Bien au-delà d’un attentat de masse, le pogrom du 7 octobre 2023 marque un tournant dans la guerre mondiale hybride qui s’étend depuis le 11 septembre 2001 et qui unit diverses tyrannies, islamiques et postcommunistes, contre les démocraties1. Cela, avec d’autant plus de succès que les principes de ces dernières sont attaqués par les militants intersectionnels qui rencontrent un large écho institutionnel, dans les universités en premier lieu.
Comme les trois domaines majeurs qu’articule l’idéologie intersectionnelle sont la race, le « genre » et la religion (essentiellement l’islam), elle prétend lutter contre le racisme, le sexisme et l’islamophobie.
L’antisémitisme sous ses formes les plus diverses rassemble les courants intersectionnels2 et unit les forces de la coalition antidémocratique, comme nous allons le voir à propos de Judith Butler.
Célèbre pour sa notoriété
On ne présente plus Judith Butler, professeur à Berkeley : réputée créatrice de la « théorie du genre » (bien qu’elle nie que ce soit une théorie, ce qu’on lui accorde bien volontiers), elle est aussi une référence appréciée dans les études postcoloniales. Un professeur de l’Université McGill la présentait naguère comme une sorte de thaumaturge :
« les travaux de Butler sur le genre, le sexe, la sexualité, l’identité queer, le féminisme, le corps, associés à son discours politique et éthique, ont changé la façon qu’ont les chercheurs du monde entier d’envisager l’identité, la subjectivité, le pouvoir et la politique. Ils ont aussi changé les vies d’innombrables personnes dont le corps, le genre, la sexualité et les désirs les confrontent à la violence, l’exclusion et l’oppression »3 (je souligne).
Bref, Butler a beau être connue pour sa notoriété, elle reste modeste et compatissante. Ainsi, Cécile Daumas, dans Libération du 14 octobre 2023, pouvait-elle écrire : « La philosophe américaine admirée par les LGBT+ refuse d’être une icône et continue à penser le présent, de la non-violence à la vulnérabilité des vies » et se félicitait ainsi de sa conférence au Centre Pompidou : « Plus de 800 personnes, gays, lesbiennes, trans, hétéros, non binaires, sont venues écouter Judith Butler tel un quasi-oracle ».
Révisions et négations
Le dimanche 3 mars 2024, à l’invitation notamment du Nouveau parti anticapitaliste, de Paroles d’honneur (média du Parti des indigènes de la République) et en présence de trois députés La France insoumise, Judith Butler a déclaré
« Je pense qu’il est plus honnête, et plus correct historiquement, de dire que le soulèvement du 7 octobre était un acte de résistance armée. Ce n’est pas une attaque terroriste, ce n’est pas une attaque antisémite : c’était une attaque contre les Israéliens ».
Cette déclaration s’autorise de la morale (« il est plus honnête ») et de la vérité historique (« plus correct historiquement »), alors même qu’elle nie ouvertement la réalité historique documentée et établie par diverses commissions d’enquête, en dernier lieu le rapport de Pramilla Patten, envoyée spéciale de l’ONU.
Le pogrom du 7 octobre ne serait donc ni terroriste, ni antisémite. Et comme à son habitude, Butler ne prononce pas le mot islamisme et ne semble pas s’aviser que ces Israéliens étaient juifs et explicitement visés comme tels4. Le Djihad mondial devient ainsi à ses yeux une valeureuse lutte de libération nationale.
Ne voyons surtout pas là une apologie du terrorisme, puisque Butler dénie le terrorisme, mais la dimension négationniste de son propos saurait d’autant moins être négligée qu’elle reprend ici la position du Parti des indigènes de la République, qui a d’ailleurs immédiatement relayé son propos non sans avoir assuré le Hamas de sa « fraternité militante ».
