On ne peut pas balayer d’un revers de main Les Femmes savantes au prétexte qu’il s’agirait d’un ouvrage daté développant des thèses archaïques sur la condition féminine. Le malaise qui nous saisit encore aujourd’hui lorsque nous voyons cette pièce touche un point plus profond. En articulant la question du savoir à celles du mariage et de la maternité, Molière rencontre le problème non résolu d’une assignation réduisant des femmes à la fonction de reproduction1.
Lorsqu’on vous serine à longueur de journée et toute votre vie que votre intériorité est constituée et épuisée par la fonction de reproduction, comment conquérir la liberté ? Aujourd’hui encore, où l’enfantement est présenté comme le nec plus ultra de l’accomplissement féminin (comme s’il fallait sexuer l’accomplissement), on pardonne difficilement à une femme de se soustraire à la maternité par amour de la liberté, dont le savoir est une figure. Les religieuses mises à part, seules celles qui ont payé leur tribut à la reproduction échappent à la pression sociale : on ne leur fait pas grief de leur liberté, car elle est contemporaine d’un déclin qui de toute façon les place hors du circuit de la reproduction.
Mariage, enfantement, savoir
Par opposition à la tragédie, la comédie est « bourgeoise » et non pas héroïque. Nombre de comédies de Molière ont pour enjeu le mariage2, traitant la contradiction entre le vœu des amants et la pression sociale. L’exemple des Femmes savantes illustre bien cette fonction de compromis. Chrysale y affirme de façon dérisoire l’autorité du chef de famille, et sa volonté finalement n’est autre que celle de Henriette qui aime et épouse Clitandre. La volonté intérieure et libre des deux amants prend comiquement la forme extérieure de l’autorité paternelle : Chrysale (V, 2) feint d’imposer à sa cadette ce que précisément elle désire le plus au monde.
Cependant, la question du mariage masque un enjeu plus fondamental touchant l’accès au savoir dans la mesure où il est affecté par la question de la maternité et de la différence des sexes. Cela fait des Femmes savantes une des pièces les plus énigmatiques de Molière. D’un côté, la question de la maternité est évidemment liée à celle du mariage, à tel point qu’elle coïncide avec elle, du moins au XVIIe siècle : les suites du mariage, ce sont un ménage et des enfants. De l’autre, elle engage la question du savoir du fait que la reproduction est un problème de matière : elle suppose une pensée du corps, puisqu’elle est une fonction du corps.
Tout cela est déjà dit dans la scène d’exposition, où les deux sœurs Armande l’aînée et Henriette la cadette défendent des positions divergentes aussi bien sur le mariage que sur l’enfantement et la relation des femmes au savoir.
Les suites de ce mot, quand on les envisage
Me font voir un mari, des enfants, un ménage ;
Et je ne vois rien là, si j’en puis raisonner,
Qui blesse la pensée et fasse frissonner.
Voilà justement qui blesse la pensée d’Armande : « un idole d’époux et des marmots d’enfants ».
Il suffit de parcourir trois moments de la scène pour voir apparaître le lien entre la question de l’enfantement avec celle du mariage (cela n’a rien d’étonnant) mais de façon plus significative avec celle du savoir. C’est du lien mariage/maternité/savoir, on le verra, que découle la distribution des personnages et particulièrement celle des trois « Femmes savantes », Philaminte, Bélise et Armande.
Je viens de citer le premier moment : Henriette « envisage » les enfants comme des suites naturelles du mariage.
