceux-ci pour préserver sa possibilité de procréer). D’autres que la pédopsychiatre du documentaire ne s’encombrent pas de ces informations, telle la psychologue américaine Diane Ehrensaft qui a créé la notion de TMI (Too much information) pour expliquer que les adultes impliqués dans les soins de l’enfant trans ne devraient pas le surcharger avec « TMI », trop d’informations sur la décision capitale de subir des interventions (qu’elle préconise).

Les autrices mettent en doute la capacité, à cet âge, de saisir les conséquences de ce traitement médical jusqu’à la fin de ses jours, et de cette « ablation de son appareil génital dont l’usage sexuel lui est encore inconnu »6. L’enfant « consent » à tout cela. Peut-on à la fois dénier la possibilité pour un mineur, de « consentir » à des relations sexuelles avec un adulte ayant autorité et qualifier de « consentement » l’acceptation par un enfant d’un traitement médical que lui proposent des adultes en qui il a confiance ?

Peut-on, dès lors, qualifier de libéralisme antidiscriminatoire et égalitaire le traitement médical d’enfants à partir d’un diagnostic de dysphorie de genre ?

Les autrices observent que la France est plutôt « en retard en termes de tolérance […] vis-à-vis des risques de dérives dont pâtissent les enfants »7 : tandis que les médias français célébraient  quasi unanimement Petite Fille, des pays comme le Canada, la Belgique, le Royaume Uni, les pays nordiques, revenaient à des positions plus nuancées. Caroline Éliacheff et Céline Masson renvoient le lecteur au site canadien detranscanada.com et au site belge post-trans.com8.

Sur ce dernier site on peut lire le témoignage d’Elie, une détransitionneuse9, qui note à juste titre : « Ces documentaires [Petite fille ou autres] normalisent l’idée des personnes “nées dans le mauvais corps”. La solution proposée ou vendue est de s’accommoder à cette société et ses injonctions, à rendre les corps conformes. De leur côté, les féministes révolutionnaires cherchent non pas à changer les corps, mais la société patriarcale qui les opprime ». Il n’est pas insignifiant à ce propos d’observer que l’augmentation du phénomène trans concerne actuellement surtout les filles voulant devenir garçons.

Peut-on alors faire entrer la transidentité dans la théorie du genre, sans contradiction ? «Le genre, c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs, culturels par quoi […] un sexe naturel est produit […] dans un domaine prédiscursif qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle la culture intervient après coup. » dit Judith Butler10. Dans cette perspective, on ne voit pas très bien la nécessité de changer de sexe naturel pour changer de genre culturel. Et on se demande ce que les transgenres ont de commun avec les LGBIA+11 qui s’affranchissent tous des codes sociaux de la sexualité sans avoir à changer de sexe. Éric Marty, dans Le sexe des Modernes12 a cette formule : « le transsexuel serait ainsi le dernier à croire à une identité sexuée du genre, à croire au vrai sexe »13 .

Le cas de l’homosexualité

Si nombre d’adolescents se posent la question de leur orientation sexuelle, c’est bien différent du questionnement sur leur identité de genre, et surtout cela ne nécessite aucun traitement médical. Il n’est pas difficile de voir les dégâts causés par un diagnostic de dysphorie de genre prématuré qui « clôt à tort l’expression de ce questionnement tout à fait légitime » (p.65)14. « Encourager des jeunes femmes qui ont du mal à accepter leur orientation sexuelle à transitionner relève de la thérapie de conversion »15 disent les féministes Marguerite Stern et Dora Moutot. Des soignants de la grande clinique anglaise Tavistock, qui va devoir fermer, ont alerté leur hiérarchie sur l’homophobie de la part de familles de jeunes patients – un soignant affirmant même que certains parents préfèrent que leur enfant soit transgenre et hétérosexuel plutôt qu’homosexuel… Éric Marty rapporte qu’au Brésil « bon nombre d’adolescents, le plus souvent pauvres et noirs, ont été contraints de se faire opérer à cause de l’homophobie ambiante »16. On comprend pourquoi, en Iran, où le pouvoir affirme qu’il n’y a pas d’homosexuels dans le pays et où l’homosexualité est passible de la peine de mort, la transition de genre est reconnue et les transsexuels peuvent subir une opération de changement de sexe depuis une fatwa de 1987 de l’Ayatollah Khomeini. C’est même le pays au monde qui pratique le plus de chirurgies de réassignation sexuelle après la Thaïlande. Le magazine de référence des homosexuels, Têtu, ne s’y trompe d’ailleurs pas, qui dénonce le fait qu’en Iran des hommes gays soient forcés, pour échapper à la peine de mort, à des opérations, au grand bénéfice de chirurgiens souvent … esthétiques17.

L’homosexualité vécue et assumée est aussi vieille que l’humanité, la dysphorie de genre aussi, mais le traitement médical de celle-ci, quand elle est réelle ou supposée, est le fait de sociétés technicistes, marchandes, et parfois homophobes et répressives.

Une autre manière de se sentir mal dans son corps : l’anorexie

L’anorexique se voit obèse. Pourtant, on ne lui propose pas une liposuccion. « Alors, pourquoi amputer les patients souffrant de dysphorie de genre de leurs organes génitaux ? » demande Paul R. McHugh dans un article du 12 juin 2014 du Wall Street Journal : Transgender surgery isn’t the solution. La pédopsychiatre Anne Perret, lors d’une conférence à la maison de Solenn, dirigée par Marie-Rose Moro, dit au sujet de la dysphorie de genre chez les jeunes filles : « Elles expriment une faillite profonde dans la construction précoce de l’image de leur corps […]. Il s’agit du même refus de la féminité, de la même haine du corps sexué, du même rejet ambivalent de la figure maternelle [que dans l’anorexie mentale]. »

Toute comparaison avec l’anorexie ne peut que paraître choquante à ceux qui affirment que la dysphorie de genre n’est pas une maladie, et pourtant, ils sont très attachés au remboursement des… « soins ? » par la Sécurité sociale. Autre paradoxe : ils transforment un sujet sain en un sujet soumis toute sa vie à des traitements médicaux (pas malade ?).

Comment répondre au mal-être des enfants et des adolescents ?

Les autrices sont psychanalystes et Caroline Éliacheff est en outre pédopsychiatre. C’est donc en tant que professionnelles qu’elles s’indignent de la méthodologie exposée dans le documentaire Petite Fille : « L’enfant n’est pas un adulte en miniature, mais un être en développement […] son fonctionnement psychique est labile, sa suggestibilité aux discours des adultes est importante, son expérience de la vie est limitée […] le désir exprimé ou inconscient de ses parents concernant son sexe ne lui est pas indifférent (contrairement à ce que dit la pédopsychiatre à la mère de Sasha). […] L’imagination de l’enfant est toujours en avance sur ses capacités réelles. […] Dit-on à un garçon qui veut épouser sa maman (ou une fille son papa) que son désir peut se réaliser ? »18. L’adolescence est par définition une période de transition et l’adolescent est « par excellence une figure trans naviguant entre plusieurs identités avant de trouver un peu plus de stabilité » (p. 61-62).

Quelle que soit la problématique psychique, « Il n’existe pas de réponse unilatérale et immédiate. Il est donc capital de préserver la possibilité d’un temps long » disent les autrices. Et de citer Winnicott dans Jeu et réalité : « La vie est elle-même une thérapie qui a un sens »19.

De l’influence des réseaux sociaux

Les titres de vidéoblogues prodiguant des conseils pour faire sa transition de genre abondent sur les réseaux sociaux les plus utilisés par les 16-18 ans (Youtube, Tik Tok, Snapchat, Twitter, Instagram) et les pédopsychiatres qui reçoivent des adolescents en mal de transition venant les consulter sont étonnés du caractère stéréotypé de leur discours : on y retrouve toutes les formules lues sur les réseaux sociaux : « je ne suis pas dans le bon corps », etc. Des jeunes qui ont des difficultés de relations sociales trouvent dans ces réseaux une « famille », une « communauté de soutien, chaleureuse et virtuelle » comme dit Claude Habib dans La Question trans.

Cela amène les autrices à faire l’hypothèse d’une emprise de type sectaire dont les critères sont les suivants : sentiment d’appartenance à un groupe qui marginalise le sujet, incitation au rejet de la famille, recrutement en ligne, usage d’un jargon spécialisé, foi dans le bien-être qu’apportera le traitement médical, déni de la science et de la biologie, affirmation de son autodétermination, victimisation (qui n’est pas pro-transgenre est forcément transphobe), pressions sur la famille pour obtenir son assentiment, blessures causées par la chirurgie vécues comme des stigmates qui signent l’allégeance au groupe, lobbying, et enfin énormes profits pour l’industrie pharmaceutique… donnée non négligeable !

Pourquoi « scandale sanitaire » ?

L’enfant, naturellement, ne mesure pas les effets secondaires des hormones antagonistes (surtout si on les lui cache…). Ces effets sont nombreux et on retiendra, outre les prises de poids et l’acné, d’intenses douleurs pelviennes dues au grossissement du clitoris, la quasi-impossibilité de procréer et le risque de faire un AVC 9,9 fois supérieur chez les femmes transgenres que dans le groupe témoin20.

