Archives par étiquette : liberté

Le coup d’État masqué de Georges Clemenceau

Sur un passage du livre de J.-C. Milner « Relire la révolution »

Admirateur des ouvrages de Jean-Claude Milner, Samuël Tomei en est aussi un lecteur très minutieux. Un passage du dernier livre de J.-C. Milner Relire la révolution1 a retenu l’attention de ce spécialiste de Clemenceau et de Ferdinand Buisson2. Peut-on suivre entièrement Jean-Claude Milner lorsqu’il caractérise l’accès au pouvoir de Clemenceau en 1917 comme un « coup d’État », l’incluant dans une série de coups d’État d’autant plus réussis qu’ils furent masqués ?

Nous reproduisons ci-dessous le passage de Relire la révolution dont Samuël Tomei propose ensuite le commentaire détaillé, en illustration et défense de Georges Clemenceau.

Jean-Claude Milner, Relire la révolution, p. 53-54.

« L’histoire de France, au cours du XXe siècle, a connu plusieurs coups d’État ; ils ont atteint un degré de perfection tel que peu de gens les tiennent pour tels. La prise de pouvoir par Georges Clemenceau en novembre 1917 a certes bénéficié d’un consentement parlementaire, ce qui préserve les apparences, mais la réalité ne laisse pas place au doute. Clemenceau est l’homme fort que la bourgeoisie républicaine accepte, pour faire pièce à la révolution qui menace. Février, puis octobre 1917 en Russie, révoltes de soldas dans les deux pays, « année trouble », dira Poincaré dans ses Mémoires. Comme la République romaine autrefois, la République française a temporairement remis son salut entre les mains d’un dictateur. En 1920, il fut renvoyé, contre son gré, dans ses foyers, Cincinnatus contraint. Même si les fins étaient strictement inverses, l’arrivée du maréchal Pétain en 1940 se passe dans des conditions comparables ; plus ouvertement encore, elle relève du coup d’État. Avec le consentement des élus républicains, la forme républicaine de gouvernement est abandonnée. Les pétainistes ont eu le souci d’éviter le vocabulaire infamant du putsch ; par une loi inexorable du discours, ils n’ont pu que recourir au nom de révolution. De là le nom de Révolution nationale, employé dans le projet de loi constitutionnelle de 1940.

Tout ce qu’on sait du retour du général de Gaulle en 1958 se conforme au coup d’État. Seul le soutien actif du président de la République d’alors, René Coty, a permis que la locution fatale ne se répande pas dans le grand public. La rhétorique de la protection préventive atteignit alors son degré de perfection ; le coup d’État des civils était censé éviter le coup d’État militaire. »

Un bref passage (page 53) du dernier ouvrage de Jean-Claude Milner évoque Georges Clemenceau. Puisqu’il est question de relire la Révolution, on s’attend à l’étude qui fait toujours défaut sur la notion (la théorie ?) de « bloc », la révolution française étant pour Clemenceau un bloc dont on ne peut rien distraire (1891). L’apostasie ultérieure qu’on prête au Tigre est-elle en effet à prendre au premier degré ? Or c’est dans la partie « coup d’État », ce « frère indigne des révolutions », que Jean-Claude Milner range le Tigre.

On n’est guère surpris, pour la période contemporaine, et pour ce qui concerne la France, de trouver, parmi les fomenteurs de coup d’État, le de Gaulle de 1958 et le Pétain de 1940 ; mais le Clemenceau de 1917 ? Et, « même si les fins étaient strictement inverses » entre ces deux derniers, pourquoi alors ne pas les avoir séparés d’un alinéa, comme entre le même Pétain et de Gaulle ? L’apparente solution de continuité est ici comme subrepticement annulée par la typographie, ce qui crée un malaise. Voyons-y une négligence de l’éditeur.

Présupposons que Jean-Claude Milner s’exprime ici au premier degré3 et ne joue donc pas avec son lecteur quand il associe « Clemenceau » et « coup d’État » – Clemenceau qui a passé sa vie à honnir le bonapartisme, qui a été jeté en prison, en 1862, pour avoir voulu célébrer la révolution de 1848, qui accusait outrancièrement Gambetta de pouvoir personnel – qualification odieuse à tout républicain, alors –, qui a férocement combattu les élans césariens du général Boulanger et s’employait avec plus ou moins de succès à faire élire « le plus bête » à la présidence de la République afin que le pouvoir reste au Parlement…

« La réalité ne laisse pas place au doute » avertit l’auteur – procédé imparable qui permet de ruiner d’avance toute contestation, toute question même, vouées à se briser toujours contre l’irréfragable réel. Ici, Clemenceau aurait bénéficié « d’un consentement parlementaire » qui « préserve les apparences ». Le trompe-l’œil est pourtant bien flou, comme pour donner par contraste plus de netteté, de solidité à la réalité qu’il recouvre. Eût-on douté de celle-ci si l’auteur avait précisé, d’une part, que Clemenceau a été investi, en novembre 1917, plus que par un vague consentement, par un vote on ne peu plus net (418 voix sur 483 votants), et que son opposition n’excédera presque jamais 110 voix ? L’auteur laisse en outre accroire que la légitimité de Clemenceau, en novembre 1917, ne repose guère que sur un « consentement parlementaire » alors qu’elle trouve son assise sur une donnée que ne peuvent ignorer les députés : la popularité du Tigre auprès des Français, renforcée par ses visites dans les tranchées (en tant que président de la commission sénatoriale de l’armée), par la tonicité de ses éditoriaux quotidiens (la diffusion de son journal progresse pendant la guerre) et par ses discours à la tribune.

Le voile des apparences est donc moins ténu qu’on ne le lit et à y regarder de près on risque bien de se rendre compte qu’il figure bien une bonne partie de la réalité. Mais faisons comme si et acceptons néanmoins de le déchirer : quels sont les éléments de la « réalité » qui, selon l’auteur, font de « la prise du pouvoir » par Clemenceau, en novembre 1917, de ces « [coups d’État qui] ont atteint un degré de perfection tel que peu de gens les tiennent pour tels » ?

– D’abord, l’expression « prise du pouvoir », qui donne en effet un parfum de coup de main à l’arrivée à la présidence du conseil de Clemenceau, est rigoureusement inexacte. Selon Jean-Claude Milner, « les acteurs du changement forment un groupe restreint », « l’acteur principal [du coup d’État] s’organise en groupe de conjurés ». Clemenceau a bien quelques amis mais rien d’une clique qui lui permette de fabriquer un coup d’État ; c’est, en politique, un homme seul (il n’aura cessé d’invoquer la formule finale de Un ennemi du peuple d’Ibsen : « L’homme le plus puissant du monde, c’est celui qui est le plus seul. »). C’est sans doute ce qui fait penser à l’auteur que le coup d’État du sénateur du Var est si impeccable qu’il n’en a même pas les apparences… Mais il parle bien de « prise » du pouvoir.

Clemenceau, après la démission de Paul Painlevé, a été appelé à former un gouvernement par le président Poincaré, longtemps hésitant, après les consultations d’usage, ne s’éloignant donc en rien de la pratique institutionnelle ordinaire. Clemenceau, de son côté, n’a forcé en aucune manière les portes du pouvoir, ni par la violence, ni par aucune pression – ou alors il faudrait découvrir laquelle… – ; au cours des semaines précédentes, il a même obstinément refusé, contre les objurgations de son entourage, de mettre un bémol à ses attaques contre Poincaré ; on peut même constater que son incapacité à composer l’a écarté du pouvoir pendant longtemps. Quand bien même on ne le croirait pas quand il dit à son secrétaire avoir « une peur atroce du pouvoir » alors que Poincaré est sur le point de le lui confier, encore une fois, nulle trace de manœuvre laissant apparaître le moindre soupçon de « prise » du pouvoir.

Or l’expression neutre d’« arrivée au pouvoir » est réservée… au maréchal Pétain. Pire, Jean-Claude Milner écrit qu’elle « se passe dans des conditions comparables » à celle de Clemenceau. Puisque, on l’a vu, l’auteur admet que « les fins étaient strictement inverses », tâchons de faire comme si les fins et les acteurs n’influaient jamais sur les conditions et nous verrons que, loin d’être identiques, elles sont également loin d’être « comparables » : en novembre 1917, la France est dans une situation critique mais elle n’est pas militairement défaite, les pouvoirs publics ne sont pas réfugiés à Bordeaux, une soixantaine de parlementaires communistes n’ont pas été déchus de leur mandat, l’homme qui « prend » le pouvoir est un civil qui a toujours entendu – surtout depuis l’affaire Dreyfus – que la toge eût la suprématie sur le glaive.

Et l’on notera au passage, puisqu’il est question de coup d’État, que, contrairement à de Gaulle et à Pétain, Clemenceau n’a en rien changé le modèle institutionnel existant – sur certains aspects il en a même renforcé les traits caractéristiques !

– Ensuite, Clemenceau est « l’homme fort que la bourgeoisie républicaine accepte pour faire pièce à la révolution qui menace ». Pour Jean-Claude Milner, contrairement à la révolution, le coup d’État « ne se préoccupe que des gouvernants ; s’il invoque les gouvernés, c’est pure rhétorique […] ». Ici, à bien lire, la bourgeoisie gouvernante (au sens large), ne se préoccupant que de soi, « accepte » l’homme fort Clemenceau pour mater la révolution qui menace ses intérêts, laquelle menace se résume ainsi sous la plume de l’auteur : « Février, puis octobre 1917 en Russie, révoltes de soldats dans les deux pays. » Curieux : d’abord, pour nous en tenir à la France, les mutineries survenues en 1917, par leur caractère spontané et non organisé n’avaient rien de révolutionnaire ; ensuite, la plupart et les plus graves ont eu lieu et ont été enrayées avant l’arrivée au pouvoir de Clemenceau. Si l’on prend en considération les remous du monde ouvrier, là encore les deux grandes vagues de grève, en 1917, ont eu lieu avant l’arrivée au pouvoir du Tigre ; de plus, ces grèves ont davantage tenu de la revendication corporative que de l’insurrection révolutionnaire puisqu’elles ont cessé une fois les augmentations de salaire obtenues.

Jean-Claude Milner aurait pu faire allusion aux mouvements ouvriers du printemps 1918. À leur propos, Jean-Jacques Becker conclut : « Pendant plus de quatre ans, la révolution n’a jamais menacé en France, mais on n’en avait jamais été aussi proche ! 4» Or même en 1918, selon l’historien, l’esprit patriotique a fini par l’emporter sur l’esprit révolutionnaire et la répression du gouvernement fut bien moins brutale qu’on a pu le dire. Car, faut-il le rappeler, Clemenceau a été appelé au pouvoir pour gagner la guerre et toute son action y tend ; l’union nationale en vue de la victoire est son obsession. C’est pourquoi son ministre de l’intérieur et lui se montrent aussi prudents qu’il est possible, sauf à se montrer retors, afin d’étouffer les foyers insurrectionnels. Il s’agit alors bien moins de détruire dans l’œuf la révolution qui menacerait que d’éviter qu’on ne sabote l’effort de guerre. La « bourgeoisie républicaine », dans son ensemble, ne pense alors pas différemment.

Sans doute le mouvement ouvrier se fait-il davantage révolutionnaire en 1919, année qu’eût dû choisir Jean-Claude Milner car la victoire acquise, l’unité nationale n’est alors plus requise et une certaine gauche se fait de plus en plus sensible à la « grande lueur » moscovite. Les mouvements sont violents et la répression d’égale intensité. Clemenceau fait d’une pierre deux coups : pour désamorcer un 1er mai qui s’annonce brutal, il fait voter par la Chambre une vieille revendication de la gauche radicale-socialiste, reprise par les socialistes : la fameuse journée de huit heures. Pour désamorcer le projet de grève générale internationale prévu pour le mois de juillet, le Tigre reçoit les dirigeants de la CGT pour leur annoncer qu’il acceptera une amnistie totale et que la démobilisation aura lieu en septembre mais que si le projet de grève générale était maintenu, il prendrait les dispositions nécessaires pour assurer la continuité du service public. La grève générale est ajournée… Les menées « révolutionnaires », insistons-y, ne menacent donc pas de renverser le régime républicain (rien à voir avec ce qui se passera en Allemagne quelques années plus tard ou dans l’Italie du Biennio rosso). De plus, ne faut-il pas faire preuve d’imagination pour déceler les traits du coup d’État dans les méthodes employées par Clemenceau pour faire échec aux grèves ? Pour l’auteur, le « recours à la force ouverte [par le coup d’État] est étroitement circonscrit » ; mais c’est aussi le cas pour la plus banale démocratie…

Certes Clemenceau est l’adversaire résolu des bolcheviks, déclarant dans son discours de Strasbourg du 4 novembre 1919 – propos qu’il n’aurait pu tenir en 1917, année retenue par Jean-Claude Milner – : « Entre eux et nous c’est une question de force, puisqu’en réclamant la liberté pour eux-mêmes, ils prétendent nous imposer une dictature d’absolutisme par un système d’exécrables attentats où s’exalte le délire de férocité qui distingue si remarquablement les serfs mal émancipés de Russie. […] » ; parlant plus loin, dans un vif reproche aux socialistes admiratifs de la révolution russe, « d’un régime de sang comme il ne s’en vit jamais ». Mais l’alternative n’est pas entre révolution et coup d’État. Entre les deux, pour Clemenceau, il y a la République démocratique à défendre et parfaire sans cesse par la justice et par la liberté (ses deux maîtres-mots). Il est vrai que depuis Rome et depuis de Gaulle, on sait que la République, pour se défendre, n’exclut pas la dictature.

– « Comme la République romaine autrefois, la République française a temporairement remis son salut entre les mains d’un dictateur. » L’extrême gauche et la gauche socialiste persistent à parler de la dictature de Clemenceau, idée que l’on s’étonne de retrouver ici alors que les historiens l’ont depuis longtemps ruinée, fût-elle atténuée en dictature à la romaine, exercice de pouvoirs exceptionnels mais réguliers et temporaires pour faire face avec efficacité à une situation extraordinaire. Or, contrairement au dictateur (à la romaine toujours) de Gaulle qui, d’avril à septembre 1961, a appliqué l’article 16 de la Constitution de la Ve République, Clemenceau n’a sollicité aucun pouvoir d’exception de ce type (que du reste les lois constitutionnelles de 1875 ne prévoyaient pas) et, on l’a mentionné, il s’est constamment soumis au verdict du Parlement qui pouvait le renverser à tout instant – Parlement qui s’est davantage réuni sous son règne, d’ailleurs, que sous celui de ses prédécesseurs (« Je vous ai dit que je voulais faire la guerre. Certainement ! C’est ma seule raison d’être ici. […] Je viens vous donner les quelques derniers jours qui me restent. Si vous ne les voulez pas, dite-le ; il vous est facile d’émettre un vote de défiance. » (20 novembre 1917) ; refusant de faire arrêter les campagnes de presse de la droite nationaliste contre les socialistes, il leur lance, le 8 mars 1918 : « Je n’arrêterai pas les campagnes. Si vous voulez les arrêter, nommez-en un autre à ma place ; renversez-moi tout à l’heure. »)

Homme d’autorité, sans doute autoritaire avec ses ministres, jamais il ne s’est affranchi des règles institutionnelles. Poincaré lui reprochait ses dissimulations ; mais Clemenceau tirait sa légitimité du Parlement (lui-même sensible, on l’a dit, à la popularité du Tigre) et c’est devant lui qu’il s’expliquait, ou devant ses commissions – notons que ce « golpiste » a poussé le vice jusqu’à supprimer la pratique des comités secrets, qu’il jugeait trop peu démocratique. Malvy, Caillaux ? Ils ont été injustement traités, peut-être, mais par le Parlement… Le « dictateur » n’a certes pas supprimé la censure (nous étions tout de même en temps de guerre !) mais l’a relâchée en matière politique, rappelant aux députés socialistes, toujours le 8 mars 1918, que « les républicains ne doivent pas avoir peur de la liberté de la presse », rappelant même dans une note au bureau de la presse, le 8 juin 1918, que « le droit d’insulter les membres du gouvernement est inviolable ». Le brevet de dictateur décerné à Clemenceau par une opposition socialiste vociférante et systématique était un faux.

– « Cincinnatus contraint », pour finir. Une fois l’œuvre achevée, le « dictateur » est renvoyé dans ses pénates. Il est étrange que la « bourgeoisie républicaine » congédie ainsi « l’homme fort » alors que, bien plus qu’en novembre 1917, l’esprit révolutionnaire imprègne un mouvement socialiste en pleine ascension… À l’occasion de l’élection présidentielle de janvier 1920, s’il a accepté, après avoir beaucoup résisté, que ses amis présentent sa candidature au scrutin préparatoire (sorte de primaire rassemblant les parlementaires républicains), candidature que fera échouer l’action conjuguée des briandistes et des socialistes, c’était parce qu’il estimait être le seul de taille pour faire face à l’éventuel lâchage américain et aux trahisons britanniques déjà à l’œuvre, donc le seul à être en mesure de faire appliquer le traité de Versailles contre une Allemagne qui n’avait en 1920 rien à voir avec l’Allemagne défaite et ruinée de 1945 (et dont les alliés pouvaient aisément maîtriser les destinées). Mais alors que Poincaré, battu en 1913 contre Pams à la « primaire » s’était tout de même présenté à la présidence de la République, contre l’avis de Clemenceau et de la plupart des ténors du « parti » républicain, le « dictateur » Clemenceau refuse en 1920 de se présenter à l’élection présidentielle (« Monsieur le président de l’Assemblée nationale, Je prends la liberté de vous informer que je retire à mes amis l’autorisation de poser ma candidature à la présidence de la République, et que, s’ils passaient outre et obtenaient pour moi une majorité de voix, je refuserais le mandat ainsi conféré ») et quitte définitivement la vie politique. Donc Cincinnatus pas si contraint que cela.

En somme, et pour nous résumer, le coup d’État de Clemenceau de 1917 est en effet le plus parfait de tous car c’est celui qui se voit le moins. Aucun coup de force, aucune pression, aucune manipulation pour arriver au pouvoir. Désigné le plus régulièrement du monde par Poincaré et investi non moins régulièrement par la Chambre, il aura poussé la perversion dictatoriale jusqu’à se soumettre au contrôle des parlementaires plus souvent qu’à son tour.

En comparaison, les maîtres de « coup[s] d’État réussi[s] au point qu’on ne le[s] perçoi[t] pas », Pétain et de Gaulle, font figure d’amateurs.

Ce bref commentaire d’une partie d’un paragraphe ne doit en rien jeter la moindre suspicion sur l’ensemble de l’ouvrage de Jean-Claude Milner dont chaque livre dément à lui seul l’idée qu’il n’y aurait plus de vie intellectuelle en France. Nul doute que le présent ouvrage marque la littérature sur la Révolution ; il aura en tout cas marqué de façon décisive l’auteur de ces lignes qui en profite pour adresser sa gratitude et son admiration à Jean-Claude Milner.

© Samuël Tomei et Mezetulle, 2016.

Voir l’ensemble du dossier consacré au livre de J. C. Milner.

Notes

1– Jean-Claude Milner, Relire la révolution, Lagrasse : Verdier, 2016. Voir l’analyse du livre par C. Kintzler en ligne sur Mezetulle.

2 – [Note de l’éditeur] Samuël Tomei est notamment l’auteur de Clemenceau, le combattant (Paris : La Documentation française, 2008) et de Clemenceau au front (Pierre de Taillac / Ministère de la Défense, 2015).

3– [Note de l’éditeur] Le passage pourrait-il être lu « au second degré » ? Il semble intéressant de préciser ici que, dans le livre de Jean-Claude Milner, le paragraphe consacré à cette série de « coups d’État » succède immédiatement – et dans le même chapitre – à l’exposé des propriétés de la « croyance révolutionnaire » que l’auteur récuse. La notion de « coup d’État » s’oppose à la notion de « révolution ». Mais, en passant ainsi de la morphologie de la « croyance révolutionnaire » à l’exposition des propriétés du « coup d’Etat », l’auteur ne dit pas si cette opposition doit être comprise comme structurée par la « croyance révolutionnaire » et comme constitutive de cette « croyance », auquel cas effectivement une lecture « au second degré » serait légitime. Au contraire tout invite le lecteur à penser, comme le fait ici Samuël Tomei, que les propriétés du « coup d’Etat » décrites p. 53-54 valent pour elles-mêmes, indépendamment de cette croyance et donc qu’on doit lire ce passage « au premier degré ».

4  – Jean-Jacques Becker, Clemenceau chef de guerre, Paris, Armand Colin, 2012, p. 144.

Révolution, croyance révolutionnaire, Terreur et Déclaration des droits

Compte rendu du livre de Jean-Claude Milner « Relire la Révolution »

Le livre de Jean-Claude Milner Relire la Révolution (Lagrasse : Verdier, 2016) met en dérangement nombre d’objets politiques et intellectuels empilés et alignés sur l’étagère « révolution ». Un changement de grille de lecture se déploie. Le train des pensées couramment admises au sujet de l’idée de Révolution (et singulièrement de la révolution française1) déraille ; les vulgates, même les plus brillantes – notamment l’interprétation donnée par Hannah Arendt, mais aussi l’usage indistinct du terme « Terreur », les lectures convenues des Déclarations des droits – volent en éclats. En résulte non pas un champ de ruines, mais un travail historique et théorique à poursuivre en urgence sur le chantier d’une pensée politique délivrée « du livre de la croyance »2.

La croyance révolutionnaire

Puisqu’il s’agit de relire, c’est dès l’écriture du mot « révolution » que se signale le dérangement initial, en forme de renversement. D’ordinaire employée pour désigner des événements singuliers (que l’auteur, contrairement à l’usage, écrira avec une minuscule tout au long du livre – ex. « la révolution française »), la majuscule marque au contraire sous sa plume un substantif générique. Le gros mot « Révolution » renvoie à la « croyance révolutionnaire » qui a organisé les représentations politiques jusqu’à une date récente.

La croyance révolutionnaire a tracé en forme de modèle un parcours linéaire jalonné par des figures censées en illustrer l’idéal – révolutions française, russe, chinoise… Elle a rassemblé partisans et adversaires en structurant indissolublement leurs passions contraires. L’auteur en dissèque la morphologie. C’est précisément parce que la croyance révolutionnaire aujourd’hui décline qu’il devient possible d’en considérer lucidement la première occurrence – qui, à cet examen, va se révéler être la seule.

La révolution française peut alors être dégagée de la forme modélisante qui, d’un même geste, l’avait encensée et haïe, si bien mythifiée qu’elle en était devenue inaudible. On peut donc « relire la Révolution » parce que la révolution française est de nouveau accessible sous le régime de l’événement. On le doit, car au moment où la croyance révolutionnaire cesse de s’ériger en perspective idéale où ses figures s’entre-interprètent, il se trouve que « le lexique de la soumission et de la terreur a réapparu 2015 avec une force qu’on n’aurait pas imaginée » (p. 17).

Ce premier dérangement met en déroute un alignement idéal. Rendus à leur hétérogénéité, les empilements révolutionnaires s’écroulent, et ne laissent finalement subsister que leur première prétendue figure. À voir l’auteur soutenir que la seule révolution soit la révolution française, les doctes sourient et lèvent les yeux au ciel : n’est-ce pas proposer une autre croyance, franco-française ? Et puis l’auteur n’a-t-il pas lu les pages définitives de Hannah Arendt sur ce sujet ? Si, justement, et c’est le deuxième dérangement. Au-delà des croyants politiques, il atteint une opinion courante chez nombre d’intellectuels. En quelques pages fortement argumentées, la vision arendtienne dédaigneuse de la révolution française – issue d’une déception légitime à l’égard de la France – au profit de la révolution américaine, cette vision est ruinée. Faire de la révolution américaine une « réussite triomphale », c’est être peu regardant sur l’esclavage, sur l’anéantissement des amérindiens, sur la nécessité de guerres internes et extérieures.

Le modèle polybien

Mais comment la révolution française peut-elle rester le premier et seul objet révolutionnaire si on la dégage de la croyance qui s’en autorise et qui la recouvre ? Plus précisément : dans cette hypothèse, l’emploi même du mot « révolution » fait problème. Surgit alors le troisième dérangement : il faut changer de grille de lecture.

Le mot « révolution » fut employé le 14 juillet 1789 par le duc de La Rochefoucauld répondant à Louis XVI en un célèbre mot d’esprit : « – C’est une révolte ? – Non Sire, c’est une révolution ». Comment les deux interlocuteurs pouvaient-ils comprendre ce mot en un sens politique ? De quelle intelligibilité ce mot pouvait-il être porteur alors que personne à ce moment ne savait que la révolution française était enclenchée ? Plus largement, en se déployant, la révolution française s’est pensée et nommée elle-même comme révolution, alors que la croyance révolutionnaire n’était pas née.

Il faut pour éclairer cela recourir à la référence qui organisait alors la pensée politique et qui mentionne les révolutions comme objets politiques : les Histoires de Polybe. Ces ouvrages qui résument le savoir politique de l’Antiquité ont été enseignés dans toute l’Europe savante depuis la Renaissance jusqu’au XIXe siècle. Selon ce modèle, les formes de gouvernement (monarchie, aristocratie, démocratie) se succèdent de manière cyclique, la succession étant la conséquence de trois corruptions qui les affectent respectivement (tyrannie, oligarchie, ochlocratie). Le passage d’une forme corrompue à la forme suivante « saine » s’effectue par une période qui n’est pas un régime, mais un état instable et passager : la révolution. Outre cette cyclicité, le modèle polybien thématise la supériorité des régimes mixtes (thèse ultérieurement repensée par Montesquieu) combinant et tempérant les régimes fondamentaux. On néglige trop le fait que les agents de la révolution française étaient imprégnés de cette pensée.

Échec et maintien de la grille polybienne. Équivocité de la Terreur

La grille polybienne est éclairante aussi bien dans la mesure où elle fonctionne que dans celle où elle est mise en crise par un événement majeur qui pour elle était impensable. La fuite du roi Louis XVI discrédite et criminalise à jamais la légitimité de la forme monarchique. Rompu, le cycle polybien est mis en échec et dès lors seule peut être révolutionnaire une séquence visant à établir le gouvernement de tous.

Mais la grille continue cependant à fonctionner. Ce qui mène à un quatrième dérangement : il touche la représentation que nous nous faisons encore de Robespierre et de la Terreur. Car Robespierre, en 1794, souscrit au modèle polybien – ce qui le distingue de Saint-Just qui le congédie. À ses yeux, la révolution n’est pas un régime et n’a pas vocation à s’installer : elle revêt un caractère exceptionnel et temporaire, exacerbé par la guerre extérieure. D’où le statut et le nom même de Terreur, lequel dit l’éminence d’une exceptionnalité : ce nom désigne l’intervalle hors-régime, intervalle nécessaire mais qui devait tout aussi nécessairement cesser.

Il faut alors reconsidérer (cinquième dérangement) la notion même de terreur, car ce nom est équivoque. En effet, deux phénomènes distincts aussi bien par leurs manifestations que par leur intelligibilité sont trop souvent regroupés sous ce terme et en font un « nom indistinct ». Alors que durant la Première Terreur de 1792, la foule incontrôlée et l’anonymat meurtrier aveugle jouent le rôle principal, la Grande Terreur de la Convention montagnarde confère un statut politico-juridique à la violence : pour être exceptionnelle, cette Terreur n’en est pas moins pensée comme un objet réglé. Décidée par un pouvoir législatif, elle est prononcée par une autorité judiciaire publique qui la confisque à la foule, réduisant cette dernière au rôle de spectateur. Elle est exécutée par un instrument – la guillotine – qui, pour être répugnant, est néanmoins pensé comme évitement de la torture et qui place la violence légale aux antipodes du meurtre anonyme : « Tout confondre dans une même réprobation, au nom de la sensibilité, ou dans une même admiration, au nom de la raideur politique, cela relève de la non-pensée. » (p. 153)

La Déclaration des droits comme étalon

De la révolution française, il ne faut donc jamais écarter la Terreur, mais on doit s’obliger à la penser. Il faut aussi retenir les droits en tant qu’ils furent l’objet de déclarations.

Déclarer des droits ne va pas de soi, il faut pour cela surmonter l’obstacle de la vulgate polybienne renforcée par la lecture de Montesquieu ; elle raisonne en termes de formes de gouvernement. Or une déclaration suppose que certains droits ne sont pas liés à la forme du régime politique. À la différence des déclarants de 1776 aux États-Unis, les déclarants de 1789 ne pensent pas à un régime républicain ; mais autant que les États-Uniens, ils vont sur ce point bien au-delà de Polybe.

Un sixième dérangement apparaît alors, récusant une idée encore admise de nos jours. Aucune constitution et aucune législation ne sauraient se déduire de la Déclaration des droits. Le rapport rationnel qui les relie n’est pas de principe à conséquence, il est de report et de vérification. Tout dispositif constitutionnel, tout dispositif législatif peut et doit être rapporté à la Déclaration, qui fonctionne sur le modèle du mètre-étalon dans le système métrique : instrument de mesure permettant d’apprécier les dispositions réelles et de rejeter celles qui lui sont contraires. S’ensuit une cohorte de dérangements corollaires dont le plus marquant consiste à ruiner la critique marxiste selon laquelle « l’abstraction universelle » des droits de l’homme n’est que le masque d’une domination particulière – raisonnement reconverti de nos jours au service d’une culture de l’excuse notamment en ce qui touche le déni des droits des femmes. Au prétexte que le mètre-étalon est abstrait et universel, imaginerait-on récuser toute mesure concrète l’employant pour déterminer une longueur ? Cette « abstraction » que serait « l’homme des droits de l’homme » va en réalité se révéler être un noyau dur empirique très concret – septième et dernier dérangement.

Homme et citoyen. Les droits d’un corps parlant

Poser, comme l’ont fait les déclarants, la distinction entre droits de l’homme et droits du citoyen, c’est inviter à mettre entre parenthèses, « par un doute méthodique », les relations sociales déterminées historiquement, et rendre tout individu capable de s’interroger sur ce qui lui est fondamentalement dû. Pour être non-citoyen, pour être non-inclus dans un groupe social reconnu, pour être même expressément écarté de la protection des lois nationales, un être humain en perd-il tous ses droits ?

Où l’on retrouve enfin Rousseau, jusqu’alors absent des références convoquées par l’auteur. Pour que le Promeneur solitaire soit possible, il faut que personne ne soit exposé à recevoir des pierres : il faut un ensemble de garanties minimales, lesquelles, tous comptes faits, se ramènent très concrètement aux droits d’un corps parlant – ce que le système de référence des déclarants nommait « nature ». Dépouillé de tous les droits qui résulteraient de son inclusion dans une association politique particulière, un être humain conserve des droits qu’il est criminel de violer. Alors que les droits du citoyen sont liés à l’état d’un corps politique donné, ceux de l’homme (que l’auteur écrit « homme/femme »), loin de renvoyer à une figure éthérée ou relative, doivent leur constance, leur imprescriptibilité et leur universalité à une entité empirique : l’individuation d’un corps parlant. Le but de l’association politique est de ne jamais contredire les droits de l’homme, qu’il appartienne ou non à cette association, ou même qu’il en ait été expressément retranché3.

« […] la question de Marx reçoit sa réponse : pour définir le citoyen, on ne peut ignorer la constitution de la société où il est inscrit, le réseau de déterminations qui lui confèrent de nombreux traits ; ceux-ci peuvent varier suivant les temps et les lieux. Mais pour définir l’homme/femme, on n’a besoin que du corps parlant, aussi peu variable que possible suivant les temps et les lieux. Considéré en lui-même, ce corps ne devient support de droits que si l’on annule les inégalités et notamment les plus élémentaires : les inégalités de force physique entre forts et faibles doivent être réduites à rien; quels que soient les droits qu’on lui reconnaît, il ne peut en jouir effectivement que s’il est assuré de n’être pas tué comme un gibier; il ne peut échapper librement à la contrainte de l’isolement et transformer ainsi en liberté le choix de la solitude que si la multiplicité des corps parlants se projette en fraternité et non en inimitié; il ne peut inscrire son propre corps dans la réalité que s’il peut, à propos de fragments de réalité – sol, temps de loisir, objets – dire, en langue, « ceci est à moi ». Les droits classiques, liberté, égalité, propriété et quelques autres naissent et demeurent des droits du corps. » (p. 200)

L’attention du grammairien que Jean-Claude Milner n’a jamais cessé d’être est attirée par un détail de rédaction : la Déclaration n’est pas, comme on le croit en une lecture banale, celle des droits de l’homme et des droits du citoyen, mais celle des droits de l’homme et du citoyen. Les droits de l’homme doivent pouvoir être rendus explicites de manière absolue, mais pour les dire il faut des citoyens qui s’en saisissent. La Déclaration adopte donc le point de vue d’un individu à la fois homme et citoyen : s’il n’était qu’homme, aucune constitution politique ne s’aviserait de lui reconnaître ce minimum ; s’il n’était que citoyen, il serait un insecte dans une fourmilière, rouage du corps d’un grand animal politique. Le « et » de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen s’entend aussi bien en disjonction qu’en corrélation : seule une association politique peut reconnaître et garantir à l’homme ses droits, mais encore faut-il qu’elle en soit saisie et qu’elle les déclare sous le régime de sa propre extériorité4.

 

Il faut donc relire la Révolution pour prendre la mesure des errances que la croyance révolutionnaire a légitimées. Il faut relire la révolution française, les yeux bien ouverts, pour s’interroger sur le statut inouï d’une violence légale qui se pensa comme méta-politique, mais aussi pour s’emparer au plus près de la question des droits et pour mettre en urgence une politique des êtres parlants qui ne cède pas devant la « politique des choses ».

Jean-Claude Milner, Relire la Révolution, Lagrasse : Verdier, 2016.

Voir l’ensemble du dossier consacré au livre de J. C. Milner.

Notes

1 – Je suivrai dans cet article l’usage adopté par l’auteur touchant la majuscule et la minuscule du mot « révolution ».

2 – Chantier dont le volet actuel et théorique a été ouvert par l’auteur dans Court traité politique 1 La politique des choses et Court traité politique 2 Pour une politique des êtres parlants (Lagrasse : Verdier, 2011).

3 – L’auteur donne les exemples de l’étranger, du fou, de l’enfant, du criminel : ils conservent absolument les droits de l’homme en tant que ces derniers sont déductibles du statut empirique fondamental d’un corps parlant individué. On regrette à cet égard qu’il n’ait pas davantage affiné son analyse, comme l’ont fait en réalité les Déclarations elles-mêmes, car ces exemples ne sont pas équivalents. On pourrait objecter, par exemple, que la liberté (droit de l’homme) est ordinairement refusée aux criminels et dans une moindre mesure aux prévenus. En s’inspirant de la démarche de l’auteur qui raisonne ici en termes de reste (que reste-t-il des droits ?), on répondra que les droits de l’homme consistent dans ces cas à fixer des limites à la privation de liberté qui ne peut pas être totale ou telle qu’elle atteindrait l’essence même du corps parlant individué (ce qui pose la question de la peine de mort). Ainsi la Déclaration interdit « toute rigueur qui ne serait pas nécessaire » pour s’assurer de la personne d’un prévenu, elle précise que les peines doivent être « strictement et évidemment nécessaires » et donc on peut penser qu’elle garantit même au condamné l’intégrité de son corps et la possibilité de parler (par exemple écrire et même publier), ainsi qu’une portion non négligeable des libertés civiles.

4 – On pourrait ici s’inspirer des analyses de Condorcet relatives à la Déclaration des droits : il s’agit d’énoncer ce que la loi n’a pas le droit de faire et ce qu’elle a le devoir de faire afin d’assurer à chacun la jouissance de ses droits fondamentaux.

© Catherine Kintzler, 2016.

Le voilement est un enjeu féministe

Fatiha Boudjahlat1 propose une réflexion sur les enjeux du voilement des femmes. Ceux-ci sont bien politiques et pas seulement parce que le discours juridique reste en deçà des questions posées. C’est en s’interrogeant sur les conditions mêmes de ce qui se présente à contre-emploi comme un « choix » qu’on les voit apparaître. On prend alors la mesure à la fois des avancées effectuées par la version totalitaire de l’islam politique et de la responsabilité de chacun devant ces avancées, de l’urgence qu’il y a à s’en indigner. Pour situer ce seuil d’indignation, rien n’est plus décisif que l’universalité du combat féministe.