Le second est la théorie d’Armande. Elle est obligée de construire une théorie, puisqu’elle défend une position qui ne va pas de soi. Cette théorie, inspirée de la thématique précieuse, avance un dualisme radical entre l’esprit d’une part, « les sens et la matière » de l’autre. Armande s’appuie sur ce dualisme pour fonder une morale qui condamne comme « dégoûtant » l’attachement au corps, attachement « grossier » qui sera plus tard (IV, 2) nommé par une concentration étonnante de langue, « les nœuds de la matière »3 – ce sont aussi ceux du mariage, du passage à l’acte sexuel et la formation inévitable des suites matérielles de celui-ci c’est-à-dire un embryon noué pendant neuf mois d’indisposition au corps de la femme, dont il faudra accoucher au péril de sa vie, mais qui restera même après cette délivrance comme un nœud, un fil à la patte, un « marmot d’enfant ». Je ne noircis nullement le tableau, ne faisant que reprendre les descriptions du mariage et de la maternité que l’on trouve dans la littérature précieuse. Henriette avance au contraire l’idée d’une distribution naturelle des personnes, les unes étant vouées au corps, les autres à l’esprit. Au -delà des personnes expressément visées par Henriette, c’est bien la distribution sociale des sexes qui est concernée, présentée comme issue des justes règlements du Ciel.
Le troisième moment est l’examen d’un « cas », celui de Philaminte, la mère des deux filles. Ce cas est très intéressant, puisque chacune des sœurs y trouve son compte. Philaminte est un bel esprit qui cultive ses talents intellectuels, mais elle a malgré tout consenti aux « nœuds de la matière » en se mariant et en ayant deux enfants. Philaminte est le personnage glorieux de la pièce. N’a-t-elle pas déjà tout ? L’amour, car il ne fait pas de doute que Chrysale l’aime ; les enfants ensuite. Mais elle a aussi le savoir, dont elle fait un usage raisonné, comme on le voit par le dénouement de la pièce. Ce parcours sans faute fait d’elle un quasi-homme, sur le modèle de certaines sociétés primitives qui promeuvent les femmes ménopausées à un statut viril. Du reste, on peut supposer que Philaminte ne s’adonne au savoir que depuis que ses filles sont élevées, ou pour le dire avec plus de force matérielle, depuis qu’elle a le droit d’être stérile.
Ma thèse est que la question de la stérilité féminine, subie (Bélise), décrétée (Armande) ou conquise (Philaminte) permet de décliner non seulement la position sociale de chacune des Femmes savantes, mais qu’elle permet de les situer en tant qu’elles se veulent savantes : elle détermine la relation qu’elles ont au savoir, qui n’est pas la même dans les trois cas. Ce qui les rattache à la question de l’infécondité est aussi ce qui les rattache au savoir, de sorte que la position à l’égard des « nœuds de la matière », entendus au sens d’une relation à la stérilité, est aussi une relation au savoir. La question n’est pas nouvelle sans doute, mais elle est encore de nos jours loin d’être épuisée.
Reproduction et maternité : extériorité, intériorité ou inclusion
Des trois moments initiaux où apparaît explicitement le problème de l’enfantement, c’est le second qui aborde la question du savoir dans une fonction autre qu’ornementale.
En effet, la théorie d’Armande tient que la reproduction est liée au corps. Mais le corps, en tant qu’il est objet de savoir, pose une question qui relève à la fois de la physique et de la morale – c’est tout simplement une des questions articulées par le matérialisme classique. Quelle position pouvons-nous et devons-nous prendre vis-à-vis de notre propre corps, étant donné que celui-ci est matière ? On voit immédiatement que les voies philosophiques du dualisme et du monisme sont ouvertes. Mais elles s’ouvrent de façon dramatique, et elles vont donner un philosophème à l’opposition homme / femme.