Quant à la chirurgie, il est abusif de parler de « changement de sexe » : seule l’apparence des organes sexuels est modifiée – imparfaitement21. À preuve : le sujet est obligé de prendre des hormones à vie. Cette chirurgie est en fait mutilante puisqu’elle ampute « des organes dévolus à la reproduction et au plaisir » (p. 74).

Ce sont les revendications des « personnes intersexuées » (qu’on appelait autrefois « hermaphrodites »), les « I » de LGBTQIA+, souvent considérées comme les plus proches des « trans », qui nous donnent le mieux la mesure de ce que l’opération sexuelle infligée à un enfant est une mutilation : ces personnes nées avec une identité sexuelle ambiguë sont très fréquemment opérées dans leur petite enfance car leurs parents ne supportent pas d’avoir un enfant au sexe indéterminé. L’opération vise à donner à leur appareil génital l’apparence du sexe dont il se rapproche le plus ou du sexe désiré par leurs parents. Ces personnes se révoltent de plus en plus contre ces interventions chirurgicales subies dans leur enfance et qu’elles qualifient d’invalidantes. Elles réclament de l’État français, sans l’obtenir, la reconnaissance d’un sexe neutre, et que celui-ci ne soit plus considéré comme pathologique.

Ce qui est invalidant pour les personnes intersexuées ne le serait pas pour les personnes trans ? Ce qui stigmatise les sujets comme malades (l’intervention chirurgicale) chez les uns serait égalitaire et antidiscriminatoire chez les autres ? On voit le fossé qui sépare ces deux catégories réunies artificiellement dans le vocable LGBTQIA+.

Le risque de suicide : c’est l’argument massue pour justifier les changements de sexe médicaux. « Monsieur, préférez-vous une fille morte ou un garçon vivant ? ». L’opération est censée arracher l’enfant à ses tendances suicidaires. Qu’en est-il ?

Depuis les années 50, les suicides n’ont cessé d’augmenter régulièrement chez les 5-24 ans. Toutes les études montrent également que les idées suicidaires sont beaucoup plus fréquentes chez les jeunes trans, mais aussi chez les jeunes homosexuels. Les causes souvent invoquées sont le rejet dont ces jeunes sont l’objet (harcèlement scolaire ou autre). Mais aucune étude ne montre que les opérations ou les prises d’hormones apportent une solution. La seule donnée étudiée est l’utilisation dans quatre contextes du nom choisi : elle diminuerait la dépression et les idées suicidaires22. Mais le nombre de jeunes qui se suicident n’a pas cessé d’augmenter depuis que les traitements médicaux et chirurgicaux sont pratiqués sur les enfants et les adolescents. Leur impact ne semble donc pas très probant… (voir l’étude réalisée aux États-Unis en 201723.)

Que font les pouvoirs publics ?

Caroline Eliacheff et Céline Masson dénoncent les dérives des pouvoirs publics qui, sans doute, ne veulent pas avoir l’air d’être « en retard ». Par exemple, le Planning familial qui ose écrire : « Les règles arrivent au moment de la puberté […] chez les personnes qui ont un utérus ». Disparition du mot « femme » puisque certaines femmes, les trans, peuvent n’avoir ni utérus, ni règles, évidemment. Quand on pense que la féminisation des noms de métiers ou l’écriture inclusive se donnent pour objectif de lutter contre l’invisibilisation des femmes, voici que c’est le Planning familial qui met en acte cette invisibilité. Où l’on voit que féminisme et transidentité ne font pas bon ménage24.

Mais surtout, l’inquiétude des autrices vient de la proposition de loi n°4021 « interdisant les pratiques visant à modifier l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, vraie ou supposée, d’une personne »25 : amalgame entre orientation sexuelle et identité de genre. Les « thérapies de conversion », souvent d’obédience religieuse, pratiquées avec les homosexuels sont clairement homophobes et leur interdiction « louable », selon les autrices (p.56), mais on voit bien qu’en regroupant orientation sexuelle et identité de genre, on cherche à faire passer les « thérapies qui, par prudence, permettraient de retarder la médicalisation des mineurs » (p.56) pour des « thérapies de conversion ». Au texte, voté à l’unanimité par l’Assemblée nationale, le Sénat a fort heureusement fait ajouter l’alinéa suivant : « L’infraction prévue au premier alinéa n’est pas constituée lorsque les propos répétés invitent seulement à la prudence et à la réflexion, eu égard notamment à son jeune âge, la personne qui s’interroge sur son identité de genre et qui envisage un parcours médical tendant au changement de sexe ». Le texte, qui prévoit des peines de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende lorsque ces pratiques sont commises au préjudice d’un mineur, risque néanmoins de décourager les propos qui « invitent seulement à la prudence et à la réflexion… », interprétés comme thérapies de conversion, et c’est bien là l’objectif visé. On a le sentiment d’être dans le roman d’Orwell, 1984, où le sens des mots est inversé.

Alors, oui, si les pouvoirs publics encouragent ces décisions expéditives de traitements médicaux et chirurgicaux qui mutilent et rendent malades (puisqu’ils doivent prendre des médicaments à vie) des enfants ou adolescents sains, mais en grande souffrance, et qui les privent du temps de réflexion dont ils ont besoin pour comprendre leur véritable identité, on peut parler de scandale sanitaire : l’adolescence est une période de « rejet de son corps en pleine métamorphose », d’«aspiration à devenir autre ». La « vision d’un développement interchangeable de l’être humain enferme le sujet sans jeu possible avec ses identités », ce qui n’exclut pas que la « transidentité soit une solution à [son] malaise » (p. 88).

Et Caroline Éliacheff et Céline Masson de conclure :

« Rester humain, c’est […] accepter de renoncer à sa toute-puissance en intériorisant des limites. […]. Les adultes qui promeuvent26 la transidentité n’auraient-ils jamais dépassé le stade de la toute-puissance infantile ? Ou faudra-t-il enseigner aux enfants à se méfier d’exprimer leurs désirs car ceux-ci risqueraient d’être exaucés ? » (p.97).

La phrase de Freud tirée de L’Avenir d’une illusion mise en exergue du livre prend tout son sens en conclusion :

« On acquiert ainsi l’impression que la civilisation est quelque chose d’imposé à une majorité récalcitrante par une minorité ayant compris comment s’approprier les moyens de puissance et de coercition. »

Caroline Éliacheff et Céline Masson, La Fabrique de l’enfant transgenre. Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? Paris, éditions de l’Observatoire, 2022.

Notes

1 – [NdE] Élisabeth Perrin, aujourd’hui retraitée, a d’abord enseigné la philosophie, puis a exercé le métier de conseillère d’orientation-psychologue pendant trente ans, dont deux ans comme chargée de mission pour l’orientation des jeunes filles. Elle a publié deux ouvrages sur l’orientation aux éditions Casteilla et a collaboré à la revue Questions d’orientation.

2 – Caroline Éliacheff et Céline Masson, La Fabrique de l’enfant transgenre. Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? Paris, éditions de l’Observatoire, 2022.
[NdE] On peut rappeler que Jean-François Braunstein, dans La Philosophie devenue folle (Grasset, 2018) a consacré une analyse détaillée à ce sujet.

3 – P. 10.

4 – P. 11.

5 – Quand j’ai regardé le film, cette mère m’a irrésistiblement fait penser aux mères qui venaient, dans mon exercice professionnel, me demander avec insistance que je teste leur enfant pour poser un diagnostic de « surdoué » (aujourd’hui HPI), qui leur apporterait une explication satisfaisante à l’échec scolaire de leur enfant. Le résultat du test était rarement celui qu’elles attendaient.

6 – P. 24.

7 – P. 28.

9 – Détransitionneur : personne « trans » qui cherche à revenir à son sexe de naissance.

10Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, trad. Cynthia Kraus, La Découverte,  2005, p. 69.

11 – Lesbiennes, Gays, Bi, Asexuels. J’ai volontairement enlevé le Q (Queer), catégorie fourre-tout qui mélange tout.

12 – Éric Marty Le sexe des Modernes, pensée du neutre et théorie du genre, éd du Seuil, 2021.

13Op. cit. p. 492.

14 – La pièce et le film de Guillaume Gallienne, « Les garçons et Guillaume à table ! », à ce propos, méritent d’être vus.

16Op. cit., p. 493.

18 – P. 26, éd. de l’Observatoire.

19P. 27, ibid.

20 – Source : « Cross-sex Hormones and Acute Cardiovascular Events in Transgender Persons: A Cohort Study », Étude américaine publiée en 2018 par Pub Med.gov.

21 – À ce propos, l’ancienne chargée de mission pour l’orientation des filles, que je suis, ne résiste pas à l’envie d’interroger les statistiques : les filles qui ont changé de sexe ont-elles conquis l’entrée à Polytechnique avec plus de facilité que l’entrée dans les toilettes des garçons ?

24 – À ce propos, on se demande quelles féministes peuvent apprécier Petite fille : dans ce film, la mère, omniprésente, procure à son enfant, au demeurant « craquant » ou « craquante », peu importe, n’ayant rien d’un enfant en souffrance, ayant des copains, ne souhaitant surtout pas qu’on le-la change d’école, toute la panoplie des accessoires « féminins » les plus stéréotypés, des vêtements roses, des « nœuds-nœuds », et le plus emblématique de tous : toute une collection de poupées Barbie. C’est consternant de niaiserie. Il est assez comique, d’ailleurs, que le seul usage que l’on voie Sasha faire des Barbies, dans le film, est de frotter une mèche des cheveux de l’une d’entre elles entre le pouce et l’index, à la manière d’un doudou, le regard ailleurs. Le film du réalisateur belge Lukas Dhont, sorti en 2018 avec un titre proche de Petite fille : Girl, traite avec autrement plus de subtilité le même thème. Film à voir !

