Thierry Laisney1 a lu la récente « très brève introduction » (Analytic Philosophy. A Very Short Introduction, Oxford University Press, 2017) que Michael Beaney consacre à la philosophie analytique ; il en retrace le parcours semé d’exemples et d’exercices qui invitent à la réflexion. Cette excursion, en forme d’initiation, dans un domaine qui lui est peu familier offre à Mezetulle une occasion de se dépayser.
Clarté de la pensée, précision de l’expression, rigueur de l’argumentation. Ces vertus, la philosophie dite « analytique » n’en a pas le monopole, mais elles lui sont en quelque sorte inhérentes. Michael Beaney, professeur à Londres et à Berlin, vient de consacrer aux pionniers de la méthode analytique un petit ouvrage très intéressant2. Son livre sera une précieuse introduction pour ceux qui ne se sont pas encore intéressés à cette école de pensée ; et un rappel utile et agréable pour qui en serait un peu plus familier. Suivons-le dans les étapes de ce voyage initiatique.
Le nombre et l’existence
Si je déclare que mes amis sont sympathiques, je peux dire aussi que chacun d’entre eux est sympathique. Mais si j’affirme qu’ils sont nombreux, puis-je énoncer de la même façon que chacun de mes amis est nombreux ? Il arrive que, la grammaire étant trompeuse, la logique doive remédier à ses ambiguïtés. Être sympathique, c’est une propriété du premier ordre : elle s’applique à des objets. Être nombreux, c’est une propriété qui ne s’applique pas à des objets, mais à des ensembles d’objets, c’est-à-dire à des concepts – à chaque concept correspondant l’ensemble des objets qui « tombent » sous ce concept (son extension).
Cette distinction entre objets et concepts est au cœur de la pensée de Gottlob Frege (1848-1925), l’un des fondateurs de la philosophie analytique et le premier auteur que nous présente le livre de Beaney. Dans Les Fondements de l’arithmétique (1884), Frege soutient que les énoncés contenant des nombres sont des affirmations relatives à des concepts. Si je dis qu’il y a dix livres dans mon appartement, j’énonce (en plus d’un mensonge) que la propriété d’être un livre possède elle-même la propriété d’être instanciée dix fois en ce lieu. Les nombres sont, pour Frege, des propriétés de propriétés : des concepts du second ordre.
Certains ensembles comportent un nombre infini d’éléments. Il en va ainsi de l’ensemble des entiers naturels : {0, 1, 2, 3, 4, 5…}. Nous sommes alors confrontés au « paradoxe de Galilée ». Si je considère, par exemple, l’ensemble des carrés : {0, 1, 4, 9, 16, 25…}, il apparaît que ce second ensemble est un sous-ensemble du premier, lequel contient par définition plus d’éléments que lui. Pourtant, si j’observe qu’à chaque membre du premier ensemble correspond un et un seul élément dans le second, j’aurai tendance à penser que les deux ensembles ont le même nombre d’éléments. Il faut donc choisir l’un des deux critères, ce que le mathématicien Georg Cantor a traduit par la notion de « transfini » : il y a une infinité de façons d’être infini. Selon Beaney, c’est un bon exemple de la manière dont l’analyse proprement dite se prolonge dans une incontestable créativité conceptuelle.
Après le nombre, voici l’existence. Elle non plus n’est pas une propriété comme les autres. Les énoncés existentiels se rapportent eux aussi à des concepts et non à des objets. Quand nous produisons une assertion d’existence, nous n’attribuons pas un concept du premier ordre à un objet, mais un concept du second ordre à un concept du premier ordre. Et dénier l’existence, c’est affirmer d’un concept qu’il ne possède aucune instanciation. Le fameux « argument ontologique » s’en trouve ruiné : il confond une propriété du second ordre avec une propriété du premier ordre. Admettons – par hypothèse – que Dieu ait toutes les perfections ; on ne peut considérer que l’existence en fasse partie. Et l’on ne peut donc en inférer l’existence de Dieu.
