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Qu’est-ce que vouloir l’universel ?

S’appuyant sur les exemples de la république des esprits, de la traduction, de la littérature, des beaux-arts, Jean-Michel Muglioni dit comment l’universel unit les hommes en ramenant chacun au fondement de sa propre autorité et en le délivrant «  des particularismes qui le séparent plus encore de lui-même que des étrangers ». Loin d’exiger l’uniformité, loin d’un consensus fusionnel imposé de l’extérieur, la recherche de l’universel est celle d’une entente entre des singularités ; elle s’exprime concrètement dans des sociétés et des œuvres particulières. Vouloir former une communauté qui se fonde sur le jugement de chacun de ses membres, c’est aussi vouloir sa propre liberté : rien n’est plus difficile.

[Ce texte est issu d’une conférence donnée le 11 mai 2019 aux « Utopiales maçonniques en région » du Grand Orient de France. Avec les remerciements de l’auteur et de Mezetulle pour cette autorisation de publication.]

Qu’est-ce que l’exigence d’universalité ? Une exigence qui ne peut que remettre en question l’appartenance communautaire, c’est-à-dire tout lien social fondé seulement sur le fait qu’on est né quelque part et qu’on s’y conforme à ce qui s’y fait. De là la haine de l’universel et de l’idée républicaine qui en est l’expression politique : les communautés quelles qu’elles soient, religieuses, nationales, régionales, familiales, etc., ne supportent pas que les hommes jugent leurs valeurs. Je m’explique.

La république des esprits

Universel se dit en grec catholique, c’est-à-dire kata holos, qui a rapport au tout. Holos, c’est le tout comme dans hologramme. Universel doit donc être distingué de particulier, qui concerne une partie et non le tout. Une proposition géométrique, par exemple la somme des angles du triangle est égale à deux droits, est universelle : elle est vraie de tout triangle. Sans exception ! La démonstration permet d’exclure toute exception possible. Il y a là un pouvoir extraordinaire de l’esprit. Mais non seulement la proposition en question est vraie de tout triangle, surtout elle est vraie pour tout esprit : la comprendre, c’est comprendre que tout homme doit pouvoir la comprendre et en reconnaître la vérité. Tout homme, c’est-à-dire tout homme quel que soit son lieu de naissance, sa langue, sa classe sociale, sa communauté particulière. Et une fois qu’un homme a compris une démonstration, il peut en trouver d’autres : ce qui veut dire que tout homme, quelle que soit sa cité, sa nation, sa communauté de naissance, peut participer à la recherche mathématique. Ainsi se constitue une communauté ou une société qui n’est pas fondée sur l’appartenance culturelle, mais sur la compréhension d’une méthode et d’un contenu de vérité. Dans cette république, car comment l’appeler autrement, chacun est citoyen, citoyen législateur, mais jamais sujet. Citoyen français, je suis législateur, je décide de la loi par mon vote en élisant mes représentants, et je suis sujet, car je suis soumis à la loi. Dans la république des esprits à laquelle appartient tout mathématicien, chaque citoyen n’est soumis qu’à sa propre raison. L’enfant de 7 ans, en tant qu’il comprend une addition, y est citoyen de plein droit : il est alors l’égal de son maître et du plus grand mathématicien.

Il y a certes plusieurs écoles de mathématiciens, par exemple l’école française, avec l’Institut Poincaré, n’est pas l’école russe, etc. Mais chacune développe un savoir universel et elles constituent ensemble une république de mathématiciens où toutes peuvent s’accorder. Les différents styles de ces écoles sont particuliers, mais non pas par opposition à l’universalité de la rationalité mathématique : ce sont des expressions particulières d’une même exigence, liées chacune aux circonstances particulières dans lesquelles elles se sont développées : je veux dire par là que l’universalité n’implique pas l’uniformité ni n’exclut la diversité. Il n’y a jamais d’universel que sous une forme particulière, comme le disait Hegel : fruit est un terme universel, cela ne veut pas dire que c’est une vaine abstraction sous prétexte qu’il n’y a que des fruits particuliers, la pomme, la poire, etc. Tous sont des fruits.

Toute société particulière participe de l’universel

Seulement, une société qui est la réalisation particulière de l’universel est d’un tout autre ordre qu’une communauté qui, par le seul fait qu’on y est né et qu’on y vit, détermine nos modes de pensée et nos mœurs, une communauté donc où chacun est le produit de son milieu socioculturel. Alors croyances et valeurs sont particulières et non universelles et il y a autant de cultures particulières, au sens ethnologique du terme culture, que de communautés particulières, dont aucune ne peut prétendre à l’universel. Il faut donc distinguer radicalement deux types de sociétés humaines, celle qui a pour modèle la république des esprits, dont l’universel est le principe, et les communautés définissables chacune par ses particularités, où généralement celui qui vient d’ailleurs ne peut jamais parfaitement se fondre. Au contraire n’importe qui venant de n’importe quelle communauté peut entrer dans la république des mathématiciens. Peu importe son accent !

Or, s’il était vrai que la pensée d’un homme se réduit totalement à ce que fait de lui la communauté particulière où il se trouve être né, il n’aurait rien de commun avec les hommes d’autres communautés, et donc il ne pourrait même pas apprendre une langue étrangère. C’est dire que l’universel n’est pas réel seulement en mathématiques et dans la diversité des écoles de mathématiciens. Toutes les langues sont particulières, mais toutes permettent l’expression d’une pensée universelle, faute de quoi il ne pourrait y avoir aucune communication entre les hommes parlant des langues différentes. Ainsi outre les langues elles-mêmes, il y a des œuvres de l’esprit dont le sens dépasse infiniment ce que peut avoir de particulier la société historique dans laquelle elles se trouvent avoir été produites. Des poèmes écrits dans une langue particulière ont une signification universelle – ce que la traduction permet à chacun de découvrir. On peut lire Les Misérables en anglais ou Hamlet en français. Ce que j’ai dit des mathématiques est vrai de ce qu’on appelle la littérature universelle. Il y a une littérature universelle, au sens le plus fort de cette expression : non pas une multiplicité d’œuvres particulières auxquelles on pourrait s’intéresser comme à des curiosités exotiques, mais une grande diversité d’œuvres chacune universelle. Ainsi l’humanité tout entière est une république universelle à laquelle participent tous les hommes qui le veulent, pourvu qu’ils ne se réduisent pas à ce que leur communauté particulière fait d’eux : c’est le cas par exemple d’un Japonais qui visite le Louvre, ou bien de Monet collectionnant les estampes japonaises. Allez au musée des arts premiers quai Branly, et vous verrez ce que c’est que l’humanité et son universalité réelle.

La tradition de la raison

Mais tenons-nous en aux mathématiques. La pratique de la méthode y a ceci de tout à fait extraordinaire qu’elle implique que toute communication d’un mathématicien peut être jugée et, s’il le faut, remise en cause par d’autres, et ainsi dépassée. Une fois qu’un mathématicien, peu importe lequel et où, que ce soit Thalès ou qui on voudra, a formulé une première démonstration, alors se trouve lancée une histoire des mathématiques où chaque nouvelle génération peut juger la précédente et la dépasser. C’est là – je paraphrase Husserl – une révolution qui change le sens même de la culture et du devenir historique. Est en effet apparue un jour une tradition tout à fait extraordinaire, la tradition de la raison. Alors, au lieu que la tradition détermine leurs pensées, la capacité des hommes à penser universellement constitue une tradition d’un type nouveau, qui, parce que l’universel en est le principe, est à chaque instant capable de se remettre elle-même en question, de se soumettre au libre jugement d’un nouvel arrivant, d’où qu’il vienne, où qu’il soit né, quelle que soit sa classe sociale ou sa condition. Tel est le sens du développement des mathématiques en Grèce dès le VIIe siècle avant J.-C., et de toute l’histoire des sciences. Thalès n’est pas connu seulement pour son fameux théorème, mais aussi par un poème De la nature qui commence par ces mots : tout est eau ! Je sais que c’est faux ! Mais l’eau est un élément naturel : la nature est expliquée par la nature et non par les dieux. L’idée de nature est conçue. Dorénavant la recherche scientifique est lancée : un autre pourra dire que le feu est le principe, d’autres les atomes. Et toute découverte est à son tour objet de critique. Nous n’en aurons jamais fini de découvrir le monde : la vérité est maintenant l’horizon de l’histoire.

Et du même coup les prêtres, les politiques et la tradition sont dépossédés de leur pouvoir : ce ne sont plus eux qui nous disent ce qu’est le monde. C’est bien une révolution. De cette révolution qui concerne la théorie pure, la pensée, il a résulté une conséquence inouïe pour tout le reste de notre existence, et particulièrement de notre existence sociale et politique : l’homme qui se découvre citoyen d’une république des esprits ne se contente plus de croire aux valeurs de la cité, il devient juge des biens et des maux, c’est-à-dire devient philosophe. Cela donne Diogène le cynique, au IVe siècle avant J.-C. J’aime rappeler que, dit-on, son père aurait été faux-monnayeur. C’est sans doute plus une légende qu’un ragot, et cela voudrait dire que les valeurs traditionnelles de la cité sont frelatées. Socrate déjà jugeait sa cité, il ne se contentait pas d’être athénien. C’est pourquoi il est traité de spartiate, c’est-à-dire d’ennemi d’Athènes, dans Les Nuées d’Aristophane. La mort de Socrate se poursuit dans le conflit toujours renaissant entre la tradition de la raison et la tradition tout court. L’historicisme du XIXe siècle s’est opposé à cette exigence d’universalité : pour lui les lois ne sont jamais que les lois d’un peuple particulier à un moment particulier de l’histoire. Pour le culturalisme du XXe siècle, les droits de l’homme sont l’expression d’une culture particulière : ce sont les droits de l’homme occidental. De là la ruine de l’idée républicaine.

L’histoire de la liberté

Vouloir l’universel, c’est refuser de se réduire à ce que fait de nous notre existence socioculturelle particulière et se lancer dans un combat de tous les instants. Non pas se contenter de rester enfermé dans une tradition, mais exiger la justice. Ainsi l’histoire a cessé d’être la simple transmission d’une tradition pour devenir, selon l’expression de Husserl, une tâche infinie, orientée par une idée. Et cette histoire est l’histoire de la liberté. Je suis parti en effet de la découverte de l’universel dans la pratique des mathématiques et j’ai vu l’extension à l’ensemble de la vie humaine de l’exigence de rationalité. S’est formée une communauté qui contrairement aux autres types de communautés n’est pas fondée sur la tradition mais sur le jugement de chacun de ses membres. J’ai voulu rappeler ainsi, car il faut sans cesse le rappeler, que rationalité, universalité, c’est liberté. Qu’un mathématicien, Descartes, nous ait donné la plus grande peut-être des philosophies de la liberté, ce n’est pas un accident de l’histoire. C’est qu’une fois que j’ai compris une démonstration, j’ai découvert qu’au moins cette pensée que je viens de former est libre, que j’en suis le libre arbitre, et que c’est le très exact contraire d’un préjugé. Le maître doit faire en sorte que la découverte de l’arithmétique élémentaire soit pour l’élève la découverte qu’il est esprit, c’est-à-dire libre. Et j’insiste sur l’exemple des mathématiques parce que je ne vois pas qu’il y ait plus belle et plus efficace école de liberté et de raison. À condition, certes, qu’on les pratique en classe à cette fin. Descartes lui-même regrettait que de son temps on ne les enseignât que pour faire des ingénieurs. Qu’en est-il aujourd’hui ?

L’idée de loi est inséparable de cette tradition de la raison et de l’universel. La loi, c’est l’égalité de tous devant la loi, ou bien ce n’est qu’un mot. Cette égalité signifie le refus de considérer qu’un homme puisse être le maître des autres, qui seraient ses esclaves. Il a certes fallu attendre 1789 pour que ce soit publiquement déclaré : les hommes, c’est-à-dire tous sans distinction, naissent, c’est-à-dire sont par nature, libres, et ils sont du même coup par nature égaux-en-droits. Ils ont tous les mêmes droits. L’exigence d’universalité, dont la première expression est la découverte des mathématiques et de la philosophie, s’étend à la vie humaine tout entière jusqu’à donner une cour internationale de justice : institution particulière, certes, mais réformable, améliorable, dont le principe échappe à ce qui est seulement culturel.

La citoyenneté

De l’exigence d’universalité résulte une haute idée de la citoyenneté. Le citoyen républicain – c’est un pléonasme – est, ou du moins cherche à être, le juge de ce qu’il doit ou non être : vouloir l’universel fait de lui un opposant (il y a certes aussi des opposants très particuliers !). Il peut et même doit penser en individu séparé, c’est-à-dire juger en fonction de sa raison et non des valeurs de la cité. L’isoloir symbolise et garantit cette séparation fondamentale sans laquelle il ne peut y avoir de liberté de conscience. Être citoyen ne va pas de soi : il nous faut nous déprendre de toutes nos chères pensées qui viennent de nos appartenances et chercher à juger comme tout autre le pourrait à notre place, tâche difficile, alors qu’elle est aisée en arithmétique. Rien n’est plus difficile que de s’assurer qu’on juge en fonction de sa raison, comme il est difficile d’être juré d’assises – institution fondée sur la même exigence. La citoyenneté est un devoir qui exige beaucoup avant même d’être un droit. Permettez une parenthèse. Le droit de vote ne signifie pas que voter consiste à répondre à un sondage où tout le monde serait consulté. Le sondage d’opinion a pour modèle l’enquête que fait un marchand pour savoir ce qui plaira au client car fort légitimement il ne veut pas faire faillite. Quand la politique en vient à faire le compte d’opinions particulières pour plaire au plus grand nombre, elle transforme le citoyen en client, et le résultat du vote perd toute légitimité.

L’école, vérité de l’universel

L’exigence d’universalité qui est constitutive de la vraie citoyenneté est le principe d’une école qui permette à chacun d’accéder à cette citoyenneté : une école qui soit le contraire d’une communauté entendue au sens communautariste du terme. République des esprits, l’école ne se constitue pas par l’appartenance ou la naissance, mais par l’instruction. Le lien qui unit la république, au sens politique du terme, et l’école publique est donc fondamental. Une école privée, privée au sens où elle ne fait que transmettre les valeurs d’une communauté, ce n’est pas une école. Il faut, pour que chacun puisse accéder à la citoyenneté, que l’école ne soit pas la chambre d’écho du monde environnant. On y étudiera par exemple la démocratie athénienne et la guerre du Péloponnèse, et chacun y comprendra le sens de la collaboration et de la Résistance mieux que s’il commence par l’étude de la dernière guerre. Il importe de savoir quels furent les dieux des Grecs, et par là de prendre conscience que des hommes qui n’étaient pas moins hommes que nous, ni moins raisonnables, avaient d’autres dieux et d’autres mœurs. L’école n’est l’école que si elle rend chacun étranger à son propre monde, si elle dépayse. L’exigence d’universalité signifie qu’il faut sortir de chez soi. Mais attention ! Il ne s’agit pas d’aller faire du commerce ailleurs – la mondialisation est le contraire de l’universel. Extension sur toute la planète d’un même marché, elle tend à rendre de plus en plus difficile de se dépayser. C’est pourquoi une école qui dépayse par un voyage dans le temps est plus que jamais nécessaire. J’ajoute que l’école suppose une organisation économique et sociale, parce que la misère interdit le loisir de penser. Mais ici je ne parle que de l’universel et non des conditions sociales de sa réalisation.

Vouloir l’universel, c’est vouloir être soi-même

On sait que la publicité fait naître en nous des désirs que nous vivons comme venant du plus profond de nous-même. Le fanatique prisonnier de sa secte croit que sa conviction vient de lui-même, il n’a pas conscience d’avoir renoncé à lui-même. Aussi bien l’individualiste, au mauvais sens du terme, se trompe sur lui-même : il se croit original, mais il n’est que le reflet d’un milieu particulier. Ainsi nous sommes attachés à ce que nous croyons être nos valeurs ou nos goûts qui pourtant viennent du dehors. Alors nous avons beau être sincères, quand nous disons « je », ce n’est pas nous qui parlons. Au contraire un homme libre ne se réduit pas à ce que le monde extérieur fait de lui. Il ne renie pas sa famille ou son village, mais il vise l’universel, et ainsi, du moins dans une certaine mesure, il se libère des particularismes qui le séparent plus encore de lui-même que des étrangers.

Par cette exigence il peut devenir vraiment lui-même. Je réponds donc à ma question : qu’est-ce que vouloir l’universel ? C’est vouloir être soi-même ! Il faudrait ici développer l’idée du lien fondamental qui unit la singularité absolue de la personne, du « je », du vrai « je », et l’universalité de la pensée, ce que j’ai déjà indiqué tout à l’heure quand j’ai insisté sur le sens de la séparation que permet l’isoloir. Le paradoxe que j’ai développé consiste en ceci que notre singularité, ce qui fait que chacun est unique, est fondamentalement liée à notre capacité de penser universellement et donc de nous entendre : entendre au sens de comprendre, entendement, et s’entendre, entente, la langue commune ne se trompe pas lorsqu’elle confond ainsi le fait de comprendre et de s’accorder. La singularité est pour la même raison ce qui fonde la reconnaissance de l’homme par l’homme. L’étranger, quelles que soient ce qu’on appelle aujourd’hui ses différences, est un être singulier, irréductible à ses particularités ethniques ou sociales, et à ce titre il est mon semblable. Ainsi concevoir le lien du singulier et de l’universel, c’est penser l’unité de l’humanité et son sens : non seulement elle ne se réduit pas au fait de l’existence sociale toujours particulière, mais surtout elle est d’un autre ordre que l’unité d’une espèce vivante – même si ce qu’il faut donc appeler le genre humain est aussi une espèce parmi les autres. L’expression de genre humain, reprise du latin des stoïciens, car il y a chez eux une remarquable formulation de l’unité du genre humain, l’expression de genre humain présente encore dans l’Internationale, signifie que dans l’humanité l’individu égale le genre, qu’il n’est pas seulement un maillon dans la chaîne des générations. Pour résumer mon propos, je dirai donc que j’ai esquissé un parcours qui va de la découverte de la capacité de tout homme à penser universellement à la reconnaissance en chacun de sa singularité, et qui conduit, par l’idée du lien qui unit l’universel et le singulier, jusqu’au fondement sur lequel repose la reconnaissance de la valeur absolue de la personne humaine.

Les beaux-arts

Soit pour finir un exemple pour lancer une réflexion sur le rapport du particulier, du singulier et de l’universel : les beaux-arts. Goya, c’est de la peinture, toute la peinture, et c’est la peinture de Goya et non de Vélasquez ou de Raphaël. Ainsi la peinture n’est rien en dehors des œuvres où elle se réalise au cours de l’histoire, et dans chaque œuvre singulière elle est présente tout entière. La singularité du génie est irréductible à la particularité nationale ou historique de son art et de sa langue. Certes il y a des éléments historiques, sociaux, techniques et même psychologiques qui sont comme le terreau d’une œuvre d’art, d’une œuvre musicale, picturale, littéraire. Verdi, c’est de la musique italienne du XIXe siècle. Et Verdi avait raison de dire qu’étant italien il n’avait pas à imiter Wagner et devait poursuivre son travail de musicien italien. Il faisait de la musique italienne parce qu’il se trouvait qu’il était italien et même s’il combattait contre les Autrichiens pour l’indépendance et l’unité italienne (Viva Verdi, c’est-à-dire Viva Vittorio Emanuele Re DItalia) il ne prétendait pas que la musique doit être italienne ou n’est qu’italienne, comme on l’entend dire par certains wagnériens qui pensent que la musique est allemande ou n’est pas. Le même délire a fait parler en France de Claude de France pour désigner Debussy1… Il y a une façon de défendre un patrimoine qui le réduit à ce qu’il peut avoir de particulier et manque son universalité. Si la musique de Debussy est universelle, ce n’est pas parce qu’elle est française, mais parce que son génie a élevé au niveau de l’universel ce qui n’est d’abord qu’une particularité contingente. La singularité du génie présent en tout homme peut donner une signification universelle à un chant qui d’abord n’était qu’une plainte et n’était pas destiné au public des concerts.

NdE. À lire sur des sujets proches :
« La République des lettres : liberté, égalité, singularité et loisir« , par C. Kintzler ;
« Plaidoyer pour l’universel de Francis Wolff« , lu par Philippe Foussier

1  – On consultera à ce sujet l’article de Victor Tribot Laspière « Claude Debussy, le plus français des musiciens » sur le site de France-Musique.

Des virus et des vertus (par Laurent Jaffro)

Devant la crise du « Covid-19 », Laurent Jaffro invite à recentrer le regard sur le présent afin d’analyser les fautes que l’appel incantatoire à un « monde de l’après » a pour effet (et souvent pour but) d’escamoter. Il s’agit bien de fautes car « il y a beaucoup de choses que l’on savait et qui ont été l’objet d’une ignorance coupable ». Il rappelle que l’objet  principal de la philosophie, particulièrement en cette occurrence, n’est pas de spéculer sur le « sens » d’une prétendue « épreuve rédemptrice », mais de nous dire que la recherche de la vérité et la culture de la connaissance sont des tâches collectives toujours d’actualité – de faire voir en quoi elles sont en elles-mêmes des vertus, c’est-à-dire des forces.

[Article initialement publié dans la revue en ligne The Conversation le 21 avril 2020. Repris ici intégralement, y compris les illustrations, avec les remerciements de Mezetulle. Voir la référence, le lien et la présentation de l’auteur à la fin du texte.]

 

Des virus et des vertus

Platon, Hippocrate, Aristote et Galien. Symphonia Platonis cum Aristotele et Galeni cum Hippocrate

Laurent Jaffro, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

De la crise du Covid-19, le politique dit que l’on tirera des leçons. On annonce que le « monde d’après » est un nouveau départ. Adoptée par les gouvernants, cette posture détourne le regard de fautes qui sont chez eux toujours inexcusables puisqu’il est dans leur mandat de les éviter : l’impréparation et l’imprévoyance au regard de ce que l’on peut savoir, et l’imprudence qui aggrave le danger. Quant aux voix qui s’élèvent contre l’impéritie des organisations nationales et transnationales, elles voient dans la crise le sceau de la vérité de leur diagnostic, parfois le signe d’une apocalypse, ou la preuve de la nécessité d’une gestion plus ou moins libérée des contraintes de la démocratie et des droits humains.

Certains dénoncent l’insécurité induite par la financiarisation qui ne voit dans les stocks et les compétences que des coûts. D’autres pensent trouver dans cette affaire le smoking gun d’un crime environnemental. Les gouvernants et leurs critiques sont d’accord sur le caractère inédit, extraordinaire même, du mal et surtout de ses effets. Selon une analogie inquiétante, de la même façon que le corps humain peut contribuer par une panique immunitaire à achever une destruction que l’infection a amorcée, de la même façon, croit-on, les corps sociaux hâteraient leur propre désintégration en surréagissant à la crise. Sidéré par le présent, le regard s’efforce de se tourner vers le futur sur un autre mode que celui de la crainte, sans oser cette espérance qui pourrait être le masque de la témérité. On préfère croire qu’on a tout à apprendre de cette grande nouveauté et on doute d’en être capable.

Savoir et responsabilité

En dépit d’une dimension d’imprévisibilité, il y a beaucoup de choses que l’on savait et qui ont été l’objet d’une ignorance coupable, si bien que l’on aurait pu et que l’on pourra mieux faire. Certaines concernent les précédentes alertes épidémiques. On disposait d’un certain savoir sur les dangers émergents. On voyait la démesure d’une mobilité sans solidarité : une circulation des êtres humains et des marchandises qui n’est pas guidée par la satisfaction de besoins décents, les projets de développement soutenable, et la nécessité de partager des ressources limitées, mais animée par des calculs court-termistes et des attitudes de prédation. En Europe et en France, on savait aussi les difficultés de l’hôpital, la fragilisation des services publics, et le manque d’une capacité indépendante de production de médicaments et d’instruments. Nous pressentons également ce qui adviendra dans des pays moins bien équipés. Mais il y a d’autres choses que la philosophie nous a apprises depuis longtemps et qui doivent être rappelées aux décideurs.

Des vices intellectuels

Une première vérité concerne les sources psychologiques de l’imprévoyance. Elles ne se trouvent pas seulement dans certaines de nos émotions, mais dans notre tendance chronique à surestimer les peines et les plaisirs proches au détriment des lointains, au sens temporel, culturel ou spatial. Comment le virus que certains ont dit « chinois » pourrait-il nous concerner à l’Ouest‎ ? Pourquoi assumer le coût immédiat que constitue la conservation ou l’acquisition de masques et autres moyens dont on n’a pas encore besoin ? Platon nous a avertis dans son Protagoras (356a) : sans art de la mesure, nous sous-estimons les maux distants. Ce biais naturel vire au vice quand, l’ayant souvent identifié, nous ne faisons rien pour y remédier.

Un autre phénomène, celui des préférences adaptatives, a été illustré par La Fontaine. Un renard convoite des raisins bien mûrs sur une treille :

« Mais comme il n’y pouvait atteindre
Ils sont trop verts, dit-il, et bons pour des goujats. »

On nous disait encore hier que les Français, s’ils ne sont pas malades ou en présence de malades, n’ont pas besoin de masques. Et ce n’était pas le manque de matériel qui expliquait la rareté des tests virologiques, mais leur caractère prétendument superflu. Notre gouvernement semble s’être tellement persuadé de prétendues vérités contraires à l’évidence qu’on en viendrait à douter que le retard dans la politique de tests sérologiques soit justifié par leur procédure d’homologation. Au lieu d’affronter une réalité déplaisante, le premier mouvement a été de se réfugier dans un confort illusoire, au risque de légitimer la procrastination et de détériorer la confiance des gouvernés.

Comme les croyances irrationnelles, ces vices concernent nos attitudes à l’égard du savoir dont nous disposons ou pourrions disposer. Aucun individu, aucune organisation n’en est exempte par nature. Ces vices contreviennent à un principe fondateur‎ : parce qu’ils nous mettent en contact avec la réalité, la connaissance et le souci de la vérité ont une valeur intrinsèque, qui importe infiniment plus que la valeur toute relative, instrumentale ou hédonique, de l’ignorance ou du mensonge. De là naissent des devoirs intellectuels qui s’imposent à tous, y compris aux gouvernants, et dont la trahison met en danger la démocratie. Car celle-ci exige que les citoyens soient considérés comme des personnes capables d’entendre et de reconnaître une vérité. Les politiques ne savent-ils pas manier la rhétorique de la vérité déplaisante quand il s’agit de défendre la rigueur budgétaire ? Les exigences épistémiques ne concernent pas moins le politique que le scientifique, même si, comme on sait, leurs vocations sont distinctes.

Connaissance et prudence

La recherche de la vérité n’est pas seulement une attitude intellectuelle. Elle est aussi une entreprise collective et institutionnalisée. Contrairement à la vision straussienne de la modernité, il n’y a pas d’incompatibilité entre l’amour de la connaissance et la vertu de prudence, intellectuelle autant que politique. Celle-ci est un art de l’action, qui vise à préserver l’intérêt collectif à long terme. Mais l’action, sans la connaissance, est aveugle et incapable d’affronter la réalité. Dans un univers où les menaces, les risques et l’incertitude liés aux activités humaines sont démultipliés et ont des effets sur de grandes échelles spatiales et temporelles, la recherche fondamentale sur la nature et sur la société doit être promue. La science ne se réduit pas à l’expertise sur des problèmes identifiés. Elle est une entreprise de longue haleine qui exige un soutien ample et stable. Ce n’est pas seulement la poursuite de la connaissance, mais la véritable prudence que l’on sacrifie en enfermant la recherche dans la bulle du très court terme qui est si vulnérable aux effets de mode et de conjoncture.

Conditions politiques de la justice morale

Un autre enseignement aussi ancien que Platon est que le politique est responsable en bonne partie de la justice ou de l’injustice du contexte institutionnel des choix individuels. C’est seulement dans une cité juste que l’individu peut préserver le bien de tous en même temps que le sien propre (La République, 497a). On ne peut pas imputer aux seuls soignants la responsabilité morale de la décision de ne pas entreprendre de réanimer une personne, quand elle est significativement contrainte par une pénurie dans l’environnement hospitalier. L’éthique médicale doit concerner les politiques publiques autant que les conduites des professionnels. À une autre échelle, blâmer les conduites à risque, faire honte aux bourgeois, punir les pauvres, n’exempte pas le politique de sa responsabilité, puisqu’il doit veiller à ne pas placer les individus dans des situations impossibles, et à ne pas suspendre les libertés publiques plus que de raison.

Ce que peut la philosophie

Faire face à la crise sanitaire exige que l’on revienne à la confiance dans nos capacités et dans la connaissance que les discours et pratiques de « post-vérité » semblaient encore, il y a peu, avoir ringardisée. Les vertus intellectuelles ne sont pas moins urgentes que le courage et autres vertus du caractère.

Quel espoir placer dans la philosophie ? Elle tourne au prêchi-prêcha quand elle voit dans une crise une épreuve rédemptrice. Elle tombe dans l’imposture lorsqu’elle prétend avoir une forme d’extralucidité à l’égard des phénomènes sociaux et des événements historiques. Sa compétence n’est pas celle des sciences sociales nourries d’enquêtes ou de témoignages. Passer l’actualité aux rayons X ou dire le supposé « sens » d’un événement est typique d’une mauvaise philosophie qui se substitue au bon journalisme. Mais la philosophie est capable de nous faire comprendre ce dont souffre la raison, dans ses exercices collectifs autant qu’individuels. Elle nous dit aussi que le moins mauvais remède – le moins dangereux, même s’il n’est pas toujours efficace – demeure la culture de la connaissance, l’amour de la vérité sans lequel la confiance périclite, et cette vision de notre futur instruite de l’expérience, qu’on appelle prudence.The Conversation

 

Laurent Jaffro, Professeur de philosophie morale, membre senior de l’Institut universitaire de France, directeur de Phare (« Philosophie, Histoire et Analyse des Représentations Economiques », Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Homme, où est ta victoire ?

D’un confinement à l’autre

Anne Baudart poursuit sa réflexion méditative1 en comparant et en opposant deux modalités du confinement. L’une, « temps béni de la communication avec l’essentiel », ourdie par un fil tiré du paganisme ancien au christianisme, conjure librement la dispersion et ramène à l’essentiel. Mais ne serait-ce pas plutôt l’autre que nous vivons ? Contrainte, étirée « dans un temps devenu pesant et opaque », elle engendre un sentiment d’absurdité et de stérilité. Comment pouvons-nous « en extraire lumière et force » ?

Le confinement isole et lorsqu’il dure, il étiole, il abîme. Il disloque les relations qu’il avait initialement contribué à ranimer. On peut croire un temps qu’il dirige vers un centre, qu’il incite à une réflexion d’un nouveau genre, qu’il contribue à opérer le partage de l’essentiel et de ce qui ne l’est pas. Il détient, en effet, cette vertu de conduire à ce que les Anciens pratiquaient si bien, l’auto-examen, les pensées pour soi-même2.

Marc Aurèle, en pleine guerre contre les Quades – peuple germanique qui a envahi l’Empire romain en 169 -, écrit, chaque soir sous la tente, son propre bilan réflexif. Sans intention aucune de le faire connaître à un public, sans titre même. Une légère numérotation suffit, pour aider à ne pas perdre le fil de l’écriture, malmené par la variation et l’affairement des campagnes militaires, non loin de Vienne, d’abord, puis en Serbie, six ans durant, de 169 à 175. En ces années de trouble et de lutte, l’heure est au bilan de vie, à la rencontre avec la mort probable, qui n’effraie plus, mais que l’on désire vivre « en homme de bien ».

Écrire fait partie de ce plan d’un travail serein où la compagnie de soi est ouverte au monde et au Logos qui le dirige, l’anime et peut faire signe à tout instant. L’heure n’est plus à la compagnie des livres qui risqueraient d’en distraire.

Le moment vespéral du confinement est donc un temps béni de communication avec l’essentiel pour l’empereur de la Ville-Monde, relié à la chaîne cosmique et anthropologique dans laquelle il s’insère humblement, avec un plein consentement, une disposition aimante et confiante.

Vêtu de son manteau de bure – le tribôn -, Marc Aurèle a rejeté tout apparat vestimentaire, témoin de la vacuité de l’âme errante. Comme autrefois Socrate, le maître des cyniques, qui réduisait à l’extrême les possessions ou les appartenances de tous ordres, y compris celles touchant au vêtement.

L’empereur sait que sa tâche est de se conduire selon le bien auprès d’hommes qu’il commande militairement et politiquement. Il sait aussi qu’il doit œuvrer à la haute mission du salut de l’âme. L’urgence est là, toute simple : agir en vrai philosophe, sans superflu, sans accessoire, dans l’amour de chacun et de tous, du prochain au plus lointain.

Les écrits, voués initialement, à occuper l’espace de l’ombre et du confinement, ont traversé les siècles. Ils interpellent, aujourd’hui encore. Ils nourrissent la méditation. Ils sont nôtres, sans avoir subi les affres de la sénescence, offerts à nos questionnements insatiables du jour ou de la nuit, aux défis d’un monde à terre, en proie à la contagion planétaire déclenchée par une molécule protéinée, indomptable pour l’heure, narguant diaboliquement, par vagues successives, les hommes de tout continent.

Marc Aurèle a ajouté une pierre d’importance aux exercices spirituels pratiqués par les Anciens. De son maître Épictète, il a retenu les leçons orales des Entretiens (Diatribai), consignées par Arrien, destinées à la sculpture de l’âme de disciples soucieux de façonner leur vie telle une œuvre d’art éthique, au service du bien autant que du beau et du vrai, ses corollaires. Sans orgueil, sans exagération de complaisance accordée à soi, seulement par attention portée à l’harmonie dispensée par le dieu et le daimôn personnel3, son guide, en vue de l’acquiescement volontaire à l’ordre universel. Invitation à la conversion de l’âme réitérée chaque jour, jusqu’au terme de la vie. Une œuvre de sainteté philosophique, nommée sagesse par les Anciens.