25 – Depuis l’impression de leur livre, cette proposition de loi est devenue la loi 2022-92 du 31 janvier 2022.

26 – Souligné par moi.

« L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil » d’Alain Deligne

Avec L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil. Hambourg-Berlin-Paris (Presses universitaires du Septentrion, 2022), Alain Deligne livre un travail considérable qui fera référence. Les textes de jeunesse d’Eric Weil jusqu’alors inédits1 sont traduits et publiés en édition bilingue. Ils sont précédés d’une étude substantielle de près de 300 pages qui en retrace l’histoire, en analyse le contenu et présente une biographie intellectuelle d’Éric Weil. Le tout accompagné d’une préface et d’une chronologie d’Éric Weil par Gilbert Kirscher, d’un lexique et d’un index des noms.

On pourra juger de l’ampleur de cette somme en consultant ci-dessous son sommaire.

C’est peu de dire que ces textes présentent un intérêt intrinsèque, mettant sous les yeux du lecteur la grande diversité des objets étudiés par le jeune Éric Weil – par exemple : les zones grises « en marge de la philosophie », comme l’occultisme et la superstition, là où « l’intelligible n’est pas purement rationnel », la Renaissance italienne, les questions économico-politiques, sans parler des objets philosophiques classiques (Kant, Hegel, Platon et les néoplatoniciens) et de la découverte, initiée par Cassirer, de la théorie du langage de Wilhelm von Humboldt. Il faut ajouter qu’ils éclairent aussi l’œuvre substantielle ultérieure de Weil sous l’angle de l’exil, du passage, du dépaysement, de la traduction – toutes expériences sur lesquelles Alain Deligne, lui-même homme du passage et théoricien de la traduction, a longuement médité et souvent écrit2.

Ce faisant, ce travail gigantesque saisit l’unité profonde d’une œuvre trop peu lue, ponctuée par le moment décisif qui en 1933, avec l’accession de Hitler à la Chancellerie, engagea de manière encore plus décisive l’expérience weilienne de l’exil et de l’étrangeté, la réflexion de Weil sur la violence et sur ce qui se présente comme irréductible à la raison. Comme l’écrit Gilbert Kirscher en conclusion de sa préface, « il permet de mieux voir ce qui fait la continuité de l’attitude philosophique de Weil : l’attention, la curiosité, l’ouverture d’esprit devant ce qui étonne et paraît absurde, dénué de sens à première vue, depuis les faits les plus insignifiants jusqu’aux plus tragiques, la volonté de comprendre, en somme. »

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Alain Deligne, L’itinéraire philosophique du jeune Éric Weil. Hambourg-Berlin-Paris, publié avec le soutien de l’institut Éric Weil, Presses universitaires du Septentrion, 2022, 805 pages.

Sommaire

Préface par Gilbert Kirscher.
Avant-propos.
I. Le contexte culturel et historique. 1 – Weil au lycée et le sens des humanités. 2 – Les lieux d’étude.
II. De la médecine à la philosophie. 1 – Renoncement à la spécialisation médicale. 2 – Premiers pas en philosophie. 3 – La part faite aux sciences. 4 – Weil germaniste à Berlin et Hambourg.
III. Penser la Renaissance italienne. 1 – La Bibliothèque Warburg. 2 – Le style philosophique de Weil. 3 – Histoire et Science de l’art. 4 – Études néoplatoniciennes. 5 – En marge de la science et de la philosophie.
IV . Interventions radiophoniques. 1 – Esprit et Vie. Un dialogue sur Philosophie et Littérature. 2 – Hegel. 3 – L’étudiant salarié. 4 – Questions de didactique universitaire.
V. Nouvelles avancées. 1 – Heidelberg. La Dissertation sur Pomponazzi (1462-1525). 3 – D’autres Renaissants italiens : Telesio et Campanella. 4 – Sur Schleiermacher : problèmes d’esthétique et de système. 5 – Le livre de Krüger sur Kant (1931).
VI. L’exil forcé. 1 – La préférence pour l’histoire. 2 – Deux contemporains immédiats : Ritter et Koyré.
VII. Conclusion.
VIII. Textes en annexe.
IX. Relevé des cours fréquentés à Hambourg et Berlin.
X. Chronologie d’Éric Weil (par Gilbert Kirscher).

Anthologie. Textes de jeunesse, présentés et traduits par Alain Deligne.

I. La Fiancée de Corinthe.
II. Sur la théorie de la catharsis.
III. La critique kantienne de la faculté de juger téléologique et l’idée de fin dans le système aristotélicien.
IV. Logique mathématique et logique des mathématiques.
V. Esprit et Vie – Un dialogue sur philosophie et littérature.
VI. Philosophie de la Renaissance et astrologie.
VII. Fiches de lecture d’ouvrages commentés sur Platon et le néoplatonisme.
VIII. Notre superstition quotidienne.
IX. Recension d’Erich Weil sur le Ficin de Walter Dress.
X. Un émetteur-radio à l’université ? Réserves émises à propos d’une appropriation de Monsieur Jolowicz.
XI. « Sur la philosophie ».
XII. Bernardino Telesio, De rerum natura juxta propria principia / Campanella, De sensu rerum et Magia.
XIII. L’étudiant salarié.
XIV. Friedrich von Gagern.
XV. Justinus Kerner.
XVI. Newton.
XVII. Walter Dubislav, « La philosophie mathématique actuelle ».
XVIII. La place du Beau dans la philosophie de Plotin.
XIX. Rudolph Odebrecht : le système de l’esthétique schleiermacherienne.
XX. Lexique.
XXI. Hegel sur la littérature (texte original).
Transcription du texte.
Ouvrages d’Éric Weil.
Index des noms.

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1 – Conservés à l’Institut Éric Weil, université de Lille https://institut-eric-weil.univ-lille.fr/

2 – On peut consulter la version française de la bibliographie d’Alain Deligne sur le site de l’université de Münster https://www.uni-muenster.de/Romanistik/Organisation/Lehrende/Deligne/Publications/index.html

À propos du livre de Jean-François Braunstein « La religion woke »

Jean-Michel Muglioni ne propose pas un compte rendu de lecture, mais il hasarde quelques réflexions que la lecture du livre de Jean-François Braunstein, La Religion woke (Grasset, 2022) a pu lui suggérer. Il demande qu’on n’y voie qu’une interrogation sur un monde qu’il ne comprend pas.

Croire l’incroyable ?

L’incroyable a au moins deux effets. Le premier : il est arrivé qu’il fonde une religion. Les Grecs et les Romains que mathématiciens et philosophes avaient accoutumés à écouter leur raison ne parvenaient pas à admettre qu’un dieu puisse envoyer son fils sur terre pour le crucifier et le faire ressusciter sous prétexte de sauver l’humanité1. On le sait, l’incroyable a marché. Second effet : le Grec ou le Romain cultivé ne pouvait pas croire que l’incroyable aurait un avenir. Ainsi le « woke » et les doctrines qui aujourd’hui nous sont proposées ou imposées sont incroyables : comment croire que la différence des sexes n’est pas d’abord biologique, mais qu’elle est tout entière une construction sociale ? La biologie – en cela en accord avec le simple bon sens – soutient qu’il y a des vivants dont la reproduction est sexuée, que dans certaines espèces il y a des mâles et des femelles, et que c’est le cas pour l’espèce humaine. Qu’elle ne soit pas une science mais un discours fait pour opprimer l’humanité – discours raciste des Blancs – voilà qui est incroyable. Or précisément parce qu’il est incroyable, un tel négationnisme – qu’est-ce d’autre, en effet ? – caractérise aujourd’hui une nouvelle religion, la religion woke. Si je dis à mes amis qu’elle s’est emparée des universités anglo-saxonnes et qu’en France elle fait déjà des ravages même dans les sections de biologie, on ne me croit pas !

Le livre de Jean-François Braunstein fait le catalogue de toutes les aberrations que la religion woke impose de croire, et cela d’abord dans les universités. Son intérêt est d’ouvrir les yeux de ceux qui, la tenant pour totalement incroyable, ce qu’elle est en effet je le répète, ne croient pas qu’elle soit partagée, encore moins dans les lieux de savoir. Jean-François Braunstein cite les prêtres de cette religion, il donne les références qui permettent de savoir si ce qu’il rapporte est vrai : chacun peut ainsi aller voir quelle vague de délires déferle aujourd’hui sur le monde. Il manque sans doute à ce catalogue une réflexion plus substantielle sur les causes de ce mouvement. Cet ouvrage ne convaincra aucun des adeptes du woke. Mais peut-être ouvrira-t-il les yeux du lecteur qui ne croit pas qu’on puisse croire aux absurdités de la religion woke et qui jusque-là ne s’était pas inquiété de sa propagation.