Voilement et voiles : une question politique

Pourquoi parler de « voilement » de manière générale plutôt qu’énumérer et distinguer différents « objets voilants » (foulard, burka, niqab, burkini etc.) ? Placer la focale sur le voilement permet d’éviter plusieurs écueils :

  • celui d’ergoter sur la dimension, la texture, l’opacité de l’objet voilant.
  • celui de viser une religion quand il s’agit en fait d’une pratique rigoriste et rétrograde que l’on retrouve dans différentes religions et sociétés : la frumka d’une secte juive ultra-orthodoxe vaut bien la burqa de sectes islamistes ultra-orthodoxes.
  • celui enfin de faire de la femme une éternelle victime, un agent passif.

Le voilement pose un acte qui place la femme comme arbitre et acteur, le premier geste d’un processus de normalisation d’un radicalisme religieux aspirant à déborder sur la sphère politique.

Sur le voilement, on peut avoir recours à différents registres.

Le registre juridique tout d’abord. Des arrêtés ont été pris, contestés devant les tribunaux administratifs, validés par ceux-ci, et finalement invalidés par le Conseil d’État. Ce niveau de lecture s’interroge sur ce qui est réalisable, mais éloigne de ce qui est souhaitable au niveau politique. Deux lois sont importantes dans ce domaine, qui n’évoquent pas le voilement, mais les signes religieux. Celle de 20042 proscrit le voilement des élèves à l’école, au collège et au lycée. La seconde date de 20103 et prévoit l’accès au visage, accès dont Lévinas disait qu’ « il était d’emblée éthique ». Invoquer la laïcité à propos du burkini est une erreur de jugement et une erreur juridique.

Un autre registre auquel on doit éviter de recourir est de nature théologique : le voilement est-il une prescription religieuse ou non ? Nous n’avons pas à entrer dans ce débat religieux qui implique de légitimer a priori les prescriptions au motif qu’elles seraient inscrites dans le Livre ou qu’elles relèveraient de la foi ou du culte. C’est pourtant ce que Mélenchon a fait dans une interview récente publiée par Le Monde en s’interrogeant ainsi : « Le burkini n’est pas une tenue religieuse et je doute que le Prophète ait jamais donné la moindre consigne concernant les bains de mer ». Quand bien même le voilement serait dicté par la parole divine, en quoi cela devrait-il influer sur nos lois et notre société ?

Le seul registre valable, efficace est le registre politique. C’est lui qui rend légitime notre opposition au voilement sans tomber dans l’excès observé cet été. Pour reprendre le titre d’une tribune de Catherine Kintzler : « c’est une fausse question laïque, mais une vraie question politique »4.

Ce choix et cet acte du voilement n’ont rien d’innocent pour des femmes nées ici, scolarisées sans foulard. Ces femmes font le choix d’un voilement qui n’est pas celui de leurs parents. Le voilement participe de la construction d’une invisibilité ostentatoire, d’une ostentation de et dans l’invisibilité, l’uniformité, la désindividualisation.

L’alibi du « culturel » et le différentialisme

Ce développement du voilement s’appuie sur un détournement sémantique qui a pour effet une minimisation : on ne parle plus de « mode islamique » mais de mode pudique. De manière analogue, on cherche à remplacer le terme d’excision par « circoncision féminine ». Récemment, on se souvient de l’expression « bains habillés », avec ce tweet révoltant d’Edwy Plenel montrant des femmes des années 1900 en tenue de plage très couvrantes. On devrait pourtant se réjouir que les choses aient changé. On pourrait regretter que M. Plenel signifie par là que les musulmans ont 100 ans de retard. M. Plenel cherche à supprimer l’historicité du combat des femmes pour leurs droits5. C’est aussi M. Juppé évoquant avec une quasi nostalgie le fichu de sa grand-mère.

Cette an-historicité participe du relativisme ambiant. La stratégie est claire : dissimuler l’offensive politique et religieuse contre les femmes sous les habits plus acceptables du culturel et du traditionnel.

Il faut se souvenir de l’appel lancé par l’anthropologue et sociologue Alain Caillé, en 1989, dans le n°3 de la Revue du Mauss, contre la criminalisation de l’excision en France. Ses arguments ? Interdire l’excision et traduire devant la justice les parents s’y livrant, c’était imposer notre vision européenne ethno-centrée aux nouveaux arrivants. C’était porter atteinte à leur identité en contestant cette pratique traditionnelle. Un extrait de cet Appel rédigé par Martine Leleuvre montre que c’est bien l’universalité de la dignité des femmes qui est battue en brèche : « En tant que scientifiques, anthropologues, sociologues, philosophes ou psychanalystes, il nous semble de notre devoir d’attirer l’attention sur les dangers que ferait courir à l’esprit d’humanité et de démocratie toute tentative de faire passer les pratiques d’excision pour intrinsèquement criminelles. », (p 162). Plus loin, un passage permet de faire l’analogie avec le voilement et les arguments entendus pour sa défense : « Mais nous ne pouvons pas non plus les condamner [pratiques d’excision] a priori puisque personne n’est actuellement en mesure d’apporter la preuve que ces pratiques procéderaient de motivations sadiques, ni qu’elles témoigneraient d’un désir d’asservissement du sexe féminin. Dès lors, exiger la condamnation pénale d’une coutume qui ne menace pas l’ordre républicain et dont rien ne s’oppose à ce que, comme la circoncision par exemple, elle ressortisse à la sphère des choix privés, reviendrait à faire preuve d’une intolérance […] qui manifesterait une conception singulièrement étriquée de la démocratie. » L’excision dont A. Caillé précise aussi qu’elle ne nuit en rien à la sexualité des femmes. Il y a deux ans, deux médecins américains ont rédigé un article dans le Journal of Medical Ethics6 appelant à tolérer cette pratique traditionnelle en Occident, puisqu’il était impossible et donc vain de l’interdire. De plus, pratiquée par des professionnels, elle serait moins dangereuse et la surface de l’ablation serait moins importante. Je fais cette analogie entre le voilement et l’excision pour faire ressortir l’argument principal qui est celui de la tradition, qu’il faudrait toujours respecter et qui prendrait le pas sur l’application du Droit. Cet argument n’a qu’un but : réduire le féminisme à un particularisme occidental pour en nier l’universalité. Ainsi, la sociologue et féministe Christine Delphy a déclaré dans les colonnes du journal The Guardian à la fin de juillet : « le féminisme doit s’adapter aux spécificités culturelles et religieuses musulmanes pour échapper à l’accusation d’islamophobie »7. Adaptation et spécificités… Le titre de l’article est éloquent : «  les féministes françaises ne doivent pas trahir les Musulmanes en soutenant les lois françaises racistes ».

Un seuil d’indignation variable. L’universalité du combat féministe

L’alibi de la tradition et de la culture permet d’ores et déjà d’interroger notre seuil d’indignation. Si je refusais de serrer la main d’une personne noire parce qu’elle est noire, je provoquerais un tollé. Le judoka égyptien ayant refusé, lors des JO de Rio, de serrer la main de son adversaire, a suscité l’indignation publique, ainsi que la condamnation de sa fédération. Mais, quand, aux côtés de la ministre Vallaud-Belkacem, le dirigeant de l’ONG islamiste Baraka City explique qu’il refuse de serrer la main des femmes, l’indignation est bien moindre, elle ne provoque pas même le départ du plateau de la ministre. De la même façon, la ministre Touraine en visite officielle en Israël, face au refus de son homologue ultra-orthodoxe de lui serrer la main, ne tourne pas les talons, ne menace pas du chiraquien « do you want me to go back to my plane and to go back to France ? » Non, il est compréhensible de ne pas juger les femmes dignes de ce salut élémentaire. Nous tolérons pour les femmes ce que nous n’accepterions jamais pour les hommes. Les politiques basculent même dans l’obséquiosité lors de visites officielles, les femmes des délégations françaises portant des foulards. D’autres femmes occupant des fonctions politiques ou publiques ne l’ont pas fait, comme la reine du Maroc par exemple, sans aucune conséquence diplomatique. Mais comme le disait la féministe Letty Cottin Pogrebin, « quand les hommes sont opprimés, c’est une tragédie, quand les femmes sont opprimées, c’est la tradition ».

Spécificités culturelles et religieuses, écrivait Mme Delphy, pour s’opposer aux lois que s’est données la République, les aménager : Nous sommes bien dans le différentialisme – défendre la différenciation des droits en fonction de l’appartenance ethnique et religieuse. Le piège de l’assignation identitaire se referme.

Alors posons-nous une question : pourquoi ce qui est bon pour certaines femmes ne le serait-il pas pour les femmes d’une autre couleur, d’une autre culture, d’une pratique religieuse différente? Pourquoi les unes devraient-elles accepter ce que les autres refusent pour elles et pour leurs filles ? Les féministes d’ici refuseraient le voilement parce qu’elles le perçoivent comme un signe d’asservissement, mais dans le même temps, ces féministes le défendent pour « ces » femmes, parce que cela se passe comme ça « chez elles » ? On est dans l’orientalisme dénoncé par Edward Saïd. Interrogeons-nous sur notre vision des femmes de culture différente, sur notre conception de l’altérité. La pratique religieuse semble servir de base à la construction de l’altérité, qui dispenserait donc de l’application, non seulement de la loi, mais aussi de ce qui est considéré ordinairement comme juste ou idéal. Je ne veux pas du foulard pour moi parce qu’il est un signe d’asservissement de la femme, mais je défends cette possibilité pour les « autres »  femmes parce que, étant « autres », ce symbole n’est plus connoté négativement : ce discours féministe est contaminé par le paradigme de la pureté, de l’authenticité ; c’est le retour du bon sauvage.

Relativisme toujours : le sens, la signification, le signal du voilement seraient-ils donc différents en fonction de l’appartenance ethnique de la personne ?

La question clef est en fait celle de l’universalité du combat féministe. C’est un combat politique, il est donc universel. Le féminisme est universel ou il n’est rien. La dignité des femmes et l’égalité en droits entre les femmes et les hommes sont universelles, parce que si elles sont particulières ou spécifiques, elles ne sont rien.

Le consentement au voilement. L’effet émancipateur de la loi

Nous ne pouvons considérer les femmes optant pour le voilement comme des victimes. Mais il faut s’interroger sur la nature, les modalités de l’obtention et de la construction du consentement.

Il s’agit d’une contrainte, sans violence physique en général, une emprise sociale de type sectaire ou communautaire. Cette emprise est choisie et assumée, mais elle n’est pas moins exogène et coercitive. Olivier Roy et Abdennour Bidar parlaient de « subjectivités aliénées », cette maintenant très connue « servitude volontaire » décrite par La Boétie, dont Vauvenargues disait « qu’elle avilit l’homme au point de s’en faire aimer »8.

Une des modalités de cette contrainte se présente sous la forme de l’alternative. L’alternative entre le vice et la vertu, entre la pute et la pudique. Sur les réseaux sociaux, les islamistes parlent des femmes ne portant pas le voile comme de « femmes dénudées ». Dans ses Méditations métaphysiques, Descartes décrivait le libre-arbitre comme la faculté de « se déterminer sans qu’aucune force extérieure ne nous y contraigne ». On ne peut parler de choix libre que s’il y a équivalence morale entre les deux termes de l’alternative, et donc construire une alternative entre le vice et la vertu ne donne pas la possibilité de choisir librement. C’est une chausse-trappe, un choix piégé. L’alternative construite entre la loyauté à un groupe auquel on est affectivement lié et ce qui est vécu et présenté comme une trahison de celui-ci n’est pas plus un choix libre. De plus, dans un pays démocratique, occidental, de libertés individuelles et collectives, la femme qui se voile n’est pas dans le simple exercice, individuel a fortiori, d’une liberté, ce qui est la définition d’un droit. Elle crée un cadre coercitif pour les autres femmes, puisqu’elle valide cette alternative. Elle est l’instrument d’une pression collective qui contraint les autres femmes à faire de même. La femme optant pour ce voilement venu de très loin, de plus loin que les pays de ses parents immigrés, met en danger celle qui ne le porte pas. Parce que la pratique radicale devient le mètre-étalon de la pratique religieuse ordinaire. Il y a là un vrai goût pour la radicalité, l’intensité de la pratique étant assimilée à sa pureté. C’est aussi l’argument de l’orthodoxie, habile alibi sémantique pour déguiser cette nouvelle radicalité religieuse inédite en France.

On ne peut parler de choix libre sans éducation au choix et à la liberté, ce qui relève de l’autonomie. C’est le cas pour les petites filles, de plus en plus jeunes, voilées de manière de plus en plus couvrante. Où en est notre seuil d’indignation ? Ce voile imposé aux petites filles leur signifie clairement que leur condition féminine fait d’elles des êtres différents, de valeur seconde. La petite fille voilée grandit avec l’idée qu’elle doit correspondre à une place prédéterminée dans la famille et la société, qu’elle doit se conformer à ce que le groupe attend d’elle. C’est aussi le cas pour les petits garçons habitués au voilement des femmes et des fillettes, le voilement devenant la norme après avoir été normalisé. Quel choix est proposé à ces fillettes ? Celui de plaire à leurs parents ? De les rendre fiers dans cette surenchère de vertu ? De leur déplaire et de les décevoir ? Imaginons le courage, l’indépendance d’esprit nécessaire pour oser retirer son voile ! Comment attendre de femmes qui auront été voilées depuis l’enfance qu’elles soient capables d’arbitrer le conflit de loyautés entre leur autonomie et la conformité au groupe, à la famille, à la communauté ? Comment attendre d’hommes qui auront grandi avec cette vision des femmes qu’ils puissent s’en émanciper et les considérer comme leurs égales en droits et en dignité ?

La loi permettait de s’affranchir de ce déchirement du choix et de la marginalisation qui résulterait du dévoilement, son caractère coercitif offrant un abri. La loi aurait le même rôle que celui que le sociologue Abdelmalek Sayad attribue à l’école : « les immigrés attendent de l’école, et plus précisément de la ‘métamorphose’ que celle-ci est censée opérer sur la personne de leurs enfants […] qu’elle leur autorise ce qu’ils ne peuvent s’autoriser eux-mêmes, à savoir s’enraciner, se donner à leurs propres yeux et aux yeux des autres une autre légitimité »9. Cette analogie avec l’école, dans ses effets attendus, fait sens. Personne ne peut attendre, exiger, d’un membre d’une communauté dont l’identité est reconstruite sur une base religieuse rigoriste, que ce dernier fasse le choix de se distinguer et de risquer l’exclusion sinon même l’excommunication. Cette radicalisation religieuse fait de nos compatriotes des immigrés de l’intérieur, des immigrés à perpétuité.

Le voilement s’accompagne du reste de l’équipement mental, politique, religieux, qu’il implique. Si c’est le choix de la vertu qui est imposé, celle-ci doit être recherchée partout. Le Rapport Obin sur les signes et les manifestations religieuses dans les établissements scolaires, remis en 2004 au Ministre Fillon précisait : « Partout le contrôle moral et la surveillance des hommes sur les femmes tendent à se renforcer et à prendre des proportions obsessionnelles. Presque partout la mixité est dénoncée et pourchassée. » Et on repense à ces demandes de non mixité, ces créneaux réservés aux femmes dans les piscines municipales, cette auto-école dans laquelle la monitrice assume de refuser de former les hommes à la conduite, cette secte juive ultra-orthodoxe et ultra-minoritaire recommandant d’empêcher les femmes appartenant à cette communauté de poursuivre des études. Le Rapport Femmes et sports remis par B. Deydier en 2004 à la ministre de la parité et de l’égalité professionnelle signalait déjà un recul net de la pratique sportive féminine dans les « quartiers » défavorisés.

Le faux compromis entre tradition et modernité

L’effet cliquet est manifeste : tout ce qui est obtenu sert de base à de nouvelles revendications. Effet cliquet dont les manifestations sont décrites dans la conclusion du Rapport Obin : nous sommes face à des « adversaires rompus à la tactique et prompts à utiliser toutes les failles, tous les reculs et toutes les hésitations des pouvoirs publics et pour lesquels un compromis devient vite un droit acquis ». Une de ces habiletés a consisté, à l’occasion de l’affaire des burqas de plage, à retourner le féminisme contre les femmes et à présenter le droit de s’ensevelir comme l’exercice de la liberté des femmes. C’est bien sous l’angle des libertés civiles que la LDH a soumis au Conseil d’État les arrêtés anti-burkini.

C’est l’occasion de battre en brèche un argumentaire qui se répand : celui du compromis entre la tradition et la modernité, celui de l’étape nécessaire vers l’émancipation. Le burkini serait le compromis idéal entre la volonté de pratiquer sa foi et l’envie de participer à des loisirs en famille et en plein air. Son port serait même la première étape vers l’émancipation, dans une évolution lente mais certaine, allant de la burqa au simple foulard, voire au dévoilement. Le burkini aboutirait en somme à une intégration et à une émancipation par les loisirs. La preuve ? Les salafistes ne permettent pas que leurs femmes aillent sur la plage. Elles restent à la maison. Ces arguments assez condescendants et résolument différentialistes révèlent une faille dans le raisonnement. Les femmes qui optent pour ce voilement radical sont nées ici. Elles ont été scolarisées sans foulard. Elles sont nos compatriotes, pas des immigrées sur le chemin de l’intégration, qui font le choix de ces capsules spatio-temporelles, l’islam étant le prétexte pour, selon les mots de Tahar Ben Jelloun, « rejoindre dans un saut étrange la régression que leurs parents ont laissée au pays »10. C’est pire, elles optent pour des tenues venues du Moyen-Orient, non du Maghreb. Alors oui, on voit ces femmes en burqa conduire, posséder des smartphones, aller au restaurant, à la plage. S’ouvrir dans leur enfermement qui s’avère donc compatible avec les loisirs et la mobilité. Tolérer ce voilement inflationniste n’est pas un compromis nécessaire, un pis-aller efficace. Si elles font le choix de l’enfermement, qu’elles l’assument, au lieu d’avoir le beurre de l’arrogance religieuse et l’argent du beurre du confort occidental et moderne. Il convient alors de s’interroger sur l’efficacité d’accepter cet entre-deux permettant d’associer le confort de la consommation des produits occidentaux ou des loisirs à la démonstration prosélyte. L’accès à la mer ou le consumérisme ne disent rien du degré d’émancipation individuelle.

Ne nous trompons pas. La loi limite le voilement intégral dans l’espace public depuis 2010, pour des raisons de sécurité, évitant ainsi la censure de la Cour Européenne des Droits des Droits de l’Homme. La loi limite le voilement partiel pour les mineures scolarisées dans le public et pour les fonctionnaires. Pour le reste, il nous faut engager un bras de fer politique et opposer au voilement, aux femmes qui en font le choix et s’en vantent, aux hommes qui le glorifient et en défendent l’application, la dignité, l’égalité en droits et l’émancipation. Redisons-le : le voilement, même signé Hermès, infériorise les femmes en droits et en dignité. La très accommodante Cour Européenne des Droits de l’Homme ne dit pas autre chose dans son arrêt du 15/02/2001, quand elle reprend une décision du tribunal suisse prise lors de l’affaire dite Dahlab, confirmé par la Grande Chambre de la CEDH dans son arrêt Leyla Sahin contre la Turquie. La Cour met ainsi l’accent sur le « signe extérieur fort » que représentait le port du foulard par une enseignante et s’interroge sur l’effet du prosélytisme que peut avoir le port d’un tel symbole, puisqu’il semble être imposé aux femmes « par un précepte difficilement conciliable avec le principe d’égalité des sexes ». Notre combat politique féministe ? Supprimer cet adverbe accommodant.

Le voilement n’est pas conciliable avec la dignité et l’égalité en droits des femmes. Il ne s’agit pas d’être dans la générosité misérabiliste que dissimule l’acceptation de ce voilement pour nos compatriotes. Il s’agit de justice, de respect, d’ambition qui permet de reconnaître ces femmes comme nos compatriotes et donc nos égales en droits et en devoirs.

Notes

1 – Fatiha Boudjahlat est enseignante en collège, secrétaire nationale du MRC à l’éducation, engagée aux côtés de Céline Pina pour l’égalité en droits et la dignité des femmes. Le présent texte reprend partiellement une communication présentée à l’université d’été de l’Assemblée des femmes.

2https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000417977&categorieLien=idIl
« … est inséré, dans le code de l’éducation, après l’article L. 141-5, un article L. 141-5-1 ainsi rédigé :
« Art. L. 141-5-1. – Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. »

3https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000022911670&categorieLien=id
Art 1Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage.
Art 2 I. ― Pour l’application de l’article 1er, l’espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public.

5 – Voir F. Boudjahlat « Edwy Plenel, PIR, CCIF, identitaires… les nouveaux racistes » http://www.marianne.net/agora-edwy-plenel-pir-ccif-identitaires-les-nouveaux-racistes-100245113.html

8Œuvres Complètes de Vauvenargues, volume 1, Dentu imprimeur-éditeur, dans la Notice sur la vie et les écrits de Vauvenargues rédigée par M. Suard.

9L’Ecole et les enfants de l’immigration, Le Seuil, 2014, cité par P. Weil, dans Le Sens de la République, Grasset, 2015.

10 – Dans son texte Contamination, http://www.taharbenjelloun.org/index.php?id=48&tx_ttnews%5Btt_news%5D=171&cHash=61bf0d0fb28477005329f89467afd01e

© Fatiha Boudjahlat et Mezetulle, 2016.

En savoir plus…

… avec quelques articles en ligne de Fatiha Boudjahlat :

Le « Dom Juan » de Molière : une écriture anti-dogmatique (par Thierry Bunel)

Thierry Bunel1 se penche ici sur quelques aspects peu remarqués de Dom Juan. Il montre comment Molière y met en place des séries d’indécisions et d’équivoques subversives qui s’offrent, bien au-delà de la critique de telle ou telle forme particulière de dogmatisme, comme un modèle d’écriture anti-dogmatique. La poétique mise en œuvre dans Dom Juan ne déconstruit pas seulement le discours religieux dogmatique, mais le fonctionnement du dogme en général.

Le dogme

Croire en un dogme, c’est non pas penser, mais se soumettre à une opinion (dogma, en latin) considérée comme incontestable et non susceptible de critique : une opinion faite vérité absolue. Empiriquement, le dogme résulte de la sacralisation d’une idée, d’une doctrine, d’un principe, d’une histoire, quelle qu’en soit la nature.

Le dogme n’est pas l’apanage des religieux. Ainsi, l’incompatibilité de plus en plus manifeste des valeurs piliers de notre république et du « libéralisme », modèle économique unique en vigueur qui les sape, attire l’attention sur ce que Margaret Thatcher a très exactement défini comme dogme avec sa célèbre et mortifère formule : « Il n’y a pas d’alternative », dont la brutalité et la mauvaise foi propres au dogme suffisent seules à occulter l’évidence qu’« un autre monde est possible ». Le Canard enchaîné, qui se vante de dénoncer le bourrage de crâne, est désormais tacitement acquis au dogme libéral. Seul Charlie-Hebdo, au sein de la presse française que je connais, ose encore le mettre en question comme le montre notamment son analyse de la crise grecque l’été passé – rejointe, toutefois, par celles non pas du Monde, mais du Monde diplomatique d’août dernier. Rappelons aussi que Charlie-Hebdo a payé son anti-dogmatisme de principe au prix fort. On ne se soustrait pas impunément à l’emprise dogmatique.

Alors comment lutter contre le dogme, qui disqualifie a priori tout esprit critique ? Plus précisément : comment combattre le discours dogmatique en général ? Comment, d’une part ne pas y succomber, et de quelle façon, d’autre part, mettre en œuvre la langue de manière qu’elle conserve ou retrouve et développe un espace de jeu, de liberté, d’action, physiques, intellectuels ou spirituels ? Qu’elle exhibe, par contraste avec sa vie et son humanité, le refus passionné et suicidaire que leur oppose le dogme ?

La poétique du Dom Juan de Molière apporte une réponse proprement spectaculaire avec le texte qu’elle produit ; un texte, soit ce qui se définit moins par sa nature d’écrit ou par le ou les sens qu’il recèle que par le travail d’interprétation qu’il exige de son destinataire et l’absence de clôture rassurante qui en résulte. En ce sens, un texte empêche qu’on puisse en finir avec lui. Celui de Dom Juan fait de l’exercice de l’esprit critique une fête, et s’offre comme un mode et un modèle de pensée anti-dogmatique.

C’est dire que les commentaires sommaires, partiels, et par conséquent réducteurs sur lesquels s’appuie notre essai ne rendent pas justice au génie poétique de Molière, d’autant moins qu’ils ne concernent que trois brefs extraits de l’œuvre : le début, le milieu et la fin, avec les scènes 1 de l’acte I, 2 de l’acte III, 4, 5 et 6 de l’acte V. Encore importe-t-il à leur interprétation de rappeler brièvement le destin de cette grande œuvre.

 

Le destin significatif du Dom Juan de Molière

Il est significatif pour notre propos que le Dom Juan de Molière ait connu un destin tout à fait particulier et inséparable de celui d’un autre chef-d’œuvre, Tartuffe ou l’Imposteur.

En 1665, la comédie intitulée Dom Juan ou le festin de pierre revient au thème de l’immoralité religieuse, pour le dire vite, traité par Tartuffe dans ses deux premières versions – interdites – en prenant à contre-pied les critiques qu’elles ont subies. La représentation d’un dévot, même faux, sur scène fait scandale ? Qu’à cela ne tienne ! Molière représente un libertin, quoique peut-être pas plus vrai que le dévot était faux… Pour autant, que ce soit de bonne ou de mauvaise foi, on adresse au Dom Juan les mêmes critiques qu’au Tartuffe : on ne peut mettre en scène le Ciel et les choses sacrées pour en rire.

Or les destins de ces deux pièces contrastent étrangement. Alors que la troisième version de Tartuffe est enfin représentée en 1669 – et avec succès -, Dom Juan disparaît pendant presque deux siècles. Malgré le succès de la pièce, Molière en retranche des passages dès la deuxième représentation, puis la retire après la quinzième, alors qu’elle fait recette. Dom Juan n’est pas interdit : Molière retire la pièce et ne la reprendra jamais. Les attaques et les conseils plus ou moins amicaux reçus par le dramaturge peu enclin au fanatisme et au martyre l’ont très probablement conduit à se montrer prudent, mais aussi à prendre la mesure du caractère fondamentalement subversif de son œuvre, dont la portée outrepasse – et c’est tout l’objet de ces lignes – la critique de tel travers d’une religion ou de l’un de ses ministres, sincère ou non.

En 1677, quatre ans après la mort de Molière, Thomas Corneille, frère de Pierre, réécrit la pièce (originellement en prose) sous une forme versifiée et « adoucie », selon son mot, que joue la Comédie-Française jusqu’en 1841. Une version en alexandrins, soit dans le style élevé propre au grand genre classique, la tragédie, ou encore à ce qu’on appelle la « grande comédie », et en cinq actes, qui tente de hisser la comédie à la dignité de la tragédie, tels Tartuffe ou Le Misanthrope.

C’est dire que Dom Juan, comédie en cinq actes mais en prose, détone ; seules deux autres comédies de Molière correspondent à ce modèle : L’Avare et Le Bourgeois gentilhomme ; mais leur sujet est manifestement propre à la comédie. Est-ce bien le cas de celui de Dom Juan ? La pièce transgresse, quoique jamais de façon franche, les règles des genres dramatiques classiques. Cette absence de netteté à cet égard est symptomatique, déjà, de sa poétique anti-dogmatique.

L’irrégularité générique de Dom Juan, en effet, participe à l’indécision critique généralisée mise en œuvre par Molière dans sa pièce, en raison du genre rhétorique dont elle relève : l’éloge paradoxal.

 

La tirade du tabac : un éloge paradoxal

Les premières lignes de Dom Juan font l’objet de nombreux commentaires en raison de leur apparente incongruité. Il s’agit d’un éloge du tabac. Or, de l’aveu même de Sganarelle, valet de Dom Juan, qui le conclut par « Reprenons un peu notre discours », il constitue une digression.

Que vient faire, en effet, un éloge du tabac à l’initiale de cette pièce, lorsque le public est le plus attentif ? Il n’entretient aucun rapport, semble-t-il, avec la pièce, alors que l’exposition d’un drame classique est censée fournir au spectateur les informations nécessaires à la compréhension de l’intrigue, mais aussi et surtout le code poétique qui régit l’œuvre qui commence.

Or c’est bien à cela que contribue cet éloge du tabac. D’une part, il suffit de substituer « théâtre » à « tabac » pour entendre un éloge du théâtre tout à fait cohérent, et reconnaître les caractéristiques du prologue de la tradition du théâtre populaire et comique du batelage et de la farce de tréteaux. D’autre part, et surtout, cet éloge ressortit au genre de l’éloge paradoxal. L’éloge et le blâme constituent deux formes de l’un des trois grands genres oratoires de l’Antiquité définis par la rhétorique : l’épidictique, dont relèvent les discours de type démonstratif, les déclamations, les discours pompeux, emphatiques, tenus dans des circonstances solennelles. La tirade de Sganarelle constitue un éloge : il y défend une thèse formulée de façon hyperbolique : « il n’est rien d’égal au tabac », commence-t-il, alors même que ce produit fait encore débat en 1665.

En accord avec les règles de l’éloge, Sganarelle appuie sa thèse sur des arguments : le tabac confère la dignité d’« honnête homme » à celui qui en consomme, et qu’expliquent les vertus qu’il possède, de natures médicale, intellectuelle, morale et sociale. Cela fait beaucoup, pour du tabac, même à cette époque ! Cela fait trop. Et l’excès, l’un des principaux signaux de l’ironie, révèle le registre comique de cet éloge qu’il est d’autant moins possible de prendre au sérieux qu’il est prononcé par un valet ; que ce valet n’hésite pas à opposer son opinion à la pensée d’« Aristote et [de] toute la philosophie » dont il ne sait rien, et à propos d’un produit dont le grand philosophe n’a jamais parlé, et pour cause… Cette tirade de Sganarelle appartient donc au genre de l’éloge paradoxal, très pratiqué par les Anciens, puis par les humanistes, ou encore, outre Molière, par Pascal dans ses Provinciales, puis encore au siècle des Lumières, notamment dans le célèbre texte de Montesquieu sur l’esclavage2.

En outre, l’éloge paradoxal peut avoir des buts satirique, didactique, polémique, ou simplement facétieux, entre autres. Il constitue donc à la fois une parodie de l’éloge sérieux et un paradoxe en raison soit du sujet qu’il loue contre toute évidence et contre toute logique, en un mot contre la doxa, soit des arguments paradoxaux auxquels il recourt à propos d’un sujet sérieux.

Les deux cas apparaissent dans Dom Juan qui compte nombre d’éloges paradoxaux, dits par Dom Juan : ceux de l’inconstance (I, 2) et de l’hypocrisie (V, 2) ; par Sganarelle : ceux de l’émétique (un purgatif) (III, 1), de l’ignorance (ibid.), ou de l’autorité paternelle (IV, 5) – dans ce dernier cas, il s’agit d’un blâme paradoxal, tout comme celui de l’honneur prononcé par Dom Carlos, frère d’Elvire, qui traque Dom Juan précisément pour préserver… l’honneur de sa famille.

Ainsi, la présence de l’éloge paradoxal du tabac en tête de Dom Juan initie le spectateur à un genre ironique fréquemment sollicité au cours de l’œuvre. Mais surtout elle signifie un trait déterminant de la poétique de la pièce, foncièrement ironique, et qui, à ce titre, avertit le spectateur qu’elle requiert une écoute, un regard, un mode interprétatif très particuliers. Parce que placé sous le signe de l’éloge paradoxal et de son ironie constitutive, l’ensemble de Dom Juan se voit annoncé comme fondamentalement équivoque : ce qui semble constituer un blâme peut aussi s’interpréter comme un éloge, et réciproquement ; il suffit de changer de perspective. En d’autres termes, Dom Juan, en accord avec son esthétique éminemment baroque, se présente comme une gigantesque anamorphose qui offre un spectacle dont le sens se modifie au gré des déplacements intellectuels du spectateur, de ses changements de point de vue.

La scène du Pauvre et le dénouement permettent d’en faire la démonstration et, par là même, de comprendre en quoi la pièce de Molière, esquivant toute interprétation univoque, s’avère une machine textuelle anti-dogmatique.

 

La scène du Pauvre : les critiques du dogme

La scène du Pauvre (III, 2), située dans l’acte central de Dom Juan, est l’une des plus célèbres de la littérature dramatique ; l’une des plus comiques aussi – encore que… ; l’une des plus scandaleuses enfin – mais peut-être pas pour les raisons que l’on croit et c’est ce qui intéresse précisément notre sujet. Il est significatif que la fin de la scène soit corrigée par Molière dès la deuxième représentation, puis supprimée complètement ; et qu’elle fasse encore les frais de la censure que subit, en 1682, la version originale imprimée de Dom Juan.

Que s’y passe-t-il donc ? Égarés, alors qu’ils fuient les deux frères d’Elvire, Dom Juan et Sganarelle demandent leur chemin à un pauvre ermite qui, les ayant renseignés, sollicite une aumône. Dom Juan répond d’abord par une critique sarcastique de la charité chrétienne, puis par une offre que le Pauvre refuse : un louis d’or pour un blasphème. Finalement, Dom Juan lui donne le louis d’or « pour l’amour de l’humanité ».

Laissons l’examen de ces deux visions antagonistes de la charité pour en venir aux questions que pose sur Dom Juan le marché qu’il offre au Pauvre, puis aux trois conceptions de la religion qu’il révèle.

Le marché que Dom Juan tente d’imposer au Pauvre et sa conclusion suffisent-ils à faire de Dom Juan un athée comme le veut l’interprétation la plus répandue ? Le blasphème, en effet, n’importe qu’à celui qui croit en l’existence de la divinité offensée. Mais alors, si Dom Juan est athée, pourquoi exiger du Pauvre un juron ? Cette contradiction se résout si l’on regarde toute l’attitude de Dom Juan comme une provocation, y compris et surtout au sens littéral du terme : Dom Juan appelle Dieu. Donner « pour l’amour de l’humanité » (et non pour l’amour de Dieu) peut s’entendre comme une provocation à l’égard des hommes, mais aussi de Dieu. De même, dans la scène précédente qui ouvre l’acte central et introduit dans la pièce le thème de la croyance, le credo que Dom Juan formule en réponse à une question de Sganarelle, pris à la lettre, paraît ne laisser aucun doute sur les convictions matérialistes de Dom Juan : « Je crois que deux et deux sont quatre, Sganarelle, et que quatre et quatre sont huit ». Cependant, la formulation caricaturale ne laisse-t-elle pas penser que Dom Juan provoque, là aussi, à plaisir, l’honnête et crédule Sganarelle ? En d’autres termes, ne peut-on reconnaître là, ainsi que dans la demande de juron, la voix ambiguë et comique de l’éloge paradoxal qui régit la poétique de la pièce ?

Il reste que, ce faisant, cette scène n’oppose pas deux conceptions ou pratiques de la religion, mais trois, voire quatre si l’on considère aussi un Dom Juan athée : celles de Dom Juan à celle du Pauvre ; et ces dernières à celle de Sganarelle.

Le Pauvre et Dom Juan incarnent deux rapports différents à la religion, respectivement inhumain ou d’inspiration divine, et aristocratique. Le Pauvre, croyant sincère et néanmoins affamé, « aime mieux mourir de faim », dit-il, « que comm[ettre] un tel péché », à savoir jurer comme le lui demande Dom Juan. Il est donc prêt à mourir au nom de Dieu : il est disposé au martyre. Il sacrifie sans hésiter sa vie d’homme à sa foi. Sa religion sacrifie l’humain au divin. Celle de Dom Juan – dans l’hypothèse où il n’est pas l’athée qu’on croit généralement et que lui-même, en tant que héros baroque, se plaît à jouer – résulte de la prétention aristocratique de ce dernier. En tant que gentilhomme qui ne respecte ni les lois humaines ni les lois divines, mais seulement la sienne, privée, personnelle, Dom Juan exige un rapport lui aussi privilégié avec Dieu ; sa grandeur le situe au niveau de la divinité. D’où le défi qu’il lance au Pauvre, à sa foi, où résonne l’appel qu’il adresse à Dieu.

Qu’elles soient de nature divine ou inhumaine, dans le cas du Pauvre, ou aristocratique ou héroïque dans celui de Dom Juan, Sganarelle ne souscrit à aucune de ces deux visions de la religion. Il refuse les positions extrêmes de l’un et de l’autre, qui, de façons différentes, reposent sur l’antagonisme de l’humain et du divin. Lui défend spontanément, naïvement, naturellement, une religion, certes, mais humaine, qui laisse une place à l’homme ; il ne prétend pas non plus pour autant égaler la créature au Créateur.