Marc Aurèle redevient un homme ordinaire, le soir, tout simplement, confiné dans son habitat de toile, livré tout entier à la méditation, lorsque la lumière du jour commence à faiblir et que les combats ont cessé. Les grandeurs d’établissement social, les contraintes liées à son rang et à ses fonctions, n’ont plus de prise sur lui. Seule compte la quête du sens et du centre, distincts des vanités, des arrogances factices autant qu’inutiles. Seule compte la préparation de son rendez-vous avec la mort dont il avait autrefois si peur. La leçon socratique est parfaitement retenue comme prioritaire : philosopher, c’est apprendre à mourir.

L’exercice spirituel octroie au confinement une vertu purificatrice. Il incite à l’ascèse. Il écarte de la dispersion, des tensions inessentielles, propres à la vie futile. Il détache peu à peu de tout. Il ouvre un nouvel espace de réflexion, laisse de côté ce qui en détourne ou pourrait en détourner. Fécondité de cette suspension momentanée du temps consacrée à l’inaction ? Modèle privilégié de la skholê antique, celle du « loisir », de la « liberté » où les impératifs d’action, d’efficacité, de concurrence passent au second plan.

Marc Aurèle, écrivant ses Pensées pour lui-même, s’est ouvert aux autres, ses contemporains et ceux qui leur succéderont dans l’histoire au temps long. Il a consacré une voie que reprendront un Augustin dans une perspective chrétienne de dialogue avec soi et Dieu dans les Soliloques, près de trois siècles plus tard, au sein d’un Empire devenu chrétien ou un Anselme au XIe siècle, dès l’ouverture du Proslogion. Anselme y vante la richesse unique de la concentration dans un espace clos, dédié à la rencontre de l’Essentiel. « Rentre dans le caveau de ton âme (cubiculum mentis), exclus-en tout (exclude omnia praeter Deum), excepté Dieu et ce qui peut t’aider à le chercher et, ayant fermé la porte, cherche-le ! ». L’injonction évangélique de Matthieu (6,6) en est une source qui doit, elle-même, à la prescription politique et religieuse d’Isaïe (26, 20), s’adressant au peuple hébreu.

Du paganisme au christianisme judéo-grec, un fil peut être tiré, celui de l’exhortation à ne plus s’abîmer dans ce qui détourne d’un Soi relié à Plus Grand que lui. En prendre le temps, sans se détourner de l’appel. Platon avait ouvert la route, enjoignant à la fuite (fugê), autant que cela est possible, d’un monde habité par la séduction du mal. Fuir ici consiste à se rassembler autour de l’Unique Nécessaire, principe de Bien, d’Ordre et de Beauté. Le mal continuera « sa ronde », mais celui qui se voue à devenir « juste (dikaion) et saint (hosion) dans la clarté de l’esprit (meta phronèseôs) » contribuera à en réduire les effets.

L’évocation des vertus inhérentes à la méditation par un Descartes, « tout le jour enfermé seul dans un poêle »4, sera, elle aussi, redevable à cette tradition qui célèbre les vertus du temps de l’arrêt, du détour de la dispersion affairée, épokhê que les Grecs ont mise en exergue, pour s’élever à la contemplation, pôle ultime de l’action et de la pensée.

Notre confinement, s’il n’est pas dirigé par des valeurs sûres, s’il s’étire indéfiniment dans un temps devenu pesant et opaque, ne dessine pas une voie d’espérance, engendre le contraire de ce qu’y conférait Marc Aurèle : le sentiment dominant de l’absurde, du stérile basculant en nuisible. L’âme, le cœur et l’esprit, par trop mis à mal, n’en peuvent extraire lumière et force. L’enfermement, dans ce cas, risque bien d’éteindre l’étincelle qui dirigeait vers le haut. Il alourdit, renforce les détresses, accroît la tentation négative, l’inhibition de l’angoisse. Nul ne sait plus qui il est, pourquoi et pour qui il vit, qui l’aime ou le délaisse, pour qui il compte en vérité. Il peut disparaître, nul ne le saura. Un maillon de la chaîne de l’espèce peut s’en désolidariser sans bruit, sans plainte, sans cri d’aucune sorte. L’espèce survivra. Sa continuité vaincra. Les Grecs de l’Antiquité, les Judéo-Grecs de l’Évangile, les philosophes de l’histoire, ont bien compris que seul prévaut l’ensemble et non la partie, le corps global et non l’atome individuel. L’arche de Noé était fondée sur le choix d’un « reste » fondateur, promis à la renaissance et à l’expansion prochaines des espèces sélectionnées sur ordre divin. Le confinement ouvrait alors à une seconde création.

Ce qui se passe aujourd’hui met à mal un vaste ensemble d’individus et de populations. À quelles fins ? Qui œuvre aux arrière-plans ? Une nécessité aveugle, en attente de maîtrise qui désoriente l’homme et son appétit de domination, qui le met en défaut sur nombre de points, qui le condamne à la réclusion pour un temps indéterminé, sans boussole, sans consolation ? Qui lui enjoint de remettre en question nombre d’acquis ou d’habitudes, voire de les quitter ? Qui lui ordonne un isolement destructeur qui, parfois ou fréquemment, le transforme en mort vivant, le réduit à la chose comptable ou traçable ? Le confinement néantise petit à petit ceux qui n’ont pas en eux la force d’en maîtriser les ruses, ceux que la solitude rend fous ou désespérés. La longueur de ce temps d’arrêt, malgré les efforts démultipliés de ceux qui ont en eux l’énergie du sursaut, peut mettre à terre ceux qui s’estiment peu à peu sacrifiés, qui perdent jusqu’au goût d’espérer. Double leçon que chacun peut faire sienne : ou la désespérance, fille de l’enfermement imposé, ou son contraire qui sonne comme une promesse, mais ouvre les portes.

Homme, où est ta victoire ? Dans l’acte de subir, de ne pas céder à l’impulsion de la révolte, ou dans celui d’accueillir ce qui advient pour en briser les chaînes ? Vaincre l’adversité à la façon des Anciens : consentir au destin ? Ou, à la façon des Modernes, en déjouer l’emprise par la science et la ruse, non par l’obéissance ?

Notes

1 – [NdE] Voir l’article « Coronavirus 2020 – point alpha » https://www.mezetulle.fr/coronavirus-2020-point-alpha/. Le sous-titre du présent article « D’un confinement à l’autre » est de la rédaction.

2 – Marc Aurèle, Écrits pour lui-même, Tome I, Les Belles Lettres, 1998, introduction et traduction par Pierre Hadot (livre I).

3 – Épictète, Entretiens, I, 14, 12 : « Dieu a placé auprès de chaque homme comme gardien un daimôn particulier à cet homme et il a confié chaque homme à sa protection… Quand vous fermez vos portes…souvenez-vous de ne jamais dire que vous êtes seuls…Dieu est à l’intérieur de vous-mêmes. » Traduction Pierre Hadot in La Citadelle intérieure, Introduction aux Pensées de Marc Aurèle, Fayard, 1997, p. 176.

4 – Descartes, Discours de la méthode , II, Le poêle : chambre chauffée par un poêle de faïence à la mode allemande.

« La grippe asiatique a tué plus que le Covid-19 » et autres comparaisons boiteuses

Être dignes de Pasteur est un devoir

Les comparaisons entre le Covid-19 et les pandémies de naguère sont aujourd’hui fréquentes. Nul doute qu’on doive s’y référer et qu’il y ait là un sujet de réflexion. Dans quelle mesure ont-elles un sens, qu’est-ce que cela dit du concept de progrès ? Mais peut-on s’en autoriser pour avancer des conclusions quelque peu légères ou dont la généralité laisse pantois ? Au prétexte que « on en a vu d’autres », que beaucoup en sont morts et qu’on n’en a pas fait à l’époque toute une histoire, au motif que le paludisme continue à tuer 400 000 personnes par an1, au motif qu’il meurt en France de toute façon 600 000 personnes par an, etc., faut-il s’en remettre aux vertus spartiates de fraternité et de « résilience » en relativisant l’importance et l’urgence de la recherche, en oubliant de raisonner à la hauteur des moyens que nous sommes capables (et que nous sommes tenus) de produire ? Si l’on peut revendiquer sa liberté au péril de sa sécurité, est-il admissible qu’on le fasse en risquant celle d’autrui ?

Être dignes de Pasteur en relisant Condorcet

Quel sens cela a-t-il de comparer la grippe asiatique des années 50 ou la grippe de Hong Kong des années 60 avec le Covid-19 ? Les chiffres avancés font état, d’une part, de pandémies ou d’épidémies révolues, et de l’autre, d’une pandémie en cours, qui apporte chaque jour son déplorable lot de décès et dont on ne voit pas aujourd’hui la fin. Il faudrait aussi, à supposer que cette comparaison chiffrée soit pertinente, estimer le nombre de décès pour le Covid-19 à moyens égaux.

Or l’état des connaissances biologiques et des techniques médicales a changé depuis. À ma connaissance, dans les années 1950-60, on n’avait pas (entre autres équipements qui ont fait des progrès considérables ou qui sont apparus depuis) de services de réanimation ou ceux-ci étaient balbutiants2. Aujourd’hui ils existent, ils équipent ordinairement les grands hôpitaux et ils sont efficaces. Faut-il renoncer à y recourir ou faut-il « trier » (et sur quels critères?) les patients atteints de formes sévères qui en bénéficieront ? Le problème est que, du moins dans bien des pays, on ne s’est pas tenu à la hauteur de ce progrès. On pourrait prendre des exemples plus simples et presque plus consternants : le dénigrement actuellement répandu de la vaccination nous met en la matière au-dessous de la politique de santé des années 1960, de sorte que, à cet égard, nous ne sommes plus dignes de Pasteur.

Si la comparaison a un sens, ce n’est donc pas, en considérant des chiffres hétérogènes, d’inviter à une régression qui traiterait les avancées scientifiques et techniques comme le renard de la fable traite les raisins qu’il ne peut pas (ou, comme c’est le cas pour les antivax, qu’il ne veut pas) atteindre3. Elle invite entre autres à réfléchir sur le concept de progrès. Dès qu’il y a un progrès, celui-ci est une libération, c’est une puissance, mais d’un autre côté cela engendre des astreintes : il faut être en mesure de le soutenir, de l’anticiper, d’avoir une longueur d’avance sous peine d’être écrasé par ce même progrès. On ne peut pas sous-traiter le progrès, on ne peut pas le déléguer à d’autres qui en exerceraient la maîtrise et le transformeraient au mieux en moyen de pression, au pire en arme. Voilà pourquoi le progrès ne se délocalise pas. Il faut l’effectuer, le devancer et se donner les conditions de sa maîtrise ; c’est une question éminemment politique. Mais bien des doctes philosophes, à supposer qu’ils ne soient pas hostiles aux Lumières, ont du progrès une représentation idéologique qu’il est facile de railler en parlant de la « croyance au progrès ». La thèse d’une condamnation au progrès n’entre pas dans leur champ de vision. Cette duplicité (à la fois puissance et contrainte) soulignée par la théorie classique du progrès, notamment développée par Condorcet, est méconnue et on en rappellera brièvement les grandes lignes4.

La perfectibilité humaine est telle que si elle ne se développe pas, si elle ne trouve pas des aliments pour se déployer, si elle n’est pas constamment au-dessus d’elle-même, elle retombe inévitablement à un niveau inférieur, elle régresse. L’exemple du développement des connaissances est parlant : une société qui se contenterait de maintenir ses connaissances à un certain niveau, sans chercher à les développer davantage – une société statique à idéologie frugale – retomberait nécessairement au-dessous du niveau qu’elle prétend maintenir. Je ne sais pas ce qu’une politique de décroissance donnerait au niveau économique, mais il est certain qu’une politique de décroissance dans le domaine des connaissances amènerait le niveau du savoir à diminuer inéluctablement, en le livrant à sa propre inertie. Il en va ici des connaissances comme de la politique d’acquisition des livres dans une bibliothèque : il y a un seuil d’acquisition au-dessous duquel on appauvrit nécessairement les collections. L’absence de progression est toujours un déclin.

Dès qu’on régresse quelque peu ou même qu’on prétend se stabiliser à un niveau donné, c’est nécessairement pire qu’avant. Les acquis du progrès ne peuvent pas se conserver : ils sont soumis à une dynamique implacable qui en impose la poursuite et le développement sous peine de tomber en deçà de l’état que l’on voudrait se contenter de maintenir – au moindre coût.

En matière de lutte contre les maladies infectieuses, être dignes de Pasteur, c’est se donner les moyens intellectuels et techniques de poursuivre le sillon qu’il a tracé, indéfiniment. En France, une politique (on devrait dire une gestion) hospitalière qui depuis longtemps apprécie les moyens principalement en fonction des coûts et raisonne en termes managériaux de « flux tendus »5, a engendré l’un des problèmes les plus aigus de cette pandémie : celui de la saturation des services, en particulier des services de réanimation. Par ailleurs, en l’absence de masques et de tests à grande échelle (effet de la même politique), en l’absence aussi de thérapeutique avérée, le confinement général de la population était la seule mesure susceptible de ralentir la propagation du virus et de faire face aux difficultés. On peut aujourd’hui penser que ce confinement général prévu jusqu’au 11 mai a d’ores et déjà donné des résultats, à un prix social et économique très élevé qu’on ne peut pas évaluer aujourd’hui. Cette efficacité n’empêche pas qu’on puisse le considérer comme une mesure à défaut et en attente de progrès : de ceux qui étaient déjà à notre portée avant qu’éclate l’épidémie, et aussi de ceux qu’on peut attendre de la recherche.

Confinement et revendication de liberté

Le confinement est aussi une mesure destinée à pallier l’absence actuelle de connaissance sur ce virus. Et c’est de nouveau ici que les comparaisons avec les pandémies passées trouvent une limite.

S’agissant du Covid-19, et au moment où j’écris ces lignes (22 avril 2020), on n’a pas de thérapeutique, on découvre chaque jour un peu plus la versatilité et l’instabilité des symptômes, les tests virologiques ont besoin d’être consolidés, on n’a pas de vaccin, on ne sait même pas si les anticorps des personnes atteintes et « guéries » les immunisent et si oui pour combien de temps, on ne sait pas s’il peut y avoir résurgence chez un même malade, on ne connaît pas toutes les conditions de la contagion. Aucune des maladies infectieuses à l’origine des pandémies de jadis et de naguère ne réunit ces propriétés : aujourd’hui on saurait les maîtriser6. En revanche, s’agissant du Covid-19, on n’a pas d’autres moyens aujourd’hui pour ralentir (sinon pour stopper) la circulation du virus que mécaniques – isolement, distance physique, gestes-barrière, masques – et relevant d’une chimie de base – lavage au savon ou à l’alcool qui détruit la couche graisseuse enveloppant le virus, désinfection à l’eau de Javel.

Alors arrêtons de comparer l’incomparable et d’en tirer argument pour lâcher des bombes virales dans la nature et relancer la propagation.

Mais les comparaisons boiteuses ne s’arrêtent pas à mettre en relation des pandémies. Il arrive que le raisonnement mobilise la grosse artillerie : puisqu’on meurt de toute façon, pourquoi confiner strictement les gens pour un petit bout d’ARN ? On atteint le point « Mme Michu » : tout ça finira mal ma brave dame… Sans renvoyer à Leibniz démontant le sophisme de la raison paresseuse7, on se contentera, pour crever le tympan de cette grosse caisse, d’un peu d’arithmétique : l’excédent de mortalité par rapport à la mortalité moyenne avant l’épidémie est patent sur de larges portions du territoire8 ; et s’il est très différent selon les lieux, ces différences peuvent s’expliquer par le moment où est intervenu le confinement en relation avec l’avancement de la propagation du virus ainsi que par les différences de densité de population9. Ce virus, pour le moment, tue peut-être moins que n’a tué celui de la grippe asiatique10, mais il se répand avec une célérité et une puissance plus grandes et surtout, face à ses ravages, nous n’avons pas – pas encore – les armes dont nous disposons contre un virus grippal.

À présent, il est question d’assouplir le confinement : de général et absolu, il pourrait, à partir du 11 mai 2020, prendre une forme modulable qui allégerait la restriction de la liberté fondamentale d’aller et de venir. Si l’on aborde les conditions morales et juridiques de cet assouplissement (le terme « déconfinement » me semble excessif), il est évident que la considération du risque de transmission à autrui est un élément majeur.

La revendication de liberté n’est jamais impertinente. Mais lorsqu’elle est présentée en ces circonstances comme supérieure à toute autre valeur, elle ne peut valoir que pour un individu, ici et maintenant, acceptant de s’exposer. On peut pousser la revendication jusqu’à la fiction – jusqu’à prétendre par exemple que mourir du Covid-19 serait préférable à vivre la vie d’un malade d’Alzheimer enfermé et attendant la mort11. Il est aisé de juger gratuitement des maux et des souffrances tant qu’on est encore lucide, vigoureux et bien portant. Mais, à la réflexion, un tel arbitrage ne peut même pas valoir que pour moi, ici et maintenant, comme s’il s’agissait d’un suicide ordinaire n’exposant personne d’autre que son agent. Car celui qui en l’occurrence ne se soucie pas de sa santé et prétend choisir par là une mort qu’il suppose plus digne qu’une autre, celui-là engage par un héroïsme narcissique la transmission de la maladie à autrui. Les professionnels exposés par la nature de leur activité au risque réel et répété de contracter la maladie ne raisonnent pas en ces termes ; aucun ne fanfaronne en brandissant une morale d’opérette à la Cyrano de Bergerac. Tous essaient autant que possible de se protéger et de protéger autrui avec les maigres moyens dont ils disposent. De cela aussi il faut leur être reconnaissants.

La modulation du confinement et la question du citoyen

La question d’un confinement progressivement allégé n’est pas celle des contraintes qui s’imposeraient à tous sans distinction (comme par exemple le port du masque en public ou dans les transports en commun). À travers l’exemple de l’âge qui a parfois été avancé, mais au-delà de lui, se pose la question de l’égalité du droit à jouir de la liberté. C’est de savoir si l’autorité publique peut imposer une règle contraignante abolissant ou restreignant fortement une liberté fondamentale de manière indéterminée dans le temps à une portion de la population sur un critère essentialisé, pris a priori et absolument (comme ici un âge au-delà duquel la restriction s’appliquerait12). La réponse à mes yeux ne peut être que négative.

Il se trouve néanmoins qu’une portion de la population, notamment à partir d’un certain âge, est statistiquement plus exposée que les autres (et à cette occasion la question de la saturation des services hospitaliers peut se poser à nouveau). On peut et on doit donc recourir à des recommandations très explicites engendrant une forme de pression sociale, ce que nos concitoyens sont suffisamment nombreux à comprendre pour qu’on puisse tabler sur une efficacité statistique de ces recommandations. Et il faut aussi inclure dans ces « recommandations » les personnes à risque pour d’autres raisons que leur âge (comorbidité par exemple). Voilà qui semble à la fois rationnel et conforme au droit. Pour me lancer dans une comparaison (boiteuse quand même) : on n’interdit pas la bronzette aux personnes à peau très claire, on leur dit que ce faisant elles risquent leur peau (au sens propre et au sens figuré) – comparaison très boiteuse parce qu’avoir un cancer de la peau ne met personne d’autre en danger… et que par ailleurs le risque d’infecter quelqu’un d’autre avec le virus du Covid-19 concerne tout porteur du virus, quels que soient son âge (on attend toujours la preuve que les enfants positifs seraient moins contagieux), son état symptomatique et ses éventuelles maladies.

Les mesures esquissées le 19 avril par Edouard Philippe et Olivier Véran comprennent, sur la base de tests virologiques, l’isolement (quatorzaine) des personnes positives, quel que soit leur âge. On remarquera que la doctrine dont les médias faisaient état s’est inversée en quelques jours. On parlait il y a peu de laisser circuler librement les personnes ayant des anticorps (on a même été jusqu’à évoquer des « certificats d’immunité ») et de « boucler » les autres pour une période indéfinie au-delà du 11 mai … avant de se rendre compte (à supposer que l’immunité soit durable, ce qu’on ne sait pas actuellement) que cela ferait presque autant de monde confiné strictement qu’avant cette date. À présent il est au contraire question de tester (test virologique) et d’imposer la quatorzaine aux porteurs du virus. Là encore la rationalité, alignée sur l’état présent des connaissances et sur le progrès escompté des tests, semble l’emporter. Sans oublier que cette restriction de liberté est déjà prévue par la loi pour les maladies infectieuses (quarantaine), qu’elle s’appuie sur un critère non essentiel à la personne (être porteuse d’un virus) et qu’elle s’exerce de manière définie dans le temps.

Il est donc possible et raisonnable d’apprécier le risque pris à retrouver et à exercer sa liberté d’aller et de venir, ainsi que le risque que cela fait courir à autrui, de peser les choses en laissant aux citoyens un espace de jugement. Imposer de manière temporaire des restrictions motivées dont le principe est non-discriminatoire et dont chacun peut voir la nécessité n’est pas un attentat contre la liberté. On peut certes soutenir que la liberté a primauté sur la sécurité si on entend par là que la liberté est en soi désirable alors que la sécurité en est un des moyens nécessaires. Mais soutenir que la liberté puisse toujours se dissocier de la sécurité et qu’elle lui est préférable en toutes circonstances coûte que coûte, c’est raisonner en adolescent qui se croit invulnérable.

Notes

3 – Sur le recours à cette fable de La Fontaine, voir Laurent Jaffro, « Des virus et des vertus », The Conversation, 21 avril 2020 https://theconversation.com/des-virus-et-des-vertus-136585

4 – Je me permets de renvoyer à mon article « Egalité, compétition et perfectibilité » https://www.mezetulle.fr/egalite-competition-et-perfectibilite/ et au chap. 3 de mon Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen (Paris, Minerve, 2015 3e éd.)

5On peut ajouter l’exemple très simple et révélateur de la pénurie de masques.

6 – De même qu’on sait maîtriser le paludisme (voir note 1) : sa persistance relève d’une question politique au sens large du terme.

7Voir les deux extraits des Essais de théodicée (1710) en ligne sur Mezetulle https://www.mezetulle.fr/trois-textes-classiques-pour-le-confinement/ .

9 – Il serait intéressant de considérer ces éléments lors des comparaisons avec d’autres pays, en supposant que les chiffres de mortalité soient comptabilisés de la même manière, ce qui n’est pas certain.

10 – Encore que cette affirmation soit hélas, de jour en jour, de moins en moins assurée. Voir l’itv de Patrice Bourdelais (lequel, en bon historien, ne se lance pas dans des comparaisons boiteuses de café du commerce comme celles dont je parle ici, mais avance des éléments factuels permettant d’alimenter une réflexion critique) : http://www.rfi.fr/fr/podcasts/20200419-avant-le-coronavirus-les-ravages-la-grippe-asiatique-et-la-grippe-hong-kong

11 – Ce qu’a fait, sous forme de provocation, André Comte-Sponville interrogé par Bernard Poirette sur Europe 1 le matin du dimanche 19 avril. Je parle de provocation car A. Comte-Sponville a précisé par ailleurs, mais sans y insister, qu’il ne pouvait être question de cautionner par là une négligence envers autrui. De manière générale, tenu sur un ton très vif, le propos avait entre autres pour objets d’encourager la réflexion en sortant des sentiers battus, de faire état d’une forme d’exaspération devant l’omniprésence du sujet unique Coronavirus ad nauseam, de s’inquiéter légitimement devant l’hypothèse d’un pouvoir du « tout médical » et de se poser les questions en citoyen.

[Edit du 23 avril] J’ai contacté André Comte-Sponville pour lui signaler la mise en ligne de mon article et cette note. Il m’indique un texte qui vient de paraître, dans lequel il s’explique plus longuement : « Grand entretien avec Pierre Taribo » dans l’hebdomadaire La Semaine de Nancy n° 513 du 23 avril 2020, p. 4-5, l’ensemble du magazine est téléchargeable par ce lien (colonne de droite cliquer sur « Edition de Nancy ») : https://www.lasemaine.fr/

12On m’objectera que les limites d’âge ne sont pas exclues des dispositions législatives. Mais, lorsqu’elles concernent l’exercice des droits et libertés fondamentaux (libertés, droits civiques par exemple), elles sont temporaires par leur nature même (minorité, âge d’éligibilité portent sur une limite en deçà de laquelle un droit ne peut pas encore s’exercer), ce qui serait exactement l’inverse pour une mesure restrictive visant un droit fondamental des personnes au-delà de tel ou tel âge. Un mineur, en grandissant, atteindra l’âge de la majorité ; mais si l’on franchissait par le vieillissement un seuil au-delà duquel on entrerait dans une catégorie de moindre jouissance des droits, il serait impossible d’en sortir. Le cas des majeurs incapables (mis sous tutelle ou curatelle) n’est pas nécessairement lié à leur âge, mais est apprécié individuellement par une décision de justice.

Vestiges de l’Amour et mystiques du genre

Avec une gourmandise érudite digne d’un Nom de la rose, François Rastier1 analyse le mille-feuille des mouvements récents qui s’agitent autour de l’identité sexuelle et du genre – retors au point, comme les sectes religieuses de jadis et le gauchisme flamboyant de naguère, de détruire la cause même dont ils se réclament. Il en ramène lumineusement la complexité néo-puritaine à nombre de courants sectaires dont l’acharnement ascétique, la détestation de la différence des sexes et celle de la rationalité parcourent l’histoire de la pensée mystique. Il en relève, aujourd’hui comme autrefois, la férocité : « Dans l’histoire des idées, il est fréquent que des mystiques se dégradent en superstitions et la pop culture d’aujourd’hui, comme la pop philosophy qui s’efforce de la porter au stade théorique, recycle sans trop s’en aviser d’antiques croyances sectaires, d’autant plus néfastes qu’elles engagent leurs partisans à la victimisation et à la violence. »

Si ça continue j’vais m’découper
Suivant les points, les pointillés
Vertige de l’amour, Alain Bashung

Sectes et sexes

La sécularisation, le « désenchantement du monde » n’ont nullement fait disparaître les sectes et les superstitions, mais ont suscité bien au contraire des vocations d’enchanteurs : les messianismes apocalyptiques ont multiplié les sauveurs, comme Hitler selon Carl Schmitt, les ayatollahs providentiels comme Khomeiny et les califes prophétiques comme Al Baghdadi.

La philosophie des Lumières, porteuse de projets d’émancipation et d’autonomie, a d’abord été combattue par des idéologies réactionnaires, qui ont nourri des pensées politiques absolutistes, souvent néo-monarchiques, mais aussi des théories racistes qui entendaient détruire le concept d’humanité, et les droits de l’homme au passage, tout en justifiant les guerres d’agression et les conquêtes coloniales. Ces deux courants complémentaires ont conflué dans le nazisme et les extrêmes droites contemporaines.

Toutefois, le second a pu donner naissance à des philosophies identitaires « de gauche », lointainement dérivées d’un marxisme vulgaire, rejetant la modernité politique en général, avec l’emprise fantasmée de la technique, pour promouvoir la liberté de l’individu aliéné. La subjectivation du romantisme tardif a pu alors revêtir la forme des philosophies de la vie : appuyées sur le prestige de la phénoménologie, elles ont paru restaurer le privilège du vécu. Toutefois le projet scientifique de Husserl a été mis à mal par des auteurs comme Ludwig Klages, idéologue majeur du nazisme, militant pour l’âme (allemande) opprimée par l’esprit rationnel ; ou Heidegger, inspirateur principal de la déconstruction, qui a érigé les « existentiaux », émotions de base, en instruments d’une « lutte au couteau » contre la rationalité. Pour ces auteurs, la connaissance est l’expression d’une identité et le critère de la vérité est la conception du monde d’une communauté — comme l’affirme Heidegger dans son séminaire de 1933-1934 intitulé De l’essence de la vérité.

Les philosophies de la vie sont à présent si banalisées qu’il n’est pas une marchandise qui ne promette une palpitante « expérience client ». Toutefois, une contradiction demeure en leur sein : par exemple, l’existentialisme sartrien était une philosophie de la liberté absolue de l’individu, et se réclamait pourtant de Heidegger — lequel se gaussait en privé de cette méprise, car la pensée identitaire soumet l’individu à sa communauté, puisqu’elle le définit par un trait d’appartenance racial, ethnique, sexuel ou politique : cette appartenance définit son être.

La question des « identités » sexuelles ou « genrées », si omniprésente aujourd’hui, notamment dans un monde académique et culturel sensible aux thèmes vendeurs du narcicissime de masse, permet une sorte de conciliation temporaire : les orientations sexuelles ou de « genre » sont tout à la fois individuelles et collectives dès lors qu’elles sont inscrites dans des « communautés ».

Les religions réglant l’alliance comme la filiation, diverses sectes cherchent à en subvertir les règles, en généralisant tantôt les pratiques ascétiques, pour ne rien concéder à ce monde mauvais, comme ce fut le cas des cathares, tantôt les pratiques orgiaques, qui témoignent d’un temps apocalyptique où les anciennes lois sont abolies ou inversées, comme ce fut jadis le cas de certains anabaptistes ou de fidèles du soi-disant messie antinomiste, Sabbataï Zevi.

À l’époque contemporaine, de multiples sectes, inspirées parfois de Julius Evola ou de Wilhelm Reich, ont convergé dans le New Age et ont mis à profit la sexualité comme moyen de séduction et d’emprise. On retrouve aujourd’hui leurs thèmes, prisés des fanzines punk, chez des auteurs fétiches comme Donna Haraway ou Paul Beatriz Preciado. Alors que Foucault était passé au cours de sa carrière de l’histoire des idées au discours sur la sexualité, Derrida suggéra ensuite d’interpréter la pensée philosophique par ce discours : « Question : Dans un documentaire sur un philosophe, sur Heidegger, Kant, ou Hegel, qu’aimeriez-vous voir ? Réponse : Qu’ils parlent de leur vie sexuelle… Vous voulez une réponse brève ? Leur vie sexuelle »2. Ces paroles ouvrent en épigraphe l’édition américaine du manifeste de Paul Beatriz Preciado, essayiste trans culte qui présente Derrida comme son « mentor », Testo Junkie. Bien que marqué, on le voit, par le Zeitgeist, le propos de Derrida rappelle toutefois des déterminismes que l’on croyait dépassés, comme celui de Sainte-Beuve, croyant comprendre les œuvres par leurs auteurs et notamment par leur vie sexuelle, en examinant le « chapitre des femmes ».

La fonction d’obscurcissement de la sexualité ainsi comprise reste majeure, et l’on voit par exemple l’historien Johann Chapoutot, après tant d’autres, expliquer que Heidegger ne pouvait être nazi, puisqu’il avait une liaison avec Hannah Arendt3. Enfin, cet obscurcissement tourne vite à l’obscurantisme, dès lors que chaque communauté sexuelle ou de genre se dit porteuse d’une vision du monde déterminante, au détriment de la rationalité et de l’objectivité même.

LGBTQIA+ : du genre au mythe

Le sigle LGBT, avec diverses additions optatives (LGBTQIA+), est devenu familier non seulement dans les médias, dans la vie associative, mais aussi dans le monde académique, l’usage d’abord anglophone s’étant imposé à l’échelon international4. On ne compte plus les ouvrages et travaux de recherche qui se penchent sur les catégories qu’il condense, si bien que dans ce qui suit, nous tiendrons pour connue, sinon pour acquise, la théorie du genre5.

Le premier trigramme, LGB, pour Lesbians, Gays et Bis, résume le monde de l’homosexualité, avec une précellence chevaleresque pour les lesbiennes, placées en tête, les gays s’effaçant devant elles ; et les Bis (bisexuel·le·s) ferment la marche en additionnant à leur guise les deux premières catégories.

Le second trigramme, TQI, pour Trans (transsexuels), Queer (personnes affichant un genre indécis), et Intersex (personnes au sexe indéfini), résume le monde de la sexualité indéfinissable.

Quant aux signes finaux, A renvoie aux personnes qui se disent asexuelles, et le + ouvre libéralement la liste toujours ouverte des catégories non encore répertoriées, sauf bien entendu les hétérosexuels et les cisgenres6. Tout cela s’énonce en anglais américain, qui revêt universellement le prestige d’une langue sapientielle.

Déconstructions

La théorie du genre procède explicitement du courant philosophique connu sous le nom de déconstruction7, qui entend mettre à bas la tradition philosophique occidentale, dominée par des auteurs critiquables, parce qu’anciens, blancs, mâles, voire juifs : aux classiques de la French Theory, Derrida, Foucault, se sont adjointes des théoriciennes comme Judith Butler, Joan Scott ou Avital Ronell.

Pour la déconstruction, une première étape fut l’inversion des valeurs, d’ascendance nietzschéenne : Nietzsche, en Antéchrist proclamé, prônait l’Umwertung, thème traditionnellement satanique, comme en témoigne l’invocation des sorcières dans Macbeth : « Foul is fair, and fair is foul !». Ici, dans le premier trigramme, l’inversion de l’hétérosexualité en homosexualité permet traditionnellement cette inversion : toutefois, elle conserve une binarité catégorielle souvent critiquée à présent comme entachée d’un binarisme jugé normatif.