Le rapport au réel

Comment comprendre un tel délire ? Je crois pouvoir proposer une explication de ce que Jean-François Braunstein appelle la « guerre contre la réalité ». Le nouvel homme ignore la nécessité extérieure : il ne se heurte pas à des obstacles physiques ou physiologiques, comme autrefois le paysan ou l’ouvrier ; son pouvoir est absolu, sans limite. Il ne supporte plus la moindre médiation entre un désir et sa réalisation. Il arrive même que le pauvre ignore la nécessité extérieure, celle que seul le travail d’une matière permet d’affronter, celle qu’aucune prière ne peut changer et dont la question de savoir si elle est juste ou injuste ne se pose pas. Il ne se heurte pas aux choses mais aux papiers de l’aide sociale, c’est-à-dire à des hommes qu’on espère pouvoir faire céder et dont on peut toujours dénoncer l’arbitraire. Et il est vrai que nous sommes plus puissants que nos ancêtres, grâce au progrès des techniques et des sciences, il est vrai aussi que nous jouissons d’une protection sociale qu’ils n’avaient pas. De là une perte de contact avec le réel. Même la pluie ou le vent nous sont annoncés par médias sans que nous ayons nous-mêmes à prendre soin de notre sécurité.

Sommes-nous tous despotes ?

L’homme social que nous sommes est pris dans ses relations avec ses semblables. Pour obtenir ce qu’il désire, il lui faut obéir ou demander, séduire, forcer une volonté. Plus la civilisation grandit l’homme et le libère de la pression du besoin et de la nature, plus il devient dépendant de l’homme, et cela jusqu’à perdre tout contact avec les choses. Le despote au faîte de son pouvoir n’a plus aucun rapport au réel sinon par sa cour, et il prend donc nécessairement ses désirs pour la réalité : il demande et il est servi. Nous vivons et pensons en despotes, dans la mesure où notre rapport au réel est tout entier déterminé par nos relations aux autres, quand par-dessus le marché le travail lui-même repose sur la médiation de machines, et pour beaucoup, de machines informatiques et donc d’images. Je ne veux pas dire que chacun satisfait ses désirs aisément, ou que les pauvres sont riches, mais que toutes nos pensées, si nous n’y prenons garde, sont des pensées de despote, coupées du réel. Alors il n’y a plus qu’idéologie, le refus du réel devient la norme. L’éducation des enfants a depuis longtemps pâti de ce déni du réel : il ne faut pas s’opposer à leurs désirs. Ils sont malheureux de n’avoir jamais rien vu leur résister. Freud savait le prix du principe de réalité.

Le refus du corps

Seulement le refus du réel produit plus qu’une névrose, il fait croire aujourd’hui que nous pouvons décider de tout ce que nous sommes. La chirurgie doit nous rajeunir. Et pourquoi accepter son sexe, tel que la naissance nous l’a imposé sans nous demander notre avis ? Choisissons-le, comme une coiffure ou une couleur de cheveux ! Des parents demandent à leur enfant de faire un tel choix, quand même son sexe est biologiquement déterminé. Si ce qu’on appelait naguère tout bonnement un garçon désire être une fille, l’école ne doit pas utiliser le prénom de l’état civil mais celui qu’il choisit (ou que ses parents et l’air du temps l’on incité à choisir, on ne peut savoir). S’il le faut, la médecine interviendra à coups de chimie et de chirurgie. Peu importent les dégâts psychologiques qui en résultent, quand ce ne sont pas des dégâts physiques irrémédiables. La Suède revient en arrière après avoir des années admis que les mineurs puissent demander le secours de la médecine pour changer de sexe2. Le corps est devenu un objet dont on peut faire ce qu’on veut. Il n’impose plus aucune nécessité. C’est une grande souffrance de ne pas parvenir à habiter son corps tel qu’on l’a reçu de sa naissance, je le sais. Mais est-ce s’en guérir que ne pas se supporter tel qu’on est né en voulant un autre sexe (on ne dira plus sexe mais genre) et de demander à la médecine de le transformer – quoiqu’on continue de nier le caractère scientifique de la biologie ? Que cette médecine puisse et doive intervenir sur les cas extrêmement rares comme ce qu’on appelait autrefois l’hermaphrodisme, que le droit et le regard des autres sur ceux qui en sont affectés cessent de leur rendre la vie impossible, ou tout simplement que chacun puisse vivre la sexualité qu’il veut, c’est justice. Mais faudra-t-il que ce qui n’est qu’une exception devienne la règle et s’impose à tous ?

La fausse parité

Le pire est ailleurs. Ce négationnisme d’un nouvel ordre veut « effacer toute la mémoire historique de la civilisation3 » comme le christianisme naissant qui voulait effacer le monde gréco-romain – qu’il a heureusement appris plus tard à sauver. Des étudiants (et ce ne sont pas les moins brillants) ont demandé qu’on change la liste des auteurs des programmes de philosophie parce qu’elle ne comporte que des mâles blancs. Parce qu’en effet des femmes de génie n’ont pu s’exprimer ou que parfois leurs œuvres ont été délibérément maintenues dans l’oubli, il faudrait qu’il y ait parité au moins dans les programmes scolaires, ou par exemple que le recrutement des musiciens d’orchestre ne se fasse plus sur la compétence mais sur le même principe de parité, etc. Quel mépris des femmes ! Comme si elles n’étaient pas capables de réussir les mêmes épreuves que les hommes.

L’idéologie sociétale

Jean François Braunstein donne l’exemple d’universitaires américains, noirs4, « révoltés par [des] formations à la diversité qui osent affirmer que la « logique » et la « ponctualité » doivent être attribuées à la « blanchité » » ». Ce qui revient en effet à croire que les Noirs sont par nature incapables de « pensée rationnelle ». Cet antiracisme est la nouvelle figure du racisme, dont il reprend les stéréotypes. Les statistiques des résultats scolaires montrent – paraît-il – une infériorité des Noirs : vient-elle de leur « race » ou de ce qu’on ne leur a pas permis de vivre dans des conditions telles qu’ils puissent, comme les Blancs, s’instruire ? On le voit, ces mouvements sociétaux – et le succès de l’adjectif sociétal en est le symptôme – ont pour conséquence, sinon pour but, d’interdire tout progrès social.

On ne s’étonnera pas que la renonciation à ce qu’avait de juste le socialisme nous vienne des États-Unis d’Amérique. Le woke et toutes les recherches intersectionnelles sont la dernière (la dernière en date, il faut s’attendre à en voir d’autres fleurir) idéologie que des penseurs croyant lutter contre le capitalisme ont inventée pour le pérenniser. C’est du moins ce qu’est la religion woke, si l’on a retenu la leçon de Marx et qu’on entend par idéologie une théorie qui n’en est pas une mais qui en réalité ne fait qu’exprimer un état de la société et défendre les intérêts de ceux qu’il favorise. Seulement Marx est un mâle blanc. On s’en prend aux grands hommes du passé, aux grands auteurs, aux grands compositeurs, qu’on croit prisonniers des réseaux de pouvoir de leur temps dans toutes leurs pensées et dans toutes leurs œuvres. Mais n’est-ce pas être plus encore pris dans les aberrations d’un monde asservi à la croissance économique, où la recherche de la vérité a laissé sa place à la recherche de la puissance ? Quel avenir nous réserve-t-on, si ce qui fait la grandeur de la civilisation, Homère, Platon, Titien, Galilée, Mozart, doit être considéré comme la cause de nos pires exactions, du colonialisme, des guerres que nous n’avons cessé de mener entre nous au cours de notre histoire ? Si donc tout le trésor qu’on appelait les Humanités doit disparaître ?

Ressentiment et nihilisme

Que tel qu’il est le monde puisse désespérer, je le comprends. Est-ce une raison pour préférer le néant ? La religion woke, comme la cancel culture, me paraît finalement nihiliste. Le précédent livre de Jean-François Braunstein, La Philosophie devenue folle, m’a appris l’existence de l’amputomanie – heureusement assez rare : cette manie – on refuse son corps jusqu’à se faire couper un bras, par exemple – me semble assez bien symboliser le refus du réel d’une partie de mes contemporains, et j’ai cru le voir chez ceux-là même qui ne vont pas jusqu’au délire de la religion woke. J’ai parlé avec un ami écologiste devenu totalement misanthrope qui rêve d’un monde de plantes et d’animaux, sans hommes. Il formule cet « idéal » explicitement. Si vous dites que notre médecine nous a permis de vivre plus longtemps en bonne santé, il vous demande pourquoi il faudrait vouloir mourir vieux. La drogue qui anéantit son homme ne suffit pas, il faut un nouvel opium, et nos universités savent le distiller.

On admet généralement que la croyance au progrès a disparu de notre monde. Contrairement à la chanson, le progrès ne suppose pas qu’on fasse table rase du passé mais qu’on sache se nourrir de ce qu’il a de meilleur pour aller de l’avant. Cette croyance une fois morte, comme on ne revient pas pour autant à cette sorte de fatalisme qui faisait que, sous l’Ancien Régime, il allait de soi qu’on demeure à sa place et qu’on ne change pas de condition, le sentiment que rien ne peut finalement changer, qu’il y aura toujours des riches et des pauvres, au lieu de donner le courage de combattre là où l’on est pour le bien commun, fait naître un ressentiment, plus fort parfois chez ceux qui, par leur talent et leur travail, sont sortis de la misère. Ils ne supportent pas d’avoir pu faire carrière ou de bien vendre leurs livres et vivent leur succès comme une trahison, en même temps parfois qu’ils méprisent le monde qu’ils ont quitté. Et comme naguère lorsqu’il fallait être stalinien, les meilleurs n’osent pas s’opposer à cette nouvelle religion. Le manque de courage les aveugle au point que parfois ils se convertissent.

