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« Chaos » de Stéphane Rozès, lu par Samuël Tomei

Stéphane Rozès est l’un de nos politologues les plus intéressants en ce qu’il ne craint pas de marcher hors du « cercle de la raison » tracé autour d’eux par ceux, élites économiques, dirigeants politiques, qui négligent voire nient l’inconscient collectif français. Son dernier livre d’entretiens avec Arnaud Benedetti, Chaos. Essai sur les imaginaires des peuples (Paris, Cerf, 2022), offre des éléments neufs et stimulants pour analyser le décrochage français.

Alors que dans sa jeunesse trotskiste il avait pu voir la réalité à travers le prisme de l’idéologie, c’est, à l’inverse, une fois qu’il a rompu avec la facilité du prêt-à-penser, fort de plus de trente-cinq ans d’analyses et de conseils pour le compte aussi bien d’entreprises que de partis, de capitaines d’industrie que de ministres ou de présidents, que Stéphane Rozès s’est peu à peu forgé une grille d’analyse propre. À gauche comme à droite on donne le plus souvent une explication socio-économique de la crise morale que traverse la France (ce qui évoque ce que disait Ferdinand Buisson du socialisme et du libéralisme : tous deux fondent leur philosophie sur les choses). On croit ainsi que pour remédier à la crise des gilets jaunes, au sentiment de déclassement des Français moyens, il suffirait d’améliorer le pouvoir d’achat, d’injecter tant de millions ou de milliards dans tel ou tel secteur… Économisme, matérialisme qui, aux yeux de l’auteur, ne permet pas de comprendre le délitement du monde et le pessimisme des Français.

Une grille de lecture imaginariste

Selon Stéphane Rozès, ni l’économie ni les idées ne sont le moteur de l’histoire, mais ce sont les peuples. Il estime que « le bas fait le haut » – « Je pensais que les gens pour qui je travaillais et qui décidaient pesaient sur le réel, or ils n’étaient que des acteurs plus ou moins efficients de l’imaginaire de leur peuple, les élus locaux de l’esprit des lieux [lire les pages sur « l’esprit nantais » !] et les chefs d’entreprise de leur identité ». À la différence de Marcel Gauchet ou de Pierre Manent, l’auteur soutient que les peuples n’entendent pas faire leur deuil du politique, que la crise politique est d’abord issue de la déstabilisation des imaginaires des peuples. En effet, pour lui, ce sont les soubassements culturels qui façonnent les sociétés, ce que ne saisissent plus la plupart des dirigeants (et de citer un François Hollande n’en démordant pas : aux yeux de l’ancien président, c’est l’économie qui fait la société).

L’individu procède ainsi de l’imaginaire de son peuple, lequel le précède. Et « les unités compétitives, les régions qui se développent, les nations qui se maintiennent sont celles qui sont cohérentes entre leurs représentations imaginaires et leurs modalités d’accès au réel sans cesse changeant ». Plus précisément, l’imaginaire imprègne tous les secteurs d’une société et toutes les activités humaines : « Chaque imaginaire tisse et colore différemment l’articulation entre le bon [le long terme], le juste [le moyen terme ou les rapports sociaux] et l’efficace [le court terme]. […] L’approche imaginariste se distingue du matérialisme et de l’idéalisme en ce que le cours des choses résulterait de la façon harmonieuse ou dysfonctionnelle dont les communautés humaines s’approprient le réel en articulant leur matrice imaginaire pérenne avec ses manifestations changeantes. »

On pourra reprocher à cette approche son déterminisme. L’auteur s’en défend : « Mon analyse […] repose sur une combinatoire et sur la mise en mouvement de cette combinatoire ». Sa conception de l’histoire n’est pas linéaire mais plutôt cyclique, plus exactement « en spirale » : l’histoire ne revient pas mais « remonte », reflux toujours singulier quand bien même composé des mêmes figures archaïques.

L’imaginaire français

En France, pour Stéphane Rozès, il existe un continuum imaginaire entre la fille aînée de l’Église, Descartes, la monarchie et la République. On peut avancer qu’il s’inscrit ici dans la continuité de trois grands noms : Clemenceau dont on pourrait élargir la fameuse formule pour dire de l’histoire de France qu’elle est un bloc1 ; Péguy, pour qui « la République une et indivisible, c’est notre royaume de France »2 ; et Marc Bloch dont on cite tant la phrase, depuis plusieurs années – mais n’est-ce pas la révélation d’une faille ? –, selon laquelle « il est deux catégories de Français qui ne comprendront jamais l’histoire de France, ceux qui refusent de vibrer au souvenir du sacre de Reims ; ceux qui lisent sans émotion le récit de la fête de la Fédération »3.

L’auteur part du constat que la France a toujours constitué un archipel et que pour tenir ensemble, pour encadrer ce qui est nommé notre dispute commune, il lui faut un imaginaire projectif et universaliste, grâce auquel dénaturaliser nos différences, dépasser nos singularités initiales. On pense un peu à Régis Debray pour qui aucun système ne peut se clore à l’aide de ses seuls éléments intérieurs4, il faut un facteur cohésif (pour « faire d’un tas un tout »), en France le monarque, incarnation de l’État qui précède, qui fait la nation – un chef dépositaire et acteur de l’imaginaire national. C’est ce qui peut expliquer que les Français peuvent tout à la fois dénigrer les hommes politiques et sacraliser le politique. Alors que tant d’élus s’efforcent, dans l’exercice de leurs fonctions, de mimer le peuple, s’accoutrent comme « les gens », torturent la grammaire et la syntaxe, Stéphane Rozès souligne fort à propos que « […] pour être proche des Français, il ne faut pas parler comme eux, se comporter comme eux, mais au contraire respecter un écart entre la dimension spirituelle de la fonction et les contraintes temporelles de l’exercice ».

Si le Président ramène la fonction à l’homme, « au nom d’une conception américaine de la proximité, ce que fit Nicolas Sarkozy, non seulement on ne gagne pas en proximité, mais l’on perd en sacralité et en conséquence en autorité ». Le président Hollande, pour sa part, « aura tellement banalisé la fonction présidentielle, se comportant souvent comme le premier secrétaire du PS et l’ami des journalistes, qu’il se priva […] de sa ressource symbolique » au point de ne pouvoir se représenter en 2017. L’actuel chef de l’État apparaît à Stéphane Rozès comme « scindé » du fait de sa capacité à « dire un jour quelque chose et l’autre jour l’inverse » et « jamais il ne se sera indexé sur le génie français, sur son peuple, la nation, pour peser sur l’extérieur, Berlin et Bruxelles, et faire bouger les mailles qui nous enserrent et [nous] étouffent peu à peu ». Arnaud Benedetti surenchérit : M. Macron « incarne comme un comédien joue un personnage. Il effleure mais n’habite pas », à la différence des de Gaulle, Pompidou, Mitterrand et, dans une certaine mesure, Chirac.

Et si, pour Stéphane Rozès, « les Français veulent un souverain, […] une autorité, […] un Jupiter », on aurait dès lors aimé une réflexion sur la plus républicaine de nos républiques, la IIIe, la plus longue jusqu’à présent, pendant laquelle on s’est au contraire toujours méfié de l’homme providentiel, de la présence d’un homme fort à la tête de l’État où, à part peut-être Poincaré – qui d’ailleurs n’a cessé de pester contre son impuissance –, on n’élisait que des inaugurateurs de chrysanthèmes (Clemenceau, faiseur de présidents, se vantait de toujours « voter pour le plus bête »).

Reste que la grandeur de la France repose sur une donnée culturelle : « Notre universalisme est la condition nécessaire pour se penser Français. » L’auteur reprend la controverse entre Montesquieu et Condorcet. Entre le premier qui pense, selon Catherine Kintzler, « qu’on peut dégager le normatif à partir du positif », et le second qui pense « l’objet politique comme fondé sur un droit naturel irréductible du point de vue de ses principes et de sa légitimité à un objet social »5, qui décèle chez son aîné une tentation qu’on nommerait de nos jours « relativiste » (Charles Coutel6), Stéphane Rozès choisit la « raison impure7 de Montesquieu de préférence à la « raison pure » de Condorcet (qui, donc, ne veut pas se fonder sur ce qui est mais sur ce qui doit être). Et cette grandeur de la France « tient à la nécessité que l’on ait quelque chose à dire sur tout et n’importe quoi ». L’auteur, plutôt que de s’appuyer sur de grands discours de nos hommes illustres sur la France éclaireuse du monde, évoque avec subtilité le « bas » (celui qui, on l’a vu, « fait le haut ») et mentionne Cioran et Marx, impressionnés par la vie des bistrots où l’on dispute de tout, par ce mode de sociabilité qui pourrait être la cellule de base de la vie démocratique d’une nation si politique. Il aurait pu reprendre la formule du radical Arthur Ranc pour qui les cafés sont le salon de la démocratie.

Le sucre néolibéral dans les trois moteurs de l’imaginaire français

L’imaginaire français aurait trois moteurs : projection dans le temps, projection dans l’espace et incarnation. Or plusieurs éléments grippent ces trois moteurs.

Le capitalisme financier, par sa structure contingente, nous empêche de nous projeter dans le temps ; notre soumission à l’Union européenne, cheval de Troie de la globalisation néolibérale, nous interdit de nous projeter dans l’espace, l’Europe n’est pas la France en grand ; quant au déficit d’incarnation, il est la résultante, selon l’auteur, des deux premiers blocages : « L’État relayant une gouvernance néolibérale européenne conforme à l’imaginaire allemand, il se retourne contre la nation et son imaginaire », ajoutant que « les élus de la nation accompagnent ce processus en devenant les communicants d’un cours des choses qui nous échappe […] ». La question de la souveraineté est ici centrale, la souveraineté non comme fin mais comme moyen.

Après d’autres, Stéphane Rozès distingue bien le libéralisme du néolibéralisme. Le premier n’est pas incompatible avec les souverainetés nationales tandis que le second, « indexé sur la globalisation économique, prétend [les] contourner et [les] dépasser », en « substitu[ant] au gouvernement des hommes l’administration des choses ». Le new public management en constitue la pratique. Or ce dernier, devenu l’unique mode d’action de nos dirigeants d’entreprise et de nos dirigeants politiques, heurte l’imaginaire français qui fait, lui, prévaloir la pensée sur la technique et la finalité sur le processus – ce qui, cela aurait mérité un développement, a des conséquences dramatiques dans le monde universitaire et en explique pour une bonne part l’effondrement. Ce néo-libéralisme est la matrice de l’Union européenne et dès 1992 Stéphane Rozès perçoit que le compromis bancal entre l’imaginaire français, universaliste, et l’imaginaire allemand, procédural, va entraîner la perte de l’Europe. Les nouvelles institutions sont « indexées », pour reprendre un mot qu’affectionne l’auteur, sur l’ordo-libéralisme allemand. La procédure l’emporte sur la politique. On fait donc fausse route depuis des dizaines d’années et il faut voir le succès du Rassemblement national comme un symptôme, comme « l’expression de la privation de la maîtrise du destin de la France, de la souveraineté nationale ». Ce diagnostic sur le sentiment du peuple de ne plus avoir prise sur son destin, alors que c’est la « suprême fonction politique », avait été établi dès 1990 par Marcel Gauchet8, soit deux ans avant la ratification du traité de Maastricht – qui ne faisait que poursuivre la logique impulsée dans les années 1950 par « l’inspirateur » Jean Monnet, dénoncée par Pierre Mendès France qui avait voté « non » au Traité de Rome en 1957. Stéphane Rozès avertit : « Si on veut éviter le repli des peuples et le chaos, il faut mettre les institutions de l’Union européenne en cohérence avec le génie européen » ; pour cela, il faut que « chaque peuple [fasse] prospérer son modèle, [mette] en place des alliances et [des] projets européens protecteurs et ambitieux pour peser dans le monde ».

Sans illusions, le politologue estime que le plus probable, « c’est que nous allions au pire ». La meilleure façon, néanmoins, d’éviter le chaos consisterait tout d’abord à s’efforcer de le penser, de le nommer quitte à reconnaître par là un « échec générationnel », celui d’intellectuels formés au Progrès, à l’optimisme, dont le devoir ultime serait la lucidité. Rozès rejoint Quinet qui écrivait à Pauliat depuis son exil helvétique en novembre 1867 : « Nier le mal, ce n’est pas le combattre. La force consiste, au contraire, à le voir, le sentir, le montrer dans toute sa laideur, pour le détruire ».

Stéphane Rozès, Chaos – Essai sur les imaginaires des peuples, Entretiens avec Arnaud Benedetti, Paris, Cerf, 2022, 221 p.

Notes

1 – Lors de la séance du 29 janvier 1891, Clemenceau se veut clair et net : la pièce de Victorien Sardou, Thermidor, est contre-révolutionnaire et on se cache derrière Danton pour attaquer la République. Il reproche à Joseph Reinach d’être monté à la tribune pour « éplucher » la Révolution, prendre ceci, rejeter cela. Or, dit-il : « que nous le voulions ou non, que cela nous plaise ou que cela nous choque, la Révolution française est un bloc », un bloc « dont on ne peut rien distraire », ajoute-t-il au milieu d’exclamations à droite et d’applaudissements à gauche.

2 – Charles Péguy, L’Argent suite, Paris, Gallimard (coll. « La Pléiade », Tome III), p. 935. Péguy ajoute que « rien n’est aussi monarchique, et aussi royal, et aussi ancienne France » que cette formule, « la République une et indivisible », sortie de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen.

3 – Marc Bloch, L’étrange défaite – Témoignage écrit en 1940, in L’Histoire, la Guerre, la Résistance, Paris, Gallimard (Quarto), 2006, p. 646.

4 – Régis Debray, Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux, Paris, Gallimard, 1981, p. 255-272.

5 – Catherine Kintzler, « Condorcet, critique de Montesquieu ».

6 – Charles Coutel (Prés.), Politique de Condorcet, Paris, Payot, 1996, p. 83-86.

7 – Formule de Paul Vernière, citée par Robert Niklaus, « Condorcet et Montesquieu, conflit idéologique entre deux théoriciens rationalistes », Dix-huitième siècle, Année 1993, n° 25, p. 399-409, p. 400.

8 – Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard, 2002, p. 226-227 (article paru dans Le Débat, n° 60, mai-août 1990, sous le titre : « Les mauvaises surprises d’une oubliée : la lutte des classes »).

McKinsey et « les évolutions du métier d’enseignant »

Il y a un an, le Sénat interrogeait le directeur associé senior de McKinsey France, « responsable du pôle Secteur public », au sujet d’un contrat commandé par le gouvernement sur « les évolutions du métier d’enseignant » (coût du contrat : 496 800 euros, quand même). Un tweet de Publi Sénat diffusait le 22 janvier 2022 une vidéo où ce responsable, dans sa réponse quelque peu balbutiante à la sénatrice Eliane Assassi, considère comme interchangeables les termes « secteur de l’enseignement » et « marché de l’enseignement »1.
Grâce à la persévérance d’un citoyen, on peut à présent lire trois des documents constituant le « rapport ». C’est édifiant, mais pas vraiment étonnant.

En effet, une demande de communication de documents a été faite à ce sujet par David Libeau il y a un an auprès du Ministère de l’Éducation nationale dans le cadre du droit d’accès à l’information. Le service de presse du Ministère a répondu le 11 janvier 232.

David Libeau a récemment (15 janvier 2023) publié sur son blog un billet retraçant la chronologie de ces textes et (« cerise sur le gâteau ») faisant état du soupçon de plagiat qui pèse sur eux3. L’auteur donne dans son article un lien de téléchargement permanent des fameux rapports.

Le texte principal, intitulé  « Document de référence. Éclairer les évolutions du métier d’enseignant », est chapeauté par une note de synthèse qui montre sur quelle conception adaptative de l’école tout cela est appuyé. Il s’agit de conformer en fonction d’attentes renvoyant à des propositions politiques considérées comme évidentes et qui sont toujours dépendantes d’une définition élaborée en haut lieu (produire du « bien-être » et du « développement humain », des « compétences » sources de croissance, en installant tout cela, bien sûr, dans la « diversité » et l’« inclusion », etc.). Les notions de liberté et d’émancipation d’une part, d’autonomie des savoirs de l’autre, sont étrangères à ce texte – qui s’en étonnera ?

Quant aux deux autres documents « Modèle de gestion » et « Valorisation du mérite », c’est l’application mécanique (toujours les mêmes grilles) de recettes de management apprêtées pour un ministre de l’Éducation en demande de gestion discriminante du personnel selon le « mérite » – l’astuce, à grand renfort d’ « équipes » et de « projets d’établissement » étant de produire l’illusion d’une autogestion consentie. Le tout baigné dans le jargon techno dont on nous rebat les oreilles depuis des décennies.

Pour badigeonner des projets pédagogistes (apparus dès les années 1970-80) d’un vernis managérial, c’est un peu cher. D’autant plus que la traduction du moment proprement politique de cette « évolution » en novlangue technocratique est affichée depuis belle lurette4.

Notes

4 – Voir, entre autres, sur Mezetulle, « Les risques calculés du néo-libéralisme » (C. Kintzler), « Comment ruiner l’école publique ? » (M. Perret), « Les pédagogies innovantes : heurts et malheurs » (S. Duffort), « Libéralismes et éducation » (S. Duffort), « OCDE et Terra Nova : une offensive contre l’école républicaine » (F. Boudjahlat), « Le School Business » (V. Lemaître). On écoutera et on lira aussi avec profit les conférences et articles de Nico Hirtt sur « l’approche par compétences », la « classe inversée », etc.

Michel Onfray « lecteur » de Condorcet

Michel Onfray était invité de l’émission « Le Grand Rendez-vous CNews-Europe1 » le 1er janvier 20231. Interrogé notamment sur le transhumanisme, il affirme que Condorcet aurait avancé des propositions eugénistes dans la dernière partie (Dixième époque) de l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, et suggère à cette occasion que Condorcet se rangerait alors aux côtés des « plus radicaux des Jacobins » :

« […] ce propos [i. e. l’homme nouveau de Saint Paul] est même repris par la Révolution française et par les plus radicaux des Jacobins, et il y a même des propositions eugéniques sur ce sujet-là avec Condorcet – Condorcet c’est formidable, c’est le progrès, etc. – lisez le dernier tableau des Progrès historiques de l’esprit humain [sic] de Condorcet, il parle d’eugénisme […] »2. [M. Onfray s’en prend ensuite à Diderot].

Ces deux points sont susceptibles de vérification.

1° Y a-t-il des propositions eugénistes dans l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain ?

Il se trouve que dossier a déjà été instruit. André Béjin en 19883 s’était appuyé sur deux passages de la Dixième époque de l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain pour avancer que Condorcet serait, non pas vraiment eugéniste, mais précurseur de l’eugénisme. Lisons ces passages.

Extrait A

Après avoir abordé les progrès des techniques, notamment agricoles, Condorcet fait état d’une éventuelle contrariété entre le développement des subsistances et celui d’une population de plus en plus nombreuse. Et il répond à cette objection en évoquant une limitation des naissances.

Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, p. 206-207 édition Vrin (1970) et pp. 281-82 édition GF (1988).

« Mais, dans ces progrès de l’industrie et du bien-être, dont il résulte une proportion plus avantageuse entre les facultés de l’homme et ses besoins, chaque génération, soit par ces progrès, soit par la conservation des produits d’une industrie antérieure, est appelée à des jouissances plus étendues, et dès lors, par une suite de la constitution physique de l’espèce humaine, à un accroissement dans le nombre des individus ; alors, ne doit-il pas arriver un terme où ces lois, également nécessaires, viendraient à se contrarier ; où l’augmentation du nombre des hommes surpassant celle de leurs moyens, il en résulterait nécessairement, sinon une diminution continue de bien-être et de population, une marche vraiment rétrograde, du moins une sorte d’oscillation entre le bien et le mal ? Cette oscillation dans les sociétés arrivées à ce terme, ne serait-elle pas une cause toujours subsistante de misères en quelque sorte périodiques ? Ne marquerait-elle pas la limite où toute amélioration deviendrait impossible, et à la perfectibilité de l’espèce humaine, le terme qu’elle atteindrait dans l’immensité des siècles, sans pouvoir jamais le passer ?

Il n’est personne qui ne voie, sans doute, combien ce temps est éloigné de nous ; mais devons-nous y parvenir un jour ? […]

Mais, en supposant que ce terme dût arriver, il n’en résulterait rien d’effrayant, ni pour le bonheur de l’espèce humaine, ni pour sa perfectibilité indéfinie ; si on suppose qu’avant ce temps les progrès de la raison aient marché de pair avec ceux des sciences et des arts, que les ridicules préjugés de la superstition aient cessé de répandre sur la morale une austérité qui la corrompt et la dégrade au lieu de l’épurer et de l’élever, les hommes sauront alors que, s’ils ont des obligations à l’égard des êtres qui ne sont pas encore, elles ne consistent pas à leur donner l’existence, mais le bonheur ; elles ont pour objet le bien-être général de l’espèce humaine ou de la société dans laquelle ils vivent ; de la famille à laquelle ils sont attachés, et non la puérile idée de charger la terre d’êtres inutiles et malheureux. Il pourrait donc y avoir une limite à la masse possible des subsistances, et, par conséquent, à la plus grande population possible, sans qu’il en résultât cette destruction prématurée, si contraire à la nature et à la prospérité sociale d’une partie des êtres qui ont reçu la vie. »

Ce texte n’énonce aucune mesure politique malthusienne (ni eugéniste). Du reste, la Dixième époque n’est pas un programme, mais une description commentée, « esquissée » en 1794, de ce qui pourrait exister dans le futur, dans l’hypothèse où les progrès se répandent et se poursuivent. Condorcet évoque une limitation des naissances comme un mouvement de société issu d’une prise de conscience des individus. Quel qu’en soit le motif, et sans nécessairement être soumises à une mesure autoritaire de contrainte, les populations de bien des pays ne le font-elles pas de nos jours ?

Extrait B

Condorcet aborde l’amélioration de l’espèce due aux progrès de la médecine, de l’alimentation et de l’hygiène. Puis il suppose que les générations successives pourraient transmettre les bénéfices à leurs descendants.

Id. pp. 217-219 édition Vrin et pp. 293-96 édition GF :

« La perfectibilité ou la dégénération organiques des races dans les végétaux, dans les animaux, peut être regardée comme une des lois générales de la nature.

Cette loi s’étend à l’espèce humaine, et personne ne doutera sans doute, que les progrès dans la médecine conservatrice, l’usage d’aliments et de logements plus sains, une manière de vivre qui développerait les forces par l’exercice, sans les détruire par des excès ; qu’enfin, la destruction des deux causes les plus actives de dégradation, la misère et la trop grande richesse, ne doivent prolonger, pour les hommes, la durée de la vie commune, leur assurer une santé plus constante, une constitution plus robuste. On sent que les progrès de la médecine préservatrice, devenus plus efficaces par ceux de la raison et de l’ordre social, doivent faire disparaître à la longue les maladies transmissibles ou contagieuses, et ces maladies générales qui doivent leur origine aux climats, aux aliments, à la nature des travaux. Il ne serait pas difficile de prouver que cette espérance doit s’étendre à presque toutes les autres maladies, dont il est vraisemblable que l’on saura un jour reconnaître les causes éloignées. 

[… Condorcet s’attarde ici sur les significations du mot « indéfini » employé pour le progrès.]

Mais les facultés physiques, la force, l’adresse, la finesse des sens, ne sont-elles pas au nombre de ces qualités dont le perfectionnement individuel peut se transmettre ? L’observation des diverses races d’animaux domestiques doit nous porter à le croire, et nous pourrons les confirmer par des observations directes faites sur l’espèce humaine.

Enfin, peut-on étendre ces mêmes espérances jusque sur les facultés intellectuelles et morales ? Et nos parents, qui nous transmettent les avantages ou les vices de leur conformation, de qui nous tenons, et les traits distinctifs de la figure, et les dispositions à certaines affections physiques, ne peuvent-ils pas nous transmettre aussi cette partie de l’organisation physique, d’où dépendent l’intelligence, la force de tête, l’énergie de l’âme ou la sensibilité morale ? N’est-il pas vraisemblable que l’éducation, en perfectionnant ces qualités, influe sur cette même organisation, la modifie et la perfectionne ? L’analogie, l’analyse du développement des facultés humaines, et même quelques faits, semblent prouver la réalité de ces conjectures, qui reculeraient encore les limites de nos espérances. »

Ce passage n’introduit pas de proposition politique. En faisant l’hypothèse d’une amélioration de la santé et des facultés humaines, il décrit une continuité générationnelle dans la présence et la poursuite de ces améliorations. Même si on peut supposer que Condorcet, comme la plupart des savants de son temps, croyait à l’hérédité des caractères acquis, on y cherche en vain une quelconque posture interventionniste, cela n’est même pas suggéré. Il n’est question que d’observations a posteriori. Que faisons-nous d’autre, aujourd’hui, en constatant par exemple que la taille de certaines populations augmente, probablement sous l’effet d’une modification du régime alimentaire, de l’amélioration des systèmes de soins et de l’hygiène ? La comparaison avec les « races » (i.e. espèces) d’animaux domestiques, qui aujourd’hui sonne mal à nos oreilles, ne donne lieu à aucune proposition interventionniste de croisements sélectifs : bien au contraire, Condorcet en fournit la limite en disant que dans l’espèce humaine c’est l’éducation qui est le moteur de ce perfectionnement. Il faut avoir l’esprit prévenu et projeter sur le texte les idées qu’on veut y trouver pour le comprendre comme une préfiguration de l’eugénisme.