Or pour la philosophie déconstructive, l’inversion des valeurs n’est qu’une première étape, car l’objectif demeure l’indistinction catégorielle, de manière à parvenir à la destitution complète de la rationalité. Aussi le deuxième trigramme concrétise-t-il cette indistinction, soit en transformant un terme en son contraire logique — mais en conservant trace, par une relève transcendante ou Aufhebung, du terme originel, ce qu’accomplit le (ou la) Trans8; soit en assumant une indistinction statique, ce qui revient à l’inclassable Queer, ainsi catégorisé malgré tout ; soit enfin l’Intersexe.

On retrouve là les catégories de la logique binaire, telles qu’elles ont été réélaborées par Viggo BrØndal, où aux contraires + et – s’adjoignent des termes complexes (+-) certains avec dominance positive ou négative9. Enfin, l’Asexuel s’incarne dans le terme neutre (ni +, ni -) et le signe + final accueille tous ceux qui ne se reconnaissent dans aucune de ces catégories et réfléchissent encore à quelle « communauté » ils pourraient s’intégrer.

Scission

Les communautés ainsi constituées dénoncent régulièrement les hétéros (ceux qui se satisfont du binarisme patriarcal) et les cisgenres (ceux qui se satisfont de leur genre) qui en sont complices : par exemple, Virginie Despentes s’en prend aux « cis meufs »10.

Toutefois, l’unité de combat des communautés de genre ne saurait voiler des contradictions internes : inutile d’épiloguer ici sur les agacements traditionnels entre les deux premières communautés, notamment les accusations de machisme concernant les gays. Deux fédérations se dessinent : celle du groupe catégoriel (LGB) et celle du groupe non-catégoriel (TIA), la première dominée par les lesbiennes post-féministes11 et la seconde par les trans et leurs défenseurs.

D’une part, des catégorielles accusent (vrai ou faux, peu importe ici) les trans M to F d’être en fait restés des hommes et à ce titre refusent d’accepter ces violeurs en puissance dans les espaces réservés, vestiaires, toilettes ou dortoirs, mais aussi prisons et centres d’hébergement d’urgence pour femmes victimes de violences masculines.

Réciproquement, des non-catégoriels, pour la plupart transactivistes, ont multiplié les critiques, voire les attaques contre les catégoriels. Dans une étude sur l’écriture inclusive12, on a pu souligner les contradictions entre les auteurs qui multiplient les marques supposées du féminin, et ceux qui créent des formes neutres, le français en étant dépourvu. Ces deux tendances de l’inclusivisme graphique correspondent à une contradiction entre les gays & lesbians, homosexuels accusés de binarisme inversé, et les queer et trans qui prônent le non-binarisme13.

Cette contradiction peut exposer des LGB à de virulentes accusations de transphobie, à se voir qualifiés de cisgenre voire de terf14. Dans le Wyoming, des transactivistes se battent contre un projet de loi de criminalisation des mutilations génitales féminines au prétexte que « parler de mutilations génitales féminines, c’est employer un langage qui exclut les transgenres, car les porteurs de vagins ne sont pas tous des femmes, et les femmes n’ont pas toutes des vagins »15.

Marguerite Stern, militante féministe, ex-Femen, organise des collages d’affiches contre les « féminicides » ; or elle a affirmé récemment : « Je considère que c’est une insulte faite aux femmes que de considérer que ce sont les outils inventés par le patriarcat qui font de nous des femmes. […] C’est un fait biologique » (Le Monde II, 31 janvier 2020). Ce propos a été jugé inadmissible, car il reconnaît la différences des sexes, sans se référer aux « genres ». Il lui a donc valu de la part des activistes intersectionnelles des menaces de mort au nom des trans et, portant l’insulte suprême, terf, des affiches autour de son domicile faisant d’elle une sorcière (en tout cas hérétique, peut-être juive) : « Brûlons les terfs ! ».

Bien que fondé sur la biologie élémentaire, le simple rappel de la différence des sexes peut à présent être puni par la loi. Par exemple, en 2019, Maya Forstater, une chercheuse britannique, a été licenciée par le Center for Global Development (CGD), organisation caritative qui anime des campagnes contre la pauvreté et les inégalités, après avoir tweeté qu’une personne ne peut changer son sexe biologique, parce qu’il est inscrit dans chacune de ses cellules. Elle a porté plainte, mais le juge James Tayler a statué que son opinion ne relevait pas de la « croyance philosophique » et n’était donc pas protégée par la loi, d’autant moins qu’elle était « absolutiste » (absolutist). La plaignante fut donc déboutée — et la réalité avec elle16.

Ciel et Terre

Comment en est-on arrivé là ? Le débat porte évidemment sur la pertinence de la définition biologique du sexe. La biologie a établi l’ommiprésence de la division sexuelle dans le règne animal, du moins chez les pluricellulaires, et dans une grande partie du règne végétal. Cela reste négligeable pour les théoriciens du genre qui estiment que le sexe est une construction sociale du patriarcat, et que le seul critère d’identité recevable reste celui du genre, comme identification à une communauté, dépositaire d’une vision du monde. L’identification revêt un caractère initiatique dont les phases sont la révélation intime, l’entrée dans une communauté (le coming in), puis la proclamation à la face des autres communautés (le coming out).

Quand l’esprit transforme la matière par profération, on entre dans le domaine de la magie. La profération peut ainsi transformer magiquement le réel, transfigurer le sexe en genre et la graphie en instrument de lutte contre la domination.

Quand, en 1979, Jean-François Lyotard décréta dans La condition postmoderne la fin des grands récits portant un projet d’émancipation (qu’ils soient politiques, scientifiques ou religieux), il reprenait alors à Austin, philosophe du langage, le thème de la performativité qui caractérisera le post-modernisme encore de mise. Est performatif un énoncé dont l’énonciation accomplit un acte. Austin omit toutefois de rappeler que la théorie des performatifs fut élaborée au XIIIe siècle, notamment par ses prédécesseurs à Oxford, Roger Bacon et Robert Kilwardby, qui formulaient une théorie des formules sacramentelles17. Le succès d’un performatif dépend ainsi d’un magistère dogmatique, jadis celui de l’Église, aujourd’hui celui des universitaires déconstructeurs et post-coloniaux.

On comprend mieux pourquoi Butler, dans Trouble dans le genre, reprit de Lyotard la théorie de la performativité, puisque le genre est instauré par son énonciation. Ainsi le coming out devient un second baptême, dont le bénéficiaire est aussi l’officiant, born again qui réalise ainsi une fusion identitaire par sa propre désignation.

Les communautés identitaires ainsi instituées ne sont évidemment pas des groupes biologiques, mais des groupes politiques, tous opposés à l’ordre hétérosexuel imposé par le patriarcat, notamment occidental (et blanc). Précisons donc la dualité entre le biologique et le politique — ou plus précisément le politico-religieux.

Rétrospection

Dans l’érotique occidentale, deux courants se distinguent depuis l’antiquité tardive : le courant néoplatonicien dominé par la figure de Plotin et le courant chrétien dominé par la figure d’Augustin.

À la suite de Platon, Plotin distingue deux formes de l’amour, représentées par deux déesses, l’Aphrodite terrestre ou pandémienne, et l’Aphrodite céleste (ou uranienne) : elles symbolisent deux moments de la reconduction de l’homme vers l’unité perdue, l’Un qui dépasse même l’Être dans cette mystique : l’amour terrestre (et donc la sexualité au sens biologique du terme) est une première étape vers l’amour céleste, car la volupté conduit vers la beauté, qui dépasse ses objets terrestres. L’amour dit platonique n’est nullement une renonciation mais un dépassement, et il prend place dans une initiation mystique.

Dans l’histoire de l’érotique, le thème initiatique, encore présent dans la littérature courtoise des troubadours, s’est évidemment laïcisé, mais la dissociation des deux formes d’amour demeure une des clés du romantisme, de Jane Austen à Gustave Flaubert, faisant du roman d’initiation une école de la frustration et de l’échec, ce que reprend encore Aragon.

De nos jours, par son caractère biologique, le sexe rappelle fort l’Aphrodite terrestre. Par son caractère idéalisé, autodéfini, résultant d’un performatif magique, le genre hérite du caractère initiatique de l’Aphrodite céleste. Toutefois, comme aujourd’hui les théologies sont politiques, la théorie du genre revendique hautement sa fonction politique — voir par exemple la contribution de Judith Butler au collectif Deconstructing Zionism. À ce compte, et en bref l’hétérosexualité, engluée dans le biologique, est réactionnaire, alors que l’homosexualité, et mieux encore la transsexualité, sont politiquement progressistes, voire révolutionnaires.

Pour justifier cette opposition, il nous faut revenir à la conception chrétienne, et particulièrement augustinienne, du péché, restée étrangère au platonisme et au paganisme en général. Réputé l’instrument de la Chute, le sexe conduit au péché de chair, alors que le genre s’en démarque et participe de la rédemption, puisqu’il s’écarte du biologique. En somme, l’hétéro prend la suite du pécheur : c’est bien l’hétérosexualité qui valut à l’humanité d’être chassée du Paradis. Le cisgenre, celui qui se satisfait de son sexe et/ou de son genre prescrit, est condamné, car c’est un pécheur endurci, qui refuse de s’écarter de son statut biologique. Dès lors cependant, l’homosexualité, et mieux encore la transsexualité, pourraient devenir des voies de la rédemption.

Transposée ici entre le sexe et le genre, l’opposition métaphysique de la matière et de l’esprit doit beaucoup au substrat manichéen de la pensée de saint Augustin avant sa conversion. Avec la Réforme, l’augustinisme s’est radicalisé en puritanisme, et il n’est pas surprenant que dans les milieux universitaires anglo-américains, pénétrés d’anglicanisme et d’évangélisme, l’obsession des catégories créées autour du genre et du sexe, la casuistique des micro-agressions et les répressions victimaires qu’elle autorise et inventorie, transposent de façon créatrice la normativité caractéristique du puritanisme depuis le XVIe siècle. La déconstruction en inverse cependant les valeurs, conformément à son programme de tradition nietzschéenne, et l’on voit, à l’échelon international, s’affronter autour de la théorie du genre des milieux religieux traditionalistes et des néo-puritains déconstructeurs.

L’inversion de la norme en maintient toutefois les catégorisations, tout en prétendant subvertir les valeurs qui lui sont attachées. L’enjeu majeur, pour les militants les plus radicaux, sera d’en finir avec le binarisme, et la figure complexe de la transsexualité devient donc le centre de leur réflexion militante. C’est le thème majeur d’un ouvrage de référence, traduit un peu partout, et devenu un succès de librairie, King Kong Théorie de Virginie Despentes : « King Kong, ici, fonctionne comme la métaphore d’une sexualité d’avant la distinction des genres telle qu’imposée politiquement autour de la fin du XIXe siècle. King Kong est au-delà de la femelle et au-delà du mâle. Il est à la charnière, entre l’homme et l’animal, l’adulte et l’enfant, le bon et le méchant, le primitif et le civilisé, le blanc et le noir. Hybride, avant l’obligation du binaire […] »18.

Passons sur le style laborieux de cette écrivaine laurée, sur l’histoire singulière qui ferait remonter la distinction des « genres » à une politique répressive de la fin du XIXe siècle ; sur la confusion malencontreuse entre genre et sexe, puisqu’à la phrase suivante elle parle des sexes (mâle et femelle) et non des genres. Dans le film éponyme, King Kong, le gorille géant, symbole gigantesque de l’amour biologique le plus bestial, dans sa version viriliste, se voyait sublimé par la rencontre platonique, forcément platonique, mais pourtant passionnée entre la Belle et la Bête. Ici, il devient un androgyne transcendant : « au-delà de la femelle et au-delà du mâle » et témoin d’une origine disparue : « hybride, avant l’obligation du binaire ».

Sans doute involontaire, l’allusion au Banquet de Platon reste évidente, puisque c’est là qu’Aristophane explique l’amour humain par la division de l’Androgyne primitif : ses deux moitiés ayant été séparées, tant la femme que l’homme sont incomplets, et cherchent en vain dans l’amour (hélas hétérosexuel) à retrouver l’unité perdue qui restaurerait leur complétude (voir 189c-193e).

Dès lors, de nombreux auteurs ont imaginé que des figures mythiques incluant les deux sexes, voire aussi plusieurs genres, témoignaient d’une unité supérieure, et incarnaient à leur manière la coïncidence des contraires, qui obsède à travers les siècles les métaphysiciens qui entendent dépasser la rationalité. Aux premières années de l’ère chrétienne, Philon d’Alexandrie commentait dans ce sens cette phrase de la Genèse « Et Il les partagea par le milieu » (Genèse, XV, 10), passage que l’on a lu comme la naissance du monde des différences, le Logos ou verbe divin opérant par dichotomie. Et de nos jours, les associations chrétiennes gaies et lesbiennes insistent aussi sur cet autre passage : « Il les créa homme et femme » (Genèse, I, 27)19.

La transidentité rédemptrice

Dès lors, commenta au Quattrocento le néo-platonicien Marsile Ficin, l’Amour est la force qui nous permet de retrouver notre unité originelle : « En nous rétablissant dans notre état complet, nous depuis longtemps divisés, il nous a reconduits au ciel »20. De fait, pour diverses traditions occultes, l’androgynie est un apanage divin ; par exemple, le mage alchimiste Agrippa de Nettesheim affirme que selon Hermès Trismégiste, « les dieux possèdent les deux sexes » (utrumque diis sexum inesse)21, et il appuie son propos tant sur Orphée que sur Apulée.

Repris dans les croyances ésotériques les plus diverses, ce thème se retrouve dans Swedenborg, et Balzac en a tiré Séraphitus, roman mystique : l’étrange Séraphîtüs aime Minna, qui voit en lui un homme, mais il est aussi aimé par Wilfrid, qui le considère comme une femme, Séraphîta. Cet androgyne, l’« être total », né de parents swedenborgiens, finit, sous les yeux de Minna et Wilfrid, par se transformer en séraphin et monter au ciel.

Dans le bas monde matériel, relevant de l’Aphrodite terrestre, les différences existent inévitablement, car elles le définissent (saint Augustin le situe « in regione dissimilitudinis », Confessions, VII, 10.17)22. En revanche l’effacement des différences permet non seulement d’en finir avec la rationalité, mais avec la réalité de ce bas monde humain. Notamment, la différence des sexes, attachée au péché, se voit sublimée par le genre inassignable des anges.

Eritis sicut dii, telle fut la promesse encore non tenue du Serpent. Comment le Trans revient-il donc à l’unité divine d’avant la séparation des sexes ? Cela ne va pas sans suppléments techniques, injection massives d’hormones et chirurgies coûteuses — voir notamment de Paul Beatriz Preciado, philosophe activiste, trans F to M, disciple de Derrida et de Butler, le manifeste Testo Junkie : Sexe, Drogue et Biopolique (Grasset et Fasquelle, 2008).

La recréation du Surhomme est parfaitement légitimée par l’idéologie transhumaniste. Par exemple, une des personnalités les plus en vue du mouvement transhumaniste, Martin·e Rothblatt, devenue femme après opérations et traitements médicamenteux, se présente comme le PDG le mieux payé·e du pays, avec un salaire mensuel de 38 millions de dollars. Créatrice d’un mouvement transhumaniste, Terasem, elle déclare : « Des programmes aussi […] accessibles qu’iTunes permettront de faire revivre une personne d’une autre façon ». Or le programmatique Testo Junkie finit par un chapitre au titre prometteur : Vie éternelle.

Prétendant relater une « expérience politique », l’ouvrage pourrait bien relever d’une théologie politique ésotérique. Commentant le programme de Paul Beatriz Preciado, Romain Jeanticou écrit : « ce qu’il appelle de ses vœux, c’est une abolition révolutionnaire de l’assignation sexuelle à la naissance. Plus d’hommes, de femmes, d’hétérosexuels, d’homosexuels. Et ainsi, assure-t-il, plus de système de domination fondé sur ces différences »23.

On comprend mieux alors la précellence du Trans et l’énergie dévotionnelle des transactivistes qui les conduit à attaquer d’abord les féministes, complices de l’ordre patriarcal, parce qu’elles croient à l’existence des femmes, alors même que selon Monique Wittig, « les lesbiennes ne sont pas des femmes » ; puis ils s’en prennent même aux gays et aux lesbiennes, suspects de binarisme. En somme, le Trans n’est pas seulement transsexuel ou transgenre, il devient aussi transcendant, résumant en lui toutes les puissances.

Or, dans la mystique dégradée qui s’attache à la théorie du genre, le monde terrestre régi par le binarisme patriarcal est condamné comme la machination d’un Pouvoir mauvais. C’est donc le mouvement performatif de la Politique qui doit s’attacher à le détruire dans ses fondements. On retrouve là un thème gnostique, très présent dans le messianisme politique contemporain, de Heidegger24 à Schmitt et Agamben : ce monde est immonde, comme on le répète de saint Augustin25 à Luther et à Jean-Luc Nancy. Despentes renchérit à présent : « Votre monde est dégueulasse. […] Votre puissance est une puissance sinistre. […] Le monde que vous avez créé pour régner dessus comme des minables est irrespirable » (loc. cit.).

Toutefois, le néo-puritanisme dont témoigne la cancel culture, la mise en accusation généralisée, les attaques diffamatoires entendent préparer un combat final, car le mythe, quand il entre dans l’histoire, le fait dans un bain de sang, comme en témoigne cette adresse de Paul Beatriz Preciado : « Et même si, un jour, nous vous soumettons, nous vous exotisons, nous vous violons et vous tuons, si nous accomplissons une tâche historique d’extermination, d’expropriation et de soumission comparable à la vôtre, nous serons alors tout simplement comme vous » (loc. cit.). L’antique pugnacité des Amazones fait place à un brutalisme martial où s’exprime une haine sans fard, jusqu’au programme de l’extermination, devenue mission historique. L’Ange au sexe inassignable devient ainsi un ange exterminateur.

Conséquences de l’inconséquence

Dans l’histoire des idées, il est fréquent que des mystiques se dégradent en superstitions et la pop culture d’aujourd’hui, comme la pop philosophy qui s’efforce de la porter au stade théorique, recycle sans trop s’en aviser d’antiques croyances sectaires, d’autant plus néfastes qu’elles engagent leurs partisans à la victimisation et à la violence.

Les implications politiques sont immédiates, puisqu’il s’agit de récuser la démocratie, en épargnant toutefois l’extrême droite, tout en inversant son langage racialiste : « le problème du fascisme démocratique n’est pas l’extrême droite, c’est le système représentatif anthropocentrique, patriarco-colonial selon lequel le consensus social est obtenu par un pacte de libre communication entre individus humains égaux — définis par avance en termes de citoyenneté bourgeoise, neurodominante, hétéropatriarcale et blanche »26.

La confusion entre les niveaux de sens, du sexuel au racial, du politique à l’économique, reste ici constante si bien que la théorie du genre finit par se noyer dans un flux de néologismes comme hétéropatriarcat (on voit mal ce que serait un homopatriarcat) ou nécropolitique (dérivé inversé de la biopolitique de Foucault). Ainsi, l’on relève des phrases, toujours affirmatives, comme : « L’hétéropatriarcat se caractérise par la définition nécropolitique de la souveraineté masculine »27. Cette indistinction témoigne de l’unité du monde immonde qu’il s’agit de détruire. Mais qui le gouverne ? L’auteur conclut sa diatribe contre Polanski par : « Le grand capital hétéropatriarcal préfère la soumission universelle aux différences identitaires. » Toutefois, ce discours identitaire laisse transparaître une indication délicate, car la phrase précédente se termine par le mot Juifs. L’emprise planétaire du « grand capital hétéropatriarcal » ne serait-elle pas le fait de ces héritiers des Patriarches ? Dans sa propre diatribe contre Polanski, où elle mêlait la pédophilie, la réforme des retraites et le mauvais goût des jurys, Virginie Despentes résumait : « C’est toujours l’argent qu’on célèbre dans ces cérémonies ». L’essayiste Pascal Bruckner lui répondit : « Qui aime l’argent ? […] Le Juif »28.

N’importe, ce discours trouve bien des complaisances et rencontre un succès croissant dans les milieux culturels29 et académiques et finit par imposer partout ses mots-clés, ses graphies inclusives et ses éléments de langage.

Se prétendant antirépressif, subversif, ce discours s’oppose cependant aux revendications féministes les plus élémentaires et les plus justifiées, du contrôle des naissances à l’interdiction de l’excision. Par exemple, Preciado s’oppose ainsi à la pilule contraceptive : « La pilule […] est liée au colonialisme et au racisme, et reproduit techniquement des différences de genre »30.

Ce discours détourne aussi les luttes sociales en combats de sexes, de genres et de races, comme la picrocholine « guerre des toilettes », toujours en cours, qui veut imposer partout des toilettes spéciales réservées aux Trans.

Sous couleur de vaincre le patriarcat (occidental), il s’attaque à la démocratie et à l’État de droit, ainsi qu’à la laïcité. Enfin, antisémitisme aidant, il légitime des programmes politiques destructeurs, en premier lieu celui de l’islamisme31, tout aussi irrationnel, mais hélas beaucoup plus cohérent.

N.B. : J’ai plaisir à remercier ici Édith Fuchs, Sabine Prokhoris et Jean Giot.

Notes

1 – [NdE] : Directeur de recherche au CNRS, spécialisé en sémantique des textes. Derniers ouvrages : en 2018, aux Classiques Garnier, Faire sens, de la cognition à la culture, et Mondes à l’envers. De Chamfort à Samuel Beckett ; aux éditions Le Bord de l’eau, Heidegger, Messie antisémite. Ce que révèlent les Cahiers noirs ; en 2019, Exterminations et littérature. Les témoignages inconcevables (PUF).

2 – « Question: If you could see a documentary on a philosopher, on Heidegger, Kant, or Hegel, what would you like to see in it? Jacques Derrida’s answer: For them to talk about their sex life. . . . You want a quick answer? Their sex life », Jacques Derrida. Derrida, directed by Kirby Dick and Amy Ziering Koffman, New York, Zeitgeist Video, 2003, DVD.

4 – L’ordre établi n’est pas strict et comporte des variantes et additions régionales, au Québec par exemple.

5 – Voir Sabine Prokhoris, Au bon plaisir des docteurs graves. À propos de Judith Butler, Paris, PUF, 2017. [NdE recension sur Mezetulle].

6 – Cisgender (comme on parlait de Gaule cisalpine) : dans un ouvrage de référence, une militante biologiste trans et bi définit les cisgenres comme ceux qui « ont toujours connu leurs sexes physique et mental alignés » (Julia Serano, Whipping Girl : A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity, Seal Press, 2007, 1re éd., p. 12).

7 – Derrida traduit euphémiquement par déconstruction les mots Abbau (littéralement mise à bas) ou Destruktion chez Heidegger.

8 – Il ne s’intègre pas dans la catégorie qu’il dépasse, d’où par exemple la revendication de toilettes spécifiques.

9 – Cf. Robert Blanché, Introduction à la logique contemporaine, Paris, Armand Colin, 1957 ; Algirdas-Julien Greimas et François Rastier, « The interaction of semiotic constraints », Yale French Studies, 1968 41, pp. 86-105.

10 – « Désormais on se lève et on se barre », par Virginie Despentes, Libération, 1 mars 2020 ; en ligne : https://www.liberation.fr/debats/2020/03/01/cesars-desormais-on-se-leve-et-on-se-barre_1780212

11 – Les gays sont de longue date établis mais politiquement divisés ; les bisexuels restent discrets et connaissent naturellement des oscillations identitaires.

12 – L’auteur, « Écriture inclusive et exclusion de la culture », à paraître dans Cités, n°82, juin 2020, p. 133-144.

13 – Voir dans le mouvement musical Queercore le manifeste intitulé « Don’t be Gay » publié dans le fanzine punk hardcore Maximum Rock’n’Roll.

14 – « Trans Exclusionary Radical Feminist ». Ces femmes sont considérées comme des ennemies, d’où les slogans Die Terfs ! ou Kill terfs !

15 – « female genital mutilation is transgender-exclusionary language, as not all people with vaginas are women, and not all women have vaginas ». https://christineld75.wordpress.com/2020/03/10/aucune-feministe-nest-transphobe-le-lobby-trans-activiste-est-misogyne/

16 – « Judge rules against researcher who lost job over transgender tweets », The Guardian, 18 décembre 2019, en ligne : https://www.theguardian.com/society/2019/dec/18/judge-rules-against-charity-worker-who-lost-job-over-transgender-tweets

17 – Voir Irène Rosier, La parole comme acte. Grammaire et sémantique au XIIIe siècle, Paris, Vrin, 1994.

18 – Paris, Grasset, 2006, p. 120.

19 – Voir Goodenough, « A Neo-Pythagorean Source in Philo Judaeus », Yale Classical Studies, 1932, p. 115-164. Philon et à sa suite Origène déduisirent de ce passage que le premier homme était androgyne. Et rien n’exclut qu’Origène ne se soit châtré pour approcher de la perfection.

20 – « De Amore », IV, vi, Opera, Turin, Bottega d’Erasmo, 1959-1962, II, p. 1330 : « Quod nos olim divisos in integrum restituit in caelo ».

21De Occulta Philosophia, III, vii, Cologne, Heinrich Cornelius, 1533, p. 222.

22 – L’histoire de cette définition est très riche, du Politique de Platon, à Plutarque, Porphyre, le Pseudo-Denys, Scot Érigène ; voir notamment E. TeSelle, « ’’Regio dissimilitudinis’’ in the Christian tradition and Greek philosophy », Augustinian Studies, 6, 1975, p. 153-179.

23 – Paul B. Preciado : « Ce n’est pas l’artiste Polanski que l’on protège, mais la souveraineté hétéropatriarcale », Télérama, 8 mars 2020.

24 – « Überwindung der Metaphysik », XVI, in Vorträge und Aufsätze, Gesamtausgabe, t. VII, Francfort sur le Main, Klostermann, 2000, p. 92.

25 – Voir notamment Sermones de Scripturis, 105, 6, 8 ; 116, 3,3 ; De civitate Dei, 7, 26.

26 – Paul B. Preciado, « Le corps de la démocratie », Libération, 3 janvier 2019, en ligne : https://www.liberation.fr/debats/2019/05/31/le-corps-de-la-democratie_1730853

27 – Paul B. Preciado « L’ancienne académie en feu », Libération, 1 mars 2020 à 20:41 https://www.liberation.fr/debats/2020/03/01/l-ancienne-academie-en-feu_1780215

28 – « De quoi Roman Polanski est-il le nom ? », Le Point, 5 mars 2020.

29 – Par exemple Preciado est en 2020 philosophe invité au Centre Pompidou pour des conférences sur la sexualité, avant une résidence au Musée d’Art Moderne.

30 – « The pill […] has to do with colonialism and racism, and technically reproducing gender differences », in « Pharmacopornography: An Interview with Beatriz Preciado », by Ricky Tucker, The Paris Review, 4 décembre 2013. Rappelons qu’il existe des contraceptifs pour hommes et que la pilule a été diffusée après la fin de la colonisation. Preciado se donne en exemple pour s’être émancipée de son milieu familial franquiste : elle semble n’avoir changé que les arguments, non les conclusions.

31 – Virginie Despentes, ex-jurée Goncourt, rendit cet hommage empathique aux tueurs de Charlie Hebdo : « J’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. Ceux qui venaient de s’acheter une kalachnikov au marché noir et avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que de vivre à genoux. J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser leur visage. », in « Les hommes nous rappellent qui commande et comment », Les Inrocks, 17 janvier 2015, en ligne : https://www.lesinrocks.com/2015/01/17/actualite/actualite/virginie-despentes-les-hommes-nous-rappellent-qui-commande-et-comment/. Dans la même veine, Judith Butler ne manqua pas au lendemain des attentats massifs du 13 novembre 2015 d’alimenter les thèses complotistes : « Les experts étaient certains de savoir qui était l’ennemi avant même que l’EI ne revendique les attentats », tout en agitant le spectre de la dictature de François Hollande : « Sommes-nous en train de pleurer les morts ou de nous soumettre à la puissance d’un État de plus en plus militarisé et d’accepter la suspension de la démocratie ? », in « Une liberté attaquée par l’ennemi et restreinte par l’État », Libération, 19 novembre 2015, https://www.liberation.fr/france/2015/11/19/une-liberte-attaquee-par-l-ennemi-et-restreinte-par-l-etat_1414769. Dans Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Paris, Amsterdam, 2005, Butler rappelle « les importantes significations culturelles de la burqa […] un exercice de modestie et de fierté, une protection contre la honte, […] un voile derrière lequel la puissance d’agir féminine peut opérer et opère effectivement. » (p. 175).

« La nature en train de se révolter » avec une épidémie de Covid-19 ? 

L’humilité vicieuse des adorateurs du chagrin

Chaque jour apporte son lot d’inepties médiatisées, et ce n’est pas nouveau. Mais quand elles sont proférées par des doctes, elles n’en sont que plus désolantes. Je n’en croyais pas mes oreilles ce matin : « la nature est en train de se révolter » ! Cette déclaration publique à propos de la diffusion du coronavirus SARS-CoV-2 n’est pas d’un gourou, elle n’émane pas d’un esprit tourmenté qui se livre à la mentalité magique – comme nous le faisons tous par moments car ça fait du bien même si nous n’y croyons pas vraiment –, mais très sérieusement d’un sociologue ayant pignon sur rue. Les adorateurs du chagrin reprennent force et vigueur et prêchent l’humilité : il ne faut pas irriter les dieux.

Jean Viard, directeur de recherche associé au CNRS, interrogé par Sonia Mabrouk sur l’antenne d’Europe 1 le 13 avril1, déclare : « On n’a peut-être pas respecté la nature comme elle le méritait et elle est en train de se révolter ». Ce n’est évidemment pas une plaisanterie (qui serait de très mauvais goût en ce moment), ce n’est pas non plus une image (qu’il aurait de toute façon fallu souligner comme telle) , c’est sérieux et le lexique n’est pas en reste : la nature « mérite » le « respect » et si on ne la « respecte » pas, elle fait les gros yeux, elle ne réagit même pas comme le ferait un fauve entravé qui brise ses liens, non elle « se révolte » tel un dieu offensé. On nage en plein anthropomorphisme, on n’est même pas au niveau d’une théologie dans laquelle un dieu transcendant, peu regardant sur les détails, poursuit des calculs qui nous échappent et qui rendent nos malheurs nécessaires.

On a presque honte de rappeler que la nature n’est pas une personne (et pour utiliser une tournure anthropomorphique : qu’elle s’en fout), que les lois naturelles s’appliquent nécessairement quand bien même il n’y aurait aucun esprit pour les découvrir et les formuler. La loi de la chute des corps, c’était pareil avant Galilée. La nature n’a pas de droits, elle ne réclame rien, n’en veut à personne, n’exige aucun culte : elle existe, elle continue à exister, à Tchernobyl et ailleurs2. Ce que nous souhaitons, c’est une nature à notre convenance, c’est un état de la nature qui soit vivable et si possible agréable pour notre espèce3 : cet état n’est pas plus « respectable » qu’un autre mais souhaitable pour nous, et pour l’obtenir, le maintenir, le développer, nous avons besoin de connaissances et de techniques. Il est impossible de transgresser les lois de la nature : on ne peut la commander qu’en lui obéissant comme le disait Bacon4, c’est-à-dire en l’étudiant par la science et en l’utilisant ou en en prévenant les effets indésirables par les techniques ainsi éclairées.

Mais cette pandémie a un effet d’aubaine pour une cabale de dévots qui reprend force et vigueur. Les adorateurs du chagrin retrouvent les incantations immémoriales : il ne faut pas irriter les dieux.

Pour revenir aux déclarations entendues ce matin, ce tissu d’absurdités s’autorise, pour faire bonne mesure et montrer qu’on est savant, d’une allusion en forme de démenti à un passage de Descartes  : non « nous ne sommes pas maîtres et possesseurs de la nature ». L’allusion à un passage connu du Discours de la méthode (6e partie) véhicule une approximation, car l’expression exacte de Descartes est « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature »5. Un petit « comme » … ça fait une (petite ?) différence en effet. Mais n’entrons pas dans les subtilités de l’explication de texte philosophique qui nous entraîneraient dans l’exposition et la discussion de ce qu’on pourrait appeler une sorte de scepticisme épistémologique cartésien6. Non que cela dépasse le sociologue moyen qui a fait des études supérieures et qui a forcément appris à lire de près, rencontré les grandes critiques classiques de la pensée anthropomorphique et du finalisme, et étudié un peu de philosophie des sciences : cela heurte les idéologues moralisateurs persuadés que l’homme armé de ses techniques est un démiurge toujours mauvais. Il me suffira de souligner que Descartes parle principalement dans ce passage des progrès de la médecine dont on peut espérer, grâce au développement des connaissances scientifiques, une amélioration et un allongement de la vie humaine – et cela en 1637. Or c’est exactement ce qui s’est produit ultérieurement.

Oui Jenner et Pasteur, pour ne prendre que ces exemples, se sont heureusement rendus, grâce à la connaissance, « comme maîtres et possesseurs de la nature » en matière de maladies infectieuses. Et qu’attendons-nous des équipes de biologistes, virologistes, infectiologistes, épidémiologistes, généticiens, etc., partout mobilisés dans le monde aujourd’hui, partout acharnés à l’étude, sinon une meilleure connaissance de la nature du virus, de ses modes de transmission, de ce qui peut l’affecter et le détruire, de la durée de la contagiosité de la maladie qu’il provoque, de la nature des anticorps qui lui font obstacle ? Choses qui, une fois connues plus amplement, permettront de l’éviter, de le neutraliser une fois qu’il est présent dans un organisme humain, de s’en garantir avant sa survenue, d’en épuiser la propagation, bref de s’en rendre « comme maîtres et possesseurs ». Quel bel encouragement que de leur dire : « la nature se révolte, on ne l’a pas assez respectée » ! Ou, comme l’a fait hier (12 avril, dimanche de Pâques), un évêque – mais qui lui au moins était dans son rôle – : « un minuscule virus nous a mis un genou en terre », avant de conclure comme Mme Michu mais avec les grandes orgues « on est peu de chose quand même »… !