Sganarelle ne prononce que trois brèves répliques. Les deux dernières signifient son humanité. Sa deuxième réplique – « Vous ne connaissez pas Monsieur, bon homme : il ne croit qu’en deux et deux sont quatre et en quatre et quatre sont huit » – explique au Pauvre les dernières paroles de Dom Juan : « Eh ! Prie-le qu’il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres » ; elle vise à atténuer ce qu’elles peuvent avoir de blessant, sinon de scandaleux, pour un homme pieux qui se propose de prier « pour la prospérité des gens de bien », dit le Pauvre – formule au demeurant ambiguë, et grosse d’ironie. Sganarelle s’oppose ainsi avec sincérité à la pensée apparemment libertine de Dom Juan ; quoique naïvement, il exprime là une position idéologique.

De même dans sa troisième et dernière intervention. Au Pauvre, qui ne se résout pas à se soumettre à l’exigence scandaleuse de Dom Juan pour recevoir de quoi s’alimenter, Sganarelle n’hésite pas à souffler le conseil suivant : « Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal. » En minimisant le juron demandé et ses conséquences, comme s’il n’y avait « pas de mal » à jurer, pourvu que ce ne soit qu’« un peu », Sganarelle encourage le Pauvre à recevoir le louis et à ne pas se laisser mourir d’inanition ; là encore, il n’agit qu’avec la volonté de le secourir.

Or, en dénonçant implicitement les positions extrêmes du Pauvre comme de Dom Juan, Sganarelle exerce une fonction critique, quoique sur un mode comique, et non sans adopter une position bien plus scandaleuse encore que les deux autres pour l’opinion, la doxa ou le dogme chrétiens. Sganarelle, inaccessible à l’intransigeance spirituelle du Pauvre, ne se rend pas compte que ce qu’il lui conseille ne peut que le heurter bien davantage encore que ce que lui demande Dom Juan. Il ne voit pas la contradiction entre inciter un ermite qui consacre sa vie à Dieu à « jurer », même « un peu », et affirmer qu’« il n’y a pas de mal » à cela.

Les deux dernières répliques de Sganarelle renvoient donc dos à dos Dom Juan et le Pauvre. Elles le montrent seul à se soucier en la personne du Pauvre plus d’un être humain que d’un dieu ou d’un dogme. Le bien des hommes détermine son action. Ainsi, paradoxalement, c’est parce que Sganarelle pratique une croyance empreinte d’humanité qu’il s’avère être le personnage le plus subversif des trois ! Lui seul se soustrait, « un peu », au dogme, lequel reste la référence absolue tant du Pauvre qui est prêt à lui sacrifier sa vie que de Dom Juan qui entend le dominer.

Le scandale de cette scène pour l’opinion dominante chrétienne ne vient pas, bien sûr, des dispositions au martyre édifiantes du Pauvre ; il vient davantage, en revanche, de l’attitude de Dom Juan, qu’elle traduise son éventuel athéisme ou une provocation, blasphématoire en tant que telle, de Dieu. Mais il vient surtout du blasphème que constitue l’attitude de Sganarelle : en invitant à humaniser une certaine religion, il relativise le dogme, ce qui revient à le détruire. Ce faisant, il remet en question les limites et les relations de l’homme, de la religion et de Dieu, et exerce de la sorte une critique, au sens propre du terme, de la religion et du dogme en tant que tel sur quoi elle repose, critique que le siècle des Lumières va poursuivre.

Cela ne pouvait guère agréer aux dévots, vrais ou faux, ni à tout religieux notamment rigoriste, extrémiste, fanatique. C’est sans doute ce qui explique que ce rôle critique soit prudemment réservé à Sganarelle et reste généralement ignoré, et que Dom Juan soit rendu seul responsable du caractère scandaleux de cette scène : Dom Juan est un gentilhomme, Sganarelle, un valet. À tout seigneur tout honneur ! Comment prendre au sérieux un tel coup porté à la religion par un valet qui de surcroît – la scène précédente l’apprend à propos au spectateur – déclare hautement qu’« il n’y a rien de plus vrai que le Moine-Bourru, et [qu’il se] ferai[t] pendre pour celui-là ? » Le martyre, oui – mais pour le Moine-Bourru !

Ainsi, Molière confronte non sans ironie la position des trois personnages en entretenant non seulement une incertitude sur ce qu’ils sont, ce qu’ils pensent, et dans quel but, mais aussi en exploitant les conventions dramatiques classiques relatives aux personnages et à leur statut social.

 

Le dénouement : de quelle pièce ?

Le dénouement (V, 4, 5 et 6) de Dom Juan ne vient pas davantage rassurer le spectateur sur son sens. Il ne met pas un terme au travail d’interprétation de l’action mais au contraire œuvre à le stimuler. Lue comme une succession d’avertissements divins donnés à Dom Juan qui ne les écoute pas et qui conduisent à sa fin, la pièce semble résumée par les trois scènes finales : les scènes 4 et 5 comportent les ultimes avertissements adressés au héros, la scène 6, le châtiment. Or l’écriture de Molière y entrelace des qualités poétiques qui ressortissent à des genres dramatiques distincts, produisant un texte pour le moins équivoque qui soustrait le drame à toute récupération dogmatique.

Le dénouement de Dom Juan possède certaines qualités caractéristiques de la tragédie. La fatalité se manifeste avec l’annonce de la mort de Dom Juan par Sganarelle (V, 4) : « je crois que le Ciel […] ne pourra souffrir du tout cette dernière horreur. » Le « Ciel » évoque la présence de la transcendance divine au châtiment de laquelle Dom Juan s’expose, comme tout héros tragique. De ce dernier, Dom Juan vit la crise, c’est-à-dire un conflit entre deux systèmes de pensée ou de valeurs qui détermine toute tragédie, et que résout généralement la mort du héros. Le dénouement de la pièce peut se lire, en effet, comme le combat de la liberté aristocratique de Dom Juan avec ce qui la limite ; ou encore du mouvement constitutif de l’être baroque de Dom Juan que manifeste son inconstance scandaleuse avec la constance, la permanence, l’éternité personnifiées par le Commandeur pétrifié dont la statue arrête, physiquement, Dom Juan. À celui-ci, qui vient de commander à Sganarelle (fin de la scène 5) de le « sui[vre] » (de suivre le mouvement, son mouvement), la statue (tout début de la scène 6) ordonne littéralement d’« arrête[r] ».

Or, comme le montre le dénouement qui s’ensuit, cet arrêt constitue pour Dom Juan un arrêt de mort auquel il ne se dérobe pas. Dom Juan, héros tragique, ne renonce pas à sa liberté, c’est-à-dire à l’affirmation de son être devant la divinité, même au prix de sa vie. Non seulement il ne se soumet pas aux injonctions du Ciel, comme l’indique dans la scène 5 la répétition du « non », mais il accepte, par son « oui », dans la scène 6, l’arrêt du destin, la peine de son insoumission et de sa liberté : la damnation – si, toutefois, c’est bien de cela qu’il s’agit…

Dom Juan fait preuve d’une attitude proprement héroïque, susceptible d’émouvoir le spectateur. C’est pourquoi ce dénouement provoque les sentiments proprement tragiques : la terreur, produite par le châtiment promis et l’apparente souffrance du héros, et la pitié pour un homme dont le courage lui vaut un tel supplice.

Pourtant, ce registre tragique et l’héroïsme du héros face à la fatalité n’interdisent pas de voir un dénouement autre que tragique. Il n’est pas sûr, en effet, que le public chrétien de Molière conçoive de la pitié pour Dom Juan, malgré la terreur – ou une certaine admiration – qu’inspire son destin. Dans cette hypothèse, Dom Juan se lit comme une pièce édifiante, qui vise à convertir le libertin ou à conforter le croyant dans sa foi, voire à l’y ramener. De plus, ce dénouement remplit cette tâche de deux façons, qui contribuent à expliquer le fonctionnement de l’écriture anti-dogmatique de la pièce.

La première consiste à terroriser le spectateur en lui représentant la fin horrible que réserve un Dieu tout-puissant – présent par le merveilleux – à l’homme endurci dans le péché que montrent les scènes 4 et 5 et qu’évoque Sganarelle dans sa dernière réplique. Mais le châtiment subi par Dom Juan peut aussi s’avérer édifiant en vertu d’une interprétation toute contraire à celle-ci.

Ce même texte, en effet, supporte une autre écoute susceptible de conduire à l’admiration envers Dom Juan… pour sa foi. La terreur demeure : mais il s’agit alors d’une terreur sacrée, produite par les manifestations divines miraculeuses, et par ce qu’un homme, Dom Juan, est capable d’endurer pour rencontrer Dieu. Il s’inscrirait ainsi dans ce mouvement spirituel mystique qui se constitue en tant que tel un siècle plus tôt avec les expériences et les écrits de sainte Thérèse d’Avila ou de saint Jean de la Croix, et dont le développement est étroitement lié à celui de l’esthétique baroque dont relève la pièce de Molière.

De fait, ce qui devrait étonner dans ces dernières scènes, ce sont moins les « non » proférés par Dom Juan et son épée brandie à la face du porte-parole divin, que le « oui » qu’il lui lance et la main qu’il lui tend. Molière prend soin de ne ménager aucune transition entre ces mots et ces gestes parfaitement symétriques, si bien que le passage littéralement renversant des uns aux autres ne devrait pouvoir que frapper de stupeur le spectateur et l’engager à reconsidérer le sens du spectacle auquel il assiste. Ainsi, au « non » clamé à deux reprises et sous une forme toujours redoublée, succède un « oui », simple et unique : comme s’il était inutile de le répéter, comme s’il allait de soi. Ce « oui » surgit dès que la statue s’adresse enfin à Dom Juan. Il s’accompagne de la main tendue en laquelle s’est métamorphosée l’épée. Dans les deux cas, renversement total de sens, littéral, du moins : au refus agressif succèdent instantanément le consentement, l’approbation ; au rejet, l’accueil, qui détermine la possibilité de l’expérience mystique. Les « non » disaient « oui » ; l’épée était une main tendue, laissant reconnaître la « coïncidence des contraires » mystique qui, déjouant la logique humaine, entrouvre l’être à la réalité divine. Tout se passe donc comme si les provocations multipliées par Dom Juan et son absence obstinée de repentir n’avaient jamais eu d’autre fin que la rencontre avec Dieu.

Dom Juan en décrit les effets : « Ô Ciel ! Que sens-je ? Un feu invisible me brûle, je n’en puis plus, et tout mon corps devient un brasier ardent. Ah! » Certes, cela peut s’entendre comme le cri du damné rôtissant dans les flammes de l’enfer. Mais aussi comme un cri de jouissance. Y résonne, en effet, l’écho des discours des mystiques tâchant de dire l’extase au cours de laquelle ils savourent ce qu’ils nomment la « brûlure de Dieu ». De fait, ce qui « brûle » Dom Juan est un « feu invisible », autrement dit spirituel ; aussi le héros ne fait-il plus qu’un avec l’esprit divin : « Tout mon corps devient un brasier ardent » ; et cette image du « brasier ardent » rappelle celle du « buisson ardent » qui, dans l’Exode, brûle sans jamais se consumer devant Moïse interpellé par cette manifestation miraculeuse de Dieu, et la rappelle d’autant plus que Moïse répond : « Me voici », soit d’une façon aussi simple et immédiate que le fait Dom Juan à la statue qui lui réclame la main : « la voilà. »

Ainsi, Dom Juan serait édifiant peut-être en tant que pécheur effroyablement puni, mais aussi en tant que mystique qui donne sa vie – son âme ? – pour fondre son être dans l’Être. Aucune interprétation ne s’impose, comme c’est la règle, elle-même paradoxale, dans Dom Juan, d’autant moins que ces scènes qui pourraient conclure une pièce tragique ou édifiante achèvent une comédie.

La présence d’un valet et la possibilité de donner une explication rationnelle à ce qui semble surnaturel soutiennent une lecture comique du dénouement. Conventionnellement, au XVIIe siècle encore, le valet est un personnage de farce ou de comédie. La médecine, Dieu et le Moine-Bourru font tous trois l’objet de la croyance de Sganarelle, qui confond foi et superstition. Sa sottise se manifeste ici encore lorsqu’il prétend reconnaître le spectre, entité immatérielle, à son « marcher » – faisant par là une référence burlesque au vers de L’Enéide selon lequel « la déesse se reconnaît à son pas ». C’est lui aussi qui apporte une conclusion apparemment (car littéralement) triviale en s’exclamant : « Mes gages ! »

Le surnaturel n’est pas étranger à un drame édifiant. Mais, réduit à une mystification, il a toute sa place dans une pièce comique. Ainsi, la statue animée du Commandeur a parfois été représentée comme l’œuvre des frères d’Elvire, destinée à effrayer Dom Juan. Et le « spectre, en femme voilée » qu’indiquent les didascalies, dont Dom Juan « croi[t] reconnaître [la] voix », peut encore plus facilement être identifié à une Elvire qui ne renoncerait pas à ramener son époux dans le droit chemin. Elle serait toute désignée pour représenter les victimes de Dom Juan, en incarner la faute qui appelle son repentir immédiat.

Il reste que la nature comique, tragique ou édifiante de ce dénouement demeure relative, et rend impossible l’inscription de la pièce dans un genre unique qui en imposerait l’interprétation et le sens.

L’exclamation finale, par la trivialité de son thème et le type de personnage qui la prononce, relève du comique et ne peut en aucun cas appartenir à une tragédie.

L’œuvre à l’origine du mythe de Don Juan est Le Trompeur de Séville et le convive de pierre, écrite en 1630 par un moine, Tirso de Molina, en plein Siècle d’Or espagnol. Explicitement édifiante, elle permet de constater que, si le Dom Juan de Molière possède un caractère édifiant, d’une part il ne repose pas sur la même interprétation de l’expérience du héros que chez Molina, et d’autre part il ne peut s’y réduire.

Quant à la comédie que serait Dom Juan et que Molière annonce comme telle, son dénouement, entre autres, l’en distingue. La mystification peut rationaliser l’animation de la statue du Commandeur et du spectre, plus difficilement la métamorphose de ce dernier en allégorie du temps : on quitte le domaine du comique. La comédie est relativisée par les traits tragiques et édifiants qui marquent le texte, certes, mais aussi par les dérogations aux règles classiques du genre que la pièce comporte. Celles-ci veulent-elles que la scène finale d’une comédie en réunisse tous les personnages ? Sganarelle reste seul. Que la fin soit heureuse ? Dom Juan meurt, et Sganarelle se dit lui-même malheureux.

Il n’en va pas de même dans le Don Giovanni de Mozart et Da Ponte, qui se clôt dans l’allégresse générale et à la satisfaction morale, sinon religieuse, de tous ; et la musique ne laisse aucun doute à cet égard : c’est bien un dramma giocoso – un « drame joyeux », une comédie, qui prend fin ! Le ton du dénouement moliéresque en est loin, en dépit de la trivialité et du cynisme possibles de l’exclamation finale de Sganarelle.

Le dénouement s’avère ainsi conforme aux propriétés que la pièce présente depuis la tirade du tabac : équivoque, voire ambigu, paradoxal, insaisissable ; aucun sens ne peut être arrêté, établi, affirmé de façon exclusive.

 

Dogme et totalitarisme

Le Dom Juan de Molière a passé deux siècles au purgatoire, si l’on peut dire. Ses aspects blasphématoires ponctuels ne suffisent pas à l’expliquer, d’autant moins que les plus évidents ne sont pas toujours les plus violents, voyez la scène du Pauvre, ni les plus sûrs, voyez les scènes finales. À moins que ne réside dans ces ambiguïtés, précisément, le « blasphème » fondamental aux yeux des tenants du dogme religieux, moral, poétique ou autres : blasphème, car la pièce se composerait d’un texte qui sollicite un exercice incessant de l’interprétation sans permettre jamais d’y mettre un terme, d’aboutir à quelque fin mot, à sa vérité – qui le ferait taire définitivement et les hommes auxquels il s’adresse avec lui ; blasphème, car l’œuvre de Molière, en d’autres termes, obligerait le spectateur et le lecteur à faire l’épreuve de leur liberté et de leur raison, les transformerait en « libertins » : ferait d’eux des… Dom Juan !

En cela, cette comédie baroque procède à une critique en action et radicale du discours dogmatique. Celui-ci, en effet, impose un mode de lecture caractéristique du fondamentalisme, lui-même au service d’une perspective de nature intégriste, tous deux incompatibles avec une œuvre comme Dom Juan.

Né chez des chrétiens américains d’origine protestante au début du siècle dernier, le fondamentalisme réduit la Bible à un sens exclusivement littéral, le seul digne de foi. Dom Juan, immense éloge paradoxal, est écrit de manière que, précisément, rien ne puisse y être pris à la lettre : le lecteur qui le veut bien doit faire usage de sa raison et de sa réflexion, exercer de la sorte un esprit critique libérateur, et découvrir de surcroît que le « sens littéral » d’un texte n’existe pas puisque ce qui porte ce nom résulte aussi et nécessairement d’une interprétation du texte.

À l’origine, l’intégrisme désigne le refus d’une partie des catholiques, cette fois, d’adapter une doctrine au monde contemporain au nom de la tradition dont ils se réclament, afin d’en maintenir l’intégrité. Le conseil donné au Pauvre par Sganarelle, « Va, va, jure un peu, il n’y a pas de mal », montre au contraire qu’il lui semble tout naturel de tenir compte des circonstances dans la façon d’observer une règle religieuse.

Par leur déni de l’histoire, fondamentalisme et intégrisme s’articulent logiquement. Le premier soutient le second : faire de la matérialité de la lettre la gardienne du sens revient à figer, pétrifier, statufier – on pense au Commandeur – la doctrine en dogme.

C’est pourquoi la poétique mise en œuvre dans Dom Juan ne déconstruit pas seulement le discours religieux dogmatique, mais le fonctionnement du dogme en général.

Le petit Livre rouge a été pour le maoïsme ce que la Bible reste pour les chrétiens ; la parole sacralisée qu’il contenait conférait à son auteur un statut divin. Dans un autre domaine, Steve Jobs, comme le proclament les témoignages de ses adorateurs, tel un dieu, a créé un nouveau monde, un nouvel homme, une nouvelle vie. Ces hommes, comme d’autres, font l’objet d’une mythification sur laquelle s’appuie le dogme. Hitler justifiait, en dernier ressort, toute son action par la nécessité indiscutable de revenir à la Nature, dont la loi devait déterminer l’organisation sociale, la vie et la mort des hommes ; le libéralisme, lui, présente l’économie tel un être naturel, vivant, doué d’une vie propre, qui, en tant que tel, ne se discute pas plus ni ne se refuse que les saisons, et se doit d’être accepté, développé, célébré par les hommes et les sociétés auxquels il s’impose. Ces fictions, ces mythes, ces dogmes qui, en dehors du domaine religieux, ne disent jamais leur nom, sont propagés par les médias et les politiques qui en tirent profit au sens le plus trivial du terme, et qui feignent de leur prêter une pertinence, une cohérence, et une raison renvoyant au bon sens de comptoir plus qu’à celui de Descartes, et que les faits démentent inlassablement.

Remarquons que ces quelques traits constitutifs du dogme – mythification, indifférence au réel, propagande – font partie de l’arsenal élémentaire de tout régime totalitaire. Cela se vérifie aisément à la lecture des ouvrages classiques d’Hannah Arendt sur le totalitarisme hitlérien et stalinien3, ou des écrits du regretté Simon Leys sur la Chine maoïste4 qui marquent leur lecteur par la rigueur de l’analyse et de l’interprétation dues à une intelligence hors du commun et à une écriture digne des plus grands prosateurs et satiristes.

La langue philosophique et littéraire, en effet, qui exerce et nourrit la pensée sans laquelle il n’y a pas d’action humainement constructive, reste l’une des armes les plus efficaces de la lutte contre ce dogmatisme dont aucun totalitarisme ne s’est jamais passé. Eu égard à l’actualité tant nationale qu’internationale, il serait souhaitable et urgent que, entre beaucoup d’autres, concepteurs et rédacteurs des prochains programmes scolaires s’en souviennent.

© Thierry Bunel et Mezetulle, 2016.

  1. Agrégé et docteur ès lettres, Thierry Bunel enseigne au lycée La Fontaine de Paris. []
  2. Esprit des lois, XV, 5. []
  3. Les Origines du totalitarisme : le système totalitaire, Seuil-Points, 2002 – 1re éd. 1951 ; La Nature du totalitarisme, Payot, 1990. []
  4. Essais sur la Chine, Robert Laffont, coll. Bouquins, 1998. En particulier, dans cet ouvrage : « Universités » et « Bâtons rompus » dans Ombres chinoises ; Images brisées ; Préface à Emile Guikovaty, Mao, réalités d’une légende ; Préface à Yao Ming-le, Enquête sur la mort de Lin Biao ; « Politique », dans La Forêt en feu ; L’Humeur, l’honneur, l’horreur. []

La musique imperturbable : un monde sans partition

La musique est partout et s’arroge le droit de saturer nos oreilles ad nauseam : mais consiste-t-elle à arraisonner l’oreille au point de lui interdire le hors-musical qui pourtant lui est nécessaire comme le fond est nécessaire au dessin ? Produire des sons musicaux, c’est mettre en place un dispositif d’écoute qui suppose quelque part un parasite, pour que les mondes musicaux s’enlèvent sur l’univers audible et qu’apparaisse une partition. Créer des sons capables de se constituer en musique, c’est donc au moins faire douter de la musique – l’existence de la musique, comme celle des idées vraies, est de celles qui demandent à être établies et non à être imposées. Une musique qui comble l’oreille, une musique imperturbable, est aussi assourdissante et asservissante qu’un « coup de sifflet »1.

Le « tout-musical » et l’écoute

Un article déjà ancien de Francis Wolff2 fut pour moi une révélation, non seulement parce qu’il est lumineux et qu’il donne très simplement accès à la pensée philosophique de l’auteur, mais parce qu’il m’a permis de repenser une grande partie de la réflexion que j’ai menée sur Rameau et l’harmonie classique, en élaborant une thématique plus large et homogène incluant aussi certaines de mes études sur le théâtre, la danse … et même le sport. Il s’agit d’une réflexion générale sur les rapports entre fiction et liberté. Je m’attacherai à présenter une sorte de paradigme musical de la relation entre fiction et liberté sous la forme du « tout-musical », ce que Milan Kundera appelle férocement « la bêtise des guitares »3, et que Pascal Quignard a également épinglé dans son livre La Haine de la musique.

Le « tout-musical », c’est d’abord une expérience fusionnelle que nous avons constamment sous les yeux avec la diffusion omniprésente et envahissante de musique à peu près partout, et avec l’écoute narcotique au casque que nous pouvons observer aussi. Le summum de l’écœurement est atteint avec « la Fête de la musique » du 21 juin, à laquelle il est difficile d’échapper. Je devrais plutôt parler d’une prescription fusionnelle tant il est mal vu de ne pas s’y adonner ou de la critiquer. Je parle de fusion car ce qui caractérise toutes ces occurrences c’est l’impératif de non-perturbation, l’horreur de l’altérité : l’écoute musicale s’y présente comme ce qu’on ne peut pas troubler ou qu’on n’a pas le droit de troubler, de parasiter, et « la » musique y règne de manière absolue : elle est toute. Elle impose silence à tout ce qui n’est pas elle. Je voudrais montrer en quoi cette figure de la musique non seulement est contraire au concept de liberté, mais encore rend l’écoute musicale impossible. Le mythe qui dit cette férocité est celui d’Orphée ; comme l’a magistralement montré Marcel Detienne4, c’est un personnage incapable de régler sa distance à autrui, incapable de régler ses désirs et de trouver « la bonne distance ».

Je commencerai par un récit, une histoire vraie que j’ai mise en ligne sous le titre « Mais que fait Jean-Claude Malgoire à Tourcoing ? »5.

Il y a quelques années, j’ai assisté à une représentation à Tourcoing de l’Orfeo de Gluck – version italienne de 1762 – dans une salle pleine d’adolescents venus en groupe avec leurs professeurs. Ce que j’écrivis le lendemain est la forme narrative de la thématique qui m’intéressera ce soir.

« Les premières mesures de l’ouverture retentissent. Stupéfaction, surprise, ravissement, tout cela à la fois.
Doucement mais fermement bousculés hors de l’écoute encapsulée dispensée par le walkman, il est évident que nombre de ces jeunes auditeurs découvrent pour la première fois la propagation naturelle du son frotté et vibré, ici et maintenant, sous leur yeux, dans l’air de la salle, celui qu’ils respirent, et aussi celui qui porte tous les autres sons possibles et donc tous les bruits  perturbateurs.
Ils découvrent l’audition musicale comme milieu et agent sensible, celle qui n’a pas lieu dans « l’ailleurs » absolu d’un studio clos, d’un écouteur isolant, d’une scène rock qui abolit toute autre sonorité, celle qui au contraire découpe un « ailleurs » paradoxal et toujours menacé sur le fond du monde sonore commun. […] Ils entendent pour la première fois ce son inouï et pourtant émis dans la condition ordinaire du sonore, aigre et doux à la fois, moelleux et sec, fortissimo et pianissimo sans potentiomètre…, à la merci d’un éternuement, d’un grincement de fauteuil, d’un claquage de porte, d’une erreur, d’un couac tellement imminent  – les cuivres sont placés sur la scène, exhibant leurs muscles et leur fragilité. Les voilà frappés par une révélation d’autant plus puissante que, irrécusable, elle ne mobilise aucune croyance, aucun arrière-monde. »

Francis Wolff s’applique à définir le concept d’expérience musicale. Il s’appuie sur une thèse initiale articulée en deux temps. 1° L’expérience musicale est d’abord une expérience sonore, en tant qu’elle propose un monde fait exclusivement d’événements et non de choses – le son est événement ou indice d’événement. 2° Ce qui différencie l’expérience musicale au sein de l’expérience sonore, c’est qu’elle s’y constitue de manière insulaire par une rupture causale : les sons musicaux cessent de fonctionner de manière indicielle par rapport à leur source ; ils sont élevés à l’indépendance ; cessant d’être rapportés aux sources qui les émettent, ils peuvent alors imaginairement être rapportés les uns aux autres. Cette autonomie qui élève la surface en profondeur fonde l’existence de la musique en substituant une causalité contemplative et horizontale (les sons musicaux sont rapportés les uns aux autres) à une causalité réelle et verticale (les sons ordinaires sont rapportés à leurs sources).

À vrai dire, l’idée n’est pas entièrement nouvelle, et F. Wolff indique sa dette proche envers notamment Roger Scruton, Olivier Revault d’Allonnes, Roberto Casati et Jérôme Dokic6, dette plus lointaine envers Edouard Hanslick7. Il faudrait sans doute aussi citer, pour s’en tenir au XXe siècle, le grand Traité des objets musicaux de Pierre Schaeffer8 qui, de manière plus détaillée, distingue l’écoute ordinaire (sons rapportés à leurs sources), l’expérience sonore (sons écoutés pour eux-mêmes, dans une écoute non seulement acousmatique, mais réduite), l’écoute musicale (sons rapportés les uns aux autres dans une organisation préétablie et d’accoutumance) et l’écoute musicienne (sons écoutés par une écoute musicale déconditionnée et élargie à une musique possible). Et la thématique a été énoncée par Valéry au sujet du « monde poétique »9.

La nouveauté est annoncée par F. Wolff en exergue du texte. Dans Dire le monde10 en effet, Wolff a tenté de montrer que

«[…] pour pouvoir comprendre notre monde hétérogène, nous devions poser l’existence de deux autres mondes : l’un fait de choses pures […] et l’autre fait d’événements purs […]. »

et dans cet article, il soutient

«[…] que nous avons une représentation adéquate de ce monde d’événements sans choses : c’est celui qui est perçu dans l’expérience musicale. [il ajoute] Je tenterai donc de montrer que l’on peut grossièrement définir la musique comme la représentation d’un ordre d’événements purs. Ce qui n’est pas sans conséquence. »

La conséquence annoncée et développée à la fin du texte n’est autre que la solution de l’antinomie de la sémantique musicale, antinomie fondée sur une analogie incomplète entre musique et langue. En effet, chacun peut s’aviser que les sons des langues naturelles, à l’instar des sons musicaux, sont eux aussi rapportés les uns aux autres ; mais, à la différence des sons musicaux, c’est précisément en vertu de ces rapports internes qu’ils peuvent référer à autre chose – c’est-à-dire signifier – et qu’ils sont de ce fait rendus transparents, ce qui n’est pas le cas de la musique : « La musique nous parle et pourtant rien n’est dit ». On sait que ce paradoxe a été souligné notamment par V. Jankélévitch11. Or, ajoute F. Wolff, la thèse de la musique comme représentation d’un ordre d’événements purs permet d’avancer une solution pour cette antinomie : figurant, non pas des choses, mais des événements purs, la musique peut avoir « une structure narrative sans rien avoir de descriptif ». Ce que nous y entendons, c’est une nécessité événementielle sans référence : on comprend ce qu’elle dit sans pouvoir dire de quoi elle parle, ce qui fait d’elle un représentant de la pensée.

 

Comment la musique peut-elle « faire monde » ? Expérience sonore, expérience musicale

Je ne me propose pas de discuter cette conséquence – discutable dans son détail, car le schéma causal et narratif au sens strictement séquentiel est sans doute trop restrictif et trop rigide pour caractériser un ensemble événementiel comme la musique. Des événements peuvent être rapportés les uns aux autres sans nécessairement former un enchaînement séquentiel ou même un ordre intentionnellement organisé : il suffit, pour « faire monde », qu’ils forment une coalescence dont le mode d’organisation pourra être aussi lâche et aussi complexe que l’on voudra, et même a posteriori et fictif. La conséquence gagnerait donc à être allégée et ramenée à la suffisance d’un ensemble événementiel de supposition. Mais cela ne change pas fondamentalement la thèse d’un « faire-monde » dans l’ordre des événements purs, à laquelle je souscrirai généralement.

Cependant, cette thèse d’un « faire-monde » musical est présentée par F. Wolff d’une manière qui me semble excédentaire, trop forte. C’est sur cet excédent que je souhaite me pencher ; à la différence du précédent, il n’a pas que des conséquences classificatoires, mais il a aussi des conséquences pratiques. Il engage subrepticement un type de relation entre esthétique et morale.

L’excédent se trouve dans l’extension, trop large à mon sens, que prend le concept de monde (que du reste F. Wolff ne distingue pas ici de l’univers), ou plus exactement dans sa modalité, laquelle est présentée comme réelle et sous la catégorie de complétude.

« La musique nous plonge donc dans un monde d’où les choses sont absentes et où pourtant elles ne manquent pas. Par la musique, nous sommes dans un monde d’événements purs, et néanmoins complet, parce que les événements y existent bien absolument par eux-mêmes, identifiables et individualisables, et s’expliquent les uns par les autres selon l’ordre de la temporalité, sans la nécessité de choses qui soient le substrat de leur individualité ou la cause singulière de leur existence. L’écoute musicale est donc une expérience perceptive complète, au contraire de l’expérience sonore. Les sons musicaux se suffisent à eux-mêmes, car ils sont entendus – et compris – comme ayant par eux-mêmes leur existence et comme pouvant être produits par eux-mêmes. Ainsi devrait-il en aller des événements du monde, tels que nous aimerions pouvoir les comprendre sans l’aide des choses. » [p. 64]

Pourquoi attribuer à l’expérience musicale un caractère complet en tant qu’elle forme un monde événementiel pur ? L’idée de complétude se justifie lorsqu’on oppose l’expérience sonore simple et l’expérience musicale.

Dans l’expérience sonore simple, je rapporte le son (événement) à une source qui elle-même peut être un événement ou une chose. Cela fait que les sons demeurent par principe isolés les uns des autres, et même s’ils sont rapportés à d’autres événements, ces derniers ne sont pas nécessairement de nature audible. D’une part, la pureté événementielle est exclue de cette expérience ; d’autre part le sonore s’y présente de manière principiellement lacunaire. Il en résulte que, même si notre expérience sonore ordinaire est exempte de silence observable, elle s’effectue néanmoins toujours sur un silence fondamental puisque les sons n’y sont jamais que juxtaposés, en rupture absolue les uns avec les autres (leur contiguïté est le contraire d’une continuité).

Dans l’expérience musicale, les sons, précisément parce qu’ils sont abstraits de leur source, parce qu’ils sont saisis en principe sous la modalité acousmatique qui déjà en elle-même est une disposition esthétique, une disposition de dégagement, de désinvestissement, une disposition libérale et contemplative, précisément donc par cette coupure, les sons peuvent entrer en relation les uns avec les autres. Du coup, le silence y devient possible comme valeur, comme homogène au son, comme élément du monde audible. Dans une telle expérience, tout se passe donc comme si les sons se suffisaient à eux-mêmes : ils ne sont pas à proprement parler expliqués (au sens où l’explication rend compte d’un phénomène), ils sont plutôt compris par le « faire-monde » qui surgit alors et qui les déconnecte du plan des choses et des événements qui arrivent aux choses, lesquels seuls peuvent en toute rigueur expliquer les sons12.

Mais la distinction entre comprendre et expliquer, si elle éclaire bien la notion de complétude, permet aussi d’en voir l’aspect problématique. Si j’explique un son, je le rapporte à un autre événement ou à une chose : les deux éléments sont perceptivement hétérogènes – un son s’expliquera par une source non sonore. La compréhension qui émane du monde acousmatique et a fortiori du monde musical est en revanche fondée sur une homogénéité perceptive. Alors que l’intelligibilité scientifique consiste ici à rétablir une continuité intelligible là où il y a hétérogénéité perceptive, l’intelligibilité esthétique consiste à produire ou à supposer un monde fondé sur une homogénéité perceptive, d’où l’idée d’ « expérience perceptive complète ». Une telle homogénéité peut en effet s’entendre en termes d’autosuffisance : dans une écoute libérale et contemplative, les sons semblent bien former un monde par lui-même, qui a sa propre « rondeur », rondeur brisée par son explication. En outre, et à la différence des sons linguistiques, dans une telle écoute, les sons n’ouvrent sur rien d’autre que sur eux-mêmes, ils ne sont nullement transparents, mais au contraire réopacifiés : il s’agit d’une autosuffisance à la fois relationnelle et esthétique.

Il est alors bien tentant d’effectuer un pas de type métaphysique, et de dire cela en termes schopenhauériens : alors que le principe de raison explique les événements par des relations extérieures, hétérogènes, et se crispe sur une causalité mécanique, l’art, et principalement la musique, nous offre une modalité existentielle dégagée des relations explicatives, modalité où apparaît en majesté l’autosuffisance et qui donne une idée de l’existence des Idées. Oui, c’est bien une manière d’élever le sensible à l’apparence et de faire de l’apparence une essence.

Si j’évoque cette tentation schopenhauérienne de formulation « nouménale », c’est parce qu’elle me semble donner la version extrémiste, énorme, maximale (mais chosiste) de la thèse de la complétude dont F. Wolff donne une version événementielle plus restreinte. Je résumerai cette version wolffienne par trois propositions :

  • (1) L’écoute musicale est une expérience complète, ce qui se dit aussi
  • (2) « La musique nous plonge dans un monde d’où les choses sont absentes et pourtant où elles ne manquent pas », ce qui peut aussi se dire :
  • (3) La musique est toute.

Pour mesurer l’excédent qui me semble poser problème dans cette manière de dire la complétude, je proposerai des déplacements de chacune de ces trois propositions, déplacements qui me serviront à réduire l’excédent.

  • (1a) L’écoute musicale se présente comme si elle était une expérience complète.
  • (2a) La musique nous plonge dans un monde d’où les choses sont fictivement absentes et où le manque des choses est constitutif.
  • (3a) La musique est pas-toute ; son autosuffisance est de supposition, elle s’alimente de son insuffisance.

Cela peut se traduire par une proposition musicale banale : il n’y a de musique que parasitable ou encore : la musique suppose la présence toujours possible du hors-musical.

 

Le hors-musical est nécessaire à la musique. Bruit et son

Le hors-musical est nécessaire pour penser la musique : le faire-monde que propose la musique s’enlève sur l’univers (lequel comprend aussi des sons, de l’audible) de telle sorte que la musique a un commencement et une fin et que, parallèlement, l’irruption d’un élément audible non-musical y est toujours possible en droit. Autrement dit, je m’efforcerai d’établir que la notion de musique imperturbable, horizon du concept d’expérience perceptive complète, pose quelques problèmes, notamment moraux.