Une position constante
En 2001, après la chute des Talibans, Judith Butler affirmait posément que les femmes afghanes qui retiraient leur burqa étaient des collabos des Américains ; elles refusaient de comprendre « les importantes significations culturelles de la burqa, un exercice de modestie et de fierté, une protection contre la honte, un voile derrière lequel la puissance d’agir féminine peut opérer et opère effectivement »5. La reprise du langage doucereux des islamistes, modestie et fierté comprises, suggèrent que le féminisme LGBT de Butler partage leur mépris des femmes6 — sans parler de leur antisémitisme et de leur hostilité inextinguible envers « l’Occident ». Cette position sur le voile « féministe » est constante : « Pour moi, il est crucial de créer des alliances trans-européennes et de comprendre comment le féminisme est vécu et pensé au sein de l’islam. Je m’oppose à toutes les initiatives visant à interdire le voile, par exemple » (interview au magazine 360°, en 2005).
L’islamisme serait non seulement féministe, mais de gauche. Tout en revendiquant son judaïsme, Butler expliquait en 2006 qu’« il est extrêmement important de considérer le Hamas et le Hezbollah comme des mouvements sociaux progressistes, qui se situent à gauche et font partie d’une gauche mondiale »7.
En 2009, sous le titre Is Critique Secular ? Blasphemy, Injury and Free Speech, elle publie un ouvrage avec sa compagne et deux théoriciens réputés, Talal Asad et Saba Mahmood, connus pour leur proximité avec les Frères musulmans (dont se réclame le Hamas). Cet ouvrage, en prenant pour cible Charlie Hebdo et des caricatures de Mahomet, déroule une critique en règle de la laïcité et entend fonder théoriquement la criminalisation du blasphème. La traduction française, parue aux Presses Universitaires de Lyon, présente ainsi les auteurs :
« ils questionnent ainsi les représentations occidentales de la croyance et de la rationalité et les cadres normatifs qui les prédisposent. Les interrogations et les objections successives de ces intellectuels aux horizons d’étude divers permettent de repenser les oppositions conventionnelles entre Occident et Islam, liberté d’expression et censure, jugement et violence, raison et préjugé »8.
Préfacée éloquemment et chaleureusement par Mathieu Potte-Bonneville, cette traduction française sortit un an après les massacres de janvier à Paris et à Copenhague et deux mois après ceux de novembre à Paris. Elle en apparut alors, aux yeux de certains, comme une justification rétrospective, alors que son édition originale avait participé à sa manière à la campagne mondiale qui a précédé sinon préparé ces attentats.
Par un hasard insistant, Mathieu Potte-Bonneville se trouve à présent en charge de la profuse programmation du Centre Pompidou autour de Judith Butler, invitée « d’honneur » pour l’année 2023-2024.
En 2014, Butler ajoutait une contribution supplémentaire à l’antisémitisme déconstructeur par son chapitre dans l’ouvrage Deconstructing Zionism. Le co-directeur de ce collectif, Gianni Vattimo, figure internationale de la déconstruction, pédagogiquement intitulée « How to Become an Anti-Zionist », après avoir évoqué Ahmadinejad (alors encore Président de la République islamique), insinuait ceci :
« Quant à l’idée de faire “disparaître” l’État d’Israël de la carte – un des thèmes ordinaires de la “menace” iranienne –, elle semble n’être pas complètement déraisonnable. »
Il concluait, sur le même mode de concession euphémique :
« Parler d’Israël comme d’un “péché impardonnable” n’est donc pas si excessif ».
En novembre 2015, après les attentats islamistes de masse, Judith Butler se distingua aussi par des propos qui jetaient bizarrement le doute : parus en anglais dans Verso, ils furent traduits le 19 novembre 2015 dans Libération, sous le titre « Une liberté attaquée par l’ennemi et restreinte par l’État »8bis. Après avoir trouvé l’attentat « choquant » (shocking), Butler jette doublement le doute sur la revendication par Daech. D’une part, écrit-elle, « les experts étaient certains de savoir qui était l’ennemi avant même que l’EIIL [Daech] ne revendique les attentats » : cela accréditerait comme au 11 septembre 2001 la thèse d’un complot. Le thème complotiste reste récurrent dans cette mouvance, et par exemple la charte du Hamas se réfère posément au Protocole des Sages de Sion, ce faux de la police tsariste qui fait à ses yeux autorité.