La division homme / femme se clive à la faveur d’un paradoxe. Si le corps est purement matériel, les conséquences ne sont pas les mêmes selon qu’on est un homme ou une femme. De façon paradoxale, la pure extériorité du corps assure une fonction libératrice pour les hommes, si l’on regarde le problème sous l’angle de la reproduction. En effet, les hommes possèdent leur corps dans la reproduction sous la forme d’une quasi-chose. Mais inversement c’est comme chose investie et incluse en elles que les femmes vivent cette extériorité. Alors que les hommes vivent l’extériorité du corps de la reproduction sous forme d’extériorité, les femmes la vivent sous forme d’inclusion. Et cette inclusion va faire qu’on les oblige à vivre une extériorité comme leur étant intérieure : l’extériorité constitue bientôt leur intériorité – c’est du moins la position qui leur est assignée : « puisque la fonction reproductrice vous est intérieure, alors que votre intériorité se réduise à cette inclusion ». L’inclusion est convertie en intériorité de sorte que l’intériorité des femmes est une intériorité extérieure, matérielle et pour tout dire inférieure…
Le paradoxe de ces entrecroisements entre intériorité, extériorité et inclusion se redouble d’un paradoxe politique que Françoise Héritier a analysé dans son étude Masculin/féminin, la pensée de la différence4 et dont on voit dans Les Femmes savantes une version qui, pour être classique, n’en est pas moins anthropologiquement homogène à ce qui s’observe chez tous les autres peuples et à toutes les époques. En effet cette libération (côté masculin) et cet asservissement (côté féminin) sont inversement proportionnels à la puissance reproductrice (ou plutôt à ce que j’appellerai la puissance porteuse) attribuée à chacun des sexes. Plus cette puissance est grande, et plus il faudra pour la contrôler la mettre sous tutelle : pour s’approprier la puissance porteuse des femmes, les hommes n’ont pas d’autre solution que de s’approprier le corps de celles-ci du moins durant le temps de leur fécondité en vouant les femmes à la reproduction et en les détournant de tout autre intérêt. On voit que la question est loin d’être résolue surtout lorsque les femmes s’agrippent à cette puissance primitive.
Le dualisme des Femmes savantes est-il un cartésianisme ?
Traduit en termes philosophiques classiques, le problème prend la forme d’une discussion sur le dualisme. Les Femmes savantes reviennent sans cesse sur la distinction esprit / sens, esprit / matière, âme / corps, distinction qu’elles tranchent toujours en termes de séparation et d’opposition. Dès la première scène, ce thème philosophique est énoncé, Armande utilisant le dualisme pour exhorter Henriette à suivre son exemple et celui de Philaminte :
Et, traitant de mépris les sens et la matière,
A l’esprit comme nous donnez-vous tout entière.
En face des Femmes savantes, on remarquera que Trissotin et Vadius se gardent bien d’exprimer une position philosophique relative à cette question brûlante : ils sont cantonnés dans l’ordre de l’érudition, des belles-lettres, et n’abordent jamais la philosophie première. C’est plutôt du côté de Clitandre qu’il faut regarder pour avoir la réplique philosophique à ce dualisme : Clitandre défend, sinon un monisme matérialiste, du moins une philosophie de l’union étroite entre l’âme et le corps5 . L’opposition homme / femme recevrait donc dans Les Femmes savantes sa traduction philosophique sous la forme de l’opposition entre le dualisme cartésien et un matérialisme à modèle gassendiste, dans laquelle Molière, par ailleurs traducteur de Lucrèce, prendrait parti en faveur de Gassendi. Tout cela est connu, et même si cette thèse est certainement vraie, une telle lecture n’éclaire pas entièrement le texte.
En effet, la réduction de la position théorique des Femmes savantes à la doctrine cartésienne ne tient pas sur l’ensemble de leurs propos.
Le dualisme des Femmes savantes est radical. S’appuyant sur la distinction des substances (pensante et étendue), elles en tirent argument d’abord pour interpréter cette distinction en termes de séparation, ensuite pour forger une morale qui écarte l’idée d’union de l’âme et du corps et qui évacue toute question relative à ce sujet comme résolue d’avance. Donc, même si elles ont lu les Méditations métaphysiques, elles n’ont guère étudié la Sixième, pourtant la plus intéressante sur le sujet qui les hante. On pourrait faire la même remarque s’agissant des Passions de l’âme, lecture qui en principe aurait dû enflammer la belle et hautaine Armande.