Cancel culture

Tout cela s’inscrit dans la Cancel culture dont traite le compte rendu du livre de Hubert Heckmann Cancel ! De la culture de la censure à l’effacement de la culture par Catherine Kintzler5. Le livre de Jean-François Braunstein montre que nous sommes revenus au temps du stalinisme. Il y avait alors les mathématiques prolétariennes et les mathématiques bourgeoises, Staline était un grand philosophe, etc., et l’université ne mourait pas de rire. Il fallait et il faut aujourd’hui du courage pour lutter contre les pressions qu’exercent les idéologues.

Notes

1 – Jean-François Braunstein, La Religion woke, Grasset, p. 25, qui commente le célèbre credibile est, quia ineptum est de Tertullien – connu sous la forme : credo quia absurdum : je crois parce que c’est absurde.

3 – Ibid. p.28. Le livre de J.J. Braunstein commence par montrer en quoi il s’agit bien de religion.

4Ibid. p.188.

« Le point sur les idées » : trois petits livres éclairants publiés aux éditions Intervalles

Dirigée par Jean Szlamowicz, la collection « Le point sur les idées » (Éditions Intervalles) publie trois petits volumes (signés respectivement par Pierre-André Taguieff, Shmuel Trigano et Hubert Heckmann) qui fourniront des analyses conceptuelles et percutantes à ceux qui s’interrogent sur les catégories politiques dont il est fait aujourd’hui un usage non-critique ainsi que sur les mouvements « postmodernistes » de « déconstruction », notamment la « cancel culture ».

Dans Qui est l’extrémiste ? Pierre-André Taguieff, au plus près du titre de son ouvrage, montre que la notion d’extrémisme, très confuse et multiforme, plus qu’à une définition classificatoire, répond à une fonction politique de diabolisation et de stigmatisation. Dans une seconde partie, l’auteur s’efforce de reconstruire la catégorie d’extrémisme « et à la rendre opératoire dans l’analyse des attitudes, des idéologies et des comportements politiques contemporains ». On voit alors que l’extrémiste n’est pas toujours celui qu’on pense.

Le Petit manuel de postmodernisme illustré, de Shmuel Trigano, reprend une question classique (qu’est-ce qu’une idéologie ?) à nouveaux frais, en examinant les remises en cause du « monde d’avant » – à travers notamment les thèmes du « genre » et du « décolonialisme ». Il analyse comment ces configurations idéologiques, sous le manteau d’un anti-pouvoir, font émerger de nouveaux pouvoirs totalitaires.

Enfin je convie les lecteurs à lire sur Mezetulle la recension de l’ouvrage de Hubert Heckmann, Cancel ! De la culture de la censure à l’effacement de la culture : « Cancel! de Hubert Heckmann lu par Catherine Kintzler« .

« Cancel ! » de Hubert Heckmann, lu par Catherine Kintzler

Publié dans la collection « Le point sur les idées » (Éditions Intervalles) dirigée par Jean Szlamowicz, le petit livre de Hubert Heckmann Cancel ! De la culture de la censure à l’effacement de la culture ne se contente pas de définir la « cancel culture » ni d’en démonter les mécanismes : il montre en quoi, au-delà même des pratiques d’ostracisation des personnes et des œuvres qu’elle vise, elle s’emploie à effectuer un véritable effacement de la culture entendue comme le domaine de l’activité intellectuelle et artistique. Mais il faut bien prendre conscience que son pouvoir repose sur la seule intimidation.

« Le terme de cancel culture est utilisé en France depuis la fin des années 2010 pour qualifier la dénonciation publique d’une personne ou d’une entreprise dont les propos ou les actions, réels ou supposés, sont considérés comme moralement répréhensibles ou « offensants » à l’égard d’une communauté. […] La cancel culture ne se limite pas à l’expression d’une critique : elle fédère, autour d’une indignation commune, un groupe d’individus qui pourra être amené dans certains cas à pratiquer le boycott d’une marque ou d’un artiste, le harcèlement d’une personnalité célèbre ou anonyme, l’intimidation et la censure pour empêcher une conférence ou une représentation artistique, et parfois même le déboulonnage de statues, la dégradation d’œuvres d’art ou la destruction de livres. » (p. 6)

À partir de cette définition, l’auteur s’emploie à caractériser ce mouvement dans ce qu’il a de spécifique. Pas seulement dénonciation ou délation, pas seulement indignation militante requise au nom d’un « collectif » qui s’érige en évaluateur moral sans appel, la cancel culture s’autorise d’une immédiateté toute-puissante qui écrase les plans, les époques et les régimes de discours, confond délibérément les personnes et les œuvres. Outil de dénégation de la culture, elle la réduit à une juxtaposition de « fétiches identitaires » d’où toute fluidité, tout moment critique, tout travail sur soi dans l’expérience ambivalente de l’altérité, sont bannis – rien d’étonnant à ce que cette entreprise de rabotage féroce et bienpensant déteste la fiction au point que citer une œuvre incriminée est à ses yeux « impossible sans devenir soi-même coupable ». Le livre percutant de Hubert Heckmann a pour centre de gravité l’examen du « cas Ronsard » dont le vingtième sonnet des Amours fut récemment dénoncé comme une « fantaisie de viol » ; il rappelle, entre autres, que l’œuvre littéraire, précisément, ne se laisse pas crucifier à une unique prétention d’élucidation qui, en disqualifiant toute autre lecture possible, n’a d’autre objet que de paralyser toute quête de sens et d’annuler l’acte même de la lecture. Ce risque de l’étrangeté, ce poignant et dérangeant trouble dans l’identité du lecteur, cette respiration haletante : c’est cela même qui est redouté par les interprétations militantes.

Hubert Heckmann remarque plaisamment que, après avoir été accusée pendant des siècles de bousculer les normes, la littérature est à présent coupable de les entretenir. Mais en réalité, comme le montre le chapitre consacré à l’université, le verrouillage généralisé des paradigmes du débat, l’imposition d’une doxa des « savoirs situés » s’institutionnalisent : plus qu’une rébellion « c’est un pouvoir qui s’exprime » (p. 55). Aussi est-il vain et contreproductif d’en appeler à une forme principalement politique d’opposition qui ne ferait que donner la réplique au verrouillage du débat. C’est à l’intérieur même de la culture que la résistance peut s’effectuer, par son exercice substantiel, en prenant modèle notamment sur les intellectuels et les artistes qui ont vécu dans des régimes totalitaires. Ils nous ont appris que le signe idéologique qu’on se croit obligé de donner (par exemple aujourd’hui l’usage de l’écriture dite « inclusive ») permet à l’individu qui l’affiche de se dissimuler à lui-même « le mécanisme d’avilissement par lequel il se soumet à la loi du plus fort ». Il suffit de retrouver le sens de sa propre dignité pour faire s’effondrer les pouvoirs reposant sur la peur. Si des intellectuels et des artistes ont su naguère, au péril de leur liberté et de leur vie, résister à la terreur nazie, soviétique ou maoïste, n’aurions-nous pas le courage de cesser de nous effaroucher devant des intimidations, et de retrouver par nos propres forces le goût désintéressé du savoir ?

Hubert Heckmann, Cancel ! De la culture de la censure à l’effacement de la culture, Paris, Éditions intervalles, coll. « Le point sur les idées », 2022.

Sur le même sujet, relire :
– « A la suite du colloque Après la déconstruction » (C. Kintzler)
– « Le maccarthysme est-il la chose du monde la mieux partagée ? » (A. Perrin)
– « Antiracisme, accusation identitaire et expiation en milieu académique » (C. Kintzler)

Les « deux plus grandes idées » de l’histoire humaine : un livre de Linda Zagzebski

Saisir le monde dans son unité ; saisir son propre esprit. Telles sont les deux idées qui ont gouverné la pensée humaine d’après Linda Zagzebski (née en 1946), une philosophe américaine réputée qui a publié il y a quelques mois The Two Greatest Ideas. How our grasp of the universe and our minds changed everything1. Dans certaines civilisations, la coexistence de ces deux idées universelles a été plutôt harmonieuse (elles ont pu d’ailleurs se fondre l’une dans l’autre sous l’empire de la « non-dualité » : « je suis le monde ») ; en Occident, elle a pris un tour conflictuel. D’où des confusions intellectuelles et des désaccords culturels.

Harmonie

Selon l’autrice, la première grande idée s’est imposée au cours du Ier millénaire avant Jésus-Christ et a dominé les périodes antique et médiévale. C’est l’idée selon laquelle l’esprit peut saisir le monde. Cette idée paraîtra déjà moins vague si l’on précise que l’esprit humain saisit le monde comme une unité. Dès lors, Linda Zagzebski peut « convoquer » Thalès, Héraclite aussi bien que Parménide ; Pythagore au premier chef. Il y a un premier principe au fondement de toutes les choses, et l’esprit humain peut le découvrir.