Enfin, après le 7 octobre 2023, tout en condamnant « la violence » et non le djihadisme, Butler a réitéré son soutien au programme du Hamas : « Le monde que je désire est un monde qui s’oppose à la normalisation du régime colonial israélien […] » (AOC, 13 octobre 2023), sans d’ailleurs revenir sur l’étiquette « de gauche » qu’elle lui avait naguère attribué.
L’islamisme « de gauche »
Les islamistes feraient même partie de la cause révolutionnaire internationale, comme l’assuraient dès 2000 Hardt et Negri : « La postmodernité du fondamentalisme se reconnaît à son refus de la modernité comme arme de l’hégémonie euro-américaine – à cet égard, le fondamentalisme islamique représente bien un exemple paradigmatique »9.
On aura compris que ces postmodernes pro-iraniens et ces djihadistes affiliés aux Frères Musulmans étaient des déconstructeurs et non des destructeurs, des progressistes de gauche et non des tueurs fanatiques.
Le tournant « révolutionnaire » de l’islamisme fut diversement annoncé. Dans son livre, L’Islam révolutionnaire, Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos10, invitait déjà, avec l’ardeur du nouveau converti, les « mouvements antiglobalisation » à rejoindre le combat pour « libérer le monde de l’exploitation impérialiste et la Palestine de l’occupation sioniste ». Pour cette conception métapolitique, les assassins peuvent devenir des héros (ou martyrs), et la répression des démocrates illustre une révolution anti-impérialiste « paradigmatique ». Ce double régime de « vérité » ou du moins ce double langage a été reconnu par Foucault dès l’instauration sanglante de la République islamique, pour laquelle il militait : selon lui, l’Iran n’a pas « le même régime de vérité que nous »11 .
Au-delà de la sidération qu’impose leur violence meurtrière, les islamistes entendent désorienter l’opinion, empêcher la réflexion et inverser les rôles des victimes et des bourreaux. En aggravant la confusion, en l’approfondissant stratégiquement, les idéologues comme Butler pourraient prétendre alors à la mission historique de supplétifs.
L’islamophilie LGBT
On pourrait toutefois s’étonner qu’une « idole » des communautés LGBT soutienne un mouvement islamiste, alors que les pays de droit islamique sont fortement sur-représentés parmi les pays qui pénalisent encore l’homosexualité, et ils sont ceux qui prévoient pour les actes homosexuels les peines les plus lourdes, jusqu’à la peine de mort, ce qui est aussi le cas pour les mouvements islamistes comme Daech et le Hamas. D’ailleurs, on n’a pas entendu les postféministes qui se décrivent comme des « sorcières » s’indigner qu’en Arabie saoudite on décapite encore des « sorcières » au sabre.
Queers for Palestine, Gays for Gaza, Sexworkers support a free Palestine, Black Lesbians for Free Palestine, on ne compte plus les groupes LGBT pro-palestiniens. Ils tiennent ce langage fédérateur : « c’est la situation coloniale en Palestine, qui dure depuis 75ans, qui est la racine de toute cette violence »12. « Le collectif Les Inverti-es a publié un communiqué affirmant : « Les trans, pédés, gouines soutiennent la Palestine ! La libération des LGBT+ passe par la libération du peuple palestinien. »13. Toutefois, les militantes intersectionnelles sont restées silencieuses sur la singularité proprement génocidaire des viols collectifs commis le 7 octobre14, accompagnés d’actes de barbarie atroces — dans lesquels il reste difficile de discerner une juste lutte de résistance à la colonisation impérialiste.
Comme l’ensemble de leurs actions, ces viols ont été documentés par les djihadistes eux-mêmes, qui ont diffusé en direct les flux des caméras fixées sur leurs casques. Franchissant un seuil dans l’histoire de la communication terroriste et dépassant Daesh, ils imposent la vision subjective classique dans les jeux vidéo dit shoot them up, en montrant les meurtres vus par les bourreaux – vision initiatique pour ceux qu’ils veulent recruter. En outre, nouveauté dans l’histoire de l’abjection, ils ont avec les portables de leurs victimes diffusé leur agonie en direct sur leurs réseaux familiaux et amicaux.