On pourra m’objecter que la thèse qui distingue musique et perturbation elle non plus n’est pas vraiment nouvelle et qu’elle reprend le problème rebattu de la distinction entre bruit et son musical. C’est notamment à l’évidence la position de la théorie harmonique classique à ce sujet. Mais est-ce vraiment une objection ? Je répondrai que la théorie classique de l’harmonie se présente comme une théorie structurale ; c’est une manière de caractériser la musique comme monde séparable de l’univers anecdotique et lacunaire du bruit qui en est à la fois le repoussoir et le support. Mais cette position classique, par sa netteté et son confort, se dessert elle-même ; elle masque, par sa luminosité et par son élégance, sa propre profondeur. Il convient donc peut-être de la rafraîchir.

Lisons Rameau s’interrogeant sur la différence entre bruit et son :

« Le premier son qui frappa mon oreille fut un trait de lumière. Je m’aperçus tout d’un coup qu’il n’était pas un, ou que l’impression qu’il faisait sur moi était composée ; voilà, me dis-je sur le champ, la différence du bruit et du son. Toute cause qui produit sur mon oreille une impression une et simple, me fait entendre du bruit ; toute cause qui produit sur mon oreille une impression composée de plusieurs autres, me fait entendre du son. J’appelai le son primitif, ou générateur, son fondamental, ses concomitants sons harmoniques, et j’eus trois choses très distinguées dans la nature, indépendantes de mon organe, et très sensiblement différentes pour lui : du bruit, des sons fondamentaux, et des sons harmoniques. »13

C’est bien la composition qui rend la musique possible. Selon Rameau, cette composition est « donnée par la nature », puisqu’il s’agit de la résonance naturelle du corps sonore ; elle joue un rôle analogue à celui de la troisième dimension pour la vue et de la perspective en peinture : sa présence n’est pas simplement offerte à la perception, elle est présente d’abord par son inaudibilité (de même que la profondeur est invisible, confondue avec la possibilité même de tout « point de vue »). C’est par elle que les sons vont pouvoir être entendus comme des sons et vont pouvoir être pris dans le monde musical. Inaudible et présente, cette harmonie fondamentale, génératrice, est sous-entendue. À partir de là, la musique consiste à s’emparer de cette dimension sous-entendue et à en déployer toute la puissance – on passe de cette « expérience sonore » inaugurale (mais non pas ordinaire puisqu’elle consiste à s’aviser d’un inaudible fondateur du son en lui-même) à l’expérience musicale par l’élaboration d’un système au sens structural du terme – en l’occurrence le système tonal – qui rend explicites les relations des sons entre eux.

Il y a donc trois idées dans la position harmoniste classique :

  • 1° Un monde musical est possible si le son est entendu comme pris dans un ensemble sous-entendu.
  • 2° Ce sous-entendu doit avoir un fondement objectif, il n’est pas complètement arbitraire.
  • 3° Le monde musical déploie le sous-entendu sous la forme d’un système où les sons prennent leur valeur relativement les uns aux autres.

Ce qui fait à la fois la luminosité, l’élégance et aussi la limite de cette position harmoniste classique, c’est l’interprétation restrictive qu’elle fait des propositions 2 et 3. Interprétation stricte de la proposition 2 : le fondement qui rend le monde musical constructible est la résonance naturelle du corps sonore, la primauté des harmoniques naturels14. Interprétation stricte de la proposition 3 : le monde musical est formé exclusivement de relations différentielles entre les sons, c’est un système à modèle structural avant la lettre.

Mais il suffirait de faire une lecture plus généreuse des trois propositions pour qu’elles retrouvent leur profondeur et qu’elles déverrouillent le système tonal vers des ensembles plus ouverts, et aussi pour qu’elles apparaissent dans leur inconfort et leur fécondité :

  • 1° Le monde musical suppose des relations de son à son.
  • 2° Ces relations sont sous-entendues par une écoute contemplative. Mais si elles sont sous-entendues, c’est qu’elles ont un statut paradoxal ; absentes dans l’expérience ordinaire, elles se révèlent dans l’expérience musicienne
  • 3° Cependant elles étaient toujours là : il fallait consentir à les entendre.

La distinction classique du bruit et du son n’est donc confortablement instituée que a posteriori, pour le musicien déjà installé dans le système musical constitué. Mais elle est elle-même problématique, en tant qu’elle est constituante. Par son enracinement dans l’univers naturel, le son est le moment extraordinaire du bruit, c’est un bruit promu au statut contemplatif, et affiné en une molécule relationnelle. Plus harmoniste qu’il ne veut bien le dire, c’est que qu’écrit Rousseau à l’article « Bruit » de son Dictionnaire de musique. Le curseur qui sépare bruit et son peut donc se déplacer le long d’un axe qui fera commencer la musique là où il y a système possible, là où il y a monde possible de sons relationnels.

Ce détour par lequel j’ai tenté de rafraîchir la position harmoniste classique engage d’une certaine manière l’histoire ultérieure des systèmes musicaux, qui peut se présenter comme une histoire de l’élargissement des seuils d’acceptabilité du bruit (ou de ce qui pouvait être considéré comme hors-musique) et de son intégration au monde des sons musicaux15. Créer des sons, en ce sens, c’est se mettre en état de procéder à cette opération de promotion, et produire des machines physiques et intellectuelles de traitement qui « recrachent », à la sortie, du son musical, c’est-à-dire un matériau pouvant être entendu comme s’il était pris dans un ensemble sous-entendu. De telles machines sont appelées couramment « instruments de musique », mais il convient de donner à cette appellation un sens large16, un instrument pouvant être une machine intellectuelle minimale, par exemple une position ou une décision d’écoute.

D’où l’histoire, apparemment inverse mais en réalité profondément parallèle, de l’élargissement des mondes musicaux et de la restriction du matériau pictural. Il est en effet frivole d’opposer ces deux mouvements au prétexte que le premier irait de l’abstrait au concret et le second du concret (représentatif) à l’abstrait. Dans les deux cas, la visée est la même : débarrasser la peinture de ce qui « fait trop peinture » pour aller vers le noyau de la visibilité picturale ; débarrasser la musique de ce qui « fait musique » (le système installé) pour aller vers le noyau de l’audible musical. De même que la figuration fait trop peinture et masque ainsi la peinture essentielle qui est en elle, de même l’évidence de la musique fait trop musique et nous rend sourds à la musique même. L’évidence de la musique, c’est la musique en tant que l’oreille s’y est accoutumée ; c’est l’installation dans la musique constituée, laquelle rend sourd à la musique constituante.

L’enjeu a donc toujours été de promouvoir, d’entendre, les sons en tant qu’ils se constituent en musique. D’abord en produisant des sons inouïs et audibles par eux-mêmes : tels sont ceux qu’émettent les instruments de musique traditionnels : solution universellement répandue, comparable à la figuration en peinture. Ensuite en s’écartant de l’évidence du chant et de celle des systèmes constitués. Enfin, après avoir parcouru le champ des sons ouvertement et intentionnellement produits en rupture avec l’évidence sonore ordinaire et celui des sons récusant les systèmes musicaux ordinairement et universellement admis, il restait à se tourner vers l’univers délaissé du bruit, et à le reconstituer en l’absorbant dans le monde musical. C’est pourquoi P. Schaeffer a raison de dire qu’il n’y a rien de plus abstrait que la démarche de ce qu’on a appelé la « musique concrète ».

Autrement dit, la puissance du monde musical est constituante et si nous ne pouvons pas écouter une musique comme constituante d’un monde, c’est, ou bien que cette musique n’est que de la « soupe », ou bien que nous ne savons plus entendre sa fraîcheur, son moment constituant : la puissance du monde musical est de se constituer comme monde en troublant et en réformant l’oreille, et non en la rassurant.

 

La dévoration musicale et l’abolition du sujet

La question se pose alors : jusqu’où la constitution musicale peut-elle s’étendre, et quelle est l’étendue de son pouvoir absorbant ? Y a-t-il quelque matériau audible dans l’univers qui soit irréductiblement réfractaire à cet engloutissement, qui ne puisse être admis dans le monde des sons musicaux moyennant une opération minimale de traitement ? On voit bien que poser la question ainsi, c’est déjà y avoir répondu : en soi, il n’y en a pas17. A priori rien d’audible (sonorité ou silence) ne saurait être épargné par la dévoration musicale. Son extension ne peut pas trouver de limite, la question ainsi posée invitant par elle-même à un nominalisme musical tout-puissant. De même que la fiction leibnizienne pose qu’une multitude de points jetés au hasard sur le papier forment toujours une courbe aussi complexe que l’on voudra et dont l’équation pourra être aussi longue que l’on voudra, de même on peut toujours supposer que l’univers audible, pourvu qu’il soit écouté d’une certaine manière, est constituable en monde musical. C’est ainsi que Jean- Jacques Nattiez18 présente la position de John Cage :

« […] comme Russolo, Varèse et Schaeffer, Cage s’est proposé depuis longtemps d’ »explorer toutes les possibilités instrumentales non encore répertoriées, l’infini des sources sonores possibles d’un terrain vague ou d’un dépôt d’ordures, d’une cuisine ou d’un living-room »19, mais son attitude diffère radicalement de celle de ses collègues : là où ils font acte de création en choisissant et en organisant, Cage définit une nouvelle attitude d’écoute :  » Plus on découvre que les bruits du monde extérieur sont musicaux, et plus il y a musique »20 […] On peut dire que Cage pratique un nominalisme radical qui porte aussi bien sur le sonore que sur le silence, on l’a vu : « Partie d’échecs, je te baptise concerto », aurait-il pu dire, de la même façon que Duchamp transformait un urinoir en sculpture. Cage fait du « ready made » musical où tout devient acceptable par souci de liberté absolue : il faut « réaliser une situation entièrement nouvelle dans laquelle n’importe quel son ou bruit puisse aller avec n’importe quel autre. »21

Mais c’est justement par la considération attentive de cette extension à l’infini que se révèle la nécessité de la limite et que réapparaît le hors-musical comme condition de toute musique possible. Imaginons un instant que l’absorption de tout audible possible dans le monde musical soit effectuée non pas simplement à titre d’hypothèse mais que nous puissions vraiment la vivre – autrement dit que la thèse de la complétude de l’expérience musicale soit avérée et qu’elle épuise, qu’elle sature notre expérience auditive : que la musique soit toute. Cela peut se faire par deux voies symétriques. Ou bien c’est la réalité de l’infinité de l’univers audible qui est englobée dans l’expérience musicale – et aucun audible possible ne peut alors briser l’écoute détachée, ne peut par exemple faire revenir l’auditeur au niveau d’une perception hétérogène. Il n’y a plus de « bruit » capable de me tirer en arrière et de trouer le continuum entièrement acousmatique qu’est devenu mon univers audible parce que le bruit est disqualifié, étant ipso facto promu en son musical. Ou bien, cas symétrique, le monde musical, quelle qu’en soit la constitution, est seul proposé à l’oreille, mise en situation de ne pas pouvoir en sortir – c’est l’expérience du music room évoquée par Roger Scruton22, sorte de cellule pythagoricienne où les sons ne peuvent être entendus que comme rapportés les uns aux autres – présentée comme un paradis musical, on s’aperçoit vite cependant que c’est une cellule de torture.

Cette double possibilité de réalisation de la coextensivité de l’expérience auditive (univers audible) et du monde musical, de telle sorte qu’aucun audible ne reste, que rien ne manque à la musique, aboutit dans les deux cas à une situation identique. Nous obtenons en effet une coextensivité de l’acoustique et de l’acousmatique, de l’audible et du musical, du bruit et du son en ce sens que toute perturbation devient impossible, soit parce qu’elle est réputée immédiatement ne pas être une perturbation, soit parce qu’elle est rendue impuissante à pénétrer le continuum musical. Le parasite n’y est pas simplement exclu ni même refoulé (ce qui est le cas de la coexistence entre univers audible ordinaire et monde musical : on fait taire le parasite), il est forclos, à proprement parler impensable.

Ainsi la thèse d’une musique comme expérience perceptive complète, ou d’une musique imperturbable, ne peut-elle se réaliser qu’en supposant soit un auditeur déjà fou par hypothèse, incapable de distinguer le son comme événement contemplatif et le son comme événement en relation à des choses, soit un auditeur rendu fou par l’enfermement dans cette chambre de torture qu’est le music room. Voilà le charme puissant, le pouvoir narcotique de la musique – ce qui fait qu’elle envoûte les suivants d’Orphée mais que aussi, comme le dit Pascal Quignard, elle « se tient déjà tout entière dans le coup de sifflet du SS »23. Voilà pourquoi cet univers de rêve, une fois pris au sérieux et formant réel, a pour vérité un cauchemar, c’est-à-dire un rêve qui n’est même pas rêvé par un sujet capable de refoulement et confronté à des interdits, puisqu’il est impossible d’en sortir, exactement comme sur l’île inventée par Georges Perec dans W ou le souvenir d’enfance, où la fiction elle-même est piégée parce qu’elle devient le seul réel possible. Il n’y a plus de point de fuite dès que le fictif et le réel sont indistincts : la suture du point de fuite a pour corrélat l’abolition du sujet.

Un tel monde musical n’est pas un monde à proprement parler puisque rien ne reste au-dehors, rien n’y étant exclu hors-musique (soit par permissivité absorbante, soit par impossibilité absolue). Ce cauchemar de l’audible dans lequel le parasite est forclos, où l’oreille, affolée, n’a plus la possibilité d’osciller, est bien un univers d’où les choses sont non seulement absentes, mais où cette absence n’a même plus de place nommable : ce n’est même pas un manque. Mais qui ne voit qu’une oreille à laquelle rien ne manque a déjà été dessaisie de son écoute critique ? De même, une intelligence qui ne saurait pas faire l’expérience de l’erreur serait d’une infinie bêtise dans sa possession sans faille de toutes les idées vraies, dans son omniscience et sa divine idiotie.

 

Esthétique et morale

J’évoquais au début de cet exposé des conséquences morales. La coextensivité du réel et du fictif, en abolissant le sentiment même du réel et du fictif, efface le point critique qui rend la pensée et la liberté possibles. Cette coextensivité qui rend les gens fous n’a d’autre structure que la confusion entre l’interdit et l’impossible ; c’est la constitution même de toute subjectivité qui est ainsi obturée. La notion de transgression devient radicalement impertinente, soit parce qu’elle a été elle-même érigée en prescription – et alors on ne peut plus se libérer de rien puisque tout est non seulement permis mais obligatoire – soit parce qu’elle a été rendue impossible – et alors on ne peut pas se libérer puisque l’idée même de liberté est abolie24. Pour qu’il y ait respiration, vie et pensée humaines, encore faut-il que l’interdit soit posé comme tel et que la puissance du négatif ménage au moins l’aisance d’un espace critique. Il faut que les parasites soient possibles, car leur exclusion même suppose leur reconnaissance ainsi que celle du monde qui les exclut en les reconnaissant – l’exclusion est le contraire d’une forclusion. Avant même la réflexion freudienne25, on peut rappeler que Hegel a écrit bien des pages profondes là-dessus, dans sa théorie du criminel comme sujet du droit.

Le point de nouage entre esthétique et morale apparaît alors à la faveur de la question cosmologique et du fait que l’art, en se pensant comme monde, est nécessairement confronté à l’articulation des mondes et de l’univers, et du découpage qui fait que les uns s’enlèvent sur l’autre, le nient et le révèlent, jouent avec la frontière qui les sépare. Dans sa théorie de la vraisemblance théâtrale, Corneille soulève un problème analogue à celui qui nous occupe s’agissant de la totalité musicale. Que serait par exemple un théâtre qui ne mettrait en scène que des éléments absolument nécessaires, où tout serait infailliblement prévisible ? Ou à l’opposé, que serait un théâtre où tout serait radicalement contingent, où on pourrait s’attendre à tout ? L’infra-théâtral et l’ultra-théâtral ont ceci de commun : leur caractère infalsifiable, irréfutable, rend tout événement impossible, rien ne pouvant vraiment s’y produire, et il se solde par l’abolition du spectateur. Le théâtre doit donc être vraisemblable, il ne peut s’étendre à tout, il doit pouvoir être perturbé26.

Il en va de même pour le monde musical qui ne se pense que sur l’horizon de sa perturbation possible – sur l’horizon de l’irruption du hors-musical. Car pour qu’il y ait événement, encore faut-il que cela arrive ou ait lieu. Le hors-musical doit donc manquer à la musique sous peine de la transformer en cellule de torture, en appareil de récupération infinie27. Ce n’est pas seulement pour des raisons de santé, mais aussi pour des raisons esthétiques et morales que nous interdisons à nos enfants de mettre les écouteurs du casque stéréo « à fond » : c’est pour que l’écoute soit maintenue dans sa fragilité et que la musique soit de ce fait simplement possible, pour qu’ils sachent aussi que tout ce qui prétend épuiser le réel, en abolissant le manque, abolit le sens même du réel et la liberté.

Il y a sans doute une infinité de manières de créer des sons – mais créer des sons, c’est toujours mettre en place un dispositif d’écoute qui laisse quelque part un parasite, pour que les mondes musicaux s’enlèvent sur l’univers audible et qu’apparaisse une partition. La problématique du bruit et du son n’est donc pas impertinente, et il n’y a rien d’étonnant à ce qu’elle continue à alimenter les commentaires souvent malveillants qui accompagnent à toutes les époques les musiques nouvellement constituées. C’est pourquoi le moment constituant du musical est toujours le plus intéressant, et aussi le plus périlleux. Le moment constituant est celui où le monde musical est le plus près de s’abîmer dans l’univers du hors-musical auquel il s’arrache : il se tient au plus près du parasite, au bord du gouffre de ce qui doit malgré tout lui manquer. La différence entre la « soupe » et la musique est semble-t-il liée à la capacité de la musique à se faire entendre comme étant à la fois menacée et dynamisée par son moment constituant, à ne jamais se faire entendre dans l’oubli de celui-ci et dans le confort du constitué. Aussi nombre de musiciens ont-ils tenté de regarder en face les soleils du hors-musical, de se pencher sur l’abîme d’un tout musical où la musique vient s’abolir. Créer des sons, c’est donc au moins faire douter de la musique, ce n’est qu’à cette condition qu’on peut en être sûr – la certitude de la musique, comme celle des idées vraies est de celles qui demandent à être établies et non à être imposées. La « haine de la musique » se justifie par la tentation impérieuse de la totalité musicale. Aussi une musique qui comble l’oreille est-elle aussi assourdissante et asservissante qu’un « coup de sifflet ».

 

Notes

1 – Ce texte reprend un article publié en 2003 sous le titre « La musique comme fiction et comme monde » dans la revue en ligne DEMéter, Université de Lille-3, ainsi qu’un exposé présenté au séminaire de Francis Wolff et Bernard Sève à l’Ecole normale supérieure en 2009. L’expression « coup de sifflet » est empruntée à Pascal Quignard, La Haine de la musique, Paris : Calmann-Lévy, 1996, p. 227. Sur les relations entre fiction et liberté, on pourra aussi consulter sur Mezetulle « La danse, art du corps engagé et la question de son autonomie« , « Sport, jeu, fiction et liberté : W ou le souvenir d’enfance de G. Perec« , « Bossuet, Nicole et Rousseau ; la critique du théâtre« .

2 – Article de Francis Wolff, « Musique et événements », L’animal. Littérature. Arts et philosophies, n° 8, hiver 1999-2000, p. 54-67. Ultérieurement, F. Wolff a publié un bel ouvrage sur la musique : Pourquoi la musique ? (Paris : Fayard, 2015).

3 – Milan Kundera, Le livre du rire et de l’oubli, trad. François Kérel, nouvelle édition revue par l’auteur, Paris : Gallimard, 1985, VI, 18.

4 – Marcel Detienne, « Le mythe. Orphée au miel », Faire de l’histoire III, sous la direction de J. Le Goff et P. Nora, Paris : Folio-Essais, 1974, p. 80-105. Voir sur l’ancien Mezetulle l’article « Orphée, la violence de l’accord parfait ».

6 – Roger Scruton, The Aesthetics of Music, Oxford : Clarendon Press, 1997, Olivier Revault d’Allonnes, “Musique et philosophie”, L’Esprit de la musique, essais d’esthétique et de philosophie, sous la dir. De H. Dufourt, J.-M. Fauquet et F. Hurard, Paris : Klincksieck, 1992, p. 37-47, Roberto Casati et Jérôme Dokic, La philosophie du son, Nîmes : J. Chambon, 1994.

7 – Edouard Hanslick, Du beau dans la musique, rééd. Paris : C. Bourgois, 1986.

8 – Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, Paris : Seuil, 1977 (1966).

9 – Paul Valéry, « Poésie et pensée abstraite », Variété ; Théorie poétique et esthétique, dans Œuvres, Paris : Gallimard La Pléiade, 1957, p. 1326.

10 – Francis Wolff, Dire le monde, Paris : PUF, 1997.

11 – Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’ineffable, Paris : Le Seuil, 1983.

12 – Cette présentation simplifiée pourrait être affinée et enrichie au besoin en introduisant, à la manière de Pierre Schaeffer, des distinctions plus fines entre expérience ordinaire, expérience sonore, expérience musicale et expérience musicienne.

13 – Jean-Philippe Rameau, Démonstration du principe de l’harmonie (1750), dans Musique raisonnée, Paris : Stock, 1980, p. 68.

14 – D’où la difficulté avec laquelle Rameau théoricien rend compte du mode mineur, auquel il est bien entendu hors de question de renoncer en tant que musicien…

15 – Voir notamment Olivier Alain, “ Le langage musical de Schönberg à nos jours ”, dans La musique, les hommes, les instruments, les œuvres, N. Dufourcq éd., Paris : Larousse, II, 354-386.

16 – « Tout dispositif qui permet d’obtenir une collection variée d’objets sonores – ou des objets sonores variés – tout en maintenant présente à l’esprit la permanence d’une cause, est un instrument de musique, au sens traditionnel d’une expérience commune à toutes les civilisations. » Pierre Schaeffer, Traité des objets musicaux, op. cit., p. 51.

17 – L’opération la plus minimale de traitement étant suffisante, par exemple la décision d’écouter l’univers audible comme s’il était un monde. Une fiction suffit. On peut citer à l’appui les exemples donnés par J. J. Nattiez dans Musicologie générale et sémiologie (Paris : C. Bourgois, 1987) :
« Car en réalité, on parle de musique à propos de ces cas-limites parce qu’on a non seulement emprunté, pour les réaliser, des traits au fait musical total, mais parce qu’on leur applique l’étiquette “ musique ”. Les traits en question sont alors interprétés en fonction de ce que nous savons par ailleurs de la musique, au moins dans notre culture.
On pourrait s’attendre à ce que le concept de musique contienne au moins la variable son. C’est elle que retrouve Cage dans sa pièce 4’33 ‘’… de silence, où un pianiste approche et éloigne les mains du clavier à plusieurs reprises sans jamais faire entendre une seule note. La musique alors, nous dit Cage, c’est le bruit fait par les spectateurs. La légende veut que, le jour de la première mondiale, les fenêtres ouvertes de la salle de concerts située près d’un bois ait laissé pénétrer le chant des oiseaux… » (p. 69)

18 – J.J. Nattiez, ibid. p. 80.

19 – J. Cage Pour les oiseaux, Entretiens avec Daniel Charles, Paris : Belfond, 1976.

20Ibid, p. 84.

21Ibid., p. 71.

22 – Roger Scruton, The Aesthetics of Music, Oxford : Clarendon Press, 1997, p. 2 et p. 11-12 :
“In the case of sounds, however, we are presented with pure events […] The thing that produces the sound, even if it is “something heard” is not the intentional object of hearing, but only the cause of what I hear. Of course, in ordinary day-to-day matters, we leap rapidly in thought from the sound to its cause […] But the phenomenal distinctness of sounds makes it possible to imagine a situation in which a sound is separated entirily from its cause, and heard acousmatically, as a pure process. This is indeed what happens in the music room. In hearing, therefore, we are presented with something that vision cannot offer us : the pure event, in which no individual substances participate, and which therefore becomes the individual object of our thought and attention. Although the assignment of numerical identity to such a thing remains arbitrary, or at least interest-relative, it comes to have a peculiar importance. We begin to treat sounds as the basic components of a “sound world”, a world which contains nothing else but sounds.”

23 – Pascal Quignard, La Haine de la musique, Paris : Calmann-Lévy, 1996, p. 227.

24 – On trouvera une analyse de la transgression comme prescription, appliquée au domaine de l’art, dans Nathatlie Heinich Le Triple jeu de l’art contemporain, Paris : Minuit, 1998, voir particulièrement p. 338 et suiv.

25 – Voir notamment Elisabeth Roudinesco, Pourquoi la psychanalyse ?, Paris : Fayard, 1999.

26 – Corneille n’en tire nullement la conclusion que la vraisemblance théâtrale doit se tenir sagement dans la zone moyenne définie entre les deux butées de l’infra et de l’ultra théâtral (l’impossible à falsifier par absolue nécessité et l’impossible à falsifier par absolue contingence) ; bien au contraire ce qui l’intéresse est le jeu avec les frontières, ce qui fait de son théâtre, comme l’a vu Voltaire, un théâtre « forcé ».

27 – C’est ainsi notamment que Simon Laks décrit l’usage de la musique dans les camps de concentration. Voir Laks Simon et Coudy René, Musiques d’un autre monde, Paris : Mercure de France, 1948 et Laks Simon, Mélodies d’Auschwitz, Paris : Cerf, 1991.

© Catherine Kintzler, 2003 et 2016.

Les habits neufs du délit de blasphème

Jeanne Favret-Saada a bien voulu confier à Mezetulle les « bonnes feuilles » de son livre à paraître chez Fayard Les christianismes contre le blasphème. Cinéma et liberté d’expression, 1965-2006, avec l’aimable autorisation de l’éditeur1. Elle nous convie ici à une passionnante plongée dans l’histoire moderne du délit de blasphème et des « habits neufs » dont il se revêt inlassablement. La période que nous vivons n’est pas en reste : un siècle après sa disparition, en s’engouffrant paradoxalement dans les virtualités d’une loi de 1972 contre le racisme, le délit d’opinion religieuse a fait sa réapparition dans nos prétoires. Il diffère de l’ancien délit de blasphème en ce qu’il ne sanctionne plus les offenses à Dieu mais celles à la « sensibilité de ses fidèles ».

Depuis les années 1980, des associations de défense des intérêts religieux – catholiques dans un premier temps, puis également musulmanes – ont intenté des poursuites en justice pour atteinte grave aux « sentiments religieux d’un groupe de personnes ». Ces plaintes concernent, par exemple, des films (Je vous salue, Marie, ou La dernière tentation du Christ), des affiches publicitaires de films (Ave Maria, Amen) ou de produits commerciaux (des voitures, ou des vêtements portés par les participants à La Cène), des tracts (Sainte-Capote), etc. Ce qui, dans un Royaume de France uniconfessionnel, avait été jadis un crime de « blasphème » s’est ainsi mué, dans une République laïque et pluraliste, en un délit contre un supposé droit universel de l’homme, celui au « respect des convictions religieuses » d’une fraction des citoyens.

Pendant une vingtaine d’années, il s’est trouvé des juges pour cautionner leurs arguments, jusqu’à ce que la Cour de cassation, après la Cour européenne des droits de l’homme, rende normalement impossibles de tels verdicts. Toutefois, ces rappels à l’ordre n’ont pas tari les demandes de poursuites judiciaires, comme si les associations dévotes, parmi lesquelles celle de l’Épiscopat français, attendaient simplement que les juges recouvrent la raison. Ces phénomènes, joints aux exhortations récurrentes à trouver des « accommodements raisonnables » avec les demandes religieuses, incitent à s’informer sur l’histoire du délit de blasphème au temps des monarchies, et à préciser les modalités de sa réapparition cent ans après le fondation d’une République laïque.

Nous considérons aujourd’hui toute accusation de blasphème comme un empiètement insupportable des institutions religieuses sur le domaine de l’État et du citoyen, d’autant que les religions entendent encore régir en détail la vie des sociétés, et qu’elles ne ménagent guère leurs efforts en ce sens. Toutefois, l’histoire judiciaire du blasphème montre aussi l’autre partie du complexe politico-religieux, le fait que l’État, pour sa part, a longtemps exploité l’atout maître que la sacralité religieuse lui apportait : en le haussant infiniment au-dessus des citoyens, assurer leur discipline au moindre coût. Il convient donc de décrire ce phénomène, en insistant particulièrement sur la période finale de la répression du blasphème, quand, après la chute de la monarchie absolue, la France essaie l’une après l’autre plusieurs modalités d’autocratie ou de monarchie limitée : pendant près de soixante ans, toutes les religions reconnues par l’État sont supposées être égales – mais une seule d’entre elles constitue une force politique décisive -, tandis que les proclamations publiques d’athéisme sont interdites, réputées qu’elles sont de menacer l’ordre public.

Le texte qui suit propose donc le parcours historique suivant :

  • I – Alors que l’Ancien Régime (période où le catholicisme, fondement de l’ordre politique et social, est protégé par un roi de droit divin) a puni le crime de blasphème avec une dureté croissante, la chute de la monarchie absolue, en 1791, a entraîné son abolition.
  • II – Au début de la Restauration, un bref épisode libéral a permis de rétablir la liberté de la presse et d’abolir les délits d’opinion à l’exception d’un seul, sur la religion, pour lequel on a créé l’expression équivoque d’outrage à « la morale publique et religieuse ».
  • III – Dès que la droite ultraroyaliste amorce la spirale du triomphe, et que la censure de la presse reparaît, un second délit d’opinion religieuse vient s’ajouter au précédent, l’outrage à « la religion de l’État ».
  • IV – Sur ces deux fondements, la Monarchie de Juillet et le Second Empire incriminent surtout les atteintes aux valeurs bourgeoises – la famille, la propriété privée, l’autorité de l’État -, que le catholicisme est supposé sanctifier.
  • V – L’outrage à la morale publique et religieuse, et celui au catholicisme sont enfin abolis par les lois sur la presse de 1881. D’une façon plus générale, l’arrangement politico-religieux qui a si longtemps rendu possible la criminalisation du blasphème se défait, sa suppression devenant pérenne en 1905 avec la séparation des Églises et de l’État.

I. Le crime de blasphème et son abolition

À partir du XIIe siècle, à mesure que la monarchie se renforce et qu’elle développe l’idéologie du droit divin, le péché religieux de blasphème se mue en un crime politique, poursuivi comme tel par la justice laïque : mal parler de Dieu, c’est insulter le pouvoir royal. Certains historiens du droit notent l’existence d’un contraste saisissant entre, d’une part, l’abondance et la sévérité de la législation, et, d’autre part, la rareté des poursuites (les magistrats détestant se charger d’une infraction aussi flasque) et l’indifférence des populations envers des conduites que le pouvoir royal ne cesse pourtant pas de vitupérer2. Au XVIe siècle, quand le succès des idées protestantes menace l’unité confessionnelle de la nation, le crime de blasphème s’étend aux propos hérétiques, dont la sanction ne peut plus être une simple peine de prison assortie d’une amende. Le juge requiert alors des peines corporelles de plus en plus sévères : bientôt la mort, mais après le percement de la langue et un arsenal d’humiliations et de tortures dignes de Daesh. Signalons que l’Église catholique n’approuve pas toujours l’extrême cruauté des sanctions, et que plusieurs papes incitent leurs champions royaux à la mansuétude. Toutefois, l’accession au trône ou bien la survenue d’une crise politique susceptible d’affecter la sacralité royale s’accompagnent désormais d’un nouvel édit contre le crime de lèse-divinité.

Pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle européen, sous l’influence, notamment, de Montesquieu et de Beccaria, la classe cultivée – dont on sait qu’elle découvre alors ce qu’on appellera, pour faire court, l’État de droit – devient de plus en plus hostile à cet absolutisme judiciaire, qui n’a pas d’autre fin que l’apologie de l’institution royale. Des centaines de lettrés, surtout des juristes, reprennent à leur compte les thèses de Montesquieu et de Beccaria, certains d’entre eux ébauchant déjà les fondements d’un nouvel ordre politique. Deux principes des Lumières préparent l’abolition du délit de blasphème. D’une part, l’exigence d’une ferme séparation entre la morale, le droit et la religion : « On ne doit point statuer par les lois divines ce qui doit l’être par les lois humaines, ni régler par les lois humaines ce qui doit l’être par les lois divines » (Esprit des Lois, Livre XXVI, 2). D’autre part, la conviction nouvelle que la religion n’est éventuellement avantageuse que pour sa contribution à l’ordre public : autrement dit, pour son utilité sociale et non plus pour sa sainteté intrinsèque. Enfin, Montesquieu ridiculise la principale justification des poursuites pour le crime de lèse-majesté divine qu’est devenu le blasphème : « Le mal est venu de cette idée, qu’il faut venger la divinité. Mais il faut faire honorer la divinité, et ne la venger jamais. En effet, si l’on se conduisait par cette dernière idée, quelle serait la fin des supplices ? Si les lois des hommes ont à venger un être infini, elles se règleront sur son infinité, et non pas sur les faiblesses, sur les ignorances, sur les caprices de la nature humaine » (Esprit des Lois, XII, 4).

Tout au long du XVIIIe siècle, les juges ont beau appliquer les ordonnances de Louis XIV avec une tiédeur croissante, elles n’en figurent pas moins dans la législation. En 1766, un extraordinaire concours de circonstances – tant locales que nationales, à Abbeville et à Paris – aboutit à l’exécution du chevalier de La Barre : avec l’assentiment du roi et du parlement de Paris, un jeune provincial de vingt ans est condamné à avoir la langue coupée, puis à être décapité et brûlé avec un livre trouvé en sa possession, le dangereux Dictionnaire philosophique de Voltaire. Celui-ci s’est déjà signalé dans deux affaires d’abus de justice concernant des protestants, Calas et Sirven. Quelques jours après, il publie une Relation de la mort du chevalier de La Barre à Monsieur le marquis de Beccaria ; en 1769, il introduit un rappel de l’affaire dans l’article « Torture » de son Dictionnaire philosophique ; enfin, en 1775, il publie Le Cri du sang innocent. Grâce à quoi, en moins de dix ans, l’Europe éclairée rejette avec horreur l’indicible cruauté avec laquelle la justice royale a cru devoir, une fois de trop, venger Dieu.

La Révolution française abolit le crime de blasphème sans même avoir besoin d’en faire une mention explicite : il est tout simplement incompatible avec le nouvel ordre politique et juridique. Cette abrogation exige toutefois deux années d’intense radicalisation politique : le 6 août 1789, l’Assemblée Constituante vote le préambule de la Constitution à venir, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; au terme de la journée insurrectionnelle du 5 octobre 1789, Louis XVI accepte enfin de ratifier la Déclaration ; le 13 septembre 1791, il reconnaît une Constitution qui comporte la Déclaration des droits. Or celle-ci transfère la souveraineté du roi à la Nation, soumet le monarque à la loi commune (« Il n’y a pas, en France, d’autorités supérieures à celle de la loi » , « le roi ne règne que par elle »), et fait de lui le chef de l’exécutif, le « roi des Français ». Enfin, le 25 septembre 1791, le nouveau Code pénal est adopté.

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen pose les trois principes fondamentaux de liberté, de liberté d’opinion, et de liberté de communication. Article 4 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. » Article 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi »3. Article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. » Deux conséquences s’ensuivent. D’une part, les droits naturels des citoyens – eux-mêmes libres et égaux par principe -, ne sont limités que par la loi, c’est-à-dire par des règlements explicites consignés dans un Code avant toute infraction. D’autre part, la liberté d’opinion, notamment en matière de religion, a pour prolongement nécessaire la liberté d’expression. Cela nous paraît aller de soi, mais un tel lien est loin d’être reconnu de façon universelle : le droit islamique, par exemple, accorde une totale liberté de pensée à l’individu à la seule condition qu’elle ne franchisse jamais les bornes de son for intérieur.

Le Code pénal de 1791 se situe dans la filiation directe de la Déclaration des droits de l’homme. Son rédacteur, le constituant Le Peletier de Saint-Fargeau, souligne dans le Rapport sur le projet de code pénal (1791) qu’il a voulu rendre hommage aux « idées du siècle de Montesquieu et de Beccaria », tous deux ennemis jurés de « cette foule de crimes imaginaires qui grossissaient nos anciens recueils de lois. Dont ceux – hérésie, lèse-majesté divine, sortilège, magie – pour lesquels, au nom du ciel, tant de sang a souillé la terre »4. D’une façon plus générale, le Code pénal ne sanctionne que les « vrais crimes », ceux qui concernent les personnes envisagées du point de vue du droit naturel, elles-mêmes et leurs biens matériels : les délits d’expression, ainsi que tous les « délits factices, créés par la superstition, la féodalité, la fiscalité et le despotisme » sont donc abrogés5. La France devient ainsi le premier État au monde dont la législation ignore le blasphème : les États-Unis d’Amérique l’ont aboli en 1787, mais la mesure ne concernait que la Fédération et non les États, qui ont refusé de s’en priver.