On pourrait objecter que c’est leur demander beaucoup. Mais lorsqu’on lit de près la grande scène du sonnet (III, 1 et 2) où les questions théoriques sont abordées, on s’aperçoit que le degré de connaissance des Femmes savantes est assez étendu en matière de physique et de philosophie cartésiennes ; compte tenu du parti-pris comique, Molière leur fait dire assez peu de bêtises.
Il résulte de cette impasse sur la question de l’union de l’âme et du corps un durcissement (comique) de la doctrine dualiste, qui se transforme en forteresse de l’esprit, où les Femmes savantes établissent leur siège.
Par ailleurs, lorsqu’elles soutiennent des positions dualistes radicales, les Femmes savantes font main basse sur tout ce qui leur vient à l’idée. Il en va ainsi de la revue éclectique des penseurs de l’antiquité jusqu’au XVIIe siècle au cours de laquelle des choses étranges sont récupérées. Certes, le fait que Philaminte se tourne vers les « abstractions » du platonisme n’est pas étonnant, mais Armande avoue un goût plutôt déplacé :
Epicure me plaît, et ses dogmes sont forts.
Elle ne peut pas ignorer, et encore moins Molière le traducteur de Lucrèce qui la fait parler, le matérialisme épicurien. Du reste Bélise s’en rend compte, qui enchaîne fort justement :
Je m’accommode assez pour moi des petits corps ;
Mais le vuide à souffrir me semble difficile,
Et je goûte bien mieux la matière subtile.
Un autre passage (IV, 1) peut susciter un certain étonnement si l’on s’en tient à la thèse d’un cartésianisme strict et durci. Philaminte accommode Aristote de façon assez bizarre en commettant un énorme contresens qui ne pouvait échapper à personne. On doit en conclure que ce contresens est volontaire. En parlant de Henriette, qui refuse de lui obéir et préfère suivre les directives de son père, elle déclare :
Je lui montrerai bien aux lois de qui des deux
Les droits de la raison soumettent tous ses vœux,
Et qui doit gouverner, ou sa mère ou son père,
Ou l’esprit ou le corps, la forme ou la matière.
Cette inversion manifeste des rôles sexuels dans l’institution ainsi que dans la théorie aristotélicienne, et qui entremêle philosophie ancienne et philosophie moderne dans un étonnant raccourci, a trois vertus.
Elle est drôle parce que, précisément, tout est mis sens dessus-dessous. En outre ce comique vient du caractère volontaire de l’inversion ; on peut supposer que Philaminte sait ce qu’elle dit. Dans ces conditions, on voit que la victime de ce tour de passe-passe n’est autre que le pauvre Chrysale, réduit à la matière, au corps, c’est-à-dire à l’inertie qui le caractérise. Le chassé-croisé théorique de Philaminte est un mot d’esprit, qui dit une vérité sur son mari. La troisième vertu de cette bizarrerie n’est pas comique, mais théorique : elle ramène la question de la différence homme / femme dans le couple marié à celle d’une doctrine fondamentale relevant d’une partition philosophique, le contresens ayant pour effet de rendre celle-ci d’autant plus remarquable qu’elle inverse la partition traditionnelle. On ne peut mieux dire que la question première est celle du corps.
Le savoir comme vie parallèle
Un dernier argument permet de penser que l’enjeu philosophique des Femmes savantes ne se réduit pas à l’opposition entre cartésianisme et gassendisme. Les personnages défendent une conception encyclopédique du savoir et de sa diffusion sociale qui n’a rien à voir avec un ordre des raisons. Elles adhèrent à la conception mondaine d’un développement social des lettres et des sciences qui leur est donnée par le modèle des salons précieux – modèle à vrai dire un peu dépassé en 1672 mais attesté par le personnage de Trissotin et surtout celui de Vadius inspiré de Gilles Ménage. Mais ce modèle précieux, relayé par les salons littéraires et philosophiques du XVIIe siècle, donnera toute sa mesure au début du XVIIIe siècle. Ce qui est décrit dans les scènes 1 et 2 de l’acte III, c’est la mise en place d’une république des lettres et des sciences, un rassemblement de beaux esprits que Philaminte conçoit sous la forme institutionnelle d’une académie mixte.