Cette première idée, l’art l’a illustrée, en particulier les cathédrales : « Une cathédrale était une image de la création. Elle dépeignait le commencement du monde et sa fin, faisait le portrait des principales figures de l’histoire humaine, et affichait le grand récit de la Rédemption. Même l’orientation de l’église avait une signification cosmique. » L’art était le produit d’un « génie diffus » (Émile Mâle) ; le point de vue personnel de l’artiste était sans intérêt, même à ses propres yeux. Pour Aristote, la poésie épique se distingue par l’universalité de ses énoncés : « L’individu est important, écrit Linda Zagzebski, pour ce qu’il révèle de quelque chose qui pourrait arriver à quelqu’un d’autre. » L’autrice voit dans La Divine Comédie (cette « Summa en vers », a-t-on pu dire) une expression particulièrement puissante de la première grande idée. Le monde est une unité, un tout organique. Nous nous connaissons nous-mêmes par l’intermédiaire de l’univers et de ce que tout le monde en connaît.

Sous le règne de la première idée, la moralité est conçue comme un accord vivant avec le monde, un sentiment d’harmonie avec l’univers. L’épanouissement humain, tel que l’entend Aristote, est déterminé par la nature humaine en tant qu’elle fait partie de la nature comme un tout. Linda Zagzebski relève que la première idée n’a pas disparu quand la seconde l’a supplantée ; selon elle, l’amour intellectuel de Dieu chez Spinoza en est le témoignage. Sous le règne de la première idée, l’unité du savoir résultait de l’unité du monde. L’autrice regrette la fragmentation qui a accompagné la perte de son prestige : « Il est malheureux que nous insistions souvent sur la division des domaines du savoir au lieu de cultiver le genre d’esprit qui maintient en vie la première grande idée. C’est ce genre d’esprit qui peut révolutionner la pensée humaine. »

Autonomie

Selon Linda Zagzebski, la première grande idée a décliné au profit de la seconde après deux mille ans de domination. La période charnière est la Renaissance dans l’art et la littérature ; le XVIIe siècle pour la philosophie et la science. Certes, les hommes ont toujours réfléchi sur leurs esprits mais l’injonction de l’oracle de Delphes (« connais-toi toi-même ») n’était pas une invitation à l’introspection : on ne considérait pas que la saisie de soi-même différât par nature de la saisie de l’univers par l’esprit. La révolution de la subjectivité se produisit donc d’abord dans les arts. C’est, d’après l’autrice, dans la Florence du XVe siècle que l’art « commença à exprimer ce qui était à l’intérieur de l’artiste plutôt que ce qui était en dehors de lui ». La découverte de la perspective favorisa la prise en compte de différents points de vue. L’originalité en art devint une valeur importante ; désormais, l’imagination de l’artiste lui permettait de traduire « sans les contraintes d’une vue commune de la réalité » ce qu’il voyait ou ressentait. En littérature, le roman s’imposa peu à peu comme la forme principale d’expression du moi. Cervantès inventa les personnages, c’est-à-dire des figures imaginaires qui n’étaient plus des types. Contrairement au héros épique, le personnage de roman n’a pas pour fonction d’incarner les valeurs d’une culture.

Avec la chute de la théologie et l’essor de la science, la philosophie devait changer. Le rôle de Descartes, à cet égard, a été souvent souligné : il s’agissait pour lui, écrit Linda Zagzebski, d’exposer une méthode qui soutînt la science empirique et laissât de côté la métaphysique spéculative. C’est presque un lieu commun d’affirmer qu’avec Descartes la philosophie ne commence plus par la métaphysique mais par l’épistémologie. L’autrice va jusqu’à dire que, du point de vue philosophique, la seconde grande idée provient de Descartes : le monde est clairement séparé de l’esprit et l’esprit doit représenter le monde à partir de ses propres contenus et ressources. Mais la seconde idée, ajoute-t-elle, est tout aussi fondamentale pour l’empirisme anglais du XVIIIe siècle, y compris dans sa version idéaliste (Berkeley). D’après Linda Zagzebski, Kant cherche à concilier les deux grandes idées mais c’est la seconde qui l’emporte chez lui : si l’esprit humain peut saisir le monde tel qu’il lui apparaît, il ne peut saisir le monde en soi. « Pour beaucoup de philosophes, ce fut le dernier clou dans le cercueil de la première grande idée. »

« L’univers », sous le règne de la première idée, « était perçu comme une unité avec une structure rationnelle qui déterminait à la fois les lois physiques et morales. » Avec la seconde idée, la raison garde son importance comme fondement de la morale mais elle se déplace : l’autonomie individuelle détrône l’harmonie avec l’univers. Kant est l’agent principal de cette transformation. Le concept moral de base n’est plus l’épanouissement ou la vertu (Aristote) mais l’obligation. Quant au contrat social, c’est, selon l’autrice, la forme que prend la moralité quand elle est fondée ultimement sur l’autorité que les individus ont sur eux-mêmes. Hume fut, d’autre part, un grand promoteur de la seconde idée en renforçant la distinction subjectif/objectif ; le bien et le mal ne sont pas dans le monde mais dans l’esprit humain.

Linda Zagzebski souligne les attaques qu’a subies la seconde idée au XXe siècle : inconscient freudien, construction sociale du moi, philosophie féministe, philosophie de la race, du genre. De l’idée générale que notre subjectivité « est en partie construite par des discours extérieurs à l’esprit et servant parfois à maintenir le pouvoir de quelqu’un d’autre » a pu naître un profond scepticisme.

Conflits

La première grande idée fait de chacun de nous une personne et la seconde un moi. Boèce a proposé de la personne cette définition devenue classique : « une substance individuelle de nature rationnelle ». La valeur de la personne est alors la valeur de la rationalité (qui distingue les êtres humains des autres animaux). C’est une première conception de la « dignité ». Il y en a une autre, qui s’attache au caractère unique, irremplaçable, de chacun d’entre nous, et qui est née du développement de la seconde grande idée : la valeur du moi est la valeur de la subjectivité. Mais si celle-ci est distincte de la rationalité, elle n’en est pas pour autant détachée : « Notre subjectivité est précieuse, écrit Linda Zagzebski, par la manière dont elle est reliée à la valeur de la rationalité. » Il y a là une tension qu’il doit être possible d’atténuer si les deux grandes idées elles-mêmes peuvent être conciliées.

Selon l’autrice, la seconde idée a mis l’accent sur les droits individuels au détriment des vertus, qui ont cessé d’être des exigences publiques. Mais la tension demeure, comme l’actualité nous le montre chaque jour. Cependant, d’une façon générale, tout élément de la moralité qui n’implique pas une violation de la loi tend à être considéré aujourd’hui comme une affaire purement privée. D’après Linda Zagzebski, le langage des droits (lesquels sont « opposables » à tous) est intrinsèquement contentieux ; il laisse peu de place au compromis. Elle voit dans l’avortement un bon exemple de la façon dont le langage des droits a affecté une question de politique publique. L’expression de certaines valeurs a cédé la place au conflit violent entre deux positions revendiquées comme des droits : le droit à la vie contre le droit au libre choix. De même, en ce qui concerne les discours racistes ou dégradants, on assiste à un clash entre les tenants de la liberté d’expression et les partisans d’un droit à ne pas être offensé. C’est pourquoi, note l’autrice, la notion de civilité (ainsi que d’autres vertus comme l’humilité, les vertus intellectuelles) regagne du terrain. En France, l’affaire du « mariage pour tous » peut être regardée comme ayant opposé les deux grandes idées. Ceux qui manifestaient contre le mariage pour tous tenaient à une certaine vision du monde et de leur place dans le monde, ils ne pensaient pas principalement en termes de droits.

La façon dont Linda Zagzebski relie la cohabitation des deux grandes idées à des conflits sociétaux ou politiques contemporains est sans doute l’aspect le plus intéressant de son livre. Si elle déplore l’effacement de la première grande idée, elle est loin d’être une adversaire de la seconde. Elle tient la reconnaissance des droits humains individuels pour « l’un des plus grands accomplissements de l’ère moderne » et voit dans l’autorité découlant du gouvernement de soi le meilleur antidote à la tyrannie. La seconde idée nous permet de voir la valeur de toute personne, qu’elle possède pleinement ou non les propriétés auxquelles nous accordons du prix chez les êtres humains comme espèce – on songe, en premier lieu, aux personnes handicapées. Mais Linda Zagzebski pense que le recours au seul langage des droits rend plus difficile la résolution de nombreux désaccords.

Certaines questions politiques essentielles révèlent le conflit – ou au moins la coexistence – des deux grandes idées. Par exemple, lorsqu’on parle d’éthique environnementale, on peut se demander si la nature a une valeur intrinsèque ou si toute chose vivante pourrait être détruite dans le cas où il ne resterait plus, tout près d’expirer, qu’un seul être humain sur la Terre (« argument du dernier homme »). Pour l’autrice, la nature a une valeur en soi : « Il me semble que la réponse au changement climatique est un exemple de la nécessité de concevoir certaines questions morales par référence aux vertus et aux responsabilités plutôt qu’aux droits. » En la matière, la position « progressiste » rejette la seconde idée, que la position « conservatrice » embrasse. Les personnes favorables à l’avortement sont « du côté » de la seconde idée. La liberté d’expression, plutôt associée aux conservateurs, est fondée sur la seconde idée, de même que le droit de détenir des armes. Durant la pandémie de COVID-19, les défenseurs des mesures restrictives de liberté venaient plutôt de la gauche. Au contraire, pour ce qui est du mariage homosexuel, le rejet de l’autonomie appartenait aux conservateurs. Quant aux identités de groupe (identité religieuse, ethnique, de genre, etc.), elles sont le plus souvent défendues par la gauche – à l’exception de l’identité nationale. Tout cela montre que bien des désaccords politiques ont des racines beaucoup plus profondes que les oppositions partisanes habituelles. C’est, selon Linda Zagzebski, parce que nous nous relions tous à la fois à la valeur d’harmonie et à la valeur d’autonomie. D’où des contradictions inextricables.