Un dossier à charge vide

Dans ses articles, André Béjin ajoute à ces deux passages quelques brefs extraits des notes manuscrites déposées en 1812 à la BnF et publiées en 1922 par Léon Cahen. Ces notes abordent notamment la contraception, et un petit passage est consacré à l’insémination artificielle dont je reproduis ici la transcription Béjin :

« Quoique l’expérience de Spallanzani, unique jusqu’ici, ne soit appuyée que par des analogies prises d’aspects trop éloignés de la nature, cependant on ne doit pas la reléguer absolument dans la classe des chimères. On peut donc se demander ce qui résulterait pour l’espèce humaine, pour les progrès de la civilisation, de la connaissance d’un moyen de séparer la reproduction des individus de la réunion intime des individus qui doivent y concourir, et des plaisirs physiques ou moraux attachés à cette union. »

A. Béjin en tire que Condorcet, intéressé par la contraception, est favorable à l’insémination artificielle comme moyen d’amélioration. Or Condorcet s’interroge « on peut se demander… », et la suite du texte, que Béjin cite, montre qu’il ne s’agit pas ici d’une technique eugéniste de contrôle de la reproduction car, d’après Condorcet, cela « servirait surtout à rendre plus intimes et plus chères, en achevant de les affranchir du joug de la nécessité les [relations entre les hommes et les femmes] ». Mais cela n’empêche pas A. Béjin de déclarer que « cela n’emporte pas la conviction », ni d’accuser Condorcet de n’avoir pas pensé aux aspects négatifs d’un pouvoir médical.

Ce n’est pas tout. Il est probable que Condorcet, on l’a signalé plus haut, croyait à l’hérédité des caractères acquis. Cela permet à André Béjin de compléter sa propre théorie interprétative pour avancer que tout cela implique des « actions ayant pour effet la reproduction différentielle des individus »4. Effectivement, l’eugénisme conduit à une politique de reproduction différentielle : mais il est en l’occurrence sous la plume d’A. Béjin, et non dans les textes de Condorcet qu’il cite.

J’allais oublier deux éléments qui, placés à la fin d’un des articles5, fonctionnent de manière suggestive. Cabanis, ami de Condorcet, a écrit après la mort de ce dernier un bref texte eugéniste. Alexis Carrel aurait prétendu, dit-on (propos rapportés), avoir été inspiré par un passage de l’extrait B de l’Esquisse cité ci-dessus. N’est-ce pas accablant ?

On reste rêveur devant de tels procédés interprétatifs et insinuants. Voilà tout l’arsenal, fait de projections et de soupçons, dont on dispose aujourd’hui pour charger Condorcet rétrospectivement d’un péché qui, en outre, ne s’est constitué comme tel que bien après sa mort.

2° Condorcet et « les plus radicaux des Jacobins »

Michel Onfray ne se contente pas de faire porter à Condorcet le poids de « la face sombre des Lumières ». Fidèle à son aversion envers le jacobinisme, il poursuit en enrôlant furtivement Condorcet aux côtés des Jacobins « les plus radicaux », ceux qui précisément furent les persécuteurs de Condorcet. Faut-il rappeler la notoriété de l’opposition entre Robespierre et Condorcet ? Faut-il rappeler que Condorcet fut le rédacteur du Plan de constitution dite « girondine » ? que ce projet fut rejeté par la Convention en février 1793, laquelle arrêta les députés girondins et nomma un Comité chargé de rédiger la Constitution du 24 juin 1793 ? Faut-il rappeler que Condorcet eut le courage de protester publiquement contre cette Constitution et que cela lui valut un décret d’arrestation et sa mise hors la loi en octobre 1793 ? La suite est encore plus connue : Condorcet se cache et rédige dans la clandestinité l’Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. Puis, craignant les persécutions contre sa logeuse, il fuit, erre dans le sud de Paris et est arrêté à Bourg-la-Reine le 27 mars 1794. Son geôlier le trouve mort dans sa cellule le lendemain matin.

Si Michel Onfray ignore ces éléments6, pourquoi invente-t-il ce qu’il ne sait pas ? S’il les connaît, pourquoi déguise-t-il la vérité ? Mais surtout, en quoi cela renforce-t-il ses positions ? En quoi ces allégations leur sont-elles nécessaires ? De telles déclarations hâtives ne peuvent que discréditer son propos et le charger d’un soupçon d’inexactitude. Enfin, en agissant de la sorte, pourquoi chercherait-il à s’aliéner la sympathie de républicains qui sont attentifs à ses analyses politiques aujourd’hui ? Voilà ce que je ne parviens pas à comprendre.

Notes

2 – Le passage est à 43 minutes dans la vidéo référencée à la note précédente. On trouve aussi cette affirmation dans l’entretien avec Michel Houellebecq (29 novembre 2022) https://frontpopulaire.fr/articles/dieu-vous-entende-michel_ma_17072512  : « Ce qu’on ne dit jamais, c’est que Condorcet a inventé l’eugénisme en 1795, dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain ».

3 – André Béjin, « Condorcet, précurseur du néo-malthusianisme et de l’eugénisme républicain » dans Histoire, économie et société, 1988, 7ᵉ année, n°3, pp. 347-354, DOI : https://doi.org/10.3406/hes.1988.2356. L’auteur précise qu’il s’agit d’une version d’un texte qu’il a publié dans la Revue de la Bibliothèque nationale n° 28, été 1988, pp. 37-41. Une troisième version « Condorcet, précurseur de l’eugénisme ? », présentée au colloque international de Paris, 8-11 juin 1988, est publiée dans les Actes de ce colloque Condorcet, mathématicien, économiste, philosophe, homme politique : colloque international, Paris, Minerve, 1989, pp. 168-173. Ces études sont les seules, à ma connaissance, qui s’efforcent de soutenir de manière consistante et documentée la thèse d’un eugénisme chez Condorcet.

4 – Troisième des articles cités à la note précédente, p. 172. La récapitulation des arguments et attendus (p. 172) formant la théorie interprétative d’A. Béjin demanderait à elle seule un petit article d’analyse.

5Ibid. pp. 172-173.

6 – Ignorance peu probable. Dans la revue de Michel Onfray, Front populaire, plusieurs de ces éléments sont rappelés par un article de Maxime Le Nagard (24 juillet 2022 https://frontpopulaire.fr/culture/contents/condorcet-pere-intellectuel-de-la-gauche_co12977274 ) recensant un chapitre, dû à la plume de Mona Ozouf, de l’ouvrage collectif Les Figures de proue de la gauche depuis 1789 (dir. M. Winock, éd. Perrin).

[NB. Une version du texte ci-dessus a été envoyée à la revue Front populaire le 10 janvier 2023.]

Trans contre TERF : un symptôme des impasses du libéralisme (par Christophe Bertiau)

En s’appuyant sur l’exemple du débat entre « trans » et « TERF », Christophe Bertiau1 montre comment la course aux droits individuels, de dépassement en dépassement – fuite en avant fondée sur un relativisme récurrent fasciné par la « nouveauté » -, transforme le droit en une compétition perpétuelle et débouche sur des absurdités. Cette conception libérale du droit ne cesse de le retourner contre lui-même, à coups de « progrès » qui s’abolissent en se succédant, faisant des progressistes d’hier les réactionnaires de demain. Cette logique du Progrès ignore les vrais problèmes des classes populaires.

La guerre fait rage entre les activistes trans et les TERF (Trans-exclusionary radical feminist), des féministes qui craignent que les droits des trans ne viennent empiéter sur les droits des femmes. Les termes du débat ont été résumés récemment dans l’émission Quelle époque ! sur France 22, qui mettait aux prises Marie Cau, première maire transgenre de France, et Dora Moutot, féministe « à l’ancienne » :

Léa Salamé : Marie Cau, c’est une femme pour vous, ou non ?
Dora Moutot : Non, pour moi Marie Cau, c’est un homme, c’est un homme transféminin. C’est-à-dire que c’est une personne qui est biologiquement un mâle – on peut pas dire le contraire – sauf que cette personne a des goûts, en fait, qui correspondent à ce qu’on appelle « le genre femme ».
[…] Marie Cau : On a […] un siècle de féminisme qui est bafoué par des visions complètement transphobes – parce que oui, Madame Moutot, vous êtes transphobe…
Dora Moutot : Et vous, vous êtes misogyne !

Tout est dans ce court extrait : la définition des sexes par Dora Moutot en train d’être dépassée par une définition nouvelle, donc « progressiste » ; la disqualification en bloc de l’adversaire politique, considéré comme « misogyne » pour les uns, « transphobe » pour les autres ; et le Progrès dépassé par le Progrès.

La critique que Jean-Claude Michéa formule à l’encontre du libéralisme nous donne des clés pour comprendre les débats en cours. Né sur les décombres des guerres de religion qu’a connues l’Europe, le libéralisme fait de la liberté individuelle le principe central de l’organisation sociale. Pour les libéraux, dont l’idéologie façonne nos sociétés « modernes » depuis sa formulation au XVIIe siècle, il ne peut y avoir d’élaboration commune de principes moraux, religieux ou philosophiques. Le droit, qui occupe une place prépondérante dans la société libérale, consistera, dès lors, à arbitrer en toute neutralité les conflits qui surgissent entre des individus dont les libertés entrent en concurrence. Dans une telle société, dont l’axiologie est fondamentalement relativiste, les luttes dites « sociétales » ne peuvent se concevoir que sous l’angle du droit, dans la mesure où l’on a renoncé à débattre de principes communs permettant de « faire société » (si ce n’est, bien sûr, celui de la liberté individuelle). En conséquence, ces luttes auront pour finalité d’« ouvrir un nouvel espace de droit pour tous (droit à la mobilité pour tous, droit de s’installer où bon nous semble pour tous, droit de visiter les peintures rupestres de Lascaux pour tous, droit à la procréation pour tous, droit au mariage pour tous, droit à la médaille de la Résistance pour tous, etc.), quels que soient, par ailleurs, le sens philosophique effectif et les retombées concrètes de ce droit. »3

On voit bien, cependant, comment la logique de l’extension indéfinie des droits individuels ne cesse de se retourner contre elle-même : le droit des uns menace toujours d’empiéter sur le droit des autres. Le droit des couples à acheter un enfant engendré par une mère porteuse (droit « à l’enfant ») empiète sur le droit « de l’enfant » à être le produit de relations humaines non marchandes ; le droit des femmes à être représentées en parité dans tout collectif où les hommes sont majoritaires empiète sur le droit des hommes à être sélectionnés selon des critères non discriminatoires ; le droit des personnes sensibles à censurer les propos qui les « oppriment » empiète sur le droit des individus à la liberté d’expression ; le droit des hommes à se déclarer femmes empiète sur le droit des femmes à exclure les hommes des lieux où leur nudité est exposée ou des compétitions sportives féminines ; etc.

Il semble bien, dès lors, que le critère retenu pour trancher entre des droits concurrents soit celui du Progrès. Tout le monde aime le Progrès. Mais si l’on peut aisément tomber d’accord sur ce qu’est un progrès technique, on voit moins comment produire un consensus sur un progrès moral, philosophique ou esthétique. L’arbitraire libéral a tranché en faveur du changement, notion creuse s’il en est, dont toute la vacuité avait été revendiquée par le Parti socialiste dans un slogan de campagne resté célèbre. Toute nouveauté est désormais assimilée au Progrès, et tout réfractaire est baptisé « réactionnaire ». Tout sceptique face aux revendications « féministes » de Dora Moutot est un « misogyne », tout sceptique face aux revendications « trans » de Marie Cau est un « transphobe », deux avatars bien connus de la Réaction. La logique est poussée si loin qu’un transsexuel peut être qualifié de « transphobe » s’il ne prête pas allégeance au credo (ainsi de Buck Angel, « homme trans » américain, qui a eu le malheur de déclarer publiquement qu’il n’existe que deux sexes). L’« intersectionnel » sera celui qui parviendra, en apparence, à défendre le droit de tous dans un même mouvement – mais qui ne fera, en réalité, que se rallier au dernier état stable de l’extension des droits. Quant au progressiste d’hier, il sera le réactionnaire de demain.

La logique en cours permet de formuler des hypothèses sur les combats « progressistes » à venir. Une nouvelle tendance, nommée « transracialisme » (aussi longtemps que ce mot ne sera pas considéré comme offensant par les progressistes de demain), consiste à revendiquer une identité raciale différente de celle qui nous a été « attribuée à la naissance ». Aucun doute que si ce mouvement venait à se développer, il créerait une fracture entre « progressistes » et « réactionnaires » dans le camp antiraciste4. On peut facilement imaginer que les adeptes du lifting revendiqueront un jour le changement d’âge « officiel » sous prétexte que l’âge est une construction sociale oppressive qui ne reflète pas le sentiment profond d’un individu. Enfin, il y a fort à parier que les mouvements « trans » eux-mêmes finiront dans les poubelles réactionnaires de l’histoire le jour où un mouvement quelconque remettra en cause l’autodétermination du « genre » au nom d’un principe nouveau dont nous ne soupçonnons pas encore l’existence.

Au petit jeu du Progrès, toute victoire ne peut être qu’éphémère. Pour demeurer dans le camp du Bien, il faut s’adapter sans cesse : renier ses combats passés pour suivre l’air du temps (Caroline De Haas, qui s’autoflagellait naguère sur le plateau de Mediapart pour entretenir dans son corps des stéréotypes qu’elle estime « sexistes » ou « racistes », est l’incarnation la plus parfaite de ce dépassement infini de soi au nom du Progrès5), ou connaître une phase de dénigrement collectif suivie d’une mort sociale. Dans leur immense majorité, les militants de gauche ont choisi de jouer ce jeu dangereux, qui menace toujours de se retourner contre eux.

Les premières victimes de cette affaire, ce sont les classes populaires. Les marottes des « progressistes » les concernent fort peu. Les Gilets jaunes n’ont nullement lutté pour « briser le plafond de verre », combattre la « transphobie », étendre à tous le « droit au mariage », dissoudre la police, diffuser la langue inclusive ou réprimer les « insultes sexistes » dans l’espace public : ils demandaient plus simplement de pouvoir mener une vie digne et d’être représentés en politique. Cette revendication primordiale est devenue à peine audible. Elle est noyée dans le tintamarre auquel s’adonnent les chantres de la gauche du Progrès qui, du haut de leur supériorité morale autoproclamée, ignorent superbement les problèmes des gens ordinaires.

Notes

1 – Christophe Bertiau est docteur en langues, lettres et traductologie de l’Université libre de Bruxelles. Il est l’auteur de l’ouvrage Le latin entre tradition et modernité. Jean Dominique Fuss (1782-1860) et son époque, Hildesheim / Zürich / New York, Olms (« Noctes Neolatinae. Neo-Latin Texts and Studies », 39), 2020. Il est actuellement enseignant en Belgique.

2 – Émission du 15 octobre 2022. On trouvera l’échange en question sous le lien suivant : https://www.youtube.com/watch?v=NwLWRkSXqXM (consulté le 11 décembre 2022).

3 – Jean-Claude Michéa, Les mystères de la gauche. De l’idéal des Lumières au triomphe du capitalisme absolu, [Paris], Flammarion, coll. « Champs. Essais », 2014, p. 110.

4 – Aux États-Unis, pays qui a toujours une longueur d’avance dans la course aveugle au Progrès, un article paru dans la revue Hypatia appelant à accepter la logique du transracialisme a ainsi causé pas mal de remous. L’auteur de l’article fut qualifiée sur les réseaux sociaux de « transphobe », de « raciste », de « folle » ou encore de « stupide », par des militants en train de basculer du camp du Progrès vers celui de la Réaction. (Voir notamment Kelly Oliver, « If this is feminism… », The Philosophical Salon, https://thephilosophicalsalon.com/if-this-is-feminism-its-been-hijacked-by-the-thought-police/, consulté le 11 décembre 2022.)

5 – « “Alter-égaux” : les fractures du féminisme », accessible à l’adresse https://www.youtube.com/watch?v=Csu5A7vyQAQ.

Chevènement et l’extrême droite : le naufrage intellectuel d’Edwy Plenel

Sébastien Duffort s’interroge sur une déclaration récente d’Edwy Plenel, affirmant que « la décomposition idéologique vers l’extrême droite part du chevènementisme ». En réalité, et à y regarder de près, c’est bien cette affirmation conceptuellement paresseuse qui incarne le désastre intellectuel d’une partie de la gauche.

Qui mieux qu’Edwy Plenel incarne la faillite intellectuelle et politique de la gauche ? Après l’avoir interrogé à propos de son nouvel ouvrage1, le média Regards exhibe fièrement sur son site une phrase de l’auteur : « la décomposition idéologique vers l’extrême droite part du chevènementisme »2. Le moins que l’on puisse dire est que ce parallèle, s’il est conforme à la rhétorique habituelle du journaliste, est plus que contestable du point de vue de la dynamique des idées politiques. Conceptuellement paresseuse, cette affirmation incarne à elle seule le désastre intellectuel d’une partie de la gauche. La gauche d’Edwy Plenel.

Des sophismes dictés par une volonté de mettre deux corpus idéologiques sur le même plan

Que l’on soit d’accord ou non avec leur vision des rapports sociaux, les anciens trotskistes de la L.C.R ont souvent fait preuve d’une grande érudition et d’une rigueur intellectuelle permettant une meilleure compréhension du monde. On pense, bien sûr, à Daniel Bensaïd ou Alain Krivine. La sortie d’Edwy Plenel assimilant la pensée de Jean-Pierre Chevènement à celle de l’extrême droite, déroutante et contre-intuitive, rompt avec la maîtrise théorique et conceptuelle de ces grands penseurs, dont il se réclame pourtant. Derrière le continuum politique établi par Plenel entre le chevènementisme et l’émergence de la droite réactionnaire, il y a bien la volonté de mettre les deux corpus idéologiques sur le même plan. Cela est parfaitement cohérent avec la vision d’une partie de la gauche radicale pour qui chevènementisme rime avec conservatisme, voire avec nationalisme. On se souvient du tristement célèbre « Rappel à l’ordre » de l’ancien maoïste Daniel Lindenberg3, opuscule réussissant le coup de génie de réunir sous la même bannière des « nouveaux réactionnaires » Alain Soral et Marcel Gauchet, Eric Zemmour et Pierre Nora.

Pour étayer son affirmation, Plenel fait d’abord allusion à la candidature de Chevènement à l’élection présidentielle de 2002. Il s’avère en effet que le million et demi de voix obtenu par le fondateur du C.E.R.E.S contient celle d’E. Zemmour (encore lui). S’il est effectivement de notoriété publique que le polémiste aurait voté Chevènement en 2002, comparer un ancien ministre socialiste corédacteur du programme commun de la gauche en 1981 à l’extrême droite, sous prétexte qu’un journaliste polémiste aurait voté pour lui vingt ans plus tôt, est un peu court intellectuellement4. Mais Plenel ne s’arrête pas là : il évoque ensuite un débat télévisé entre les deux hommes5. Il est, pour le moins, assez curieux de s’appuyer sur une confrontation télévisée entre deux personnalités croisant le fer une heure durant pour démontrer qu’elles pensent in fine la même chose : il suffit de regarder attentivement le débat (on espère que Plenel l’a fait !) pour constater qu’ils ne sont d’accord sur rien6. Plenel clôture sa saillie en déclarant que « Chevènement a représenté la façon dont, à gauche en France et depuis très longtemps dans son histoire personnelle, sous l’alibi d’une position de gauche, le fil à plomb est le national ». Raison pour laquelle il l’affuble de l’anathème « national-républicain »7.

Le rapport des gauches à la Nation

Ce sophisme de Plenel a le mérite d’interroger le rapport qu’entretiennent les gauches à la Nation. S’agissant de la gauche républicaine, J.-P. Chevènement a toujours défendu une conception conforme aux idéaux des deux révolutions modernes – française et américaine. Elle comporte une triple dimension : philosophique (volonté d’émancipation, liberté d’expression), politique (la souveraineté nationale, l’auto-détermination à prendre des décisions via la forme parlementaire) et sociale (redistribution, constitution de droits créances économiques et sociaux). La Nation est, dans ces conditions, indissociable de la démocratie, des droits de l’homme et de la solidarité sociale. Dès lors, et conformément à ce qu’explique le politologue et directeur de recherche au C.E.V.I.P.O.F Gil Delannoi, non seulement l’attachement à la Nation ne saurait se confondre avec le nationalisme, mais il est même précisément un rempart contre ce dernier8. La confusion que fait (volontairement ?) Plenel entre sentiment d’appartenance à une communauté politique et dérive nationaliste voire xénophobe ne résiste pas à l’analyse des idées politiques.

D’un point de vue purement conceptuel, il suffit d’ouvrir un lexique de science politique9 pour comprendre d’entrée de jeu que le raccourci effectué par Plenel n’a pas de sens. On peut y lire que « des groupes aussi différents que les organisations monarchistes, des mouvements nationalistes et xénophobes, des partis fascistes, des organisations chrétiennes fondamentalistes, des ligues régionalistes, les partisans de l’Algérie française, des intellectuels anarchistes, des groupes racistes, les nostalgiques de Vichy ou du IIIe Reich, ou encore des partisans de l’anarcho-capitalisme peuvent être classés à l’extrême droite ». Étudiant en première année d’institut d’études politiques ou militant aguerri du Parti communiste français, quiconque s’intéresse a minima aux institutions de la Ve République aura bien du mal à classer la pensée chevènementiste dans l’un de ces courants.

Plus loin : « les thèses de l’extrême droite s’organisent autour de revendications aussi diverses que la dénonciation de l’immigration, la critique du pouvoir des élites politiques et des technocrates, la condamnation des forces occultes présentes dans l’État, le rejet de la mondialisation ou de la construction européenne, la méfiance à l’égard des puissances de l’argent, l’appel au retour à une société chrétienne, la critique de l’intégration avec des pays ou régions limitrophes, ou encore la condamnation de l’étatisme ». À la lecture de cet inventaire hétéroclite, trois éléments retiennent l’attention s’agissant de la pensée développée par Jean-Pierre Chevènement. S’il est exact que les conséquences du libre-échange généralisé et de l’approfondissement de l’Europe libérale (deux phénomènes par ailleurs liés), ainsi que les conditions d’une intégration républicaine réussie des populations immigrées font partie intégrante du logiciel chevènementiste, ce dernier ne les a jamais appréhendées dans une logique identitaire et nationaliste caractéristique de l’extrême droite.

Le processus de mondialisation et ses conséquences

Jean-Pierre Chevènement s’est très tôt inquiété des conséquences économiques et sociales du processus de mondialisation. Le libre-échange et la dérégulation, en supprimant un à un tous les obstacles au commerce mondial, exposent les pays développés à la concurrence déloyale des émergents (dumping social, fiscal et environnemental), entraînant inévitablement désindustrialisation, chômage de masse et accroissement des inégalités sociales. Il a été l’un des premiers à gauche à comprendre que la construction de l’U.E.M dans une optique libérale accompagnerait la mondialisation en Europe. L’association du marché unique (via la signature de l’Acte Unique en 1986 sous l’impulsion de Jacques Delors) et de la monnaie unique (ratification du Traité de Maastricht en 1992) dépossède les États de leur souveraineté budgétaire et monétaire, crée des effets d’agglomération au bénéfice des pays du cœur de l’Europe (Allemagne en tête) et impose aux pays désindustrialisés une déflation salariale en lieu et place d’une dévaluation monétaire impossible en zone euro. Jean-Pierre Chevènement, dans de nombreux ouvrages10, s’est méthodiquement attaché à démontrer les conséquences sociales dramatiques du libéralisme économique et de la concurrence mondialisée. C’est la raison de sa démission après le « tournant de la rigueur » opéré par François Mitterrand en mars 1983. Il n’a jamais préconisé de repli nationaliste, xénophobe, ni même protectionniste face à des phénomènes difficilement réversibles, mais une régulation étatique stratégique pour en limiter les effets pervers. Italie, Suède, Royaume-Uni pro-Brexit, France : il est frappant de constater à quel point les droites populistes prospèrent au sein des territoires désindustrialisés d’Europe11. Le « Ché » avait prédit, tout comme Philippe Seguin en son temps, que les transferts de souveraineté successifs vers l’échelon supranational alimenteraient la défiance envers l’Union européenne et, à terme, la montée de l’extrême droite. On ne saurait trop conseiller à Edwy Plenel de le (re)lire.

La question migratoire

Sur la question migratoire, la pensée chevènementiste a toujours défendu une conception républicaine et universaliste de l’intégration des populations immigrées ; intégration subordonnée à une conception objective de la Nation en tant que communauté politique qui ne distingue pas les hommes en fonction de leur origine, mais les rapproche par leur volonté d’appartenance à un même ensemble politique (le fameux « plébiscite de tous les jours » cher à E. Renan12). L’intégration républicaine passe alors par le maintien dans la sphère privée des différences culturelles, alors que les droits politiques s’exercent dans la sphère publique. Profondément assimilationniste, le modèle français d’intégration implique en outre que les spécificités culturelles ne peuvent faire l’objet d’une reconnaissance juridique qui irait à l’encontre de la conception universaliste de la Nation. Lui-même ancien ministre de l’Éducation nationale, Jean-Pierre Chevènement a toujours considéré le rôle de l’école et des enseignants comme décisif pour transmettre une conception commune de la Nation et une exigence intellectuelle face au relativisme des opinions et à la relégation du savoir abstrait13. Dès lors, et contrairement à ce qu’affirme le directeur de Mediapart, sa pensée se situe très exactement à l’opposé d’une conception subjective, culturelle, ethnique et tribale de la Nation chère à une extrême droite qui défend la préférence nationale et l’immigration zéro.