S’agenouiller devant un morceau d’ARN enrobé d’une petite couche de graisse ? Non merci. Lorsque je me lave les mains au savon qui s’attaque à cette couche de graisse, lorsque je frotte mes poignées de porte à l’alcool, je livre le virus à la destruction : j’utilise une loi naturelle que la science a découverte. J’essaie, à mon infime niveau, de me rendre « comme maître et possesseur » d’une parcelle de nature, de commander à une nature aveugle en obéissant à ce que la science enseigne à ce sujet.

Les chercheurs n’ont que faire de cette humilité vicieuse7 prêchée aujourd’hui de tous côtés, et qu’il ne faut pas confondre avec la modestie. On s’humilie en s’abaissant devant quelqu’un que l’on croit à tort supérieur à soi ou devant une puissance aveugle à laquelle on prête des propriétés signifiantes. On est modeste quand on ne se croit ni au-dessus ni au-dessous de personne, quand on doute de soi-même, quand on se sait sujet à l’erreur et quand on sait aussi qu’on ne peut compter que sur ses propres forces et qu’il serait désastreux de ne pas y recourir, désastreux de s’en remettre à je ne sais quelle triste et jalouse puissance extérieure surplombante. C’est ce doute audacieux et raisonné qui, toujours, rend possibles le savoir et la libération qui en dépend.

Notes

2 – Voir l’article du regretté Didier Deleule sur le site d’archives : http://www.mezetulle.net/article-nucleaire-de-quelle-nature-parle-t-on-par-d-deleule-70101538.html

3 – Voir Francis Wolff, Plaidoyer pour l’universel (Paris, Fayard, 2019), p. 92-103.

4 – « […] on ne triomphe de la nature qu’en lui obéissant », Francis Bacon, Novum Organum, éd. M. Malherbe et J.-M. Pousseur. Paris, PUF, 1986, p. 87.

5 – Sur les idées faussement attribuées à Descartes, on lira Denis Kambouchner Descartes n’a pas dit, Paris, Les Belles Lettres, 2015.

Voici ce que Descartes écrit dans la 6e partie du Discours de la méthode.
« Mais, sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusques à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer autant qu’il est en nous le bien général de tous les hommes: car elles m’ont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie ; et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait sans aucune peine des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie ; car même l’esprit dépend si fort du tempérament et de la disposition des organes du corps, que, s’il est possible de trouver quelque moyen qui rende communément les hommes plus sages et plus habiles qu’ils n’ont été jusques ici, je crois que c’est dans la médecine qu’on doit le chercher. »

6 – Descartes ne croit pas que les modèles explicatifs en physique puissent atteindre une vérité du même ordre que celle des propositions mathématiques. Il considère qu’un modèle peut être retenu lorsqu’il rend compte de manière suffisante d’un ensemble de phénomènes et qu’il permet, sous conditions d’accessibilité, l’action technique. Nous ne pouvons donc pas prétendre être maîtres de la nature , ce qui serait prétendre agir comme Dieu, mais nous pouvons simuler l’obtention d’effets par des voies que nous maîtrisons mais dont nous ne pouvons assurer qu’elles sont celles de Dieu ni même qu’elles seraient comparables à celles de Dieu : nous ne pouvons donc que « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Voir Principes de la philosophie, IV, art. 204, où Descartes donne l’exemple de deux montres qui fonctionneraient correctement mais selon des mécanismes totalement différents.

7 – L’expression « humilité vicieuse » est empruntée à Descartes, Les Passions de l’âme, art. 159. Remarquablement cohérent, Jean Viard n’en rate pas une dans son itv du 13 avril : « cela nous rend humbles » dit-il aussi.

 

« La Gauche contre les Lumières ? » de Stéphanie Roza, lu par P. Foussier

Philosophe, spécialiste du XVIIIe siècle, Stéphanie Roza examine dans son dernier livre La Gauche contre les Lumières ? (Fayard, 2020) les attaques dont l’héritage des Lumières est l’objet de la part de la gauche. Une gauche qui jadis s’inscrivait massivement dans cette filiation ou en revendiquait même fièrement les acquis.

Les critiques venues de la gauche à l’égard des Lumières, Stéphanie Roza les juge d’une « radicalité inouïe » et visant « le cœur même de l’héritage », c’est-à-dire mettant en cause avec une égale vigueur les trois piliers de ce legs du XVIIIe siècle : le rationalisme, le progressisme et l’universalisme. Elle s’efforce d’en identifier les sources tout en reliant celles-ci à leurs expressions contemporaines. En effet, l’offensive culturelle, idéologique, politique qu’on voit se déployer avec intensité depuis quelques années puise ses sources dans un substrat conceptuel dont l’auteur démontre sinon la cohérence, au moins la convergence. Des positionnements idéologiques très disparates sont aujourd’hui convoqués pour entreprendre une offensive contre les Lumières qui n’avait probablement jamais eu autant d’efficacité et d’effectivité qu’en cette période.

Antirationalisme, antiprogressisme, antiuniversalisme

Dans un premier chapitre, Stéphanie Roza se concentre sur le rationalisme en pointant la manière dont des courants situés aux marges de la gauche ont finalement réussi à insuffler leur vision bien au-delà de leurs maigres cercles. Défiance à l’égard des modes d’organisation collectifs, politiques, syndicaux ou associatifs, remise en cause des processus démocratiques d’élaboration de la décision, invocation récurrente du spontanéisme sont quelques-unes des caractéristiques de ces courants. « Le recours au mode fragmenté, aux récits à la première personne, à la narration plus ou moins poétique, métaphorique ou mythologique, le rejet de toute généralisation surplombante au profit des expériences individuelles et aux descriptions “au ras du vécu” sont des conséquences de cet état d’esprit », observe Stéphanie Roza. Elle identifie aussi l’animosité à l’égard de la science, de la médecine dite conventionnelle, des formes d’exaltation d’un ordre naturel perdu ou à retrouver comme relevant de cette offensive antirationaliste.

L’antiprogressisme occupe le deuxième volet du livre, et il recoupe le premier à divers titres, en particulier au regard du lien à la science. L’homme y est décrit comme « victime de sa soif de savoir et des avancées de ses connaissances ». S’il y a des distinctions à opérer entre d’une part le méliorisme des Lumières, définissant non un mais « des » progrès, si ceux-ci sont toujours corrélés à « la décision politique éclairée des citoyens », et d’autre part le positivisme scientiste de la fin du XIXe siècle, l’ensemble fait l’objet d’un rejet global de la part de ces courants de gauche, car associé aux origines des dégâts causés à l’environnement.

La troisième partie du livre, la plus développée, concerne les offensives menées contre l’universalisme. Elle mobilise de nombreuses références ignorées jusqu’alors et la démonstration de Stéphanie Roza bouscule bien des certitudes établies ainsi que bien des figures iconiques de la gauche. Elle s’attache notamment à décrire comment l’antiracisme et le féminisme « universalistes » sont frontalement attaqués par des groupes et mouvements qui tiennent le haut du pavé, suscitant pétitions, appels et pamphlets, saturant l’espace éditorial, les antiracistes universalistes étant « supposés complices et véhicules du patriarcat et/ou de l’oppression coloniale et néocoloniale ». Elle illustre aussi comment l’analyse intersectionnelle développe inévitablement des réflexes et des postures identitaires. S’agissant du féminisme, Stéphanie Roza n’a pas de mal à démontrer l’ineptie de sa variante intersectionnelle avec l’exemple du débat sur la constitution tunisienne en 2012. Le projet entendait définir la femme comme « complément » de l’homme et non son égale : « Dans ce cas, où étaient les véritables féministes ? Les opposantes tunisiennes au projet, si nombreuses qu’il fut finalement abandonné, étaient-elles donc des féministes blanches animées par l’islamophobie ? ».

Une internationale ultraconservatrice : références, filiations et correspondances

Pour illustrer des débats anciens sur l’universalisme au sein de ce qu’il était convenu d’appeler jadis le « tiers monde » et la sortie de la période coloniale, la philosophe recourt à des références très précieuses pour éclairer le débat, à savoir les textes d’Hô Chi Minh et les débats entre Nehru et Gandhi. Le père de l’indépendance vietnamienne, dès 1945, invoque ainsi la Déclaration d’indépendance américaine et la Déclaration française des droits de l’homme et du citoyen, « brandies comme antidote idéologique à la domination coloniale », renvoyant de fait les pourfendeurs de toute idée émanant de l’Occident à leurs contradictions. Le cas de l’Inde est également éclairant. Gandhi préconise « un mode de vie rural et ancestral », se montre « réticent à doter l’Inde d’un système parlementaire » et incite « ses compatriotes à sortir de la civilisation industrielle, du machinisme et à tourner le dos aux acquis du progrès scientifique, médecine comprise », et demeura « toujours hostile aux mariages interreligieux, aux conversions, à l’athéisme et à l’émancipation féminine ». Nehru, dont la ligne l’emporte au moment de l’indépendance en 1947, prône de son côté l’égalité des droits entre tous les citoyens et s’inscrit en faux contre l’idée que « l’avenir de l’Inde consiste en un refus de la modernité occidentale et une régénération des traditions et valeurs du passé ». Dans leur quasi-totalité d’ailleurs, les leaders des indépendances se réclameront des principes émancipateurs des Lumières, quitte à dénoncer chez les Occidentaux leur manière plus ou moins prononcée de s’en affranchir. Stéphanie Roza mobilise également les écrits de l’orientaliste Edward Saïd ou, plus près de nous, de Talal Asad, anthropologue très influent dans les universités américaines. Ces analyses revêtent une grande importance car elles tirent le fil qui relie finalement beaucoup des positionnements hostiles aux Lumières de ces dernières décennies. Ils puisent massivement aux sources des écrits des poststructuralistes et de la French Theory. Derrida, Lyotard, Foucault surtout, viendront fournir un argumentaire à tous ceux qui cherchent à condamner la modernité issue des Lumières. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si, sur tous ces penseurs, l’influence de Heidegger est en général parfaitement assumée.

Bien entendu, l’auteur n’a aucun mal à démontrer que la déconstruction poststructuraliste est un pur produit européen comme le furent naguère les Lumières. Mais de cela, naturellement, leurs contempteurs ne disent mot. Elle illustre la manière dont des courants réactionnaires religieux, intégristes musulmans notamment, indigénistes, racialistes, intersectionnels et différentialistes, convoquent l’ensemble de ces références pour étayer leur doctrine. Les concepts de droits de l’homme, de sécularisme, d’égalité hommes-femmes, entre autres, sont flétris par « l’internationale ultra-conservatrice qui, d’un bout à l’autre de la planète, veut renvoyer chacun chez soi et l’y enfermer à double tour. Les tenants du féminisme décolonial, en rejetant la moindre critique de l’islamisme ou de ses manifestations comme raciste ou néo-impérialiste, abondent dans le même sens rétrograde. Assurément, il n’y a pas de collusion directe entre les études postcoloniales antiuniversalistes et l’islamisme : toutefois, on constate une convergence théorico-politique objective sur plusieurs points majeurs, qui trouve son origine dans la rupture des études postcoloniales avec l’héritage des Lumières ».

L’un des intérêts majeurs du livre de Stéphanie Roza réside sans doute aussi dans l’identification des filiations, des correspondances, des analogies entre des pensées qui se sont superposées depuis deux siècles et demi. Burke et de Maistre sont à leur origine, qui viennent déjà dénoncer l’idée avancée par Montaigne selon laquelle « chaque homme porte la forme entière de l’humaine condition ». En niant l’unité du genre humain, en faisant prévaloir les héritages de tous ordres comme lecture des rapports humains, les théoriciens de la réaction de la fin du XVIIIe siècle vont connaître une postérité considérable, notamment dans les courants conservateurs. Mais leur pensée viendra aussi nourrir des courants de gauche, comme en témoigne par exemple un Georges Sorel, marxiste dans sa jeunesse avant d’inspirer les courants fascistes, notamment italien. Cette gauche hostile aux Lumières est aussi incarnée par le belge Henri de Man ou encore Marcel Déat. Mais après-guerre, et malgré la guerre, malgré la condamnation absolue par le national-socialisme de tout ce qu’ont pu représenter et incarner les Lumières ou l’héritage révolutionnaire français, les théoriciens de l’École de Francfort Adorno et Horkheimer, dans la Dialectique de la raison, vont bâtir un édifice idéologique qui inspirera des générations de penseurs de gauche, et notamment les tenants du poststructuralisme, du postmodernisme. Ceux-ci puiseront également beaucoup dans Nietzsche et dans Heidegger, dont le passé complaisant à l’égard du nazisme ne jouera en rien contre sa popularité parmi les intellectuels de gauche. Stéphanie Roza décrit avec clarté l’articulation entre ces différents courants, qui viendront nourrir des penseurs comme Hannah Arendt ou plus tard André Glucksmann, même si elle accorde une place déterminante à Michel Foucault, dont les écrits sont ici décortiqués pour illustrer l’argumentation : « Les militants héritiers du poststructuralisme, avec quelques autres, ont versé dans une aigre vindicte anti-Lumières, qui aujourd’hui manifeste ouvertement sa dimension conservatrice ».

En pointant la manière dont la gauche occidentale procède ainsi à une « consternante autoliquidation », Stéphanie Roza se désole de voir des intellectuels et des militants de gauche « reprendre à leur compte les revendications voire la vision du monde propres à des projets théologico-politiques porteurs des pires régressions collectives ». Elle remarque aussi que « les errements anti-Lumières à gauche ont pour conséquence de reléguer les véritables combats émancipateurs à l’arrière-plan, d’alimenter des guerres fratricides et d’isoler la gauche progressiste et universaliste non-occidentale, au mieux en l’abandonnant à son triste sort, au pire en légitimant ses bourreaux ». Impossible de ne pas penser à la fascination que la révolution islamique des mollahs iraniens exerça sur Michel Foucault…

Le livre de Stéphanie Roza apporte donc des éléments nouveaux pour analyser cette offensive considérable menée contre l’héritage des Lumières, la raison, le progrès, l’universalisme, et même tout simplement l’humanisme. Pour sortir de cette logique, elle propose de se ressourcer auprès de Jaurès, qui représente selon elle « la matrice idéologique la plus féconde pour affronter les problèmes de notre temps ». Quelle que soit la recette, si la gauche continue à s’éloigner des Lumières et a fortiori à les condamner, elle n’aura bientôt plus de gauche que le nom. Le triomphe de ses adversaires sera total.

Stéphanie Roza, La Gauche contre les Lumières ?, Paris : Fayard, 2020.

Michel Guérin sur André Leroi-Gourhan, lu par Alain Dermerguerian

En lisant le dernier ouvrage de Michel Guérin André Leroi-Gourhan – L’Évolution ou la liberté contrainte (Hermann, 2019), Alain Dermerguerian1 propose une méditation sur un matérialisme non réductionniste et réflexif. Il montre comment, dans les trois essais qui composent le livre, « Michel Guérin réitère sur l’œuvre de Leroi-Gourhan l’opération même de celui-ci sur la poïétique préhistorique. L’art et la philosophie culminent chez Michel Guérin en une pensée comme geste inchoatif, la matière vivante de la Forme qui se féconde, se métamorphose, et se retrouve enfin dans l’accomplissement de l’œuvre – cette idée auto-matérialisée ».

Dialogue du préhistorien et du philosophe

L’œuvre de Michel Guérin et celle d’André Leroi-Gourhan étaient destinées à se rencontrer et à longuement dialoguer, tant leurs voies, pourtant a priori différentes, convergent en bien des points essentiels. La recherche philosophique de Michel Guérin – une des rares qui soient aussi créatives et originales en France ces dernières décennies – et celle d’André Leroi-Gourhan (1911-1986), illustre paléoanthropologue et préhistorien français, interrogent toutes deux un point focal que Michel Guérin nomme « Figure » : énigme qu’éclaire brillamment toute la réflexion d’André Leroi-Gourhan, comme les livres du préhistorien ont nourri, de façon récurrente, la sienne. La Figure, justement, n’est cantonnée ni à la rhétorique, ni à l’esthétique ou à la sémiologie, mais s’impose chez Michel Guérin comme une morphologie générale de l’acte de penser, ou une généalogie, transversale à la nature et à la culture, de la Forme fécondant son propre sens.

Ce que Michel Guérin a toujours tenté de dépasser en philosophie, c’est l’opposition stérile d’un spiritualisme éthéré, faussement platonicien, où les formes se dégradent en des abstractions vidées de leur intuition première, et un matérialisme qui témoigne pour lui-même dans un réductionnisme parfois agressif, dont Musil fit un saisissant pastiche. Découvrir une incarnation, sans nul mysticisme, des formes signifiantes dans la matérialité même, comme le faire-sens immanent à l’organisme biologique ou à l’opération artisanale, c’est cela que poursuit Michel Guérin, de même que Leroi-Gourhan a analysé la naissance de l’herméneutique du monde chez les premiers hommes, l’« animal symbolicum » dont parlait si bien le philosophe allemand Ernst Cassirer.

C’est dire si l’œuvre du grand préhistorien est loin ici d’être l’objet passif d’un commentaire extérieur, mais c’est bien plutôt le geste inaugural de la philosophie que Michel Guérin décrypte dans ce dialogue avec Leroi-Gourhan, à même l’intentionnalité à demi-consciente des premiers hommes, dont nous ne connaissons que quelques traces matérielles, comme le museau d’un bison ou le pochoir d’une main se découvrant signature …

Un livre en trois essais

L’ouvrage de Michel Guérin se compose de trois essais : le premier déjà ancien mais révisé, le second sensiblement plus récent et le dernier inédit. Le premier essai considère Leroi-Gourhan comme « notre Buffon ». Le parallèle est pertinent si l’on se souvient que le paléoanthropologue, même sans se doubler d’un botaniste et d’un zoologue, a constamment réfléchi le rapport humain à la totalité de son environnement, minéral, végétal et animal. On lit ou relit trop peu ce passionnant naturaliste admiré de Jean Rostand, et souvent on ne se souvient que de la célèbre formule : « le style, c’est l’homme ».

C’est justement à une généalogie de la pensée humaine apparue sur Terre comme style d’être encore inouï, une quasi-ontologie du Style anthropique en tant que marque émergente d’une conscience se faisant geste puis œuvres, que s’attache Michel Guérin en ce premier moment. On sait avec quelle maestria Leroi-Gourhan a rendu compte de la dialectique du geste et de la parole au Paléolithique culminant chez Sapiens en capacité symbolique toujours plus réflexive. Du sens de la technique à la technique du sens qu’est tout langage, c’est dans cette poïétique générale que Michel Guérin retrouve le concept (fondamental dans son travail) de geste, où le legs de Leroi-Gourhan est tout à fait assumé et revendiqué (voir Philosophie du geste, 1995 et 2011, Actes Sud). Tout geste humain, du plus humble à la création artistique libérée de l’urgence vitale, tout geste donc inscrit notre contingence corporelle, ce corps à nous donné par la nature, dans les linéaments de la matière humanisée ; en la faisant résonner – et raisonner – comme symbole : un geste enraciné biologiquement dans l’humanité qui forge par sa liberté créatrice sa nécessité ontologique, son devoir de devenir ce qu’elle est .

Le second essai, sensiblement plus court, porte sur ce que Guérin nomme chez Leroi-Gourhan « le primat de la matière ». Penser vraiment la matière permet de délester le dogme matérialiste, selon lequel la matière suffit à penser, de tout son poids de réductionnisme. Cette inhérence de l’intelligence à la matière comme puissance et désir de forme est bien entendu préfigurée chez Aristote, mais elle ne pourra s’identifier à une vraie philosophie du vivant, dans sa définition darwinienne d’histoire évolutive et sélective, qu’avec Bergson. Mais là où chez Bergson la certitude d’un esprit irréductible à la matière sonne comme un credo métaphysique, chez Leroi-Gourhan, et tel serait son « rasoir d’Ockham », il ne peut être attesté d’autre esprit que l’organisation même de la matière vivante se modelant par les lois immanentes de la nécessité. La technique humaine naît dans et de l’histoire du vivant parce que la vie se sculpte déjà elle-même, selon la belle métaphore de Jean-Claude Ameisen, et se produit en une très longue série de perfections muettes et aveugles, mais bientôt réflexives avec Sapiens.

Le Mythogramme et la Figure

Le dernier essai montre (ainsi que dans l’œuvre de Merleau-Ponty, où l’art est pensé comme paradigme et épreuve de l’être-au-monde corporel, comme le corps projette toujours déjà toute la structure de la relation esthétique au monde) comment l’art transcende le banal artifice ou artefact, pour rencontrer la finalité ultime des cinq sens dans un Sens incarné, soit la Figure chez Michel Guérin et le Mythogramme chez Leroi-Gourhan.

Ce que le préhistorien nomme ainsi, c’est cette écriture-peinture qu’est d’abord la trace anthropique pariétale, bifurquant très tardivement en arts plastiques et écriture linéaire en Occident, force d’une civilisation fascinée par la domination de la nature, en pensée et en actes, mais travaillée par un lancinant remords ou nostalgie d’une unité fusionnelle perdue. Le mythogramme serait allégorie abstraite du monde s’il ne contenait dans sa matière même le geste humain qui l’a mis à jour, le marmonnement supposé de la voix du premier artiste accompagnant sa main en mouvement, et sans doute tous ces fantômes, peut-être chamaniques, dont nous n’avons à présent d’idée que dans les incantations enregistrées de peintres aborigènes australiens se livrant à des rituels ancestraux. Et de même que Leroi-Gourhan reconstitue dans son style admirable le continent inconnu de la pensée gestuelle paléolithique accouchant de ses propres formes, de même Michel Guérin pense le geste philosophique comme tel dans l’acte de scription, où le concept en train de s’inventer jaillit, par le miracle du cerveau de Sapiens, de la main du penseur.

Dans son style limpide et précis, avec ses rigoureuses métaphores, où l’on retrouve souvent l’héritage si français d’Alain et de Valéry, bien loin des routines académiques comme des avant-gardes aussitôt démodées, Michel Guérin réitère donc sur l’œuvre de Leroi-Gourhan l’opération même de celui-ci sur la poïétique préhistorique. L’art et la philosophie culminent chez Michel Guérin en une pensée comme geste inchoatif, la matière vivante de la Forme qui se féconde, se métamorphose, et se retrouve enfin dans l’accomplissement de l’œuvre – cette idée auto-matérialisée. Cela, Michel Guérin le nomme, dans une formule faisant miroir à son propre travail, le « devenir figure de la Figure » : soit l’expérience d’une beauté nue, primale, et encore radicalement innocente dont l’art paléolithique est le le chef-d’œuvre incontestable. Il nous appartient, dit finalement Michel Guérin après Leroi-Gourhan, que la liberté, conquise par notre imaginaire sur les mécanismes aveugles de l’évolution, préserve toujours la grâce singulièrement humaine de l’art de l’autre terme de l’alternative contemporaine : la gratuité absurde des aliénations bureaucratiques, de l’économisme arbitraire et des tentations de l’écocide, surgis eux aussi du cerveau de Sapiens/Demens.

1– Alain Dermerguerian est professeur agrégé de philosophie (Aix-en-Provence), ancien élève de l’ENS.

Michel Guérin, André Leroi-Gourhan – L’Évolution ou la liberté contrainte, Paris : Hermann, 2019.

Sur l’expression « droit au blasphème ». Dossier sur la liberté d’expression

Au-delà de la légitime et urgente protection due à une personne visée par des menaces de mort pour avoir exercé la liberté d’expression1, ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Mila » a déclenché un débat nourri. On trouvera ici une récapitulation des textes publiés sur Mezetulle à ce sujet, dont certains sont bien antérieurs à « l’affaire » proprement dite. J’y ajoute une brève réflexion sur la notion couramment employée dans ce débat de droit au « blasphème », expression qui me semble véhiculer une double approximation non exempte de dangers.

Dossier. Récapitulation des articles en ordre chronologique inversé

Sur l’expression « droit au blasphème »

L’expression « droit au blasphème » est critiquable parce qu’elle est approximative, et ce n’est pas sans conséquence. Pour signaler qu’il s’agit d’une double approximation, il faudrait employer un système de doubles guillemets, et écrire : « droit au « blasphème » ». Non seulement le blasphème n’existe pas en droit français, mais, pour cette raison entre autres, on ne peut pas parler en toute rigueur de « droit au blasphème ».
Je vois déjà quelques lecteurs s’indigner : Catherine Kintzler soutient les dévots ! elle « n’est pas Mila » ! ou, au mieux : CK pinaille et introduit un « oui mais » ! Je leur demande de lire ce qui suit jusqu’au bout..
Oui je pinaille, et « je suis Mila ».

« Blasphème » : une notion impertinente en droit

Dans son article « L’affaire Mila et la réintroduction du délit de blasphème en droit français », Jean-Éric Schoettl rappelle l’abolition du délit. Dans l’état actuel du droit, la notion même de blasphème est inconnue, impertinente. On peut avancer un argument philosophique : la notion n’a de pertinence que pour les adeptes d’une position, d’une religion, et seuls ces adeptes sont en mesure de proférer des propos que d’autres adeptes jugeront « blasphématoires ». Il s’agit d’une notion interne à un discours et aux tenants de ce discours.

Cette absence a une conséquence évidente : comment une loi pourrait-elle énoncer explicitement un droit à quelque chose dont elle ne reconnaît pas l’existence ? Ou encore : énoncer ce droit serait ipso facto reconnaître l’existence du blasphème (et lequel ? pour quelles doctrines, quelles religions ? faut-il se lancer dans une énumération qui sera par défnition incomplète ? ).

Si les religions, les doctrines, utilisent la notion de blasphème et blâment sur ce motif certains de leurs adeptes, il s’agit d’un usage privé et strictement moral. Aucune religion, aucune autorité ne peut recourir à la loi pour demander la punition des adeptes jugés déviants, ni recourir à des actes délictueux pour les punir elle-même. Il n’y a pas de délit de blasphème : tout le monde a le droit de « blasphémer » !
Pourquoi alors pinailler devant l’expression « droit au blasphème » ?

La vertu libératrice du silence de la loi

La liberté de proférer ce que certaines doctrines qualifient de blasphème ne s’inscrit pas seulement dans l’inexistence juridique de la notion de blasphème, elle s’inscrit tout simplement et généralement dans l’exercice ordinaire de la liberté, lequel a pour principe que « tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché » (art. 5 de la Déclaration des droits de 1789).

En l’absence d’interdiction expresse, c’est la liberté qui vaut, dans le silence de la loi. Or prétendre qu’existerait un « droit au blasphème » c’est supposer que ce droit aurait besoin, pour s’exercer, d’être énoncé par la loi, comme le droit à l’instruction, au logement, etc., de sorte qu’en l’absence de son énoncé, cela pourrait être interdit ou du moins réellement empêché.  C’est confondre d’une part les droits-liberté qui sont indéfinis, limités par des interdits explicites et qui n’ont pas besoin d’être énoncés pour s’exercer, et d’autre part les droits qui sont définis et ne peuvent s’exercer que s’ils sont expressément énoncés par la loi. Ce serait côtoyer dangereusement le principe liberticide selon lequel « tout ce qui n’est pas autorisé expressément par la loi est interdit »… !

J’ai autant le droit de « blasphémer » que j’ai celui de me gratter le nez ou celui de coller à l’envers la vignette de mon assurance auto sur mon pare-brise, etc.
On a le droit de « blasphémer » et il est utile de le rappeler inlassablement. En revanche il me semble approximatif et dangereux de parler d’un « droit au blasphème »  comme s’il fallait une loi pour l’assurer.

Note

1 – Sur le détail de l’affaire, voir la note 1 de l’article « It hurts my feelings ». Sur ses prémisses, dont on parle très peu (la vidéo postée par la jeune fille intervient en effet dans un second temps, elle y réplique à des propos qui eux-mêmes auraient mérité des poursuites judiciaires), voir le commentaire de Jeanne Favret-Saada qui fait un très utile rappel : https://www.mezetulle.fr/it-hurts-my-feelings-laffaire-mila-et-le-nouveau-delit-de-blaspheme/#comment-20372

« Plaidoyer pour l’universel » de Francis Wolff, lu par Philippe Foussier

L’avenir de l’universalisme

Philippe Foussier a lu Plaidoyer pour l’universel de Francis Wolff (Fayard, 2019). Ce livre roboratif et solidement étayé, où l’auteur affronte les détracteurs de l’humanisme universaliste dans toute leur variété, propose une analyse et des arguments pour ne pas désespérer de l’air du temps différentialiste1.

S’il ne peut prétendre à l’exhaustivité, Plaidoyer pour l’universel s’en approche en tout cas. Francis Wolff y détaille en effet à la fois toutes les caractéristiques de l’universalisme dans ses perspectives philosophiques, historiques, politiques et anthropologiques, tout en affrontant avec rigueur et méthode l’ensemble de ses détracteurs. Et ils sont légion. Le culte de la différence, cette obsession identitaire dont on aurait pu imaginer qu’après la Seconde Guerre mondiale et son application paroxystique il soit définitivement disqualifié, revient au contraire en force en ce début de troisième millénaire. Il est vrai qu’après avoir été contesté par ses adversaires réactionnaires habituels de manière continue, l’héritage des Lumières est aujourd’hui attaqué, avec parfois une vigueur plus ardente, par des représentants du camp dit progressiste qui ont inventé de nouvelles identités de genre, d’orientation sexuelle, de « race » ou de religion : « Fleurissent chaque jour, dans le champ social, politique ou philosophique, mille idées « nouvelles » revenues d’un autre âge tournant autour de la notion d’identité » (p. 12). C’est ce qui rend l’universalisme d’autant plus fragile et qui entoure le concept d’une confusion ou d’interprétations malveillantes allant croissant.

L’Homme, Dieu et la Nature

Francis Wolff affronte donc les détracteurs de l’humanisme universaliste dans toute leur variété, des post-humanistes aux xénophobes, des intégristes religieux aux nationalistes, des communautaristes tenants du relativisme culturel aux racialistes en passant par les nihilistes et sans oublier les dérives liées au naturo-centrisme. Car dans sa mise en perspective historique, l’auteur rappelle que l’humanisme conçu à travers l’unité du genre humain s’est construit en opposition à un ordre défini par le divin et qu’il est aujourd’hui confronté à un nouveau paradigme selon lequel l’homme deviendrait second par rapport à l’ordre naturel, une nature mythifiée, exaltée, dans laquelle l’homme est d’abord considéré comme un prédateur. Un ordre naturel dont on oublie souvent qu’il est injuste, brutal, cruel, et que l’ordre humain a eu précisément pour effet de corriger depuis quelques siècles. Les réflexions de Wolff sur les rapports de l’homme à l’animal sont particulièrement stimulantes.

La rationalité dialogique

L’auteur a aussi raison de souligner combien certains courants philosophiques, notamment français, et plus particulièrement dans la version répandue sur les campus américains, ont eu pour objectif, plutôt efficace d’ailleurs, de déconstruire l’humanisme et de vilipender l’universalisme, et mentionne entre autres Althusser, Derrida ou Foucault. Il répond aussi à l’accusation marxiste en affirmant que la défense de l’égalité réelle n’implique pas l’abolition des droits formels. Il observe que les régimes qui contestent le caractère universel des droits de l’homme ont tous pour caractéristique de se situer en dehors des normes démocratiques. À ceux qui récusent la Déclaration universelle des droits de l’homme au motif que, conçue par les Occidentaux, elle ne pourrait concerner d’autres « civilisations », Wolff rétorque que l’origine géographique d’une idée ne l’enferme pas dans sa sphère d’invention, citant par exemple l’algèbre, née à Bagdad au IXe siècle et devenue un système conceptuel universel. S’agissant de la DUDH, l’auteur rappelle avec pertinence que celle-ci contient de substantiels développements en matière de droits sociaux (articles 22 à 25 sur la sécurité sociale, le droit au travail, la protection contre le chômage, l’égalité salariale, le droit syndical, les droits au loisir, au repos, à la santé, au logement, à l’éducation gratuite…).

Pour Francis Wolff, c’est en mobilisant notre faculté de raisonner dans une conscience représentative qui fonde la certitude d’un monde commun dont nous pouvons parler – la « rationalité dialogique » – que nous pourrons redonner à l’humanisme universaliste et plus généralement à l’héritage des Lumières sa puissance mobilisatrice. Puissions-nous en avoir la volonté. Sans ce nécessaire combat, la victoire des adversaires de l’universalisme sera inéluctable.

1– Article à paraître dans UFAL Infos, dans le cadre d’un dossier sur l’universalisme. Avec les remerciements de Mezetulle pour autorisation de cette publication anticipée.

Francis Wolff, Plaidoyer pour l’universel, Paris, Fayard, 2019, 288 p. Voir sur le site de l’éditeur.

 

L’attention esthétique. Lecture du livre de B. Nanay « Aesthetics. A Very Short Introduction »

Conformément d’ailleurs à l’étymologie et à la conception de Baumgarten qui y voyait la « science de la connaissance sensible » (1750), Bence Nanay, professeur à l’université d’Anvers et ancien critique de cinéma, considère essentiellement l’esthétique sous l’angle de la perception. Dans le livre qui vient de paraître, Aesthetics : A Very Short Introduction1, il s’intéresse, en particulier, à la question de l’attention esthétique.