On peut parler d’une conception libérale du savoir qui s’incarne socialement dans le salon et institutionnellement dans l’académie savante. Le champ de cette conception couvre la totalité du savoir, où il faut inclure en bonne place l’érudition littéraire, la grammaire et la poésie, qui se conjuguent avec les sciences et la philosophie. Le programme de Philaminte est explicite : on y réunit « ce qu’on sépare ailleurs », les belles-lettres, les beaux-arts, les sciences et la philosophie, mais aussi les hommes et les femmes. La conjugaison de cette large extension n’est pas située dans un projet organique cartésien où les disciplines s’entresuivraient de façon déductive, mais dans un projet à proprement parler pratique. C’est une pratique du savoir, une morale des relations entre le savoir et ceux qui s’y adonnent, qui fonde la cohérence du projet de Philaminte laquelle exprime à travers son attachement au savoir le goût pour un certain mode de vie.
Si le dualisme est certes un des enjeux intellectuels de la pièce, on ne peut donc pas soutenir que la question du dualisme cartésien y soit décisive. C’est plutôt un dualisme moral qui intéresse les Femmes savantes. Se dégage de cette grande scène avec Trissotin un attachement passionné à une forme de rapport au savoir, un rapport qui les fait vivre toutes les trois, une véritable morale puisqu’il s’agit d’un rapport au savoir qu’elles jugent émancipateur. Les Femmes savantes misent sur le savoir pour s’élever. Mais il faut oser aller jusqu’à l’extrême pointe de cette idée : s’élever, s’émanciper, ce n’est pas possible réellement pour elles puisque tous les chemins leur sont fermés. Il ne leur reste, pour vivre vraiment, pour vivre autre chose que les grossesses et l’obéissance, qu’une vie fictive.
Ce qui est décrit alors, c’est un rapport au savoir qui se constitue en vie parallèle, chose qui n’échappe pas à Chrysale dont le grief principal est que sa femme, sa soeur et sa fille vivent ailleurs que dans le réel de la maisonnée. On voit bien que ce rapport au savoir a les fonctions d’une vocation. Les plaisirs de la conversation, du salon, de la lecture, de la controverse, la formation d’un commerce où des sujets libres et égaux se mettent en rapport, tout cela est pathétiquement et comiquement mis en scène dans la discussion autour du sonnet et dans la dispute Trissotin-Vadius.
A quoi une femme peut-elle bien se vouer, si elle rejette la vocation prétendument naturelle qu’on lui assigne ? Ou plutôt que lui est-il permis de souhaiter pour sa vie si elle se soustrait à la fécondité ? Il n’y a guère que trois points de fuite : la lecture de fiction, la vocation religieuse, l’addiction au savoir6. Des trois, seule la seconde est entièrement acceptable parce qu’elle soumet l’opération de soustraction à un contrôle social. La première, bien que condamnable moralement7, est aménageable socialement. En revanche s’adonner au savoir, c’est opérer la soustraction de manière inadmissible moralement (les effets en sont une parfaite égalité entre hommes et femmes, comme on le voit dans la scène du sonnet) et surtout incontrôlable socialement, car l’auteur de la décision échappe à toute autorité par la nature même de cette décision. On s’adonne au savoir non pas pour se donner, mais pour se reprendre. Mais l’opération n’est pas sans risque, puisqu’il faut, du moins dans l’analyse qu’en font nos trois Femmes savantes, la payer par un dualisme radical qui congédie, avec « les nœuds de la matière », l’intégralité du corps.