L’on sait qu’en France, les délits de presse sont rétablis dès la chute de la monarchie constitutionnelle en 1792, et qu’ils ne tardent pas à viser, au-delà des journaux royalistes, « empoisonneurs de l’opinion publique », toute opinion hostile au pouvoir en place. À l’exception d’une courte période allant de la chute de Robespierre au coup d’État du 18 fructidor an V, la presse française est invariablement censurée entre l’été 1792 et la fin du Premier Empire en 1814. Notons pourtant qu’au cours de cette longue période, le délit d’opinion religieuse n’est jamais poursuivi : la Convention montagnarde réhabilite même le chevalier de La Barre en 1793. Le Consulat et le Premier Empire ne rétablissent pas le crime de blasphème, malgré le Concordat de 1801 avec le Vatican et le Code pénal de 1810, qui protège l’exercice du culte par un nombre infini de dispositions : c’est que Napoléon Bonaparte, soucieux de faire bénéficier l’État de l’utilité de la religion – cette inégalable usine à produire des sujets disciplinés -, est indifférent à sa sainteté supposée, demeurant en cela un homme du XVIIIe siècle.

II. Presque un pléonasme : l’outrage à la morale publique et religieuse

La Charte constitutionnelle que Louis XVIII a octroyée à son peuple lors de son retour d’émigration, prend effet en juillet 1815 après l’intermède des Cent-Jours. D’un côté, elle ancre la monarchie des Bourbons dans la volonté divine et elle adjuge à la personne du roi, « inviolable et sacrée », « l’autorité tout entière » ainsi que les pleins pouvoirs législatif et exécutif6 ; de l’autre, elle concède aux Français une représentation bicamérale (visant à informer le souverain de l’état de l’opinion), et le bénéfice des principaux acquis de la Révolution : l’égalité civile, la liberté individuelle, la liberté de religion, et la liberté de la presse7. (Néanmoins, la « religion catholique, apostolique et romaine » devient « la religion de l’État », et non plus celle de « la majorité des Français ».)

Mais la liberté de la presse, instaurée dès les Cent-Jours, succombe à la première confrontation entre Louis XVIII et les ultraroyalistes, partisans d’un retour pur et simple à la monarchie absolue d’Ancien régime. Ils ont été des adversaires déterminés de la Charte et du projet politique du roi, qu’ils jugent complaisant avec les idéaux des Lumières et l’héritage de la Révolution. En août 1815, la première élection législative du nouveau régime se fait sur la base du cens impérial, qui avait réduit l’électorat à cinquante mille propriétaires fortunés. S’en dégage une Assemblée composée à 88% d’ultras, « une Chambre introuvable » selon le mot du roi, qui n’y trouve pas d’alliés, et qui refuse de lui confier la direction des affaires. Il désigne comme président du Conseil des ministres un aristocrate libéral au nom illustre, du Plessis de Richelieu, qui a émigré en Russie pendant la Révolution mais qui adhère pleinement à la Charte, et qui se situe au centre droit. Un an plus tard, Richelieu a fait voter assez de lois répressives pour que les ultras soient à peu près calmés : le roi peut alors dissoudre la Chambre et conserver son chef du gouvernement. Il lui ordonne d’abaisser le cens électoral (pas trop, tout de même), et de rétablir un degré approprié de censure : une loi sur la presse, le 22 février 1817, rétablit l’autorisation préalable pour les journaux et périodiques, au grand dam des ultras qui clament leur attachement à cette liberté nouvelle – dont bien sûr chacun sait qu’elle ne survivrait pas à leur accession au pouvoir.

Le calme étant rétabli à la fin de l’année 1818, le gouvernement, avec l’appui du roi, peut enfin s’offrir la politique libérale dont il rêvait. L’inspirateur en est le petit groupe des Doctrinaires, conduit par Royer-Collard8 et son élève, le jeune historien François Guizot9. Ils ont appelé de leur vœux l’instauration d’une monarchie qui s’appuierait sur une élite du talent (les « capacités »), et qui serait attentive à l’opinion d’une nation de citoyens libres. Jusqu’ici, ils ne se sont pas montrés spécialement attachés à la liberté de la presse, ayant approuvé sans états d’âme les mesures de censure prises par les ministères précédents. Toutefois, désormais proches du pouvoir en place, ils saisissent l’occasion d’ouvrir plus grand l’espace du débat public, de compléter la Charte, et de poursuivre l’édification de l’État de droit : selon Guizot, ces multiples intentions convergent dans le projet de « fonder légalement la liberté de la presse »10. Il conçoit alors un règlement simultané des différents aspects du droit de la presse dans un ensemble de trois lois : la première, sur les délits commis par voie de presse, la deuxième, sur leur poursuite et leur jugement, et la troisième, sur les conditions de publication des journaux et écrits périodiques.

En mars 1819, le comte de Serre11, garde des Sceaux et proche du parti des Doctrinaires, propose à la Chambre des députés ces lois qui se veulent exemplairement libérales. Elles suppriment en effet toute autorisation préalable, toute censure, et toute entrave sauf un cautionnement onéreux visant à responsabiliser le directeurs de journaux12 ; les délits de presse cessent d’être punis de la déportation, mais seulement de la prison et de l’amende ; enfin, les délits sont réduits à quatre, la provocation directe aux crimes et délits, l’outrage à la « morale publique », l’offense au roi et la diffamation. L’idée centrale est de rendre désormais impossible toute poursuite pour délit d’opinion, notamment en confiant à des jurys de citoyens dans des cours d’assises – et non à des tribunaux correctionnels – le soin d’apprécier et de juger les contraventions.

Ces lois de 1819 auraient en effet presque rétabli la liberté proclamée en 1791 si la première d’entre elles, une fois votée, n’avait comporté un certain article 8 sur l' »outrage à la morale publique et religieuse« 13 : deux petits mots censés préciser la notion apparemment neutre de « morale publique », et qui rétablissent de façon explicite le délit d’opinion en matière de religion. Il convient d’examiner avec soin les circonstances dans lesquelles cette nouvelle formulation du délit de blasphème apparaît, car elle subsistera dans la loi française jusqu’en 188114.

La Charte de 1814 avait posé le principe de la liberté de religion (art. 5. « Chacun professe sa religion avec une égale liberté, et obtient pour son culte la même protection ») avant même de définir la place du catholicisme (art. 6. « Cependant la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de l’État ») et celle des religions reconnues, protestantisme et judaïsme, qu’elle évoquait seulement de manière indirecte. L’article 8 sur la liberté d’expression (« Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, en se conformant aux lois qui doivent réprimer les abus de cette liberté ») avait abandonné à la loi le choix des moyens destinés à protéger les religions : c’est précisément l’objet de celle de 1819 sur les délits de presse.

Lors du débat à la Chambre des députés, Hercule de Serre, le rapporteur, présente un article 8 sur la punition de l' »outrage à la morale publique ou aux bonnes mœurs ». La référence aux « bonnes mœurs » est inévitable, puisque ce délit est déjà puni par le Code pénal de 1810 encore en vigueur. Par contre, la notion de « morale publique » est une innovation juridique. De Serre la justifie par « le besoin de rétablir les principes moraux sur leurs fondements » après « les bouleversements qui ont agité, non seulement l’ordre politique, mais l’ordre moral sur lequel repose l’existence même de la société »15. Il dit avoir délibérément évité le terme de « religion », et lui avoir préféré celui de « morale », afin de garantir le droit constitutionnel à la liberté de religion, ainsi que ses inévitables conséquences, l’égalité des cultes et la liberté de controverse entre fidèles de confessions différentes. Le pluralisme religieux et la tolérance, en effet, supposent que chacun soit libre d’exposer ses propres « dogmes et ses principes », et de critiquer – voire même de combattre – les autres religions, puisque leurs idées sont autant d’hérésies et d’outrages à la divinité ; et que leurs pratiques paraissent idolâtres ou superstitieuses. D’ailleurs, la Charte a entériné l’existence d’un désaccord fondamental entre les Français sur leurs principes ultimes. Aussi les conflits religieux n’ont-ils pas leur place dans les tribunaux : leur lieu naturel doit demeurer l’espace public de la controverse, c’est-à-dire la presse.

Le délit de presse qui va tomber sous le coup de la loi est dénommé « outrage à la morale publique » pour deux raisons : d’une part, on l’a vu, sa désignation ne doit pas comporter de référence à la religion ; et d’autre part, elle doit contribuer à instaurer un espace civil commun à tous les Français. Selon le Hercule de Serre, en effet, une religion se compose d’idées (le « dogme »), de pratiques (le « culte »), et de préceptes (la « morale »). Mais alors que les « dogmes » et les « cultes » diffèrent et se combattent, la « morale », fondation commune de toutes les religions, est immuable. Les humains – et parmi eux, les Français, catholiques, protestants ou juifs – partagent donc une même morale religieuse, qui préexiste aux religions positives, et qui leur survivra. À l’aube de l’humanité, elle fut celle des peuples primitifs ; et en 1819, elle réunit tous les Français. Écoutons de Serre :

« La morale publique est celle que la conscience et la raison révèlent à tous les peuples comme à tous les hommes, parce qu’ils l’ont reçue de leur divin auteur, en même temps que l’existence ; morale contemporaine de toutes les sociétés, que sans elle nous ne pouvons pas comprendre ; parce que nous ne saurions les comprendre sans les notions d’un Dieu vengeur et rémunérateur du juste et de l’injuste, du vice et de la vertu, sans le respect pour les auteurs de ses jours et pour la vieillesse, sans la tendresse pour les enfants, sans le dévouement au prince, sans l’amour de la patrie, sans toutes les vertus enfin que l’on trouve chez tous les peuples, et sans lesquelles tous les peuples sont condamnés à périr »16.

L’examen des éclaircissements apportés par de Serre montre qu’en réalité, cette « morale publique » inclut trois composants religieux : des « vérités » ontologiques (l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme), des « vérités » morales (Dieu, juge suprême des comportements humains) et des préceptes moraux, avec leurs inévitables prolongements politiques (le respect envers Dieu, la famille, la patrie et le souverain)17. On aperçoit d’emblée la difficulté à laquelle vont être confrontés les juges chargés de statuer sur de possibles outrages à la « morale publique » : le Dieu postulé par cette loi – transcendant, justicier, et fournisseur de préceptes universels – n’est ni catholique, ni juif, ni protestant, ni celui d’aucune tradition religieuse particulière, car il est une forme vide, l’abstraction qui permet d’instaurer un régime de toleration18.

À l’annonce de ce concept politico-religieux qui ne dit pas son nom – « morale publique » -, deux députés de l’opposition royaliste s’insurgent contre le fait que le gouvernement veut élargir la liberté d’expression sans avoir pris la précaution de protéger formellement la religion, et ils proposent des amendements en ce sens. Le plus radical est celui du représentant de la Haute-Loire, Chabron de Solhilac, un ancien officier chouan de l’Armée catholique et royale des Côtes-du-Nord : il demande que la loi remplace l’outrage « à la morale publique » par celui « à la religion et aux cultes reconnus par l’État ». Or c’est précisément ce que le gouvernement voulait éviter de faire, et que la grande majorité de l’Assemblée refuse d’une même voix : les ultras eux-mêmes – une puissante minorité – verraient certes un immense intérêt à protéger le catholicisme (« la religion de l’État »), mais pas au prix de secourir les protestantismes. L’amendement est donc aisément rejeté.

Au contraire, le député du Calvados, Texier d’Hautefeuille se contente d’ajouter une précision minuscule au texte de l’article 8, en proposant qu’il sanctionne l’outrage « à la morale publique et religieuse… »19. Cette modification minime va susciter un débat dont nous avons, aujourd’hui, quelque difficulté à nous représenter les enjeux parce qu’il oppose des députés également monarchistes, élitistes, et chrétiens. Parmi les libéraux, Royer-Collard, proche des concepteurs du projet de loi, objecte immédiatement que cette adjonction est inutile puisque la « morale publique » est, par définition, inséparable de la religion. Certains ultras formulent aussi la même objection, mais avec d’autres arrière-pensées. Ainsi, le vieux catholique traditionaliste Louis de Bonald, souligne à plaisir les équivoques du gouvernement :

« On ne peut pas plus dire morale religieuse qu’on ne peut dire religion morale, puisqu’une religion qui ne serait pas morale ne serait pas une religion, comme une morale qui ne serait pas religieuse ne serait pas une morale, mais un simple code de bienséances. En un mot, un devoir sans pouvoir »20.

Au banc du gouvernement, l’amendement proposé paraît tout bonnement superflu. Le garde des Sceaux ne comprend pas pourquoi il faudrait préciser « et religieuse », puisque sa définition de la « morale publique » contient déjà tout ce que le député de droite voudrait protéger : en faisant silence sur le caractère religieux de cette morale, de Serre a voulu empêcher que les juges ne la confondent avec la leur propre (ou celle de telle religion positive), que cet article 8 n’a pas vocation à protéger.

Toutefois, en raison de la confusion générale des esprits sur les relations exactes que le gouvernement souhaite établir entre morale et religion, l’amendement de Texier d’Hautefeuille gagne peu à peu des partisans. Aussi le garde des Sceaux finit-il par y consentir : « et religieuse » constitue une « répétition inutile, mais non dangereuse », qui signale « ce qui est commun à tout homme moral, indépendemment du culte qu’il professe »21. La Chambre des députés adopte alors, à la quasi-unanimité, un amendement qui passera longtemps pour une concession inoffensive aux ultras.

À la Chambre des pairs, l’amendement de Texier d’Hautefeuille suscite d’ailleurs le même malentendu, au point que le rapporteur de la loi, le jeune duc de Broglie22 – un libéral très fervent qui, en 1817, a refusé de voter le rétablissement de l’autorisation préalable -, accepte sans difficulté l’idée d’un outrage « à la morale publique et religieuse ». Pour une bien étrange raison, toutefois, si l’on considère que l’établissement d’une loi vise à donner aux juges une méthode simple pour distinguer le licite de l’illicite : car selon de Broglie, « morale publique et religieuse » a l’avantage « de ne rien exclure et de ne rien désigner », si bien que les jurys de citoyens pourront l’adapter à leur perception spontanée des situations, et qu’ils disposeront ainsi, au nom de « la société », d' »une arme pour la défendre précisément au point où elle se sentirait blessée »23.

Les trois lois sur la presse sont promulguées en mai et juin 1819. Envisagées ensemble, elles constituent une formidable rupture avec deux décennies d’entraves à la liberté d’expression, qui a permis, entre autres, l’extraordinaire essor de la librairie au XIXe siècle24. Toutefois, l’article 8 de la première d’entre elles, en créant le délit spécifique d' »outrage à la morale publique et religieuse », permet, pour la première fois depuis 1791, qu’une opinion soit sanctionnée au prétexte qu’elle menacerait le fondement moral c’est-à-dire religieux de la société. Au surplus, les magistrats, comme les jurys, conviés à se prononcer sur les cas d’espèce, vont se révéler incapables de distinguer entre les trois dimensions de ce nouveau délit : ce qui relève du religieux en général (la morale « publique », « ce qui est commun à tout homme moral, indépendamment du culte qu’il professe ») ; ce qui relève du religieux pluriconfessionnel défini par la Charte (la « religion d’État » et celles reconnues) ; et enfin, ce qui relève de la religion positive que la plupart d’entre eux pratiquent spontanément, et sur laquelle ils fondent leurs jugements moraux, à savoir le catholicisme romain. Sans se poser la moindre question, ils ne vont sanctionner que les outrages au catholicisme.

III. Un second délit d’opinion religieuse : l’outrage à la religion de l’État

Les lois sur la presse de 1819 ont pu être votées pour trois raisons : d’abord, grâce à l’abaissement du cens électoral, la Chambre des députés a soudain enregistré un afflux de députés du centre ; ensuite, usant de son droit de nomination, Louis XVIII a nommé de nouveaux pairs qu’il a choisis parmi les libéraux, en nombre suffisant pour paralyser les ultras ; enfin, le souverain a insufflé une énergie suffisante à sa volonté de gouverner au centre. Outre leur libéralisme, les lois « de Serre » étaient remarquables par leur ambition d’inclure dans un seul bloc toutes les mesures concernant la presse : les conditions de publication, les délits et leur poursuite. Or les événements ne vont pas tarder à disloquer cet ensemble, et à démontrer aux promoteurs de ces lois, comme au souverain, la fragilité de leur dessein politique : l’affrontement structurel des deux France empêche que le pays soit, de façon durable, gouverné au centre.

Le 13 février 1820, le duc de Berry, neveu du roi, est assassiné devant l’Opéra par un napoléonien radical, l’ouvrier sellier Louvel, qui veut mettre fin à la dynastie des Bourbons : en effet, ni Louis XVIII ni son frère, le comte d’Artois (et futur Charles X), n’ont de fils. L’enquête de police démontrera bientôt qu’il s’agit d’un acte isolé, mais la droite s’empare prestement de l’affaire, et met en accusation la politique de libéralisation de la vie publique : Louvel n’est-il pas un ouvrier qui sait lire, un ouvrier dont la presse libérale aura infecté l’esprit ? Charles Nodier ne craint pas d’affirmer dans le Journal des Débats :  » J’ai vu le poignard de Louvel, c’était une idée libérale »25. (En réalité, Louvel a peu lu, et surtout pas la presse libérale.) Huit jours suffisent pour que le président du Conseil, pourtant le favori bien-aimé du roi, soit contraint de démissionner. Le duc de Richelieu – lui aussi un centriste, mais de droite – est rappelé. Il n’accepte le ministère qu’après s’être assuré du soutien du comte d’Artois, depuis toujours opposé à la Charte et à toute politique de conciliation avec les tenants de la Révolution et de l’Empire26. Le nouveau chef du gouvernement réalisera trop tard qu’il a conclu un marché de dupes : si la droite soutient un ministère modéré, c’est juste le temps d’en obtenir le vote des lois qui vont bouleverser le jeu politique. Hercule de Serre, le hardi promoteur des fameuses « lois de Serre », accepte d’être une fois encore garde des Sceaux : depuis peu, la crainte du désordre l’entraîne vers la droite, au moment où ses amis Doctrinaires basculent à gauche.

En mars 1820 sont ainsi votées, dans l’urgence, une loi qui suspend la liberté individuelle en cas de soupçon de complot contre le roi, et une autre qui rétablit l’autorisation préalable de publier et la censure. En juin, une loi dite du « double vote » permet que les électeurs les plus fortunés votent deux fois lors d’une même élection ; aussi, dès l’automne, la Chambre des députés comporte-t-elle plus d’ultras que de libéraux. L’année suivante, le clergé obtient le contrôle de l’Université (les étudiants ayant beaucoup manifesté contre ces lois) et, pour faire bonne mesure, celui des collèges : en quelques mois, l’alliance du Trône et de l’Autel, si caractéristique du XIXe siècle monarchique, se met en place.

Dans cette atmosphère de retour aux valeurs de l’Ancien Régime, les procès intentés au romancier Victor Ducange et au chansonnier Béranger montrent que les magistrats et les jurys interprètent toute critique du catholicisme comme un outrage à la « morale publique et religieuse ». En juin 1821, Ducange est inculpé à ce titre pour Valentine ou le pasteur d’Uzès, un roman qui dénonce les excès de l’aristocratie catholique pendant la Terreur blanche de 1815 dans le Midi. L’arrêt de renvoi note que, tout au long du récit, « l’impiété le dispute à la licence et [… que son] but évident est de traîner en ridicule la religion de l’État, ses cérémonies et ses ministères ; et de décrier le gouvernement du Roi »27 : la « licence » pointe vers l’outrage aux bonnes mœurs, et « l’impiété », vers la « morale publique et religieuse », mais la loi n’est en principe pas chargée de protéger la « religion de l’État ». L’auteur est néanmoins condamné à six mois de prison et cinq cents francs d’amende.

Quatre mois plus tard, c’est au tour de Pierre-Jean de Béranger, le déjà célèbre chansonnier populaire28. Longtemps auteur de chansons à boire, il s’est tourné depuis la fin de l’Empire vers des compositions plus politiques et poétiques. Le patronage de Lucien Bonaparte, protecteur des lettres et des arts, lui a valu une bourse, puis un emploi d’expéditionnaire à l’Université. Depuis la Seconde Restauration, la presse libérale a publié ses chansons engagées, qu’il définit d’ailleurs comme « morales » et non pas politiques : elles tapent dur sur l’Ancien Régime, sur ses aristocrates et sa prêtraille, et célèbrent le peuple héroïque de l’épopée napoléonienne, sa gaieté et sa passion pour la liberté29. À la fin octobre 1821, Firmin-Didot publie deux volumes de ses chansons, dont l’un a déjà été édité en 1815 sans éveiller l’attention de la censure. En quelques jours, les dix mille exemplaires sont épuisés, l’éditeur annonce déjà un nouveau tirage, la nouvelle fait scandale à droite : le poète est immédiatement privé de son emploi administratif et cité en justice.

Or il comparaît le 8 décembre 1821, cinq jours après qu’Hercule de Serre, encore garde des Sceaux, eut déposé sur le bureau de la Chambre des députés un projet de loi sur la répression et la poursuite des délits de presse : contredisant ce qu’il avait âprement défendu quelques mois plus tôt, le ministre propose de développer l’article 8 de sa loi, afin d’y introduire l’outrage à la religion de l’État30. Le projet n’aboutit pas, mais il est révélateur du moment politique : Louis XVIII abandonne à présent la direction des affaires à son frère, le comte d’Artois, dont il a pourtant toujours détesté les idées ; les ultra-royalistes viennent de remporter une victoire électorale supplémentaire et, dans la classe politique comme dans la presse, chacun sait que Richelieu va devoir démissionner, et que la période libérale s’achève.

Devant l’entrée de la cour d’assises de Paris, une foule compacte de curieux et de partisans du chansonnier bloque l’entrée, si bien que l’audience commence en retard31. Dans la salle, un public choisi de deux cents personnes a réussi à se caser : des libéraux de premier plan (le pair Victor de Broglie et son beau-frère Auguste de Staël), des femmes du monde, des avocats et des journalistes. Quatre chefs d’accusation ont motivé le renvoi de l’affaire devant le tribunal : l’outrage aux bonnes mœurs, l’outrage à la morale publique et religieuse, l’offense à la personne du roi, et la provocation au port d’un signe de ralliement prohibé. Bien que certains d’entre eux soient interdépendants, je m’en tiendrai à l’outrage à la morale publique et religieuse, qui vise huit chansons32.

Aucune d’entre elles ne professe l’athéisme, car Béranger est un spiritualiste et il vénère le « Dieu des bonnes gens » (c’est le titre d’une chanson qui ne fait pas l’objet d’une incrimination), miséricordieux envers les petits, et courroucé par les puissants qui se sont emparés de son nom. Par contre, les textes mis en cause célèbrent les plaisirs simples – le vin, la bonne chère, l’amour – et moquent leurs contempteurs. Ainsi, dans « Deo gratias d’un épicurien », un jouisseur ponctue chacun de ses plaisirs par une action de grâces, pratique considérée comme une provocation « en ce siècle d’impiété » où « l’on rit du Benedicite« . Et, puisque l’enfer est peuplé d’épicuriens et de jolies filles, chaque strophe de « La descente aux enfers » se conclut par « Tant qu’on pourra, larirette, On se damnera, larira ». Enfin, dans « Mon curé », un aimable ecclésiastique, buveur et jouisseur, comprend trop bien les faiblesses de ses ouailles, et il redit à sa très jeune nièce, un refrain après l’autre, « Baise-moi, Suzanne, Et ne damnons personne ».

« Le Bon Dieu » exprime la philosophie générale de Béranger : le Créateur, navré par l’état moral de la planète, désavoue en bloc la manière dont son nom est exploité par les prêtres (des « nains tout noirs Dont mon nez craint les encensoirs »), les rois (« ces nains si bien parés, Sur des trônes à clous dorés »), et les généraux (des « pygmées M’appelant le Dieu des armées »), et il conclut chaque refrain : « Je veux, mes enfants, que le diable m’emporte, Je veux bien que le diable m’emporte. » « Les missionnaires » moque la politique cléricale en général : Satan, devenu commerçant en prières, répand sur la planète des missionnaires porteurs de son message : « Par Ravaillac et Jean Chatel (deux régicides, des fanatiques du catholicisme) Plaçons dans chaque prône, Non point le trône sur l’autel, Mais l’autel sur le trône. Que les rois soient nos bedeaux. » Enfin, « Les capucins » et « Les chantres de la paroisse » raillent l’innovation politique du moment, l’alliance du Trône et de l’Autel. Le refrain du premier, « Bénis soient la Vierge et les saints, On rétablit les capucins » fait mine de se réjouir du retour annoncé de l’ordre des capucins, chassés de France depuis la Révolution. Le couplet suivant a particulièrement indigné l’avocat général33 : « L’église est l’asile des cuistres, Mais les rois en sont les piliers ; Et bientôt le banc des ministres Sera le banc des marguilliers ». « Les chantres de la paroisse », sous-titré « le Concordat de 1817, chanson à boire » est une charge contre les négociations sans lendemain entreprises par le gouvernement français pour le retour au Concordat de 1516 : « Gloria tibi, Domine, Que tout chantre boive à plein ventre, Gloria tibi, Domine, Le Concordat nous est donné ».

On le voit, le procureur tient pour nulle et non avenue la subtile explication de l’article 8 que de Serre avait exposée à la Chambre des députés. L’avocat de Béranger ne cesse de rappeler à la Cour qu’en ce 8 décembre 1821, son client n’est passible que de la loi sur l’outrage à la morale publique et religieuse, puisque la nouvelle loi sur l’outrage à la religion d’État n’est pas votée. Or, selon la loi en vigueur,

« La morale religieuse n’est pas […] la morale de telle ou telle secte. Ce n’est pas plus celle de l’Alcoran que celle des rabbins ; celle des catholiques que celle des luthériens, des calvinistes, ou des anglicans… », c’est l’idée universelle de religion, nécessaire à tous les hommes. « Vous vous rappelez qu’on voulait y introduire les mots religion chrétienne, afin de faire un délit spécial des offenses dirigées contre cette religion » et que le rapporteur de la loi avait rejeté cet amendement « comme pouvant rappeler des querelles de religion entre les différentes sectes »34.

Toutefois, rien n’y fait : le procureur maintient que « la morale religieuse n’est autre que la morale enseignée par la religion » (le catholicisme), que l’article 8 combat l’impiété « des esprits contre l’existence d’un Dieu et l’authenticité de son culte » (celui qu’il pratique) ; et qu’enfin, cet article protège « tout ce qui est inviolable et sacré », et notamment les ordres religieux catholiques, y compris ceux qui sont encore interdits en France.

À l’instant où le pouvoir rétablit l’idéologie de l’Ancien Régime, il n’est pas étonnant qu’un magistrat important tienne ce genre de propos. Toutefois, l’avocat général a été suivi par un jury, auquel le législateur de 1819 avait attribué un discernement spécial sous prétexte qu’il serait issu du « peuple » : deux propriétaires électeurs, un écuyer, un marchand de cristaux, un fabricant de porcelaine, deux notaires, un chef de division au ministère de l’Intérieur, etc… condamnent Béranger à trois mois de prison et dix mille francs d’amende – que ses admirateurs se cotiseront pour régler35. Interné à la prison de Sainte-Pélagie, il y occupera la cellule que vient de quitter le pamphlétaire Paul-Louis Courier, lui aussi victime de l’article 8, mais pour outrage à la morale publique, et non à la morale religieuse36.

Dès sa prise de fonctions, Joseph de Villèle, le nouvel homme fort du régime, réalise que la droite, malgré ses constantes victoires électorales, est encore entravée par la presse libérale, « un dissolvant auquel aucun gouvernement ne saurait résister »37. Il entreprend donc de faire voter plusieurs lois sur la presse, qui sont toutes promulguées en mars 1822, et qui comportent, entre autres, un étonnant délit « de tendance », et une loi supplémentaire contre l’outrage à la religion, celle-là même que de Serre avait envisagée l’année précédente38. Au surplus, les délits de presse sont désormais transférés des jurys d’assises aux tribunaux correctionnels puis aux cours royales.

Grâce au « délit de tendance », un journal peut être poursuivi sans qu’aucun de ses articles ne tombe sous le coup d’un délit de presse, au cas « où son esprit résultant d’une succession d’articles serait de nature à porter atteinte à la paix publique, au respect dû à la religion de l’État et aux autres religions légalement reconnues en France, à l’autorité du roi, à la stabilité des institutions constitutionnelles… »39. La cour peut suspendre ce périodique pour un mois, puis, en cas de récidive, pour trois mois, et enfin, l’interdire de façon définitive. C’est, en somme, une systématisation du délit d’opinion sur la politique ou les idées du gouvernement : un retour caractérisé à l’arbitraire judiciaire.

L’exposé des motifs de la nouvelle loi sur le délit d’opinion religieuse reconnaît que la précédente, celle de 1819 sur la « morale publique et religieuse », n’exprimait pas de façon explicite ce que « tout le monde avouait (y) exister ». C’est qu’elle protégeait, en réalité, la religion en général, c’est-à-dire une abstraction assez vague : au contraire, la loi du 25 mars 1822 concerne certaines religions positives en particulier. Elle condamne à une peine de prison de trois mois à cinq ans et d’une amende de trois cent à six mille francs « quiconque […] aura outragé ou tourné en dérision la religion de l’État » ; et elle prévoit « les mêmes peines […] contre quiconque aura outragé ou tourné en dérision toute autre religion dont l’établissement est légalement reconnu en France ». Puisque la Charte a proclamé le pluralisme confessionnel, la loi ne peut faire autrement que d’étendre la protection des religions aux protestantismes et au judaïsme, mais chacun sait que leurs représentants ne porteront jamais plainte sous ce prétexte. Aussi faut-il comprendre que la sévérité des sanctions vise à décourager les seule attaques contre le catholicisme. Les peines se sont considérablement aggravées en dix mois, puisque l’article 8 de la loi de 1819, qui d’ailleurs reste en vigueur, prévoyait seulement un mois à un an de prison, et une amende de seize à cent francs40. Que s’est-il passé ? Peut-être le législateur aura-t-il enfin compris comment donner à « la société » les moyens de « se défendre elle-même ».

L’assimilation des intérêts de « la société » à ceux du seul catholicisme trouve son aboutissement dans la loi de 1825 sur le sacrilège. Bien qu’elle ne concerne pas un délit de presse, il convient d’en parler ici, car elle consacre la volonté de protéger le catholicisme, qui redevient donc pendant le règne de Charles X, comme au temps de l’Ancien Régime, le principal support de la sacralité de l’État41. Le titre de la loi – « sur la répression des Crimes et délits
 commis dans les Édifices ou sur les Objets 
consacrés à la Religion catholique 
ou aux autres Cultes légalement établis en France » – conserve la fiction d’un État pluriconfessionnel, mais les actes sacrilèges visés – le vol ou la dégradation des hosties ou des vases consacrés dans les églises – concernent exclusivement le catholicisme, car ils reposent sur la doctrine de la transsubstanciation. Les peines encourues sont draconiennes (la mort ou les travaux forcés à perpétuité), et elles renouent avec la cruelle mise en scène autrefois imaginée pour le crime de blasphème. Toutefois, l’appareil judiciaire et les jurys refuseront de suivre, et ils acquitteront les accusés de manière systématique42. En 1830, la Révolution de Juillet abrogera la loi sur le sacrilège sans qu’elle ait été appliquée, ainsi que l’article 6 de la Charte sur le catholicisme, « religion de l’État » : il redevient celle « professée par la majorité des Français ».

IV. Le blasphème contre la famille, la propriété, et l’autorité de l’État

Réaction libérale contre la politique droitiste de la Restauration, la Monarchie de Juillet a tôt fait de liquider les symboles de l’alliance entre le Trône et l’Autel : dès la déposition de l’héritier de la branche aînée des Bourbons, le sacre et l’idée même d’une monarchie absolue garantie par l’Église deviennent des vieilleries, le drapeau tricolore réapparaît, l’aristocratie et le clergé sont contraints d’adopter des comportements plus modestes, les hiérarchies se modifient, et de nouveaux groupes sociaux commencent à peser sur la décision politique. Celle-ci, pourtant, demeure entre les mains du « roi des Français », assisté par une élite censitaire un peu plus large qu’auparavant, mais néanmoins réduite à la notabilité. À l’exception de quelques franc-tireurs, personne n’exige encore le suffrage universel, ni un véritable régime parlementaire, car les dix-huit années de la Monarchie de Juillet constituent une transition où toutes sortes de compromis sont tentés. Ainsi, bien que le souverain se révèle particulièrement enclin à dissoudre la Chambre des députés dès qu’elle lui résiste, elle n’en devient pas moins le cœur battant de la vie politique, appuyée sur une presse libre, nombreuse, et qui commence à rencontrer un lectorat populaire.

Néanmoins, l’attentat manqué de Giuseppe Fieschi contre Louis-Philippe, en 1835 entraîne un durcissement des lois sur la presse. Et, bien que l’Église et l’État ne soient plus dans la même familiarité qu’au temps de la Restauration, les magistrats redécouvrent la loi de 1819 et son article 8, que le nouveau régime n’avait pas pensé à abroger. La conception de la « morale publique et religieuse » revêt alors une interprétation plus conforme à l’orientation bourgeoise du nouveau régime : la famille, fondement d’un ordre social inégalitaire qui entend se maintenir, devient un composant essentiel de la religion. Par exemple, le 10 mars 1842, Auguste Luchet, un auteur de romans sociaux, comparaît avec son éditeur sur le fondement de l’article 8. Le Nom de famille rapporte les mésaventures d’un bâtard, engendré par une marquise qui l’a conçu avec le fils d’un homme qu’elle avait fait guillotiner pendant la Révolution : cette naissance mélodramatique a fait de l’enfant illégitime la proie d’une passion homicide envers tout ce qui ressemble à un père. Le roman ne paraît ni très convaincant ni promis à un grand succès, mais le procureur se sent tenu de le poursuivre. Non pas, précise-t-il, pour des raisons politiques, mais au nom « des règles éternelles de la morale publique, les préceptes essentiels de la religion, ce lien sacré entre l’homme et la divinité, les principes conservateurs de la famille, qui unissent les hommes entre eux »43.

Toutefois, c’est surtout après l’échec de la Révolution de 1848 et le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte – la presse est alors frappée, une fois de plus, par une législation draconienne – que l’outrage à la « morale publique et religieuse » devient un chef d’inculpation favori : il justifie environ la moitié des procès de presse au Second Empire, au lieu d’un dixième sous la Monarchie de Juillet. Ce fait empirique – en soi, de médiocre importance – requiert, pour être compris, le recours à des considérations plus générales.

On sait en effet que la Deuxième République, de 1848 à 1852, a révélé à la France conservatrice l’innocuité politique du suffrage universel : d’une part, les trois quarts de la population sont des ruraux que leurs curés encadrent encore assez solidement (c’est pourquoi un chef d’État comme Louis-Napoléon Bonaparte, malgré son désintérêt pour la pratique religieuse, leur confie la surveillance des écoles communales et favorise avec opiniâtreté l’essor de l’enseignement catholique) ; d’autre part, en raison du Concordat, tout le personnel clérical, de l’évêque au curé, est à la merci du gouvernement44. Aussi, même après la fin des Bourbons, après celle des Orléans, et le retour des Bonaparte sur un coup d’État, l’autorité publique trouve-t-elle encore un immense avantage à coopérer avec une Église dont les institutions irriguent opportunément la société, et qui génère, au moindre coût politique, des sujets obéissants.

Concernant la vigueur nouvelle des accusations d’outrage à la « morale publique et religieuse », les cas de Gustave Flaubert pour Madame Bovary, et Charles Baudelaire pour Les Fleurs du Mal, inculpés en 1857 par le procureur Pinard avec leurs éditeurs et imprimeurs, sont trop connus pour qu’il soit nécessaire de s’appesantir. Tout a été dit sur l’obstination du magistrat à attribuer aux auteurs la responsabilité morale des actions, des pensées et des sentiments de leurs personnages, et, d’une façon plus générale, à refuser de percevoir ce qu’est le travail littéraire. L’important pour notre propos est qu’en 1857, la « morale publique » – fondée, comme toujours, sur la volonté divine – interdit aux écrivains de défaire le lien qui souderait les trois valeurs sacrées, le Vrai, le Beau, le Bien : l’amoralisme littéraire devient un délit passible de sanctions pénales. Cela n’empêche pas le procureur impérial d’incriminer séparément, comme un outrage à la « morale religieuse », tous les passages dans lesquels un quelconque élément du culte catholique est associé à de la volupté, et de ressusciter ainsi, inchangé mais érigé en délit, l’ancien péché religieux de blasphème. Flaubert est finalement relaxé par le tribunal avec un blâme, sans doute parce qu’il a réussi à faire jouer ses relations mondaines ; et Baudelaire, moins favorisé, est condamné à une amende et à la suppression de six poèmes de son recueil.