L’esthétique est partout

Le peintre américain Barnett Newman (1905-1970) prétendait que l’esthétique n’a pas plus d’intérêt pour les artistes que l’ornithologie pour les oiseaux. En réalité, relève Bence Nanay, il voulait parler de la philosophie de l’art ; l’esthétique, quant à elle, intéresse absolument tout le monde : « L’esthétique est partout. C’est l’un des aspects les plus importants de notre vie. » Elle concerne « votre expérience quand vous choisissez la chemise que vous allez porter aujourd’hui ou quand vous vous demandez si vous devriez mettre plus de poivre dans la soupe ». C’est pourquoi, affirme Nanay, l’idée que l’esthétique serait trop élitiste repose sur un malentendu. Le domaine de l’esthétique est bien plus vaste que celui de l’art. Et dans les cas où c’est l’art qui est en jeu, il serait bon, selon l’auteur, que nous nous délivrions de l’obsession – occidentale – du « grand art ». Witold Gombrowicz (cité par Nanay) confiait, dans son Journal, préférer au Chopin grand style de la salle de concert le Chopin peut-être maladroit qui pouvait l’atteindre au hasard d’une fenêtre ouverte.

L’esthétique est donc partout. Mais peut-on tracer la frontière entre les expériences esthétiques et celles qui ne le sont pas ? Nanay examine quatre critères traditionnels : la beauté, le plaisir, l’émotion et la valeur esthétique « pour elle-même » (« for its own sake »). Il y a, selon l’auteur, quelque chose à retenir de chacun de ces critères, mais aucun d’eux n’est suffisant. Ce qu’il appelle « l’approche du salon de beauté » est insatisfaisante : aucun objet n’est beau ou laid inconditionnellement. Et s’il s’agit de dire que toute chose est belle mais que nous ne le voyons pas forcément, le concept de beauté est superflu selon lui : ce n’est plus alors qu’un mot désignant la qualité d’une expérience qu’on aimerait définir plus précisément. Les trois autres critères pris isolément ne nous aident pas davantage à déterminer ce qui est propre à l’esthétique. Mais la considération de ces diverses approches suggère à Nanay l’adoption d’un autre critère.

L’exercice de l’attention

Selon l’auteur, ce qui fait d’une expérience qu’elle est une expérience esthétique est la façon dont nous exerçons notre attention. Mais à quoi s’agit-il de prêter attention ? Nanay a montré plus longuement dans un livre précédent2 que, à cet égard, ce n’étaient pas tant les propriétés esthétiques que les « propriétés pertinentes d’un point de vue esthétique » (« aesthetically relevant properties ») qui comptaient. Pour Bence Nanay, une propriété peut être ainsi qualifiée à partir du moment où le fait d’y porter son attention se traduit par une différence esthétique, de quelque nature qu’elle soit. Par exemple, il nous dit s’être identifié différemment au personnage d’un film quand il s’est aperçu (voyant le film une deuxième fois) que ce personnage avait l’accent italien. Même si Nanay n’aborde pas exactement ce point, sa conception peut conduire à remettre en cause la distinction qu’on fait habituellement, notamment en musique, entre analyse et description : il n’y a rien de « purement descriptif », seule compte la différence que produit dans notre expérience l’orientation de notre attention vers tel ou tel élément.

Bence Nanay emprunte à la psychologie l’opposition entre deux types d’attention : l’attention distribuée (« distributed ») et l’attention concentrée (« focused »). L’attention se décline selon quatre modes. Elle peut porter sur un objet et une caractéristique de cet objet ; sur plusieurs objets et une seule caractéristique ; sur plusieurs objets et plusieurs caractéristiques ; sur un objet et plusieurs caractéristiques de cet objet. La troisième option est seulement théorique : elle est hors d’atteinte. Selon Nanay, c’est la dernière option qui constitue un bon point de départ pour vivre une expérience esthétique, même si elle ne le garantit pas. Si l’attention se porte sur un objet sans rien chercher en particulier, elle est alors libre et ouverte (« open-ended »). Le manque de prévisibilité qui accompagne une telle expérience la rend, selon l’auteur, beaucoup plus gratifiante. Outre l’attention distribuée et l’attention concentrée, Nanay identifie une troisième façon de prêter attention : « Quand nous avons une expérience esthétique, nous ne prêtons pas seulement attention à l’objet que nous percevons. Nous prêtons aussi attention à la qualité de notre expérience. Et, ce qui est important, nous prêtons attention à la relation entre les deux. » Il ajoute : « Prêter attention de cette troisième manière est ce que je tiens pour une caractéristique cruciale (et peut-être même proche d’être universelle) de l’expérience esthétique. »

Ce n’est pas le jugement qui compte

Lorsqu’on parle esthétique, on en vient très souvent à formuler des jugements ; Bence Nanay souhaiterait qu’on y substitue des formes d’engagement esthétique plus enrichissantes. Cette façon de voir, bien sûr, ne supprime pas le jugement, qui conserve son intérêt, mais elle le rend optionnel. Nanay insiste sur l’importance des expériences esthétiques vécues dans la jeunesse. Il relate quelques moments forts de sa vie et, puisqu’il invite son lecteur à en faire autant, je pense à cet après-midi d’enfance où j’avais entendu dans sa salle à manger un garçon un peu plus âgé que moi jouer à l’accordéon España de Chabrier. Un épanouissement sonore inoubliable. Je ne pense pas qu’España soit la plus grande œuvre de l’histoire de la musique occidentale, mais ce qui est sûr c’est que je tiens plus à l’impression d’hier qu’au jugement d’aujourd’hui ! Les jugements esthétiques éclairés que nous pouvons former à l’âge adulte se fondent ainsi, comme le souligne Nanay, sur des expériences plus précoces – et moins éclairées – qui ont déterminé ce que nous avons exploré ensuite. Il cite Susan Sontag : « Une œuvre d’art éprouvée comme œuvre d’art est une expérience, non un énoncé ou la réponse à une question. »

La primauté du jugement est spécifiquement occidentale. Les autres traditions esthétiques, écrit Nanay, « s’intéressent à la façon dont s’expriment nos émotions, à la façon dont notre perception est altérée, et à la façon dont l’engagement esthétique interagit avec l’engagement social ». Selon lui, cette primauté du jugement en Occident « n’est pas grand-chose de plus qu’une curiosité historique ». Il lui reconnaît cependant une raison plus substantielle : les jugements sont plus facilement communicables que les expériences. Quelle qu’en soit l’explication, l’histoire de l’esthétique occidentale a été dominée par la question des accords et désaccords esthétiques. De même que tel ou tel comportement doit nous inspirer un jugement éthique déterminé, de même nous devrions émettre certains jugements en appréciant certains objets. (Un autre souvenir d’enfance : un jour, mes parents se disputent sur le point de savoir si une chanson peut être aussi émouvante qu’un morceau de musique « classique ».) Or, et c’est là pour Bence Nanay un véritable credo, l’esthétique n’est pas une discipline normative ; elle ne s’intéresse pas à ce que nous devrions faire mais à ce que nous faisons.

Personne ne peut prétendre policer la réaction esthétique de quelqu’un d’autre. Je me souviens que, lorsque j’étais plus jeune et plus intolérant, j’avais eu du mal à admettre qu’une camarade musicienne puisse déclarer que la musique symphonique en général l’oppressait ; que faisait-elle alors des œuvres qui me paraissaient les plus géniales ? Une expérience esthétique ne peut être juste ou fausse. Nanay ajoute qu’elle ne peut être considérée comme exacte (« accurate ») ou inexacte que si l’on adhère à l’approche du salon de beauté (il y a des choses qui sont belles et d’autres qui ne le sont pas). Selon Nanay, rappelons-le, ce qui rend esthétique une expérience est la façon dont s’exerce notre attention. « Et il n’y a pas de façon exacte ou inexacte d’exercer son attention. » Pour lui, ramener les expériences des uns et des autres à un désaccord ne rend pas justice à ce que l’esthétique représente dans nos vies de tous les jours.

L’humilité esthétique

Prétendre que l’autre a tort n’est heureusement pas la seule manière d’interagir en matière esthétique. Nous pouvons, souligne l’auteur, influer sur l’expérience d’autrui en attirant son attention sur une propriété particulière. Selon Nanay, le travail du critique doit d’ailleurs consister en cela : diriger notre attention sur des caractéristiques que nous n’aurions pas remarquées autrement. C’est ainsi que l’art pourra nous aider à dépasser les routines de notre perception quotidienne. En effet, l’art change la façon dont nous prêtons attention aux choses. L’état d’esprit que fait naître, par exemple, la visite d’une exposition survit à l’événement lui-même et, par cet effet de prolongement propre à l’expérience esthétique, l’art peut nous faire voir les choses du quotidien comme si nous les regardions pour la première fois.

C’est encore au nom du rejet de toute normativité que l’auteur tient la conception de Kant selon laquelle les évaluations esthétiques auraient un caractère universel pour « l’une des idées les plus arrogantes de l’histoire de l’esthétique ». En matière artistique, nos appréciations dépendent des œuvres auxquelles nous avons été exposés dans le passé. Il est très difficile de bouleverser des préférences invétérées. Recourant à la distinction opérée par l’historien de l’art Michael Baxandall entre participants et observateurs d’une culture, Bence Nanay relève la quasi-impossibilité de devenir participant d’une culture qui n’est pas la nôtre. Pour qu’on puisse constater un véritable désaccord esthétique, il faudrait donc que le soubassement culturel des protagonistes soit identique.

C’est pourquoi l’auteur prône – c’est le message principal de son livre – une attitude d’humilité esthétique. Puisque notre perception est fonction de la culture et de l’époque où nous avons grandi, il est impossible de souscrire à une conception universaliste. Si nous voulons cesser de privilégier la culture européenne par rapport à toutes les autres, il nous faut, selon Bence Nanay, une esthétique globale : « L’esthétique globale doit avoir une charpente conceptuelle qui puisse rendre compte de n’importe quelle production artistique, en quelque lieu et à quelque époque qu’elle ait été réalisée ». L’auteur évoque à ce titre deux médiations possibles : l’exercice de l’attention, comme on l’a vu plus haut, et, dans le domaine visuel, un mode de description qui puisse s’appliquer à n’importe quelle image.

Si l’exigence d’humilité constitue, d’après l’auteur lui-même, le message de l’ouvrage, c’est surtout la question de l’attention (certes directement liée à ce message, le justifiant en quelque sorte) qui en fait l’originalité et le prix : les plus blasés qui tomberaient sur ce livre pourraient sentir en eux se réveiller l’envie de voir encore des choses.

Notes

1 – Bence Nanay, Aesthetics : A Very Short Introduction, Oxford University Press, 2019.

2 – Bence Nanay, Aesthetics as Philosophy of Perception, Oxford University Press, 2016.

Éléments pour réinstituer l’élitisme républicain

L’égalité chez Condorcet

À partir de Condorcet, Charles Coutel propose une analyse de l’élitisme républicain et montre en quoi, opposé aussi bien à l’égalitarisme qu’à l’élitisme de la naissance ou de l’argent, il s’inscrit dans le concept d’égalité, qu’il éclaire à son tour. L’institution de l’Instruction publique est au cœur de cette réflexion : l’école publique, malmenée à présent depuis des décennies au nom d’une vulgate sociologiste qui lui enjoint de se renier, serait bien inspirée d’en méditer et de s’en réapproprier les principes.

Ce texte vient enrichir un dossier comprenant un ensemble d’articles sur Condorcet1

Condorcet pourrait bien, sur la question de l’égalité, se révéler un des penseurs les plus précis et les plus clairs pour nos temps démocratiques ; il pourrait même nous aider à réinstituer la notion de plus en plus méconnue d’élitisme républicain2. Il échappe, en effet, aux réductions que nous nous ingénions à opérer sur la notion philosophique d’égalité : l’égalitarisme à courte vue et l’élitisme arrogant, lié à la naissance ou à l’argent. Condorcet est le porteur de trois espérances : voir, un jour, s’établir une égalité entre les nations, une égalité dans tout peuple et un équilibre des ressources et des besoins entre les hommes. En ce sens, Condorcet est un mélioriste3.

Les analyses qui suivent s’inscrivent dans ce méliorisme universaliste, républicain et humaniste, et souhaitent insister sur la question de l’égalité dans la théorie de l’instruction publique, pièce maîtresse de la philosophie condorcétienne. Nous trouverions ainsi chez lui de quoi nous prémunir contre la vulgate sociologiste actuellement dominante qui ne voit dans l’école républicaine, voire dans notre République, que la reproduction des inégalités socio-économiques.

Un paradoxe surprenant : mettre l’inégalité au service de l’égalité

À l’idée de renverser tous les privilèges sur le plan politique correspond toujours, chez Condorcet, la volonté de lutter contre les inégalités et les injustices sociales et économiques. Il compte notamment sur l’Instruction publique pour réduire toutes les contradictions persistant entre les principes fondamentaux proclamés en 1789 et la réalité. Condorcet, dans son Rapport sur l’instruction publique (édition Edilig, 1989, p. 82), précise : « [il s’agit] d’établir entre les citoyens une égalité de fait, et rendre réelle l’égalité politique reconnue par la loi »4.

Cependant, le philosophe ne glisse pas vers l’égalitarisme abstrait de certains de ses contemporains, qui revient toujours à tirer les choses vers le bas et à pactiser avec l’ignorance. Comment, dès lors, concilier cette affirmation que tous les hommes sont égaux, sur le plan politique et des droits de l’homme, avec l’idée que les esprits et les talents ne sont pas semblables ? L’égalité d’instruction doit lutter à la fois contre le retour subreptice de l’inégalité dans l’accès aux savoirs (dans le préceptorat privé par exemple), mais aussi contre la tentation de l’égalitarisme qui, à partir de l’égalité morale et politique des hommes, en arrive à haïr les talents et les lumières, à condamner l’excellence et à interdire l’admiration et toute défense héroïque de la République.

Cet « élitisme républicain » n’a pas toujours été bien compris. Le coup de génie de Condorcet fut de comprendre que la diversité des esprits peut se mettre au service de l’égalité politique proclamée par la loi. Pour cela, il se tourne vers les plus savants qui, au sein de la Société nationale des sciences et des arts qu’il imagine, déterminent les savoirs élémentaires dont la maîtrise rend chaque citoyen apte à l’autonomie intellectuelle requise par la constitution républicaine. L’élémentarité des savoirs enseignés assure la formation du jugement éclairé des citoyens : elle constitue l’alphabet de notre émancipation.

Mais ce jeu entre l’inégalité et l’égalité présuppose une autorité supérieure échappant à tout risque d’une exploitation politique des inégalités présentes. De plus, l’Instruction publique doit être un lieu où règne l’égalité entre les élèves sur le plan matériel (par la gratuité) et sur le plan des opinions (par la laïcité5). Condorcet se réfère souvent à Adam Smith pour poser le problème suivant : comment concilier l’égalité politique proclamée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen en 1789 avec la diversité des conditions, des esprits et des talents ? Ne pas affronter cette difficulté, notamment par l’instruction publique mais aussi par la vertu politique de la puissance publique, serait laisser croire que l’affirmation de l’égalité politique ou éthique des hommes n’a aucune implication concrète ; elle paraîtrait ainsi vite mystificatrice. Si le régime républicain ne réduit pas effectivement les inégalités, il se discrédite et fait douter de ses références explicites aux droits de l’homme ; plus grave : il se pourrait bien que certains désespèrent des droits de l’homme eux-mêmes, en en faisant une arme aux mains des impérialistes et des colonialistes.

L’égalité dans l’instruction anticipe sur l’égalité des conditions et des fortunes sans imposer une uniformité égalitariste ni un unanimisme consensuel. C’est cette thèse qui est actuellement méconnue par une certaine vulgate sociologiste qui s’ingénie à faire croire que l’avenir scolaire d’un élève pourrait être prédit par l’étude des conditions socio-économiques présentes de ses parents.

L’apport d’Adam Smith

Pour justifier son « élitisme républicain », Condorcet se tourne vers Adam Smith :

« M. Smith a remarqué que, plus les professions mécaniques se divisaient, plus le peuple était exposé à contracter cette stupidité naturelle aux hommes bornés à un petit nombre d’idées d’un même genre, l’instruction est le seul remède de ce mal, d’autant plus dangereux dans un État, que les lois y ont établi plus d’égalité. » (Condorcet, Premier Mémoire sur l’instruction publique, éd. Garnier Flammarion, p. 78)

Il importe donc d’appliquer l’exigence d’égalité proclamée en 1789. Mais comment échapper à l’égalitarisme ? Pour Condorcet :

« L’égalité des esprits et celle de l’instruction sont des chimères. Il faut donc chercher à rendre utile cette inégalité nécessaire. Or le moyen le plus sûr d’y parvenir n’est-il pas de diriger les esprits vers les occupations qui mettent un individu en état d’enseigner les autres, de les défendre contre l’erreur. » (Rapport, éd. cit., p. 186)

Il faut donc contribuer à l’instruction de tous grâce aux savoirs élémentaires, car « L’homme […] qui sait les quatre règles de l’arithmétique, ne peut être dans la dépendance de Newton pour aucune des actions de la vie commune. » (ib., p. 187)

Les savoirs élémentaires, universellement répandus par l’Instruction publique, assurent l’égalité de tous les hommes sans attenter à la diversité des esprits et des talents, ni aux progrès des lumières. La maîtrise des éléments fait accéder chacun à l’autonomie, dans le respect des compétences et des lumières des plus savants et sans faire du savoir un pouvoir au service de l’État6, fût-il républicain.

Ainsi, l’égalité de tous ne sacrifie pas l’excellence : nous sommes au cœur de l’élitisme républicain. Sans cette égalité de l’instruction élémentaire et sans une solide instruction civique et morale, une école entretiendrait l’idée que la maîtrise d’un savoir viserait l’exercice d’un pouvoir ou serait liée à la puissance de l’argent, d’où la condamnation du préceptorat privé par Condorcet. En ce sens, l’égalité d’instruction est requise car :

  • elle est en conformité avec les droits naturels et permet à chacun de ne dépendre que de soi et de développer sa raison, dans le cadre de la formation d’une raison commune ;
  • elle ne sacrifie pas l’excellence et ne tombe pas dans l’égalitarisme abstrait ;
  • elle contribue à la fois à l’apprentissage de la citoyenneté (préparation aux fonctions publiques) et aux progrès des lumières : elle assure aussi le lien entre l’épistémologique et le juridique ;
  • elle permet de sortir du « sophisme » de Rousseau qui confond les savoirs en eux-mêmes et leurs usages dans des relations inégalitaires entre les hommes. L’essor des lumières ne remet pas en cause l’égalité, si tous les hommes sont suffisamment instruits pour respecter les savoirs sans en être les dupes : accepter que quelqu’un soit plus savant que moi ne me lèse en rien si je ne dépends pas de lui pour penser, choisir et voter ;
  • elle a aussi une utilité économique en contribuant aux progrès des sciences et des techniques.

Les implications institutionnelles du principe d’égalité

Le principe d’égalité va tenter de sortir du paradoxe initial en produisant des effets institutionnels précis car les savoirs ne sont des sources d’inégalité que s’ils ne sont pas diffusés universellement : le travail des académies doit être relayé par l’Instruction publique et se doubler d’une tâche d’élémentarisation. L’exigence d’égalité induit donc les autres principes de l’Instruction publique. L’égalité, pour s’instituer, doit être éclairée :

  • par son application dans le champ des savoirs enseignés à travers les savoirs élémentaires (l’égalité appliquée au savoir enseigné) ;
  • par sa légitimation institutionnelle et juridique, par le principe de laïcité (neutralisant les préjugés et les inégalités de départ) ;
  • par un effort de traduction didactique visant à faire comprendre les mêmes éléments à tous les esprits dans leur diversité (en revanche, toute attitude catéchistique et dogmatique gomme cette diversité des esprits et dissimule la teneur problématique et perfectible de tout savoir) ;
  • par une unification (non uniformisante) éthique et humaniste : par une référence constante à l’amour de l’humanité et au respect des droits naturels, le principe d’égalité s’interdit de glisser vers l’égalitarisme, le grégarisme ou encore l’individualisme.

C’est le rôle de la Société nationale d’inscrire l’Instruction publique dans le perfectionnement de l’humanité. L’Instruction publique met donc le meilleur à la portée de tous : d’où la volonté de veiller à la qualité des programmes, des manuels scolaires et de la formation des futurs maîtres. Ces remarques explicitent les quatre implications institutionnelles du principe d’égalité présentées, notamment, dans le Rapport de 1792 :

1°) La mixité : Condorcet étend l’Instruction publique aux deux sexes : « Il faut encore ici bien se garder de séparer les hommes des femmes, de préparer à celles-ci une instruction plus bornée, et d’abuser du nom de la nature pour consacrer les préjugés de l’ignorance et la tyrannie de la force. » (Cinq mémoires, éd. cit., p. 196, voir aussi p. 98 à 104)

2°) L’obligation scolaire fut proclamée sous la IIIe République, grâce aux efforts de Jules Ferry et de Jean Macé ; mais déjà, à plusieurs reprises, Condorcet avait manifesté le souci de voir l’Instruction publique devenir « universelle ».

Le pouvoir constituant du peuple est affirmé mais aussi médiatisé par la capacité de chaque citoyen à raisonner sur ses choix lors d’un scrutin. Cela présuppose l’instruction élémentaire des futurs citoyens. Le lien entre la souveraineté républicaine et la raison éthique de chaque citoyen est assuré par une instruction civique et morale sur laquelle Condorcet insiste toujours7.

Comment accepter, lors d’un vote, une décision qui me déplaît si, par ailleurs, je ne vois pas dans cette majorité de suffrages une invitation à revenir sur mon premier avis et à réfléchir sur ma faillibilité ? Mais, d’autre part, bien que minoritaire, je puis cependant avoir raison à long terme : la constitution républicaine me donne la possibilité de reposer le problème que j’estime mal réglé par le précédent scrutin. Ainsi l’instruction publique, par l’obligation scolaire, m’invite à la vigilance critique, si je partage l’avis majoritaire, mais aussi à la critique constructive, si je suis dans la minorité : si tous les hommes sont éclairés et instruits, le vote majoritaire aura une force qu’il n’aurait pas si les hommes étaient ignorants. L’obligation scolaire apporte une réponse à l’un de nos problèmes initiaux : la majorité est signe provisoire du vrai seulement si l’instruction élémentaire est obligatoire ; par l’instruction élémentaire obligatoire, toute opinion doit se présenter comme une thèse critiquable et non comme un dogme.

L’égalité politique et juridique des personnes ne signifie pas l’équivalence des énoncés et des thèses en présence. Le républicanisme est un débat continu entre les citoyens. Mais ce principe d’obligation n’est effectif que si l’école instruit vraiment, ce qui renvoie aux autres principes de l’instruction publique (indépendance de l’instruction vis-à-vis du pouvoir exécutif, élémentarité, citoyenneté, humanité). De cette obligation découle le principe d’égale répartition et implantation géographique de l’Instruction publique : aucun lieu ne doit être oublié. De ce principe d’obligation, Condorcet déduit aussi une théorie de l’instruction des adultes : cette volonté se retrouvera dans la tradition des universités populaires du républicanisme français.

Le principe d’obligation scolaire n’est donc pas une contrainte extérieure à l’individu : il révèle à chaque élève qu’il est responsable de la détermination commune du bien public et qu’il est dépositaire de la souveraineté.

3°) La gratuité scolaire s’oppose aux tenants du préceptorat privé qui, en faisant de l’accès aux savoirs le privilège des riches, occulte la puissance émancipatrice des lumières. Cette équivalence entre richesse et savoirs entretient l’idée fausse que les savoirs servent à l’exercice des pouvoirs. Pour Condorcet, la gratuité de l’Instruction publique doit être considérée surtout dans son rapport avec l’égalité sociale. Cette gratuité a un autre effet : elle rend possible la continuité entre les savoirs élémentaires, les savoirs scientifiques et les lumières politiques. C’est une mesure qui permet à tous d’assumer les fonctions publiques.

4°) L’unification de la langue dans l’Instruction publique : c’est aussi au nom de l’exigence d’égalité que Condorcet prône l’existence et la diffusion d’une langue claire et unifiée au sein de l’Instruction publique. Condorcet développe une théorie de la langue universelle qui prend les mathématiques comme référence, mais il tempère ce rêve chimérique car l’idée d’une langue universelle est incompatible avec la perfectibilité de l’humanité et l’historicité de la raison. Devant les élèves, le maître devrait exclure toute ambiguïté dans sa propre langue. Cette revendication de l’univocité et de la clarté du langage est omniprésente dans l’œuvre de Condorcet, qui voit dans la confusion des mots l’origine des conflits rencontrés par les hommes et l’une des causes des inégalités.

Il se tourne vers les sociétés savantes et les académies pour qu’elles fixent le sens des mots sans en appauvrir la polysémie. Condorcet suggère que l’Instruction publique « se perfectionnant sans cesse » est le seul remède à cette tentation de « faire simple » quand les choses, en fait, sont complexes. Entre les castes cléricales qui veulent émerveiller sans expliquer et les charlatans qui veulent tout simplifier, il y a une complicité évidente : ne pas donner au peuple le moyen de comprendre et de s’instruire. L’Instruction publique condorcétienne ne cède ni à l’enthousiasme simplificateur ni à l’obscurantisme égalitariste, car elle met les savoirs à la portée de tous sans sacrifier l’excellence et la diversité des esprits et des talents : Condorcet y parvient par une théorie complexe et originale de l’élémentarisation des savoirs enseignés. Cette remarque nous autorisant, peut-être, à avancer l’idée que toute crise de l’idée d’égalité serait liée à une crise de l’idée d’élémentarité des savoirs enseignés dans l’École de la République.

Quelques conclusions

Nos précédentes analyses visaient à dépasser notre perplexité initiale face à l’apparent paradoxe condorcétien de l’égalité : mettre la diversité des talents au service de l’égalité elle-même. Ce paradoxe n’en est plus un : il devient une tâche pour tous au sein de la République dès lors qu’elle se veut à la fois sociale, solidaire, fraternelle, humaniste et hospitalière8. L’égalité des hommes et des citoyens n’est pas l’uniformité des avis et l’équivalence des énoncés ou des jugements. Le progrès de l’égalité requiert le progrès des lumières générales ; ce progrès présuppose une Instruction publique de qualité. C’est à elle de pousser chacun vers son point d’excellence où se conquiert l’estime de soi et où se renforce la vertu politique, qui revient à aimer les lois et la République.

C’est dire aussi, comme nous le suggérions, l’actualité de l’approche condorcétienne de l’égalité ; mais pour comprendre cela il faut se souvenir que les démocraties peuvent vouloir sacrifier l’égalité au nom de la liberté et la liberté au nom de l’égalité, c’est-à-dire se tromper sur l’une et l’autre, comme nous en avertit sans cesse Alexis de Tocqueville. Dans les Cinq mémoires, (éd. cit., p. 104), Condorcet avertit :

« Généreux amis de l’égalité, de la liberté, réunissez-vous pour exiger de la puissance publique une instruction publique qui rende la raison populaire, ou craignez de perdre bientôt tout le fruit de vos nobles efforts. »

Notes

1[NdE] Voir la liste des textes dans cet article du Bloc-notes. Charles Coutel est professeur émérite à l’Université d’Artois, auteur de nombreux ouvrages notamment sur l’école, sur Péguy, spécialiste de Condorcet, dernier ouvrage paru : voir la note 8. 

2 – Sur l’historique des contresens commis sur la notion d’élitisme, voir la rubrique Vitriol de la revue Humanisme, no 321, rédigée par Léo Romand-Monnier.

3 – Condorcet s’explique sur ce méliorisme : « Qu’importe que tout soit bien pourvu que nous fassions en sorte que tout soit mieux qu’il n’était avant nous. » (Œuvres complètes, édition Arago, tome 4, p. 225). Comme l’a très judicieusement remarqué le chercheur Laurent Loty, le méliorisme condorcétien permet de ne pas avoir à choisir entre le pessimisme et l’optimisme.

4 – Pour plus de clarté, quand il s’agit de l’institution, Instruction publique prend une majuscule, mais pas quand il s’agit du concept.

5Condorcet défend l’« esprit public » contre l’« esprit de secte » ; voir notre contribution dans le numéro 325 d’Humanisme.

6 – Cette thèse de Condorcet trouvera sa traduction institutionnelle dans le projet des écoles normales supérieures grâce à l’œuvre et à l’action de Lakanal. Question : comment faire pour que cette thèse informe les plans de formation des maîtres au sein des nouveaux Instituts nationaux ?

7 – Se reporter à la dernière partie de notre livre Condorcet. Instituer le citoyen, Michalon, 1999. Voir aussi C. Kintzler Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Minerve, 2015 (3e éd.), 1re partie et sur ce site « Condorcet, l’instruction publique et la pensée politique » https://www.mezetulle.fr/condorcet-linstruction-publique-et-la-pensee-politique .

8 – Sur ce dernier aspect, nous nous permettons de renvoyer à l’introduction générale de notre livre Hospitalité. Cheminer entre poésie et philosophie, Balland, 2020.

L’humanité réduite au marché ?

Le libéralisme économique s’étend à toutes les activités humaines : or ce qui vaut pour l’entreprise et le commerce a-t-il un sens pour la santé, l’enseignement, la justice, la culture ? Après avoir rappelé pourquoi la primauté du modèle commercial du contrat ruine le contrat social, Jean-Michel Muglioni se demande s’il est possible aujourd’hui d’éviter que tout ne devienne marchandise et si l’avidité est la seule passion qui mobilise les hommes. Un monde transformé en marché unique n’aboutirait-il pas à l’extinction de toute volonté humaine ? Qu’est-ce qui peut nous sortir de notre torpeur de producteurs et de consommateurs ? On ne trouvera ici aucune réponse.

« À vrai dire, Marx rend admirablement compte du mécanisme de l’oppression capitaliste ; mais il en rend si bien compte qu’on a peine à se représenter comment ce mécanisme pourrait cesser de fonctionner ». Simone Weil, Oppression et liberté, NRF, 1967, p.60

L’essor économique de l’Occident repose sur l’état de droit qui garantit la liberté par la loi. La liberté d’entreprendre et de commercer y a trouvé son compte. On sait d’autre part que les régimes qui ont voulu détruire le libéralisme économique ont aussi détruit le libéralisme politique. On n’en conclura pas que le libéralisme économique garantit la liberté de l’homme et du citoyen. L’extension du marché n’a pas suffi à renverser les dictatures et les régimes totalitaires ; on ne voit pas que les choses bougent en Chine. Si chez nous le sens de l’état de droit se perdait parce que la primauté du marché l’emportait sur la loi, la domination du libéralisme économique ruinerait la liberté politique.

Le tout marchandise

Qu’est-ce qui rend le libéralisme économique destructeur des libertés fondamentales ? Non pas le marché lui-même et la liberté du commerce qui lui est consubstantielle, mais l’extension du marché à des domaines qui n’en relèvent pas : tout devient marchandise, et les hommes eux-mêmes. Le succès, depuis plus d’un siècle, du terme de valeur exprime sans doute la domination de la Bourse : tout s’évalue en fonction d’un marché. De là aussi le relativisme : tout se vaut puisque tout s’échange, tout a son équivalent en argent et toute forme de distinction autre que le prix marchand disparaît. L’idée même de dignité de la personne humaine devient obsolète, seule valeur absolue, c’est-à-dire sans équivalent. Il faut donc considérer comme une marchandise tout ce qui a un coût : la santé, l’instruction publique, la culture, la justice, le travail, etc. Ce ne sont que dépenses ou endettements.

Contrat social et contrat commercial

Les hommes ont dû se battre pour que la loi fasse que le marché du travail ne soit pas seulement un marché aux esclaves. S’il arrivait que la loi perde sa primauté et que l’embauche repose seulement sur un contrat, nous aurions des contrats d’esclavage, et le contrat social serait rompu. Mais il faut pour le comprendre savoir distinguer le contrat social et les contrats ordinaires. Par le contrat social chacun s’engage à obéir à la loi dont tous sont les auteurs. C’est l’institution de l’égalité. Un homme vaut un homme : chaque homme est reconnu comme un être libre au même titre que les autres, et nul ne peut se prétendre le maître de quiconque. Égale liberté ne signifie pas égalité de talent ou de richesse, mais implique que ni le talent ni la richesse ne donne à quiconque le droit de devenir le maître d’un autre. Au contraire dans un contrat passé entre deux individus ou entre un individu et un groupe quel qu’il soit, l’inégalité des parties est nécessairement source d’injustice. Aussi tout contrat commercial et tout contrat entre particuliers ne sont-ils légitimes que dans le cadre de la loi. Si le contrat entre un salarié et son employeur prime sur la loi, le patron devient le maître et le salarié son esclave.

La primauté du contrat sur la loi ruine le contrat social

Or le penchant du libéralisme économique qui domine aujourd’hui le monde est de faire de toute chose et de toute activité une marchandise et ainsi de gérer toutes les relations humaines comme se gèrent les échanges commerciaux : par des contrats. Les hommes sont alors une « ressource » comme une autre. L’usage même des termes de gestion ou gérer dans tous les domaines signifie que tout est organisé sur le modèle de l’entreprise. Les démocraties occidentales ruinent ainsi leur propre fondement. La défiance de beaucoup d’Européens envers les institutions démocratiques a là sa source. Tout se passe en effet comme si elles contribuaient à la domination du marché au lieu de la limiter. Elles ont perdu leur primauté, elles ont été alignées sur les exigences du marché. Qu’on comprenne bien : ce n’est pas l’entreprise en elle-même qui est ici en cause, ni le marché, mais le fait de les prendre pour modèles dans toutes les activités humaines.