Des « faits » incantatoires

Plenel aime répéter inlassablement que les investigations menées par Mediapart sont factuellement irréprochables, rendant par conséquent le média qu’il dirige « inattaquable ». D’un point de vue strictement épistémologique, sa démarche intellectuelle est empiriste : la collecte et la description des faits tels qu’ils se présentent sont censées aboutir à la connaissance scientifique et, in fine, à la recherche de la vérité. Cette façon de procéder est un non-sens épistémologique. On sait, à la suite de Marx lui-même (que Plenel est censé avoir lu !), que la connaissance scientifique ne part pas des faits, mais de questionnements théoriques et de concepts soigneusement définis. Raison pour laquelle le philosophe allemand affirme qu’il faut s’élever « de l’abstrait au concret ». Or, ce sont précisément des acceptions erronées du chevènementisme et de l’extrême droite qui le conduisent à cette facilité de langage politiquement et factuellement fausse. On s’étonne d’une telle ignorance de la part de quelqu’un qui répète sur tous les plateaux de télévision que seule la vérité lui importe. Plenel sait pourtant mieux que personne que la gauche s’est construite, depuis les Lumières puis la Révolution, autour de la défense du savoir abstrait, des connaissances scientifiques et du débat intellectuel dans lequel c’est la force du meilleur argument fondé en raison qui l’emporte. Ferry, Clemenceau, Jaurès, Blum, Mendès-France, Mitterrand : tous se sont attelés à combattre l’ignorance et l’obscurantisme par la raison et leur maîtrise des concepts idéologiques et politiques. Rien de tout cela chez Edwy Plenel, qui a rompu il y a bien longtemps avec cet héritage14.

Conclusion

En comparant la pensée chevènementiste à celle de l’extrême droite, Edwy Plenel perpétue l’inlassable agonie intellectuelle et politique de la gauche 15, une gauche qui ne pense plus. Une gauche que l’invective dispense de toute réflexion. Anhistorique, anti-historique même, conceptuellement faux, le continuum opéré est une insulte à Jean-Pierre Chevènement et au rationalisme critique autour duquel la gauche républicaine s’est construite. On ne peut, dans ces conditions, que donner raison à Jacques Julliard : « il faut une sorte de perversion de l’intelligence pour faire de l’attachement des Français à leur identité une marque de réaction ou d’intolérance »16.

Annexe. Sigles employés

  • L.C.R : Ligue communiste révolutionnaire.
  • C.E.R.E.S : centre d’études, de recherches et d’éducation socialiste.
  • C.E.V.I.P.O.F : centre de recherches politiques de Science PO (anciennement centre d’études de la vie politique française).
  • U.E.M : union économique et monétaire.

Notes

1 – Edwy Plenel, L’épreuve et la contre-épreuve, Stock, 2022.

3 – Daniel Lindenberg, Le rappel à l’ordre : enquête sur les nouveaux réactionnaires, Seuil, 2002.

4 – D’autant qu’Eric Zemmour a depuis totalement abandonné la question de la souveraineté pour se consacrer exclusivement à celle de l’identité.

6 – Pour comprendre ce qui sépare la gauche républicaine de l’extrême droite, on pourra aussi se référer aux débats opposant Zemmour à Manuel Valls : https://www.dailymotion.com/video/x80cyep, ou à Henri Pena-Ruiz : https://www.youtube.com/watch?v=gsO0E9aAwKs

7 – On se souvient des réactions outrées d’une partie de la gauche quand Chevènement voulait rendre l’apprentissage de La Marseillaise obligatoire en classe, ou lors de la polémique liée aux « sauvageons ».

8 – Gil Delannoi, La Nation contre le nationalisme, PUF, 2018.

9Lexique de science politique, vie et institutions politiques, sous la direction d’Olivier Nay, Dalloz, 2008.

10 – Entre autres : Le bêtisier de Maastricht, Arléa, 1997 et La faute de M. Monnet, Fayard, 2006.

11 – David Cayla, Populisme et néolibéralisme, De Boeck, 2020.

12 – Ernest Renan, Qu’est-ce qu’une Nation ?, Mille et une nuits, 1997.

13 – En 1985, Chevènement fixe l’objectif des 80% d’une classe d’âge au niveau du bac.

14 – On se souvient de ses tweets résolument anti Charlie et bienveillants à l’égard des frères Kouachi.

15 – Voir Renaud Dély, Anatomie d’une trahison. La gauche contre le progrès, Les éditions de l’Observatoire, 2022. [Recension pour Mezetulle par P. Foussier]

16Revue des deux mondes, octobre 2018, p.23.

Droit de vote des étrangers aux élections locales : une citoyenneté de seconde zone

Le serpent de mer du droit de vote pour les étrangers aux élections locales refait surface. C’est l’occasion pour Mezetulle de rappeler l’article que Philippe Foussier écrivit il y a dix ans à ce sujet et qu’on peut toujours lire en ligne sur le site d’archives Mezetulle.net.

Dans ce texte, l’auteur examine sévèrement ce qui était alors, et qui reste toujours, une fausse avancée démocratique : une citoyenneté de seconde zone qui se fonde sur une discrimination et qui, en outre, n’hésite pas, pour se justifier, à recourir à des arguments fiscaux ou économiques, comme si le suffrage pouvait en dépendre, comme si le corps politique devait se constituer et s’apprécier à coups de contributions et d’utilités.

Les droits et les devoirs du citoyen ne se divisent pas : tous ceux qui les exercent et qui en jouissent le font pleinement, en toute égalité et en vertu de leur appartenance à la Nation, source de toute souveraineté. Or la nationalité peut se demander et s’obtenir ; il ne s’agit alors que de s’entendre sur les conditions de cette demande :

« Lorsque les conditions de durée sont réunies, tout étranger qui en fait la demande et qui se reconnaît dans les principes de la République doit pouvoir accéder à la nationalité selon des modalités définies par le législateur. »

Lire l’article de Philippe Foussier sur le site d’archives : « Nationalité : une citoyenneté à géométrie variable ?« 

Le libéralisme est-il la cause de la mort de l’école ?

Jean-Michel Muglioni n’a pas manqué dans de nombreux propos publiés sur Mezetulle1 de s’en prendre à ce qu’on appelle le libéralisme. Après avoir lu l’article de Christophe Kamysz2, il revient sur ce sujet et, plus précisément, demande ici si la réussite du libéralisme dans ce qu’il a de plus contestable ne s’expliquerait pas d’abord par la disparition de l’esprit républicain. La fin politique de l’école – faire de l’homme un citoyen – résulte de l’instruction : il suffit que l’école soit elle-même pour être républicaine et laïque.

Christophe Kamysz a raison : « la finalité de l’école républicaine […] n’est pas économique mais politique. » Elle n’est pas de former ou plutôt de transformer les hommes pour en faire les rouages d’une société civile, c’est-à-dire marchande, mais de les élever à la citoyenneté. Notons-le, cette idée de l’école est paradoxale : la fin politique de cette école n’est pas ce que vise directement l’enseignement, ce n’est pas un objet d’enseignement. L’enseignement laïque est résolument libre, il ne demande pas de croire, contrairement à l’enseignement religieux, il est le contraire de toutes les formes d’endoctrinement dictatoriales ou totalitaires. La fin politique de l’école, faire de l’homme un citoyen, résulte par surcroît de l’instruction, comme le bonheur couronne la vertu selon Aristote. Par l’instruction, si du moins c’est une véritable instruction, l’élève devient un homme libre, c’est-à-dire capable de juger, et donc capable d’exercer sa citoyenneté. Il suffit que l’école soit l’école pour être républicaine et laïque. Éprouver le besoin, comme aujourd’hui, de faire de la laïcité l’objet d’un enseignement spécial signifie qu’il n’y a plus d’école.

Condorcet pouvait penser qu’un enseignement élémentaire suffit à préparer chacun à la liberté, parce que, élémentaire, il ne propose que ce que chacun peut comprendre : il permet à chacun de s’élever par degré du plus simple au plus complexe, sans qu’il soit nécessaire que tous s’élèvent au plus haut. S’il fallait que tous les hommes deviennent des savants pour être citoyens, la souveraineté du peuple n’aurait aucun sens. Il suffit que chacun apprenne à distinguer ce qu’il sait et ce qu’il ne fait que croire – et cela aussi bien dans le domaine scientifique où nous ne connaissons réellement pas grand-chose mais disposons de multiples savoirs « à crédit » : d’« informations » que nous prenons pour des savoirs quand en réalité nous n’y comprenons rien, étant incapables d’en rendre raison. Je donne toujours cet exemple : qui, même parfois après de longues études, est capable de dire pour quelles raisons il faut admettre que la Terre tourne autour du Soleil ?

Si l’école ne remplit pas aujourd’hui sa fonction qui est d’instruire, si elle est devenue prisonnière de l’économie, de la société – on se rappellera que l’ouverture de l’école sur la société est un thème récurrent des réformes tentées par tous les partis depuis les années soixante du siècle dernier –, est-ce d’abord pour des raisons économiques et parce qu’on aurait eu le dessein de faire des esclaves, comme autrefois des soldats pour reprendre l’Alsace et la Lorraine ? Tel est bien le dessein de l’OCDE et de nos gouvernements successifs. Ce dessein, qu’on peut appeler libéral en effet, est fondé sur l’obnubilation de l’économie, qui caractérise aussi les socialismes. Mais suffit-il à expliquer la renonciation générale à l’instruction ? La mort de l’école ne vient-elle pas d’abord de ceci que l’idée même du savoir a été oubliée, et oubliée des savants eux-mêmes ? La régression dont parle à juste titre Christophe Kamysz vient-elle d’abord de la société et de la pression des intérêts économiques ou de la faillite des esprits, de ce que Benda appelait la trahison des clercs – parmi lesquels les philosophes ont peut-être eu un rôle déterminant ?

La réussite admirable des sciences et des techniques qu’elles ont permis de mettre en œuvre – sans lesquelles par exemple j’aurais quitté ce monde depuis longtemps – cette réussite a fait prévaloir l’efficacité sur l’exigence d’intelligibilité. De là cette l’idée que ce qui y est « scientifique » est ce qui marche et non ce qui aurait en soi-même une intelligibilité. De même l’impossibilité où chacun se trouve de maîtriser toutes les sciences a fini par faire prendre une information pour une vérité scientifique, d’autant plus qu’il nous arrive chaque jour de faire usage de ces connaissances par ouï-dire de manière efficace et que notre réussite nous fait oublier qu’en réalité nous ne comprenons pas ce que nous faisons. Quand on voit des manuels de science imposés aux élèves asséner des « vérités » sans jamais en rendre raison, on comprend que croire un livre sacré ne paraisse pas déraisonnable.

De là, donc, la disparition de la laïcité, de là la pression des croyances religieuses ou non sur l’école. Car la laïcité, c’est d’abord l’idée d’une école fondée sur la clarté du savoir, et non sur l’endoctrinement idéologique ou religieux. La séparation des Églises et de l’État signifie que le politique n’est plus soumis aux Églises, ce qui suppose une instruction publique qui libère les futurs citoyens de leurs pressions. Si aujourd’hui il arrive que de jeunes esprits s’opposent à la République au nom de la religion musulmane, il ne faut pas d’abord s’en prendre à l’islam ni même aux islamistes : c’est qu’il n’y a plus d’école. Il ne faut pas davantage s’en prendre au libéralisme – au libéralisme économique et au marché – si à l’intérieur même de l’école le souci de l’élémentaire a été oublié. Et peut-être l’absence assez générale d’esprit républicain explique-t-elle aussi autant ou plus que le libéralisme économique la remise en cause de l’idée même de service public en général. À quoi bon, en effet, des services publics s’il n’y a pas des citoyens mais des consommateurs ?

Notes

1 – Voir la table des articles par auteurs https://www.mezetulle.fr/tables-auteurs/ , et aussi celle du site d’archives http://www.mezetulle.net/article-16750257.html

Macron et la légitime défense : poisson d’avril !

Le président de la République ne perd ni son énergie ni sa bonne humeur malgré un environnement sombre. Se montrant particulièrement pugnace, il ose même le poisson d’avril de mauvais goût (car dans l’affaire en question un homme est mort et un autre est mis en examen pour meurtre) avec une déclaration faite au micro d’Europe 11. À propos d’un homme mis en examen pour avoir tué un cambrioleur entré chez lui par effraction2, le président dit en effet : « Je suis opposé à la légitime défense ».

Poisson d’avril, très probablement. Voici quelques indices.

La déclaration est proférée le 31 mars, et donc on peut s’attendre à ce qu’elle se répande et « fasse le buzz » le lendemain 1er avril. D’ailleurs Europe 1 attend ce matin pour diffuser sur son site l’enregistrement audio3, et je l’entends en me disant « tout de même, c’est un peu gros, ils y vont fort! ».

En effet, c’est une énormité.

S’agirait-il d’une « petite phrase » coupée de son contexte vilainement extraite pour accabler le président  ? La déclaration est entièrement accessible sur le site d’Europe 14 . Il a vraiment dit ça, soutenant et renforçant son propos par deux autres affirmations.

1° Une faute volontaire de logique : avancer que la légitime défense ce serait « le Far West » et que son existence témoignerait d’un pays où « on considère que c’est aux citoyens de se défendre ». Alors que la loi définissant et réglant la légitime défense dit le contraire.

2° Une hyperbole qui érige cette énormité en règle générale : « je ne vais pas juger d’un fait divers [encore heureux!]. Je vous donne les règles ».

Certes, le président a raison quand il dit qu’il n’a pas à juger une affaire particulière. Mais il oublie que dans cette affaire particulière, l’une des questions que se poseront les juges n’est pas de savoir si la légitime défense existe dans la loi (car la légitime défense a bien une existence légale), mais de savoir si ce cas particulier est ou non un cas de légitime défense telle que la définit la loi.

Le président n’a donc ni à juger d’un cas particulier ni à « rappeler » des règles qui n’existent pas. C’est la loi qui « donne les règles », et le président, s’il veut les rappeler, ne peut que s’y référer ou du moins ne pas les trahir. En l’occurrence les articles 122-5 à 122-7 du Code pénal5.

Je ne vois que trois hypothèses permettant de comprendre la déclaration « Je suis opposé à la légitime défense ».

1° Le candidat Macron est opposé à la loi relative à la légitime défense. Mettons, mais s’il veut l’abolir, qu’il le dise clairement dans un programme, dans une réunion électorale de campagne. Attendons la suite, on ne peut pas savoir, mais Macron surenchérissant sur Poutou (lequel propose le désarmement de la police), franchement je trouve que ça ne tient pas la route.

2° Emmanuel Macron y est opposé en tant que président en exercice. Mettons, mais qu’il annonce alors que l’exécutif va maintenant, là, tout de suite, déposer un projet de loi abrogeant la législation existante (car à ma connaissance durant ce quinquennat aucune proposition faite en ce sens par l’exécutif n’a été examinée). Mais comment saisir le Parlement pour une telle opération en pleine période électorale et à quelques jours du premier tour de l’élection présidentielle ? C’est impossible.

3° C’est un poisson d’avril.

Il y a peut-être des malpensants qui suggéreront une quatrième hypothèse désobligeante pour le président, mais j’ai honte rien que de l’avoir imaginée ne serait-ce qu’une fraction de seconde.

Notes

3https://www.europe1.fr/emissions/Les-journaux-de-la-redaction/emmanuel-macron-a-europe-1-je-suis-oppose-a-la-legitime-defense-4103123
Il ajoute : « en aucun cas ce n’est à nos compatriotes de se défendre eux-mêmes » (c’est moi qui souligne).

4 – Voir les notes 1 et 3.

Une guerre spectacle ? 04-08 mars 2022

Jean-Michel Muglioni veut lui aussi que nous soyons solidaires des Ukrainiens : mais il se demande si nous le sommes, nous qui depuis nos salons regardons sur nos écrans les Russes anéantir l’Ukraine. Notre essor économique nous a endormis : oublieux de la nature des rapports des États entre eux, nous avons laissé s’installer ou même voulu une situation inextricable, qui ne peut avoir d’issue que tragique : la fin de l’Ukraine, et peut-être une guerre plus générale.

Depuis vingt ans, la Russie a fait ouvertement savoir qu’elle veut retrouver son empire et son influence perdus, et nous avons attendu de voir. Comme souvent dans l’histoire du monde – comme toujours ? – nous avons laissé se mettre en place une situation absurde, inextricable, qui a rendu la guerre inévitable. Non pas seulement par lâcheté, mais par exemple parce que cela nous plaisait d’accueillir les milliardaires soutiens de la dictature russe, aujourd’hui sanctionnés : nous les avons accueillis à bras ouverts dans nos stations de ski, dans nos ports de la Méditerranée, partout en France et dans le monde. Nous nous réjouissions quand ils achetaient nos clubs de football et nos produits de luxe. La place financière de Londres s’enorgueillissait de leurs apports. Étaient-ils alors différents de ce qu’ils sont devenus ? Ignorions-nous leurs liens à la mafia ? Ignorions-nous que dictature et corruption vont de pair ?

Sans doute faut-il saluer l’unité qui s’est faite pour condamner l’agresseur et pour prendre des sanctions économiques contre lui. Mais nous sommes, devant nos écrans, au spectacle, comme devant un match où l’on prend parti pour le plus faible qu’on sait d’avance battu. Nous regardons l’Ukraine résister. Est-il plus décent de ma part d’exprimer ici ma honte ? Les assemblées législatives des pays immobiles applaudissent le président Zelensky pour son courage. Nous déclarons partout notre solidarité à l’égard d’un pays envahi et bombardé dont la population n’a d’autre issue que de mourir au combat ou d’émigrer. Je ne souhaite pas avoir à bénéficier un jour d’une solidarité pareille. Ainsi le désordre du monde nous enferme dans une logique de l’absurde : l’alliance censée nous protéger de la Russie nous interdit de défendre un pays qui n’en est pas signataire. La Russie peut conquérir l’Ukraine et massacrer les Ukrainiens jusqu’au dernier sans craindre que nous allions les secourir.

Ce qu’on appelle l’Occident a laissé les révoltes berlinoises, hongroises et tchèques se faire écraser. Il est pour l’instant égal à lui-même. Parce que l’invasion de l’Ukraine est aujourd’hui condamnée, faudrait-il croire en effet au réveil de l’Europe ? Comment, obèse, réagira-t-elle quand la guerre ne sera plus seulement des images sur ses écrans et qu’il faudra en payer le prix ? Sera-t-elle même capable de supporter un régime sec, modérément sec ? En 2018, Emmanuel Macron disait ceci : « Ce vieux continent de petits-bourgeois se sentant à l’abri dans le confort matériel entre dans une nouvelle aventure où le tragique s’invite »1. Il pensait que le tragique nous réveillerait. Optimisme paradoxal, tempérait-il. Or les horreurs de la guerre ne guérissent pas nécessairement les peuples de leur veulerie. La Grande Guerre s’est conclue par le traité de Versailles qui préparait la suivante, elle-même suivie de ce qu’on a appelé une guerre froide. L’Europe se croyait en paix pendant qu’ailleurs d’autres guerres servaient les intérêts des uns et des autres. Seule nouveauté positive, l’agression russe ne semble plus signifier aujourd’hui pour nos penseurs que le régime russe est l’avenir de l’homme2. Comprendra-t-on que l’essor inouï de notre économie n’est pas la paix ? Qu’il n‘est pas davantage garant de notre liberté, qu’au contraire il nous fait oublier que la paix repose sur notre volonté et non sur notre bien-être ?

Hérodote raconte, au début de ce qu’on considère généralement comme notre premier vrai livre d’histoire, que, dans l’Asie Mineure, il était courant qu’une cité rase sa voisine, s’empare de ses richesses et réduise sa population en esclavage. César pouvait en un jour massacrer toute la population d’une ville. Ces anachronismes pour rappeler qu’il n’y a peut-être rien d’étonnant à ce que la Russie rase l’Ukraine. Entre elles la guerre n’a jamais cessé ni avant le XIXe siècle, ni depuis. La guerre froide nous a fait croire que deux blocs s’opposaient idéologiquement : nous avons oublié que la guerre est la manière dont cités, États, ou empires, Églises même, s’imposent et s’étendent. Et cela non pas pour des raisons d’abord économiques ou idéologiques, mais parce que ce sont des puissances : s’accroître ou périr, telle est leur nature. Croire le capitalisme cause première de la guerre interdisait de voir clair, et de même croire le capitalisme unificateur du monde. Et il est dans la nature des choses qu’être à la tête d’une puissance impériale rende fou.

Que l’OTAN3, ou l’un des pays qui en font partie, intervienne en Ukraine avec son armée revient à déclarer la guerre à la Russie. Nul ne veut s’y risquer, par crainte d’un conflit atomique. Qui voudrait prendre un tel risque ? Je ne connais la guerre et ses conséquences que par les récits des historiens et des témoins, combattants de 14, résistants de 40, appelés en Algérie. Je sais trop quels malheurs en résultent. La préparation de la guerre ruine les États et nourrit les despotismes. Il n’y a pas de liberté pendant la guerre, même s’il arrive qu’elle sauve la liberté, même s’il faut parfois la faire pour sauver la liberté. Trop jeune pour avoir été faire la guerre en Algérie, j’ai vécu jusqu’à ce jour une période étrange, proprement extraordinaire : je n’ai jamais souffert des maux qu’apporte partout et toujours l’histoire. Combien sommes-nous, depuis qu’il y a des hommes, à avoir vécu une telle vie ? Et de quel droit pourrais-je envoyer depuis mon fauteuil les plus jeunes à la mort ? Nous ne sommes plus de ces vieux Romains qui sacrifiaient leurs enfants à la République. Notre prudence nous paraît nécessaire pour éviter la guerre nucléaire : quel avenir nous prépare-t-elle ?

Notes

1 – Interview à la NRF de mai 2018, reprise dans Le Monde du 28 avril 2018. La NRF interrogeait sur le romanesque.

2 – Je dois tempérer cette remarque optimiste. Les Cahiers du monde ouvrier, sur leur site internet, citent les mots d’Emmanuel Macron que j’ai repris et notent : « en réalité, sous l’expression « petit-bourgeois », Macron-le-banquier désigne les cheminots, les infirmiers et infirmières… et tous ceux qui ont un statut arraché au lendemain de la guerre dans la lutte des classes ». Où le refus de comprendre le sens des mots participe du sommeil européen. Oui, les progrès accomplis depuis 1945 ont fait de la plupart d’entre nous ce qu’on appelle des « petits-bourgeois », au sens péjoratif de ce qualificatif, aussi bien chez Marx que pour la grande bourgeoisie, elle-même devenue « petite-bourgeoise ».

3 – Rappelons-le, cette Organisation du traité de l’Atlantique Nord n’est pas un traité de défense européen et dépend des États-Unis d’Amérique.

Le cours ordinaire de l’histoire

Invasion de l’Ukraine. La paix n’était qu’un armistice

Jean-Michel Muglioni propose une réflexion sans doute banale : nous avions oublié que les États sont entre eux dans un état de guerre. Les efforts pour instituer un droit international n’y ont pas mis fin. La paix n’était qu’un armistice dont seuls quelques peuples ont pu profiter. La croyance selon laquelle la concurrence économique n’est pas la guerre aura été notre somnifère. Que peut-on attendre maintenant de peuples riches qui ont peur de manquer d’énergie pour se chauffer ?

« La seule leçon de l’histoire, c’est qu’il n’y a pas de leçons de l’histoire. »
Hegel (Leçons sur l’histoire).

On s’en souvient : après la chute du mur de Berlin, c’était, disait-on, la fin de l’histoire et des idéologies. Ce discours alors ressassé n’avait aucun sens. Comme si la paix avait dû d’elle-même s’imposer et les idéologies disparaître – de quelque façon qu’on entende le terme d’idéologie. Nous redécouvrons avec l’invasion de l’Ukraine ce que le général de Gaulle appelait la Russie de toujours. L’Europe de toujours est faite de principautés, de royaumes ou de peuples en guerre les uns contre les autres, dont l’accord, depuis les massacres du siècle dernier, a eu pour principe une peur sans doute salutaire plus qu’une métamorphose. L’Europe d’aujourd’hui est un marché où se livre une autre guerre, la concurrence économique, et toujours entre la France et l’Allemagne. Peuples bien nourris, dont la politique n’a pas pour but la liberté mais l’enrichissement. La peur du nucléaire rend l’Allemagne prisonnière de la Russie pour son approvisionnement en énergie, l’Allemagne bercée de nombreuses années par une chancelière maternelle. En France, on veut un président de la République protecteur. Que penser de peuples qui ont besoin d’une mère ou d’un père ? Que signifie l’étiquette convenue d’État-providence ? Être citoyen n’est pas s’en remettre à la Providence. Notre luxe nous endort, et endort même les plus pauvres. Entendons bien ! Le législateur, c’est-à-dire le Peuple par ses représentants, doit garantir par des lois la liberté de chacun, et donc faire en sorte que la puissance économique de quelques-uns n’asservisse pas les autres. Mais l’obsession de notre confort nous met à la merci du premier tyran venu dont le peuple esclave est accoutumé à vivre dans la misère. L’histoire de l’Empire romain est l’histoire de la victoire des pauvres contre les riches.

Que nous nous soyons donné, au cours d’une longue et tragique histoire, des institutions libres, cela ne signifie pas que partout les peuples nous imiteront. Nous proposer comme idéal et comme fin ultime d’étendre à toute la Terre un régime de liberté, dans une Société des Nations – l’idée cosmopolitique conçue dès le XVIIIe siècle par l’abbé de Saint-Pierre ou Kant –, une telle exigence et un tel espoir sont vains tant que nous nous imaginerons que faire du monde un marché apportera partout la liberté et mettra fin à la guerre des empires. Illusion hypocrite. La concurrence économique est inséparable de la volonté de chaque État de l’emporter sur les autres. Il faut développer la recherche, mais s’il s’agit de mettre les sciences et les universités au service de la puissance de l’État, c’est encore la guerre. Les admirables réussites techniques et scientifiques, celles qui ont permis de combattre une pandémie, celles dont nous jouissons chez nous à chaque instant de nos vies, notre confort, nos séjours dans les mers du Sud autrefois réservées à leurs habitants et à quelques aventuriers, tout notre mode de vie est lié à ce développement de la puissance économique qui fait la puissance des États. De là notre sommeil.