Au cours du Second Empire, régime singulièrement autoritaire, d’autres écrivains sont condamnés sur le même fondement à des peines autrement plus lourdes. Ainsi, toujours en 1857 et à l’instigation du procureur Pinard, les éditeurs et l’imprimeur d’Eugène Sue. L’auteur n’y échappe que parce qu’il décède au cours de l’instruction. C’est un feuilletoniste immensément célèbre – tous les Français connaissent Les Mystères de Paris ou Le Juif errant -, qui n’a jamais eu maille à partir avec la justice. Pour exorciser le désespoir où l’avait plongé le détournement de la Révolution de 1848 par le rejeton des Bonaparte, il a commencé à publier dès après, sans être poursuivi, Les Mystères du Peuple, « l’épopée d’une famille de prolétaires à travers les âges ». Au moment où sort le seizième et dernier volume, le procureur Pinard, furieux de n’avoir pas réussi à faire condamner Flaubert, s’en prend à Eugène Sue. Le roman et les responsables de sa diffusion sont condamnés pour six délits : outrage à la « morale publique » et aux « bonnes mœurs », outrage à la « religion catholique », excitation à « la haine et au mépris des citoyens les uns contre les autres », apologie de « faits qualifiés de crimes par la loi pénale », attaques contre « le principe de la propriété », et enfin, « excitation à la haine et au mépris du gouvernement établi par la Constitution ». Les exemplaires et les clichés sont détruits, les éditeurs et imprimeurs sont emprisonnés et condamnés à des amendes exorbitantes.

Or le procureur Pinard n’est pas le seul magistrat du Second Empire qui assigne des auteurs au nom de la « morale publique et religieuse ». En 1858, par exemple, Proudhon (déjà familier des tribunaux) est poursuivi pour un essai anti-religieux, De la justice dans la Révolution et dans l’Église. Le tribunal correctionnel de la Seine le condamne à trois ans de prison au motif que ses propos ont pour « résultat de froisser de la façon la plus douloureuse les croyances religieuses dont la loi commande le respect »45. Même pendant la période dite libérale du Second Empire, les procès ne cessent pas. En 1869, Alfred Naquet, alors un socialiste radical proche de Bakounine, est condamné à quatre mois de prison et cinq cents francs d’amende pour outrage à la « morale publique et religieuse » et pour attaque contre la famille et la propriété : Religion, propriété, famille ne s’en prend pourtant qu’au mariage et à sa sanctification religieuse. (Devenu sénateur de la Troisième République, il rétablira le divorce en 1884).

V. La fin du délit d’opinion religieuse

Le 2 septembre 1870, la défaite militaire devant l’Allemagne et la capture de Napoléon III à Sedan mettent fin au Second Empire sans que la classe politique ait pu le prévoir. Quand, deux jours plus tard, Gambetta proclame la République depuis le balcon de l’Hôtel de ville de Paris, le pays est loin d’en avoir adopté l’idée. La France ne s’interroge alors que sur la poursuite ou non de la guerre : rassurée, en février 1871, par la politique de paix que proposent les monarchistes, elle élit une Assemblée massivement royaliste qui approuve l’armistice. Les problèmes sérieux sont abordés après l’écrasement de la Commune de Paris : pendant plusieurs années, les monarchistes se montrent incapables d’arbitrer entre leurs deux dynasties, Bourbon et Orléans, alors que le camp républicain se transforme en profondeur. Il s’adjoint quelques conservateurs éminents issus du bonapartisme (Thiers, le massacreur de la Commune), et certains de ses leaders radicaux se convertissent à la modération (Gambetta). Au surplus, de nombreux militants entreprennent de sillonner la province pour y propager la bonne parole : en quelques années, ils remportent une adhésion suffisante pour faire élire une Assemblée républicaine et modérée, c’est-à-dire conservatrice. La dernière hypothèque sur le régime républicain est levée le 30 janvier 1879 par la démission du président Mac Mahon, un légitimiste qui n’aura su ni rétablir la monarchie, ni gouverner contre la volonté des Assemblées. L’échec de sa politique d’Ordre moral, violemment anti-républicaine et cléricale, signifie surtout que la France est enfin capable d’une démocratie parlementaire, neuf ans après avoir proclamé la République.

En 1881, trois républicains modérés occupent la présidence de la République (Jules Grévy), celle du Conseil des ministres (Jules Ferry), et celle de la Chambre (Léon Gambetta) : le pouvoir de ces « opportunistes » – selon le sobriquet de leurs concurrents plus radicaux – repose sur une alliance provisoire entre les deux partis situés au centre gauche de l’Assemblée46. Ils se distinguent surtout des courants les plus radicaux par le rythme des réformes qu’ils envisagent : en particulier, ils repoussent d’emblée la fin du Concordat et la séparation des Églises et de l’État, deux exigences traditionnelles du mouvement47. Par contre, de 1881 à 1885, ils entreprennent, avec une entière détermination, de faire voter plusieurs lois destinées à républicaniser la société. Celle sur la presse, du 29 juillet 1881, qui nous intéresse ici, doit être comprise comme un élément de cette politique, au même titre que les autres lois qui organisent les grandes libertés et l’École laïque.

Son article 1er, d’une brièveté stupéfiante – « L’imprimerie et la librairie sont libres » -, efface quatre-vingt-dix années de tutelle de la presse : plus de déclaration de l’imprimeur, plus de contraintes autres pour le colporteur que d’avoir un catalogue, plus d’autorisation préalable, plus de censure, plus de signature obligatoire, plus de timbre, plus de cautionnement pour les journaux48. Eugène Lisbonne, rapporteur de la loi devant la Chambre des députés, souligne que sa grande, son unique nouveauté consiste en ce que, désormais, la liberté de la presse n’est plus limitée que par la sanction a posteriori d’actes délictueux relevant du droit commun49 :

« Nous avons affirmé que le projet ne range dans cette catégorie la manifestation d’aucune opinion, quelle qu’elle soit. Nous avons dit : plus de délit d’opinion, de doctrine, de tendance »50.

De nombreuses incriminations disparaissent ainsi de la législation sur la presse, que nous avons pu voir infligées au cours des décennies antérieures : provocation à la désobéissance aux lois ; attaques contre le principe de la propriété, contre les droits de la famille, contre la Constitution ; excitation à la haine et au mépris du gouvernement, ou des citoyens les uns contre les autres51, et, bien sûr, les deux outrages à la « morale publique et religieuse », ainsi qu’aux « religions reconnues par l’État ». Eugène Lisbonne commente ainsi leur abrogation :

« Tout a été dit, et merveilleusement dit sur ces deux prétendues infractions qui existent encore dans nos lois spéciales. Délits d’opinion s’il en fût, délits insaisissables au point de vue de l’intention, délits stériles au niveau de l’effet qu’ils peuvent produire »52.

Selon Lisbonne, en effet, depuis les avocats des accusés célèbres (Béranger et Paul-Louis Courier) jusqu’à l’ultime garde des Sceaux du Second Empire, trop de juristes ont souligné l’insupportable imprécision de ces délits :

« Il suffit que tel ou tel délit soit vague pour qu’il soit aboli. Nous ne conservons que les délits qui ont un caractère défini, une précision suffisante, ceux qu’incrimine, d’accord avec le droit commun, la conscience universelle. (…) Il n’y a pas de juge possible pour les délits qui résistent à la définition. C’est ce qu’a pensé votre commission. La réforme absolue que nous vous proposons ne pouvait pas s’adapter à l’Empire, quelque libéral qu’il prétendît être devenu. Elle s’adapte à la République »53.

Les temps ont manifestement changé : le retrait des deux délits soulève fort peu d’objections. À la Chambre des députés, l’opposant le plus vigoureux est Charles Freppel, évêque d’Angers, un monarchiste dont l’éloquence est d’ordinaire redoutée. Ce jour-là, il ne trouve que des paroles convenues, trop souvent ressassées : la fin de ces infractions constituerait « une véritable abomination », la Chambre aurait-elle programmé de « sacrifier Dieu » – « tout ce qu’il y a de plus sacré dans le monde » -, ce que, précisément, la loi a mission de protéger ? À l’extrême-gauche, Georges Clémenceau répète le mot de Montesquieu : « Dieu se défendra bien lui-même ! », puis, citant Jules Simon, il réclame « sans ambages, le droit d’outrager une religion »54. Au Sénat, c’est encore un monarchiste qui s’y oppose, Henri de Gavardie, dont la niaiserie provoque souvent l’hilarité de la Chambre. Ces délits doivent être maintenus parce qu’il serait affligeant « de voir qu’une société qui doit toute sa grandeur au christianisme s’efforce de chasser Dieu des institutions ». Devant les commentaires goguenards (« Allons donc ! »), il se rabat sur l’idée qu’ils protègent les fondements même de la « morale universelle ». Les exclamations de la gauche le mettent en rage :

« Vous contestez cela ? Qui le conteste ? Je voudrais bien savoir qui pourrait contester ici, comme vérités devant être sanctionnées par la loi, l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, et la nécessité d’un culte d’une façon générale ? Personne ne peut contester cela »55.

Un sénateur fait savoir que, justement, il le conteste : « Ah, réplique de Gavardie, vous êtes bien le seul ! » Deux, puis trois autres se signalent alors, et lui conseillent de proposer plutôt un amendement. Il demande le maintien de l’outrage à la « morale religieuse », sans faire référence à la « morale publique » : l’amendement est rejeté dans la gaieté générale, et de la sorte, les deux délits contre la religion sortent de la législation française après avoir protégé l’État pendant une soixantaine d’années.

Lors des débats parlementaires, l’inconsistance des objections cléricales est le fait le plus nouveau, ainsi que le plus stupéfiant : les locuteurs réalisent au moment même où ils parlent qu’ils ont cessé d’être crédibles, alors qu’ils l’étaient encore quelques mois plus tôt, au temps de l’Ordre moral. L’arrangement politico-religieux qui a rendu possible, durant tant de siècles, la criminalisation du blasphème, est soudain périmé, et il l’est une fois pour toutes. Car le jeune régime républicain, alors même qu’il est politiquement incapable de mettre fin au Concordat ou de proclamer la séparation des Églises et de l’État, s’est déjà engagé – et avec quelle énergie, si l’on considère l’œuvre scolaire de ces années-là – dans la voie de la laïcité. Le régime de laïcité proprement dit ne sera véritablement établi qu’en 1905, mais, dès 1881, il est désormais impossible, de poursuivre un écrit au seul prétexte qu’il porterait atteinte à la religion.

En 1819, Hercule de Serre avait prétendu abolir pour toujours les délits d’opinion, sans voir que son anthropologie limitait de deux manières l’ordre de l’opinable. D’une part, l’opinion était assujettie à des vérités indiscutables, prétendument proférées par Dieu, créateur et législateur suprême du monde. D’autre part, la créature était scindée en deux paquets de facultés désaccordées : d’un côté, la raison, vouée à un travail, lent et serein, la construction critique de vérités provisoires ; de l’autre, le chaos de l’irréflexion, fait d’opinions injustifiées, d’émotions, de passions, et d’actions irraisonnées – parmi lesquels des actes de parole injurieux. Aussi, les lois de Serre ont-elles autorisé en principe la critique des religions particulières, comme de toute opinion, à condition qu’elle s’inscrive dans une conception théiste du monde, et qu’elle s’énonce sur un ton modéré56.

À son tour, la loi sur la presse de 1881 a voulu abolir les délits d’opinion légués par les monarchies autoritaires du XIXe siècle, le législateur étant, cette fois, laïque, républicain et positiviste. La nouvelle loi a donc refusé de sanctionner aucune opinion – qu’elle porte sur Dieu, la propriété, la famille, l’État ou sur tout autre sujet -, ni aucun sentiment – qu’il concerne les institutions ou les personnes. Elle n’a reconnu comme délits que certains actes préalablement spécifiés par le Code pénal, ainsi que trois autres, spécifiques à la presse : les offenses aux autorités publiques, l’injure et la diffamation envers le particuliers. Dans sa pratique, la jeune République s’est vite révélée incapable de laisser libres les opinions relatives à l’autorité publique et aux mœurs, mais elle a sans conteste aboli le délit d’opinion religieuse.

 

Nul n’aurait pu imaginer le spectaculaire retournement de situation que nous vivons depuis le début des années 1980. Exploitant les virtualités ouvertes par une loi de 1972 contre le racisme, des associations dévotes issues de l’extrême-droite catholique – bientôt rejointes par une association ad hoc de l’Episcopat – obtiennent des condamnations pour « injure au sentiment religieux », « diffamation religieuse », ou « provocation à la discrimination, à la violence et à la haine religieuse ». Des juristes, parfois réputés, invoquent désormais un « droit au respect des croyances », élevé à la dignité d’un « droit fondamental de la personnalité », et, tant qu’à faire, d’une « norme constitutionnelle d’égale valeur à celle de la liberté d’expression ». Un siècle après sa disparition, le délit d’opinion religieuse a donc fait sa réapparition dans nos prétoires, sinon dans nos lois. Il diffère de l’ancien délit de blasphème en ce qu’il ne sanctionne plus les offenses à Dieu mais celles à la sensibilité de ses fidèles : car si l’on parle encore de « blasphème », ce n’est plus dans les prétoires, où le terme n’a pas cours, mais dans le débat public ou entre dévots.

Cette volte-face n’était pas prévisible pour une raison simple : l’incrimination du nouveau délit, qui se fonde sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, a été inaugurée par deux activistes qui la vomissaient, ainsi que toutes les idées responsables de la chute de la monarchie. En 1984, Mgr Lefebvre, un prélat intégriste qui s’était distingué au concile Vatican II par son refus de voter la liberté de conscience, et qui avait fondé une Association Saint-Pie X pour la restauration du catholicisme authentique, assigne en justice l’affiche du film Ave Maria : l’image d’une jeune fille appétissante, les seins nus et attachée à une croix, constituerait un « outrage aux sentiments des catholiques ». Le président du Tribunal d’instance de Paris lui donne raison, et l’affiche est immédiatement retirée. Bernard Antony, directeur d’un journal traditionaliste et député européen du Front National, n’a pu se joindre au procès parce qu’il vient à peine de fonder l’association qui lui ouvrirait le droit de se porter partie civile. Mais dès 1985, son Alliance Générale contre le Racisme et pour le Respect de l’Identité Française et chrétienne (AGRIF), assigne Jean-Luc Godard, réalisateur de Je vous salue, Marie et son producteur pour « diffamation raciste envers les catholiques ». L’AGRIF perd son procès, mais elle inaugure brillamment une politique d’occupation perpétuelle des tribunaux, à seule fin de défendre les « sensibilités catholiques » contre toute production susceptible de les « blesser ».

Il aura donc fallu douze ans à ces deux réactionnaires pour qu’ils acceptent de troquer l’habit du bourreau contre celui de la victime, et le discours intransigeant de la vérité contre celui, larmoyant, de la tolérance. Car la loi Pleven, modificatrice en 1972 de la loi sur la presse de 1881, n’avait voulu que conformer la législation française avec les conventions internationales en matière de lutte contre le racisme et la discrimination57 : si longtemps après la fin de la Deuxième guerre mondiale et dix ans après la fin de la guerre d’Algérie, la France se résolvait enfin, comme tous les États démocratiques, à reconnaître un droit à la non-discrimination aux groupes qui avaient expérimenté l’esclavage, la colonisation, et le racisme. L’enjeu politique était d’ailleurs si dérisoire que la loi fut votée à l’unanimité. Trois dispositions de cette loi vont permettre la réapparition d’un délit d’opinion religieuse.

D’abord, le comportement délictueux (discriminatoire, diffamatoire ou injurieux) peut viser non seulement l’appartenance ethnique, nationale, ou « raciale », mais aussi la religion des personnes. Certes, il n’y a délit que si les adeptes d’une certaine religion sont mis en cause en tant que personnes ; et certes, il n’est pas question d’abolir la liberté d’expression et la liberté de conscience, qui autorisent depuis longtemps la contestation des idées, des symboles et des pratiques religieuses. Toutefois, les magistrats se révéleront rapidement incapables de distinguer entre les fidèles (qu’ils dotent d’une « sensibilité » devant être protégée) et leur religion : ainsi, par exemple, quand sont en cause une déclaration pontificale (qu’il s’agisse de l’antisémitisme chrétien ou du préservatif), ou un épisode fâcheux de l’histoire de l’Église.

Ensuite, la loi de 1972 considère que ces comportements sont discriminatoires, diffamatoires ou injurieux quand ils visent non seulement un individu, mais des « groupes de personnes », sans préciser ce qui délimite ces groupes58 : la Convention européenne des droits de l’homme elle-même – encline depuis peu à protéger les « sensibilités religieuses » – a veillé à n’évoquer dans son traité que des individus. Dans la nouvelle loi française, au contraire, il est difficile de désigner avec certitude la cible (individuelle ou collective) que le prévenu est supposé viser : « tous les baptisés de l’Église catholique » (y compris les « progressistes » et ceux qui sont détachés de la pratique) ? les pratiquants ordinaires ? ou un très petit nombre d’entre les fidèles, les dévots qui se disent blessés dans leurs convictions ? Au surplus, quand cette critique s’exprime dans une affiche, le magistrat peut-il la condamner du seul fait qu’elle est placardée dans les rues, c’est-à-dire imposée à tous (celle, par exemple, de Amen, le film de Costa-Gavras) ? Et dans ce cas, veut-on dire que cette imposition constitue une « offense à la liberté religieuse », et donc que la critique des religions doit être exclue des lieux publics ? (La loi sur la presse de 1881 protège en effet, la liberté des affiches et des images exactement au même titre que celle des articles de presse ou des livres).

Enfin, le législateur de 1972 offre à des associations qui auront inscrit dans leurs statuts la lutte contre le racisme le droit de se substituer au ministère public et de se porter partie civile. Or les magistrats auront tendance à considérer les associations confessionnelles comme représentatives de la « sensibilité blessée » des « groupes de personnes » protégés par la loi. L’on peut tout de même se demander si le scandale ressenti par l’Association Saint-Pie X – et même par l’Episcopat – est celui d’un groupe particulier de fidèles ou de tous les « groupes de personnes » catholiques ? Le croisement de ces deux dispositions (l’atteinte à des « groupes de personnes » et le statut des associations admises à agir en justice) contribue évidemment à communautariser la défense des religions.

Les magistrats français n’étaient nullement préparés à faire face à une inflation de procès en défense de la religion, surtout dans le cadre d’une loi antiraciste. Pendant une vingtaine d’années, ils prononcèrent les verdicts qu’ils purent : tantôt favorables à la liberté d’expression, bien qu’avec une motivation souvent fautive, tantôt privilégiant le « droit au respect des croyances », avec une argumentation non moins fragile. En 2002, l’arrivée dans les prétoires des associations musulmanes – pour une déclaration de Michel Houellebecq sur l’islam -, ont prestement remis les pendules à l’heure : s’il faut reconnaître un statut égal à toutes les demandes religieuses, la magistrature française préfère se résoudre à la laïcité. Le jugement rendu en 2007 au procès intenté à Charlie Hebdo pour avoir publié des caricatures du Prophète Mahomet marque, on l’espère, la fin du chaos judiciaire – sinon des procès en défense de la religion.

Références

  • Béranger (1828), Chansons nouvelles et dernières, t. 3, Paris, H. Fournier aîné.
  • Démier, Francis (2012), La France de la Restauration (1814-1830), Paris, Gallimard.
  • Démier (2014), La France du XIXe siècle, 1814-1914, Le Seuil.
  • Desmons, Eric et Paveau, Marie-Anne (2008), Outrages, insultes, blasphèmes et injures : violences du langage et polices du discours, Paris, L’Harmattan.
  • Droin, Nathalie (2011), Les limitations à la liberté d’expression dans la loi sur la presse du 29 juillet 1881. Disparitions, permanence et résurgence du délit d’opinion, Paris, L. G. D. J.
  • Kintzler Catherine (2014), Penser la laïcité, Paris, Minerve.
  • Leveleux, Corinne (2001), La parole interdite. Le blasphème dans la France médiévale (XIIIe-XVIe siècles) : du péché au crime, Paris, De Boccard.
  • Legicom (n° 55, 2015/2), « Liberté d’expression et religion ».
  • Saint-Victor, Jacques de (2016), Blasphème, Brève histoire d’un « crime imaginaire », Paris, Gallimard.
  • Sapiro, Gisèle (2011), La responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe siècle-XXIe siècle), Paris, Seuil.
  • Waresquiel, de, Emmanuel, et Yvert, Benoît (2002), Histoire de la Restauration, 1814-1830, Paris, Perrin.
  • Waresquiel, de, Emmanuel (2015), C’est la Révolution qui continue ! La Restauration, 1814-1830, Paris, Tallandier.

Notes

1 [Note de l’éditeur] Je remercie vivement les éditions Fayard pour cette autorisation. [Edit 31 août 2017] L’ouvrage est paru : voir cette note https://www.mezetulle.fr/les-sensibilites-religieuses-blessees-de-j-favret-saada/.

2 Notamment Corinne Leveleux (2001), dans sa remarquable thèse d’histoire du droit, qu’elle a résumée dans Eric Desmons et Marie-Anne Paveau, eds. (2008), pp. 31-51.

3 C’est bien sûr moi qui souligne.

4 Saint-Victor (2016), op. cit. p. 59. Avant la Révolution, Le Peletier de Saint-Fargeau était président du Parlement de Paris. Devenu député de la noblesse en 1789, il s’empresse de voter la suppression des titres de noblesse (1790), et devient président de l’Assemblée nationale constituante.

5 Selon l’Appendice, les accusés d’un crime qui ne figure pas dans le nouveau Code seront automatiquement acquittés. Voir le texte intégral du Code sur www.ledroitcriminel.free.fr/la_legislationcriminelle/anciens_textes/code_penal_25_09_1791.htm.

6 Ce n’est donc pas un régime parlementaire à l’anglaise, dans lequel le souverain, soumis aux lois votées par le Parlement, se borne à personnifier l’État.

7 J’ai utilisé en particulier Démier (2012 et 2014), de Waresquiel et Yver (2002), et de Waresquiel (2015).

8 Dès les premiers jours de juillet 1789, l’avocat Royer-Collard a participé à la Révolution en souhaitant qu’elle débouche sur une monarchie constitutionnelle. Quand cette perspective s’est éloignée, il est entré au Conseil secret du Comte de Provence, futur Louis XVIII, puis il s’en est retiré après le coup d’État du 18 Brumaire. Professeur d’histoire de la philosophie moderne à la Sorbonne, il se consacre depuis peu à la politique : député de la Marne, et directeur de la Commission d’Instruction publique, il a obtenu la création de l’instruction communale gratuite. Bien que catholique pratiquant, il dénonce dans ses discours les empiètements de l’Église sur les prérogatives de l’État, parmi lesquelles le contrôle de l’enseignement.

9 Le père de François Guizot, un Girondin, a été exécuté alors qu’il était enfant. Eduqué à Genève par une mère calviniste et rousseauiste, il fait ses études supérieures à Paris, où il est très vite remarqué pour son talent : il n’a que vingt-cinq ans quand Louis de Fontanes, grand maître de l’Université, lui confie la chaire d’histoire moderne à la Sorbonne. Il a déjà une position considérable dans la société parisienne et s’est lié d’amitié avec Royer-Collard et les leaders du parti libéral, dont Victor de Broglie à la Chambre des pairs.

10 Démier (2012), p. 260.

11 Hercule de Serre, émigré sous la Révolution et officier dans l’armée de Condé, est rentré en France en 1802. Elu député du Haut-Rhin à la Chambre introuvable de 1815, il y a combattu les ultras. En 1816, le roi l’a nommé successivement président de la Chambre des députés, puis ministre de la Justice dans le gouvernement modéré du général Dessoles.

12 Cette mesure est foncièrement anti-libérale, puisqu’elle réserve le droit de publier à ceux qui peuvent risquer de fortes sommes d’argent. Elle sera combattue à gauche par Benjamin Constant : « […] la lumière et la raison » sont d’autant moins « le partage exclusif d’une partie de la société » que la vocation de la presse est « de dénoncer les abus, d’accueillir la plainte, d’appeler l’attention sur l’arbitraire et les excès du pouvoir » (Démier, 2012, pp. 264-265).

13 C’est moi qui souligne.

14 J’ai utilisé Droin (2011), Mallet-Pujol dans Legicom (2015), Saint-Victor (2016), et Sapiro (2011). La réapparition d’un délit d’outrage à la morale religieuse n’a pas intéressé Démier (2012) et (2014), de Waresquiel et Yver (2002), et de Waresquiel (2015).

15 Sapiro (2011), p. 95. C’est moi qui souligne.

16 Sapiro (2011), p. 96.

17 Plusieurs auteurs récents, notamment des juristes et des historiens du droit, n’ont pas vu que la notion de « morale publique » est intégralement religieuse : ainsi, Droin (2011), Mallet-Pujol dans Legicom (2015), et Saint-Victor (2016).

18 Pour reprendre le terme de Locke, repris par Catherine Kintzler (2014), p. 31.

19 C’est moi qui souligne.

20 Cité par Droin (2011), p. 433. C’est Bonald qui souligne. – À la Déclaration des droits de l’homme, il entend substituer une Déclaration des droits de Dieu, dans laquelle les hommes n’auraient que des devoirs envers lui. Selon sa conception, le roi lui-même n’est qu’un médiateur entre Dieu et les hommes.

21 Mallet-Pujol dans Legicom (2015), p. 9 et Sapiro (2011), p. 97. Cette conception implique qu’on ne saurait être moral sans professer une religion.

22 Son père a été décapité pendant la Terreur, mais l’enfant a été élevé par le second époux de sa mère, le marquis Voyer d’Argenson, lui-même député libéral du Haut-Rhin. Victor de Broglie, nommé pair en 1814, est un familier de Mme de Staël (dont il a épousé la fille), de Royer-Collard et des Doctrinaires. Il a voté contre l’exécution du maréchal Ney et contre les lois d’exception.

23 Sapiro (2011), Ibid.

24 On en trouvera de nombreux exemples dans l’excellent ouvrage de Sapiro (2011).

25 De Waresquiel et Yvert (2002), p. 290.

26 Le futur Charles X avait signé la Charte en 1814 de très mauvaise grâce. Depuis 1815, sa résidence du pavillon de Marsan est le centre de l’opposition ultraroyaliste.

27 Cité par Sapiro (2011), p. 75.

28 On trouvera une analyse détaillée de cette affaire dans Sapiro (2011), pp. 80-89.

29 Béranger a refusé le poste de censeur qu’on lui a proposé pendant les Cent-Jours.

30 Droin (2011), p. 434, § 495.

31 Récit du procès par le Journal des débats et pièces principales dans Béranger (1828), t. 3.

33 Gisèle Sapiro (2011, p. 82) signale que l’avocat général Marchangy représente d’ordinaire le ministère public dans les causes d’ordre politique.

34 Béranger (1828), p. 220. C’est l’avocat qui souligne.

35 La liste complète des jurés figure dans Sapiro (2011), p. 83, n. 102. Je ne partage pas l’appréciation de Sapiro (ibid. p. 84), pour qui Béranger a été condamné à « une peine minime », puisque le minimum serait un mois de prison et seize francs d’amende.

36 Il a publié un pamphlet proprement politique contre le gouvernement. Voir Sapiro (2011), pp. 75-80.

37 Démier (2012), p. 698. Villèle gouverne depuis 1821, il sera président du Conseil jusqu’en 1828.

38 Démier (2012), p. 699 ; Droin (2011), p. 435, § 496 ; Mallet-Poujol in Legicom (2015), pp. 9-12 ; Saint-Victor (2016), pp. 65-66.

39 Démier, ibid. C’est moi qui souligne.

40 Je n’aborde ici que le cas des imprimés, mais ces deux lois visent une gamme de supports infiniment plus étendue : « les discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures ou emblèmes vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, placards et affiches exposés aux regards du public », Mallet-Poujol in Legicom (2015), p. 9.

41 En 1825, Charles X tient à se faire sacrer à Reims comme au bon vieux temps. Mais il a beau singer les cérémonies d’Ancien Régime, il ne peut éviter de prêter un serment de fidélité à la Charte de 1814, qui ne lui reconnaît qu’une monarchie limitée.

42 Démier (2012), p. 750.

43 Sapiro (2011) pp. 183-184. Luchet est condamné à deux ans de prison et mille francs d’amende, son éditeur est relaxé pour une raison de forme.

44 Pendant la Deuxième République, les républicains radicaux et les socialistes étaient d’ailleurs hostiles à l’instauration immédiate du suffrage universel, les ruraux leur paraissant inaptes à manifester une conscience politique autonome sans passer par l’étape de l’École laïque.

45 Droin (2011), p. 436.

46 À cette date, les républicains modérés siègent à gauche de l’Assemblée, les radicaux, à l’extrême-gauche, et les légitimistes, orléanistes et bonapartistes à droite.

47 Sous le Second Empire, lorsque Gambetta s’était porté candidat aux élections législatives de Belleville en 1869, ces deux mesures avaient constitué des point essentiels de son programme. Une fois la République advenue, en 1880 Clémenceau, une figure importante de la gauche radicale, en maintient l’exigence contre Gambetta.

48 Sapiro (2011) p. 328.

49 Eugène Lisbonne a été procureur à Béziers, proche de Lamartine pendant la Révolution de 1848, et révoqué après le coup d’État du 2 décembre 1851. Opposant au régime pendant le Second Empire, il a été nommé préfet de l’Hérault dès la proclamation de la République, et il a été élu de l’Union républicaine depuis 1876. Enfin, il a refusé de voter la confiance au gouvernement de Broglie (Ordre moral) en 1877.

50 Débat du 5 juillet 1880, JORF, 18 juillet 1880, Chambre des députés, Annexe n° 2685, p. 8297, sur le chap. IV de la loi,  » Des crimes et délits commis par voie de presse ou par tout autre moyen de publication ».

51 L’incrimination est refusée sous prétexte que « ce sont des sentiments, et l’on ne punit que des actes. […] La haine et le mépris sont des sentiments dont la manifestation même publique échappe à la responsabilité pénale. On ne décrète pas l’estime ou l’affection, on ne saurait interdire le mépris ou la haine. » Saluons l’audace du législateur de 1881 qui, bien que républicain « opportuniste », entérine pleinement l’apparition de la lutte des classes et de conflits politiques irrémédiables.

52 Ibid. Le rapporteur de la loi devant le Sénat, Camille Pelletan reprendra cet argument : « Le projet écarte résolument tous ces dangers imaginaires, tous ces délits arbitraires, qui n’étaient que des réminiscences du Moyen-Age, égarées dans la législation moderne. »

53 Cité par Droin (2011), pp. 436-437.

54 Ibid. Mgr Freppel est un « catholique social », fondateur de l’université catholique d’Angers. Il est évidemment hostile à l’instruction laïque, qu’il juge « inutile, inefficace, et tendant au socialisme d’État ».

55 JORF 12 juill 1881, Débats parlementaires. Sénat, p. 1107-1108.

56 C’est exactement ce qu’admet à l’époque la jurisprudence de la Blasphemy Law britannique, dans laquelle la religion anglicane, support symbolique du Royaume, tient la même place que le théisme en France.

57 La Convention internationale sur l’élimination de toute forme de discrimination raciale ratifiée par la France en 1969, et la Convention européenne des droits de l’homme, signée en 1974.

58 Ainsi, art. 24, al. 5 : « Ceux qui […] auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » seront condamnées à une peine de prison et/ou d’amende aggravée. – C’est moi qui souligne.

© Jeanne Favret-Saada, 2016.

Au nouveau chic radical : « Laïcité, dégage ! »

Sur le livre « La Critique est-elle laïque ? »

En se penchant sur l’ouvrage récemment traduit en français La Critique est-elle laïque ?1 Jeanne Favret-Saada revient sur le cas de l’affaire danoise des caricatures, qu’elle a elle-même étudiée dès 20072. Elle montre, entre autres, que La Critique est-elle laïque ? prend son départ dans une version tronquée de la crise des dessins de Mahomet en vue de justifier une critique cinglante de la laïcité, y compris sous la forme anglo-américaine du secularism . Malgré ses oripeaux scientifiques, le livre ne recule pas devant les approximations, les méthodes douteuses et les contresens. Mais c’est qu’il s’agit de soutenir une cause « progressiste » : secularism et laïcité figureraient parmi les instruments que l’Occident libéral s’est forgés afin de soumettre les peuples de la planète à son hégémonie.

 

Ce petit livre, paru en 2009 aux USA sous le titre Is Critique Secular ? Blasphemy, Injury and Free Speech3, rapportait les conclusions d’un séminaire tenu deux ans auparavant à Berkeley sur le caractère laïque ou non de la « théorie critique ». Il avait appuyé sa réflexion sur le cas de l’affaire danoise des dessins de Mahomet en 2005-2006, que j’avais moi-même étudiée dans Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins4. Or dans le livre de ces chercheurs américains, les références aux événements survenus pendant l’affaire (entre 30 septembre 2005 et printemps 2006) étaient rarissimes et grossièrement partiales, malgré la présence de deux anthropologues, Talal Asad et Saba Mahmood, en principe voués à l’empirie.

Du coup, j’avais étudié l’armature intellectuelle du volume : qu’était-ce donc que cette « théorie critique », dont les auteurs découvraient qu’en aucun cas, elle ne saurait être secular, bien qu’elle prétendît venir en droite ligne de la Kritik kantienne (donc de la pensée des Lumières), de Marx, puis de Foucault ? Bien sûr, j’avais lu quelques livres de Butler, mais j’ignorais son œuvre récente ainsi que celle de Wendy Brown. Après avoir quelque peu besogné dans ces chapitres et consulté les autres publications des deux anthropologues – car j’avais conservé le souvenir d’une monographie lumineuse de Talal Asad, en 1970, sur les Kababish du Nord-Soudan -, j’avais jugé inutile de pousser plus avant : pour finir, Is Critique Secular ? était une petite production, d’une petite secte. Du radicalisme de campus, anti-impérialiste, anti-libéral, et anti-laïque, une production groupusculaire qui n’espère pas donner à penser mais catéchiser ses fidèles. Le livre, en somme, s’adressait à ces croyants potentiels que sont les étudiants, leur proposant la conversion de travaux universitaires en un credo politico-théorique.

Or ce manifeste vient d’être traduit en français, avec une préface de Matthieu Potte-Bonneville qui nous prévient qu’il s’agit là d’une œuvre importante, issue de la grande pensée de Foucault. De divers côtés, on m’a demandé ce que j’en pensais, car il se disait que ce texte était appelé à compter dans le débat intellectuel français. Stupéfiée, j’ai interrogé des collègues américains sur la réception, en 2009, de Is Critique Secular ? sur les campus (énorme), et sur le poids des deux anthropologues, Asad et Mahmood, dans la discipline (énorme). Relisons donc ce livre, en français et en 2015, puisqu’il sort un an après les massacres de janvier à Paris à Copenhague et deux mois après ceux de novembre à Paris, qui ont jeté rétrospectivement une lumière crue sur l’affaire danoise.

Monter une affaire est un travail de longue haleine

Dans mon propre livre sur les événements danois de 2005-2006, j’ai consacré les trois premiers chapitres à leurs préalables : le passé du Danemark en matière de racisme et d’immigration, le changement de majorité parlementaire à partir de 2001, et l’hésitante politique d’immigration du nouveau gouvernement.