C’est maintenant au tour de Bertrand Russell (1872-1970) de faire son apparition dans l’ouvrage. Il pense, contrairement à Frege qui y voit des objets logiques, que les ensembles sont des fictions logiques. Pour nous faire comprendre cette notion, Beaney prend pour exemple la phrase : « La femme britannique moyenne a 1,9 enfant ». C’est une affirmation qui, de manière dissimulée, se rapporte à toutes les femmes britanniques, une affirmation qu’on peut reformuler ainsi : « Le nombre total d’enfants britanniques divisé par le nombre total de femmes britanniques est égal à 1,9 ». La « femme britannique moyenne » est évidemment une fiction logique (comme le disait Coluche : « j’ai pas trouvé la virgule »). Pour Russell, les ensembles sont des constructions logiques par rapport auxquelles les concepts sont « ontologiquement premiers ». Dire, par exemple, que l’ensemble des chevaux est un sous-ensemble de l’ensemble des animaux n’exige pas que de tels ensembles « existent » ; c’est de concepts qu’il s’agit en réalité : tout objet ayant la propriété d’être un cheval a également la propriété d’être un animal. (∀x) (Cx ⇒ Ax)
Le paradoxe que Russell mit au jour fit abandonner à Frege son projet logiciste (consistant à vouloir réduire l’arithmétique à la logique). La contradiction en cause se rattache à cette question (un peu malaisée à saisir immédiatement3) : l’ensemble de tous les ensembles qui ne sont pas membres d’eux-mêmes est-il ou non membre de lui-même ? S’il l’est, il ne l’est pas ; s’il ne l’est pas, il l’est. Russell a surmonté la difficulté en concevant sa « théorie des types ». Il existe une hiérarchie des objets et des ensembles : un ensemble ne peut être membre de lui-même mais seulement d’un ensemble de niveau supérieur.
Pour en revenir à l’existence, Beaney n’oublie pas de rappeler que Russell est célèbre également pour sa « théorie des descriptions ». Il a montré qu’une phrase comme « le roi de France est chauve » devait se décomposer de la façon suivante : 1. Il y a au moins un roi de France. 2. Il y a au plus un roi de France. 3. Tout ce qui est roi de France est chauve. L’assertion en question est donc fausse – et non dépourvue de sens comme le pensent certains – car le premier énoncé est faux ; elle n’est pas relative au roi de France mais au concept « roi de France », qui n’a aucune instanciation (pas plus aujourd’hui qu’à l’époque où Russell a envisagé le problème).
L’énigme de l’identité
En quoi la philosophie analytique mérite-t-elle ce qualificatif ? À un triple titre, selon Beaney. L’analyse est traditionnellement définie comme la décomposition d’un tout en ses éléments constitutifs ; et aussi comme l’opération réduisant ces éléments à un principe premier. Mais l’analyse a encore une dimension interprétative : elle vise à fournir des ressources conceptuelles plus riches permettant d’éclairer la signification d’un mot, d’une phrase, etc. L’auteur fait entrer en scène G. E. Moore (1873-1958), qui s’intéresse particulièrement, quant à lui, à l’épistémologie et à l’éthique. Dans ses Principia Ethica (1903), il défend l’idée que le bon (« good ») est un concept inanalysable, une qualité simple – comme peut l’être la couleur jaune, par exemple – que nous fait percevoir l’intuition. Ramener le bon à toute autre notion relèverait de ce que Moore appelle le « sophisme naturaliste ». La position de Moore conduit au « paradoxe de l’analyse » : aucune définition, semble-t-il, ne peut être à la fois exacte et instructive. Ou je dis A=A, ce qui est indiscutable mais ne m’apprend rien ; ou je dis A=B, mais comment une telle identité serait-elle possible4 ?