La guerre des empires et des peuples, voilà l’histoire. Non pas la guerre de tous contre tous entre les individus, mais entre États. Le marché lui-même qu’est devenu le monde n’en est qu’un aspect : la mondialisation n’est pas la paix cosmopolitique. Peu importe que le moteur des haines et des ambitions soit une religion, l’Empire ottoman, la grande Russie, la Chine impériale ou, de la même façon, ce qu’on appelait naguère l’impérialisme américain – dont on croyait alors aveuglément qu’il avait pour principe le capitalisme. Une guerre éclate aux frontières de l’Europe – on peut même imaginer qu’elle les franchira. Se rappellera-t-on que toute la politique repose sur la politique extérieure, c’est-à-dire non pas nécessairement sur la guerre ouverte, mais sur ceci que les États sont entre eux dans un état de nature, c’est-à-dire que leurs relations ont pour principe non pas le droit mais la force : la force par laquelle chacun tente d’obtenir ce qu’il considère comme son droit. Les tentatives d’instituer un droit international doivent être poursuivies. Mais faut-il s’étonner de leur échec ? Depuis soixante-dix ans, la peur réciproque de la guerre atomique a été plus efficace que le droit pour éviter une nouvelle guerre mondiale. La même peur fait qu’aujourd’hui rien n’empêche les tyrans d’accroître leur empire avec des armes « conventionnelles ». Le russe l’a compris, qui menace de faire usage de son arsenal nucléaire si nous l’empêchons de pousser ses pions comme il l’entend. Non seulement il ne s’arrêtera pas, mais d’autres suivront, tous les dictateurs qui ne veulent pas de notre liberté.

Il faut s’opposer à la guerre. Mais comment vouloir la paix quand la guerre a commencé ? Il fallait s’y opposer des années auparavant, et tel aurait dû être le but des politiques étrangères – partout dans le monde. Mais elles n’étaient qu’une manière de faire la guerre par d’autres moyens. Un politique qui, parce que le problème majeur de la politique est la guerre, ferait de la politique étrangère le centre de sa campagne électorale serait battu. Admettrions-nous, par exemple, de nous chauffer moins pour moins dépendre des potentats du pétrole ou du gaz ? Ne nous en prenons donc pas seulement aux riches, aux puissants et aux fous.

On m’objectera à juste titre que tout cela n’est que généralité facile. Par exemple que la France a tenté une opération diplomatique pour éviter la guerre : la diplomatie est parfois autre chose que la guerre sous d’autres formes, je l’accorde. On objectera que je fais le jeu de l’envahisseur. Je ne dis pas qu’il aurait fallu plus tôt satisfaire ses exigences, comme nous risquons de le faire aujourd’hui une fois en guerre. Mais il a depuis longtemps poussé ses pions et préparé cette guerre sans que nous nous en soyons souciés. On objectera que je ne propose aucune solution à la crise. Je l’accorde aussi, d’autant plus aisément que je ne comprends pas comment, dans le désordre du monde, nous pourrions nous contenter plus longtemps de détruire par des guerres de procuration quelques peuples éloignés, comme il est d’usage. On dira aussi que je me trompe et que les alliés vaincront. Si une vraie négociation devient possible, se contenteront-ils seulement d’assurer nos approvisionnements et nos échanges commerciaux pour maintenir notre confort ?

Zemmour et l’histoire, comment répondre

À propos de « Zemmour contre l’histoire » (collectif), Paris, Gallimard, 2022

Seize historiens publient une brochure réfutant des citations de l’éditorialiste Eric Zemmour devenu candidat à l’élection présidentielle1. Samuël Tomei a lu ce petit livre et réfléchit sur la tâche des historiens : affûter leurs formules sans trahir la rigueur qu’ils doivent servir. Ils parviendront d’autant mieux à disséquer les falsifications qu’ils prendront les lecteurs – et les électeurs – au sérieux en se faisant impavides chirurgiens, sans haine ni passion, sans se croire obligés de qualifier ce qu’ils décrivent, sans céder à la tentation de la distorsion et du moralisme.

On devrait se réjouir du retour de l’histoire dans le débat politique, et d’une histoire de France qui ne commence pas avec la Seconde Guerre mondiale. Déjà Jean-Luc Mélenchon, amateur éclairé et surtout bon conteur, nous avait habitués à quelques coups de sonde dans ce qui faisait l’ordinaire, auparavant, de tout militant de gauche : la Révolution (ici celle de Robespierre), la Commune, le Front populaire… Avant lui, de l’autre côté de l’échiquier politique, Jean-Marie Le Pen, lui aussi pourvu d’une certaine culture historique, s’était employé à réchauffer une histoire contre-révolutionnaire, colonialiste et donnait volontiers dans la provocation outrageante, en particulier contre les juifs… Du même côté, nous avons désormais Éric Zemmour. Lui non plus n’entend pas limiter son registre au second conflit mondial et s’il reprend à son compte de nombreux thèmes de l’historiographie traditionnelle de l’extrême droite, il est en général, il faut le dire, moins caricatural que le fondateur du Front national, ce qui, aux yeux de ses adversaires, le rend d’autant plus dangereux.

L’histoire est une discipline qui obéit à des règles

Puisque, selon eux, plus que les autres hommes politiques, Éric Zemmour instrumentalise l’histoire, seize historiens2 viennent de publier une brochure de dix-neuf brèves réfutations de citations de l’éditorialiste devenu candidat à l’élection présidentielle. Dans une vidéo3, qui reprend toutes les contributions pour les résumer, avec l’intervention des auteurs, on est informé que les bénéfices de cette parution seront reversés à une association pour les enfants handicapés, « rapport aux propos que Zemmour a tenus sur ça4 » [sic], précise Manon Bril, la présentatrice.

Répondre aux erreurs et mensonges du polémiste est louable, salutaire même, encore faudrait-il étendre cette pratique à tous les hommes politiques non seulement qui se piquent de références historiques – ce qui aurait pour effet probable de stimuler leur ardeur à se faire moins approximatifs –, mais encore à ceux qui sont à l’origine de textes de loi dont l’histoire est la matière. On eût ainsi aimé une même ardeur rectificatrice au moment du vote de la loi Taubira du 21 mai 2001 tendant à la reconnaissance de la traite et de l’esclavage en tant que crime contre l’humanité5, la promotrice de ce texte elle-même revendiquant d’ailleurs ses falsifications6.

Éric Zemmour a coutume de dire que les universitaires sont des idéologues (tout en reconnaissant que des désaccords existent entre eux, que les historiens corrigent ceux qui les ont précédés7), que l’histoire n’appartient pas aux historiens patentés. Si, en effet, il n’est pas nécessaire d’être normalien-agrégé-docteur pour faire un bon historien, l’histoire est une discipline qui obéit à des règles, comme du reste le rappelle l’avant-propos du présent « tract » : s’y imposent « la nuance et le rapport critique aux sources […] dans le but d’établir les faits et de dégager une compréhension des phénomènes passés », ajoutant non sans raison que « la recherche du vrai dans le passé force à la modestie, à admettre une part d’incertitude ou de désaccord interprétatif » et que, « même avec la prudence qu’elle exige, la recherche historique établit certains faits de façon définitive » (p. 4). Qui se soumet aux règles de la discipline peut se prévaloir du titre d’historien – ainsi, au hasard, le marchand d’art Daniel Cordier, après avoir écrit comme il l’a fait la biographie de Jean Moulin.

Ce n’est pas le cas d’Éric Zemmour qui ne fait pas œuvre d’historien mais se sert de l’histoire à des fins politiques.

La tentation de la distorsion et du moralisme

Les contributions de Zemmour contre l’histoire sont d’autant plus fortes qu’elles sont froides dans le ton, claires quant à la forme et solides sur le fond. Rappeler au lecteur qu’il existe une bibliographie abondante et récente qui invalide les thèses avancées par le polémiste (comme le fait la première contribution, sur Clovis), rappeler les faits et la chronologie, montrer les erreurs de jugement, est ce qu’il y a de plus efficace. Exemplaires en la matière sont le texte sur l’affaire Dreyfus (p. 29-31) et ceux, très délicats, consacrés à Vichy (p. 34-42) : les rédacteurs n’ont pas cru nécessaire de se muer en justiciers contre le mal et règlent leur compte en seulement quelques pages aux assertions de M. Zemmour. On rangera aussi dans cette catégorie les chapitres consacrés au massacre du 17 octobre 1961 (p. 49-51), à l’indépendance de l’Algérie (p. 52-54) et au procès Papon (p. 55-57).

On relèvera néanmoins quelques faiblesses.

Les auteurs n’échappent pas toujours au péché consistant à prêter à l’adversaire des propos qu’il n’a pas tenus. Ainsi, quand Éric Zemmour écrit de Godefroy de Bouillon qu’il est « (pratiquement) français » (p. 8), l’adverbe « (pratiquement) », qui nuance une affirmation fausse, disparaît dans la réfutation. C’est sans doute ici, il est vrai, vétiller car, même « pratiquement » (dans le sens de « presque »), Godefroy de Bouillon ne saurait être qualifié de français ; mais l’historien se doit de citer rigoureusement car il suffira au polémiste de rejeter l’objection au motif que la citation est tronquée.

Quand on ne cite pas imparfaitement, on sollicite le sens. Le Grand Ferré est présenté par M. Zemmour comme, ainsi que le résume ici l’historien, « le héros de la révolte armée contre les élites prédatrices qui ont oublié le peuple français ». Soit. Mais quand le journaliste écrit que « le Grand Ferré n’a plus jamais rangé sa hache au rayon des accessoires », l’historien l’interprète ainsi : « Difficile de ne pas voir dans [cette] phrase un appel à l’usage de la violence contre les élites qui ont trahi l’intérêt national ». Avec au bout du compte cette question moralisante : « La hache doit-elle vraiment faire son retour comme instrument du débat politique ? » (p. 13)

Certaines notices sont un peu confuses, comme celle concernant Maurice Audin (p. 46-48). Comment comprendre ce passage : « À cette version mensongère [l’évasion] jamais la vérité n’a pu être opposée. Elle reste inconnue. Les parachutistes agissant en toute légalité, cependant, Emmanuel Macron a reconnu la responsabilité de l’État le 13 septembre 2018. Ce ne sont pas des militaires outrepassant leurs pouvoirs, commettant un abus ou un excès de folie, qui ont tué Maurice Audin. » Et l’on passe incontinent à la réfutation de l’affirmation selon laquelle la torture employée par l’armée française pendant la guerre d’Algérie aurait permis de mettre un terme aux attentats. L’auteur n’a pas tort d’écrire que le mensonge de Zemmour, mensonge parce que les attentats n’ont pas cessé, « légitime la violence, autant celle de l’assassinat politique, couvert par de fausses accusations, que celle de la torture ». Il n’est d’ailleurs pas certain que Zemmour, tenant d’une realpolitik sans fard, le nierait… Seulement, sur ce dernier point, on comprend mal pourquoi l’historien cite le « protocole du Comité contre la torture des Nations Unies » [sic] (en fait le préambule du protocole facultatif se rapportant à la Convention contre la torture et autres peines ou traitements cruels, inhumains ou dégradants), signé, il eût été bon de le rappeler, par la France en 2005 et ratifié en 2008… Veut-il dire qu’Éric Zemmour, au pouvoir, violerait cet engagement de la France contre la torture ? L’honnêteté voudrait qu’on passe du sous-entendu à la formulation explicite.

Autant de chapitres où il est montré que l’interprétation zemmourienne de l’histoire, en dépit d’ambiguïtés, de contradictions, se situe le plus souvent dans le cadre de l’historiographie classique de l’extrême droite exaltant les racines chrétiennes de la France (on sait que pour l’éditorialiste le catholicisme a « un droit d’aînesse culturel » en France8), plus ou moins pétainiste, nostalgique de l’Algérie française… Plusieurs auteurs le soulignent avec force, mais au point de donner l’impression qu’ils ne voudraient pas voir Éric Zemmour déborder de ce cette grille interprétative. Ainsi, le prétendu oubli de Clovis lui permet de « chanter une petite chanson décliniste et complotiste » (p. 7) ; ainsi, il propose « une vision nationaliste de la première croisade, certes parfaitement classique chez les auteurs de droite et d’extrême droite, mais scientifiquement fausse » (p. 9) ; ainsi, il fait preuve d’un « nationalisme anachronique » à propos de Louis IX (p. 11). Si le chapitre sur le prétendu génocide vendéen est une excellente mise au point, était-il besoin de terminer en écrivant que M. Zemmour « télescope les époques et les faits, ne manipulant l’histoire que pour réintroduire en sous-main ses obsessions racistes » ? etc. Et s’ils paraissent se retenir à l’écrit, certains des contributeurs, dans la vidéo mentionnée, dévoilent les intentions qu’ils prêtent à l’homme politique, l’historien se muant en éditorialiste : « Il est normal que des gens comme ça prônent évidemment la violence, la répression violente dans la mesure où il justifiera de toute façon toutes ces mesures-là par l’urgence et par la nécessité » (Vincent Denis) ; « On n’en a pas assez pris la mesure de quelle société il veut, quoi, il veut une société violente et de la persécution » (Sylvie Thénault). Les deux points les plus inquiétants, aux yeux des auteurs, étant la reprise des arguments de la défense, au procès de 1945, de Philippe Pétain et la mise en doute de l’innocence d’Alfred Dreyfus – « Le pire, pour moi, c’est l’affaire Dreyfus. […] C’est la raison pour laquelle je suis sortie de mon silence », affirme Claude Gauvard dans la vidéo, choquée par le « révisionnisme aberrant » de Zemmour sur ce point.

Tactique électorale, évolution sincère due à la prise en considération des interventions des historiens – il est difficile de le savoir –, on notera que le discours du candidat change un peu de ton – s’il maintient que le régime de Vichy a protégé les juifs français, il évoque désormais, tout de même, un « troc sinistre » entre juifs français et étrangers – et change sur le fond : depuis le 7 février 2022, « Dreyfus est innocent »9.

On pourra bien écrire des centaines d’ouvrages sur l’utilisation politique de l’histoire, pour l’analyser ou la dénoncer, les aspirants à l’exercice du pouvoir et ceux qui le détiennent feront toujours entrer Clio dans leur lit de Procuste : glorifier, dénigrer, nier, court-circuiter, s’attarder sur tel nœud mémoriel, restera leur pratique, au nom, de leur point de vue, de l’unité de la collectivité, de la cohérence de la politique soutenue ou menée, de l’idée qu’ils se font du pays. Et les historiens feront toujours bien de ne pas avoir peur de rectifier, quitte à donner dans la dissonance.

Pour en revenir à Éric Zemmour, on le campe tantôt en fasciste – sans le moindre égard pour le travail de définition des historiens spécialistes de la question –, tantôt en maurrassien – qu’il soit permis de douter qu’un maurrassien le reconnaisse pour tel, à moins d’avoir le maurrassisme bien fléchissant –, ou alors en pétainiste – mais le polémiste se revendique « en même temps » du Stanislas de Clermont-Tonnerre du discours du 23 décembre 1789 et du général de Gaulle… incompatibilité qui revient à un jeu à somme nulle. Certains historiens sont allés jusqu’à établir un parallèle avec Édouard Drumont10. Or plongez Zemmour dans l’univers politique de la IIIe République et vous n’y verrez qu’un polémiste de droite, sans plus… Député au début du XXe siècle, il passerait même plutôt inaperçu – que pèserait-il, exemple parmi bien d’autres, auprès d’un Barrès pourtant médiocre orateur, d’après ses contemporains, mais dialecticien remarquable et, lui, vrai écrivain (n’en déplaise à Clemenceau) ? Cette hypersensibilité, cette fragilité d’aujourd’hui s’explique certes par le souvenir (traumatique) des désastres causés par les courants les plus à droite en France mais il semble, paradoxalement, alors que la violence du discours d’extrême droite s’atténue au fil du temps, que le seuil de tolérance soit de moins en moins élevé. L’invocation grandiloquente des heures les plus sombres de notre histoire est aussi le symptôme d’une République plus friable que jamais – parce que les républicains, trop sûrs de leur victoire dans la durée, n’ont pas su la défendre, parce que la gauche, séduite par le post-modernisme et ses avatars, a tout lâché : patrie, nation, souveraineté du peuple, laïcité, universalisme, politique sociale et surtout instruction publique… et que l’édifice, dont tous ces éléments assuraient la solidité, paraît à la merci du premier polémiste venu, qui récupère tout ce qu’on lui a abandonné sans se soucier de l’harmonie d’ensemble.

Comment répondre ?

Mais raisonnons par hypothèse et supposons qu’Éric Zemmour soit aussi dangereux pour la République que les plus animés de ses contempteurs l’affirment, avec parmi ses armes, donc, l’histoire. Comment un historien doit-il lui répondre ? On notera que même les meilleurs ont du mal à confondre cet efficace débatteur au ton si assertif qu’il les fait douter d’eux-mêmes, les fait polémistes à leur tour. De plus, obsédés par l’idée que la nuance à laquelle les contraint leur discipline les fasse passer pour complaisants, ils donnent comme par automatisme dans le sermon afin de pouvoir signifier : voyez comme je combats le diable, comme je suis dans le camp du Bien, car non, on ne finasse pas avec les ennemis de la République ! Et ils finissent par rejeter le discours de l’adversaire en bloc quitte à faire preuve de mauvaise foi, ruinant en deux phrases l’effort qu’ils viennent de fournir pour rétablir les faits.

C’est qu’Éric Zemmour leur complique la tâche : il fourre ses discours historiques de morceaux de vérité (de « petits germes de réalité » pour reprendre l’expression de Robert Paxton11, une des cibles de l’éditorialiste, ici à propos de l’idée selon laquelle le régime de Vichy aurait sauvé « les » – ou « des », c’est selon – juifs français) et les hypertrophie au détriment d’autres qu’il va jusqu’à occulter, comme le montrent bien les seize historiens. C’est ce que constate à raison, dans la vidéo, Alya Aglan : « On ne peut pas simplement dire que ce qu’il raconte est totalement faux. Il sort des éléments de leur contexte, il prend des éléments qui, séparément, sont des faits avérés, et il en tire des conclusions complètement fausses. » Or, à rejeter en bloc le discours zemmourien au lieu de le démembrer, on rejette les morceaux de vérité qu’il contient au risque, in fine, de se faire plus faussaire encore que lui ; à poser au moralisateur, on risque de perdre sa crédibilité d’historien.

Face à M. Zemmour – ou à tout autre prestidigitateur –, à la télévision, dans les journaux et dans les livres, les historiens doivent affûter leurs formules sans trahir la rigueur qu’ils doivent servir. Mais ils parviendront d’autant mieux à disséquer les falsifications qu’ils se feront impavides chirurgiens, sans haine ni passion, sine ira et studio, selon la vieille formule de Tacite et qui est un peu leur devise. Il faut prendre le lecteur voire le spectateur au sérieux – la simple description d’un massacre, l’évocation d’une abjection suffira à lui donner un sentiment de dégoût, inutile de donner dans le registre olfactif, de se croire obligé de qualifier ce qu’on décrit de peur de passer pour indifférent, d’invoquer le nazisme pour disqualifier l’adversaire ; un raisonnement implacable, limpide, nourri de faits rendra l’historien plus convaincant qu’une objurgation.

Benedetto Croce écrivait que l’histoire n’était pas justicière, qu’elle ne pourrait l’être « qu’en étant injuste, que si […] elle élevait les attirances et les répulsions du sentiment à la dignité de jugements de la pensée12 ». Et si le lecteur est assez buté pour voir dans l’esprit de nuance, dans certaines concessions nécessaires une abdication, tant pis pour lui, c’est qu’il a l’esprit militant au sens propre. Bref, pour l’homme pourvu d’une conscience, la morale se déduira des faits cliniquement exposés et organisés selon une méthode largement éprouvée.

Notes

1Zemmour contre l’histoire (collectif), Paris, Gallimard (coll. « Tracts », n° 34), 2022, 59 p.

2 – « Et historiennes », est-il systématiquement ajouté. Si les auteurs ne cèdent pas à la pratique de l’écriture inclusive, ils feignent d’ignorer qu’en français le sexe est disjoint du genre et qu’écrire « les historiens » tout court englobe les historiens hommes, les historiennes et éventuellement qui ne se sent d’aucun genre – dont l’exclusion systématique est consacrée par l’expression binaire « les historiennes et les historiens », (ou « celles et ceux », comme p. 47), mode plus sexiste (identitaire), plus séparatiste, donc, qu’inclusive.

4 – Le candidat a déclaré le 14 janvier 2022 à Honnecourt-sur-Escaut (Nord), à propos des enfants handicapés : « Il faut des établissements spécialisés qui s’en occupent. Sauf les gens qui sont légèrement handicapés évidemment, qui peuvent entrer dans la classe. Mais pour le reste, l’obsession de l’inclusion est une mauvaise manière faite aux autres enfants, et à ces enfants-là qui sont, les pauvres, complètement dépassés par les autres. » (Le Monde, 17 janvier 2022)

5 – Cette loi ne considère pas comme crime contre l’humanité la traite et l’esclavage arabes ni la traite interafricaine. Elle prend de grandes libertés avec la chronologie puisqu’elle dénonce l’esclavage transatlantique à partir du XVe siècle, donc avant même la découverte de l’Amérique et deux siècles avant que la France n’entre dans la traite. Enfin la loi est ainsi rédigée qu’elle suppose la déportation d’Indiens caraïbes en Afrique.

6 – Christiane Taubira a déclaré qu’il était préférable de ne pas évoquer la traite négrière arabo-musulmane pour que les « « jeunes Arabes » ne portent pas sur leur dos tout le poids de l’héritage des méfaits des Arabes ». (L’Express, 4 mai 2006). Autrement dit, outre le mépris infantilisant de cette remarque, les enjeux du présent autorisent l’amnésie.

7 – France-Inter, « Éric Zemmour face au 7/9 », 7 février 2022. https://www.franceinter.fr/emissions/un-candidat-face-au-7-9/un-candidat-face-au-7-9-du-lundi-07-fevrier-2022 .

8 – France-Inter, « Éric Zemmour face au 7/9 », 7 février 2022.

9Ibidem.

10 – Gérard Noiriel, Le venin dans la plume – Édouard Drumont, Éric Zemmour et la part sombre de la République, Paris, La Découverte, 2021, 256 p. Gérard Noiriel qui, s’il n’a pas contribué à la brochure, intervient dans la vidéo.

11https://www.lemonde.fr/societe/video/2021/12/02/vichy-et-les-juifs-l-historien-robert-o-paxton-repond-a-eric-zemmour-dans-un-rare-entretien-au-monde_6104444_3224.html, consulté le 7 février 2022, minute 4’34. L’historien américain dit notamment : « C’est là [en 1942], dans cette idée de France comme protectrice des juifs, qu’il y a un petit germe de réalité […]. », rappelant que la législation antisémite du régime de Vichy avait dès octobre 1940 fragilisé les juifs français, et que ledit régime n’a pu empêcher longtemps, malgré sa volonté de donner en priorité les juifs étrangers (et les enfants de ces derniers, nés sur le sol français, alors que les Allemands ne les réclamaient pas), de livrer, de plus en plus, les juifs français. Éric Zemmour prend donc un petit morceau de vérité, « un petit germe de réalité » pour en faire un tout démenti par le travail méthodique des historiens depuis des décennies…

12 – Benedetto Croce, Théorie et histoire de l’historiographie, Genève, Droz, 1968, traduit de l’italien par Alain Dufour, 241 p., p. 61.

« Un irresponsable n’est plus un citoyen », vraiment ?

L’entretien du président de la République avec des lecteurs du Parisien, publié dans ce quotidien du 5 janvier 2022, recourt à un langage ostensiblement familier. On peut penser que les non-vaccinés atteints du Covid font obstacle à l’accès normal de l’ensemble de la population aux soins intensifs en saturant ces derniers du fait de leur incurie – ce qui est effectivement une façon maximale d’« emmerder » le monde. Mais on ne peut pas admettre que le chef de l’exécutif abandonne toute tenue et se livre à un discours vulgaire sous le régime pulsionnel de l’envie et de la vengeance : «les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder. Et donc on va continuer de le faire, jusqu’au bout »1. Ce n’est pas tout, et ce n’est pas le plus grave. Amplifiant la provocation, le président lâche une formule inquiétante en forme de sentence vertueuse : « Un irresponsable n’est plus un citoyen. »

S’agissant des non-vaccinés et des antivax, le président déclare (p. 5 dans le Parisien daté du 5 janvier) : « Quand ma liberté vient menacer celle des autres, je deviens un irresponsable. Un irresponsable n’est plus un citoyen. ». Dans la bouche du premier personnage de l’État, une telle déclaration n’est pas anodine, elle ne se réduit pas à une réflexion philosophique générale sur les conditions de coexistence des libertés, ni à une désapprobation morale portant sur ceux qu’on juge (à tort ou à raison) « irresponsables ». Dire, dans la position d’un président de la République, que quelqu’un « n’est plus un citoyen », c’est évoquer clairement la perte des droits civiques. Cela soulève plusieurs questions.

1° Pour qu’un citoyen ne soit plus un citoyen, il faut qu’il ait subi une condamnation pénale et que la juridiction qui l’a condamné prononce en outre la perte de ses droits civiques (celle-ci n’est plus automatique depuis 1994). Or pour qu’il y ait délit et peine, il faut qu’une loi préalablement promulguée définisse ce délit et les peines correspondantes2. Quelle loi les non-vaccinés enfreignent-ils ?