Butler ne voit là aucune trace d’antisémitisme et s’est tue sur ces viols, se contentant de réprouver « la violence ». Répondant à une question posée lors de la rencontre décoloniale du 1er mars 2024, elle jeta le doute sur les viols du 7 octobre :
« Qu’il y ait ou non de la documentation sur les allégations de viols de femmes israéliennes [grimace sceptique], OK, s’il y a de la documentation, alors nous le déplorons, mais nous voulons voir cette documentation »15.
Les nazis de jadis avaient encore, sinon un sentiment de culpabilité, du moins la prudence de dissimuler leurs crimes et de favoriser le négationnisme. Rien de tel avec ce que l’on peut appeler l’affirmationnisme djihadiste, qui depuis Daesh entend fasciner les partisans et terroriser les survivants.
Malgré les preuves authentifiées, les courants postféministes se sont cantonnés dans le déni, suivant en cela les officiels palestiniens, comme Hala Abou Hassira, ambassadrice de Palestine en France, qui interrogée par France info à propos de des viols commis le 7 octobre, a répondu que « depuis le 7 octobre, Israël n’a pas arrêté de mentir et de manipuler la communauté internationale ».
Aussi, les militantes féministes, juives pour la plupart, qui voulaient dénoncer ces viols dans la manifestation contre les violences sexuelles organisée principalement par NousToutes le 25 novembre 2023, n’ont pu défiler, mises à l’écart et menacées par un groupe « antifasciste » qui assurait le service d’ordre. Le 8 mars, à Paris, les collectifs de féministes juives ont dû être exfiltrés de la manifestation pour les droits des femmes, à la suite d’insultes antisémites, menaces et jets de projectiles16.
Le genre militant
Certains ont craint que l’effet négatif des propos de Judith Butler sur la théorie du genre ne ternisse son lustre, puisque Butler ne distingue pas ses prises de positions politiques et ses orientations philosophiques. En cela, elle n’est qu’un exemple du militantisme académique qui prospère avec les Studies fondées sur des critères identitaires de race ou de sexe. Ces disciplines militantes ne se soucient pas de déterminer leur objet, mais s’en tiennent à leurs objectifs moraux et politiques17.
Puisque, à la suite de Foucault, Butler a fait de son orientation sexuelle un ingrédient, voire un produit d’appel, de sa pensée LGBT, il serait discourtois de séparer la femme de l’œuvre.
Le statut et le contenu des études de genre reste évasif et de longue date elles s’accommodent parfaitement des positions notoires de Butler. L’unanimité mondiale des départements d’étude de genre autour du soutien au Hamas ne semble pas entamée, pas plus que la crédibilité de Butler dans les milieux dont elle reste une icône majeure.
Les soutiens institutionnels
Début décembre 2023, inquiétée par les précédentes déclarations pro-Hamas de Butler, la Mairie de Paris interdisait une réunion d’ultra-gauche avec Judith Butler contre « l’antisémitisme et son instrumentalisation et pour la paix révolutionnaire en Palestine ». La présence annoncée de l’activiste décoloniale Houria Bouteldja, connue pour ses positions antisémites18, avait sans doute joué un rôle. Dans l’article que Butler consacre à cette interdiction, elle ne les évoque pas plus que son homophobie, mais elle critique Anne Hidalgo pour avoir participé à la manifestation du 12 novembre 2023 contre l’antisémitisme, ce qu’elle rattache au « au soutien inconditionnel de la maire à l’égard d’Israël »19.
Les institutions universitaires et culturelles françaises témoignent cependant d’un remarquable attachement à la personne et à la pensée de Butler. Elle a été l’invitée d’honneur de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, pour un cycle de conférences. Et le Centre Pompidou a organisé tout au long de l’année une programmation associée avec Judith Butler, dont un cycle de conférences et maintes rencontres intellectuelles et artistiques. Les budgets associés méritent sans doute eux aussi le respect, car Butler est réputée ne pas intervenir à moins de 5.000 dollars. Devant le scandale, à la dernière minute, le 6 mars, la direction de l’École normale supérieure publia ce tweet : « Les deux conférences prévues sur le thème du deuil qui devaient être prononcées par le professeur Butler le 6 et le 13 mars sont reportées. Cette décision a été prise en accord avec elle et tous les organisateurs ». La formulation feutrée reste cependant dilatoire et ne préjuge pas de l’avenir.