Distribution des trois Femmes savantes. L’abîme du corps
Le problème du rapport au savoir comme forme pratique et fictive de conquête de la liberté réunit les trois Femmes savantes. Mais à l’examiner de près, il permet d’expliquer de façon plus fine la position de chacune d’entre elles en tant qu’elle se distingue des deux autres. Le vœu du savoir se décline selon la nature de la soustraction à la fécondité. Cette déclinaison fait finalement apparaître un point problématique, une sorte de dysfonctionnement : le cas d’Armande, qui se posera alors comme un cas crucial engageant le problème du corps.
La différenciation des Femmes savantes s’effectue facilement si on se pose la question de leur distribution sur la chaîne sociale de la fécondité réglée par le mariage. On obtient de la sorte une répartition non seulement des trois Femmes savantes, mais aussi des deux autres personnages féminins de la pièce, Henriette la cadette et Martine la servante pour lesquelles la question du mariage est explicitement abordée. Le tableau suivant montre cette répartition, et permet de comprendre pour chaque catégorie et pour chaque cas un type de rapport au savoir.
Bélise adopte une conception du savoir qu’on pourrait qualifier d’esthétique, fondée ici sur une thématique précieuse. Ne pouvant plus rien espérer, privée de toute reconnaissance sociale, elle ne peut que se tourner vers une vie fictive, par procuration. Rien d’étonnant à ce qu’elle mette en avant une forme romanesque de cartésianisme. Cependant tout un aspect du personnage échappe complètement au cartésianisme. En effet, elle est insensible à tout ce qui peut se présenter comme évidence et totalement inaccessible à la preuve8.
Philaminte, jouissant d’une reconnaissance sociale maximale, ayant payé son tribut au mariage et à l’enfantement, règne sur toute la maisonnée autant que sur l’activité intellectuelle qui s’y déploie. Aussi sa conception du savoir est-elle programmatique et politique. C’est elle qui tient salon et qui arbitre. Elle théorise cette position mondaine par un projet d’académie qui n’a rien d’utopique. Par ailleurs, Philaminte est la femme de l’évidence et de la fermeté d’âme. Elle se rend à la preuve de l’imposture de Trissotin et fait face aux mauvaises nouvelles de façon étonnante. Elle pratique vraiment ce qu’elle prétend.
Situées de façon symétrique sur l’axe de la distribution matrimoniale et par rapport à la question de l’enfantement, les deux belles-sœurs ont aux yeux de l’opinion (par exemple aux yeux de Clitandre) un point commun : bien qu’il soit très fort, leur rapport au savoir est excusable parce qu’il n’est pas en mesure de les soustraire à la reproduction, vu leur âge et leur position dans la chaîne des générations.
Il en va tout autrement d’Armande. La version du savoir qu’elle revendique n’est pas romanesque comme celle de Bélise ; elle n’est pas non plus ouverte et éclectique comme la république des lettres de Philaminte. C’est un curieux mélange de dogmatisme sectaire et d’hésitations, de contradictions surtout dans le domaine moral.
La plus éclatante de ces contradictions, qui soutient toute une partie de l’intrigue, est sa conception de l’amour. Ces « nœuds de la matière » si dégoûtants en général lui semblent en effet surmontables s’agissant de Clitandre en particulier. Mais elle exige de son amant de telles épreuves, une telle « subtilisation » amoureuse qu’elle finit par le lasser et qu’il se détourne de sa « folle fierté ». Il faudrait, pour la satisfaire, que le rapport amoureux soit dans un état perpétuel de préliminaires : on reconnaît ici la conception précieuse de l’amour qui va jusqu’au refus du contact matériel.
Empêtrée dans ses contradictions dont elle finit par devenir la victime, Armande se réfugie donc, non pas dans une fiction romanesque dont elle n’a que faire, ayant encore la vie devant elle, mais dans un dualisme rigide et dogmatique : une vie sans corps, mais tout de même une vraie vie, croit-elle, parce que sans corps. Ainsi sa position se construit par une rationalisation pathétique.