2° Appartient-il au chef de l’exécutif de déclarer que tels ou tels citoyens, sur un critère non défini préalablement par la loi, ne doivent plus jouir de leurs droits civiques ? Même s’il s’appuyait sur un critère légal (par exemple s’il parlait de personnes susceptibles d’avoir transgressé une loi), il n’aurait pas le droit de le faire car seule une juridiction a le pouvoir de prononcer une peine. A fortiori ne le peut-il en l’absence de loi. Emmanuel Macron franchit donc ici deux lignes rouges : prononcer une sentence en tant que chef de l’exécutif, et la prononcer en l’absence de loi.

3° On pourrait supposer, si on est généreux, que le président émet un jugement simplement moral. Mais dans ce cas, il aurait pu se contenter de signifier sa désapprobation en disant par exemple « une telle irresponsabilité n’est pas digne d’un citoyen », en s’en tenant rigoureusement au domaine moral. Ce n’est pas un dérapage, le texte de cet entretien a été soigneusement relu avant sa publication. Or la formule « Un irresponsable n’est plus un citoyen » va beaucoup plus loin que la désapprobation, il s’agit d’un jugement d’exclusion : pour des raisons morales, je décide que tel citoyen qui n’a enfreint aucune loi mais que je juge, moi, irresponsable, n’est plus un citoyen.

Doit-on gouverner au nom de la vertu et en dépit de la loi fondamentale qui dispose « Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. »3 ?

Cela révèle une outrecuidance démesurée et peut-être aussi un petit calcul politique4. Le président voudrait-il transformer la prochaine élection présidentielle en plébiscite ?

Notes

1 – C’est moi qui souligne le mot « envie ». Le paragraphe se termine par une série de mesures présentées comme punitives « Et donc il faut leur dire : à partir du 15 janvier, vous ne pourrez plus aller au restau, vous ne pourrez plus prendre un canon, vous ne pourrez plus aller boire un café, vous ne pourrez plus aller au théâtre, vous ne pourrez plus aller au ciné… ».

2 – Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, article 8 « La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée . »

3 – Déclaration des Droits, article 5.

4 – Eventuellement aussi de la négligence, ce qui n’est pas incompatible avec la volonté de provocation, et certainement pas avec l’outrecuidance. En effet je m’interroge sur la phrase suivante (toujours p. 5 un peu plus haut) « Mais nous ne sommes pas aujourd’hui dans une situation où nos services d’urgence ne peuvent pas accueillir tous les patients ». Il me semble au contraire que nous sommes aujourd’hui dans une situation où les services d’urgence ne peuvent pas accueillir tous les patients, et que c’est précisément à cause de cela qu’on peut critiquer et trouver « emmerdants » les non-vaccinés qui, une fois malades, saturent ces services. Le président ne s’emmêlerait-il pas les pinceaux avec une double négation lui faisant dire l’inverse de ce qu’il voudrait ? Mais je n’ai peut-être pas bien compris.

Faut-il ajouter « Laïcité » à la devise républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité » ?

Faut-il ajouter « Laïcité » à la devise républicaine ? Je n’y suis pas favorable. Un tel ajout rendrait la devise hétérogène en lui faisant viser deux objets disjoints. Et il affaiblirait l’intelligibilité du triptyque dont l’ordre et la clôture n’énoncent pas un classement, mais un fonctionnement.

L’homogénéité de la devise

Il est bien tentant d’accrocher la laïcité à la devise républicaine. Ne s’agit-il pas d’un principe fondamental que la Constitution de 1958, à l’alinéa 1 de son article premier, consacre en l’incorporant à la définition de la République française ? « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. » Mais, à lire cette définition, et en remarquant que « laïque » figure en deuxième position dans la série des attributs essentiels, il faudrait alors ajouter aussi « Indivisibilité » ! On me répondra que la laïcité est un principe particulièrement malmené et attaqué depuis des décennies, et qu’il ne serait pas mauvais de lui donner une dimension sacralisée en énonçant le substantif qui sous-tend l’adjectif « laïque ». Mais n’en est-il pas de même de l’indivisibilité, rognée à bas bruit depuis fort longtemps ?

Poursuivons la lecture de l’article premier. La phrase qui suit est intéressante car y apparaît expressément un des termes de la devise : « Elle [i.e. la France, la République française] assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens […] ». Autrement dit, l’égalité est un attribut politique essentiel des citoyens que la République doit assurer – essentiel dis-je car sans égalité, la citoyenneté ne pourrait pas s’exercer. Cette remarque éclaire le sens de la devise : l’égalité est une propriété des citoyens. On peut en conclure que le triptyque « Liberté, Égalité, Fraternité » parle bien des citoyens, et qu’il n’a pas pour objet de caractériser la République (ce que fait, en revanche, l’article 1er de la Constitution). Dans la République française, les citoyens sont libres, ils sont égaux, ils sont frères. Mais la laïcité n’est pas plus que l’indivisibilité une propriété des citoyens : c’est la République, c’est l’association politique qui est « indivisible, laïque, démocratique et sociale ».

La suite du texte de l’alinéa 1 de l’art. 1er serait inintelligible et même choquante si on n’adoptait pas cette explication quant à son objet : « Elle [i.e. la République française] respecte toutes les croyances. » Est-ce que les citoyens doivent respecter toutes les croyances ? Certainement pas ! ce serait réintroduire un délit de blasphème et ce serait contraire à la Déclaration des droits. C’est l’association politique, la République, qui, en s’abstenant de toute condamnation et de toute approbation à l’égard des croyances, s’astreint à ce respect1.

L’article 1er (alinéa 1) de la Constitution énumère des propriétés et des obligations relatives à l’association politique et non aux citoyens de cette association. La laïcité n’est pas, pas plus que la démocratie, une propriété essentielle des citoyens : les citoyens doivent  respecter les lois, lesquelles sont laïques et démocratiques, mais ils n’ont pas à faire profession d’engagement laïque, démocratique ni même social. Nous connaissons tous des personnes qui sont antilaïques et nous n’avons jamais pensé, sur ce motif, qu’elles ne sont pas des citoyens à part entière. Se déclarer antilaïque ou même se déclarer antidémocrate n’est pas un délit – ce qui est un délit, c’est d’enfreindre une loi laïque ou démocratique. L’engagement laïque est celui d’un citoyen désireux de défendre les principes républicains, et il est heureux, souhaitable même, que des citoyens s’engagent dans cette voie, mais cela ne les rend pas plus citoyens que ceux qui ne s’y engagent pas. En revanche une association politique qui n’est pas laïque n’est pas républicaine au sens où la République française l’est.

Les deux textes ont bien un objet différent. De quoi parle l’article premier de la Constitution ? De l’association politique appelée « la République française » et de sa législation. De quoi parle la devise républicaine ? Des citoyens. Ajouter « laïcité » à la devise la rendrait donc hétérogène en changeant brusquement son objet.

Le fonctionnement de la devise

Un tel ajout n’aurait pas seulement pour effet de disloquer la devise en y introduisant un hiatus quant à son objet, elle en affecterait le fonctionnement même, qui repose sur l’ordre de trois, et seulement trois, concepts.

Liberté. Ce terme est placé en première position : il désigne la fin que le citoyen poursuit en consentant à entrer dans l’association politique. C’est Rousseau qui a exprimé le plus fortement cette finalité et son caractère paradoxal dès le début de son ouvrage Du Contrat social 2: « […] la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire et sans négliger les soins qu’il se doit ? ». Et Rousseau ose formuler un problème apparemment impossible – « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle, chacun s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant » – ajoutant effrontément : « Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution. »3

C’est ici qu’intervient le second terme Égalité.  Placé en position moyenne, c’est la clé de voûte, le moteur qui rend l’opération possible. Elle s’effectue en égalisant les parties prenantes (chaque individu), en faisant qu’aucune d’entre elles ne soit en mesure d’asservir une autre ou d’autres et qu’aucune ne soit asservie par une autre ou par d’autres. Il s’agit d’engendrer l’égalité des sujets en tant qu’ils produisent le droit pour lequel ils s’associent et en tant qu’ils en reçoivent les résultats. Chacun sera, également à tout autre, le producteur du droit et son bénéficiaire : c’est ce que vise l’association républicaine. L’égalité n’est donc pas une fin en elle-même (on ne s’associe pas pour être égaux), mais c’est seulement par l’égalité que les sujets du droit prennent conscience d’eux-mêmes et qu’ils peuvent procéder à l’opération qui leur donnera ce maximum de liberté et de droits auquel ils aspirent.

Fraternité. Avant de se déployer dans les domaines juridique et politique, l’effet de cette opération est moral. Chaque associé se découvre lui-même comme sujet libre et voit alors autrui sous le même rapport : l’autre est mon semblable, ayant les mêmes droits et les mêmes devoirs que moi, c’est un autre moi. Les regards cessent de se porter jalousement les uns sur les autres. Ils se tournent vers l’horizon élargi d’une association qui se soutient par le maximum d’indépendance qu’elle donne à chacun des individus qui la composent à l’égard de tous les autres. La fraternité du lien politique n’a rien à voir avec la fraternité familialiste compassionnelle et féroce de surveillance mutuelle inspirée par l’amour exclusif de l’égalité (que personne n’en ait plus que moi!). C’est celle de sujets animés par l’amour de la liberté qui réfléchissent à rendre les libertés compatibles et qui se reconnaissent mutuellement la dignité de substances.

La série ternaire de la devise ne peut pas être ouverte indéfiniment et sans qu’on fasse réflexion sur sa composition actuelle. Elle énonce un parcours conceptuel dans lequel chaque terme occupe, à sa juste place, une fonction – finalité, moyen, effet. Y ajouter un terme risque d’en rompre le fonctionnement par hiatus et de le diluer en prétendant surenchérir sur son effet moral. Réfléchissons à graver la laïcité dans le marbre des institutions de manière plus efficace et moins brouillonne4 qu’en dévitalisant une devise par un contresens sur son objet.

Notes

1 – Il n’en reste pas moins que cette phrase, isolée de son contexte, peut être lue de manière tendancieuse et qu’il serait plus judicieux de la remplacer par celle-ci, inspirée de l’article 1er de la loi du 9 décembre 1905 : « « Elle [la France] assure la liberté de conscience. Elle garantit le libre exercice des cultes. Elle ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte. ». Ce serait une manière de graver la laïcité dans le marbre plus cohérente et plus efficace que d’ajouter « laïcité » à la devise républicaine. Voir la fin de l’article « Du respect érigé en principe ».
[Edit du 17 décembre] On lira aussi avec intérêt le commentaire et la suggestion de François Braize sur ce sujet : https://www.mezetulle.fr/du-respect-erige-en-principe/#comment-9271

2– Jean-Jacques Rousseau, Du Contrat social, I, 6.

3 – Je m’inspire ici d’un article que j’ai publié sur Mezetulle en 2016 : « Rousseau : le Contrat social avec perte et fracas« .

4 – Voir la note 1.

Vaccination et passe sanitaire, quelques réflexions

Considérant la vaccination contre le covid-19 et les mesures sanitaires qui l’accompagnent comme des évidences, Mezetulle s’est contentée jusqu’alors d’interventions laconiques. La très large publicité donnée aux rassemblements anti-passe sanitaire de ces dernières semaines, noyautés par les thèses anti-vaccination, publicité tellement démesurée qu’elle est presque un appel à s’y joindre, me décide à sortir de ma discrétion1. Oui la vaccination est urgente et nécessaire et les pseudo-arguments qui prétendent s’y opposer ne sont pas des raisonnements, mais des rationalisations d’une position arrêtée d’avance. Oui des mesures comme le « passe sanitaire », encadrées et limitées par la loi, se justifient. Cela ne signifie pas que la méthode employée pour promouvoir et appliquer la politique sanitaire soit irréprochable : mais les critiques qu’on peut formuler à cet égard ne sauraient remettre en cause une telle politique ; elles pointent davantage une façon générale de gouverner qui reste encore dominée par l’idéologie et les techniques de management. La fin du texte évoque une proposition relative à l’obligation vaccinale.

Raisonnement contre rationalisation. À quoi bon argumenter ?

Tout a été dit sur la nécessité et les bénéfices de la vaccination. Jamais il n’a été avancé qu’elle protégerait les vaccinés de toute contamination : elle la réduit considérablement, elle évite les formes graves de la maladie et conséquemment la saturation des services hospitaliers. Jamais il n’a été avancé qu’elle anéantirait la transmission du virus : elle la réduit considérablement1b. Et ce sont précisément les objectifs d’une campagne de vaccination : protéger les individus contre les formes graves, réduire la circulation du virus dans l’ensemble de la population, éviter les conséquences dommageables à la fois pour les individus, les services collectifs et la vie sociale et économique (saturation des hôpitaux, recours in extremis à des contraintes véritablement liberticides – couvre-feu, confinement). On ajoutera que la rapidité de vaccination est un élément essentiel dans la poursuite de ces objectifs : une course de vitesse est engagée avec le virus et plus la vaccination est rapide, moins les variants ont de chances d’apparaître et de se propager, moins les pouvoirs publics sont acculés à prendre des mesures lourdes attentatoires aux libertés et entravant l’activité socio-économique2.

Quant au « passe sanitaire » demandé temporairement dans les lieux publics comme les restaurants, salles de sport, rassemblements culturels, etc., prétendre qu’il est « liberticide » et « discriminatoire » ne relève pas seulement d’une absence de réflexion sur la notion même de liberté, laquelle ne devient concept que si on peut la penser universellement3, cela ne trahit pas seulement l’incapacité à comprendre pourquoi arrêter son véhicule lorsque le feu tricolore est rouge est un exercice de la liberté, cela relève de la volonté délibérée d’être inattentif aux dispositions de ce « passe » et à son encadrement légal. Le « passe » ne réduit pas significativement la liberté d’aller et venir, il ne touche pas à celle d’exprimer publiquement ses opinions, ni à celle de se rassembler – rappelons que ces libertés sont déjà elles-mêmes encadrées par la loi ! Il soumet l’accès de certains lieux (j’y reviens ci-dessous) à des conditions temporaires, accessibles et gratuites et donc non discriminatoires4. Seul le test sera payant d’ici une échéance confortable donnant à chacun le temps de prendre ses dispositions et ses responsabilités. On ne fera pas de comparaison ici avec d’autres États de droit, notamment la plupart des pays européens : elle ne serait que trop favorable à la France !

Mais à quoi bon argumenter ? Arrive un moment où l’argumentation ne sert plus à rien. Pire que le déni qui pour la contrer en appelle à des infox, est la bêtise de la prétendue rationalité qui recourt à des propositions perpétuellement réitérables et infalsifiables.

Exemple : « avec ce vaccin on n’a pas assez de recul ». Il devient inutile de s’épuiser à répondre avec des faits et des expériences, entre autres et sans même reprendre l’histoire de la découverte et de l’administration des vaccins : que le nombre de personnes ayant reçu la vaccination complète contre le covid-19 excède le milliard, que la connaissance et la maîtrise en microbiologie ont considérablement avancé dans les dernières décennies, que l’ARN messager est connu et étudié depuis un demi-siècle, etc. Non, cela ne sert à rien : car la proposition « on n’a pas de recul » répétée ad nauseam n’a pas pour objet de contribuer à un dialogue, mais de repousser indéfiniment, et au seul gré de celui qui la prononce, le délai qu’il conviendrait d’observer. En outre elle a pour maxime qu’il faut renoncer à un bien immédiat et infiniment probable au motif d’un mal imaginaire, non défini et éloigné dans le temps autant que l’on voudra, de sorte que s’il m’arrive un accident de santé dans dix, quinze, vingt ans ou à ma descendance dans, trente, cent, mille ans, on pourra toujours l’imputer au vaccin…. Et voilà pourquoi votre fille est muette.

Ou encore : « Pour contenir la propagation de la maladie et l’apparition de variants du virus il faudrait vacciner toute la planète. Or cet objectif est si éloigné qu’il est dérisoire de se faire vacciner et injustifié de prendre des mesures contrôlant la vaccination ». Autrement dit, une défaillance (à laquelle on pourrait peut-être remédier) est un motif pour en organiser une autre. Une incurie présente serait donc la légitimation d’une incurie volontaire à venir. Avec ce type de raisonnement, qui s’apparente à ce que, dans une éblouissante critique du fatalisme, Leibniz appelait le sophisme de la raison paresseuse5, on aura toujours raison, car on trouvera toujours des failles et des erreurs actuelles pour s’autoriser à temporiser ou à ne rien faire.

Nous n’avons pas affaire ici à des raisonnements mais à des rationalisations d’une position arrêtée d’avance.

Des mesures qui ne sont pas au-dessus de toute critique

Je pense, et cette idée n’a rien d’original, que la situation révélée par les mouvements du samedi résulte d’un profond malaise social qui n’a pas de véritable expression politique et qui ne se formule pas actuellement en termes politiques d’organisation et de programme. Les motifs substantiels de ces mouvements excèdent probablement, et de loin, la question de la politique sanitaire, et c’est parce qu’ils semblent et prétendent s’y réduire qu’ils rencontrent si peu d’écho et de soutien dans l’opinion – à la différence, par exemple, du mouvement contre la réforme des retraites. Or il y a assez de choses à reprocher au président Macron et à son gouvernement, il y a assez de raisons de s’opposer à sa politique générale pour qu’on n’ait pas besoin à cet effet de qualifier inconsidérément les mesures sanitaires actuelles de « liberticides » et de « dictatoriales ».

Apparemment le président de la République semble ici prendre quelque distance avec une politique de selfies et de déclarations adaptées à l’auditoire comme si le corps politique était comparable à des segments de marché. Il semble enfiler vraiment l’habit de président, se saisir de sa mission régalienne : à la bonne heure et mieux vaut tard que jamais. Que le politique, pris dans l’urgence et la nécessité de protéger la population, se décide à « secouer le prunier », à affirmer sa mission sans la décliner dans l’impuissance et le grand écart des « en même temps », c’est un soulagement. Comme le disait la « Une » de La Croix au début de la première vague, transformant par la seule vertu de la ponctuation une séquence lexicale en appel à la fonction principale de l’autorité politique : « L’État, d’urgence ! »6. Et, comme le rappelait récemment Jean-Eric Schoettl7, n’oublions pas que la « pédagogie » dont on nous rebat les oreilles jusqu’à l’infantilisation comprend, outre l’explication, l’admonestation.

Pourtant, la démarche gouvernementale et législative n’est pas au-dessus de toute critique et certains points trahissent la persistance d’une vision segmentariste et « marketing » qui confond obstinément action politique et management.

Par exemple, on ne parvient pas à comprendre (ou plutôt on craint de ne comprendre que trop bien) pourquoi les policiers et les gendarmes sont exemptés de la vaccination obligatoire pour exercer leurs fonctions. Ne sont-ils pas appelés, dans le cadre de leur mission « police-secours », à faire ce que font les pompiers et les ambulanciers ? Que dire d’un contrôleur habilité à réprimander ce qu’il n’est pas astreint à respecter lui-même ? On me répondra que le policier, lorsqu’il n’est pas en service, est soumis aux mêmes règles que tout citoyen, et par ailleurs qu’il est permis à la police, dans l’exercice de sa fonction, de faire ce que le citoyen n’a pas le droit de faire – excéder la vitesse réglementaire pour poursuivre un contrevenant, porter une arme, etc. Mais le cas du passe sanitaire est bien différent : je vais dans un restaurant rassurée du fait de l’application du passe sanitaire, mais je n’aurais pas cette sérénité en pénétrant dans un commissariat de police ou dans une gendarmerie qui ne sont pas seulement des lieux publics où je me rends de mon plein gré, mais qui sont des lieux où je suis obligée de me rendre pour accomplir certaines formalités ? On peut aussi imaginer une situation à la Raymond Devos : que répondra un policier venu contrôler un restaurant si le restaurateur lui demande de présenter le passe à l’orée de son établissement et, devant son refus, parle d’appeler la police ? On rétorquera que les contrôles se feront à l’extérieur, mais quid des terrasses, quid des appels à la force publique en cas de trouble à l’intérieur d’un établissement ? On peut supposer que les policiers eux-mêmes sont très gênés…

L’obligation vaccinale

Certains groupes politiques proposent l’obligation vaccinale pour tous, solution maximale respectant l’égalité. Il se pourrait que ce maximalisme – contre lequel je n’ai rien par principe -, inapplicable rapidement pour des raisons matérielles d’organisation logistique et d’approvisionnement, soit un vœu pieux ayant pour effet de réactiver une des formes du sophisme paresseux dont il a été question plus haut.

En revanche, une autre proposition me semble de bon sens, réaliste, applicable éventuellement par étapes mais assez rapidement et de nature à faire tomber l’objection d’inégalité fondée sur l’application quelque peu étrange, comme on vient de le voir, de l’obligation vaccinale. Ne serait-il pas cohérent de rendre la vaccination obligatoire pour toute la fonction publique8 et pour toutes les personnes au-delà d’un certain âge ? Serviteur de l’État, il faut donner l’exemple et protéger la population en se protégeant soi-même ! Outre que cette exemplarité réduirait les ardeurs des malfaisants qui prétendent refuser de sacrifier une portion de leur liberté particulière (i.e. leur liberté de nuire à autrui) à la collectivité nationale ou même (oui j’ai entendu ce propos, dans la bouche de personnes très distinguées..) « pour des vieux qui de toute façon n’ont plus que quelques années à vivre ». J’ai discuté récemment avec un ami sensible aux sirènes anti-passe : cette idée, dont il a reconnu qu’elle serait conforme à l’idée qu’il se fait de l’égalité républicaine, l’a visiblement ébranlé. Lecteurs, je vous la soumets : vaccination obligatoire pour l’ensemble des personnels de la fonction publique et pour les personnes au-dessus d’un certain âge, seuil à déterminer qu’on pourrait progressivement abaisser selon la situation et l’approvisionnement.

En tout état de cause, faites-vous vacciner – si ce n’est déjà fait !

Notes

1Je dois aussi avouer que l’article d’humeur « coup de gueule » que François Braize a publié sur son blog https://francoisbraize.wordpress.com/2021/08/08/trop-cons/ a largement contribué à me sortir de l’inertie !

1b –  [Edit du 12 août]  J’ajoute cette note afin de signaler l’utilité et l’importance de maintenir les gestes-barrière en milieu fermé. Il est possible, et il serait très regrettable, que « l’effet vaccination » et le terme « passe » entraînent un sentiment d’invulnérabilité chez certaines personnes vaccinées qui se croiraient dispensées de toute autre mesure contre la propagation du virus.
Outre qu’elle évite les formes graves de la maladie, la vaccination réduit de manière significative les risques d’être contaminé et les risques de transmettre le virus, mais elle ne les anéantit pas.
On ne doit pas se croire totalement à l’abri parce qu’on est vacciné, ni penser qu’on est dans un environnement totalement « sécurisé » là où le « passe » est demandé. On est moins exposé, on a infiniment de chances d’éviter une forme grave ; d’autre part on expose moins les autres mais le risque de transmission n’est pas nul, y compris entre vaccinés.
De cela on ne conclura pas que « le vaccin ne sert à rien puisque finalement il faut faire comme si on n’était pas vacciné » (ça aussi je l’ai lu et entendu !) : autre forme du sophisme paresseux (dont il est question ci-dessous) qui aurait pour effets de continuer à laisser circuler activement le virus et de favoriser l’apparition de variants – on sait à quel prix. Du fait que la réduction produite par la vaccination n’anéantit pas immédiatement et totalement l’épidémie, on ne doit pas conclure qu’il faut laisser se développer celle-ci sans recourir à la vaccination (chacun a en tête hélas le cas douloureux et alarmant de la Guadeloupe et de la Martinique où le taux de vaccination est faible) dont jusqu’à présent on sait qu’elle freine de manière importante la propagation du virus (voir, entre autres, cette étude anglaise du 4 août https://www.imperial.ac.uk/news/227713/coronavirus-infections-three-times-lower-double/ ; on pourra consulter aussi les travaux récents de l’Institut Pasteur sur la dynamique de propagation du variant Delta https://modelisation-covid19.pasteur.fr/realtime-analysis/delta-variant-dynamic/). D’où la pertinence d’un « passe » qui banalise le fait d’être vacciné et qui amoindrit les risques dans les zones où il s’applique, ce qui ne suspend pas l’utilité des mesures-barrière classiques : il convient de multiplier les obstacles à la propagation du virus, de lui laisser le moins d’espace possible.

2 On lira à ce sujet dans la revue Telos la synthèse, traduite en français, d’une étude OCDE qui présente l’équivalence, dans une population, entre les effets des diverses politiques de confinement et le pourcentage de personnes entièrement vaccinées : https://www.telos-eu.com/fr/vaccins-et-variants-le-lievre-et-la-tortue.html . Référence de l’article d’origine : Turner, D., B. Égert, Y. Guillemette and J. Botev (2021), “The Tortoise and the Hare: The Race Between Vaccine Rollout and New COVID Variants”, OECD Economics Department Working Papers, No. 1672, Paris, OECD Publishing.

