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« Un irresponsable n’est plus un citoyen », vraiment ?

L’entretien du président de la République avec des lecteurs du Parisien, publié dans ce quotidien du 5 janvier 2022, recourt à un langage ostensiblement familier. On peut penser que les non-vaccinés atteints du Covid font obstacle à l’accès normal de l’ensemble de la population aux soins intensifs en saturant ces derniers du fait de leur incurie – ce qui est effectivement une façon maximale d’« emmerder » le monde. Mais on ne peut pas admettre que le chef de l’exécutif abandonne toute tenue et se livre à un discours vulgaire sous le régime pulsionnel de l’envie et de la vengeance : «les non-vaccinés, j’ai très envie de les emmerder. Et donc on va continuer de le faire, jusqu’au bout »1. Ce n’est pas tout, et ce n’est pas le plus grave. Amplifiant la provocation, le président lâche une formule inquiétante en forme de sentence vertueuse : « Un irresponsable n’est plus un citoyen. »

S’agissant des non-vaccinés et des antivax, le président déclare (p. 5 dans le Parisien daté du 5 janvier) : « Quand ma liberté vient menacer celle des autres, je deviens un irresponsable. Un irresponsable n’est plus un citoyen. ». Dans la bouche du premier personnage de l’État, une telle déclaration n’est pas anodine, elle ne se réduit pas à une réflexion philosophique générale sur les conditions de coexistence des libertés, ni à une désapprobation morale portant sur ceux qu’on juge (à tort ou à raison) « irresponsables ». Dire, dans la position d’un président de la République, que quelqu’un « n’est plus un citoyen », c’est évoquer clairement la perte des droits civiques. Cela soulève plusieurs questions.

1° Pour qu’un citoyen ne soit plus un citoyen, il faut qu’il ait subi une condamnation pénale et que la juridiction qui l’a condamné prononce en outre la perte de ses droits civiques (celle-ci n’est plus automatique depuis 1994). Or pour qu’il y ait délit et peine, il faut qu’une loi préalablement promulguée définisse ce délit et les peines correspondantes2. Quelle loi les non-vaccinés enfreignent-ils ?

2° Appartient-il au chef de l’exécutif de déclarer que tels ou tels citoyens, sur un critère non défini préalablement par la loi, ne doivent plus jouir de leurs droits civiques ? Même s’il s’appuyait sur un critère légal (par exemple s’il parlait de personnes susceptibles d’avoir transgressé une loi), il n’aurait pas le droit de le faire car seule une juridiction a le pouvoir de prononcer une peine. A fortiori ne le peut-il en l’absence de loi. Emmanuel Macron franchit donc ici deux lignes rouges : prononcer une sentence en tant que chef de l’exécutif, et la prononcer en l’absence de loi.

3° On pourrait supposer, si on est généreux, que le président émet un jugement simplement moral. Mais dans ce cas, il aurait pu se contenter de signifier sa désapprobation en disant par exemple « une telle irresponsabilité n’est pas digne d’un citoyen », en s’en tenant rigoureusement au domaine moral. Ce n’est pas un dérapage, le texte de cet entretien a été soigneusement relu avant sa publication. Or la formule « Un irresponsable n’est plus un citoyen » va beaucoup plus loin que la désapprobation, il s’agit d’un jugement d’exclusion : pour des raisons morales, je décide que tel citoyen qui n’a enfreint aucune loi mais que je juge, moi, irresponsable, n’est plus un citoyen.

Doit-on gouverner au nom de la vertu et en dépit de la loi fondamentale qui dispose « Tout ce qui n’est pas défendu par la Loi ne peut être empêché, et nul ne peut être contraint à faire ce qu’elle n’ordonne pas. »3 ?

Cela révèle une outrecuidance démesurée et peut-être aussi un petit calcul politique4. Le président voudrait-il transformer la prochaine élection présidentielle en plébiscite ?

Notes

1 – C’est moi qui souligne le mot « envie ». Le paragraphe se termine par une série de mesures présentées comme punitives « Et donc il faut leur dire : à partir du 15 janvier, vous ne pourrez plus aller au restau, vous ne pourrez plus prendre un canon, vous ne pourrez plus aller boire un café, vous ne pourrez plus aller au théâtre, vous ne pourrez plus aller au ciné… ».

2 – Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen, article 8 « La Loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires, et nul ne peut être puni qu’en vertu d’une Loi établie et promulguée antérieurement au délit, et légalement appliquée . »

3 – Déclaration des Droits, article 5.

4 – Eventuellement aussi de la négligence, ce qui n’est pas incompatible avec la volonté de provocation, et certainement pas avec l’outrecuidance. En effet je m’interroge sur la phrase suivante (toujours p. 5 un peu plus haut) « Mais nous ne sommes pas aujourd’hui dans une situation où nos services d’urgence ne peuvent pas accueillir tous les patients ». Il me semble au contraire que nous sommes aujourd’hui dans une situation où les services d’urgence ne peuvent pas accueillir tous les patients, et que c’est précisément à cause de cela qu’on peut critiquer et trouver « emmerdants » les non-vaccinés qui, une fois malades, saturent ces services. Le président ne s’emmêlerait-il pas les pinceaux avec une double négation lui faisant dire l’inverse de ce qu’il voudrait ? Mais je n’ai peut-être pas bien compris.