Conséquences de la domination du marché

Conséquence nécessaire de la réduction de la vie humaine au marché, la finalité de l’école ne sera pas l’instruction par laquelle Condorcet voulait que tout homme devienne capable d’exercer sa fonction de citoyen, c’est-à-dire de juge des pouvoirs. L’école n’aura qu’à produire des travailleurs compétents. On n’y apprendra pas à savoir : on y sera formé, on y acquerra des compétences. Le langage aujourd’hui en usage dans les écoles, qui abuse des termes de formation et de compétence, dit bien ce refus de toute instruction véritable (sans que pour autant un véritable apprentissage soit effectivement proposé chez nous). Et comme il suffit qu’à peine 3% de la population scolaire accèdent à un bon niveau de mathématiques pour faire fonctionner le marché, à quoi bon maintenir dans les lycées un enseignement de haut niveau de mathématiques pour le plus grand nombre ? Seul point positif : alors que la version gauchiste de ce libéralisme scolaire tendait à transformer les écoles en lieux de vie, et cela depuis plus d’un demi-siècle, il faudra peut-être cette fois que tout le monde se mette au travail.

Autre exemple : la médecine et la marchandisation de la santé. Il y a beau temps que leurs souffrances rendent les hommes esclaves de leurs médecins, mais aujourd’hui la médecine est devenue un marché en un tout autre sens. Ses succès réels et spectaculaires sont inséparables du développement de recherches et d’industries qui inventent et fabriquent de nouveaux médicaments et de nouvelles machines : de là un marché mondial, et il résulte nécessairement de sa nature que la valeur boursière des entreprises compte plus que la santé publique, cela aussi bien pour l’orientation des recherches, quelle que soit la bonne volonté des acteurs. Ainsi le développement technique et industriel nécessaire aux progrès de la médecine est lié aux lois du marché, et loi ici a le même sens que dans loi physique ou loi de la jungle : c’est une loi non-instituée, d’un autre ordre que la loi civile et républicaine. Tout devenant marchandise, ce qui importe dans une maison de retraite n’est pas le sort de ses résidents ni les conditions de travail des soignants, mais l’enrichissement de ses actionnaires. Il faut beaucoup de vertu aux personnels de ces établissements pour continuer de remplir leur office.

Peut-on échapper à ce processus ?

Mais comment subordonner ce développement économique des techniques médicales à l’impératif thérapeutique sans qu’il soit sinon arrêté, du moins considérablement ralenti ? Un peuple, s’il le veut, est en mesure de reprendre en main son destin et de redonner à la loi sa primauté, mais le marché mondial tolérerait-il une telle république ? Si la France imposait ses propres règles, comment éviter qu’un laboratoire se déplace dans un autre pays où la liberté d’entreprendre est plus grande et la fiscalité plus légère ? Nous deviendrions alors tributaires d’un commerce extérieur pour tout ce qui concerne la santé et au mieux cela coûterait plus cher au pays, au pire ce serait sa ruine. Une telle situation n’est pas nouvelle et peut prendre diverses formes : l’industrie de l’armement qui assure à un pays une certaine indépendance le ruinerait s’il n’exportait pas des armes, et ainsi depuis fort longtemps nous sommes marchands d’armes. Nous sommes prisonniers. De même il est vrai que les travailleurs ont aujourd’hui une productivité bien supérieure à ce qu’elle était en 1945, de sorte que la richesse produite n’ayant pas diminué mais s’étant accrue, le financement des retraites ne devrait poser aucun problème. Mais si un seul pays osait retenir une part de ces richesses pour les retraites, les capitaux le fuiraient.

On objectera que la passion des entrepreneurs et des ingénieurs qui inventent sans cesse de nouvelles techniques et produisent sans cesse de nouvelles richesses n’est pas seulement l’argent. Mais ils ne pourraient pas exercer leur génie inventif sans des investissements privés. Des particuliers « placent » leur argent dans des entreprises et ils en attendent un « rapport » : ce sont eux, les maîtres. Ils veulent être libres de ce qu’ils font de leur fortune. Leur imposer des règles les fait fuir. D’où la financiarisation d’une économie où l’entreprise n’est pas là d’abord pour produire des biens et subvenir aux besoins des hommes : la production et la consommation sont des moyens en vue d’enrichir les actionnaires.

Je n’oublie pas qu’il a été admis que la loi contrôle le marché boursier, par crainte que les plus gros et les plus roués dévorent les autres, par crainte de crises qui finissent par coûter trop cher. Il est donc possible de régler par la loi le marché et la Bourse elle-même, et j’imagine même qu’il serait possible de le régler davantage si l’on voulait éviter les crises qui éclatent régulièrement. Mais cela requiert une volonté politique, c’est-à-dire, pour reprendre un mot célèbre, que la politique ne se fasse pas à la corbeille. Au lieu donc de discourir sur la fin du capitalisme et, une fois au pouvoir, de se coucher devant sa puissance, les partis qui dénoncent les injustices feraient mieux de concevoir une politique internationale d’organisation des échanges et des investissements.

La politique internationale : l’état de nature, c’est-à-dire de guerre

Le problème est en effet international. Ceux des États qui veulent une telle organisation doivent être ensemble assez forts pour s’opposer aux autres qui ne manqueront pas de séduire les investisseurs et tous ceux qui rêvent de faire « travailler » leur argent sans contribuer au bien commun. En dernière analyse, on voit que seule la politique extérieure pourrait s’opposer au développement fou du marché. Je vois pourtant qu’elle n’est pas un enjeu lors des campagnes électorales.

Qu’est-ce qui mobilise les hommes ?

Après des siècles de guerre, l’Europe est en paix, mais elle est d’abord un marché commun, c’est-à-dire une sorte d’arène où chacun cherche à l’emporter sur les autres. Chaque État favorise autant qu’il le peut ses propres entreprises. La politique fiscale a dès lors pour finalité principale d’assurer leur compétitivité et donc l’enrichissement de leurs actionnaires (il ne faut donc pas s’étonner que l’impôt qui frappe les salariés et qui n’a jamais été aimé soit de moins en moins accepté). Entre tous les états du monde l’état de nature, c’est-à-dire l’état de guerre, n’est pas du passé. C’est là sans doute l’échec du libéralisme économique : la primauté du marché et du commerce sur toute autre activité humaine ne réalise pas la paix.

Mais faut-il s’en plaindre ? Le règne absolu du marché supposerait que les hommes soient mus par le seul désir de richesse et qu’aucune autre passion ne l’emporte en chacun comme en chaque peuple sur ce désir, comme les fanatismes religieux, la passion de l’égalité, la volonté de vivre en homme libre. Un homme peut préférer la mort au confort si sa tradition est remise en cause. Un autre ou le même assassiner au nom de son Dieu. On peut préférer consacrer sa vie à la réflexion ou à la musique plutôt qu’à la production, etc. Si l’obsession des richesses et de la croissance économique avait été le seul mobile des hommes, auraient-ils construit les cathédrales et défriché l’Europe ? Le capitalisme lui-même est selon Max Weber lié au souci protestant de l’au-delà. De sorte que, si, avec pour seul moteur le désir de richesse, la transformation actuelle du monde en marché unique réussissait, elle aboutirait à l’extinction de toute volonté humaine. Nous ne serions plus qu’un troupeau de consommateurs moteurs de croissance sous la houlette de quelques entreprises multinationales. Faut-il avouer que sans les passions impérialistes des princes, des États, des peuples, sans les folies des hommes, l’humanité n’aurait jamais été qu’une espèce endormie comme les autres, incapable de s’élever au-dessus de l’animalité ? Faut-il se réjouir de ce que la guerre seule nous contraigne à sortir de notre torpeur de producteurs et de consommateurs ?

Le désastre écologique comme remède ?

La croissance appelle la croissance. Par son extraordinaire réussite, elle a éveillé sur toute la terre un désir insatiable. Partout, on refuse que règne la loi, partout le cours naturel des choses l’emporte sur la volonté. Le moteur du marché est l’appât du gain et les mêmes passions obsèdent ses acteurs les plus pauvres. On ne peut s’attendre à ce que la politique vise un autre but que la croissance. Le désastre écologique qui s’annonce est-il une chance, et nous contraindra-t-il à plus de frugalité ? Le slogan de la croissance durable ne fait que nourrir toujours l’illusion qui fait de l’enrichissement la fin suprême de toute vie humaine.

Les derniers mots de Léon Brunschvicg

Lecture du livre « Héritage de mots, héritage d’idées » (PUF, 1945)

Il y a exactement cent cinquante ans, le 10 novembre 1869, naissait le philosophe français Léon Brunschvicg. Il termina son dernier livre, Héritage de mots, héritage d’idées1, deux mois avant sa mort, alors que, persécuté par les nazis, son habitation parisienne et sa bibliothèque pillées, il avait fini par trouver refuge à Aix-les-Bains2.

« La confusion du langage menace de rendre irrémédiable le désordre des idées. » Selon Brunschvicg, les mots les plus familiers charrient des significations tellement divergentes que leur usage demeure obscur tant qu’on n’a pas « entrepris de déballer la cargaison […] enveloppée dans les plis du langage ». Plutôt que de s’incliner devant le pouvoir magique des mots, il faut « se transporter à l’intérieur de l’idée » et préférer aux antithèses superficielles (amour/haine, liberté/nécessité, etc.) des oppositions plus profondes. Le livre déclinera les six exemples choisis par Brunschvicg : raison, expérience, liberté, amour, Dieu et âme.

Raison et expérience

Si l’on peut, relève Brunschvicg, opposer radicalement des termes comme empirisme et rationalisme, les réalités que désignent les mots raison et expérience forment un couple inséparable. Pour nous faire comprendre leur coopération, Brunschvicg prend l’exemple des nombres négatifs. Comment expliquer que le produit de deux nombres négatifs soit un nombre positif ? On a parfois recours à la grammaire (deux négations valent une affirmation) mais rien ne dit qu’on ne soit pas alors hors sujet. Ou bien on invoque une convention, mais Brunschvicg rejette cette « façon de parler paresseuse ». C’est l’expérience qui va venir au secours de la raison (l’auteur le montre au moyen d’un calcul précis3) et lui garantir qu’elle « use légitimement de son pouvoir constituant » : le résultat positif du produit de deux nombres négatifs est la seule règle permettant de « coordonner en les faisant entrer dans un système unique la théorie des nombres positifs et la théorie des nombres négatifs ». Ici comme en d’autres domaines, se dégage « l’unité de la spéculation et de la pratique, seule capable d’assurer l’intégrité de la conscience humaine ».

Pour Brunschvicg, la polysémie piégeuse du mot raison se traduit dans l’opposition de la logique formelle et du « dynamisme constructeur de l’intelligence cartésienne ». Pour montrer à la fois la victoire de la raison et la façon dont elle a pu se retourner contre elle-même, il se réfère aux pythagoriciens. L’Occident, écrit Brunschvicg, a dû ressentir il y a vingt-cinq siècles l’impression éprouvée par l’écolier saisissant la différence de nature qui existe entre les fautes d’orthographe et les fautes d’arithmétique (dans un autre livre4, Brunschvicg parle du « faux Dieu de l’orthographe » et du « vrai Dieu de l’arithmétique ») : simple mémoire ou raison universelle. Mais les pythagoriciens, après qu’ils eurent pénétré la structure interne des nombres, « ont voulu que l’essence de toute chose fût révélée par la vertu des nombres » et se sont prêtés sans mesure au jeu des « analogies puériles et surnaturelles ». En outre, la découverte des grandeurs incommensurables les a jetés dans la panique. On avait osé « exprimer l’inexprimable, représenter l’infigurable, dévoiler ce qui aurait dû rester caché ». Nous qualifions toujours d’irrationnels – parce que ratio, comme logos, signifie à la fois raison, discours et rapport – les nombres qui ne peuvent s’écrire sous la forme d’un quotient de deux entiers !

Brunschvicg oppose, d’autre part, ce qu’il considère comme le caractère réducteur de la déduction syllogistique à ce que Bachelard appelle la raison fine et que lui-même définit comme une « puissance capable de s’assouplir indéfiniment pour créer des instruments de mieux en mieux adaptés à une investigation toujours plus subtile de données plus complexes ».

Quant au mot expérience, il est également polysémique : l’expérience passive s’oppose à l’expérience active de la méthode expérimentale. Brunschvicg a vu dans la théorie de la relativité et dans la physique quantique la confirmation de ce qu’il pressentait depuis toujours : il n’y a pas d’indépendance complète entre le contenu du monde physique et les constatations qui nous permettent de le connaître.

Les deux faces de la liberté

L’idéal de l’homme libre est « orienté dans deux directions contraires : l’une porte à s’affranchir de la loi, l’autre à se libérer par la loi ». Il semble bien, selon Brunschvicg, que le libre arbitre soit un leurre : l’hésitation qui précède certaines de nos décisions n’est peut-être qu’une apparence. Mais, pour lui, la ruine du libre arbitre (que renforce la théorie de l’inconscient) n’entraîne pas celle de la liberté rationnelle. Parfois la liberté consiste à « échapper à l’étreinte illusoire d’une fausse alternative ». Dans la pièce de Racine, Andromaque parviendra à la fois à sauver la vie de son fils et à demeurer fidèle à la mémoire de son mari ; ce, grâce à l’invention d’un « innocent stratagème ».

Il y a deux lois, dit Brunschvicg, celle qu’on subit et celle qu’on se donne, la loi de l’homme légiféré et la loi de l’homme législateur5. Ce dernier accède à l’autonomie en se libérant des impulsions naturelles et des contraintes sociales, puis en substituant au respect de l’ordre établi la souveraineté de règles conformes à la raison. Ainsi, le mot liberté a bien deux acceptions  : le « mouvement de révolte contre la loi » ; le « labeur méthodique en vue de créer les conditions d’un ordre plus juste ».

Deux visages de l’amour

On ne sait pas trop non plus de quoi on parle quand on parle d’amour. Brunschvicg cite la remarque fameuse de La Rochefoucauld selon laquelle il y a des gens qui ne seraient jamais tombés amoureux s’ils n’avaient pas entendu parler de l’amour : « Le prestige du mot, écrit Brunschvicg, entraînerait le sentiment de la chose ». Aussi pessimiste, dirait-on, que l’auteur des Maximes, Brunschvicg suggère que, si l’amour règne pour sauver les apparences, c’est l’amour-propre qui le plus souvent gouverne. Nous cherchons à nous attacher les autres plus que nous ne nous attachons à eux : « Ainsi entendu l’amour est une espèce du genre ambition ». Mais Brunschvicg n’en reste pas là. Célébrant « le plus grand miracle de l’humanité » qu’est, selon lui, le renversement de l’amour convoitise en l’amour comme dévouement, il s’en remet au « murmure d’un chant oriental » :

« Contente-toi de ce que tu as, un faible sourire, quelques mots, un regard. Il ne faut pas soupirer après l’être entier. Sens son odeur exquise, vois la splendeur de sa beauté. Mais ne soupire pas après Elle. L’âme humaine n’est pas un objet de désir. Le crépuscule est calme et le monde silencieux. Éteins le feu du désir dans les larmes. »

Pourtant, rien n’est jamais acquis, et l’amour n’est pas à l’abri de la conversion opposée.

Dieu ou l’esprit

Brunschvicg conçoit la religion comme la « fonction suprême de la vie spirituelle », à distinguer soigneusement des religions comme institutions sociales circonscrites dans l’espace et le temps. Ici encore, l’opposition véritable ne se résume pas à l’antithèse habituelle (Dieu/athéisme) mais fait se rencontrer deux conceptions désignées par un même mot. Brunschvicg cite le philosophe Jules Lagneau : « Affirmer que Dieu n’existe pas est le propre d’un esprit qui identifie l’idée de Dieu avec les idées qu’on s’en fait généralement et qui lui paraissent contraires aux exigences soit de la science soit de la conscience ». Pour Brunschvicg, Dieu n’est autre que la raison universelle. Son existence, qui ne se distingue pas de son essence, doit être démontrée méthodiquement, « et cette essence ne se manifestera que du dedans grâce à l’effort de réflexion qui découvre dans le progrès indéfini dont est capable notre pensée l’éternité de l’intelligence et l’universalité de l’amour ».

Aux yeux de Brunschvicg, rien n’est plus émouvant « que de voir Dieu se dégager des voiles de l’analogie anthropomorphique », l’homme abandonnant toute arrière-pensée de consolation sentimentale ou de compensation dans une autre vie : Dieu est « au-dessus de toute responsabilité dans l’ordre, ou dans le désordre, de la matière et de la vie ». Brunschvicg rejette, autant que l’anthropomorphisme, l’idée selon laquelle Dieu serait ineffable ; il en va de cette dernière qualification comme de l’irrationnel en mathématiques : ce sont les déficiences du langage qui nous les font adopter. Le Dieu que recherche Brunschvicg est le Dieu de l’immanence : « Dieu est ce par quoi l’amour existe entre nous, la présence efficace dont dérive tout progrès que la personne humaine accomplira dans l’ordre des valeurs impersonnelles ».

Les trois âmes

Le dernier exemple pris par Brunschvicg est le mot âme. Une fois de plus, « derrière l’identité d’un mot apparaît la divergence irréductible des idées ». C’est au sujet de l’âme, selon Brunschvicg, que « la tension entre le réalisme du mot6 et le spiritualisme de l’idée […] atteint son plus haut degré ». Le langage, qui « substantifie » tout (« être » et « aimer », en particulier, gagneraient, pour Brunschvicg, à rester des verbes), nous fait courir le risque d’une interprétation grossière : « imaginer l’âme comme une chose juxtaposée à une autre chose, le corps ». Aussi Brunschvicg écarte-t-il le dualisme cartésien : « Lorsqu’on fait de l’âme une substance dont la pensée serait l’attribut, comme le corps est une substance qui a l’étendue pour attribut, est-ce que la symétrie des formules7 n’introduit pas une survivance du réalisme dans un système qui, par l’excellence de sa méthode, paraissait destiné à l’exclure ? »

Le mot âme, note Brunschvicg, présentait déjà chez les stoïciens les trois acceptions qui se le disputeront plus tard : force vitale, principe de la respiration et du mouvement ; essence originale, sujet permanent de la destinée d’un être ; monde spirituel « également accessible à tout être qui participe à l’universalité de la raison ». C’est bien sûr cette dernière acception que retient Brunschvicg, les deux premières s’arrêtant, selon lui, au seuil de la spiritualité. Notre personnalité, écrit-il, « ne nous est pas plus donnée du dedans qu’elle ne nous est imposée du dehors. […] l’homme n’aura l’accès de son âme que par l’exercice d’une fonction personnalisante qui de soi n’est nullement bornée à l’horizon de son individualité ». La conception idéaliste de Brunschvicg exclut toute extériorité, et ne se satisfait que des « vertus dynamiques de l’immanence ». Les œuvres d’art géniales, par exemple, « reprennent vie dans la mesure où nous les recréons […] à l’intérieur de nous-même par un effort de participation […] qui implique une certaine originalité de résonance ». En demeurant attachée à la destination universelle de telles réalités, « l’âme révélera la nature de sa grandeur, une capacité de progrès, poursuite sans trêve et sans terme de la vérité, de la beauté, de l’amour ».

Cet ouvrage est posthume. Léon Brunschvicg est mort le 18 janvier 1944, deux mois après la date (celle de son dernier anniversaire) qu’il a apposée à la fin de son manuscrit : 10 novembre 1943. Mais Brunschvicg n’était pas sûr que la mort existe :

« La vraie religion est le renoncement à la mort ; elle fait que rien ne passe et que rien ne meurt pour nous, pas même ceux que nous aimons ; car de toute chose, de tout être qui apparaît et qui semble disparaître, elle dégage l’idéal d’unité et de perfection spirituelle, et pour toujours elle lui donne un asile dans notre âme. Alors vivant dans notre idéal, et nous en entretenant avec nous-mêmes, nous connaissons le sentiment de sécurité profonde et de repos intime qui est l’essence du sentiment religieux et qui n’est autre que la pureté absolue de l’esprit »8.

Encore un mot – la mort – à la signification indécise.

Notes

1 – Léon Brunschvicg, Héritage de mots, héritage d’idées, Paris, PUF, 1945.

2 – Brunschvicg fait – indirectement – allusion à deux reprises aux circonstances dans lesquelles il a écrit son livre : « nous aurions le droit de saluer une époque bénie par excellence dans l’effort de l’humanité vers l’intelligence du vrai s’il était permis de distraire notre regard de la catastrophe que les masses barbares ont déchaînée sur la planète » ; « Le progrès de la conscience, considéré en compréhension, ne fera que rendre plus inexplicable et plus révoltant l’acharnement insensé, l’acharnement bestial, de l’homme contre l’homme. »

3 – Dans le produit + 3 x + 4, il remplace les facteurs par (+ 5 – 2) et (+ 11 – 7). Si – 2 x – 7 ne donne pas + 14, l’opération ne « marche » pas.

4Un ministère de l’Éducation nationale, Paris, Plon, 1922, p. 76.

5 – Cette distinction peut faire penser, notamment, à celle qu’établit Isaiah Berlin entre « liberté négative » et « liberté positive ».

6 – C’est-à-dire la tendance du mot à se transformer en chose.

7 – Brunschvicg évoque ailleurs « le mauvais génie des antithèses, le démon des fausses fenêtres pour la symétrie » (De la connaissance de soi, Paris, Alcan, 1931, p. 79).

8Introduction à la vie de l’esprit, Paris, Alcan, 1900, p. 175.

© Thierry Laisney, Mezetulle, 2019.

« La parole du mille-pattes. Difficile démocratie » de Jean-Paul Jouary, lu par Valérie Soria

La lecture du livre de Jean-Paul Jouary La parole du mille-pattes. Difficile démocratie (Encre marine, 2019) nous convie à une plongée, ou plutôt à une remontée allant bien en deçà des analyses de la démocratie occidentale ancrée sur le modèle de la Grèce antique. L’hypothèse philosophique est que la démocratie est le socle de la forme première de toute organisation humaine. S’efforcer de revenir, à travers et au-delà des formes multiples, au terreau de toute forme de société, dès le Paléolithique, c’est prendre l’universalisme au sérieux et mesurer ce qu’est le principe démocratique comme principe de justice et de conciliation par la parole bien comprise.

Les livres de Jean-Paul Jouary sont, à chaque publication, l’occasion heureuse de prouver qu’un texte écrit n’est pas toujours ce qui met la parole en échec. Tout au contraire, il s’y déploie une parole bien singulière, celle d’un philosophe qui n’a jamais cessé d’enseigner et donc de s’intéresser à nombre de domaines où se matérialise le génie humain, où l’intelligence collective est à l’œuvre. Quel autre socle que celui du politique pour relier les étapes de l’itinéraire intellectuel qu’est celui de Jean-Paul Jouary ? Au fond, l’enseignement a toujours partie liée avec un acte politique. Enseigner n’est-ce pas faire le pari qu’il est possible de penser en commun en construisant une parole démocratique ? S’il y a une certaine violence à nous arracher à tout ce qui peut anesthésier notre jugement, le pendant de ce processus inconfortable n’est-il pas de se poser la question de savoir comment «  parler ensemble » 1 ? C’est à l’occasion de ses séjours à Abidjan pour y enseigner la philosophie que Jean-Paul Jouary renouvelle dans cet ouvrage la réflexion que nous portons sur la démocratie.

Élargir le regard pour construire l’avenir

Le titre du livre est tiré d’un dicton de la Côte d’Ivoire : «  C’est avec de bonnes paroles que le mille-pattes traverse un champ fleuri de fourmis ». La parole du mille-pattes est une parole qui parie sur un échange raisonnable permettant de dépasser la conflictualité, la logique de la vengeance. Ce qui motive Jean-Paul Jouary dans son ouvrage est d’étudier le pouvoir pacificateur de la parole au sein de toute collectivité humaine. Lorsque l’exercice de la parole s’attache à favoriser la discussion collective, la démocratie est assurée de prendre toute sa place. Il s’agit de promouvoir cette philosophie de «  la  parole du mille-pattes » pour donner à un monde violent et inégalitaire une issue démocratique pérenne.

À travers six chapitres (L’homme et la politique ; L’homme et le passé ; L’homme et la loi ; L’homme et l’avenir ; L’homme et le pouvoir ; L’homme et lui-même), l’auteur examine les champs dans lesquels l’homme inscrit son existence en tant qu’homme et en tant que citoyen. Il ne faut pas désespérer : «  des nouveautés historiques se préparent sur les ruines du monde existant »2. Cela appelle un changement de regard qui prenne en compte d’autres modèles d’organisation politique démocratique que notre modèle occidental ancré sur la Grèce antique. C’est à ce travail d’explorateur que notre auteur nous propose de participer.

Être citoyen en démocratie

Il faut commencer par revenir à l’élémentaire en travaillant d’abord à définir et réfléchir sur ce que nous entendons par «  démocratie », «  politique », « loi », «  justice », « liberté » et le socle opératoire de ces notions : la citoyenneté. C’est à ce travail de compréhension que Jean-Paul Jouary se consacre en vrai pédagogue donc en vrai philosophe.

La citoyenneté est un statut difficile à construire. Cela implique un exercice actif et non qu’on délègue cette responsabilité à d’autres. Promouvoir une «  citoyenneté active » est la base de toute vie démocratique : par les débats, par la participation éclairée aux discussions engageant notre avenir. Faute de quoi la politique ne saurait remplir sa fonction émancipatrice. C’est donc à une tâche difficile que nous appelle Jean-Paul Jouary. Il ne suffit pas de se reposer sur la participation aux élections pour être un citoyen. Réactiver le débat public est une nécessité, penser la souveraineté du peuple n’a jamais été aussi urgent : il y a une crise dans la démocratie du fait de la déperdition du sens de la souveraineté. Il faut se pencher avec attention sur la définition de l’intérêt commun, ce que Rousseau appelait l’intérêt commun. Cela appelle une réflexion sur la laïcité, dont nous voyons aujourd’hui qu’elle n’a jamais été autant remise en cause, ou confondue avec la tolérance.

Jean-Paul Jouary n’en reste pas aux philosophes de la tradition occidentale pour penser la démocratie. Nous n’avons pas le monopole de la pensée démocratique si par démocratie on entend  «  tout système social dans lequel les décisions qui engagent la collectivité sont prises par cette collectivité après un libre débat »3 . Notre auteur s’appuie alors sur des modèles comme ceux de l’Inde et plus généralement de l’Asie, des Berbères (avant le VIIIe siècle), de l’empire Arabo-Andalou du XIIe siècle, ou encore de la Mongolie. Ce qu’il faut comprendre par-là, c’est que l’Europe occidentale est à l’origine de la création d’un modèle parmi d’autres de démocratie, celle-ci étant le socle commun de la forme première de toute organisation humaine. La question étant : comment revenir à une forme démocratique authentique, qui ne perpétue pas les inégalités sociales et ne retire pas la souveraineté au peuple ? Car « C’est en effet « démocratiquement » que la «  démocratie représentative » permet de supprimer la «  démocratie » au sens propre»4. Il faut revenir au terreau de toute forme de société, dès le Paléolithique, pour mesurer ce qu’est le principe démocratique comme principe de justice et de conciliation par la parole bien comprise. Cela ne signifie pas que n’importe quel groupe ou n’importe quelle assemblée se définissant comme ayant un pouvoir de décision puissent constituer un socle valide et légitime de démocratie car nous risquerions de ne pas pouvoir échapper au communautarisme quelle qu’en soit la forme. Cela signifie plutôt que les humains, dès lors qu’ils se rassemblent, ont à apprendre et à exercer la parole démocratique au travers du débat public qui constitue «  la médiation essentielle entre la souveraineté du peuple et la qualité de ses décisions »5. Passer du « Je » au «  Nous », de nos intérêts égoïstes au bien commun que seuls des raisonnements bien conduits peuvent faire émerger au-dessus de la diversité des opinions, tel est le mouvement propre à l’exercice de la démocratie, bien avant toute forme de vote. «  Je suis parce que nous sommes »6.

Au-delà du droit

Si l’aspiration à la démocratie exprime au fond un idéal de justice, il faut dépasser une logique punitive et répressive qui n’est que la résurgence d’une logique de la vengeance. Il ne peut y avoir de justice humaine qu’en essayant de mettre un terme aux rapports de force et à un droit imposé aux vaincus par les vainqueurs. Des figures emblématiques comme celles de Gandhi, Martin Luther King et Mandela peuvent nous conduire sur le chemin d’une justice animée par un esprit de réconciliation. Les pages sur Mandela7, en particulier, sont éclairantes car elles montrent à quel point la verbalisation de tout un peuple rassemblé peut «  Guérir les bourreaux et leurs victimes ensemble »8. Par cette réconciliation pratiquée dans l’ubuntu, le droit est dépassé par une justice supérieure, celle que des hommes unis dans une volonté de faire peuple mettent en œuvre. La question étant finalement celle de l’humanité que les hommes veulent voir advenir : une humanité réconciliée, soucieuse de bâtir la société du genre humain, ce qui est proprement respecter la vertu et nous rendre plus conscients de ce que nous pouvons inventer pour nous donner un avenir et donner sa pleine puissance à la pratique politique bien comprise.

Appeler les citoyens à penser ce que c’est que gouverner et non diriger, tracer la voie d’un universalisme qui va chercher ses références dans des cultures non occidentales, aller puiser jusque dans la préhistoire pour penser les mutations sociales et politiques, c’est bien à un itinéraire très large que nous convie le livre de Jean-Paul Jouary qui est comme le récit d’un philosophe engagé depuis des décennies dans la recherche d’une manière de pratiquer une parole libre, exempte de rapports de force, au service d’un enseignement qui se veut accessible à tous. Sans jamais se départir d’un optimisme qui honore ses lecteurs. À nous de poursuivre ce cheminement puisque ce que nous retirons de la fréquentation de ce philosophe est de ne jamais perdre le courage de nous engager dans la réflexion et dans la participation active à tous les débats publics initiés par les forces vives et critiques de nos démocraties.

Jean-Paul Jouary, La parole du mille-pattes. Difficile démocratie, Paris : Les Belles-Lettres, coll. Encre marine, 2019. Voir le site de Jean-Paul Jouary.

Notes

1 – Pour reprendre l’expression de Gadamer dans Langage et vérité, p.151, Gallimard, 1995.

2La parole du mille-pattes, p. 14

3Op.cit., p.44

4Op.cit., p.67

5Op.cit., p.58

6 – Selon le principe ancestral de l’ubuntu du clan de Nelson Mandela que Jean-Paul Jouary a développé dans son ouvrage intitulé Mandela une philosophie en actes, Livre de Poche, 2014

7Op.cit., pp.107-111

8Op.cit., p.110

Invisibilité et cancer

« Circulez, y a rien à voir »

Prenant appui sur son expérience du cancer du sein, Valérie Soria examine l’approche dominante « marketing » du cancer dont l’effet principal est de rendre les malades invisibles à eux-mêmes et aux autres, de leur dénier le statut de sujet (quand elle ne les culpabilise pas). Son analyse aiguë explore toutes les dimensions de cette invisibilité et de ce déni. Comme si la maladie ne suffisait pas, il faudrait en outre « mourir d’un déficit de l’image de soi » ? Sur le modèle de ce qui a été acquis de haute lutte pour le SIDA, elle plaide en faveur d’un coming-out du cancer. Accéder à une visibilité pleine et entière serait une manière de restituer de l’humanité là où elle a été abîmée.

[Le texte ci-dessous reprend, légèrement modifié, un article publié initialement dans le n° 49 (août 2010) de la revue Pratiques. Cahiers de la médecine utopique. L’auteur et Mezetulle remercient la rédaction de cette revue pour son aimable autorisation.]

« […] dans le domaine de la santé, le vrai réformateur social c’est le malade »1.

Cet article est né d’une expérience nouvelle et subjective, d’un événement autobiographique : le cancer du sein. En prenant appui sur ce coup de force qu’est la maladie et en l’analysant, il s’agit de dégager des questions susceptibles de modifier la façon dont les pouvoirs publics, mais aussi la société et les proches, affrontent la longue maladie. 

C’est de la question de l’invisibilité que je vais traiter. Cette invisibilité qui s’est imposée à moi comme l’expérience, paradoxalement, flagrante du cancer et ce à plusieurs niveaux. L’objectif de cette contribution est modeste : il s’agit de proposer une autre approche que celle du marketing du cancer.  De faire aussi en sorte, par exemple, que la campagne médiatique qui traite les personnes atteintes en «  héros ordinaires » ne soit pas le seul discours tenable sur le cancer ; que ce qui a été acquis de haute lutte pour le SIDA par une association comme « Act Up » soit un modèle opératoire pour tous les malades au long cours ; que les patients se mobilisent de manière associative pour que leur soit restitué leur statut de sujet et de singularité à part entière. Le cancer, maladie létale, mérite autre chose que la double peine, et les malades, par le regard qu’ils portent sur eux-mêmes, devraient permettre aux bien-portants de changer de regard sur ce type de maladie. Il s’agit d’interroger l’invisibilité pour accéder à une visibilité pleine et entière qui est une manière de restituer de l’humanité là où elle a été mise en défaut, abîmée.

L’épreuve de la discordance entre la subjectivité et l’objectivité

L’invisibilité commence d’abord par l’épreuve d’un paradoxe : le cancer comme maladie sournoise, symptomatiquement silencieuse, offre à vivre l’expérience déroutante de se sentir en bonne santé alors qu’on ne l’est pas objectivement. Il y a une discordance entre le sentiment interne de son état de santé et les résultats des examens médicaux, entre l’appréhension subjective et les analyses médicales qui vont conduire à un diagnostic, notamment à partir de marqueurs qui sont éprouvés scientifiquement mais non totalement vérifiés dans leur caractère fiable et opératoire, comme pour le Ki672 par exemple.