3 – Cette thèse est un classique de l’enseignement élémentaire de la philosophie morale et politique. Je l’ai maintes fois abordée et développée aussi bien comme professeur que comme auteur, sur ce site et ailleurs. Voir par exemple ce commentaire du Contrat social de Rousseau dans l’article « Le Contrat social avec perte et fracas » https://www.mezetulle.fr/rousseau-contrat-social-perte-fracas/  : «  On peut certes empêcher un enfant de frapper son voisin en recourant au schéma du « donnant-donnant » : ne frappe pas si tu ne veux pas être frappé, et lui montrer qu’être à l’abri des coups est une liberté. Mais il n’atteindra le point du sujet autonome qu’au moment où, au-delà du négoce dicté par le calcul, il comprendra que la liberté qu’il exerce n’est liberté que si elle est en même temps celle de tout autre. C’est alors que sa volonté prendra la forme et le nombre de l’autonomie : Rousseau l’appelle la volonté générale dont l’expression est la loi. »

4 – La lecture de la décision du Conseil constitutionnel du 5 août 2021 (sur la loi relative à la gestion de la crise sanitaire) éclaire ces questions point par point pour chaque objection faite par les parlementaires et donc de manière répétitive, de sorte que le lecteur le plus négligent ne peut pas prétendre méconnaître l’encadrement strict des dispositions : https://www.conseil-constitutionnel.fr/decision/2021/2021824DC.htm

5 – Leibniz, Essais de Théodicée (1710), préface. « […] quand le bien ou le mal est éloigné, et douteux, et le remède pénible, ou peu à notre goût, la raison paresseuse nous paraît bonne : par exemple, quand il s’agit de conserver sa santé et même sa vie par un bon régime, les gens à qui on donne conseil là-dessus, répondent bien souvent que nos jours sont comptés, et qu’il ne sert de rien de vouloir lutter contre ce que Dieu nous destine. Mais ces mêmes personnes courent aux remèdes même les plus ridicules, quand le mal qu’ils avaient négligé approche. »

6 – Je n’ai pas pu retrouver la référence sur le web. Probablement en mars 2020.

7 – Dans sa tribune « Le passe sanitaire, danger pour les libertés ? L’intérêt général a aussi ses droits », Le Figaro du 8 août 2021 https://www.lefigaro.fr/vox/societe/jean-eric-schoettl-le-passe-sanitaire-danger-pour-les-libertes-l-interet-general-a-aussi-ses-droits-20210802

8 – Une rapide recherche sur le web au sujet de cette proposition ou des propositions voisines ne m’a donné que peu de résultats. On pourra se référer notamment à un article de Vincent Gérard dans L’Oise matin du 7 juillet https://www.oisehebdo.fr/2021/08/07/opinion-la-vaccination-devrait-etre-obligatoire-pour-les-profs-des-la-rentree/

Plaidoyer pour le peuple souverain (sur un livre d’A. Bellon et J.-P. Crépin, lu par P. Foussier)

Dialogue autour de la souveraineté populaire et de la citoyenneté, le livre d’André Bellon et Jean-Pierre Crépin Pour la souveraineté du peuple (Paris : L’Harmattan, 2021) a parmi ses mérites de s’inscrire dans l’actualité brûlante. Ses auteurs se placent résolument en opposition au néolibéralisme qui dépossède le peuple de sa souveraineté et qui vide la citoyenneté de son contenu. André Bellon et Jean-Pierre Crépin sont loin d’être d’accord sur tout mais de leur échange fécond naissent quelques pistes de réflexion utiles. Le premier est polytechnicien et ancien député, désormais président de l’Association pour une Constituante, le second est un économiste qui s’autodéfinit comme « très indépendant ».

« Le néolibéralisme économique nie la vie ou du moins ne la considère qu’en tant que marchandise. Mais il tente de faire ignorer sa sauvagerie en mettant en avant les actions caritatives, les interventions pour quelques-uns en danger de mort, oubliant ceux dont la vie est une mort lente », lance Bellon. Dit par Crépin, « il s’agit de rationaliser une servitude libérale et une totale soumission librement consentie à participer à une logique consumériste individuellement assumée par l’intériorisation dans le corps des normes capitalistes ». Il ajoute : « Dans les société modernes, le citoyen ne dispose de choix que parce que ceux-ci sont déjà faits. Et lorsqu’il vote mal, on le fait revoter et l’on passe au-delà ». Bellon l’assure : « Les crises économiques, écologiques, sanitaires, sont utilisées par toute une école de pensée et par les dirigeants qu’elle crée pour remettre en cause les fondements de la philosophie des Lumières ou, pour le dire autrement, de l’humanisme ». Et il complète : « La dilution du lien social est nécessaire à la domination de la mondialisation libérale ».

Le sociétal substitué au social

Ni l’un ni l’autre ne croient aux nouveaux remèdes inventés pour pallier le déficit démocratique ainsi créé. Crépin dénonce « vigoureusement comme supercherie ce que l’on appelle la démocratie participative […], caution participative au processus aliénant de telle ou telle gouvernance ». Bellon vise pour sa part le tirage au sort, « négation même de la citoyenneté » et « délégitimation du suffrage universel comme outil d’expression de la volonté du citoyen ». D’ailleurs, pour lui, ce même citoyen est « l’arlésienne de la vie publique. On ne compte plus les rencontres citoyennes, les conventions citoyennes, les débats citoyens, mais l’utilisation prolifique du mot en tant qu’adjectif efface le citoyen acteur politique, membre du peuple souverain ». L’ancien parlementaire poursuit en ciblant le discours qui s’est imposé depuis les années 1980, qui « a fait du social un adversaire, un ennemi. Et c’est d’ailleurs pourquoi on l’a remplacé par le sociétal, c’est-à-dire des questions qui, jusque-là, étaient considérées comme des affaires privées ».

Engagé dans le mouvement des Gilets jaunes, Crépin dessine quelques perspectives pour redonner corps à la citoyenneté : « La démocratie a été réinventée dans la rue et c’est un formidable message d’espoir et la preuve que l’on peut développer une politique de construction de la citoyenneté, berceau de la vraie démocratie ». Bellon prévient : « La rupture avec l’ordre dominant ne peut se faire qu’au nom de la citoyenneté et de la souveraineté populaire ». C’est la raison pour laquelle il plaide en faveur d’une Constituante, seule à même de réorganiser en profondeur les termes du débat démocratique. Que l’on partage ou pas le diagnostic et les préconisations des auteurs, nul doute néanmoins qu’ils constituent de stimulantes contributions au débat sur la souveraineté populaire.

André Bellon et Jean-Pierre Crépin, Pour la souveraineté du peuple, Paris : L’Harmattan, 2021, 126 p.

La démocratie, otage des algorithmes (par J.-L. Missika et H. Verdier)

Dans cet article publié par la revue en ligne Telos1, Jean-Louis Missika et Henri Verdier2 s’interrogent sur le recours dans le champ politique à des algorithmes mis au point par le marketing numérique. Usagers du web, nous recevons quotidiennement des messages « calés » sur ce qu’une intelligence artificielle « trouve » que nous aimerions voir, entendre, faire, acheter et même plus… si affinités, nous divisant ainsi en « segments » et s’adressant en nous à ce qui est susceptible de prédétermination. Leurs propositions n’ont cure de ce que nous pourrions penser, elles ne nous offrent que ce que nous sommes censés attendre ; elles ne s’exposent pas à la discussion, mais enjoignent des comportements. Le débat et le projet politique seraient-ils réductibles à des demandes calculables qu’il faudrait contenter secteur par secteur ? Ne relèvent-ils pas de sujets libres en relation dialogique inépuisable, délibérant de la conduite et des fins d’une commune association politique ?

« Que devient la démocratie si une campagne électorale cesse d’être ce moment où la communauté nationale, par le débat public et la controverse, décide collectivement de son destin ? Si elle devient la résultante de stratégies d’investissements publicitaires fondées sur un micro-découpage de l’opinion et des micromanipulations quotidiennes ? Que devient, même, la Nation ? »

Et si le politique vise la pure et simple satisfaction, c’est une étouffante conception de l’être humain comme case à remplir, aspirant à un gouvernement des choses, qui se révèle alors.

Article publié par la revue en ligne Telos le 5 juin 2021, repris ici avec l’aimable autorisation de la revue et des deux co-auteurs que je remercie vivement. Voir la publication d’origine.
Attention le texte ci-dessous n’est pas libre de droits3.

Il s’appelle Brad Parscale, ancien responsable de la campagne numérique de Donald Trump. Dans une interview au Guardian, il explique qu’il publiait en moyenne « 50 000 à 60 000 variantes d’un message publicitaire sur Facebook, chaque jour »4. Lawrence Lessig nous demande de nous arrêter un instant sur ce chiffre5. Seule une machine peut produire 50 000 variations d’une publicité chaque jour. Pour Lessig, Parscale utilisait une technologie, devenue classique, où l’intelligence artificielle fabrique des messages qui produisent les réponses voulues par l’émetteur. L’objectif de ces milliers de micro-variations est de trouver, pour chaque lecteur, la formulation la plus efficace pour provoquer une réaction : un don, un clic, un like, un partage, ou bien sûr un vote.

La liberté d’expression, comme nous l’entendions jusqu’à présent, reposait sur l’idée que des humains parlaient à d’autres humains. Il y a toujours eu une asymétrie entre ceux qui parlent et ceux qui écoutent, mais cette asymétrie demeurait dans le cadre de l’humanité. Qu’en est-il de cette asymétrie quand ce sont des machines et des algorithmes qui s’adressent aux humains ? Quand les humains qui reçoivent les messages n’ont aucune idée de ce que les machines savent sur eux et de la raison pour laquelle ils les reçoivent.

En 2016, la société Cambridge Analytica innovait en permettant aux organisateurs de la campagne du Brexit d’élaborer et diffuser dans une quinzaine de communautés des messages anti-européens ciblés (“L’Europe, c’est l’impôt”, pour la City, “L’Europe c’est le chômage” et “l’immigration” pour les ouvriers et les chômeurs du nord, “les quotas de pêche” pour les pêcheurs, « la fermeture des services de la NHS » pour les malades), alors que les “remainers”, qui défendaient le maintien dans l’Union Européenne, tentaient de proposer un discours unique, global et cohérent.

C’est ainsi que la vie politique change de nature. L’agenda de la campagne électorale compte beaucoup moins. La bataille pour le contrôler perd de son importance. Il y a encore des débats ou des échanges d’arguments entre responsables politiques, mais l’important se passe en-deçà ou au-delà de l’espace public. Comme le souligne Lessig : « L’économie moderne de la liberté d’expression n’est pas pilotée par des éditeurs qui cherchent à publier ce que leurs lecteurs pourraient comprendre, mais par des machines qui fabriquent un discours fondé sur le comportement que l’on désire obtenir. Dans la plupart des cas, ce comportement est simplement commercial : cliquer sur une publicité. De façon plus préoccupante, ce comportement va parfois au-delà du commercial : prendre d’assaut le Capitole ».

Un nouvel espace civique, artificiel et fragmenté

Que devient la démocratie si une campagne électorale cesse d’être ce moment où la communauté nationale, par le débat public et la controverse, décide collectivement de son destin ? Si elle devient la résultante de stratégies d’investissements publicitaires fondées sur un micro-découpage de l’opinion et des micromanipulations quotidiennes ? Que devient, même, la Nation ? La fragmentation de la communauté nationale en de multiples cibles, l’envoi de messages spécifiques à ces micro-segments, dans le secret et sans contradiction, interdisent une réelle délibération politique, préalable au vote. La démocratie est née dans l’agora. Elle a besoin d’un espace public qui soit réellement public. Le microciblage et la publicité politique personnalisée désintègrent l’espace public.

Certes le RGPD (règlement général sur la protection des données) et l’interdiction de la publicité politique protègent l’Europe de certaines de ces pratiques. Un parti politique français ne pourrait pas constituer une base de données de près de 200 informations différentes sur 80 % du corps électoral pour cibler ses messages, comme le font tous les candidats à la présidentielle américaine. Mais cette protection est largement insuffisante. Les réseaux sociaux et les moteurs de recherche dessinent le territoire numérique dans lequel nous évoluons, sans possibilité d’en sortir, ni, bien sûr, de débattre collectivement des règles du jeu pour choisir celles que nous accepterons. Il ne s’agit pas seulement de publicité : leurs algorithmes nous proposent nos “amis”, filtrent les contenus qui nous sont présentés, choisissent, sur YouTube, les “deuxièmes” vidéos proposées, ou, sur Facebook, les 12% seulement de contenus de nos amis qui sont visibles. Sur Tik Tok, ils sélectionnent les vidéos non datées qui sont proposées, quand nous cherchons un hashtag.  Ils nous constituent en cohortes pour les annonceurs. Et la somme de ces décisions construit une camisole algorithmique propice aux stratégies d’influence politique invisibles dans l’espace public. Cette machinerie peut fonctionner malgré l’interdiction de la publicité politique. Les manipulateurs peuvent adresser des messages non publicitaires, ou non politiques, à des communautés identifiées comme potentiellement réceptives. La société Cambridge Analytica a amplement raconté la manière dont elle a inversé le cours d’une élection à Trinidad et Tobago grâce à une campagne de promotion de l’abstention, dont elle savait qu’elle aurait un impact différencié selon les ethnies. Les hackers et les bots d’Evgueni Prigojine sont très friands de la thématique de la défense des animaux, par exemple. Et nous ne sommes qu’au début d’un processus dont les perspectives sont vertigineuses. Une expérience de psychologie sur les « deepfake » a montré qu’en croisant légèrement les traits d’un homme ou d’une femme politique avec ceux d’une personne, cette dernière trouve le politique plus sympathique et est plus encline à lui accorder sa confiance. Qu’est-ce qui empêchera de concevoir une stratégie présentant à chaque électeur une image du candidat légèrement mêlée à la sienne ?

Les nouvelles règles du jeu politique

Sans aller jusqu’à ces scénarios extrêmes, pourtant probables, la publicité ciblée et les algorithmes changent déjà en profondeur les règles de la vie politique. Avec quelques millions d’euros d’investissements, il est possible d’influencer significativement le résultat d’une élection dans de nombreux pays. Nous verrons de telles tentatives lors de l’élection présidentielle française de 2022.

Créer de fausses identités pour infiltrer des communautés, créer de faux médias pour donner au mensonge l’apparence d’une information vérifiée, produire de fausses informations, fondées sur de fausses preuves quasiment indétectables, le “faire paraître vrai” a changé de nature avec les réseaux sociaux et l’intelligence artificielle. Il s’est sophistiqué et éloigné des techniques rudimentaires de la propagande. Ce qu’on appelle à tort “post-vérité”, n’est rien d’autre que ce changement de registre du “vraisemblable” et de sa mise en forme.

De nombreux groupes militants jouent de ces cartes. C’est regrettable : ils affaiblissent la démocratie. Mais surtout, parce qu’un petit groupe d’États ont théorisé l’importance de la “guerre informationnelle”, et adapté les anciennes méthodes des “opérations psychologiques”, certaines de ces opérations sont de véritables ingérences d’États étrangers. Si la démocratie est parfois affaiblie par les usages militants des réseaux sociaux, elle est menacée en son cœur lorsqu’un État tente d’inverser le résultat d’une élection, et donc de changer l’expression de la volonté du peuple souverain.

Nous sommes aujourd’hui dans une situation inédite où les principes énoncés par John Stuart Mill sur la liberté d’expression semblent atteindre leurs limites. Il n’est plus vrai que c’est grâce au débat d’idées ouvert que l’on peut combattre les opinions erronées, quand ces opinions sont fabriquées à grande échelle par des machines. La liberté d’expression renvoie à l’idée d’un espace public ouvert et transparent, où tous les messages sont potentiellement visibles et critiquables. Dans l’univers numérique contemporain, cette condition n’est plus réalisée. Non seulement le micro-message nourrit une cible spécifique, mais il l’isole du reste de la communauté. Il n’a pas vocation à être discuté, au contraire même, il a vocation à ne pas être débattu. Le message n’est pas une opinion, mais une fiction dont l’objectif est de stimuler l’aversion pour l’adversaire. La théorie conspirationniste du « Pizzagate » affirme ainsi l’existence d’un réseau de pédophilie organisé par l’ancien directeur de campagne d’Hillary Clinton, et situé dans une pizzeria de Washington. Ce n’est pas une opinion politique que l’on peut discuter, elle a pourtant des effets politiques considérables qui sont allés jusqu’au mitraillage de la pizzeria désignée. Comme le montre Giuliano da Empoli dans Les Ingénieurs du chaos6, les gaffes, les frasques et les excès des Trump, Bolsonaro, Salvini et autres Orban ne sont pas des dérapages. Ils ressortissent à une stratégie visant l’amplification par les réseaux sociaux et la résonance maximale dans de petites communautés isolées par les bulles de filtre. L’algorithme est le collaborateur zélé du démagogue. Le phénomène Qanon en est une illustration extrême.  Ce mouvement ne s’appuie pas sur une rhétorique extrémiste, comme le Tea Party. Certains ont même souligné à quel point il ressemble beaucoup plus à un gigantesque jeu vidéo7 . Chaque joueur se voit proposer, non pas un discours, mais un rôle dans un immense jeu de rôles. Jouer, s’insérer dans un personnage, avoir le sentiment d’agir, c’est encore plus fort comme stratégie d’engagement politique. Le « jeu » Qanon bénéficiait d’un propagandiste de taille, Donald Trump et ses 80 millions d’abonnés, et d’une amélioration substantielle des règles du jeu, puisque le scénario, comme dans les meilleures sessions de Minecraft, était quotidiennement écrit et réécrit par les joueurs eux-mêmes. Cette « gamification » de la politique est aussi ce qui distingue le nouveau régime des campagnes électorales.

Le nouvel écosystème médiatique de “l’économie de l’attention”

La vie publique se déroule donc aujourd’hui de manière croissante – et plus encore après les confinements successifs dus à la pandémie – dans un univers virtuel et fragmenté. Cet univers ne se résume pas aux seuls géants du numériques. C’est au contraire un écosystème foisonnant qui comprend des plateformes de blog, des plateformes de vidéo comme Youtube (sur lesquelles passent 1,9 milliards d’internautes par mois), des moteurs de recherche (qui déterminent largement l’information “trouvée” sur Internet), des services d’actualité, qui peuvent émaner d’un moteur de recherche (comme Google News), mais peuvent être indépendants (comme BuzzFeed) ou se nicher dans d’innombrables applications (comme les informations proposées par les smartphones), des réseaux sociaux commerciaux (Facebook, Twitter, TikTok, Snapchat, Instagram, etc.), dans lesquels les internautes partagent leurs messages, leurs photos et leurs vidéos, mais aussi des informations de presse (parfois les internautes se révèlent être des robots, et les sites de presse sont faux, créés pour une opération publicitaire, par des militants politiques, ou par un État), des réseaux sociaux militants  (comme Parler, ou Gab, où se réfugient les extrémistes chassés des grands réseaux sociaux), des sites communautaires variés, (Reddit, forums de jeux vidéo, forums confessionnels, 4chan ou le sulfureux 8chan, etc.), des messageries instantanées (WhatsApp, Telegram, Signal…), insensiblement devenues le support de groupes de plus en plus vastes, et le principal canal d’information et de communication pour un nombre croissant de personnes, enfin le “darknet”, terme sensationnaliste créé pour désigner des serveurs Internet qui ne sont pas référencés par les moteurs de recherche, et accueillent la plupart des activités illicites.

Même si quelques acteurs vertueux résistent dans ce paysage, comme Wikipédia ou le réseau social Mastodon, ouvert et décentralisé, qui se présente comme un antidote aux excès des plateformes centralisées, ils ne suffisent pas à inverser la tendance.

L’ensemble de ces services provoquent une somme inouïe de partages de contenus : 1,8 milliards d’utilisateurs quotidiens de Facebook qui partagent en moyenne dix liens par mois, 500 millions de tweets envoyés chaque jour. Cet impressionnant écosystème modifie à son tour celui des médias, qui sont enclins à créer des contenus ayant de bonnes chances de susciter le “buzz” dans les réseaux sociaux, voire parfois à reprendre directement les contenus générés par ces services. Ce nouveau dispositif médiatique, par sa puissance et son agilité, a pris l’ascendant sur l’ancien. En quelques années, la télévision a perdu son statut de média dominant8, les anciens médias qui survivent sont ceux qui réussissent à trouver leur place dans le nouveau dispositif. Celui-ci les absorbe et les transforme.

Sans entrer dans le détail des modèles économiques de ces plateformes, qui peuvent être très différents, il est possible de repérer le principe qui les unit. Il s’agit de bâtir des communautés d’individus à partir de leurs affinités, en accumulant le plus possible d’informations sur ceux-ci, à multiplier les contacts avec ces communautés en leur proposant des contenus qui confortent leur engagement et leur envie de revenir, à enfermer ces communautés dans des bulles pour éviter qu’elles se dispersent. Le simple énoncé de ces principes montre à quel point ils s’opposent au modèle classique de la délibération politique dans les sociétés démocratiques et de la transparence des débats. Pour conforter l’engagement, il faut des contenus qui choquent, qui indignent ou qui divertissent. Selon Avaaz9, 70 % des internautes américains qui cherchent sur Youtube une vidéo sur le réchauffement du climat, tomberont sur une vidéo “climatosceptique”. Youtube conteste ces résultats en arguant qu’aucun internaute ne reçoit exactement les mêmes messages qu’un autre, mais se garde bien de publier les données brutes de ses recommandations. Un tel résultat ne provient pas d’une adhésion aux thèses conspirationnistes. Il vient d’un algorithme de renforcement à qui l’on a demandé de proposer en priorité les vidéos qui provoquent le plus de pulsion à les regarder.

De même, si Facebook a fait scandale en 2017, parce qu’il proposait parmi ses cibles, une catégorie antisémite (« jew haters »), c’est tout simplement parce que ses outils permettent d’identifier des groupes d’individus ayant quasiment n’importe quelle caractéristique : pratique sportive, orientation sexuelle, orientation politique, marques préférées, films préférés, pratiques alimentaires, religion, choix de vacances, possession d’armes, titres de propriété, école des enfants, etc. Il était inéluctable que la puissance et la précision de ces outils attirent des clients politiques.

L’urgence d’une riposte démocratique

Ce panorama inquiétant ne menace pas seulement la vie publique. Les mêmes mécanismes sont à l’œuvre dans la radicalisation et l’extrémisme violent, comme l’a remarquablement démontré la Commission royale10 mise en place par la Nouvelle-Zélande après l’attentat de Christchurch. Ils jouent également un rôle dans les phénomènes de haine en ligne, dans le succès des théories conspirationnistes, probablement même dans des phénomènes de harcèlement.

En matière de vie publique, ils posent de nouvelles questions d’une complexité sans égale. Et les fausses solutions abondent, simples et radicales.  En particulier la tentation, absurde, de “nettoyer” la toile de la haine, de l’erreur ou de la colère, par la censure ou par une improbable police de la pensée. Non seulement ces réponses sont absolument inefficaces, puisque le problème ne vient pas de la parole violente mais de ce nouvel espace public de débat, artificiel et cloisonné, qui isole puis radicalise, mais elles menacent à leur tour les fondements de la démocratie et de l’état de droit. La liberté d’expression est un des droits les plus précieux de l’homme, comme le rappelle notre propre Constitution. Elle ne saurait être la variable d’ajustement pour contrer ces nouveaux périls. Ce problème systémique appelle des réponses systémiques. Le nœud gordien se trouve dans la conception même de ces services numériques, pilotés par un modèle économique bien particulier, celui de l’économie de l’attention. Pour résoudre le problème, il faudra une transformation profonde de la conception de ces services, qui fera nécessairement évoluer leurs modèles économiques. Le chemin a commencé, et la France y tient son rôle, dans sa contribution à la conception du “Digital Service Act” que prépare la Commission européenne, par exemple, tout comme avec l’Appel de Christchurch lancé avec la Nouvelle-Zélande. Mais il sera encore long, et demandera une réelle compréhension de la nature des problèmes, une grande créativité juridique, et beaucoup de détermination politique.

Notes

2 – Jean-Louis Missika est Visiting Senior Fellow, London School of Economics ; Henri Verdier est Ambassadeur pour les affaires numériques, ministère de l’Europe et des Affaires étrangères

3 – Lire le protocole rédactionnel de la revue Telos, qui en a la propriété intellectuelle : https://www.telos-eu.com/fr/protocole-redactionnel/ .

8 – Jean-Louis Missika, La Fin de la télévision, Paris, Seuil/La République des idées, 2006.

Non, la laïcité n’est pas d’origine chrétienne (par Jean-Pierre Castel)

Jean-Pierre Castel1 examine une idée répandue qui attribue au christianisme l’origine de la laïcité. Récemment reprise par Jacques Julliard dans un article du Figaro que l’auteur commente, cette idée confond distinction et séparation, et ce faisant elle élude ou détourne de son sens la question fondamentale de l’autonomie du politique. L’auteur expose pourquoi à ses yeux il est plus pertinent, en matière de laïcisation de la pensée, de se tourner vers l’héritage grec plutôt que vers « l’exclusivisme des textes sacrés abrahamiques ».

Dans un article du Figaro daté du 7 juin 2021 (p. 18) intitulé « La bombe islamiste contre le compromis laïque », Jacques Julliard attribue aux Évangiles le « principe de séparation entre le temporel et le spirituel » – « Ce que Jésus lui-même a théorisé le premier et que nous appelons en France laïcité », avance-t-il2 –, et propose une analyse pour le moins réductrice, occidentalo-centrée, de la violence islamiste.

Distinguer, séparer, hiérarchiser

Commençons par l’histoire de la laïcité. Distinguer ne veut pas nécessairement dire séparer ! Les versets « Rendez à César ce qui est à César » (Mc 12,13-17 ; Mt 22,15-22 ; Lc 20,20-26) et « Mon Royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18, 36) se limitent à distinguer et à hiérarchiser le politique et le religieux, sans les séparer, sans autonomiser l’un par rapport à l’autre. Plaident dans ce sens par exemple :

  • Le jésuite Jean-Pierre Sonnet S. J. : « [I]l n’y a pas à comprendre que le temporel soit ici distingué du spirituel au sens où il y aurait à distinguer et à préserver leurs sphères respectives […] S’il y a une autonomie et une légitimité du pouvoir temporel, ce dernier est lui-même suspendu, comme chaque réalité humaine, à la référence divine et à l’absolu de l’éthique »3.
  • Le dominicain Ceslas Bourdin : « Rendez à César… » signifie seulement que « [l]e pouvoir temporel ne constitu[e] qu’une finalité seconde par rapport au pouvoir spirituel »4 .
  • Le théologien protestant Jean-François Collange : « [à] l’un il convient de rendre la monnaie qui lui appartient, à l’autre la gloire et le culte qu’il est seul à pouvoir revendiquer »5.
  • La théologienne Émilie Tardivel, qui renvoie aux concepts de potestas et d’auctoritas de la république romaine et explique que « Rendez à César… » équivaut à : « Rendez à César la potestas, à Dieu l’auctoritas »6 .
  • Le théologien protestant André Gounelle, qui dénonce une « utilisation tendancieuse et exégétiquement contestable »7 de ces versets.
  • Le philosophe Alain Boyer : « Mon Royaume n’est pas de ce monde » n’implique que « l’idée de l’infinie supériorité de l’autre monde sur le “siècle” » 8.