Avec le personnage d’Armande nous sommes ramenés de façon douloureuse à la question du corps. Aux yeux d’Armande, le corps fait obstacle à la vraie vie, à une vie libre, parce qu’il est le lieu de l’assujettissement dans le mariage et de l’aliénation à la fonction reproductrice. Le problème se présente à travers elle, brillante jeune fille qui devrait en principe se marier la première puisqu’elle est l’aînée, dans toute sa virulence. On voit bien dans son cas qu’une vie contemplative sous la forme d’une passion libérale pour le savoir est inexcusable parce que cette passion pourrait bien avoir pour condition un renoncement au corps de la maternité. Se soustraire au mariage et à la fécondité au motif de la liberté n’est pas admissible. Cela explique en partie l’échec d’Armande et le caractère pathétique du personnage. On comprend bien à la fin de la pièce qu’elle n’a plus devant elle que deux voies : la folie douce (comme Bélise) ou le couvent.
L’échec d’Armande et l’aporie de la conquête de l’intériorité
Mais l’échec d’Armande a quelque chose de plus profond que cette pathétisation tenant à sa destinée sociale. Après tout, cela ne nous toucherait que modérément si nous pouvions nous dire : c’était ainsi au XVIIe siècle. Or nous sentons bien que l’enjeu est plus poignant.
Armande n’échoue pas uniquement sur un plan social. La position philosophique relative à la séparation radicale matière/esprit, corps/âme qu’elle croit devoir adopter la conduit à une tragédie, et Clitandre est pris lui aussi dans cette conséquence tragique pour des raisons analogues. La grande scène 2 de l’acte IV qui oppose les deux anciens amants est une scène de torture mutuelle dont l’instrument est la question du dualisme et du matérialisme. Les discours que l’un et l’autre tiennent au sujet du corps sont nécessairement objets de malentendus parce que l’un et l’autre ne parlent pas du même corps.
Armande est incapable d’entendre le matérialisme de Clitandre (« j’en veux à toute la personne ») sur le mode de la galanterie : elle n’y voit qu’obscénité. Son dualisme rigide la rend sourde à tout autre discours du corps que celui d’un mécanisme réducteur. Clitandre de son côté ne sait pas (ou ne veut pas) se faire entendre : il n’atteint pas le niveau qui sera quelques années plus tard celui de Fontenelle dans les Entretiens sur la pluralité des mondes, capable de faire une leçon de physique pour faire la cour à une femme. Cette figure d’homme à la fois savant et galant fait cruellement défaut dans la pièce. Par ailleurs, le discours du plaisir est trop faible pour réintroduire la dimension du corps comme légitime aux yeux des Femmes savantes : elles le considèrent comme un piège, un cheval de Troie de l’asservissement.
Lorsque Clitandre dit « je veux votre corps parce qu’il est votre personne », Armande comprend « il n’en veut qu’à mon corps parce qu’il ne me regarde pas comme une personne mais comme un réceptacle à faire des enfants ». Dès lors, la difficulté est sans remède et Armande n’a plus d’autre recours que de s’enfermer dans un dualisme qu’elle durcit à l’envi. Sans doute (faisons ce crédit à Clitandre) Armande se trompe-t-elle, mais ce durcissement idéologique en dit long sur le traitement de la différence des sexes face à la reproduction ; il n’esquive pas le problème de la gestion de la fécondité et montre bien que la question du plaisir lui est subordonnée. Cette gestion de la fécondité, rappelons-le en nous éclairant des travaux de Françoise Héritier cités plus haut, a toujours reposé d’une manière ou d’une autre sur l’extériorité par rapport au corps masculin et sur l’inclusion par rapport au corps féminin.
Or toute la question est de savoir si cette inclusion doit être pensée comme intériorité du point de vue philosophique. Si on répond « l’inclusion des gamètes et de l’embryon fécondé dans l’un des corps sexués détermine l’identité des femmes et constitue, même partiellement, leur intériorité », alors les Armandes seront toujours perdantes, obligées pour reconquérir une véritable intériorité de renoncer à la vie matérielle et de rationaliser ce renoncement dans un dualisme intenable.