Pour le moment, les autres institutions invitantes, tout comme les Ministères de l’Éducation nationale et de la Culture sont restés silencieux. Je ne sais si cette discrétion pourra se prolonger, car les institutions de tutelle ne sauraient éluder leur responsabilité. On pourrait attendre que la ministre de la Culture, Rachida Dati, ne fasse pas moins preuve de courage politique que la maire de Paris.
Quant au Ministère de l’Intérieur, qui se préoccupe à bon droit des apologies du terrorisme, il a récemment expulsé un imam tunisien pour des déclarations de moindre gravité. Il était certes moins illustre, mais on peut faire confiance au tact de Judith Butler pour qu’elle décide de rentrer d’elle-même à Berkeley et mette ainsi fin à une situation embarrassante.
Comment dénier le déni
À la suite de la suspension des conférences à l’École normale supérieure, Butler cependant publiait dès le 6 mars une tribune où elle se dit « profondément angoissé » [sic], condamne toute violence, évite à nouveau les mots islamisme et terrorisme, et fait du pogrom un « événement » non autrement qualifié20, pour en trouver les causes : « Les décennies de violence qui ont conduit à cet événement, en particulier celles perpétrées par les forces d’occupation, sont antérieures au 7 octobre […] la principale motivation du Hamas était de défier une puissance militaire coloniale »21. Elle condamne au passage « les caricatures racistes », ce qui évoque d’autant mieux Charlie Hebdo que la dessinatrice Coco, survivante du massacre de sa rédaction en janvier 2015, fut la semaine suivante à nouveau menacée de mort pour un dessin sur le ramadan à Gaza paru dans Libération le 11 mars, et vit depuis sous protection renforcée.
Le déni de Butler touchait tant ses propos que les faits qu’ils travestissaient. Il allait trouver le renfort de soixante personnalités intellectuelles présentant Butler comme la victime d’un « faux procès ». Parmi elles, après Annie Ernaux, fidèle partisane de LFI, des philosophes comme Étienne Balibar, des penseurs décoloniaux comme Achille Mbembe, dont l’antisémitisme a suscité l’émoi en Allemagne, une sociologue pro-voile, fille du chef du parti islamiste tunisien Ennahda, etc. On y retrouve aussi bon nombre de ceux qui, comme Ernaux, affirmaient naguère dans une tribune analogue que Bouteldja n’avait rien d’une antisémite.
Pour Butler, le double langage caractéristique de la tradition déconstructive garde une portée stratégique, car il permet d’échapper à toute critique : comme toute thèse radicale se voit doublée par un propos lénifiant qui semble la contredire, celui qui objecte peut être invariablement accusé de se méprendre.
Pour en finir avec la rationalité22, la déconstruction a de longue date rompu avec la pensée catégorielle, et Butler prône le non-binarisme, ce qui autorise ses soutiens à la définir comme « philosophe queer ». Dès lors, elle peut se contredire tout en récusant ses contradicteurs, puisque l’indéfinissable queer échappe par principe à toute apodictique.
L’autre naufrage
Le soutien réitéré au Hamas laissait ouverte la question de son lien avec l’ensemble de la pensée butlérienne et notamment de la théorie du genre. Une journaliste me posait ainsi ces questions : « Les propos de Judith Butler doivent-ils être une étiquette pour la philosophe et la femme qu’elle est ? Peut-on séparer la femme de l’œuvre ? Une partie des études de genre est-elle disqualifiée après les propos de Judith Butler ? La philosophe a-t-elle perdu en crédibilité ? ».