L’affaire des dessins de Mahomet est, au départ, une modeste controverse médiatique qui oppose le journal danois le plus important, le Jyllands-Posten, à cinq imams résidant au Danemark. Deux d’entre eux, qui ambitionnent d’y être reconnus comme les porte-paroles de l’islam et qui sont en conflit avec la presse depuis longtemps, protestent contre la publication, le 30 septembre 2005, de douze dessins représentant le Prophète. Ceux-ci figurent à titre de vignettes illustratives dans une grande enquête sur l’autocensure des artistes par crainte de l’activisme salafiste5. Intitulée « Les Visages de Mahomet », elle vise explicitement ces imams « qui portent l’image publique de l’islam » et qui, au contraire de leurs paisibles coreligionnaires, affichent le « sentiment gigantesque, démesuré, de leur propre importance » ainsi qu’une « sensibilité exacerbée devant toute manifestation de désaccord », devant toute « critique de leur conduite personnelle » dont ils font « une insulte au Livre sacré »6. Ces deux imams et trois de leurs collègues, rassemblés dans un « Comité Européen de défense du Prophète », vont lancer une double protestation contre ces dessins : parce que le Jyllands-Posten a enfreint l’interdiction de représenter le Prophète, et parce que ces dessins seraient des caricatures (ce n’est en réalité le cas que pour quatre d’entre eux).

D’emblée, le Comité recourt à deux méthodes de pression : la mobilisation de la population musulmane du Danemark, et le recours à des États musulmans ainsi qu’à leurs organisations internationales. Mais le premier procédé démontre très vite son insuffisance (il n’y aura qu’une seule manifestation, ratée), tandis qu’au bout de cinq mois, le second produit la crise internationale la plus grave que le Danemark ait subie depuis la Deuxième guerre mondiale : les représentants autoproclamés d’une minorité immigrée sont parvenus à enrôler dans leur cause d’importants représentants de l’islam mondial et, potentiellement, son milliard trois cents millions de fidèles.

La Critique est-elle laïque ? Non, bien sûr !

Donc, les auteurs de l’ouvrage américain de 2009 ont entrepris de répondre à la question de savoir si la « Critique » est ou non « laïque ». Le choix de cet adjectif par les traducteurs français semble venir d’une intention de radicaliser le propos des auteurs, ce qu’ils font de deux manières. D’une part, en attribuant une majuscule à « critique » afin de souligner le caractère vénérable de cette activité, destinée à déstabiliser les évidences et les certitudes, tout « ce qui va de soi ou qui paraît donné dans l’ordre des choses »7. D’autre part, en optant pour le concept français de « laïcité », et en désignant ses partisans par le terme de « laïcistes » :

« Malgré les différences historiques considérables entre le monde anglo-saxon et la France, et donc entre secularism et laïcité, nous avons pensé que leurs points communs étaient plus nombreux et plus décisifs dans ce contexte : réduction du religieux à une croyance intime, neutralité supposée de l’État, dimension normative de cette neutralité, etc. »8

Inutile d’objecter aux auteurs de La Critique est-elle laïque ? que leur définition est impropre et qu’elle repose, comme Catherine Kintzler ne se lasse pas de le répéter, sur une confusion entre le domaine de l’autorité publique (qui s’abstient en matière de croyance et d’incroyance) et celui de la société civile, libre d’afficher en public ses opinions, même religieuses. Car ces auteurs n’entendent nullement construire philosophiquement un concept de laïcité, mais proposer une généalogie à la Foucault (il y aurait une épistémè du secularism, concept politique permettant à « l’État libéral » de produire un certain type de sujet), dont Talal Asad a publié le résultat en 1993, et qui a rapidement fait école9. Le principe de neutralité ne serait alors qu’une ruse de l’État moderne, qui assurerait favoriser le libre épanouissement des religions afin de mieux les reléguer dans le champ clos de l’intimité personnelle et donc les plier à ses normes.

Or cette proposition insoutenable – « l’État libéral » cantonnerait les religions dans le for intérieur des citoyens – permet aux auteurs d’en avancer une autre, qui paraît constituer la cible principale du volume : jamais l’État moderne n’a réellement procédé à une quelconque séparation avec la religion (il s’est contenté d’en absorber ceux des aspects qu’il ne pouvait pas anéantir) ; par ailleurs, il n’est pas souhaitable qu’une semblable séparation soit jamais imposée à ces nouveaux venus dans les démocraties euro-américaines que sont les musulmans.

Selon Wendy Brown, les participants au séminaire Is Critique Secular ? se sont rassemblés sur ce projet : depuis les Lumières et Marx, la critique de la religion a été un préréquisit de la pensée critique ; cent cinquante ans plus tard et dans un monde radicalement transformé, où en sommes-nous ? La réponse à cette question exige qu’on accepte de « mettre à l’épreuve le caractère supposément laïc de la Critique » – d’où la forme interrogative du titre10. Toutefois, le propos oscille perpétuellement entre deux registres, celui de l’assertion dogmatique (non, la Critique n’est pas laïque, malgré le préjugé tenace qui « domine l’université occidentale dans son ensemble ») ; et celui de l’interrogation, qui paraît avoir été adopté pour sa vertu magique, car sa forme, par elle-même, effectuerait la « dispersion […], dissémination et désorientation » des idées reçues11.

L’affaire des dessins vue par la Critique

Le séminaire de 2007 a jugé que la crise des dessins danois lui offrait une « occasion extraordinaire » pour apercevoir les conventions jusque-là inaperçues qui régissent les discours sur « la laïcité, la religion, l’insulte, l’offense, le blasphème, la liberté d’expression, la dissidence et la critique ». Les exposés de Talal Asad et Saba Mahmood ont alors joué un rôle central, puisqu’ « ils se concentraient sur l’affaire des caricatures danoises, c’est-à-dire sur les protestations et les débats autour de la publication en 2005, dans un journal danois, d’une série de dessins caricaturant le prophète Mahomet »12.

Quatre commentaires sont ici nécessaires. En premier lieu, la traduction de l’ouvrage (comme c’est aussi le cas dans la presse française) parle de « caricatures » pour désigner douze dessins de presse dont quatre seulement satirisent le Prophète. Or le texte américain du livre parle de cartoons, un terme générique qui recouvre l’ensemble des dessins de presse humoristiques ; et l’on se souvient que la consigne du Jyllands-Posten – « Dessinez le Prophète comme vous le voyez » – laissait ouvertes toutes les possibilités, et que les artistes l’avaient comprise ainsi. En deuxième lieu, Wendy Brown n’indique ni les circonstances dans lesquelles le journal danois a entrepris cette expérience (vérifier l’existence, chez les artistes, d’une peur de dessiner Mahomet), ni le contexte éditorial de leur publication, le dossier sur l’apparition récente de ce sentiment de menace au Danemark et en Suède. En troisième lieu, cette affaire a certes suscité des « protestations » et des « débats », mais aussi une crise internationale majeure, et une épidémie de violences (avec de nombreux morts et blessés, ainsi que des destructions de bâtiments) que ses instigateurs ont eu le plus grand mal à éteindre. En quatrième lieu, entre la publication des dessins et la fin de la crise de très nombreux acteurs sont intervenus : il conviendrait de les identifier, et de préciser quelle fut leur action au jour le jour, car il aura fallu leurs efforts cumulés pour produire une « affaire ».

La Critique est-elle laïque ? prend donc son départ dans une version tronquée de la crise des dessins de Mahomet, en vue de justifier une critique cinglante de la laïcité, y compris sous la forme anglo-américaine du secularism : tous deux figureraient parmi les instruments que l’Occident libéral s’est forgés afin de soumettre les peuples de la planète à son hégémonie.

Talal Asad et la guerre de civilisations

Malgré ma fréquentation de l’œuvre de Talal Asad, j’ai quelque mal à comprendre selon quels principes de méthode il a constitué l’objet empirique dont traite sa contribution à ce volume, « Liberté d’expression, blasphème et critique laïque ». De toute évidence, il a en tête une formation idéologique, la « civilisation occidentale » et son antagonisme obsessionnel avec « la civilisation islamique ». C’est le thème principal de son travail depuis les années 90, mais cette fois, Asad a pris comme angle d’attaque un aspect particulier de la crise des dessins de Mahomet, les idées véhiculées par les Euro-Américains au cours de l’abondant débat public auquel elle a donné lieu.

Pourtant, plutôt que de les exposer et de les mettre en rapport avec les événements que ces polémiques commentaient, Asad les fourre dans une ample besace censée contenir l’idéologie de l’Occident : des slogans de politiciens néoconservateurs américains en 2001 (la « guerre au terrorisme » islamique), la pensée de Francis Fukuyama (l’annonce, en 1992, de la victoire idéologique du libéralisme), le discours du pape Benoît XVI à Ratisbonne (qui, quelques mois après la fin de la crise danoise, se serait emparé de la raison grecque pour en doter le christianisme et combattre un islam qui convertirait par l’épée13), les thèses de Marcel Gauchet sur le christianisme comme religion de la sortie de la religion (1985), des discours xénophobes de politiciens danois sur l’immigration musulmane, une phrase tirée de l’Évangile selon Saint-Jean (« seule la vérité libère » même si elle blesse, fondement supposé de l’injonction à froisser les convictions d’autrui), etc.

Or si l’on prend la peine d’examiner d’un peu près la crise danoise, elle ne montre guère à l’œuvre un Occident chrétien unanime, mobilisé dans une action de masse contre « l’islam ». Ainsi : en 2005-2006, la classe politique et la presse danoises ont été très partagées sur la publication des dessins comme sur les moyens de sortir de la crise ; la population non musulmane n’a pas suivi les idéologues des partis ou des médias, car elle a établi une distinction nette entre l’action des imams salafistes du Comité de défense du Prophète et l’opinion des musulmans vivant au Danemark, reconnaissant d’ailleurs à tous le droit à la liberté d’expression14 ; toutes les institutions religieuses du pays ont désapprouvé la parution des dessins de Mahomet, etc. Bref, à part l’extrême-droite, dont un parti participait à la majorité gouvernementale sans avoir d’impact direct sur la solution de la crise, la nation danoise ne s’est nullement constituée en « civilisation occidentale », sûre de son hégémonie, et acharnée à punir la « civilisation islamique » d’avoir menacé la liberté d’expression. Au demeurant, l’énorme majorité des musulmans vivant au Danemark a refusé de se solidariser avec les imams du Comité, et même de manifester contre les dessins – bien que, évidemment, elle ne les ait pas applaudis.

De même, Talal Asad a beau enrôler Benoît XVI dans son idée fixe – l’Occident, la démocratie, la notion de la vérité qui libère, etc., seraient issus du christianisme, lequel est en guerre avec l’islam -, le pape n’en a pas moins condamné la publication des dessins danois, comme l’ont fait d’ailleurs toutes les religions organisées : il y a un bon demi-siècle qu’en matière de « blasphème », elles font cause commune contre ceux qu’elles appellent les « laïcistes ». Enfin, la plupart des dirigeants des États occidentaux (à l’exception d’Angela Merkel) et des grandes organisations internationales ont condamné la publication des dessins, et fait l’impossible pour calmer le conflit. C’est même la raison pour laquelle, en février 2006, la presse européenne a diffusé les dessins du Jyllands-Posten : elle estimait la liberté d’expression menacée par la démission des dirigeants euro-américains autant que par les porte-paroles de l’islam à travers la planète.

Pour sa part, Talal Asad n’estime pas que la liberté d’expression ait été à aucun moment été menacée dans cette affaire. Certes, « la communauté musulmane » a « réagi » à la publication des « caricatures » du Jyllands-Posten, mais c’est la réaction euro-américaine à la réaction musulmane qui pose question à l’anthropologue : pourquoi « la société laïque libérale » ne tolère-t-elle pas qu’on soulève publiquement une objection religieuse ? Du fait qu’il se cantonne à l’analyse des discours « occidentaux-chrétiens », Asad omet de signaler que les objections des imams indignés se sont situées dans le cadre normal du débat public – celui de la société civile – tant que leurs auteurs se bornaient à protester et à organiser des manifestations. Ils étaient en effet parfaitement fondés à s’élever contre la publication de dessins du Prophète15, et bien sûr à invoquer leur sensibilité religieuse blessée par la publication des quatre caricatures. Pour qu’une affaire proprement politique puisse naître, il a fallu des actions d’une toute autre nature : que ces imams contactent l’ambassadrice d’Égypte à Copenhague, que celle-ci mobilise ses collègues de pays musulmans en poste au Danemark, que des courriers diplomatiques soient échangés avec le Premier ministre danois, que le Comité Européen de défense du Prophète effectue un voyage au Moyen-Orient, etc. Cette discrète activité internationale des imams ne fut connue de la presse danoise que deux semaines après leur retour : le scandale fut tel que le Comité européen de défense du Prophète déclara une paix unilatérale au gouvernement, et qu’ils se tint désormais soigneusement à l’écart de l’affaire qu’il avait suscitée.

Aussi n’ai-je pas réussi à comprendre sur quoi Talal Asad se fonde quand il prétend s’appuyer sur le cas de l’affaire danoise pour propulser la Critique au-delà de la laïcité16.

Les passions morales et leurs effets

Dans un paragraphe de sa communication intitulé « Comment les Musulmans pensent-ils la liberté d’expression ? », Talal Asad nous dit qu’en islam, la croyance n’est pas conçue comme un ensemble d’idées, de propositions auxquelles on adhérerait parce qu’on les tiendrait pour vraies (« croire que… »), mais comme un engagement que le fidèle prendrait envers Dieu devant sa communauté (« croire à… », « avoir foi en… »). Dans son for intérieur, le musulman peut penser ce qu’il veut, y compris que Dieu est une crapule ou un non-être : tant qu’il garde son opinion pour lui, il demeure en accord avec les prescriptions de l’islam. Par contre, toute communication hétérodoxe, même en privé à ses proches et a fortiori dans la société civile ou dans l’espace public, doit être sanctionnée, parce qu’elle est assimilée à une tentative de séduction d’autrui : elle « travaille à le rendre infidèle, à lui faire rompre un engagement social existant », et de ce fait, elle met en danger « l’ordre social », « la communauté ». Malgré les manœuvres rhétoriques d’Asad, qui exalte à plusieurs reprises le respect de la tradition islamique pour la liberté intérieure (car le forçage des consciences, normal dans le christianisme, y est prohibé), et la conception sophistiquée qu’elle se fait de la séduction, le message de l’islam est clair : il reconnaît absolument la liberté de croyance, mais il interdit absolument la liberté d’expression – dès lors, la question de savoir comment il « pense » celle-ci paraît secondaire.

L’auteur noircit plusieurs pages dans l’intention de nous faire saisir la logique de la condamnation pour apostasie qui frappa en 1995 le professeur égyptien Nasr Hamid Abu Zayd, car il avait enseigné l’herméneutique du Coran (plusieurs années après Mohammed Arkoun en France). Selon Asad, Abu Zayd a enfreint les règles de « l’engagement islamique », il est donc normal qu’il soit condamné à subir les « conséquences sociales » de sa conduite : renvoi de l’université, dissolution de son mariage… (l’auteur ne signale ni que les plaignants étaient des salafistes, ni que le professeur Abu Zayd dut s’enfuir avec son épouse pour demeurer marié et survivre)17. Ces pages, dont la logique échappe à la première lecture, ont en réalité pour objectif de faire comprendre à la fois pourquoi il est urgent de rompre avec une conception laïque de la religion, et quelle notion en avaient les musulmans du Moyen-Orient et d’Asie qui ont protesté avec violence contre les « caricatures » de Mahomet en 2005-2006.

Selon Asad, puisque la foi islamique n’a pas de contenu propositionnel (elle ne dit pas ce qu’il faut croire) et qu’elle est un « engagement » de toute la personne envers Dieu-et-la-communauté (il faut avoir foi en ce monolithe), les Occidentaux devraient cesser d’être surpris par la « violence irrationnelle des musulmans face à la publication des caricatures »18. Comment le fidèle pourrait-il « garder le silence » devant un blasphème dont la présence menace « cette relation vivante » ? il exprime ses croyances parce qu’il « doit le faire ». Les modernes héritiers du christianisme ont été habitués par le processus de sécularisation à donner des contenus propositionnels à leurs idées sur Dieu, à particulariser leurs liens (avec Dieu, avec la société, avec le prochain), à pratiquer le détachement envers les « engagements », et à refuser tous les tabous : il est temps qu’ils admettent qu’ils ont désormais parmi eux des gens susceptibles d’agir, éventuellement avec violence, en vertu de « passions morales », au nom d’une « religion politique ». (Asad ne signale pas qu’ils sont aidés en cela par le poids géopolitique des États dans lesquels l’islam est majoritaire, et par le fait que l’islam est la seule religion au monde à disposer d’une organisation internationale reconnue, l’Organisation de la Conférence islamique. Celle-ci a proclamé en 1990 une Déclaration des droits de l’homme en islam, placés sous l’autorité de la Ummah et de la charia ; la liberté de religion en est exclue, et la liberté d’expression soumise à des limitations drastiques.)

L’islam dévot et la sémiotique de l’image

Saba Mahmood est connue du public français pour l’enquête qu’elle a effectuée au Caire, de 1995 à 1997, Politique de la piété. Le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique19. Arrivée en Égypte féministe laïque, elle semble y avoir eu la révélation de ce que peut un mouvement religieux, surtout quand il concerne des femmes qui s’inculquent mutuellement les pratiques de piété et l’intériorisation des vertus islamiques. La plus importante d’entre elles est la modestie, dont Mahmood nous détaille l’apprentissage, mais en insistant sur l’extraordinaire autonomie (la fameuse agency) que, paradoxalement, ces femmes conquièrent grâce leur passage par le « mouvement des mosquées ». Problème : cette ethnographie si minutieuse ne fait aucune référence à l’organisation du mouvement, à son histoire, à sa relation avec un quelconque courant religieux ou politique, ni, enfin, à une quelconque autorité masculine. L’anthropologue américaine paraît du moins avoir découvert à cette occasion qu’une religion est plus qu’une doctrine, un ensemble d’idées sur les êtres naturels et surnaturels, plus même qu’un ensemble de textes sacrés, des rites et des règles de conduite : c’est avant tout une réunion de communautés vivantes qui font circuler des valeurs spirituelles entre l’espace collectif (« public ») et le for intérieur de ses membres.

Dans La Critique est-elle laïque ?, la communication de Saba Mahmood porte sur « l’affrontement » implacable entre deux « visions du monde », « laïque » et « religieuse », que l’affaire des dessins de Mahomet aurait dévoilé avec un singulier éclat20. À l’instar de ses collègues, l’anthropologue affirme que « l’État laïc », tout en se prétendant neutre en matière de convictions ultimes, promulgue des lois qui contraignent les religions de multiples manières, et qui en réduisent le domaine d’exercice au « privé », le for intérieur des individus21. Or, quand ils travaillent sur le terrain, les anthropologues ne rencontreraient jamais des individus (ces fictions juridiques, dont la loi dit qu’ils opèrent librement leurs choix entre les « doctrines » auxquelles ils sont susceptibles d’adhérer), mais seulement des personnes, des êtres complexes, engendrés par une communauté qu’ils n’ont pas choisie et qui fait d’eux ce qu’ils sont, y compris en matière religieuse.

À travers le monde, les musulmans hostiles à la publication des dessins danois y ont réagi soit par des protestations verbales, soit par des violences. Parmi ces conduites, Saba Mahmood élimine les violences et les plaintes relatives à la commission d’un blasphème par les artistes : non pas qu’elle les dénie, mais parce qu’elle les juge inappropriées. Elle voudrait en effet mettre sa compétence professionnelle au service de la cohabitation pacifique de tous dans des sociétés euro-américaines désormais multiculturelles. Aussi, se pose-t-elle cette unique question sur les événements de 2005-2006 : pourquoi les partisans de la « vision laïque du monde » ont-ils été incapables de comprendre l’offense subie par les musulmans, le fait qu’ils aient ressenti une atteinte portée à l’image du Prophète comme si elle avait visé leur personne propre ? Plus précisément : pourquoi les non-musulmans ont-ils été incapables de voir que les « caricatures » n’étaient pas pour les fidèles de l’islam de simples « représentations », car la personne de Mahomet est pour eux une « figure d’exemplarité » avec laquelle ils ont « une relation plus proche de l’assimilation et de l’incorporation que de la représentation »22 ?

Son analyse porte donc exclusivement sur une fraction des fidèles de l’islam, qu’on pourrait désigner par le terme de dévots, afin de souligner leur engagement dans des pratiques d’adoration les conduisant à se souder à la personne du Prophète. Or même une « laïciste » dans mon genre peut parfaitement comprendre qu’ils aient ressenti une « blessure morale » devant des caricatures du Prophète (quatre dessins sur les douze qu’a publiés le Jyllands-Posten), et qu’ils se soient sentis atteints au plus profond d’eux-mêmes. Pourquoi Mahmood s’imagine-t-elle que j’ai l’esprit bouché par « la sémiotique classique de l’image » (qui semble avoir été promulguée avec les lois de laïcité), et que je ferais mieux de l’échanger avec une autre, qui fait des images des êtres dotés d’agencéité ? Il se trouve que je lis depuis quinze ans les publications relatives à cette théorie de « l’acte d’image », qui tente de démontrer que les images ont un effet par elles-mêmes sur leurs spectateurs, indépendamment des dispositions intérieures de ceux-ci et des intentions de l’artiste. Selon Mahmood, cette théorie permettrait d’avancer « que les images sont des êtres animés, vivants, sensibles, renfermant des sentiments, des intentions et des désirs, et qu’elles exercent une action sur le monde qui ne tient pas à la seule interprétation » du spectateur ; car « elles créent une forme de relation au spectateur, elles apportent une transformation sociale, elles agissent sur le réel ». L’anthropologue conclut triomphalement : « Voilà pourquoi […] certaines images sont ‘offensantes ' »23. Voilà pourquoi votre fille est muette.

S’il se vérifiait toutefois que les images, dès l’instant de leur publication, échappent à ce point à leurs créateurs, je ne vois pas quelle politique serait concevable, sinon une interdiction universelle des images, au titre du principe de précaution — qu’il s’agisse de dessiner des Prophètes, des bambins ou des voitures. Comme cela ne semble pas être la voie vers laquelle l’humanité se dirige, j’aimerais au moins que Mahmood explicite ce qu’aurait dû faire la rédaction du Jyllands-Posten le 30 septembre 2005 : puisque des chrétiens n’ont pas à se soumettre aux interdits d’autres religions, les artistes étaient donc en droit de représenter le Prophète ; mais concrètement, comment auraient-ils dû le faire, puisque fatalement leur création devait leur échapper ? Déjà, les auteurs de La Critique est-elle laïque ?, sans pourtant avoir donné à penser qu’ils étaient eux-mêmes des dévots, ont vu des caricatures dans tous les dessins. L’on peut craindre dès lors que les artistes danois auraient eu beau faire, dès lors qu’ils produisaient une image du Prophète, elle aurait fatalement « bouleversé la relation affective », ou « violé l’intimité » que les « musulmans pieux et orthodoxes » entretiennent avec leur « figure d’exemplarité »24. Ergo, seuls les musulmans sont fondés à le dessiner. Mais justement, c’est interdit. Au secours.

La Critique non laïque est-elle une activité sensée ?

Notes

1La Critique est-elle laïque ? Blasphème, offense et liberté d’expression, par Talal Asad, Wendy Brown, Judith Butler et Saba Mahmood (2015), traduit par Francie Crebs et Franck Lemonde, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 182 pp.

2 – Dans Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins (voir les références à la note 4). Jeanne Favret-Saada est anthropologue ; ancienne directrice d’études à l’École pratique des hautes études, elle a publié de nombreux ouvrages. On trouvera une bibliographie et des textes en ligne sur le site de l’École des hautes études en sciences sociales qui a consacré une journée d’étude à ses travaux en 2012 http://gspm.ehess.fr/document.php?id=1408

3 – Berkeley, Townsend Center for the Humanities, 154 p.

4 – Paris, 2007, Les prairies ordinaires. Je l’ai republié l’an dernier chez Fayard, augmenté de données et des réflexions sur les affaires Rushdie en 1989 et Charlie-Hebdo/l’Hyper-Cacher en janvier 2015. Mon travail se fonde sur une enquête effectuée au Danemark, et sur la consultation de la presse des pays concernés.

5 – Talal Asad estime « trop facile » mais sans dire pourquoi l’idée d’une « peur paralysante de critiquer les musulmans » chez les artistes (op. cit. p. 74).

6 – Favret-Saada, op. cit., pp. 81-86.

7 – La Critique majuscule, ce sera l' »examen raisonné et systématique », et non le criticism, banal jugement de valeur, souvent défavorable (id. pp 19-20). Wendy Brown en parle aussi comme de « la Critique politique, sociale, et culturelle » (ibid. p. 22).

8 – « Note sur la traduction », ibid. pp. 19 et 20. Les traducteurs ne commentent pas le fait qu’en parlant de « laïcistes », ils emploient le même terme que les dévots du christianisme, selon qui les laïques manquent par définition de modération.

9 – 1993, Formations of the Secular. Christianity, Islam, Modernity, Stanford, Stanford University Press. 2006 ; David Scott & Charles Hirschkind, eds. Powers of the Secular Modern : Talal Asad and his Interlocutors, Stanford, Stanford University Press.

10 – Wendy Brown, Introduction, ibid. pp. 21 et 22. Ou encore : « La Critique est-elle ou doit-elle être laïque en elle-même ? La laïcité est-elle un préréquisit de la Critique ? » (ibid. p. 33).

11 – Les amateurs de novlangue déconstructiviste trouveront p. 22 une vingtaine de lignes savoureuses.

12 – Wendy Brown, ibid. p. 21.

13 – Malgré sa maladresse, le discours de Benoît XVI semble plutôt avoir voulu réunir la Chrétienté et l’Islam sous le patronage du logos – en engageant il est vrai l’islam à entrer dans le conflit des interprétations de la tradition. Cf. Jean Bollack, Christian Jambet, Abdelwahab Meddeb (2007), La conférence de Ratisbonne : enjeux et controverses, Paris, Bayard Presse.

14 – De jeunes sociologues danois ont effectué une inventive enquête d’opinion au plus fort de la crise : Sniderman, Paul M., Petersen, Michael Bang, Slothuus, Ruth, Stubager, Rune (2014), Paradoxes of Liberal Democracy. Islam, Western Europe, and the Danish Cartoon Crisis, Princeton, Princeton University Press.

15 – Peu avant le 30 septembre 2005, l’un d’entre eux, Ahmed Abu Laban, téléphona au rédacteur en chef du Jyllands-Posten pour le convaincre de ne pas enfreindre l’interdit religieux de l’islam : cette démarche n’était que déplacée. Elle eut pour effet de confirmer le journal dans le bien-fondé de son projet.

16 – Talal Asad évoque de façon oblique Edward Saïd, l’auteur de Orientalisme (1978, Londres, Routledge and Kegan Paul), sans préciser que celui-ci a été foncièrement libéral, démocrate, et laïque, qu’il dénonçait sans ambages ce qu’il ne craignait pas d’appeler « le fondamentalisme musulman » (notamment dans le mouvement Palestinien), et qu’il a exhorté les intellectuels du Moyen-Orient à prendre publiquement la défense de Salman Rushdie (« Contre les orthodoxies », dans Pour Rushdie, Cent intellectuels arabes et musulmans pour la liberté d’expression, Paris, 1993, La Découverte, pp. 257-258).

17 – Il se trouve que j’ai étudié ce cas, et que j’ai lu la même bibliographie en anglais et en français que Talal Asad. Il ne dit pas qu’au cours des années 1990, des activistes salafistes ont investi les institutions judiciaires égyptiennes, les contraignant à appliquer la charia contre quelques esprits libres ; et que des attentats ont été commis contre des journalistes et des écrivains : c’est à cette époque que Naguib Mahfouz a été attaqué au couteau, que Farag Foda a été assassiné, etc.

18Ibid. p. 35, n. 2.

19 – Traduction N. Marzouki, Paris, La Découverte, 2009. Saba Mahmood enseigne l’anthropologie sociale et culturelle à l’université de Berkeley.

20 – J’avoue n’avoir pas saisi la pertinence du chiasme qu’elle introduit dans son titre, « Raison religieuse et affect laïque : un clivage incommensurable ? » – bien que j’aie scruté le texte avec attention, ainsi que trois interviews que Mahmood a données à Paris (Mediapart, 25 décembre 2015, Le Monde, 8 janvier 2016, et Libération, 18 janvier 2016).

21 – Encore la méprise (décidément increvable) sur les domaines respectifs du « privé » et du « public » en régime laïque. Selon Mahmood (Mediapart), l’Etat laïque « désarticule » le lien « entre le ressenti intérieur et la manifestation extérieure, entre l’intimité de la foi et l’expression publique de celle-ci ».

22 – Extraits de son interview à Mediapart.

23Le Monde. Comme lectrice des travaux sur « l’acte d’image », je signale qu’ils n’osent pas souvent des affirmations aussi naïvement animistes que celles-ci.

24 – Extraits des interviews de Mahmood à Libération et Le Monde.

© Jeanne Favret-Saada et Mezetulle, 2016.

Condorcet, l’instruction publique et la pensée politique

Je propose ce texte au moment où paraît la troisième édition de mon Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen (Paris : Minerve, 2015, nouvelle édition revue, avant-propos de 2015).
Durant la Révolution française, Condorcet construit sa théorie de l’instruction publique parce qu’il s’interroge sur les effets de la liberté politique. Faute de lumières et de pensée réflexive, un peuple souverain s’expose à devenir son propre tyran, et le progrès n’est pour lui qu’un processus d’étouffement : il ne peut être libre que par la rencontre avec les objets du savoir désintéressé formant l’humaine encyclopédie. Il appartient à la puissance publique d’organiser cette rencontre afin que chacun puisse se soustraire à l’autorité d’autrui et s’engage sur le chemin de sa propre perfectibilité. L’égalité prend alors sa forme la plus accomplie : l’excellence et la distinction des talents.

Pourquoi s’intéresser à Condorcet théoricien de l’instruction publique ? Quelles sont les grandes lignes de cette pensée ?

L’origine de l’intérêt que je porte à Condorcet théoricien remonte aux projets de réforme de l’école à la fin des années 70, début des années 80. L’esprit de ces projets, qui irrigue une sempiternelle « réforme », n’a guère changé : il s’agit toujours d’aligner l’école sur un modèle « libéral », c’est-à-dire de la soumettre à son extériorité en lui demandant de se fondre dans « la société ». Les discours qui sous-tendent ces tentatives sont connus : thématique de l' »ouverture de l’école sur le monde », du « lieu de vie », transformation des parents en lobbies de consommateurs, particularisation et mise en concurrence des établissements publics par le biais de « projets spécifiques », substitution de la notion d’objectif à celle de programme, effacement de l’autorité épistémologique (les professeurs ont d’avance toujours tort s’agissant des passages de classe), effacement de la notion de loi commune au profit d’une négociation incessante de toute discipline avec les élèves, sacralisation de la pédagogie dite d’éveil.

La différence avec l’époque dont je parle est qu’à présent l’école réformée existe bel et bien, et que c’est d’elle, et non de l’école de Jules Ferry, que l’on parle lorsqu’on dit que l’école va mal : le résultat consternant de ces réformes est connu.

Mon propos était fondé sur une indignation qui persiste, et une autre source d’indignation vient se joindre à celles que je viens d’évoquer : c’est la manière dont est présentée la notion d' »éducation à la citoyenneté », tout ce prêchi-prêcha vient s’ajouter aux obstacles qui retardent et empêchent le moment d’enseigner. En outre, la plupart des mesures qui sont montées en épingle sont aux antipodes du concept de citoyen, car elles s’appuient sur des activités « de proximité » (rendre visite aux malades, aux vieillards, organiser des actions de type humanitaire). Tout cela procède d’une confusion entre le lien social et le lien politique, entre la société et la cité, entre le prochain et le citoyen. L’école ne se borne pas à socialiser (car tout milieu le fait, y compris le milieu maffieux) ; elle doit encore civiliser et moraliser, et pour cela un minimum d’éloignement et d’accès à la conceptualisation sont nécessaires. Le citoyen ne dérive pas directement d’un mouvement d’identification au prochain : on ne formera jamais alors qu’une communauté, et non une cité. Même si l’idée du prochain prépare le concept du citoyen et y dispose, elle ne le fonde pas.  Car c’est proposer une morale mesquine et même dangereuse de croire que l’identification au prochain assoit le lien politique et que la pitié est son moteur principal : comme si la faiblesse de l’autre à laquelle on est invité à s’identifier était le seul fondement de la fraternité et de la solidarité.

La théorie de l’instruction publique élaborée par Condorcet est diamétralement opposée à cette conception adaptative et néo-libérale de l’école, à cette conception sentimentaliste du citoyen ; elle ne fait pas non plus de la faiblesse et de l’identification à la faiblesse le ressort de la fraternité par une égalisation négatrice des talents : c’est une théorie républicaine moderne.

Mon propos est ici borné au concept d’école en tant qu’institution publique, c’est-à-dire comme liée organiquement à cette forme de souveraineté politique qu’est la république moderne. Cela m’amènera donc à parler des fondements philosophiques du concept d’instruction publique, tel qu’il s’est construit en France au moment de la Révolution française, ce qui renvoie finalement à la théorie élaborée par Condorcet dans ses Cinq Mémoires sur l’instruction publique et dans son Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique.

L’école pensée par Condorcet n’a pas été construite. Par certains de ses aspects, l’œuvre scolaire de la IIIe République s’en inspire, mais bien d’autres points l’en éloignent ; dans l’ensemble, Condorcet est beaucoup plus progressiste. Il s’agit donc d’une idée ; cette idée a été pensée avec beaucoup de soin, de cohérence et de profondeur ; elle a fait l’objet d’un projet de loi très précis1. À quoi peut bien servir une idée ? À penser. À juger, à se faire une idée de ce qui a été fait, de ce qui pourrait se faire.

L’originalité de Condorcet est de montrer que la constitution du corps politique républicain ne peut pas faire l’économie de la question du savoir dans sa relation singulière à chaque citoyen.

Le concept d’instruction publique a pour fonction philosophique d’assurer l’articulation entre la souveraineté populaire et la légitimité des décisions issues de cette souveraineté. Il s’agit bien de l’instruction en ce sens que la question de l’erreur y est décisive.

Trois idées accompagnent continuellement cette théorie de l’instruction publique :

  1. Aucune réalité sociale n’a par elle-même de légitimité et ne peut se présenter comme fin politique. Il faut à une collectivité humaine quelque raison plus forte que sa propre existence de fait pour s’arroger le droit de faire des lois et d’être obéie.
  2. Le seul motif légitime pour lequel on puisse exiger l’obéissance et la soumission d’un être humain devant une décision est la probabilité qu’a cette décision d’être nécessaire et d’être vraie. Cette probabilité doit et peut s’établir. Aucun homme ne peut être tenu par une erreur.
  3. L’évitement de l’erreur étant la condition essentielle de la liberté, il est nécessaire d’instruire chacun. Ce qui soulève la question : de quoi faut-il instruire, dont dépend la question : comment instruire ?

À proprement parler, Condorcet n’a inventé que la seconde de ces propositions, mais il est le seul à les avoir combinées toutes les trois afin de construire la théorie de l’instruction publique.

La théorie de l’instruction publique s’articule en trois moments :

  1. Un ensemble de propositions fondamentales renvoie à la relation entre les lumières et la liberté. Le socle philosophique qui soutient le concept d’instruction publique est une théorie de la souveraineté. C’est la réponse à la question : « pourquoi faut-il instruire et de quoi ? »
  2. Un ensemble de propositions constitutives forme le corps même de la théorie de l’instruction publique. C’est la réponse à la question : « pourquoi l’école doit-elle être un organe de l’État ? »
  3. Se déduit alors un ensemble de propositions conséquentes sur la manière d’enseigner (ce que nous appellerions « pédagogie »). Je m’efforcerai d’en déduire quelques-unes et de montrer que, bien souvent, les questions pédagogiques cachent des questions politiques.

 

Fondements philosophiques ou questions préalables

Il y a deux questions fondamentales et préalables : d’abord une théorie de la souveraineté dans son rapport aux lumières, ensuite la question de la nature et du modèle du savoir. Cela peut se résumer ainsi : s’il faut être éclairé pour devenir son propre maître, doit-on pour autant conclure que tout savoir est éclairant ?

Une théorie de la souveraineté

Condorcet part de la question philosophique inaugurale2 : de quel droit une décision peut-elle exiger la soumission ? de quel droit un homme ou un groupe d’hommes peut-il faire la loi ?

En elle-même, aucune volonté ne peut se prétendre légitime, et il n’y a aucune raison pour que je place mon sort entre les mains d’autrui, fût-il un dieu, un prince ou un peuple. L’argument est simple, mais imparable : personne n’étant à l’abri de l’erreur, nul ne détient une légitimité d’essence au nom de laquelle il pourrait m’imposer des décisions fausses ou superflues.

Alors, à supposer que je doive obéir à une autorité, il faudrait que celle-ci puisse non pas prouver qu’elle a raison, ce qui est presque toujours impossible en matière de décision politique, mais prouver que, pour chaque décision, elle s’est donné toutes les garanties, toutes les précautions qui étaient accessibles (au moment de la prise de décision) pour éviter l’erreur3.