Ce n’est d’ailleurs que Marsile de Padoue, chanoine mais surtout théoricien politique opposé à la papauté, qui interpréta le « Rendez à César… » dans le sens d’une séparation de l’Église et de l’autorité civile, et ce uniquement pour critiquer les abus de la papauté ; le même propos fut repris deux siècles plus tard par Luther.

L’hétéronomie est en effet logée au cœur de la doctrine chrétienne, comme en témoignent la primauté du logos divin, la filiation divine du pouvoir politique – que revendiquent tant le Christ (« Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir, s’il ne t’avait été donné d’en haut », Jn 19, 11), que saint Paul (« Il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu », Rom 13, 1)9, que Thomas d’Aquin (« dans la loi du Christ, les rois doivent être soumis aux prêtres »10) –, enfin la subordination des œuvres à la grâce11. Vatican II a certes reconnu « l’autonomie pleinement légitime des réalités terrestres » (Gaudium et Spes,1965, § 36.2), mais a jugé nécessaire de distinguer la « juste autonomie » (§ 36.2) de la « fausse autonomie […] dégagé[e] de toute norme de la loi divine » (§ 41.3), mise en garde répétée depuis par tous les papes successifs. « Cette autonomie n’en est pas une : elle suppose un primat du théologique sur le philosophique »12, résume Christophe Cervellon.

Le passage à l’autonomie et l’héritage grec

Le premier passage historique de l’hétéronomie à l’autonomie correspond au tournant parménidien13, ce passage de l’alètheia archaïque des « maîtres de vérité » de la Grèce archaïque, une vérité assertorique, magico-religieuse – illustrée selon Francis Wolff14 par : « tu dis que les choses sont telles, or, tu dis vrai, donc les choses sont telles » –, à l’alètheia classique de Parménide, Platon et Aristote, lorsque ne fut plus reconnu comme vrai ou faux que ce qui avait fait l’objet d’un débat contradictoire – illustré par : « tu dis que les choses sont telles, or les choses sont telles, donc tu dis vrai ».  Ce premier « procès de laïcisation », selon l’expression de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant15, accompagna l’expérience démocratique athénienne. Jacques Julliard évoque cette dernière, mais incidemment, sans y reconnaître la première expérience connue de laïcisation de la pensée.

Bien entendu, le christianisme est un syncrétisme judéo-hellénistique, et à ce titre a pu être passeur des idées grecques. Il convient néanmoins d’une part de rendre aux Grecs ce qui leur appartient, d’autre part de ne pas réduire à la seule erreur de membres du clergé l’opposition chrétienne à l’autonomie – qu’il s’agisse de l’autonomie du politique ou plus généralement de la pensée. Jésus était miséricordieux, mais non pas tolérant, comme l’atteste son fameux « Je suis la vérité » (Jean 14, 6).

Certains chrétiens, quelques protestants notamment, Bultmann en particulier, mais aussi les tenants de « la nouvelle théologie » catholique au milieu du XXe siècle, ont certes proposé une interprétation de cette alètheia évangélique comme vérité de sens, de sagesse, proche de l’emeth hébraïque, et non pas comme vérité rationnelle, vérité au sens ordinaire du terme depuis Aristote. Mais la tradition majoritaire, en particulier au sein du catholicisme et depuis Thomas d’Aquin, a toujours refusé cette restriction, au nom de l’unicité de la vérité. « It is incorrect to reduce the concepts logos and alètheia, upon which John’s Gospel centres the Christian message, to a strictly Hebraic interpretation, as if logos meant “word” merely in the sense of God’s speech in history, and alètheia signified nothing more than “trustworthiness” or “fidelity”»16, proclame ainsi Joseph Ratzinger ; citons encore des philosophes universitaires contemporains : « la vérité hébraïque et l’universalité grecque se fondent ensemble. Deux sangs coulent dans nos veines, et l’un n’enlève rien à l’autre »17, écrit Olivier Boulnois, « Qu’y a-t-il derrière la vérité (alêtheia) dans le Nouveau Testament ? Aucune “conception” particulière, pas même dans les textes johanniques, aucune définition dissidente de la vérité, simplement la vérité la plus ordinaire : l’adéquation de la chose et de la pensée », renchérit Philippe Büttgen18. Bref, hormis quelques notables exceptions19, le monde chrétien n’est pas prêt de reconnaître la diversité et surtout l’irréductibilité des régimes de vérité.

La violence islamiste dans le prolongement des prétentions abrahamiques

Venons-en maintenant à la violence islamiste, que Jacques Julliard analyse comme une réaction à notre individualisme, notre consumérisme et notre « autonomie du religieux ». Le plus grand nombre de violences islamistes ne visent-elles pas les musulmans eux-mêmes, pour leur supposé écart doctrinal, rituel et législatif par rapport à telle ou telle conception salafiste de l’islam, plus que pour leur éventuel consumérisme ? À titre d’exemple, le principe d’égalité hommes/femmes, que refusent les islamistes, ne relève guère du matérialisme, occidental ou pas, mais heurte simplement leur lecture de la tradition musulmane. D’une manière générale, le fondement théologique de cette violence découle de la prétention des religions abrahamiques20 à détenir la vérité unique et du commandement corrélatif de mettre à mort les idolâtres, c’est-à-dire tous ceux qui n’adorent pas « le seul vrai dieu » en respectant « le seul vrai culte ». Fort heureusement, nombre des fidèles de ces religions ont su prendre leur distance par rapport à la lettre sacrée, que ce soit par le midrashic way, par l’exégèse ou par diverses formes de spiritualité. Dans le judaïsme et dans le christianisme, ce cheminement a été laborieux, imparfait et malheureusement réversible. Dans l’islam, c’est dix siècles de dogme du Coran incréé et de restriction de la liberté de l’exégèse qu’il faudrait remettre en cause – ce qui nous éloigne quelque peu de la question consumériste !

L’exclusivisme des textes sacrés abrahamiques constitue le fondement théologique de ces violences, voire fournit la justification du passage à l’acte, quelles que soient les motivations autres, identitaires, politiques, sociales, personnelles, qui viennent s’y greffer. Afin de résister au littéralisme et à la tentation de l’absolu, le seul remède n’est-il pas la promotion de la liberté de pensée, cet héritage grec – quelles qu’aient été les limites de fait de la démocratie et de la liberté de pensée à Athènes21 ?

Notes

1Jean-Pierre Castel a publié sur Mezetulle (avec une bibliographie en annexe) « La violence monothéiste n’est pas que politique » http://www.mezetulle.fr/violence-monotheiste-jean-pierre-castel/ . Par ailleurs, il est notamment l’auteur de La mal nommée vérité du christianisme, d’emeth à alètheia à paraître et de Lutter contre la violence monothéiste, avec David Meyer, Jean-Michel Maldamé, Abderrazak Sayadi, L’Harmattan, 2018.

2 – Dans le paragraphe intitulé « Le christianisme, religion de la séparation ».

3 – Jean-Pierre Sonnet S. J., « La Bible et l’Europe : une patrie herméneutique [1] », Nouvelle revue théologique, 2008/2, t. 130, p. 190.

4 – Ceslas Bourdin, « Autorité, pouvoir et service : la transcendance de la condition politique », Revue d’éthique et de théologie morale, 2007/2 (n°244), p. 84. Citons encore le théologien Anthony Feneuil : « Le texte évangélique ne présente donc pas du tout une formule de séparation entre le politique et le religieux, et il n’est même compréhensible qu’à supposer leur intrication, et la rivalité entre Dieu et César. Autrement dit, la lecture “laïque” de cet extrait suppose la distinction qu’il est censé fonder. Bref, c’est une lecture anachronique, qui projette sur le monde ancien des catégories qui relèvent de la modernité, et à l’intérieur du christianisme des distinctions qui lui sont extérieures et résultent plutôt de son affaiblissement, et de l’émancipation des États modernes par rapport aux Églises. » (« La laïcité est-elle vraiment une invention chrétienne ? », The Conversation, 23 mars 2018).

5 – Jean-François Collange, « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Sept thèses pour une théologie du politique », Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique, n°47, 1995, p. 21. Le verset fait d’ailleurs écho à un verset de l’Ancien Testament qui place la Loi au-dessus des nations : « Rendez aux nations le mal qu’elles vous ont fait et attachez-vous aux préceptes de la Loi. » (1 M 2, 68).

6 – Émilie Tardivel, « Pouvoir et bien commun. une lecture non théologico-politique de Rm 13,1 », Institut Catholique de Paris | Transversalités, 2014/3, n° 131, p. 49. Rappelons que déjà la république romaine distinguait et hiérarchisait l’auctoritas, « la source du pouvoir, qui est de l’ordre du divin (augustus) », et la potestas « le pouvoir lui-même » (Maurice Sachot, Quand le christianisme a changé le monde: I. La subversion chrétienne du monde antique, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 288). Cf. aussi André Magdelain, « De l’“auctoritas patrum” à l’“auctoritas senatus” ». Jus imperium auctoritas. Études de droit romain, Rome : École Française de Rome, 1990. pp. 385-403.

7 – André Gounelle : « En 1905, dans le rapport qu’il soumet au Parlement français pour préparer les débats et les votes concernant la loi de séparation des Églises et de l’État, Aristide Briand, chargé de défendre le projet gouvernemental, cite à plusieurs reprises la parole de Jésus : « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Il se sert de ce verset, ainsi que de la déclaration de Jésus à Pilate : « mon royaume n’est pas de ce monde », pour suggérer que le Christ lui-même désavoue ceux qui, en son nom, préconisent un État confessionnel, religieux et militent pour un ou des cultes officiels, soutenus, favorisés, voire imposés par l’État. Si Briand fait une utilisation tendancieuse et exégétiquement contestable de ces citations, il n’en demeure pas moins légitime de penser qu’elles orientent plus vers une distinction et une séparation que vers une collusion ou d’étroites interférences entre la religion et l’État » (« Le religieux dans une société laïque », publié dans M. Grandjean et S. Scholl (éd.), L’État sans confession. La laïcité à Genève (1907) et dans les contextes suisse et français, Genève, Labor et Fides, 2010 URL : http://andregounelle.fr/eglise/le-religieux-dans-une-societe-laique.php#_ftnref1).

8 – Alain Boyer, « Science, politique et religion. Laïcité et athéisme méthodologique. Éloge des séparations », Droits, 2015/1 (n° 61), p. 71, n. 2.

9 – Ces versets se situent dans le prolongement de l’Ancien Testament, où « le régime des juges comme celui de la monarchie n’ont de sens qu’au regard de la fidélité à l’Alliance avec Dieu » (Ceslas Bourdin, op. cit., p. 83).

10 – Thomas d’Aquin, Du Royaume. De Regno, traduction et présentation par Marie-Martin Cottier, Paris, Egloff, 1946, p. 120-121.

11 – Cette doctrine a une longue histoire, depuis les versets bibliques « Car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu ; et ils sont gratuitement justifiés par sa grâce, par le moyen de la rédemption qui est en Jésus-Christ » (Rom 3, 24), « Car c’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Et cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. » (Ep. 2, 8-9), jusqu’à la Déclaration commune sur la justification par la foi signée en 1999 par les catholiques et par les protestants, « Nous confessons ensemble que la personne humaine est, pour son salut, entièrement dépendante de la grâce salvatrice de Dieu », déclaration qui résolut le conflit soulevé par Luther à propos des indulgences.

12 – Christophe Cervellon, « Autour de Raison et foi d’Alain de Libera », op. cit., p. 163.

13 – Cf. notamment Marcel Hénaff, « Des chamanes aux philosophes : vers la distinction parménidienne », in « La Grèce avant la raison », Esprit, 2013/11 (Novembre), p. 58-71

14 – Francis Wolff, « La vérité dans la Métaphysique d’Aristote », Cahiers philosophiques de Strasbourg, 7 (1998), p. 133-168, http://www.franciswolff.fr/wp-content/uploads/2017/07/La-ve_rite_-dans-la-Me_taphysique-dAristote.pdf, p. 5.

15 – Cf. – Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité en Grèce archaïque, Paris, François Maspero, 1967. Jean-Pierre Vernant en fait la recension dans « Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité en Grèce archaïque », in Archives de sociologie des religions, n° 28, 1969, p. 194-196, article repris dans Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Le Seuil, 2000, Chapitre « Les maîtres de vérité ». Cf. aussi Francis Wolff, « La vérité dans la Métaphysique d’Aristote », Cahiers philosophiques de Strasbourg, 7 (1998), p. 133-168, http://www.franciswolff.fr/wp-content/uploads/2017/07/La-ve_rite_-dans-la-Me_taphysique-dAristote.pdf.

16 – J. Ratzinger, trans. Adrian Walker, The Nature and Mission of Theology: Approaches to Understanding Its Role in the light of Present Controversy (San Francisco: Ignatius Press, 1995), p. 24-25.

17 – Olivier Boulnois, « Culture et liberté », Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 5 mars 2017.

18 – Philippe Büttgen, « Une autre forme de procès. La vérité et le droit dans l’exégèse du Nouveau Testament », Revue de l’histoire des religions, 3 | 2015, p. 325-326.

19 – Citons notamment Paul Ricœur, « Vérité et mensonge », Esprit, Nouvelle Série, n° 185 (12), 1951 : « L’unité réalisée du vrai est précisément le mensonge initial. » (p. 764) […] « Toute l’idée de chrétienté serait à repenser, à partir d’une critique des passions de l’unité. » (p. 767)

20 – La prétention à détenir la vérité unique et le commandement de mise à mort des idolâtres sont d’ailleurs communs aux trois textes sacrés abrahamiques, y compris le Nouveau Testament chrétien (cf. par exemple Rom. 1, 23-32 : ceux qui « adorent des idoles […] méritent la mort »). 

21 – Limites d’ailleurs souvent complaisamment mises en avant, voire dénaturées, comme le met en évidence Jean-Marc Narbonne dans Antiquité critique et modernité, Essai sur le rôle de la pensée critique en Occident, Les Belles Lettres, 2016. À propos en particulier du procès de Socrate, on sait qu’il s’agit d’abord d’un procès politique motivé par la proximité de Socrate à l’égard des responsables de la guerre du Péloponnèse, le prétexte religieux ayant été mis en avant pour contourner la loi d’amnistie, cf. notamment Paulin, Ismard, L’évènement Socrate, Flammarion, 2013.

« Hitler par lui-même d’après ‘Mein Kampf’ » de Charles Appuhn

Au moment où paraît l’édition française critique du texte de Mein Kampf1, les éditions Kimé republient le Hitler par lui-même d’après son livre Mein Kampf de Charles Appuhn2 – ouvrage paru en 1933 et qui n’avait connu aucune réédition depuis 1934. Présentée par une éclairante préface d’Edith Fuchs, cette heureuse initiative offre au public francophone une approche qui ne fait en rien double emploi avec une édition critique intégrale académique : celle qu’effectua un grand lecteur en toute lucidité au moment même de l’expansion du nazisme.

Appuhn avait pu se procurer le texte de Mein Kampf probablement à l’issue d’une mission en Allemagne dans les années 1920, et juger en première main de la nécessité d’en informer les Français, alors que le livre était interdit en France aussi bien en allemand qu’en traduction française. Il en traduisit de longs et significatifs passages qu’il prit dans le fil conducteur d’un résumé analytique destiné, tout en contournant la censure3, à le rendre à la fois concis et intelligible. Loin de lui faire écran, cette approche met au contraire son objet en pleine lumière. La simplicité banale du titre sonne aujourd’hui presque comme une audace, comme s’il fallait épargner les états d’âme en s’imposant une reformulation avec les pincettes d’un noli tangere. ll s’agit bien de lire les yeux grands ouverts.

Dans la préface de cette édition 2021, après avoir fait le point sur la réception du nazisme en France dans les années 1920-19304, Edith Fuchs souligne en quoi cette réexposition synthétique d’un livre-fleuve touffu et redondant organise les idées avec clarté et sobriété en les illustrant par de larges extraits. Ainsi, dit-elle, ce germaniste, ce philosophe spécialiste de Spinoza est dès 1933 « le seul à permettre à chacun de savoir ce que sont l’hitlérisme et le Führer ». Elle poursuit : « La méthode consiste à choisir les pages les plus significatives de Mein Kampf pour composer un tout lisible fait de la traduction de longs passages insérés dans le résumé de ce qui précède et celui de ce qui suit. […] ». Méthode justifiée et même appelée par la nature même du texte pour qui veut le rendre intelligible : «  les lecteurs de l’original ont tous souligné le caractère prolixe, répétitif et désordonné de cet écrit. Hitler n’est donc aucunement trahi si on prélève le passage le plus net parmi tous ceux qui tiennent le même propos : combien de fois en effet attaque-t-il le parlementarisme, la démocratie, le droit, la raison, la France et les Français sans omettre la ‘juiverie internationale’ ». Du « péril juif » à l’expansion territoriale et aux alliances extérieures aimantées par le projet de destruction totale de la France, de la hiérarchisation raciale à l’exaltation du héros anti-démocratique porteur de l’esprit d’un peuple, du mépris du savoir à la valorisation de l’exercice physique formateur du caractère national : tout est présent, rendu clair et distinct.

Dans cette lecture sans affectation ni affectivité, il y a, dit Edith Fuchs, « un échantillon de la spécificité du philosophe : son ton calme et distant ne le fait jamais reculer à mettre en évidence les pires infamies de Hitler. Il n’est donc pas étonnant que ce grand spécialiste et traducteur de Spinoza emprunte presque les mots du Tractatus politicus quand il déclare qu’à l’expression de nos ‘états d’âme’ il faut préférer se conduire ‘conformément à la raison’ en s’adonnant à la ‘connaissance des causes’ ».

Lire ce livre, c’est suivre les détours réordonnés d’une pensée dont le fait de savoir d’avance qu’elle conduisit à l’horreur n’aide pas à la connaître vraiment, c’est en voir la construction, l’emprise au moment même où elle se forme et ne jamais s’ennuyer une minute parce que la connaissance ainsi produite est toujours ressentie comme une force par le lecteur.

Notes

1Historiciser le mal, une édition critique de Mein Kampf, dir. Andreas Wirsching, Florent Brayard, Fayard, 864 p.

2 – Charles Appuhn, Hitler par lui-même d’après son livre « Mein Kampf », préface d’Edith Fuchs, Paris, Kimé, 2021 (Paris, Haumont, 1933). Professeur de philosophie, connu pour sa traduction de l’œuvre de Spinoza, Charles Appuhn a dirigé la section allemande du Musée-bibliothèque de la Guerre.

3 – D’après Antoine Vitkine dans son Mein Kampf Histoire d’un livre, Paris, Flammarion, 2009 (cité par Edith Fuchs dans la préface de l’édition de 1921), une interdiction ne pouvait pas être entreprise au moment de la parution du livre du fait qu’il s’agissait d’extraits. L’interdiction intervint en 1943.

4 – On lira aussi sur ce sujet l’article d’Olivier Cariguel (cité par Edith Fuchs) « Mein Kampf en France dans l’entre-deux-guerres : un imbroglio éditorial », Revue des Deux Mondes, déc. 2019-janv. 2020, pp. 86-91.

Des habitus laïques ? Des habitus antilaïques ? (par Gwénaële Calvès)

Selon Gwénaële Calvès, la notion d’habitus laïque est hautement problématique 1. Si un comportement perçu comme « laïque » est imposé par la loi, il ne relève pas d’un habitus. S’il n’est pas imposé par la loi, mais qu’il relève de l’usage ou de la coutume, en quoi peut-on le rapporter au principe de laïcité ? Ces difficultés d’identification touchent à une question fondamentale : la laïcité a-t-elle vocation à régir les mœurs ?

 « Les lois de laïcité » (comme disait naguère, à très juste titre, le Conseil d’État) forment un ensemble complexe mais cohérent, qui organise la séparation du religieux et du politique. S’y ajoutent les normes que le juge et l’administration formulent pour interpréter, compléter ou contourner ces lois, ainsi que la normativité assourdie (le droit « mou ») qui se dégage des vade-mecum, des prises de position ministérielles, des chartes, des guides…

Depuis toujours, cet univers de lois et de normes se trouve investi de significations plurielles et conflictuelles. C’est inévitable, puisque les cultures et les identités politiques laïques sont multiples, adossées à des mémoires, des représentations, des valeurs différentes.

Mais existe-t-il, en sus de ces lois et normes, des « habitus » laïques que nous aurions tous en partage, quelle que soit notre conception de la laïcité ?

Si la notion d’habitus désigne des mœurs, des usages, des manières de se comporter en société (par exemple d’interagir avec autrui, de se vêtir, de se nourrir, de se distraire), la question peut paraître absurde. La laïcité vise, depuis l’origine, à assurer la liberté et l’égalité. Son projet n’a jamais été d’imposer le respect d’un manuel de savoir-vivre. Elle n’a pas vocation à régir les mœurs.

Que pourrait alors recouvrir l’étonnante notion d’« habitus laïque » ? Et quel serait son contraire, l’habitus antilaïque, le comportement ou la manière d’être qui s’analyse comme un manquement à la laïcité ?

L’habitus laïque

L’habitus laïque peut s’envisager comme une norme sociale qui résulte, indirectement, d’une norme juridico-politique : la laïcité. Son contenu serait une forme de discrétion, voire de silence, en matière religieuse ; une réticence à faire publiquement état d’éventuelles convictions religieuses ; une tendance à refouler les pratiques religieuses dans les espaces privés et communautaires.

On peut sans doute en identifier des traces dans la sphère publique, ainsi que dans la société civile.

Dans la sphère publique, le silence sur le religieux est bien sûr imposé, le plus souvent, par le droit de la laïcité. Ce n’est pas un habitus qui astreint les agents publics à une obligation de neutralité confessionnelle, c’est la loi.

Là où la loi ne s’applique pas, seule la coutume républicaine conduit à exclure Dieu de la vie politique. Nous ne sommes pas aux États-Unis, et il est bien certain que nos dirigeants ne nous invitent jamais à prier, qu’ils n’invoquent jamais publiquement l’aide de Dieu pour gouverner le pays, et que de manière générale ils s’attachent à réaffirmer que la religion est extérieure à la sphère de l’autorité publique et de la loi commune.

Dans les rapports entre les gouvernants et les cultes, l’étiquette laïque – ou la tradition républicaine – a néanmoins beaucoup évolué au fil du temps.

Le 11 novembre 1918, par exemple, le président de la République, le président du Conseil et le président de la Chambre des députés se sont abstenus d’assister au Te Deum célébré à Notre-Dame de Paris. Le 26 août 1944, en revanche, le général de Gaulle était présent pour la même messe d’action de grâce. Et aujourd’hui, il est courant de voir des responsables politiques assister à des offices religieux, même si les usages républicains leur imposent d’y assister passivement, en simples spectateurs.

Un manquement à ces usages n’est bien sûr pas sanctionné : Nicolas Sarkozy a ainsi communié lors d’une messe catholique où il représentait l’État. Il lui est même arrivé de faire un signe de croix, en pleine cour des Invalides, devant les cercueils de soldats français tombés en Afghanistan. Les habitus laïques des gouvernants sont inégalement partagés.

Ils semblent mieux ancrés du côté des cultes et des Français religieux qui s’abstiennent, le plus souvent, d’invoquer Dieu à l’appui de leurs revendications. La Manif pour tous, ce puissant mouvement d’opposition à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe dont chacun savait qu’il était mû par des convictions religieuses, s’est ainsi présentée comme une sorte de collectif d’anthropologues, qui entendait défendre les structures invariantes du couple et de la parenté. En d’autres temps, les mêmes invoquaient le droit naturel (pour s’opposer, par exemple, à la loi de 1938 qui a reconnu une pleine capacité civile à la femme mariée), ou se présentaient comme les gardiens de droits fondamentaux (le droit à la vie, par exemple, pour s’opposer à la légalisation de l’avortement).

La raison de leur silence tient à ce que l’argument religieux n’est pas audible sur la scène politique française. Encore une fois, nous ne sommes pas aux États-Unis.

Il est vrai que les demandes d’exemption (par des maires réclamant une clause de conscience pour ne pas célébrer un mariage homosexuel, par des élèves réclamant une dispense d’assiduité…), ou même des demandes d’adaptation des règles de fonctionnement du service public (horaires d’ouverture, menus de la cantine…), se font de plus en plus insistantes. Mais leurs chances de succès restent très faibles, puisque le droit français est notoirement rétif à ce genre de revendications. Il est conforté à cet égard par le droit européen (quoi qu’on en dise), et peut-être aussi par un habitus laïque ancré dans la société civile.

Dans la société française, on ne jette pas sa religion au visage d’autrui. Il s’agit là d’une règle de civilité largement respectée : les personnes qui pratiquent une religion restent le plus souvent discrètes sur leur pratique, dans la plupart des espaces sociaux.

Est-ce une conséquence – indirecte – des lois et normes de laïcité ?