Vue d’ensemble

Sommes-nous à même d’embrasser toute la réalité ? Cette question, qui occupe un chapitre de l’ouvrage, peut sembler plus abstraite. Linda Zagzebski remarque que la subjectivité est un problème pour la première grande idée, qui doit l’inclure si elle veut englober l’ensemble de la réalité. Mais la seconde idée n’est pas mieux parvenue à accomplir cette tâche. Deux « solutions » peuvent, selon l’autrice, être envisagées. On peut d’abord partir du subjectif pour arriver à la réalité totale. C’est-à-dire commencer par les contenus de son propre esprit et construire graduellement une conception du monde objectif, puis une conception plus large qui inclue les deux. C’est ce que le philosophe anglais Bernard Williams appelait « la conception absolue de la réalité ». On peut aussi partir d’une conception du monde objectif et y ajouter ensuite notre subjectivité. L’autrice recourt ici à une analogie avec une carte : sur une carte, on ne voit pas tout mais on doit pouvoir dire où se situerait tel ou tel élément si la carte était plus détaillée. Or, on se demande bien où se trouverait la subjectivité sur la carte de la réalité : « Nous n’avons jamais le parfum des fleurs ou la sensation de la brise en zoomant sur la carte. Cela rend très difficile de voir comment pourrait réussir l’approche partant du dehors vers le dedans pour placer la subjectivité au sein d’une conception objective préalable. »

Ce qu’il nous faut, écrit Linda Zagzebski, c’est « penser à un certain état conscient comme à un objet et le reconnaître [au moyen de la mémoire] comme celui-là même que nous avons d’abord expérimenté en tant que sujets ». Ainsi pourrons-nous introduire notre objet de réflexion dans une conception objective totale antérieurement formée. Le fait, ajoute-t-elle, qu’une conception ait des constituants temporels ne l’empêche pas d’être une conception unique (c’est bien ce qui se passe pour la causalité, par exemple).

Un jour viendra

Reste une question qui pourrait prendre la forme d’une troisième grande idée : l’intersubjectivité. Il y a, en effet, de multiples subjectivités à inclure dans une conception globale de la réalité. Linda Zagzebski estime que cette question a été beaucoup moins étudiée dans l’histoire occidentale que les deux grandes idées. Selon elle, il a fallu attendre la phénoménologie du début du XXe siècle pour que des progrès notables soient réalisés dans l’investigation de l’intersubjectivité. Notre capacité à saisir un autre esprit ne dérive ni de notre capacité à saisir les objets physiques ni de notre capacité à saisir notre esprit ; elle dépend du fonctionnement de l’imagination. Ainsi, dans l’empathie, nous nous projetons dans les sentiments de quelqu’un d’autre. Par exemple, j’expérimente en imagination la profonde douleur que peut ressentir une autre personne, ce qui me fait rester toujours à quelque distance de cette douleur. Cependant, comme l’a relevé Heidegger, c’est seulement quand quelque chose se brise dans le partage d’une expérience que l’empathie est nécessaire : « Nous habitons un monde commun que nous avons appris ensemble à interpréter », écrit Zagzebski. Elle souscrit à ce que déclare Husserl dans ses Méditations cartésiennes : nous n’aurions pas le concept d’un monde objectif sans expérience intersubjective.

Linda Zagzebski distingue trois sortes de raisons. Les « raisons de troisième personne » sont celles que chacun doit pouvoir considérer. Les « raisons de première personne » sont des éléments de la subjectivité des gens (souvenirs, idées, émotions…) qui vont leur faire adopter telle ou telle croyance : « Nous ne pouvons comprendre une autre personne sans saisir son point de vue à la première personne. » Il y a enfin des « raisons de seconde personne » : des raisons que chacun de nous peut proposer à quelqu’un en tant qu’il est un « tu » (ce ne sont pas des conseils). L’autrice appelle de ses vœux une révolution de la subjectivité qui serait de l’ampleur de la révolution scientifique du XVIIe siècle. Elle souhaite même – terminologie presque inquiétante – le développement de quelque chose comme des « technologies de la subjectivité ». Le but ultime, qui sans doute ne pourrait être atteint que par Dieu, serait « l’omnisubjectivité » : la propriété d’un esprit qui pourrait saisir toutes les perspectives subjectives de tous les êtres conscients, y compris de lui-même.

« Par l’espace, l’univers me comprend et m’engloutit comme un point ; par la pensée, je le comprends. » (Pascal) La première idée, qui doit par définition inclure les deux autres, demeure la plus grande, conclut Linda Zagzebski, au terme d’un livre d’une grande richesse intellectuelle.

1 – Linda Trinkaus Zagzebski, The Two Greatest Ideas. How our grasp of the universe and our minds changed everything, Princeton University Press, 2021.

Parménide est parmi nous (sur un livre de S. Mumford)

Dans son livre Absence and Nothing. The Philosophy of What There is Not1, Stephen Mumford, professeur de métaphysique à l’université de Durham (Angleterre), défend ce qu’il appelle un « parménidisme modéré » (« soft Parmenideanism »). Se réclamer de Parménide, c’est considérer que le non-être n’est pas.

Mumford relève que le non-être est le premier problème philosophique qui s’est posé dans la tradition occidentale. Il distingue dans ce qu’il nous reste du poème de Parménide sept affirmations principales :

  1. Le non-être n’est pas quelque chose.
  2. Il n’y a pas de degrés de l’être.
  3. De rien ne peut venir quelque chose.
  4. Le non-être est inconnaissable.
  5. La réalité constitue un plein unique.
  6. Le non-être ne peut être ni pensé ni nommé.
  7. Ni le mouvement ni le changement ne sont possibles.

Cette dernière thèse, Mumford l’écarte sans détour : la réalité du mouvement et celle du changement sont trop évidentes pour qu’on puisse les nier. Il rejette aussi, pour l’essentiel, l’avant-dernière affirmation ; il n’adhère aux propositions 3, 4 et 5 que selon une certaine interprétation ; il souscrit totalement aux deux premières. D’une façon générale, l’auteur soumet la reconnaissance d’une entité négative à deux conditions : il faut qu’elle soit à la fois indispensable et irréductible à quelque chose de positif.

Propriétés négatives et non-entités

Selon Mumford, il n’y a pas de propriétés négatives. Il conteste la thèse d’un auteur (Nick Zangwill) selon laquelle les propriétés négatives ne peuvent être écartées parce qu’elles ont un « rôle causal et métaphysique déterminant ». Pour Zangwill, les propriétés négatives sont certes moins réelles que les positives (le non-rouge est moins réel que le rouge) mais elles n’en sont pas moins la condition nécessaire de propriétés positives. Par exemple, vous n’avez pas de parapluie, alors vous êtes mouillé. Mumford n’est pas d’accord : ce n’est pas une propriété négative (le fait de ne pas avoir de parapluie) qui vous mouille, c’est la pluie. Il préfère retenir ici une vérité « contrefactuelle » : si j’avais eu un parapluie, je serais resté sec. En outre, nous avons vu que Mumford (avec Parménide) ne peut admettre des degrés différents de réalité. « L’existence, écrit-il, n’est pas une question de grandeur ou d’importance : un grain de poussière peut exister tout autant que la tour Eiffel. »

Ajoutons que l’existence de prédicats négatifs n’implique pas celle de propriétés négatives. Tout au long de son livre, Mumford doit se battre avec les apparences grammaticales : « I see nobody on the road » (Lewis Carroll). Les apparences, et aussi les jeux. Voici ce qu’écrit Ovide dans L’Art d’aimer :

« Si, comme il arrive, il vient à tomber de la poussière sur la poitrine de la belle, que tes doigts l’enlèvent ; s’il n’y a pas de poussière, enlève tout de même celle qui n’y est pas : tout doit servir de prétexte à tes soins officieux. »

Après les propriétés négatives, les non-entités : Pégase, le Père Noël, le cercle carré, Oliver Twist, le plus grand nombre premier, la montagne d’or, etc. On peut être tenté de leur accorder quelque existence ; ce sont autant d’objets de pensée. C’est pourquoi Alexius Meinong distinguait la subsistance de l’existence. Selon Mumford, cette conception a quelque chose de plausible – les pensées existent alors même qu’elles s’appliquent à des objets qui n’existent pas. Mais il en résulte deux problèmes d’après lui : d’une part, cela revient à postuler des degrés dans l’être ; d’autre part, aucune théorie de la référence (voir plus bas) ne peut s’en accommoder.