La question se pose alors de la confiance à accorder aux professionnels de santé qui vont décider d’un protocole à suivre et le proposer au malade, tant il est devenu monnaie courante, de nos jours, d’octroyer une dimension participative à celui-ci dans la gestion de la maladie. Quelle confiance accorder aux médecins ? Je me sens en forme et pourtant, insidieusement, le cancer s’est installé en moi. L’invisibilité du processus pathogène s’impose comme une donnée qui ajoute une dimension psychologique au caractère irreprésentable du cancer. En balance, c’est l’invisibilité d’un côté et la défaillance de représentation de l’autre. À cela viendra s’ajouter, comme à la rescousse, un dispositif herméneutique destiné à donner sens à ce qui, au départ, n’en a pas. Pourquoi moi ? Comment penser ce cancer ? Qu’ai-je fait ou défait pour en arriver là ? Tant le cancer est, quoi qu’on en dise, perçu comme une maladie létale par celui qui en est frappé, ainsi que par le grand public dans son immense majorité.

L’invisibilité et l’irreprésentable occupent une place notable dans l’expérience subjective du cancer et contraignent à un réajustement de la perception de soi, un remaniement dont on ne possède pas les clefs et, tout en même temps, dans ce temps de l’urgence qu’est le temps de l’après diagnostic, c’est la question de la confiance dans le ou les praticiens médicaux qui se pose. Qu’est-ce qui me prouve que la décision collégiale du staff pluridisciplinaire est la bonne décision pour moi, pour ma singularité ? Comment accepter, sans prise de recul, un protocole qui va, dans la plupart des cas, introduire des bouleversements dans l’existence de l’individu, voire laisser des séquelles indélébiles dans son corps ? Comment, par exemple, intégrer l’idée selon laquelle le traitement préconisé – chimiothérapie, radiothérapie, hormonothérapie – va rendre malade l’individu qui se sentait en forme malgré son cancer ? Tout d’un coup, c’est la visibilité des effets secondaires probables du traitement qui passe au premier plan et contraste avec l’invisibilité du protagoniste de ce drame. Tout se passe comme si le cancer se donnait à travers la preuve par les effets. Tout ça pour quoi, au juste ?

L’implacable syllogisme du vivant

Tout ça pour une maladie qui se conçoit en termes de statistiques par rapport à son évolution concernant l’espérance de vie. Le cancer offre comme seule perspective, pour l’instant, une évaluation statistique selon les organes et systèmes atteints. Quid de l’individu qui en est atteint ? Celui-ci est condamné à rester au second plan, dans une invisibilité qui creuse un fossé entre l’ordre du quantitatif et l’ordre du qualitatif. L’échelle d’évaluation pour la survie est globalisante et ne prend pas en compte ce que peut l’individu comme sujet, auteur mobilisé dans ce qui vient rompre le rythme rodé de son existence. C’est le désespoir d’Ivan Ilitch3 qui éprouve le scandale de l’écart entre le syllogisme du vivant et le sentiment d’anéantissement, insupportable, consécutif au diagnostic de sa maladie. «  Il est impossible que je doive mourir. Ce serait trop affreux ! »4

La maladie crée le patient en mettant le sujet entre parenthèses, en suspens, le temps que l’urgence de la restauration de quelque chose de l’ordre du sentiment de soi se fasse jour à nouveau, peut-être même de manière inaugurale pour celui qui en est frappé. Entre la logique du syllogisme : « Tous les hommes sont mortels. Or Caius est un homme. Donc Caius est mortel » et le vécu post-diagnostic : «  Moi, dans ma chair, je vais mourir », il y a un monde. C’est toute la différence de nature entre le monde des bien-portants qui vit sur les acquis du syllogisme et celui des malades pour lesquels cette logique devient inopérante et fallacieuse. Je sors dans la rue et je vois, depuis l’annonce de mon cancer, des individus en sursis, qui ne soupçonnent sans doute pas qu’ils sont peut-être atteints du même mal que moi, que ce mal est invisible, sournois et qu’il fait basculer, lorsqu’il est avéré, un individu du monde des bien-portants au monde des malades, de la mort comme être logique, comme conclusion du syllogisme, à la mort comme «  arrêt de mort » tout à fait scandaleux.

Une vie en rémission : le temps de l’incertitude

Il en va de même pour ce qui concerne la perspective de guérison. Dans le cancer, comment parler de guérison ? La seule catégorie opératoire est celle de la rémission5 puisque le cancer est appréhendé, dans son processus, en termes statistiques. «  C’est dans ce contexte d’incertitude médicale formulée grâce à la notion de stade que le terme de rémission va venir combler le vide d’une incertitude pronostique sans concept »6. Comment un individu peut-il spontanément admettre ce changement de perspective temporel que la maladie impose ? C’est bien de l’invisibilité encore qu’il est question, au sens d’une issue – la guérison – non représentable, non assurée ; l’invisible est ici de l’ordre d’un avenir bouché parce que non garanti ; la seule catégorie à laquelle le patient peut se raccrocher est celle de la rémission. Une vie à court terme, pas forcément dans sa durée mais assurément dans son mode d’appréhension.

Les repères habituels sont bouleversés, malmenés avec l’expérience de la maladie et n’est-ce pas pour cette raison que, bien souvent, le premier travail effectué par le patient et son entourage est celui de la métaphore7 ? Qu’est-ce qu’une métaphore ? C’est un déplacement : est donné «  à une chose un nom qui appartient à autre chose »8, pour reprendre la définition de la tradition philosophique aristotélicienne. Par exemple, le cancer sera assimilé à un combat, il sera à coup sûr psychologisé à outrance : «  je me suis fabriqué un cancer », la psychosomatique9 venant combler de manière consolatrice le scandale de la maladie. Le non visible, l’invisible comme le non représentable fait appel à des référents de substitution venant pallier l’absence de sens éprouvée à nu, dans la chair abîmée à son insu. Ces référents sont des métaphores et il y a loin de ce travail métaphorique de déplacement au travail de sens qui, rétrospectivement, va tâcher de reconstruire une identité blessée.

Quand le corps est en souffrance, c’est le langage qui vient porter secours à l’absence de représentation et créer de nouvelles images de soi. Une image est un support qui prend acte de la réalité de la mort, de la disparition possible ; c’est l’empreinte imaginaire de ce qui a été et qui a pour fonction de témoigner de l’absence mais aussi du retour de ce qui a disparu, la relève du corps absent dans la communion des vivants10.

Ce que la métaphore verbalise dans un déplacement, l’image l’effectue dans un travail de création du sens très personnel, en convoquant des référents qui peuvent être ceux de l’histoire de l’art ou de l’histoire des religions. Lorsque j’ai perdu mes cheveux, je me suis consolée en imaginant que ma tête chauve était celle d’un bonze. De la sorte, le refus de porter une perruque devenait légitime : on ne demande pas à un bonze de masquer son crâne chauve par une perruque. Si je perds un sein, je penserai à la «  Victoire de Samothrace ». La métaphore culpabilise, alors que le sens donne une direction, un nouveau monde, il permet de représenter l’inimaginable, de donner une nouvelle assise au corps, de le rendre à nouveau visible pour soi et il permet un nouvel ancrage dans le monde. C’est tout le travail de reconstruction du sujet qui se fait, un sujet a posteriori, avec son histoire et avec la rupture biographique11 assénée par le cancer. Un sujet qui n’est pas celui de la fière conscience victorieuse de son corps, comme celui de Descartes : quand le «  cavalier français qui partit d’un si bon pas », pour reprendre les mots de Péguy, tombe de son cheval et que le rythme de la monture délaisse l’affirmation métaphysique pour se colleter à ce sol inhospitalier qu’est la maladie, c’est une autre conception de la subjectivation qui apparaît.

L’invisibilité au miroir de la collectivité

Mais au plan de la collectivité, qu’en est-il de l’invisibilité ? Si, au niveau individuel, la construction du sujet dans l’expérience de la maladie est un travail qui, par la force des choses, doit se faire, s’impose même comme devant s’effectuer, que se passe-t-il au niveau social ? Sur ce plan-là, il s’agit, du moins c’est la norme dominante, de sauver les apparences, de cacher les effets secondaires visibles, comme l’alopécie ou la mutilation des seins. Il existe, dans les instances hospitalières, un service de «  socio-esthétique », une discipline récente qui a pour fonction d’établir une relation d’aide aux personnes atteintes dans leur intégrité physique, psychique, sociale, c’est-à-dire aux personnes souffrant de pathologies diverses, dans le contexte d’une maladie mais pas seulement, puisque cette discipline prétend s’occuper de ceux qui sont plongés dans le milieu carcéral ou dans la grande pauvreté. Sous couvert d’une intention louable – restaurer une identité abîmée -, de sauver l’image de soi, cela ne revient-il pas à faire la promotion du déni de ce qui atteint l’individu ? De quelle image de soi et de quelle dignité est-il question avec ce genre de démarche ? La dignité est un concept éminemment ambigu : il se veut universel mais ce qu’il véhicule est le fruit d’un consensus à connotation humaniste, là aussi pétri d’intention louable. Mais que dit cette dignité au sujet des droits individuels, singuliers, de la personne ? Quelle place laisse-t-elle à la perception de ce qui est digne pour chacun, dans son for intérieur, de sa place dans une histoire de vivants engagés dans la vie et la mort ?

L’invisibilité est l’autre face d’un certain contrôle social de la maladie, de ce qui sort du cadre, de ce qui est en discordance, en rébellion par rapport à la police des normes esthétiques et, de manière sous-jacente, sociales. Un malade policé est un malade invisible, dont l’apparence est supportable par l’entourage et également qui fait illusion, «  bonne figure », dans le milieu professionnel, surtout s’il continue de travailler durant son traitement.

Tout se passe comme si le vécu de la maladie devait purement et simplement disparaître et laisser place à une imagerie rassurante et volontariste. Il est dit et martelé que le cancer du sein se guérit de plus en plus, celui-ci devenant le meilleur atout marketing d’un discours marketing qui n’est pas, loin s’en faut, le discours prudent et mesuré que tient l’oncologue à son patient. L’oncologue ne dira pas toute la vérité, mais il se gardera de tout mensonge, dans le meilleur des cas. Il se gardera surtout de tenir le discours marketing au sujet de la maladie et ne cédera pas à la démagogie grotesque et belliciste de la célébration des « héros ordinaires » dont les campagnes télévisées nous abreuvent. Car dans l’espace clos du cabinet de l’oncologue, il y a fort à parier que les patientes atteintes par un cancer du sein ne trouvent aucun réconfort à se sentir porteuses d’une mission de résistance. L’ennemi, le cancer qui «  sort de l’ombre » : autant d’images-choc dont la cible est le public des bien-portants, non touché directement dans sa chair par le cancer. C’est le marketing qui fait ses choux gras de l’inquiétude majeure face au cancer mais qui reste inaudible pour ceux et celles que le cancer laisse sans voix, dans l’invisibilité sociale12. Sans oublier le coût pour la collectivité que représente, dans les discours comptables du libéralisme, le cancer. Là aussi, l’invisibilité se paie au prix fort : celui de la norme et de la culpabilisation.

Une mobilisation des malades à inventer au niveau politique

Alors quelles perspectives pour les malades du cancer aujourd’hui ? Quelles voies pour que la visibilité se fasse dans une maladie qui détruit aussi par ce qu’elle impose de masquer et ce qu’elle ne montre pas ? Il reste à marcher dans le sillage qu’a tracé une association de malades comme «  Act Up », c’est-à-dire de tout mettre en œuvre pour faire le coming out du cancer. Que les sans voix, victimes de la relégation sociale, trouvent les dispositifs pour donner de la voix, au-delà des blogs13, au-delà du conclave de l’intime qui, s’il peut permettre de construire, le temps de la maladie, une communauté, n’en reste pas moins cantonné à la sphère du privé.

Il reste à tenter de contrebalancer le discours dominant sur le cancer, sur la maladie en général, à trouver une autre voie que celle du bizness larmoyant du marketing qui invisibilise pour être audible par une cible déplacée. Le marketing est une transposition commerciale de la métaphorisation de la maladie. Il s’agit donc de penser les conditions politiques de ce qu’on fait de la maladie, en tant que malade. Que l’invisibilité donne l’occasion d’un travail sur ce que l’on veut, à toute force, rendre visible pour ne pas mourir du déficit d’image de soi dans nos sociétés actuelles. Le travail sur l’image de soi est un acte citoyen , parce qu’au-delà de soi il engage ceux et celles qui seront touchés par la maladie et qui envisageront un avenir possible à la condition d’être les héritiers et les passeurs d’un nouveau regard, non aliéné, sur la maladie.

Notes

1 – Marie Ménoret, Les temps du cancer, Paris, Le bord de l’eau, réédition 2007, avant-propos, p. 9.

2 – Cet antigène fait partie des marqueurs de prolifération cellulaire pour le cancer du sein.

3 – Tolstoi, La mort d’Ivan Ilitch, Paris, Le Livre de Poche, 1989, chap.VI.

4 – Tolstoi, op.cit., p. 57.

5 – Marie Ménoret, op. cit., p. 48 sq., plus particulièrement sur la «  gestion de l’incertitude » propre au cancer.

6Ibid., pp.48-49.

7 – Sur cette question, cf. Susan Sontag, La maladie comme métaphore, Paris, Christian Bourgois, 1re édition 1989.

8 – Aristote, Poétique ( 1475b ), cité par Susan Sontag, Le SIDA et ses métaphores, op.cit., p. 121.

9 – Sur cette façon de faire intervenir le secours de la psychosomatique, voir Mars de Fritz Zorn.

10 – Là-dessus, voir les Portraits du Fayoum, mais aussi Roland Barthes, La chambre claire.

11 – Expression utilisée par M. Bury, 1991, «  The sociology of chronic illness : a review of research and prospects », Sociology of Health and Illness, Vol. 13, n°4, pp.451-468. Egalement : Bury, M., Anderson P., 1988, Living with Chronic Illness, London, Unwin Hyman.

12 – Voir Guillaume Le Blanc, L’invisibilité sociale, Paris, PUF, 2008.

13 – Le blog de Marie-Dominique Arrighi, journaliste à Libération, récidiviste du cancer du sein, est un exemple en la matière : http://crabistouilles.blogs.liberation.fr/mda/

© Valérie Soria, Pratiques. Cahiers de la médecine utopique 2010, Mezetulle 2019.

Une autre généalogie de la morale

Sur le livre de Philip Pettit « The Birth of Ethics »

Le nom du philosophe Philip Pettit, professeur à Princeton, est surtout associé à la notion de « républicanisme ». Dans The Birth of Ethics1 (version enrichie de conférences qu’il a données en 2015), il se fixe une tâche ambitieuse : explorer la nature de l’éthique2 en essayant de déterminer comment celle-ci a pu apparaître.

Le projet de Pettit

Philip Pettit présente son projet en ces termes : « notre analyse reconstructive a pour but de fournir un récit sur la façon dont une communauté d’individus qui n’emploient pas initialement des concepts éthiques pourrait faire évoluer des pratiques communes jusqu’au point où de tels concepts leur deviendraient disponibles et où les propriétés correspondantes deviendraient accessibles ». Cette communauté fictive, Pettit choisit de l’appeler Erewhon (anagramme de nowhere, empruntée à un roman de Samuel Butler) ; une communauté fictive, en effet, la perspective de l’auteur n’étant pas historique mais philosophique (à la manière de Rousseau qui, au seuil de son Discours sur l’origine de l’inégalité, prévient : « Il ne faut pas prendre les recherches dans lesquelles on peut entrer sur ce sujet, pour des vérités historiques, mais seulement pour des raisonnements hypothétiques et conditionnels, plus propres à éclaircir la nature des choses qu’à en montrer la véritable origine ».

Philip Pettit pose trois conditions préalables pour le succès de sa « reconstruction » : les membres d’Erewhon, on l’a dit, sont dépourvus de toute notion éthique ; ils doivent, à part cela, être le plus proches possible d’humains comme nous ; ils forment une société qui – c’est un point essentiel pour Pettit – doit pouvoir se comprendre selon un point de vue purement naturaliste (matérialiste). Quant aux conditions qui concernent l’évolution des choses plutôt que leur soubassement, les membres d’Erewhon sont supposés rationnels d’une part, et égocentrés d’autre part. Ils constituent une société isolée, dans laquelle ils ont tous un pouvoir à peu près égal. Pettit souligne que son « analyse reconstructive » a un précédent notable dans l’analyse économique ayant fait émerger la notion d’argent à partir d’hypothétiques sociétés où n’aurait existé que le troc. Il note aussi que de nombreuses entreprises philosophiques ont, avant la sienne, visé à démystifier les concepts qu’elles abordaient (que ce soit le droit, la convention, la vérité, etc.).

Le degré zéro

L’auteur part d’une situation imaginaire – le degré zéro – dans laquelle les membres d’Erewhon n’utilisent le langage (l’accès au langage étant, selon Pettit, la condition fondamentale de tout ce qui va suivre) que pour échanger des informations sur leur environnement. À ce premier stade, tout est question de confiance et de réputation : j’ai intérêt à fournir des informations exactes si je veux pouvoir compter en retour sur mon interlocuteur et sur ceux à qui ce dernier risquerait de signaler mes manquements. Pour être digne de foi, je dois être attentif à la façon dont j’acquiers une information comme à la façon dont je la transmets. Mais ces comportements, relève Philip Pettit, peuvent s’observer sans que les membres d’Erewhon aient conscience qu’il s’agit là d’une caractéristique de leur communauté : c’est à ce stade une norme « pré-sociale ». Cette situation, cependant, ne demeurera pas indéfiniment sans qu’on la remarque : d’une norme pré-sociale, on passe alors à une règle de conduite (la règle consistant à dire la vérité) – ce qui ne signifie pas une règle prescriptive, encore moins morale.

Deux actes de langage

La confiance est donc au cœur de ce degré zéro. Mais, selon Pettit, il manque nécessairement à ce stade les deux ressources essentielles grâce auxquelles nous pouvons plus solidement faire savoir à nos interlocuteurs que nous sommes dignes de foi. En premier lieu, nous pouvons affirmer, déclarer (avow) certaines de nos attitudes plutôt que de simplement les rapporter ; en second lieu, nous pouvons nous engager (pledge) à certaines attitudes, garantir leur adoption à nos interlocuteurs. Cette dernière notion est proche de la promesse, mais sans la connotation morale de celle-ci. Deux problèmes épistémiques principaux peuvent affecter une croyance : j’ai été victime d’une évidence trompeuse ; le monde « a changé entre le moment de mon observation et celui de l’action que vous réalisez sur la foi de ce que j’ai rapporté ». Or, les deux modes de communication décrits par Pettit (avowals et pledgings) interdisent, selon lui, le recours aux excuses épistémiques dont nous venons d’indiquer la teneur : le premier mode annule le premier type d’excuse, le second supprime les deux types d’excuse. En effet, je ne peux m’être trompé en communiquant selon le premier mode une croyance, un désir, une intention : dans ces cas, je ne fais pas que rapporter une mienne attitude. Et je ne peux, si je me suis engagé à quelque chose, me défaire de mon engagement en faisant valoir que j’ai changé d’avis ; seule une excuse d’ordre pratique (je me suis cassé la jambe) pourra m’en délivrer.

Lorsque je déclare (avow) une croyance, en plus de fournir une information, je transmets implicitement cette croyance : mon message revêt à la fois un aspect sémantique et un aspect pragmatique. Pourquoi utiliser cet acte de langage ? Parce que, explique Philip Pettit, en renonçant de la sorte à invoquer une éventuelle excuse, j’opte pour une forme plus coûteuse de communication : on ne m’en accordera que davantage de crédit. Pour risquer un tel acte, je dois apporter un soin tout particulier à la formation de ma croyance, me garder, selon Pettit, des distractions et des facteurs de perturbation qui seraient susceptibles de la fausser. Je peux aussi déclarer des intentions et des désirs, qui, à la différence des croyances, basées sur des données (data), sont fondés les unes et les autres sur des desiderata. Pettit (après Elizabeth Anscombe) précise que ces desiderata doivent être familiers pour que les attitudes correspondantes soient intelligibles. Plutôt que de déclarer une attitude, je peux la garantir (pledge), ce qui est plus coûteux encore : en cas de défaillance, je risque de n’avoir aucune excuse. En contrepartie, mon engagement sera hautement crédible. En ce sens, on ne peut garantir une croyance, puisque le monde change. Non plus qu’un désir : tenir parole n’est pas la même chose que continuer de désirer. On ne peut donc garantir qu’une intention.

Les membres d’Erewhon n’utilisent pas qu’en leur nom propre ces deux actes de langage : il leur est possible aussi, en vertu d’une autorisation explicite ou non, de parler et de s’engager au nom des autres, de n’importe quelle pluralité, ce qui exclura de la même façon les excuses épistémiques mentionnées plus haut. Est ici en jeu la résolution de problèmes importants qui se posent à tous les membres d’un groupe dont le porte-parole doit s’exprimer sur la base de présuppositions partagées. Mais comment se prémunir contre un malentendu complet ? Pettit répond à cette question en invoquant – ce qui est rare dans le livre – notre « nature humaine » ; selon lui, elle nous a probablement donné, pour l’essentiel, une sensibilité commune aux données et aux desiderata.

Deux concepts fondamentaux

Jusqu’à présent, rien ne nous a conduits encore dans le domaine de l’éthique. Mais, appliquée aux croyances, la pratique du premier acte de langage identifié par l’auteur peut nous faire accéder au concept de crédibilité ; appliquée aux désirs, au concept de désirabilité. Selon Pettit, la désirabilité n’est pas déterminée par des considérations qui seraient propres à un individu ou à un groupe en particulier. Les jugements de désirabilité morale n’ont pas de caractère indexical (ils ne changent pas de contenu suivant la personne qui parle) ni de caractère relatif (ils ne sont pas soumis à des critères d’assentiment variables). Les desiderata qui les fondent doivent concerner à égalité tous les membres d’Erewhon. Il se produit à ce stade ce que Philip Pettit appelle un « bond en avant conceptuel » : nous pouvons désormais distinguer entre les choses que nous croyons ou désirons et celles que nous devrions croire ou désirer.

Mais, comme les desiderata varient beaucoup plus que les données, les désirs ne peuvent pas être aussi universels que les croyances. Comment parvenir alors à un concept de désirabilité multilatérale ? En excluant, affirme Pettit, les desiderata qui font subir à autrui un préjudice (par rancœur ou rivalité). Nous nous entendrons pour juger, en revanche, qu’il est désirable multilatéralement de dire la vérité, de ne pas recourir à la violence, d’éviter la fraude, etc. Le concept d’obligation morale n’est pas encore en place ; pour cela, il faut ajouter à la désirabilité morale l’idée de responsabilité.

Pour aborder la question de la responsabilité, Philip Pettit prend l’exemple du mensonge et s’attache à caractériser les trois connotations, les trois messages pragmatiques, qu’il décèle dans l’énoncé suivant : « Tu aurais pu faire autrement » (c’est-à-dire, en l’occurrence, dire ou essayer de dire la vérité). Premièrement, cet énoncé revient à attribuer au « coupable » une capacité (qu’il n’a pas exercée dans ce cas, et dans ce cas seulement : il ne faut pas l’excommunier à la moindre occasion). Ensuite, cet énoncé, qui traduit l’impatience plutôt que la résignation, constitue en quelque sorte une « exhortation rétrospective », dont la présence s’explique bien dans une communauté où l’on prend de fermes engagements. Enfin, il s’agit d’une réprimande adressée à l’auteur d’une défaillance qui pouvait être évitée. Selon Pettit, il y a de bonnes raisons de penser que les membres d’Erewhon vont se diriger vers ce genre de pratique, bien différent de ce que mettait au jour la situation « pré-sociale », où l’incidence d’un mensonge ne se mesurait qu’en termes de confiance et de réputation.

Quelques enseignements méta-éthiques

Pour l’auteur, les pratiques qui se sont peu à peu développées parmi les membres d’Erewhon sont beaucoup plus que des accidents historiques : elles nous constituent en tant que personnes, par opposition aux autres animaux. La morale et la qualité de personne, dit-il, sont les deux faces d’une même pièce ; nous sommes les porte-parole – et pas simplement les reporters – de nous-mêmes. Être moral, c’est demeurer fidèle au moi qu’on affirme être. Cette approche exclut qu’un agent doive se soumettre aux autorités reconnues (religieuses, politiques, culturelles) qui interviennent souvent en matière de morale. D’autre part, contrairement à d’autres thèses comme l’expressivisme ou la théorie de l’erreur, la conception de Pettit implique que les jugements moraux sont aptes à être vrais ou faux, et que la désirabilité et la responsabilité morales constituent des propriétés objectives.

Quant à l’ignorance morale, elle ne saurait exonérer les membres d’un groupe de leur responsabilité. Par contre, selon Pettit, si l’on considère d’autres époques ou d’autres lieux, on peut tenir compte du fait qu’un desideratum qui nous est familier n’existait ou n’existe pas dans une culture donnée – nous reviendrons sur ce point. Par ailleurs, la pensée morale met en jeu des concepts qui ne sont pas eux-mêmes moraux, comme ceux de raisons et de droits ; mais l’auteur estime qu’il n’y a pas lieu de faire appel à des raisons primitives ou autres droits fondamentaux, puisque nous sommes le produit d’une évolution naturelle.

Pettit évoque aussi le « fétichisme moral » qui consisterait à lier la motivation morale uniquement au désir de faire ce qui aurait la meilleure chance de l’emporter au cours d’une joute morale ; une dérive qui s’apparente probablement à ce qu’on appelle le « moralisme ». Enfin, sans qu’il s’agisse de les résoudre, il relève que le récit d’Erewhon fait apparaître le problème du conséquentialisme, ainsi que la question consistant à se demander si, dans la construction de l’éthique, c’est la responsabilité qui est première par rapport à la désirabilité ou si c’est l’inverse.

Quelques observations

Où commence la morale ? Telle est, en définitive, la question essentielle que pose le récit imaginé par Pettit. Le livre fait figurer, après la conclusion de l’auteur, un commentaire (auquel Pettit réplique ensuite) dû au psychologue américain Michael Tomasello3. Selon ce dernier, Pettit adhère au principe souvent invoqué : « Au commencement était le verbe ». Tomasello préfère quelque chose comme : « Au commencement était l’action ». D’après lui, ce n’est pas le langage en tant que tel qui peut rendre plausible un récit comme celui de Pettit, mais la coopération unissant les membres d’une communauté dans une « intentionnalité partagée ».

On pourrait se demander aussi si la confiance, à laquelle l’expérience de pensée de Pettit accorde une importance cruciale dès le « degré zéro », est à ce point séparable de l’idée morale : ne se rencontrerait-elle pas, en réalité, à un stade plus avancé du développement moral ? Au début du récit, la confiance qu’un membre d’Erewhon peut avoir en la véracité de ses congénères est exclusivement mue par des considérations économiques, et en particulier par l’intérêt. Or, l’intérêt ne peut se marier qu’avec une confiance tellement désincarnée qu’elle en perd toute substance. De la même façon, la désirabilité morale peut-elle à ce point se dissocier des désirs présents au premier stade ? Certes, ces désirs sont propres à un sujet. Mais si certains d’entre eux sont généralisables, c’est probablement parce que dès l’origine ils ont une coloration morale. Finalement, il est difficile d’envisager une communauté sans une once d’éthique4, et c’est le problème auquel se heurte toute éthique évolutionniste, toute entreprise conjecturale qui part de ce que l’on connaît pour essayer de démontrer comment on y est parvenu.

D’autre part, on peut contester (ou nuancer) ce qui apparaît (de façon incidente, il est vrai) comme le relativisme éthique de Philip Pettit. Lorsqu’il considère que notre appréciation d’autres sphères morales (dans l’espace ou dans le temps) doit tenir compte de l’absence éventuelle en elles d’un de nos desiderata, sans doute devrait-il opérer une distinction. Il n’est pas vrai dans tous les cas que des différences culturelles puissent autoriser des évaluations éthiques divergentes. Si l’on a affaire, notamment, à des actes de cruauté, il n’est pas question d’admettre à leur égard autre chose qu’une réaction universellement réprobatrice. Contrairement à ce qu’écrit Pettit, l’ignorance morale n’est donc pas plus exonératoire d’une culture à l’autre qu’au sein d’une même communauté5. Sur l’esclavage, on peut aujourd’hui avoir raison contre Aristote ! Bien sûr, la difficulté demeure de fonder ce genre de position. Faudrait-il pour cela se fier, non plus à la science naturelle à laquelle se cantonne résolument Philip Pettit, mais à la raison naturelle qu’invoquent certains théoriciens ? Imaginer que les sources de la morale sont, davantage que l’intérêt, la dignité humaine et la fraternité6 ?

Telles sont quelques-unes des réserves ou des questions que peut susciter la lecture de cet ouvrage original et méticuleux.

Notes

1 – Philip Pettit, The Birth of Ethics. Reconstructing the Role and Nature of Morality, Oxford University Press, 2018.

2 – Les termes « éthique » et « morale » sont employés indifféremment par l’auteur.

3 – Auteur de A Natural History of Human Morality (Harvard University Press, 2016).

4 – Yvan Elissalde vient de faire paraître un essai (La morale, Paris, Bréal, 2019) dans lequel il défend un « socialisme moral » : selon lui, toute société est morale par définition.

5 – Elissalde (ibid., p. 97) n’est pas de cet avis : « la totalité de vie dont l’individu est partie prenante est la société, non l’humanité ».

6 – Comme le pensait le philosophe français Paul Janet (La morale, Paris, Delagrave, 1880, p. 444).

© Thierry Laisney, Mezetulle, 2019

Le désir de savoir

Sur le livre de Pascal Engel « Les vices du savoir »

De même qu’il existe une « éthique des vertus », s’est développée depuis une trentaine d’années une « épistémologie des vertus », à laquelle le philosophe Pascal Engel vient d’apporter – même si son livre ne se rattache pas qu’à ce courant – une contribution importante (en langue française, ce qui n’est pas très fréquent) avec Les vices du savoir. Essai d’éthique intellectuelle1. Je n’aurai pas la prétention de recenser à proprement parler cet ouvrage ; j’aborderai seulement (et arbitrairement) quelques-uns des nombreux sujets qu’il traite de façon approfondie : les croyances religieuses ; la question de savoir s’il existe des évaluations proprement épistémiques2 ; cette question nous conduisant à examiner le problème des vérités triviales et celui de la curiosité.

Les croyances religieuses

Pascal Engel est un tenant de ce qu’il appelle l’évidentialisme normatif, thèse selon laquelle on ne doit croire quelque chose que sur le fondement de raisons solides. Il adhère à la maxime de William Clifford (1877) : « On a tort, partout, toujours, et qui que l’on soit, de croire quoi que ce soit sur la base de données insuffisantes. » Mais il n’adhère pas au caractère profondément moralisateur que Clifford attachait à sa maxime. Pour Clifford, conserver une croyance sans examen constituait un « péché contre l’humanité ». Sans que cela fût dit, les croyances en procès étaient avant tout les croyances religieuses. Engel distingue à cet égard deux points de vue possibles, différentialiste et assimilationniste. Selon le premier, la croyance religieuse est d’une nature telle qu’elle échappe au principe de Clifford ; selon le second point de vue, l’existence des croyances religieuses montre que le principe de Clifford est trop rigide pour pouvoir s’appliquer universellement.

Sans qu’il ait le loisir de la discuter dans ce livre, Engel évoque la position d’un philosophe américain très reconnu : Alvin Plantinga s’est employé3, en se servant des outils de l’épistémologie contemporaine, et donc sans adhérer à un différentialisme radical, à montrer que la croyance religieuse (et chrétienne en particulier) est justifiée. Plantinga distingue les objections de facto contre la croyance religieuse (qu’on accuse alors d’être fausse) et les objections de jure (la croyance religieuse serait irrationnelle ou injustifiée) ; c’est aux secondes qu’il entend répondre. Il souligne qu’il ne peut pas y avoir d’évidence propositionnelle à l’appui de toutes les croyances. Locke dégageait ainsi deux types de croyances de base : celles qui touchent à ma propre vie mentale (une douleur, par exemple) et celles qui sont évidentes d’elles-mêmes (2 + 2 = 4). Les croyances religieuses, note Plantinga, n’appartiennent à aucune de ces deux catégories. Mais le fait que le croyant ne fonde pas sa croyance sur ces certitudes primitives ne revient pas à dire qu’il manque à ses devoirs épistémiques (nous y reviendrons dans un instant). D’autre part, il y a, selon Plantinga, deux façons pour une croyance d’être irrationnelle (dont il attribue la dénonciation, pour ce qui est des croyances religieuses, respectivement à Marx et à Freud) : elle peut être produite par des facultés déficientes ou par des processus cognitifs qui ont un but autre que la vérité. Plantinga parvient à la conclusion suivante : « une croyance est justifiée pour un sujet S uniquement si elle est produite en S au moyen de facultés cognitives fonctionnant correctement (non sujettes à un quelconque dysfonctionnement) dans un environnement cognitif qui est approprié pour le type de facultés cognitives de S, conformément à un dessein efficacement orienté vers la vérité ».

Se réclamant, en particulier, de Thomas d’Aquin et de Calvin, Plantinga définit le sensus divinitatis comme la tendance humaine instinctive à former des croyances au sujet de Dieu. C’est une sorte de faculté naturelle, un peu à la façon de la vue ou de l’ouïe : « cette connaissance naturelle de Dieu ne s’obtient pas par une inférence ou une argumentation […] mais d’une manière beaucoup plus immédiate ». Le sensus divinitatis produit des croyances qui ne sont pas fondées « évidentiellement » sur d’autres croyances. Selon Pascal Engel, la question de savoir si la croyance repose ou non sur des raisons suffisantes ne se pose pas pour le croyant quand il forme sa croyance. Mais elle se pose à lui quand il s’agit de confirmer sa croyance. Plantinga rétorquerait peut-être que le sensus divinitatis est à l’œuvre dans les deux cas et qu’il fait à chaque fois échec à l’exigence d’une « évidence ».