Peut-être. Les règles de laïcité permettent à chacun de vivre hors de toute religion, et surtout elles permettent le déploiement d’une myriade de relations sociales d’où toute référence à la religion est bannie.

L’état civil est laïcisé depuis 1792, le recensement ne comporte aucune question sur la religion depuis 1872, les employeurs ne collectent pas l’impôt d’église, les fichiers qui font apparaître les opinions religieuses des personnes sont en principe interdits… Tout cela ne crée pas un climat propice à l’affirmation spontanée, en société, d’une éventuelle affiliation religieuse. C’est une information qu’en général on garde pour soi.

Par ailleurs, nous avons la chance de bénéficier de ces « espaces de respiration laïque », comme les appelle Catherine Kintzler, que sont les services publics. Notre école publique est une école sans Dieu, Dieu est absent de nos tribunaux, de nos caisses d’allocations familiales, de nos mairies, etc., de sorte qu’une partie de notre vie en commun – de nos interactions quotidiennes – se déroule en des lieux où prévaut une règle de silence sur le religieux. Cela contribue peut-être à ancrer l’idée selon laquelle la religion doit rester à sa place, et ne pas s’afficher dans les lieux fréquentés par tous.

D’autres facteurs expliquent sans doute aussi cette situation, et ils n’ont rien à voir avec la laïcité.

D’abord, dans leur majorité, les Français n’ont pas de religion. C’est une assez bonne raison pour ne pas en parler. Ensuite, la religion n’est pas spontanément perçue comme un facteur de paix et de concorde entre les citoyens. Les Français se souviennent des massacres, violences et conflits en tout genre suscités dans leur pays par la question religieuse. Enfin, il existe chez nous une tradition de dévalorisation de la religion, au confluent de plusieurs veines (rabelaisienne, voltairienne, Père Duchesne, Charlie-Hebdo…). Cette tradition nationale ne saurait toutefois s’analyser comme un « habitus laïque », tout simplement parce qu’un certain nombre de Français impeccablement respectueux de la laïcité sont, par ailleurs, de fervents chrétiens, musulmans, juifs ou autres.

Des habitus antilaïques ?

L’habitus antilaïque – le type de comportement qui heurterait la laïcité – ce serait quoi ?

D’après ce qu’on peut lire ou entendre dans la période actuelle, sont probablement visés le phénomène dit de « religion dans la rue », ainsi que le développement de mœurs étrangères à la société française, plus ou moins directement liées à la religion musulmane.

La religion dans la rue, qui se déploie hors de ses temples, a joué un rôle majeur dans l’histoire de la construction laïque. Je ne parle pas du sujet anecdotique du port de la soutane, dont il fut décidé en 1905 qu’il resterait libre, mais des « manifestations extérieures du culte », régies par l’article 27 de la loi du 9 décembre 1905.

Après l’arrivée au pouvoir des républicains, en 1879, de nombreux maires avaient interdit, par voie d’arrêté municipal, les cortèges, les processions, les convois funéraires ostentatoires et autres messes en plein air. Cela n’avait pas manqué de susciter des tensions parfois vives, l’« espace public », comme on dit aujourd’hui, faisant l’objet de deux revendications contraires : celle des catholiques, qui réclamaient le droit de manifester leur culte à l’extérieur de leurs églises, et celle de libres penseurs qui se disaient agressés par ces exhibitions, et atteints dans leur liberté de conscience.

En 1905, la solution la plus raisonnable semblait consister à inscrire dans la loi le principe de l’interdiction, ne serait-ce que pour tarir une source importante de conflits locaux. Aristide Briand justifiait aussi (et surtout) le principe de l’interdiction générale en invoquant une règle de neutralité de la rue. Sans cette neutralité, avait-il soutenu avant de changer complètement d’avis sur ce point, la liberté de conscience ne saurait être assurée.

«Les Églises […] n’ont pas le droit d’emprunter la voie publique pour les manifestations de leur culte et imposer ainsi aux indifférents, aux adeptes des autres confessions religieuses, le spectacle inévitable de leurs rites particuliers […]. La séparation entre le monde religieux et le monde laïque […] doit être absolue et décisive » (Rapport du 4 mars 1905 au nom de la Commission relative à la séparation des Églises et de l’État, p. 332).

Cette solution n’a finalement pas été retenue par le législateur, qui a décidé de soumettre les manifestations extérieures du culte au droit commun de la police municipale. Cela signifie que ces manifestations ne peuvent être interdites que si le risque de trouble à l’ordre public est avéré, et qu’il est impossible d’y parer autrement que par l’interdiction.

Or la volonté de protéger la neutralité religieuse de la rue est étrangère à la notion d’ordre public. Le Conseil d’État l’a clairement souligné en 1909, par son arrêt Abbé Olivier qui a partiellement annulé un arrêté municipal qui interdisait la présence visible des membres du clergé dans les convois funéraires catholiques, spectacle de nature, selon le maire, à « blesser les sentiments religieux et philosophiques » des passants. Dans son ordonnance du 16 août 2016 suspendant un arrêté municipal qui bannissait le port du burkini, le Conseil d’État a tout naturellement repris, mot pour mot, le passage central de son arrêt de 1909. La volonté de protéger la neutralité religieuse de la plage est étrangère à la notion d’ordre public.

Bien sûr, la nécessité de protéger l’ordre public peut conduire à limiter certaines formes d’expression religieuse dans la rue. En témoigne la loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, dont il faut rappeler qu’elle est dénuée de tout rapport avec le principe de laïcité.

Les mœurs liées à l’islam – comme religion ou civilisation – ne posent pas davantage problème sous l’angle de la laïcité, sauf dans l’hypothèse où elles seraient invoquées comme la source d’un droit à s’exempter du respect de la loi commune (j’ai déjà évoqué cet aspect des choses).

Pour le reste, de quoi s’agit-il ? Sont généralement évoqués les pratiques alimentaires et vestimentaires, les rapports entre les sexes, et l’omniprésence des interdits religieux dans la vie quotidienne. Ces mœurs dites musulmanes – qui sont parfois de facture toute récente, comme la nouvelle crispation autour des anniversaires, qu’il serait strictement interdit de célébrer – ne facilitent pas le vivre-ensemble. Cela résulte parfois d’une démarche délibérée, lorsqu’un projet politique d’inspiration séparatiste travaille à conforter ces mœurs, pour créer une véritable contre-société soudée autour d’une référence à l’islam.

La réalité du problème, dans certaines villes, est indéniable, mais quel rapport avec la laïcité ? Lorsqu’un homme refuse de me serrer la main parce que sa religion le lui interdit, il serait ridicule de ma part d’invoquer la loi et les normes laïques, et plus encore un « habitus laïque » de la société française. Le type de relations qu’entretiennent les femmes et les hommes dans notre société n’est en rien imputable à la séparation des Églises et de l’État !

La montée en puissance de l’islam politique, ou même simplement de pratiques religieuses rigoristes, exclusives, non négociables, menace la cohésion sociale et les libertés individuelles. Elle marque aussi une régression intellectuelle majeure. Que faire pour l’enrayer ? Je ne détiens évidemment pas la solution. Mais je sais que si la laïcité doit être invoquée, ce ne peut pas être une « laïcité d’habitus », une laïcité « saucisson-pinard», celle des apéros en plein air organisés à Barbès par des groupes d’extrême droite.

Cette conception identitaire de la laïcité est la négation même des principes, des idéaux et des exigences laïques.

1 Gwénaële Calvès a développé cette réflexion à l’invitation des organisateurs du cycle de conférences « République, École, Laïcité » du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et du Conseil des sages de la laïcité du Ministère de l’Éducation nationale. Comme on le verra, son analyse est sensiblement différente de celle qu’on peut lire dans l’article de Jean-Eric Schoettl « Laïcité : la norme et l’usage » . Les deux approches ont été présentées par leurs auteurs lors de la séance de clôture (9 décembre 2020) du cycle de conférences. On les trouve en téléchargement sur la page du Conseil des sages du site du Ministère de l’Éducation nationale :
https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-41537
Gwénaële Calvès est professeure de droit public à l’université de Cergy-Pontoise, notamment auteur de Envoyer les racistes en prison ? Le procès des insulteurs de Christiane Taubira, LGDJ, coll. Exégèses, 2015 et de Territoires disputés de la laïcité. 44 questions (plus ou moins) épineuses, PUF, 2018.

Laïcité : la norme et l’usage

Dans ce texte issu d’une conférence donnée le 9 décembre 20201, Jean-Éric Schoettl expose en quoi la notion de laïcité excède son strict noyau juridique. Nos mœurs lui ont donné une dimension coutumière, un « habitus ». Une culture laïque tacite, aujourd’hui fortement malmenée, privilégie ce qui nous rassemble et répugne aux ségrégations que connaissent les sociétés organisées sur une base ethnico-religieuse. Mais est-il légitime (et dans quelle mesure ?) d’attendre du législateur qu’il donne force normative à des usages ?

Des avancées juridiques substantielles

Le principe de laïcité, dans sa dimension juridique, trouve sa source dans la loi de séparation du 9 décembre 1905 dont nous fêtons aujourd’hui le 115e anniversaire.

L’article 1er de la Constitution en fait un attribut de la République (« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances […] »).

De son côté, l’article X de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (qui fait partie intégrante de notre « bloc de constitutionnalité ») dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». « Manifestation », « ordre public », « établi par la loi » : chaque mot compte. L’article X de la Déclaration habilite le législateur à intervenir pour « établir un ordre public » en matière de manifestation des opinions religieuses…

Tant par son contenu que par sa place dans la hiérarchie des normes, le principe de laïcité, dans son acception juridique, est plus substantiel que la présentation édulcorée qui en est souvent faite depuis quelques années.

Ce principe impose une obligation de neutralité aux personnes publiques et aux personnes privées chargées d’une mission de service public (ainsi qu’à tous leurs agents, quel que soit leur statut).

Il fait également obstacle à ce que les particuliers se prévalent de leurs croyances pour s’exonérer de la règle commune régissant les relations d’une collectivité publique avec ses usagers ou administrés. Ainsi en a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 novembre 2004 sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe.

Par sa portée juridique, le principe de laïcité ferme la voie à tout projet concordataire.

Il n’interdit pas que l’État dialogue avec les représentants des cultes, mais s’oppose à ce que soit transposée à la sphère publique française la pratique canadienne des « accommodements raisonnables ».

L’habitus laïque national

Toutefois, ce noyau juridique, si dense soit-il, n’épuise pas la notion de laïcité telle que l’ont entérinée nos mœurs. Je veux parler de la dimension coutumière de la « laïcité à la française », de notre « habitus » laïque national. Cette dimension tient en une consigne, opportunément rappelée par Jean-Pierre Chevènement en accédant à la présidence de la Fondation de l’islam de France : la discrétion. Un modus vivendi s’est enraciné autour de l’idée que la religion se situait dans la sphère privée et dans les lieux liés au culte et qu’elle ne devait « déborder » dans l’espace public que dans certaines limites….

La laïcité est devenue depuis plus d’un siècle, sur le plan coutumier, un principe d’organisation permettant de « faire société » en mettant en avant ce qui réunit plutôt que ce qui divise. Ce principe d’organisation a une dimension philosophique et pédagogique en lien étroit avec chaque item de la devise de la République :

  • Le lien avec la liberté, c’est la construction de l’autonomie de la personnalité et de l’esprit critique, tout particulièrement à l’école, grâce à l’apprentissage des matières et disciplines scolaires ; grâce aussi à la mise à distance des assignations identitaires ; grâce enfin à ce droit précieux (particulièrement apprécié des enfants venus de pays où l’on est d’abord défini par son origine et sa religion) : le « droit d’être différent de sa différence » ;
  • Le lien avec l’égalité, c’est la commune appartenance à la Nation et le partage de la citoyenneté, de ses droits et de ses devoirs ;
  • Le lien avec la fraternité, c’est cette empathie qui me conduit, lorsque j’entre en relation avec autrui dans la Cité, à privilégier ce qui nous rassemble et à mettre en sourdine ce qui pourrait nous séparer.

Principe d’organisation, principe philosophique, principe pédagogique, la laïcité a permis de bâtir un « Nous national » en brassant et non en segmentant, en valorisant tout un chacun comme citoyen et non comme membre d’une communauté, en refusant les ségrégations que connaissent les sociétés organisées sur une base ethnico-religieuse.

Est-il besoin de rappeler que l’État laïque, s’il est areligieux, n’est pas antireligieux ? Qu’il respecte toutes les croyances ? Qu’il trouve d’ailleurs sa source lointaine dans le précepte évangélique selon lequel « Tu rendras à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu » ? Que les laïques réputés « durs », fortement représentés au Conseil des sages de la laïcité, ont, pour nombre d’entre eux, des convictions ou des attaches religieuses ? Comme l’abbé Grégoire dont le nom place cette salle du CNAM sous des auspices particulièrement favorables pour nos débats ?

Une culture laïque malmenée

En revanche, la soumission de l’espace public à des prescriptions religieuses, surtout lorsqu’elles sont importées, ne peut que prendre à rebrousse-poil une culture laïque qui, dans les relations sociales, fait prévaloir le commun sur les particularités natives.

Ainsi, l’offre de repas halal dans une cantine administrative ou d’entreprise creuse un fossé qui va à l’encontre de notre idéal laïque de convivialité. Elle ne pousse guère en effet à faire table commune. 

Un courant, que je qualifierais de révisionniste, voudrait – au nom de l’accueil de l’Autre – faire oublier l’existence séculaire de cette culture laïque, fondée en grande partie sur la mise entre parenthèses des appartenances religieuses et communautaires dans l’espace public.

Que, sur le plan coutumier, la laïcité ait été vécue jusqu’ici comme un pacte de discrétion est pourtant une évidence historique et la grande majorité de nos concitoyens ne s’y trompe pas.

Si l’extrême gauche « décoloniale » voit dans la laïcité le pavillon de complaisance du « racisme systémique », la remise en cause de la laïcité à la française se fait principalement « à bas bruit ». Elle prend moins la forme d’une contestation frontale que celle d’une édulcoration sournoise. Rendent compte de cet affadissement les adjectifs dont le mot laïcité se voit désormais affublé : ouverte, inclusive, positive. Méfions-nous de ces adjectifs qui, telles des sangsues, ne se fixent sur un substantif que pour mieux le vider de sa substance.

Le principe de laïcité est aujourd’hui très « flouté » sémantiquement, y compris par des instances officielles. Comme le dit justement Marlène Schiappa, cela devient un mot-valise.

Ce floutage va jusqu’à ce contresens, qui aurait sidéré les républicains du début du XXe siècle : le respect de la liberté de conscience imposerait des obligations positives aux personnes publiques afin de faciliter la manifestation des croyances dans la sphère publique. Les collectivités publiques devraient ainsi adapter le fonctionnement des services publics aux exigences religieuses de leurs agents, de leurs usagers et de leurs administrés. Il appartiendrait par exemple à une commune, au nom du « vivre ensemble » et de la non-discrimination, de fournir des repas halal et d’organiser le ramadan à la cantine scolaire. Ce qui, soit dit en passant, conduit à séparer publiquement, voire à ficher, musulmans, mauvais musulmans (les seconds se trouvant ainsi désignés à la réprobation des premiers) et mécréants.

Et tout cela au nom d’une « laïcité inclusive » qui n’est jamais que la laïcité historique retournée comme un gant.

La vérité historique, c’est qu’un pacte de non-ostentation s’est tacitement noué en France au travers du concept de laïcité. Il a permis d’enterrer la hache de guerre entre l’Église catholique et l’État. Il a garanti la cohabitation paisible de la croyance et de l’incroyance. Il a autorisé agnostiques et fidèles de diverses religions à partager leur commune citoyenneté dans une respectueuse retenue mutuelle. Chacun y a trouvé son compte, y compris les Églises.

Dans mon enfance, au Lycée Carnot, au début des années 60, nous enlevions et dissimulions nos médailles religieuses lors des classes de gymnastique, car nous avions intériorisé le pacte de discrétion. C’était, ressentions-nous, une question de courtoisie envers nos petits camarades qui étaient peut-être incroyants ou d’une autre religion. Nous ignorions d’ailleurs le plus souvent ces appartenances et ne cherchions pas à les connaître, alors qu’elles sont aujourd’hui souvent revendiquées dans les collèges et lycées de certains quartiers, chaque élève s’y voyant malheureusement enfermé par ses petits camarades dans un compartiment ethnico-religieux.

Le président de la République a récemment utilisé une belle formule pour caractériser cette laïcité philosophique et coutumière : « Laisser à la porte les représentations spirituelles de chacun, pour définir un projet temporel commun ». Il ne faudrait pas s’écarter de cette ligne.

Et le ministre de l’Éducation nationale a lui-même souligné que le respect de la croyance de l’autre, c’était aussi le droit de ne pas avoir à subir la manifestation publique intempestive des croyances d’autrui.

Il est problématique de codifier une dimension coutumière

Toutefois, pour inscrite qu’elle soit dans nos mœurs, pour inhérente qu’elle soit à la tradition républicaine, cette dimension coutumière de la laïcité n’est pas toujours, tant s’en faut, étayée par le droit positif. Elle n’en avait pas besoin jusqu’ici, précisément parce qu’elle était inscrite dans nos mœurs.

Comment ne pas le voir ? La dimension coutumière du principe de laïcité, notre habitus laïque, sont mis à rude épreuve par la prolifération des foulards islamiques ou par les prières de rue. L’ostentation, et plus encore la pression prosélyte que produit la manifestation publique des croyances, se réclament de la liberté de croyance individuelle, mais font bon marché de la liberté de conscience d’autrui. Elles déchirent le « pacte de discrétion ». Il ne s’agit pas de l’islam, mais de sa forme radicale, obscurantiste et conquérante : l’islamisme.

C’est un phénomène planétaire dont notre pays ressent logiquement le contrecoup, compte tenu de l’importance de sa population originaire de pays musulmans. N’en cherchons pas la cause dans les barres de HLM ou les « mauvais regards ». Comme nous l’expliquent ceux de nos amis de culture musulmane qui adhèrent sans états d’âme aux valeurs de la République, et ils sont nombreux, l’islamisme n’est pas l’islam, mais c’en est une maladie endémique.

La déchirure du pacte de discrétion suscite le haut-le-cœur que provoque toujours un attentat contre les mœurs, surtout sur fond d’attentats terroristes.

Nous attendons alors du législateur (ou de l’arrêté du maire ou du règlement intérieur de l’entreprise) qu’il donne force normative aux codes comportementaux malmenés.

Mais c’est problématique dans le cadre juridique actuel.

Les règles auxquelles nous pensons pour codifier notre habitus laïque (tenue vestimentaire, relations entre sexes, etc.) ne seraient en effet jugées « adéquates, nécessaires et proportionnées » par le juge judiciaire, administratif, constitutionnel et conventionnel que dans des circonstances particulières (impératifs d’hygiène ou de sécurité, nécessités objectives de bon fonctionnement d’un service) ou dans des hypothèses exceptionnelles.

Ce n’est d’ailleurs pas sur la laïcité que se sont fondés le Conseil constitutionnel, puis la CEDH [Cour européenne des droits de l’homme], pour admettre la loi française interdisant l’occultation du visage dans l’espace public. Le législateur français ne s’était pas non plus placé sur ce terrain, car le débat parlementaire invoquait principalement non la laïcité, mais les exigences minimales de la vie en société et la dignité de la personne humaine, particulièrement de la femme.

La nécessaire conciliation entre liberté d’expression religieuse et dignité de la femme a été reconnue par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 7 octobre 2010 « dissimulation du visage dans l’espace public ».

Quant à la CEDH, c’est au titre des exigences de la vie en société qu’elle a jugé la loi française non contraire à la Convention. La CEDH admet indirectement la primauté de ces exigences sur plusieurs droits conventionnels, mais entend rester dans la conciliation entre droits en voyant dans la prohibition de la dissimulation du visage dans l’espace public la garantie du droit des tiers « à évoluer dans un espace de sociabilité propice aux échanges »2. « La Cour (je cite l’arrêt) peut admettre que la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble ».

Lorsque l’opinion demande à ses élus de faire barrage au communautarisme par une application intransigeante du principe de laïcité, elle se réfère à une notion large de la laïcité qui est celle de l’histoire vécue de la séparation, mais non exactement celle du droit.

Les Vade mecum de la laïcité souffrent de la même ambiguïté lorsqu’ils se prononcent sur les obligations qu’elle impose à chacun :

  • Les uns se retranchent dans une vision exclusivement juridique de la laïcité, les autres évoquent sa dimension philosophique ;
  • Les uns sont inspirés par le souci de forger des valeurs communes, les autres obnubilés par la lutte contre les discriminations ;
  • Les uns cherchent à construire un sentiment d’appartenance national, les autres à valoriser les différences ;
  • Les uns incitent à mettre à distance les assignations communautaires et religieuses, les autres à reconnaître des droits spécifiques à chaque minorité ;
  • Les uns sont axés sur les devoirs de l’individu à l’égard de la collectivité, les autres sur ses droits.

Ce n’est pas un mystère, par exemple, que l’Observatoire de la laïcité (placé auprès du Premier ministre) et notre Conseil des sages de la laïcité tirent du principe de laïcité des interprétations, disons, non convergentes.

Certes, le législateur peut intervenir en matière de laïcité, pour resserrer quelques écrous dans le sens des usages et sentiments majoritaires. Des lois ponctuelles sont intervenues à cet égard, par exemple :

  • Pour la prohibition du voile à l’école en 2004 ;
  • Ou pour la réaffirmation (par la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires) de l’obligation de non ostentation religieuse dans la fonction publique 3 ;
  • Ou pour les dispositions sur le règlement intérieur des entreprises introduites dans le code du travail par la « loi El Khomri » 4.

Des réponses juridiques ? Ne pas renoncer à l’universalisme

Toutefois, pour faire coïncider la notion juridique de laïcité avec son sens intuitif, il y a de fortes raisons d’estimer indispensable une révision constitutionnelle, de préférence adoptée par voie référendaire.

Dans cet esprit, la proposition de loi constitutionnelle votée en première lecture au Sénat (au mois d’octobre dernier) inscrivait dans le marbre constitutionnel, dans le prolongement de la décision du 19 novembre 2004 du Conseil constitutionnel, le principe selon lequel : « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune ».

Comme le précisait l’exposé des motifs de la proposition, cette « règle commune » s’entendait non seulement de la loi, du décret ou de l’arrêté ministériel, préfectoral ou municipal, mais encore du règlement intérieur d’une entreprise ou d’une association. Ce qui aurait fourni une assise constitutionnelle sûre à la position courageuse des responsables de la crèche Baby Loup comme aux dispositions de la loi El Khomri sur le règlement intérieur des entreprises.

Malheureusement, l’Assemblée nationale, en rejetant le texte, a « posé un lapin » à l’Histoire.

Que ce soit par une initiative constitutionnelle, ou au travers du projet de loi « confortant les principes de la République », inscrit au conseil des ministres de ce matin [9 décembre 2020], il nous faut agir.

Ce projet de loi traite d’une immense question : l’intégrité nationale, aujourd’hui menacée par l’archipélisation de la société.

Le règlement de cette question appelle, certes, des réponses culturelles, psychologiques, économiques, sociales, éducatives. Mais, en bonne partie, il appelle aussi des réponses juridiques, car la cohérence d’une société s’exprime et se cimente au travers des normes qu’elle se donne. À cet égard, il faut se rendre à l’évidence : le droit actuel est insuffisant pour combattre l’islamisme radical.

Il s’agit, comme le note le Conseil d’État dans son avis sur le projet de loi, de « faire prévaloir une conception élective de la Nation, formée d’une communauté de citoyens libres et égaux sans distinction d’origine, de race ou de religion, unis dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ».

Dans ce combat, nous pouvons heureusement compter sur toute une partie de l’islam de France. C’est ainsi que, dans un document diffusé en février 20205, le recteur de la Grande mosquée de Paris, M Chems-Eddine Hafiz, expose que : « le repli sur soi, communément appelé communautarisme, ne sert ni les musulmans ni la République qui ne reconnaît, à juste titre, que la communauté nationale. Celle-ci doit être en toute circonstance unie dans sa diversité ».

Unie dans sa diversité.  Ce propos réconfortant fait écho aux paroles de Stanislas de Clermont-Tonnerre présentant la loi sur l’émancipation des juifs en 1791 : « Il faut tout leur refuser en tant que nation ; tout leur accorder comme individus ».

La République perdra son âme si elle renonce à cet universalisme, qui est son principe fondateur, en échange d’un nébuleux « vivre ensemble » réduisant le pacte social à une coexistence de communautés essentialisées par la religion, l’origine ethnique ou l’orientation sexuelle.

Notes

1 – Dans le cadre de la séance de clôture (9 décembre 2020) du cycle de conférences 2020-2021 « République, École, Laïcité » organisé par le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et le Conseil des sages de la laïcité du Ministère de l’Éducation nationale. On trouvera une version du texte dans les Actes du cycle de conférences République, école, laïcité 2019-2020, Paris, Ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports – CNAM, 2020, p. 209-219.
[Edit du 20 décembre] Lors de la même séance du 9 décembre 2020, Gwénaële Calvès a donné une conférence intitulée « Des habitus laïques ? Des habitus antilaïques? » publiée sur Mezetulle.

2 CEDH, Grande Ch., 1er juillet 2014, S.A.S. c. France, n°43835/11, §121.

3 – « Le fonctionnaire […] exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. À ce titre, il s’abstient notamment de manifester, dans l’exercice de ses fonctions, ses opinions religieuses ».

4 – « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ».

5 – « Prévenir la radicalisation. Vingt recommandations pour traiter les menaces qui pèsent sur la société française et sur l’islam », https://www.mosqueedeparis.net/prevenir-la-radicalisation-les-vingt-recommandations-de-la-grande-mosquee-de-paris/