Frege est parvenu à résoudre l’énigme en distinguant le sens et la référence. Pour que A=B, il faut que A et B renvoient au même objet mais par des chemins différents. « L’étoile du soir est l’étoile du matin » : deux sens distincts (le sens est alors le mode de détermination de la référence) pour une référence unique (Vénus). Pour que le paradoxe de l’analyse se dissipe, note Beaney, il est donc nécessaire que celle-ci présente, en plus des caractères mentionnés plus haut, une dimension transformatrice.
Dire et montrer
Pour introduire Ludwig Wittgenstein (1889-1951), Michael Beaney se demande s’il y a des choses que nous ne pouvons logiquement dire ou penser. Nous avons déjà vu des limites de cette nature : pour Russell, un ensemble ne peut être un objet ; un ensemble ne peut être membre d’un ensemble de même type que lui. Prenons un exemple plus simple : le concept d’avoir faim. N’est-il pas tout aussi insensé de dire d’un ordinateur qu’il n’a pas faim que de dire qu’il a faim ? Certains concepts ne peuvent tout simplement pas subsumer certaines choses, à moins d’une erreur de catégorie. De même, Wittgenstein estime que Russell tente, à propos de la théorie des types, de dire quelque chose qui ne peut être dit : il n’y a pas de sens à énoncer qu’un ensemble n’est pas membre de lui-même. Ce sont là des choses qui peuvent être montrées mais pas dites. Ainsi, la distinction entre objet et concept ne peut être que montrée, par le fait que les termes utilisés dans l’un et l’autre cas opèrent de manière différente, comme le font, par exemple, les noms propres et les mots désignant des concepts (qui sont respectivement, selon Frege, des « expressions saturées » et des « expressions incomplètes »). Que le concept « avoir faim » ne puisse s’appliquer à autre chose qu’à un animal est montré par notre emploi de la locution verbale « avoir faim ».
Selon le premier Wittgenstein, une phrase n’a de sens qu’à la condition qu’elle dépeigne un état de choses possible ; n’y satisfaisant pas, les propositions logiques n’ont pas de sens : elles sont vraies de quelque façon que soit le monde. Ce sont des tautologies. Mais si elles n’ont pas de sens, elles ne sont pas pour autant des non-sens. Les propositions logiques montrent quelque chose. Par exemple, « P ou non-P » montre ce qu’on appelle la loi du tiers exclu. Pour qu’il y ait non-sens, il faut que soient transgressées les règles qui gouvernent l’usage de certaines expressions : « mon ordinateur a faim ». Une phrase comme « aucun concept n’est un objet » est un non-sens déguisé. Mais l’élucidation des raisons pour lesquelles c’est un non-sens montre quelque chose des caractéristiques de notre langage.
Quant aux tenants de l’empirisme logique, que l’auteur évoque brièvement, ils prônent la distinction entre propositions analytiques et propositions synthétiques, et le vérificationnisme : une proposition synthétique n’a de sens que si elle peut être vérifiée. Vraies ou fausses en vertu de la signification de leurs termes, les propositions de la logique sont analytiques. Et les propositions métaphysiques, qui ne sont ni analytiques ni synthétiques, sont dénuées de sens. Pour Rudolf Carnap, ce sont des pseudo-propositions.
La logique de tous les jours
Après ces figures illustres, Michael Beaney fait appel à une personnalité beaucoup moins célèbre aujourd’hui : Susan Stebbing (1885-1943), qui contribua à promouvoir le développement de la philosophie analytique en Grande-Bretagne. Stebbing fut aussi, nous apprend l’auteur, l’une des premières à répondre aux attaques qu’avait subies la métaphysique : aucune conception philosophique ne peut, selon elle, se dispenser de présupposés métaphysiques, comme la distinction entre objets et concepts (Frege), l’existence nécessaire d’objets pour que nous puissions user du langage de manière sensée (Wittgenstein), l’opposition absolue entre vérités analytiques et vérités synthétiques (empirisme logique), etc.