Dans un livre récent4, un autre philosophe, Tim Crane, s’est interrogé sur la rationalité de la croyance religieuse. Crane considère que, pour montrer que la croyance religieuse est en soi irrationnelle, il faudrait pouvoir montrer qu’elle n’est jamais fondée sur de bonnes raisons. Or, c’est impossible selon lui. Il reprend à son compte la définition extensive de T. M. Scanlon5 : une raison pour quelque chose est une « considération qui compte en faveur de cette chose ». Engel ne retiendrait probablement pas ce critère, où il pourrait déceler un exemple de la confusion qu’il relève entre les « raisons de croire » et les « raisons de vouloir croire », lesquelles « portent sur les effets escomptés de la croyance et non sur la vérité de celle-ci » ; les premières sont les seules bonnes raisons de croire, les secondes relèvent du pragmatisme. Il est vrai que croire, c’est aussi espérer. Du malade qui croit en sa guérison, on ne peut exiger de preuves (même si son espérance est plus ou moins bien fondée). Quand il s’agit d’avoir confiance en un événement futur, le problème n’est plus le même.

La vertu propre du savoir

Le plus difficile, me semble-t-il, quand on parle de « vertus intellectuelles », est de déterminer s’il est possible de dissocier ce qui est épistémique et ce qui relève de l’éthique. La polysémie du mot vertu traduit bien cette difficulté. Vertu signifie à la fois « valeur morale, mérite d’une personne » et « qualité qui rend propre à produire certains effets ». Il doit bien pourtant y avoir un sens dans lequel nos croyances peuvent être évaluées d’un point de vue purement épistémique. Pour qu’une croyance coïncide avec une connaissance, il faut qu’elle soit vraie (c’est, selon Engel, sa « condition de correction » et justifiée (et qu’il y ait une relation non accidentelle entre la justification de la croyance et le fait qui la rend vraie).

Comme l’a souligné le philosophe américain Ernest Sosa (l’un des auteurs qui ont le plus influencé Pascal Engel), une croyance peut s’évaluer en termes de performance, d’aptitude, comme n’importe quelle autre activité humaine. Il y a autant de domaines d’évaluation que d’activités. Une fois qu’on a identifié les valeurs fondamentales d’un domaine déterminé, on est en mesure de discerner ce qui les sert et ce qui les dessert. Mais quand on emploie le mot « valeurs » ici, c’est détaché de toute connotation morale. Prenons comme exemple le domaine de l’assassinat. Pour parvenir à ses fins, l’assassin pourra déployer des trésors d’intelligence (et se forger au passage des croyances vraies et justifiées au prix de beaucoup d’efforts) : du seul point de vue de la performance, son activité pourra être admirée – indépendamment du but poursuivi qui est monstrueux. Inversement, une valeur fondamentale de l’interprétation musicale est le « respect du texte » ; si un exécutant adopte un tempo inférieur ou supérieur de moitié à celui que le compositeur a indiqué sur la partition, cette valeur fondamentale sera perdue de vue et l’interprétation très critiquable. Pas d’un point de vue moral, cependant, mais le problème est qu’on a tendance à donner une coloration morale à toute évaluation. Les « domaines critiques » (comme les appelle Sosa) sont isolés. En matière épistémique, la valeur fondamentale est la vérité, abstraction faite du point de savoir si sa possession est néfaste ou encore triviale.

Les vérités triviales

La question des vérités triviales (insignifiantes, dérisoires) a fait l’objet de nombreux débats. Pascal Engel l’examine dans son livre. La plupart des auteurs envisagent les évaluations épistémiques sous l’angle téléologique : c’est la recherche et l’obtention de la vérité qui donnent leur prix à nos activités épistémiques. Quel que soit le but (désintéressé ou non) que nous poursuivions, celles-ci doivent toujours obéir aux mêmes normes. Pascal Engel l’exprime très nettement : « Qu’il y ait des enjeux pratiques dans la plupart des circonstances où l’on forme ses croyances n’entraîne en rien que ceux-ci se substituent aux raisons épistémiques de croire ou empiètent sur elles ». La double source du désir de savoir (curiosité naturelle ou préoccupation pratique) est illustrée ainsi par le philosophe américain Alvin Goldman6 : « L’extinction des dinosaures nous fascine, bien que la connaissance de sa cause n’aurait pas de conséquences concrètes sur nos vies. Nous recherchons aussi la connaissance pour des raisons pratiques, comme lorsque nous sollicitons le diagnostic d’un médecin ou que nous comparons les prix chez plusieurs concessionnaires auto. »

Mais la question est la suivante : accordons-nous une valeur épistémique à la recherche de n’importe quelle vérité ? Si la réponse est négative, le point de vue téléologique ne tient plus. Pourtant, certains des auteurs qui défendent ce point de vue admettent, comme si c’était un détail, que seuls les sujets de quelque intérêt, de quelque importance pour nous, peuvent donner lieu à une quête épistémique. Se trouvent alors exclues des questions comme : combien y a-t-il de grains de sable sur la plage (exemple de Sosa) ; quelle est la 323e entrée dans l’annuaire téléphonique de Wichita, Kansas (Goldman) ; combien y a-t-il de virgules dans le livre de Pascal Engel ? Mais, si cette restriction est retenue, que deviennent nos appréciations épistémiques pour les sujets auxquels on ne reconnaît plus aucune valeur (et qui, peut-être, n’auront pas nécessité moins d’attention ou de patience que des questions plus « nobles ») ? Qui aura l’autorité de dénier tout intérêt à une question ou à une autre ?

La position de Sosa ne présentait pas cet inconvénient mais il lui a été objecté que nous faisons plus qu’évaluer une performance quand nous critiquons une croyance : « devoir » aurait le sens d’un calcul dans le premier cas, d’une obligation dans le second. C’est peut-être pourquoi Sosa a distingué ensuite deux sortes de normativité épistémique, et cette distinction est au cœur de l’essai de Pascal Engel : une première normativité est constitutive du savoir , c’est celle qu’Engel appelle l’éthique première de la croyance ; une autre normativité (éthique seconde de la croyance chez Engel) se rapporte à l’éthique intellectuelle. Ces deux normativités sont irréductibles l’une à l’autre, la seconde seule relevant de l’éthique proprement dite.

Tous les auteurs ne sont pas partisans de ce « séparatisme ». Ainsi, Linda Zagzebski, l’une des grandes figures de l’épistémologie des vertus, affirme7 : « les bons motifs ajoutent de la valeur aux actes qu’ils motivent, et cela inclut les actes épistémiques ». Elle écrit encore : « Il est très improbable que la valeur épistémique soit, en quelque sens intéressant que ce puisse être, autonome. » Selon un autre auteur, qui cherche à dépasser les contradictions mentionnées plus haut de la conception téléologique8, nous devons adopter un point de vue communautaire de la valeur de la vérité. Aucune vérité ne doit être considérée comme dépourvue d’intérêt car nous ne pouvons prévoir les préoccupations des uns et des autres : une question peut n’avoir aucun intérêt pour quelqu’un et un grand intérêt pour quelqu’un d’autre. Stephen Grimm juge ainsi qu’on ne peut rendre compte de la normativité épistémique isolément et sans considérer ce que, d’un point de vue moral, nous nous devons les uns aux autres.

La curiosité est-elle un vice ?

La curiosité (avec la « foutaise », le snobisme, le « penser faux », la bêtise…) figure parmi les vices intellectuels que distingue Pascal Engel, lequel définit le vice épistémique comme une insensibilité aux raisons ou aux normes. Il est traditionnel de dissocier deux sortes de curiosité selon l’objet auquel elle s’applique ; d’en célébrer une et de fustiger l’autre. Par exemple, le chevalier de Jaucourt, dans l’Encyclopédie, parle d’un « désir [qui] peut être louable ou blâmable, utile ou nuisible, sage ou fou, suivant les objets auxquels il se porte ». Par définition, le curieux (étymologiquement, celui qui a cure, qui a soin de quelque chose) désire savoir. S’il cherche à acquérir des connaissances en matière de sciences, d’art, etc., on l’admire ; s’il est avide de connaître les secrets d’autrui, on le méprise : « Certains veulent savoir dans le seul but de savoir, et une telle curiosité est scandaleuse » (Bernard de Clairvaux). Ce qui fait selon Pascal Engel qu’une curiosité est mauvaise (« quand elle oriente le désir de savoir et l’intérêt en dehors de tout objectif cognitif épistémique de connaissance, mais aussi quand le curieux n’a aucune idée de ce qu’il cherche ni de ce qu’il est important de chercher ») nous ramène à ce que nous avons dit des vérités triviales.

Comme le mot vertu, le mot curieux est polysémique : « animé du désir d’apprendre » ; « indiscret ». Mais si les deux sens principaux de vertu sont faciles à différencier (ce qui n’empêche pas que la dimension morale de l’un tende, comme on l’a vu, à se transmettre à l’autre), dans le cas du mot curiosité le second sens ne se distingue du premier que par un jugement moral en quelque sorte extérieur au point de vue proprement sémantique (« se prend souvent en mauvaise part », disent les vieux dictionnaires). Le désir de savoir ne peut être blâmé en lui-même ; ce qu’on peut critiquer, ce sont certaines manifestations qui peuvent en découler et qui sont susceptibles de nuire à autrui. On pourrait dire que la curiosité des uns s’arrête où commence la liberté des autres.

Mais, plus généralement, le désir de savoir n’échappe que difficilement à une appréciation péjorative. Peut-être notre inconscient collectif nous invite-t-il, à cause d’un arbre fameux, à penser que la connaissance a toujours quelque rapport avec le mal. Je n’ai jamais compris, par exemple, pourquoi on soulignait tellement la prétendue bêtise de personnages (Bouvard et Pécuchet) qui, par leur immense désir de savoir, et leur souhait d’en faire profiter les autres, sont peut-être les plus attachants qu’ait pu faire naître une œuvre de fiction. J’ai trouvé cette phrase dans un roman moins célèbre du XIXe siècle (Paule Méré de Victor Cherbuliez, 1864) : « De toutes les raisons que nous avons de vivre, la curiosité est encore la meilleure. »

Notes

1 – Pascal Engel, Les vices du savoir. Essai d’éthique intellectuelle, Agone, 2019.

2 – Relatives au savoir.

3 – Notamment dans Warranted Christian Belief (Oxford University Press, 2000) et dans Knowledge and Christian Belief (Wm. B. Eerdmans Publishing Co., 2015), qui est une version « simplifiée » du livre précédent.

4Tim Crane, The Meaning of Belief. Religon from an Atheist’s Point of View, Harvard University Press, 2017. Voir l’analyse : http://www.mezetulle.fr/pour-un-atheisme-apaise/

5T. M. Scanlon, What We Owe to Each Other, Cambridge University Press, 1998, p. 17.

6Alvin Goldman, Knowledge in a Social World, Oxford University Press, 1999, p. 3.

7Linda Zagzebski, « The Search for the Source of Epistemic Good », in Virtue Epistemology: Contemporary Readings, MIT, 2012, p. 162 et 165.

8Stephen R. Grimm, « Epistemic Normativity », ibid., p. 205-230.

À la mémoire de Christiane Menasseyre

Combat pour l’enseignement philosophique de la philosophie

Christiane Menasseyre, inspectrice générale honoraire de philosophie, ancienne secrétaire générale de la Société française de philosophie, est brusquement décédée le 29 juillet 20191. Je l’ai bien connue d’abord comme collègue puis comme inspectrice alors que j’étais professeur de lycée, et comme présidente de jury de concours lorsque je suis devenue professeur d’université. Devenue une amie, je l’ai retrouvée au sein du bureau de la Société française de philosophie. Modèle de rigueur et de liberté, elle lègue aux professeurs l’esprit de combat ferme et raisonné avec lequel elle a toujours défendu un enseignement authentiquement philosophique, inclus dans une haute idée des humanités – puissent-ils s’en inspirer longtemps encore.

Je me souviens des oraux de CAPES à l’Hôpital Saint Antoine, avec la cohorte de professeurs de philosophie agissant dans la plus grande discipline et la plus grande liberté d’esprit sous le regard ferme et bienveillant de Christiane. Grâce à Jacques Muglioni2 et à Christiane – et je salue par la même occasion la mémoire de Gilbert Spire, qui m’a permis de tenir tête à un petit chef local soupçonneux à l’égard de tout ce qui avait une odeur d’intellectualité et d’urbanité -, j’ai fait dans ma vie professionnelle l’expérience de l’institution telle qu’elle doit être : exigeante et protectrice.

On pouvait alors se sentir fort pour de justes raisons, respecté et respectueux précisément parce qu’on se savait toujours tourné et tiré vers le haut, appelé à donner le meilleur de soi-même sans avoir à piétiner son désir. Former et encourager de tels professeurs, c’est s’assurer que tous les élèves auront en vue le sommet qu’ils peuvent et doivent atteindre.

Christiane nous offrait aussi bien dans sa personne que dans ce qu’elle sollicitait en la nôtre la vérification concrète du principe cartésien selon lequel les généreux sont aussi, et pour les mêmes raisons, les plus modestes. Je me souviens de la visite qu’elle m’avait rendue tout juste après la parution de mon Condorcet : la recherche, les heures passées en bibliothèque, l’écriture, l’œuvre personnelle d’un professeur du secondaire étaient des motifs de fierté, aux antipodes de la moraline pédago sacrificielle déjà en vigueur à cette époque en haut lieu.

Quel professeur peut aujourd’hui avoir le bonheur de rencontrer dans la structure même de l’organisation scolaire cette conjugaison de rigueur et de liberté, et cet esprit de résistance puisé dans l’amour des institutions républicaines ?

 

On lira sur le site de Libération en date du 2 août 2019 un très bel hommage par Jean-Paul Jouary https://next.liberation.fr/livres/2019/08/02/mort-de-christiane-menasseyre-belle-ame-philosophique_1743397 , qui retrace sa carrière et ses combats, rivant leur clou aux sempiternels réformateurs de l’Éducation nationale et à leurs « conseilleurs » qui, n’ayant jamais enseigné dans une classe de lycée de manière durable, ordinaire et responsable, se croient autorisés à regarder de haut les professeurs3.

Notes

1 – Christiane Menasseyre a signé en 1978 un volume de la collection « Profil actualité » chez Hatier, intitulé Les Françaises aujourd’hui. des images à la réalité. Femmes en chiffres, salaires et responsabilités, une situation encore inégalitaire. Elle a publié, avec Bertrand Saint-Sernin, les Ecrits de Dina Dreyfus aux éditions Hermann (2013) et codirigé avec André Tosel les Actes de deux universités d’été organisées par l’inspection générale de philosophie, Figures italiennes de la rationalité (Kimé, 1997).

3 – Claude Allègre et Luc Ferry notamment en prennent pour leur grade. On n’a pas non plus oublié l’entretien injurieux envers les professeurs de philosophie que Luc Ferry avait donné à La Croix en juin 2008 (voir analyse sur l’ancien site Mezetulle http://www.mezetulle.net/article-20823340.html ).

La République des Lettres : liberté, égalité, singularité et loisir

Quelques éléments de réflexion pour les républicains aujourd’hui

Alors que la référence à l’entreprise envahit la pensée politique et lui impose son lexique – on parle de gouvernance, de rentabilité, et même de productivité et de compétitivité comme si le but d’une association politique était de fabriquer des produits pour les mettre sur un marché -, il n’est pas mauvais de rappeler les aspects profondément libérateurs et désintéressés de la société scientifique et littéraire cultivée par l’Europe éclairée dès le XVe siècle. Cette « forme de sociabilité savante »1 me semble offrir à la réflexion politique non pas un modèle – du reste elle n’est pas exclusivement marquée par la thématisation politique – mais des éléments qui peuvent nous aider à penser, aujourd’hui encore, les caractéristiques républicaines de manière critique.

L’expression République des Lettres – Respublica literaria en latin – est très connue et encore employée de nos jours pour désigner un rassemblement de lettrés, d’érudits et de savants sous un rapport d’échanges entre égaux – on devrait plutôt dire entre pairs. Elle a fait l’objet d’innombrables études. Je m’en suis tenue, pour l’histoire et les références, à deux d’entre elles. D’une part un gros article de Françoise Waquet paru en 1989 dans la Bibliothèque de l’École des chartes2. D’autre part le livre de Marc Fumaroli intitulé La République des Lettres3.

Un peu d’histoire

La première occurrence connue de l’expression Respublica literaria remonte à 1417, dans une lettre de l’humaniste vénitien Francesco Barbaro qui remercie son ami Le Pogge de lui avoir communiqué une liste de manuscrits et de contribuer ainsi à une recherche collective. L’expression n’est pas rare au XVe siècle. C’est au XVIe siècle qu’elle devient courante. Une occurrence intéressante est la traduction en latin par Etienne de Courcelles (1644) du Discours de la méthode, où « Respublica literaria » traduit le mot « public » employé par Descartes dans l’original publié en français en 16374.

Marc Fumaroli note que la péroraison du Discours de la méthode définit « le mode de savoir et de découverte socialisé moderne » et que Descartes, en validant cette traduction, assume l’héritage de Pétrarque, Erasme et Montaigne. Cette forme moderne réunit les doctes par delà leurs origines, leur naissance, leur lieu de résidence, elle excède le monde des vivants pour embrasser le legs savant des morts. Parfois, le terme désigne le savoir lui-même, parfois l’ensemble du monde savant et de ses productions, mais le sens le plus fréquent et qui s’impose à l’aube des Lumières désigne l’ensemble de ce qu’on appelle « les gens d’étude », et on assimile cet ensemble à un corps.

Le terme « corps » fait penser à l’Ancien Régime ; il ne doit cependant pas nous tromper, pas plus que les termes « doctes » ou « érudits », qui renvoient trop facilement pour nous à l’institution universitaire et aux diplômes. La République des Lettres n’a pas pour fondements une législation politique ni des institutions au sens où celles-ci s’enracinent dans un substrat social : elle produit par elle-même sa propre légitimité. Elle est auto-constituante.

Voyons comment Pierre Bayle5 la caractérise à la fin du XVIIe siècle :

« Cette république est un état extrêmement libre. On n’y reconnaît que l’empire de la vérité et de la raison ; et sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit. Les amis s’y doivent tenir en garde contre leurs amis, les pères contre leurs enfants, les beaux-pères contre leurs gendres […] Chacun y est tout ensemble souverain et justiciable de chacun. Les lois de la société n’ont pas fait de préjudice à l’indépendance de l’état de nature, par rapport à l’erreur et à l’ignorance : tous les particuliers ont à cet égard le droit du glaive et le peuvent exercer sans en demander la permission à ceux qui gouvernent. Il est bien aisé de connaître que la puissance souveraine a dû laisser à chacun le droit d’écrire contre les auteurs qui se trompent, mais non pas celui de publier des satires. C’est que les satires tendent à dépouiller un homme de son honneur, ce qui est une espèce d’homicide civil et par conséquent une peine qui ne doit être infligée que par le souverain ; mais la critique d’un livre ne tend qu’à montrer qu’un auteur n’a pas tel et tel degré de lumière ; or il peut, avec ce défaut de science, jouir de tous les droits et de tous les privilèges de la société, sans que sa réputation d’honnête homme et de bon sujet de la République reçoive la moindre atteinte ; on n’usurpe rien de ce qui dépend de la majesté de l’État en faisant connaître au public les fautes qui sont dans un livre. »

Une liberté fondamentalement naturelle et inaltérable

Bayle pense la République des Lettres comme une région de l’état de nature, au sens où celui-ci subsiste en deçà des lois, n’est pas affecté par l’état social, en constitue une limite. Cela rejoint la doctrine des États de droit où la liberté naturelle est toujours supposée première, s’exerçant lorsque la loi fait silence : « est autorisé tout ce qui n’est pas expressément interdit par la loi ». L’état de nature n’est pas convoqué ici en son sens absolu, où il renvoie à la domination des rapports de force physique autorisant de facto, l’oppression, l’esclavage. La guerre s’y mène « innocemment », elle n’anéantit personne ; elle a pour agents des individus. C’est un état résiduel fondé initialement sur l’existence d’un patrimoine universel à se réapproprier, celui de l’Antiquité6. Cet état est inaltérable par la nature des domaines et des forces concernés : la connaissance, l’usage des facultés intellectuelles. On peut bien désarmer quelqu’un, restreindre l’usage de la force physique, mais il est impossible, si l’on y pense bien, d’entraver l’exercice des facultés intellectuelles : on ne peut que censurer leur expression.

Plus près de nous, l’expérience tragique des camps de concentration nous a donné des exemples poignants de cette inaltérabilité : rappelons-nous Primo Levi récitant des passages de Dante pour maintenir sa dignité et une parcelle de liberté. Comment peut-on dépouiller un homme de ce qu’il sait ? C’est impossible. À l’époque de Bayle cela va être théorisé dans la réflexion politique : la loi ne peut pas tout réglementer et elle doit réfléchir sur les principes de son auto-limitation. Locke précise, par exemple, qu’il n’appartient pas à la loi de dire ce qui est vrai et ce qui est faux7. De nos jours les débats sur les lois mémorielles ravivent la question. La République des Lettres met en évidence le principe d’une liberté première, toile de fond sur laquelle se découpent les organisations politiques, elle associe cette liberté première au savoir, à l’exercice du jugement.

L’égalité des pairs

Les membres de la République des Lettres sont égaux. « Le glaive » de la raison et de la critique est naturellement et universellement – ce qui ne veut pas dire uniformément – répandu. Cette égalité se manifeste dans l’exercice du libre examen. L’accès, fondé sur la cooptation et la reconnaissance mutuelle, n’est jamais conditionné par des critères de naissance, de lignée, d’appartenance sociale, nationale, régionale, ou de vénalité. Personne a priori n’est exclu en vertu de ce qu’il est, la sanction étant celle de l’erreur, de l’ineptie. Plusieurs textes font état de la présence de plein droit des femmes8, et cela nous fait relire peut-être d’un autre œil Les Femmes savantes de Molière, où se déploie de manière pathétique et comique le salon de Philaminte comme une petite académie9.

L’égalité se pense ici non comme obligation ni comme droit, mais à la fois comme l’aspiration à l’exercice de la connaissance, de l’examen critique et comme l’effet de cet exercice. Plus qu’à des égaux, on a affaire à des pairs : c’est une égalité de mérite, son sens est dans l’actualisation du travail de la pensée. Son horizon est l’excellence, acquise par la fréquentation des œuvres, des esprits vivants et morts. Nul ne peut en être a priori écarté, mais tous ne l’exercent pas également ni sous la même forme, ni au même moment. Elle a pour arbitre non pas une autorité extérieure et transcendante, mais la reconnaissance immanente du corps, qui siège dans le rassemblement lui-même. À cette liberté et à cette égalité s’ajoute donc, comme conséquence, une fraternité à laquelle, reprenant le vocabulaire antique de la philia, Erasme au XVIe siècle donne le nom d’amitié10. Ce qui n’exclut pas le désaccord, comme on l’a vu avec le texte de Bayle.

L’égalité ne signifie pas l’égalisation mais elle suppose que chaque membre de la République des lettres aspire à atteindre le maximum de puissance intellectuelle et de connaissance dont il est susceptible. C’est ce que représente, dans la période de développement de cette idée de République des Lettres, la figure de l’érudit. L’érudit c’est celui qui sort de la rudesse, qui se frotte aux textes, aux autres esprits, et accède à l’humanitas. L’humanité des humanistes n’est pas une donnée factuelle, mais une construction, le résultat d’un effort.

La modernité

Les formes sous lesquelles apparaît, se saisit, se réalise et travaille la République des Lettres sont variées et évoluent au cours de la période qui va du XVe à la fin du XVIIIe siècle – correspondance, imprimerie, bibliothèques, académies privées où on pratique par ex. des colloques « préparés » par l’étude d’un texte pré-communiqué, salons, conversation. On peut s’interroger sur sa nouveauté : la filiation semble évidente, d’une part avec les modèles antiques, notamment développés par Cicéron et Sénèque avec la notion de loisir studieux (otium studiosum), d’autre part avec le modèle chrétien de vie monastique. Et n’est-elle pas un prolongement de l’activité universitaire ? Pourtant, la modernité de la République des Lettres se signale par un mode nouveau de dialogue qui rejette la dialectique formelle pratiquée dans les universités médiévales. La rhétorique humaniste s’impose, de sorte qu’à la fin du XVIe siècle une sorte d’université libre « prend la relève de l’université scolastique »11. Les débats qui traversent les humanistes témoignent de ce dynamisme. Le latin est concurrencé par la pratique soignée des langues vulgaires. L’imprimerie cesse d’être perçue comme une technique d’appoint et permet la permanence des fonds ainsi qu’une expansion sans précédent – on citera, à l’orée du XVIe siècle, la figure d’Alde Manuce dont l’imprimerie vénitienne irradie le monde savant. Enfin le développement de la science nouvelle au XVIIe siècle, loin d’être négligé ou d’être perçu comme une menace, est relayé par la République des Lettres au point que la fondation de l’Académie des sciences en 1666 par Colbert s’effectue dans le prolongement d’une vie intellectuelle active dans la société civile12.

Trois éléments de réflexion

Pour finir je m’arrêterai sur trois éléments susceptibles d’alimenter la réflexion aujourd’hui.

La liberté et la limite de la loi

J’ai déjà abordé le premier : le rapport entre l’émergence de la République des Lettres et la conceptualisation de la liberté, ce moment de la liberté naturelle comme limite au champ d’application des lois positives. L’idée selon laquelle le champ des lois est limité et qu’il y a des domaines qui doivent rester hors législation est une thèse classique. La République des Lettres n’exprime pas cette idée de manière politique : elle la met en place dans sa pratique et dans la perception qu’elle a d’elle-même, en marge de l’absolutisme et bien souvent comme un refuge face à lui. L’efficience politique apparaîtra pleinement dans les Déclarations des droits, dont la majeure partie consiste à dire ce que la loi n’a pas le droit de faire. Mais aujourd’hui cette thèse ne va plus de soi, précisément parce que le concept même de loi, paradoxalement, se trouve affaibli par l’extension, à bas bruit, d’un modèle contractuel proliférant et particularisé qui ne connaît pas de limites. J’ai donné l’exemple des dispositions mémorielles, mais la question est bien plus large et on peut penser à ce que devient la législation du travail ou plutôt à sa déconstruction.

Singularité et universalité

L’égalité des membres de la République des Lettres ne repose pas sur un processus identificatoire extérieur : on ne participe pas à ce rassemblement parce qu’on aurait une identité définie par des propriétés a priori – comme l’appartenance à une caste, à une classe sociale, à une ethnie – mais au contraire parce qu’on rejoint le rassemblement par la culture d’un talent, lequel n’est ni un bien ni une attribution sociale, mais un exercice. Et cet exercice est singulier, il s’effectue sur des objets et par des opérations qui lui sont propres, il propose une originalité. L’universalité de la République des Lettres réunit des singularités, elle constitue une classe paradoxale dans laquelle ce qui réunit les éléments est précisément ce qui leur permet de se différencier : chacun, dans la plus grande égalité, peut y déployer la plus grande singularité. Cette conjugaison du singulier et de l’universel trouvera une expression politique dans le concept républicain de citoyen : chacun, politiquement et juridiquement absolument identique aux autres, peut, précisément en vertu de cette identité, s’effectuer comme absolue singularité. La République des Lettres propose ce que Marc Fumaroli appelle « une citoyenneté idéale ». On peut donner un exemple concret de sa réalité : la bibliothèque comme lieu physique à la fois de recueillement et de rencontre, où s’entrecroisent et se comprennent mutuellement des opérations pourtant radicalement solitaires. La salle de lecture réalise, par un dispositif de réunion, la quintessence de la lecture en tant qu’elle est solitaire. C’est ce que décrit Bachelard dans un texte consacré à la valeur morale de la science, où il aborde l’école comme modèle13. Dans une classe, chaque élève effectue de telles opérations – lire, comprendre – il sait qu’il ne peut les effectuer que lui-même, et il sait aussi que tout autre peut les effectuer. Il s’extrait alors de son petit groupe de « potes » et accède à l’universalité des esprits, il accède à l’idée d’autrui. Autrui n’est pas celui qui me ressemble : c’est un autre moi. Et Bachelard d’oser cette formule : « ce n’est pas l’école qui doit être faite à l’image de la vie, mais la vie qui doit être faite à l’image de l’école ». Le problème c’est que l’école a depuis longtemps renoncé à ce modèle…

Le loisir : un rapport à la temporalité

Enfin, la République des Lettres induit une temporalité. Une temporalité longue, on l’a vu, puisqu’elle installe la continuité de la transmisson et de l’appropriation, la co-présence des morts et des vivants qui s’incarne aussi dans la bibiliothèque. Mais aussi un type de temporalité à l’échelle de l’individu, une temporalité de travail qui reprend, modernisé et universalisé, le loisir des Anciens, l’otium. S’opposant au negotium (le négoce, le travail à finalité directement productive), le loisir désigne le travail qui est à lui-même sa propre fin, travail digne des hommes libres. Mais les Anciens ne le pensaient que borné dans des entraves sociales. La Révolution française rompra ces entraves – « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » – et elle donnera sa légitime portée universelle à l’otium, le rendant accessible à tous par l’institution de l’Instruction publique. Nul doute que la République des Lettres a ouvert ce chemin en rendant sensible et en répandant le caractère précieux d’un temps du loisir qui est par lui-même libéral, sans attache, voué à la libéralité de ses objets. On peut aujourd’hui se demander si une association politique où l’injonction à la productivité est quotidienne, qui aligne constamment le moment politique sur le modèle marchand, qui renonce à maints secteurs de la recherche fondamentale publique, qui rechigne à entretenir un patrimoine qu’elle juge dispendieux, qui s’acharne à réduire la place des classes moyennes en pointant la superfluité de ce que Jean-Claude Milner a appelé naguère « le salaire de l’idéal »14, si une telle association est encore intégralement républicaine.

Notes

1 – Françoise Waquet, article cité note 2, p. 475.

2 – Françoise Waquet « Qu’est-ce que la République des Lettres ? Essai de sémantique historique », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 147, 1989, p. 473-502

3 – Marc Fumaroli La République des Lettres, Paris : Gallimard, 2015.

4 – Descartes, Discours de la méthode, 6e partie : « Je jugeais qu’il n’y avait point de meilleur remède contre ces empêchements [la brièveté de la vie individuelle et le coût de la recherche] que de communiquer fidèlement au public tout le peu que j’aurais trouvé, et de convier les bons esprits à tâcher de passer plus outre, en contribuant, chacun selon son inclination et son pouvoir, aux expériences qu’il faudrait faire, et communiquant ainsi au public toutes choses qu’ils apprendraient, afin que les derniers commençant où les précédents auraient achevé, et ainsi joignant les vies et les travaux de plusieurs, nous allassions ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier ne saurait faire. »

5 – Article « Catius » du Dictionnaire historique et critique, note D.

6 – Lettre de Guillaume Budé à Erasme 1519 : « L’immense océan de l’Antiquité, qui appartient à tous selon le droit naturel ».

7 – « Les lois ne veillent pas à la vérité des opinions, mais à la sécurité et à l’intégrité des biens de chacun et de l’État. Et l’on ne doit certes pas s’en plaindre. On se conduirait vraiment fort bien à l’égard de la vérité si on lui permettait quelque jour de se défendre elle-même ». Lettre sur la tolérance.

8 – Françoise Waquet cite un texte extrait des Mélanges d’histoire et de littérature de Vigneul-Marville (1700) qui décrit sous cet angle la République des Lettres : « Jamais République n’a été ni plus grande, ni plus peuplée, ni plus libre, ni plus glorieuse. Elle s’étend par toute la terre et est composée de gens de toutes nations, de toute condition, de tout âge, de tout sexe, les femmes non plus que les enfants n’en étant pas exclues. On y parle toute sorte de langues vivantes et mortes. Les arts y sont joints aux lettres, et les mécaniques y tiennent leur rang : mais la religion n’y est pas uniforme et les mœurs, comme dans toutes les autres Républiques, y sont mélangées de bien et de mal. On y trouve de la piété et du libertinage. »

9 – Je me permets de renvoyer à mon article « Les Femmes savantes de Molière : savoir, maternité et liberté », version abrégée du chapitre de Théâtre et opéra à l’âge classique (Paris : Fayard, 2004, p. 103-123) d’après un texte initialement publié dans Dix-Septième Siècle n° 211, 2001, en ligne sur Mezetulle http://www.mezetulle.fr/les-femmes-savantes-de-moliere-savoir-maternite-et-liberte/  et également accessible sur le site Cairn http://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2001-2-page-243.htm

10 – « Ni la parenté, ni la consanguinité ne joignent les âmes par des liens d’amitié plus étroits que ne le fait la communauté des études. » Erasme, Les Adages.

11 – M. Fumaroli op. cit. p. 174.

12 – Après le XVIe siècle, Paris devient capitale littéraire et savante sous le régime de l’édit de Nantes (1598). M. Fumaroli consacre un chapitre de son livre à étudier quelques « Sociétés de conversation » caractéristiques : l’Hôtel de Rambouillet vivier de l’Académie française ; le cabinet des frères Dupuy, cercle scientifique qui accueille Gassendi ; le cercle de Mersenne relayé à la mort de celui-ci (1648) par Habert de Montmor.

13 – Gaston Bachelard, « Valeur morale de la connaissance scientifique », communication VIe Congrès d’éducation morale, Cracovie, 1934. Publié par Didier Gil dans son Bachelard et la culture scientifique, Paris : Puf, 1993.

14 – Jean-Claude Milner, Le Salaire de l’idéal. La théorie des classes et de la culture au XXe siècle, Paris : Seuil, 1997.