Or en ce début 2024 paraissait un ouvrage attendu, Who is afraid of Gender ? où Butler aurait pu enfin (re)définir le concept de genre, resté jusqu’alors nébuleux pour beaucoup. Il n’en a rien été, car conformément à son titre, l’ouvrage ne cerne ce concept qu’en énumérant ses critiques, de Bolsonaro à Trump, en passant par les féministes universalistes et les médecins qui mettent en garde contre les bloqueurs de puberté23, mais peu importe. Ces victimes de la « panique morale » sont tantôt renvoyées à une extrême droite pléthorique, tantôt couchées sur le divan de Butler qui multiplie d’alarmants diagnostics appuyés par des mentions de Marx et Engels, Althusser et même Laplanche. Elle se livre ainsi à une déconstruction des « éléments syntaxiques » du « mouvement anti-genre », compris comme une « scène fantasmatique » et s’insurge contre « l’imposition coloniale du dimorphisme » ([colonial imposition of dimorphism], c’est-à-dire de la différence entre sexes). Comme le note Kathleen Stock, « Il n’y a pas une seule objection formulée contre les opposants qui n’implique une souillure morale et/ou une stupidité »24. Ce discours purement polémique la dispense de répondre aux objections et résume la pensée à un pur affrontement entre l’Ennemi et Nous.
Sans même évoquer les questions scientifiques qui auraient pu intéresser les multiples départements d’études de genre, Butler s’appuie sur les sources purement militantes comme Pink News. À ce stade, les questions de légitimité intellectuelle ne se posent plus.
La seule incursion théorique notable reste cette définition du genre : « un sentiment ressenti du corps, dans ses surfaces et ses profondeurs, un sentiment vécu d’être un corps au monde de cette manière » [“a felt sense of the body, in its surfaces and depths, a lived sense of being a body in the world in this way”], où l’on retrouve sans surprise le Corps absolu (qui a pris la place de l’Esprit absolu) et l’Être-au-monde de tradition heideggérienne, invoqué aussi par les théoriciens du décolonialisme comme Enrique Dussel. Le genre n’est donc qu’un sentiment profond d’identité, un vague abyssal aux accents mystiques25, en quoi il s’accorde avec les autres idéologies identitaires fédérées par l’intersectionnalité.
Ainsi compris, le genre est une affection fondamentale de l’Être-au-monde, bref un des existentiaux de l’ontologie phénoménologique de tradition heideggérienne, aux côtés de l’angoisse par exemple, également invoquée par Butler et Heidegger.
Ces rencontres ne sont pas fortuites. La théosophie, mouvement sectaire syncrétique antisémite a fixé une hiérarchie des races et des sexes, qui a formulé une version princeps de l’intersectionnalité, et dominé les courants antirationalistes et antidémocratiques au plan international à la fin du XIXe siècle. Elle a développé ses principes dans trois courants fondés par des théosophes, l’ariosophie qui a formulé les attendus mystiques du nazisme, l’anthroposophie en plein essor aujourd’hui, et le New Age, bien connu pour ses mythologies sexuelles, inspirées du néo-tantrisme des théosophes, du féminin sacré et du sexe astral. Or, le New Age a largement pénétré les universités californiennes, dont Berkeley où officie Butler, et le genre ressemble fort au sexe astral, si bien qu’à la naissance l’enfant peut se trouver exilé dans le « mauvais corps », exil dont il sortira par la transition sociale et chirurgicale qui lui permettra de retrouver son destin véritable. Nous avons retracé comment ce schème gnostique traditionnel avait donné lieu à un parcours initiatique qui va de l’hétérosexualité à l’homosexualité, puis à la transsexualité26).
En somme, le genre n’a pas besoin d’être défini et ne peut l’être, puisqu’il ne s’agit pas d’un concept, mais d’une notion délibérément floue, comme le ressenti invoqué. Sa seule fonction, éminemment agonistique, reste de s’opposer au sexe jusqu’à prendre sa place – par exemple les institutions internationales comme le Conseil de l’Europe n’hésitent plus à parler de « chirurgie de genre ».
Le philosophe Quentin Skinner évoquait naguère la distinction entre deux sortes de concepts, les outils (tools) et les armes (weapons). Le genre cependant n’est aucunement un concept – il faudrait pour cela que la « théorie du genre » soit effectivement une théorie, alors que Butler dit à bon droit que la théorie du genre n’existe pas. Il semble encore moins un outil, qui serait l’instrument d’une rationalité récusée.
En revanche, cette notion idéologique sert d’arme offensive majeure dans la contre-révolution sexuelle en cours27, dirigée contre le féminisme universaliste, et qui s’accorde, jusqu’au privilège du voile, avec le puritanisme islamiste. Usurpant cependant le titre de féministes, ses tenants s’en servent en outre comme arme destructrice, dans une guerre des sexes qui affaiblit pour l’essentiel les pays démocratiques où elle s’étend librement.