L’auteur passe en revue les non-entités envisageables. Les trous comme les ombres ne sont pas des entités négatives mais des entités immatérielles. Au-delà d’une limite donnée, il n’y a pas de « non-objet » qu’il s’agirait de réifier. Il n’y a pas non plus de « non-événements ». « Il est clair que s’il y avait des non-occurrences, il y en aurait alors bien plus que d’occurrences : le monde semblerait surpeuplé de non-événements ». Pensons aux « non-anniversaires » de Lewis Carroll, encore lui. Mumford note que l’Occident a longtemps éprouvé une sorte d’aversion pour le zéro. Selon l’auteur, on peut utiliser le zéro sans avoir à en faire quelque chose : « Les raisons pour lesquelles on a besoin du zéro sont instrumentales plutôt que métaphysiques. » Quant aux nombres négatifs, ils ne le sont pas pour tout le monde. Si mon solde bancaire est de – 1 000 €, cela correspond pour ma banque à une créance bien réelle, bien positive.

Parménide demeure.

L’absence

« Ton absence est entrée chez moi », écrit Yves Duteil dans une chanson émouvante où il évoque la disparition prématurée de sa mère. Pour Mumford, l’absence explique mais elle ne cause pas : en réifiant les absences, on prend leur rôle épistémique pour un rôle métaphysique. C’est encore, selon l’auteur, à un contrefactuel qu’il faudrait recourir : cette personne serait-elle présente, je ne serais probablement pas triste. Mumford estime que les deux phrases suivantes ne sont pas simplement deux façons différentes d’exprimer la même chose : (1) « Le manque d’eau a tué les plantes. » (2) « Les plantes sont mortes parce qu’elles n’ont pas eu d’eau. » Selon lui, il n’y a pas de causalité négative. Le contraire menacerait Parménide – à condition d’adhérer au principe qui veut qu’avoir un pouvoir causal est la marque de la réalité. Si, affirme Mumford, nous permettons aux absences d’être des causes, alors nous ne pourrons arrêter une avalanche de causes pour un même effet : les plantes auraient survécu si elles avaient été arrosées par le voisin, par Barack Obama, par la reine d’Angleterre, par Elvis Presley (il est mort mais cela ne rend pas faux l’énoncé selon lequel mes plantes auraient survécu s’il les avait arrosées), etc. Bien sûr, il serait étrange que la reine d’Angleterre arrose mes plantes mais la normalité n’est pas un bon critère selon Mumford ; la causalité est une chose et la responsabilité en est une autre.

L’auteur aborde aussi la question de l’absence sous un angle tout différent : celui de la perception de l’absence (à cette occasion, il s’amuse à passer du chapitre 5 au chapitre 7 !).

C’est aux premiers regards portés,
En famille, autour de la table,
Sur les sièges plus écartés,
Que se fait l’adieu véritable.
(Sully Prudhomme)

Comment peut-on voir quelqu’un ou quelque chose qui n’est pas là ? Sartre a évoqué cette situation où j’entre dans un café et je ne vois pas Pierre. Selon certaines théories perceptuelles, les absences seraient perçues directement sans être inférées. D’après certaines théories cognitives, vous ne pouvez pas voir l’ordinateur absent (vous l’avez posé sur une table de café et vous vous en êtes imprudemment éloigné) mais vous pouvez voir qu’un ordinateur est absent. Cette conception ne convient pas à Mumford : une croyance n’est pas quelque chose qu’on ressent. Or, c’est ce caractère phénoménal qui importe à ses yeux. En tout cas, conclut-il, « la perception de l’absence ne requiert la réalité d’aucune absence perçue ». Parménide n’est toujours pas menacé.

Possibilités

Là encore, le langage est trompeur. En parlant de possibilités (c’est la même chose pour les absences), on traite la possibilité comme une chose. Substantiver, c’est réifier. Le problème avec les possibilités, c’est que certaines semblent plus réelles que d’autres. Par exemple, je peux me rendre à Londres le week-end prochain mais il me sera beaucoup plus difficile de me propulser sur la Lune par mes propres forces. Le but de Mumford est d’expliquer cette distinction sans réifier le néant. Il n’est pas un adepte du « réalisme modal », pour lequel ce qui est simplement possible dans notre monde est une réalité dans quelque autre monde concret. Selon lui, cette théorie est « extravagante du point de vue quantitatif ». Il n’adhère pas non plus à un « réalisme des pouvoirs » (le pouvoir, par exemple, qu’a un morceau de sucre de se dissoudre dans l’eau) : « Ce serait une erreur de tenir pour réelle la manifestation avant qu’elle ne se produise. » Pour Mumford, les vérités de la possibilité ne peuvent avoir pour fondation que l’unique réalité que nous connaissons : le monde naturel dont nous sommes une part. « Elles [les possibilités] peuvent être réelles ou vraies dans le sens où elles sont fondées dans ce qu’il y a, sans posséder elles-mêmes un être quelconque, parce qu’elles sont des fictions. »

La référence vide

Pour Parménide, on ne peut parler de ce qui n’existe pas. C’est une position difficilement tenable selon Mumford. Elle nous interdirait une phrase comme : « Les licornes n’existent pas. » Partons de ce qu’on appelle « l’axiome de l’existence » : ce à quoi nous référons existe. Pourtant, nous renvoyons fréquemment à des objets non existants – des références vides – et nous énonçons à leur propos des affirmations vraies ou fausses. « Ulysse était marié à Pénélope » est vrai ; « Holmes était marié à Watson » est faux. Le premier Russell distinguait l’être de l’existence : l’être appartiendrait à n’importe quel objet de pensée. Mumford rejette cette distinction. Meinong, quant à lui, invoquait la « subsistance » de choses (comme les cercles carrés) n’ayant ni être ni existence. On peut aussi considérer que le Père Noël renvoie à l’idée de Père Noël, mais alors « Le père Noël n’existe pas » devient faux. Aucune théorie de la référence, précise l’auteur, n’est crédible si elle situe le référent dans la tête de celui qui réfère : « Les pensées sont privées alors que la signification et le langage sont publics. »

Pour Mumford, la distinction à opérer est entre la référence et le fait d’être à propos de quelque chose (aboutness). Cette dernière propriété n’entraîne pas l’existence, contrairement à la référence, qui est une relation réelle. Il devient possible de dire qu’il y a des choses qui n’existent pas. Ainsi, « on peut espérer la paix dans le monde, même si elle ne doit jamais advenir ». Lorsque nous parlons d’objets non existants, nous nous engageons dans une fiction, nous prenons part à une forme de simulacre : la référence est alors simulée. Certains énoncés, n’étant pas internes à la fiction, sont littéralement vrais : « Oliver Twist est un personnage créé par Dickens. » En effet, ici la référence est simulée mais pas la vérité elle-même de l’énoncé. Dans d’autres cas, la référence n’est pas simulée mais défaillante : le locuteur ne fait pas semblant, il ignore la non-existence de ce dont il parle. C’est ainsi que Le Verrier pouvait essayer sans y parvenir de référer à Vulcain.

En résumé, Parménide n’avait sur ce sujet qu’à moitié raison. Certes, nous ne pouvons référer à ce qui n’est pas, mais nous pouvons le penser et le nommer.

Affirmer et nier

Stephen Mumford se pose la question des « vérités négatives ». Il prend l’exemple d’une phrase qui est vraie presque à chaque fois qu’on la prononce : « Il n’y a pas d’hippopotame dans la pièce. » Qu’y a-t-il dans le monde qui rende vrai cet énoncé ? Et que reste-t-il alors de l’idée que la vérité dépend de l’être ? Les solutions qui ont pu être proposées ne convainquent pas l’auteur. En particulier, Mumford n’est pas sûr que chaque vérité négative soit une vérité dont la négation est exclue par quelque chose qui existe. Il semble que nous soyons dans une impasse. Ce problème est lié à la relation que nous établissons entre l’assertion et la dénégation. L’auteur rejette la « thèse de l’équivalence », d’après laquelle une dénégation n’est rien d’autre qu’une assertion (l’assertion d’une négation). L’assertion et la dénégation ont des fonctions différentes. Notamment, nier ce qui est faux n’est pas la même chose que viser directement à la vérité. La dénégation est un acte moins risqué que l’assertion, l’engagement du locuteur y est moindre. La thèse de l’équivalence est trompeuse du point de vue épistémologique : ne pas croire que Dieu existe (agnosticisme), ce n’est pas la même chose que croire que Dieu n’existe pas (athéisme). L’assertion peut fournir une raison d’agir, la dénégation une raison de ne pas agir. La négation présuppose une affirmation, explicite ou implicite.

Ce dernier point est sujet à caution. Il y a eu dans l’histoire, relève Mumford, des tentatives pour réduire la négation à la question de la fausseté ou au fait de nier ce qui a été dit précédemment. On en est venu parfois à tenir les énoncés négatifs pour des énoncés métalinguistiques. Pour Bergson, la négation est une attitude adoptée par l’esprit, un jugement sur un jugement. Mumford récuse ce point de vue ; un énoncé négatif n’est pas moins relatif au monde qu’une affirmation. « La porte n’est pas rouge » est autant à propos de la porte que « La porte est rouge ». Quant au fait de dénier non-p, il n’est pas équivalent à la simple affirmation de p. « Je n’ai pas dit que X n’était pas dans la pièce » ne signifie pas « X était dans la pièce ».

En conclusion, la négativité n’est pas une caractéristique du monde mais de la façon dont nous pensons et parlons à propos du monde. Pour l’essentiel, Parménide avait raison et il trouve aujourd’hui en Stephen Mumford un défenseur éloquent. Le non-être n’est toujours pas.

1 – Stephen Mumford, Absence and Nothing. The Philosophy of What There is Not, Oxford University Press, 2021.