Si Beaney inclut Susan Stebbing dans sa présentation de la philosophie analytique, c’est manifestement pour insérer cette dernière au sein d’une démarche plus générale et, en quelque sorte, plus quotidienne. Stebbing, en effet, a écrit plusieurs ouvrages où, s’adressant à un large public, elle déjoue les erreurs de raisonnement dans lesquelles nous pouvons facilement tomber : analogies ou métaphores piégeuses, polysémie, etc. L’une des erreurs logiques les plus répandues tient à une application défectueuse du modus ponens, à la confusion entre l’implication et l’équivalence. Beaney a recours à un test (1966) dû au psychologue Peter Wason. Quatre cartes, chacune ayant une lettre sur une face et un nombre sur l’autre, sont disposées sur la table et laissent voir ceci : A, M, 3, 6. La question est de savoir quelle(s) carte(s) il faut retourner pour vérifier l’implication suivante : s’il y a une voyelle d’un côté, alors il y a un nombre impair de l’autre. Rares ceux d’entre nous qui répondent juste du premier coup. La carte M n’est pas en cause ; mais la carte 3 non plus : rien n’interdit à une consonne d’être associée à un nombre impair. En revanche, il faut retourner la carte A (la présence d’un nombre pair infirmerait la proposition) et la carte 6 (la présence d’une voyelle infirmerait la proposition). La présence d’un nombre impair est une condition nécessaire pour qu’il y ait une voyelle de l’autre côté de la carte. Mais ce n’est pas une condition suffisante.
Un livre réédité tout récemment inventorie un certain nombre d’erreurs logiques5. Outre celle que nous venons de voir, on y rencontre entre autres : la confusion entre disjonction exclusive et disjonction inclusive ; l’attribution au tout de propriétés qui n’appartiennent qu’aux parties ; les généralisations abusives ; la confusion entre les propriétés accidentelles et les propriétés essentielles ; la confusion du contraire et du contradictoire ; le fait de prendre pour une relation de cause à effet ce qui n’est qu’une succession dans le temps ; l’argument d’autorité ; la pétition de principe ; le renversement de la charge de la preuve, etc.
La libre expression des opinions supposant que ceux qui les émettent sachent exactement ce qu’ils disent, ayons tous à cœur de ne jamais enfreindre, si ce n’est par jeu, les règles de la logique : l’acquisition de ce qu’un philosophe d’autrefois6 appelait la « langue du raisonnement » devrait constituer le premier des apprentissages. Quant à Michael Beaney, il s’est magistralement acquitté de la tâche qu’il s’était fixée : révéler ou rappeler à son lecteur, d’une manière attrayante et concise, que la philosophie analytique cultive et prolonge cette exigence comme aucune autre discipline.
Notes
1 – Premier Prix du Conservatoire de Paris, Thierry Laisney a écrit de nombreux articles sur la musique dans La Quinzaine littéraire de Maurice Nadeau dont il fut le secrétaire de rédaction. Il a publié ici en août 2017 une recension du livre de Violaine Anger Sonate que me veux-tu ?
2 – Michael Beaney, Analytic Philosophy. A Very Short Introduction, Oxford University Press, 2017.
3 – On peut prendre l’exemple de catalogues recensant les livres d’une bibliothèque, catalogues dont certains se répertorient eux-mêmes et les autres non. Imaginons qu’on établisse deux « méta-catalogues » les réunissant : celui des catalogues qui se répertorient eux-mêmes et celui des catalogues qui ne se répertorient pas eux-mêmes ; il est impossible de savoir si ce second catalogue doit ou non se répertorier lui-même.
4 – Dans un sketch, Coluche, décidément analytique, rétorque à un comparse qui lui a dit « donner c’est donner, reprendre c’est voler » : « donner c’est donner, reprendre c’est reprendre… c’est voler qu’est voler ».
5 – Laurence Bouquiaux et Bruno Leclercq, Logique formelle et argumentation, Louvain-la-Neuve, De Boeck Supérieur, 2017.
6 – Pierre Laromiguière (1756-1837) ouvre ses Leçons de philosophie (1815) par un « Discours sur la langue du raisonnement ».