La pièce s’engouffre donc dans une aporie qui est loin d’être réglée aujourd’hui. La pensée philosophique certes n’est plus prise aujourd’hui dans l’alternative du dualisme spiritualiste et du matérialisme mécaniste ; nous avons à notre disposition d’autres formes de matérialisme, notamment freudien, pour articuler la question de manière moins désespérée. Mais je proposerai une autre lecture : c’est le modèle juridique du corps proposé par Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit.
Aux §§ 47 et 48 de la première partie des Principes de la philosophie du droit, Hegel examine le problème de la propriété s’agissant du corps : est-ce une chose, est-ce une chose de la liberté, est-ce une chose pour la liberté ou est-ce une chose comme lieu et témoin de la liberté ? Quel est le rapport entre le corps et la personne? Hegel ne tranche pas la question de façon unilatérale : la seule personne pour laquelle mon corps puisse être considéré (et seulement de façon partielle) comme une chose, c’est moi-même ; pour tout autre, mon corps ne doit pas être une chose, c’est ma personne. Cela traduit lumineusement l’aporie dans laquelle Armande et Clitandre sont pris, et de manière plus générale le problème dans lequel se débattent Les Femmes savantes. Je ne sais pas si Hegel se rendait bien compte des conséquences très libérales de sa conception du corps propre. C’est probable car il s’empresse dans sa théorie du mariage de la troisième partie de reverrouiller tout cela !
En effet, durant toute la pièce, aucune femme ne parvient à dire : « Mon corps n’appartient qu’à moi et aucun autre ne peut le traiter comme une chose. Je dois donc pouvoir contrôler la gestion de la reproduction qui, bien qu’elle soit incluse dans mon corps, doit être pensée comme extérieure à ma personne. Il n’appartient qu’à moi de faire de mon corps le lieu de la reproduction, d’en faire partiellement et momentanément don, et le seul motif raisonnable d’un tel don, c’est l’amour, lequel ne peut exister qu’entre des personnes. »
Or Armande est loin d’un tel discours, puisqu’elle se réfugie dans un dualisme de dépit dont on pourrait retracer ainsi la genèse : « Comme je pense que mon corps devient chose pour autrui dès qu’il entre dans le circuit du mariage, alors qu’il devienne chose méprisable, qu’il se détache de moi et que j’échappe à cette chose en cultivant mon esprit et lui seul ». Dans cette fausse libération où elle prétend se séparer de son corps, elle fait en réalité de son corps un tombeau.
Du côté de Clitandre, et des hommes en général, aucun n’est capable de dire clairement à la femme qu’il aime : « C’est parce que mon corps est à moi et qu’il ne devient jamais chose pour un autre – pas même dans le mariage – que l’amour que je vous porte saura traiter votre corps comme la figure de votre personne et non pas comme une chose. » Dans la pièce, les deux hommes amoureux (Clitandre et Chrysale) oscillent entre la domination totale et la démission totale. Ont-ils d’autres solutions ? Pas tant que cela. Il y a bien sûr le discours galant, à leur portée certainement, mais ce discours n’a qu’une portée limitée, valant seulement dans des situations singulières. Une garantie juridique pourrait grandement arranger les choses en les universalisant : que tout corps soit celui d’une personne, y compris dans les nœuds du mariage.
Mais au-delà de la théorie juridique du corps propre et des « nœuds de la matière » dans le rapport des sexes, la question reste encore en suspens de savoir si, dans notre manière de penser et de gérer la fécondité et la maternité, nous consentons à dissocier l’inclusion de l’intériorité. Telle est à mon sens l’origine du sentiment étrange que nous éprouvons lorsque nous lisons ou que nous voyons représenter Les Femmes savantes.
© Éditions Fayard 2004 et Dix-Septième Siècle 2001 pour la version originale, Mezetulle pour la version abrégée 2009 et 2015. Les droits de ce texte sont entièrement réservés.
Notes