Pour la pensée déconstructive qui se recommande de Foucault, comme de Butler qui lui a beaucoup emprunté, toute différence est une discrimination, et toute discrimination repose sur une domination. Donc la différence des sexes se résume à l’oppression d’un genre par un autre : le pouvoir médical et l’état-civil assigneraient dès la naissance la moitié de la population au sexe féminin opprimé28.
Dans cette conception de la vie sociale, la guerre devient permanente : guerre des sexes, des races, des États. Les institutions nationales ou internationales sont réduites à de simples appareils d’oppression.
Ce simplisme polémique permet d’ignorer superbement la réalité. Par exemple, le fait qu’un million et demi de Palestiniens (qu’on appelle par euphémisme des « Arabes israéliens » soient citoyens israéliens, qu’ils soient représentés au Parlement, cela est passé sous silence, car cela ne s’accorderait pas avec le schéma de l’apartheid.
De même, comme le Hamas criminalise l’homosexualité, des homosexuels de Gaza demandent asile en Israël pour échapper à la prison, à la torture ou à la mort, et un bureau particulier mis en place par la Knesset accueille ces réfugiés d’un nouveau genre, si j’ose dire : Butler garde le silence sur ce fait gênant, pourtant dénoncé comme du pinkwashing par des queers « antisionistes »29.
Les faits ne sont que des représentations sociales, qui en tant que telles doivent impérativement être déconstruites. Ainsi la division sexuelle et le dimorphisme on ne peut plus attesté qu’elle induit peuvent-ils être niés pour convenir à l’objectif militant du genrisme. Des attentats de 2015 au pogrom du 7 octobre, le révisionnisme de l’histoire immédiate n’est qu’un cas particulier de cette conception générale. La réalité, qu’elle soit historique ou biologique, serait en effet une convention sociale, insupportablement normative, que tout penseur militant se doit de transgresser, accomplissant ainsi un acte politique.
Cette prouesse ne saurait se réduire au fait que Butler, selon Fiammetta Venner dans Franc-Tireur, aurait « perdu sa boussole » (laquelle ?), ni même à un « aveuglement volontaire », selon Yves-Charles Zarka, puisque son orientation stratégique reflète une politique constante et délibérée, celle d’aveugler dogmatiquement ses lecteurs.
De fait, malgré les apparences, l’islamisme et le postféminisme, bien au-delà de Butler, partagent des valeurs communes qui s’illustrent dans leur compagnonnage : le refus de l’universalisme au profit des « communautés », la haine de l’Occident et tout particulièrement d’Israël (seul état démocratique du Moyen-Orient) et des États-Unis, l’antisémitisme et la crainte panique d’un féminisme véritablement émancipateur.
Enjeux géopolitiques
Les enjeux de l’islamophilie universitaire et culturelle ne se limitent pas aux cercles intellectuels et ils ont déjà des conséquences géopolitiques majeures. Par exemple, aux USA, appuyée par les mobilisations universitaires, la propagande islamiste menace le candidat démocrate à la prochaine élection présidentielle dans les cinq États clés, les swing states, en premier lieu le Michigan, qui compte 175.000 électeurs musulmans, et où 100.000 votes blancs propalestiniens viennent d’être comptabilisés aux primaires du parti démocrate.
Les islamistes parient en effet sur Trump, le meilleur ennemi de la démocratie qu’ils abhorrent. Dans cet état, la mairie de la ville industrielle d’Harmstrack est tenue par un yéménite, Amer Ghalib, qui pose volontiers avec l’ancien conseiller à la sécurité de Donald Trump, Michael Flynn, démis pour ses liens avec la Russie en 2017, et connu pour sa proximité avec le groupe conspirationniste QAnon. Un proche du maire, Nasr Hussain, s’interroge sur un site dédié à la ville : « Est-ce que l’Holocauste n’était pas une punition préventive de Dieu contre “le peuple élu” et sa sauvagerie actuelle contre les enfants et les civils palestiniens ? »30.
[Voir aussi : François Rastier « Judith Butler et le programme du Hamas« .]
Notes