Mais pourquoi faudrait-il obéir à une autorité ?

Il faut à cet effet pouvoir démontrer qu’il existe des objets sur lesquels les lois (un accord commun) sont nécessaires : des objets sur lesquels il est impossible de laisser chacun agir à sa fantaisie.

Il faut donc déterminer les objets des lois :

  • ce sur quoi il y a nécessité de faire des lois ;
  • ce qui laisse intact le reste : ce sur quoi on n’a pas le droit de faire des lois.

Il faut ensuite faire les lois elles-mêmes.

Cela suppose la formation d’un corps politique, et non d’une simple collection de volontés particulières qui se croirait autorisée à réglementer n’importe quoi.

On ne doit donc pas confondre :

  • Un ensemble d’esprits rationnels qui se posent la question de l’objet et des limites de la loi, du champ d’application de la loi: un tel ensemble se constitue en corps, il n’est pas donné, il n’existe que parce qu’il se pose la question. Sa légitimité tient à l’ordre rationnel de cette question.
  • Une collection de spontanéités qui se croira autorisée, au nom même de l’existence du groupe (au nom du fait, et non pas du droit), à imposer un mode de vie, des croyances, une conformité sociale.

Il y a bien des différences entre corps politique et société.

Le corps politique suppose un détour par l’abstraction raisonnée, et la réflexion sur l’erreur: il ne peut se former que par la réunion d’esprits qui consentent à ce détour.

On voit alors se mettre en place trois exigences :

  1. Personne a priori ne peut être exclu du corps politique – puisque tous, par définition, sont des êtres rationnels.
  2. Il faut essayer d’éviter la spontanéité des volontés et les arracher autant que possible à leurs particularités (appartenances de groupes, intérêts de communautés particulières) : éviter toute conduite qui serait de l’ordre de l’immédiateté, qui substituerait le social au politique.
  3. Il faut que les décisions évitent autant que possible l’erreur.

Au terme d’une analyse complexe, Condorcet parvient à montrer que la délégation temporaire à suffrage universel (assemblée de représentants) est la seule forme permettant de conjuguer les trois paramètres que je viens d’énumérer. Cette forme n’exclut personne. Elle évite le dérapage vers la démocratie directe aussi bien que vers la permanence d’une technocratie. Mais comment peut-elle éviter l’erreur ?

Cela suppose des conditions.

Les conditions de fonctionnement de la délégation

Outre celles que Condorcet trouve entièrement constituées par les grandes théories politiques qui le précèdent4, il en met en place deux autres.

1- La première est mathématique. Le recours au suffrage est nécessaire, aussi bien pour la formation que pour le fonctionnement des assemblées. Mais il peut, par sa forme même, contenir des causes d’erreur : ce sont les célèbres paradoxes du scrutin ; ils ne sont pas toujours susceptibles de solution, mais il faut au moins les connaître afin de les éviter. Conjointement, Condorcet développe la théorie du motif de croire et celle de l’exigence de pluralité5.

« On sait que dans la vie il existe des circonstances où la plus petite probabilité suffit pour déterminer à faire telle action, ou telle autre, plutôt que de rester sans agir ; et qu’il en est d’autres où l’on ne doit pas se déterminer, soit pour agir, soit pour l’une des deux actions proposées, à moins d’avoir une très grande probabilité qu’on ne s’exposera point à un grand danger, qu’on ne portera aucune atteinte aux droits d’autrui.

Ainsi, quand un homme se soumet à la décision d’un autre, il a droit d’exiger que, dans certains cas, elle ait une très grande probabilité ; et dans d’autres, il doit se contenter qu’elle soit seulement plus probable que l’opinion contraire… »6.

Toute décision doit donc être proportionnée dans sa forme à la nature de son objet : c’est le concept d’exigence de pluralité. Dès 17857, Condorcet se fonde sur un argument analogue pour récuser la peine de mort dans son principe même : celle-ci, du fait de sa nature, exigerait une procédure absolument certaine, ce qui est impossible.

2 – Mais, à supposer que les conditions formelles soient toutes satisfaites, un problème demeure : si les votants sont aveugles, la décision restera imbécile, faute d’être éclairée et faute de se donner les meilleures chances d’éviter l’erreur. C’est donc ici que la nécessité des lumières apparaît comme condition de la liberté ; il faut instruire. Les conditions mathématiques ne suffisent pas, il faut leur ajouter, si j’ose m’exprimer ainsi, des conditions transcendantales : l’homo suffragans doit être un homo cogitans8.

Ainsi, nous avons répondu à la première partie de la question préalable : pourquoi faut-il instruire ? Pour ne pas tomber dans l’esclavage, danger auquel un peuple souverain est exposé de manière particulière, puisqu’il peut devenir son propre tyran.

Tout savoir est-il libérateur ?

Que l’instruction soit nécessaire est une conclusion correcte, mais trop large ; car tout savoir n’est pas libérateur.

Il existe des savoirs clos, qui enferment un homme dans le cercle étroit des utilités immédiates, par exemple les savoir-faire empiriques qui transmettent des recettes. D’autres s’appuient sur une révélation, un « crois-moi sur parole » : les modèles cléricaux font obstacle à l’autonomie de la raison, ce sont des modèles paralysants et inégalitaires. D’autres enfin se proposent ouvertement la manipulation, ce sont les vieilles techniques rhétoriques et sophistiques auxquelles les modernes « techniques de communication » n’ont rien à envier.

Lier l’instruction à la liberté suppose le choix des lumières, modèle ouvert et raisonné qui satisfait deux exigences.

1 – Une exigence épistémologique et réelle. Il existe des dispositifs intellectuels dont le pouvoir explicatif est plus grand que d’autres, et qui sont plus propres à faire face aux développements inéluctables d’un progrès aveugle. Incarnées par la trilogie Galilée / Bacon / Descartes9, la science et la philosophie classiques mettent en place un tel dispositif, qui peut se résumer dans le concept d’ordre raisonné dont s’inspire l’Encyclopédie.

« L’ordre consiste en cela seulement que les choses qui sont proposées les premières sont connues sans l’aide des suivantes, et celles qui sont proposées les suivantes doivent être connues à l’aide des seules qui les précèdent »10

En se développant, l’humanité découvre sans cesse de nouveaux procédés, la masse des vérités s’accroît. Mais cette masse risque de se retourner contre ceux-là mêmes qui en bénéficient, s’ils n’en maîtrisent ni les raisons ni les effets. L’analyse que Condorcet fait du progrès11 se confirme chaque jour sous nos yeux ; désertification, pollution, etc. : toutes sortes de catastrophes suivent de l’usage sauvage des « techniques avancées ». Contrairement à un tenace préjugé d’origine rousseauiste12, la responsabilité n’en échoit pas aux lumières, mais à leur défaut.

« …ce n’est pas l’accroissement des lumières, mais leur décadence qui a produit les vices des peuples policés ; et […] enfin, loin de jamais corrompre les hommes, les lumières les ont adoucis, lorsqu’elles n’ont pu les corriger ou les changer. »13

Il faut qu’un progrès volontaire et réfléchi de la pensée prévienne le progrès aveugle et mécanique des choses et des usages. Le modèle raisonné et théorique du savoir, qui rend les phénomènes intelligibles en les ramenant à leurs éléments et à leurs principes, donne à l’humanité la force intellectuelle pour dominer l’énorme masse des vérités susceptible de l’écraser.

Éclairer avant d’appliquer ou de manipuler, exercer sa raison en toutes circonstances avant de songer à l’efficacité : tel est le programme proposé par les lumières. Aussi l’obsession de l’utilité immédiate est-elle une très mauvaise politique ; elle mutile les esprits en les rendant incapables de maîtriser leurs propres techniques. C’est pourquoi Condorcet fera de l’enseignement technique un enseignement général, c’est-à-dire un enseignement qui procède par principes

« Si on enseigne une science comme étant la base d’une profession, il est inutile d’arrêter les élèves sur la partie pratique de cette science, parce que l’exercice de la profession à laquelle on les destine conservera, augmentera même l’habitude nécessaire à cette pratique; mais si on ne veut pas qu’elle devienne une routine, il faudra dans l’éducation insister beaucoup sur les principes de théorie que, sans cela, ils seraient exposés à oublier bientôt. »14.

2- Une exigence juridique : trouver une forme de savoir permettant à celui qui s’en instruit d’échapper à l’asservissement intellectuel. C’est à quoi répond encore l’ordre des raisons. Et même s’il n’enseigne pas tout (ce qui est du reste impossible), il enseigne à juger en remontant aux principes du jugement. C’est ainsi que Condorcet définit le concept de savoir élémentaire scolaire :

« En formant le plan de ces études, comme si elles devaient être les seules, et pour qu’elles suffisent à la généralité des citoyens, on les a cependant combinées de manière qu’elles puissent servir de base à des études plus prolongées, et que rien du temps employé à les suivre ne soit perdu pour le reste de l’instruction. »15

Le savoir scolaire ne reflète donc pas l’ordre réel et historique des découvertes ; il reconstitue après coup l’ordre fictif qui va de l’élémentaire au dérivé. La leçon des choses, obscure et confuse, s’efface devant le schéma du tableau noir, clair et distinct : le monde concret s’éclaire par le monde invisible des concepts.

En faisant le détour par le concept de lumières, l’instruction publique installe chaque sujet dans un rapport au savoir qui est d’intellectualité et de liberté. Une telle élévation de pensée, qui traite les enfants du peuple à une hauteur convenable, deviendra par la suite caractéristique du rapport des Français à leur École, et elle doit faire honte aux zélateurs d’une école « collée aux besoins, aux réalités locales, professionnelles, économiques ».

Le problème soulevé par ce concept de savoir scolaire est celui de la proportion entre d’une part l’idéal d’un savoir minimum satisfaisant à l’ensemble des exigences et de l’autre l’extension réelle de l’ensemble des Lumières à un moment donné. Un écart assez faible de connaissance entre deux hommes peut engendrer l’asservissement (savoir lire / ne pas savoir lire), alors qu’un écart très grand peut n’avoir que des conséquences négligeables en un état donné du savoir (le simple maître d’école qui connaît les éléments des mathématiques n’est pas asservi par le génie d’un d’Alembert).

Nous voici parvenus au terme de la question préalable : il faut instruire pour être libre, et faire choix d’un modèle raisonné et ouvert du savoir.

 

Les propositions constitutives. Le concept d’école publique

Modèle civil et modèle juridique

Il est donc nécessaire d’instruire, mais pourquoi confier l’instruction à la machine de l’État ? Il reste à établir le concept d’une école liée organiquement à l’institution républicaine.

La pensée spontanée donne la préférence à une conception civile de l’école. Le contact nécessaire entre la masse de la population et l’instruction pourrait être assuré par des « services », dus pour la plupart à l’initiative privée ou à celle des collectivités locales, initiative éventuellement encouragée et subventionnée par la puissance publique, mais qui n’interviendrait qu’à titre de partenaire. On aurait alors affaire effectivement à un modèle civil, éclaté, décentralisé, l’ensemble étant soumis à un marché réglé par la demande des usagers et les capacités locales, par opposition à un service public à part entière.

Ce modèle libéral, si on y pense bien, propose un réseau unique d’enseignement au sein duquel les établissements sont concurrents ; on verra plus tard que l’existence d’un réseau public installe une forme de concurrence beaucoup plus exigeante.

Une telle organisation, outre qu’elle compte sur la bonne volonté des agents sociaux, présente des défauts importants : dispersion, gaspillage, soumission aux intérêts particuliers et immédiats, utilitarisme étroit, inégalité géographique et sociale. Mais son défaut le plus grave vient de ce qu’elle raisonne uniquement en termes de société, et non en termes de droit de chacun : elle ne voit que des volontés particulières ou des collections de volontés particulières (celle du village, du groupe socioprofessionnel, de la région …) et demeure aveugle à la volonté générale, celle du citoyen pris abstraitement. On dirait aujourd’hui : c’est une conception qui se règle sur les sondages, sur une arithmétique sociale, et non pas sur le droit.

Or, s’en remettre au dynamisme de la société civile reviendrait à installer l’inégalité de principe : inégalité épistémologique, car des pans entiers du savoir seraient condamnés sous prétexte d’inutilité ; inégalité juridique, puisque les « services », dépendant des données locales et des conjonctures économiques, n’auraient pas d’homogénéité territoriale : un citoyen pourrait n’avoir pas les mêmes droits qu’un autre selon son lieu de naissance.

Il ne suffit donc pas de s’adresser à tous de façon statistique ; il faut s’adresser à tous de façon universelle, c’est-à-dire à chacun. Il y a bien de la différence entre l’ensemble social et le corps politique. Il faut se donner la singularité du citoyen et non pas l’ensemble de « la population » : il suffirait qu’un seul citoyen soit négligé pour que le corps entier de la nation soit opprimé. Curieusement – à nos yeux en tout cas – Condorcet ne conclut nullement à l’obligation scolaire : il suffit pour lui, qui raisonne en termes juridiques très stricts, que personne ne puisse se plaindre d’avoir été négligé du fait de la puissance publique.

Voilà pourquoi l’instruction relève du politique (pris au sens de l’organisation de la cité) et non du social. Parce que l’instruction est liberté publique nécessaire à l’exercice de la souveraineté, et non liberté privée, il appartient à la puissance publique d’en garantir l’homogénéité, le développement et la protection. Faisant expressément partie des « combinaisons pour assurer la liberté16« , l’instruction sera donc une institution organique, une institution forte et territorialement homogène. Projets d’établissement et fermetures d’école sont diamétralement opposés à cette idée17.

Machine ou machination ?

Mais ce modèle de l’institution organique recèle un obstacle redoutable : si la machine dégénérait en machination, et se transformait en embrigadement d’État ? Condorcet formule lui-même ce scrupule avec toute l’ampleur possible :

« En général, tout pouvoir, de quelque nature qu’il soit, en quelques mains qu’il ait été remis, de quelque manière qu’il ait été conféré, est toujours ennemi des lumières »18.

La solution est paradoxale : c’est précisément en protégeant l’instruction par la loi qu’on pourra la rendre indépendante des pouvoirs. Il faut donc mettre l’instruction à l’abri des groupes de pression, y compris celui que forme le gouvernement de la République.

A cet effet, trois espèces de dispositions seront prises.

1 – Mettre les savoirs et leurs agents autant que possible à l’abri des pouvoirs (qu’ils soient civils, politiques, religieux, économiques). La question apparaît clairement au niveau du recrutement des maîtres. Ceux-ci ne sauraient être choisis sur les critères politiques ou idéologiques, cela va de soi, mais -et cela mérite réflexion- on ne peut pas non plus les nommer sur des critères exclusivement psychologiques, sociaux ou pédagogiques, ou sur des critères d’exigence purement locale19.

Les critères de compétence dans la discipline enseignée seront privilégiés ; ils sont du reste les seuls retenus par Condorcet pour l’enseignement secondaire et supérieur. Condorcet imagine un système très complexe de cooptation hiérarchisée, et il trouve même que les concours ne présentent pas assez de garanties.

Une fois nommés, il serait absurde d’assujettir les maîtres à une volonté particulière -pas plus celle de leur propre corporation que celle des parents, des élèves, du groupe influent dans la localité… Ils seront donc fonctionnaires, protégés par leur statut et « jouiront d’un état permanent », responsables individuellement devant la loi.

2- Mais cette mesure entraîne à son tour un problème (c’est une des caractéristiques de la pensée de Condorcet : souvent, une proposition destinée à résoudre une question, produit à son tour une question qu’il faut résoudre). Une fois installés et protégés, de tels fonctionnaires, même individuellement responsables, même rigoureusement contrôlés, seront nécessairement tentés d’abuser de leur position.

Il faut donc mettre les citoyens à l’abri du pouvoir des maîtres. A cet effet, outre les exigences du contrôle légal, une mesure spectaculaire de pédagogie négative règle l’hygiène de l’école publique : il est exclu de recourir à toute autre méthode que raisonnée ou expérimentale. Pédagogie négative : elle laisse aux maîtres la liberté de leurs procédés d’enseignement et d’exposition, mais elle leur interdit comme contraires au droit trois sortes de comportement.

 – On ne peut pas se fonder sur l’affectivité : « enthousiasme », séduction ou terreur relèvent d’un même mépris du caractère essentiellement rationnel de l’enfant. C’est méconnaître en lui le sujet autonome :

« Une fois excité, il [l’enthousiasme] sert l’erreur comme la vérité ; et dès lors il ne sert réellement que l’erreur, parce que, sans lui, la vérité triompherait encore par ses propres forces.
Il faut donc qu’un examen froid et sévère, où la raison seule soit écoutée, précède le moment de l’enthousiasme.
Ainsi, former d’abord la raison, instruire à n’écouter qu’elle, à se défendre de l’enthousiasme qui pourrait l’égarer ou l’obscurcir, et se laisser entraîner ensuite à celui qu’elle approuve ; telle est la marche que prescrit l’intérêt de l’humanité, et le principe sur lequel l’instruction publique doit être combinée.
Il faut, sans doute, parler à l’imagination des enfants ; car il est bon d’exercer cette faculté comme toutes les autres ; mais il serait coupable de vouloir s’en emparer, même en faveur de ce que nous croyons être la vérité. »20

Cela ne signifie nullement que l’affectivité doive être absente de l’enseignement, mais seulement qu’elle ne doit pas en être le moteur.

– On ne peut pas se fonder sur la croyance, ce qui exclut aussi toute religion civile : le rationalisme de Condorcet est directement contraire au culte de la Raison et son juridisme à celui de la Loi.

– On ne peut pas se fonder sur la stricte utilité immédiate : l’enseignement technique n’est pas le lieu d’une servitude professionnelle.

Le principe directeur, on le voit, est la considération que chaque enfant, avant d’être une particularité (ayant un sexe, une origine socioculturelle, peut-être une religion, etc.), est un sujet rationnel et un sujet de droit : l’école doit avoir assez de grandeur et de talent pour écarter tout autre regard sur lui comme discriminatoire et injurieux. L’école n’est pas là pour river un homme à sa réalité empirique, à son origine, à la religion de ses parents, elle n’a pas non plus à inculquer l’amour des lois. Voilà pourquoi Condorcet écarte l’idée d’éducation nationale au profit de celle d’instruction publique, s’opposant en cela à maint autre projet révolutionnaire, comme ceux de Rabaut Saint-Étienne et de Le Peletier de Saint-Fargeau qui se fondent sur une conception communautaire de la nation21. Voilà pourquoi aussi il fonde l’instruction des filles et celle des garçons sur les mêmes principes.

L’instruction se bornera à ce qui peut s’établir par l’autorité de la raison et de l’expérience raisonnée. C’est déjà beaucoup, et il ne faut nullement y voir une forme d’étroitesse ou de scientisme. Cela comprend, outre les disciplines scientifiques (qui sont privilégiées par Condorcet22), l’exercice problématique de la raison (que nous appelons aujourd’hui : philosophie), et aussi les disciplines artistiques, sans oublier l’éducation physique.

3 – Pourtant, même si les deux premières précautions ont été prises, on ne sera pas à l’abri d’un insidieux danger : la machine pourrait, du fait même de son propre poids, devenir inerte et s’assoupir dans une médiocrité générale. Or, il faut cependant s’assurer de la bonne qualité du service public et offrir aux citoyens ce qui se fait de mieux.

À ce risque d’essoufflement, il n’y a pas de parade directe et interne. La loi peut bien demander aux plus savants de recruter les maîtres, mais elle ne peut pas faire en sorte que le niveau du savoir soit toujours au maximum de ce qu’il peut être.

La seule garantie contre une baisse générale de niveau est l’existence d’une concurrence extérieure. Et cela va faire de l’institution qu’est l’instruction publique un cas à part au sein de la machine d’État. En effet, si l’Instruction relève bien de l’organisation républicaine, elle ne saurait faire, comme la Justice ou la Police, l’objet d’un monopole public : la nature même du service qu’elle dispense a besoin du stimulant de la compétition externe.

Il faut donc, non pas que la concurrence joue entre les établissements du réseau public -ce qui serait un retour au modèle civil- mais qu’elle existe entre deux réseaux parfaitement distincts. L’école privée est nécessaire ; elle est pour l’Instruction publique un aiguillon et un censeur naturel :

« Tout citoyen pouvant former librement des établissements d’instruction, il en résulte pour les écoles nationales l’invincible nécessité de se tenir au moins au niveau de ces institutions privées »23.

 

Les propositions conséquentes : du rapport entre le pédagogique et le politique

Au cours de cette seconde partie, j’ai dégagé, chemin faisant, un certain nombre de conséquences quant à l’organisation même de l’enseignement et à la manière d’enseigner. En réalité, ce sont ces conséquences qui m’intéressaient au premier chef, parce que nous y sommes constamment confrontés et que toute politique scolaire est tenue d’avoir une position sur elles. Je suis partie de la critique de la politique scolaire menée depuis un peu plus d’une vingtaine d’années.

Les notions d’équipe pédagogique, de communauté scolaire, de différenciation pédagogique, d’ouverture à l’environnement social culturel économique, l’alibi de la différence sociale et culturelle des élèves érigé en principe de discrimination sous les apparences de bons sentiments, la critique de l’encyclopédisme, la critique de l’abstraction, le culte imbécile du concret, la critique du concept de discipline scolaire, l’idée que l’école est faite pour la société, la confusion entre former et instruire, entre informer et instruire, la manie des sorties qui diluent l’école dans la société civile, le culte des associations qu’il faut inviter, consulter et même faire défiler devant les élèves, la confusion entre la tolérance civile qui s’applique dans la rue et la laïcité stricte applicable à l’espace de la puissance publique, l’idée de recruter les enseignants sur motivation et sur aptitude à travailler ensemble, c’est-à-dire sur leur conformité à une pure opinion pédagogico-politique : tout cela me choque, sans doute parce que je suis professeur de philosophie, mais j’ai voulu savoir si mes raisons étaient seulement liées à la discipline que j’enseigne. En réalité, tous les éléments que je viens d’énumérer s’éclairent parfaitement, à la lumière de la lecture de Condorcet : c’est une politique.

Et derrière les problèmes pédagogiques, la plupart du temps, ce sont des problèmes politiques qui sont posés. Il faut donc, lorsqu’on discute pédagogie, oser aussi discuter politique.

Toutes les mesures auxquelles je viens de faire allusion me semblent se rattacher à une conception civile du système d’instruction, elles sont plus proches du modèle civil que du modèle juridique. Les combattre, c’est s’opposer à une conception de la nation au nom d’une autre conception de la nation : c’est opposer politique à politique.

Les points d’appui du pédagogique

Toutes ces mesures s’autorisent de deux points d’appui, qui sont aujourd’hui considérés comme sacrés. S’en prendre à eux, c’est être un mauvais citoyen, un esprit ringard et malveillant, un inadapté social.

Le premier point d’appui est psychologique, c’est une pseudo-psychologie : la croyance à l’existence de l’enfant et de l’adolescent comme entités consistantes. Sans aller jusqu’à dire que ce sont des idées fausses, on peut du moins clairement établir que ce n’est qu’une hypothèse, contredite par de très grandes théories, non seulement philosophiques (Locke, Hegel par exemple) mais aussi des théories psychologiques, notamment la théorie freudienne. Sur cette question de la prétendue spécificité de l’enfant, on ferait mieux de s’en tenir à quelques notions de bon sens, connues de mémoire d’humanité : une vie régulière, des règles clairement énoncées, des tâches proportionnées aux forces.

Le second point d’appui est sociologique : la population, la ville, la banlieue, le monde rural, l’entreprise, l’environnement, l’origine sociale et ethnique, l’appartenance à une religion, le sexe. Tout ce qui divise l’humanité est invoqué. Cela se justifierait, si cette invocation était destinée à construire l’humanité au-delà de ces divisions, mais c’est tout le contraire : on s’autorise de différences sociales, qui existent toujours et qui sont présentes à l’école, pour les renforcer par des mesures spécifiques de différenciation pédagogique. Au lieu d’interpréter cette différenciation dans le sens d’un renforcement de moyens envers ceux qui en ont le plus besoin, on allège au contraire l’exigence républicaine. Je prends un exemple : l’enseignement de la dissertation. La critique selon laquelle cet enseignement reposait trop souvent sur de l’implicite est parfaitement juste. Il faut donc le rendre explicite, et d’autant plus qu’on a affaire à des élèves qui sont peu familiers de ce genre d’exercice. Or que nous propose-t-on ? De ne plus enseigner la dissertation à ces élèves-là – sous prétexte qu’ils n’y arriveront pas – on nous propose donc de réserver la dissertation à d’autres – ceux qui y arriveront, en vertu de leur origine. C’est un enseignement discriminatoire qui transforme une donnée sociale en destin et en prétexte au cynisme pédagogique. Et qu’on ne vienne pas me dire « les élèves de technique n’ont que faire de la dissertation », car c’est une proposition cynique et injurieuse.

Les points d’appui utilisés par Condorcet sont aux antipodes. Point d’appui juridique : le sujet du droit, c’est lui qui prend place sur les bancs de l’école. Et si j’entre dans ma classe en pensant d’abord à l’origine sociale de celui-ci, aux problèmes familiaux de celle-là, à la religion de cet autre, jamais je ne commence la classe, je m’arrête aux obstacles qu’il faut justement briser. Il faut leur donner de l’air: faire en sorte « que l’enfant venu du fond du désert commence en même temps que ses camarades », comme l’écrit J. Muglioni24 . L’école démocratique ne doit compter que sur elle-même, elle n’a pas le droit de renvoyer les élèves à l’extérieur, elle doit pouvoir aussi offrir une double vie à chaque élève.

Point d’appui épistémologique en second lieu. Les savoirs, la réalité épistémologique, ne peuvent pas être décidés par la loi. Ce n’est pas à la loi de décider qu’il y a de la physique, de la chimie, de la littérature, de l’histoire, etc., elle n’a jamais pu le faire, cela est au-dessus de son autorité. Elle ne peut que reconnaître les savoirs et organiser leur développement et leur enseignement (elle peut aussi leur faire obstacle, mais elle ne change rien, fondamentalement, au savoir pris en lui-même). Dans une république, la loi doit se plier à la réalité épistémologique. Les savoirs ont le droit d’être enseignés parce qu’ils existent et qu’il n’est jamais inutile pour personne de savoir quoi que ce soit. Un bon système d’instruction publique doit proposer la totalité du savoir humain (c’est la fonction de l’Université), et il doit aussi se poser le problème de l’accessibilité raisonnée à cette totalité en termes de liberté et de progressivité (c’est la fonction de l’enseignement élémentaire).

La finalité politique

Des points d’appui, on en vient alors rapidement à la question de la finalité, qui est une question politique.

Une politique scolaire qui se donne pour fin l’adaptation sociale, dont le mot d’ordre est à l’extérieur, dans la conformation aux réalités socio-économiques, c’est une vraie politique, une politique qui se forme une idée préalable et totalisante de la nation. La nation doit être globale, productive, communautaire, elle réclame des citoyens qui vivent ensemble, qui se retroussent les manches, qui ont le culte de la constitution, qui s’unissent dans une religion civile : il faut y pourchasser l’individualiste, particulièrement l’intellectuel. Je ne caricature pas, car cette politique a été parfaitement définie par le débat sur l’instruction publique mené durant la Révolution française. Je renvoie aux Rapports d’hommes aussi opposés par ailleurs que Rabaut Saint Étienne d’une part, Le Peletier et Bouquier de l’autre25. Ils sont d’accord sur une conception ecclésiale de l’objet politique, qui accorde les impératifs du travail et ceux de l’union sacrée.

L’école de Condorcet n’a pas de fin. Elle est finalité sans fin. Le mot d’ordre est que chacun s’y saisisse de sa propre liberté. À cet effet, le détour par l’encyclopédie du savoir raisonné est nécessaire. Un point très important se trouve éclairé ici : la différence entre une pédagogie sur programme (qui propose des objets d’étude, selon un critère de progressivité et de complétude, objets qui s’imposent non pas en vertu d’un impératif social, mais par eux-mêmes et parce qu’il est bon, pour quiconque, de savoir) et une pédagogie sur objectifs (qui propose une conformité, selon l’idée que l’on se fait de la société, selon l’idée que l’on se fait de l’insertion de tel ou tel dans la société, et selon l’idée que l’on se fait de l' »enfant » et de l' »adolescent »).

Un fonctionnement paradoxal

Alors, tous les procédés que nous avons rencontrés se réordonnent d’une façon paradoxale.

L’option psycho-sociologisante, sous des apparences libérales et avenantes, se retourne et révèle sa nature profondément antidémocratique et autoritaire. Le « mou » devient « dur ». Le culte de l’équipe, si convivial et chaleureux, se retourne en contrôle incessant par des incompétents et des envieux (malheur à celui qui ne pense pas aux autres ! mais l’altruiste, lui , ne cesse de penser à l’autre : et s’il était plus fort, plus habile, plus savant, plus intelligent que moi ?). L’illustration la plus navrante au niveau scolaire en est les décisions de passage de classe, prises aujourd’hui principalement par ceux qui sont incompétents.

Les différenciations, traitées en dogme deviennent différences de droits. Une école qui renonce à exiger d’un enfant qu’il se tienne tranquille un quart d’heure, une école qui renonce à blâmer un élève qui a saccagé la salle des professeurs, cette école a déjà érigé une différence socio-psychologique en dogme et relégué ceux qu’elle a peur de discipliner dans la délinquance: c’est tout simplement de l’abandon d’enfant.

La soumission à la logique de l’usager et de la demande du marché n’est autre qu’un postulat obscurantiste et esclavagiste – sans compter que c’est, en réalité, un très mauvais calcul. La logique de la « communauté scolaire » qui livre littéralement les élèves à leur environnement, qui vend l’école au plus offrant ou au plus puissant, renvoie à une option politique antirépublicaine et anti-laïque : l’idée que la société est un dieu devant lequel chacun est requis de s’incliner. On abandonne par là l’idée que la cité est de l’ordre du politique, du droit, de la pensée au profit d’une conception qui ne s’autorise que des faits. La gestion se substitue à l’interrogation politique.

L’option républicaine, centralisatrice, dirigiste, plutôt rigide en apparence, se retourne en production incessante de droits dont jouissent les individus. C’est l’objet d’une série de paradoxes qui me fourniront ma conclusion.

  • La liberté étant incompatible avec l’ignorance, il faut se plier à la rude discipline de l’effort raisonné : je ne suis libre que si je peux répondre de mes pensées.
  • Bien que naturellement dépositaire de la raison, aucun homme n’en a l’usage entier spontanément et immédiatement. La médiation de l’instruction est nécessaire pour que chacun entre en possession de l’exercice de son jugement. Il n’y a pas d’usage pur et simple de la raison, cela s’apprend, et cela s’apprend sur des objets : voilà pourquoi les Français ont mis les lumières au pluriel.
  • Les lumières étant nécessaires, et devant être répandues sur chacun, seule la machine d’État sera assez forte pour en assurer la diffusion, l’extension et la protection contre toutes les formes de pouvoir.
  • La confiance que chaque citoyen place dans les maîtres dépend de l’élitisme de leur recrutement et de la rigueur d’une pédagogie négative.
  • La bonne qualité du service public d’instruction est garantie par l’existence distincte d’un réseau privé.

Un dernier paradoxe répond enfin à un scrupule.

Une fois répandue sur tous, l’instruction n’engendrera-t-elle et ne soulignera-t-elle pas la plus cruelle des inégalités, celle des forces, des génies et des talents ? Non, réplique Condorcet : il faut combattre l’inégalité uniquement lorsqu’elle est cause de dépendance et d’asservissement. Le concept de liberté règle le concept d’égalité. Aucun dispositif n’a le droit d’empêcher un homme d’atteindre le plus haut niveau d’excellence dont il est susceptible : l’école doit au contraire y aider. En revanche, l’instruction publique a le devoir de ne laisser subsister personne dans un état d’ignorance et d’abrutissement qui le livrerait à la tutelle directe d’autrui.

Alors, si chacun est capable de se diriger d’après ses propres lumières, si chacun jouit d’assez d’autonomie intellectuelle pour ne pas être contraint sans cesse de s’en remettre aveuglément à un autre, les différences de talent et d’habileté, si grandes soient-elles, ne peuvent être nuisibles, elles sont la paisible jouissance d’un droit naturel :

« Cette obligation [ il s’agit de l’obligation qu’a l’Etat de proposer une instruction publique] consiste à ne laisser subsister aucune inégalité qui entraîne de dépendance.
Il est impossible qu’une instruction même égale n’augmente pas la supériorité de ceux que la nature a favorisés d’une organisation plus heureuse.
Mais il suffit au maintien de l’égalité des droits que cette supériorité n’entraîne pas de dépendance réelle, et que chacun soit assez instruit pour exercer par lui-même, et sans se soumettre aveuglément à la raison d’autrui, ceux dont la loi lui a garanti la jouissance. Alors, bien loin que la supériorité de quelques hommes soit un mal pour ceux qui n’ont pas reçu les mêmes avantages, elle contribuera au bien de tous, et les talents comme les lumières deviendront le patrimoine commun de toute la société.
Ainsi, par exemple, celui qui ne sait pas écrire, et qui ignore l’arithmétique, dépend réellement de l’homme plus instruit, auquel il est sans cesse obligé de recourir. Il n’est pas l’égal de ceux à qui l’éducation a donné ces connaissances ; il ne peut pas exercer les mêmes droits avec la même étendue et la même indépendance. Celui qui n’est pas instruit des premières lois qui règlent le droit de propriété ne jouit pas de ce droit de la même manière que celui qui les connaît : dans les discussions qui s’élèvent entr’eux, ils ne combattent point à armes égales.
Mais l’homme qui sait les règles de l’arithmétique nécessaires dans l’usage de la vie n’est pas dans la dépendance du savant qui possède au plus haut degré le génie des sciences mathématiques, et dont le talent lui sera d’une utilité très réelle, sans jamais pouvoir le gêner dans la jouissance de ses droits. L’homme qui a été instruit des éléments de la loi civile n’est pas dans la dépendance du jurisconsulte le plus éclairé, dont les connaissances ne peuvent que l’aider, et non l’asservir.
[…]Il en résultera sans doute une différence plus grande en faveur de ceux qui ont plus de talent naturel, et à qui une fortune indépendante laisse la liberté de consacrer plus d’années à l’étude ; mais si cette inégalité ne soumet pas un homme à un autre, si elle offre un appui au plus faible sans lui donner un maître, elle n’est ni un mal ni une injustice ; et, certes, ce serait un amour de l’égalité bien funeste, que celui qui craindrait d’étendre la classe des hommes éclairés et d’y augmenter les lumières. « 26

 

Notes

1– Les Cinq Mémoires sur l’instruction publique sont cités dans l’édition GF, Paris, 1994 et le Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique dans Condorcet Ecrits sur l’instruction publique, vol. 2, Paris : Edilig, 1989.

2 – Inaugurale parce qu’elle renvoie à la question, soulevée par Socrate, de la fracture entre l’objet logique et l’objet politique. Voir sur ce point : C. Kintzler, Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris : Minerve, 2015, chap. 1 et 2.

3 – « En général, puisqu’il s’agit dans une loi qui n’a pas été votée unanimement de soumettre les hommes à une opinion qui n’est pas la leur, ou à une décision qu’ils croient contraire à leur intérêt, une très grande probabilité de cette décision est le seul motif raisonnable et juste d’après lequel on puisse exiger d’eux une pareille soumission. » Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix, Paris, de l’Imprimerie royale, 1785, Discours préliminaire, p. XVII.

4 – Du côté de Locke (Second Traité du gouvernement civil) : caractère temporaire et unique (pas de relais) de la délégation, distinction entre mandants et mandataires permettant aux premiers de « se retourner » contre les seconds, formulation expresse du mandat, textualité et non rétroactivité des lois. Du côté de Rousseau : unicité et unité du corps politique (pas de corps intermédiaires), généralité de la loi, secret du vote. Du côté de Montesquieu : pas d’emprunt, Condorcet se livre à une féroce critique de L’Esprit des lois (Observations sur le 29e livre de “L’Esprit des lois“, O.C. Arago, I, pp. 363 et suiv.) sur ce point, voir Condorcet critique de Montesquieu.

5 – Sur tous ces points, voir : Gilles-Gaston Granger, La mathématique sociale du marquis de Condorcet, Paris, PUF, 1956 ; Roshdi Rashed, introduction à Condorcet, mathématique et société, Paris, Hermann, 1974 ; Keith M. Baker, Condorcet. From natural philosophy to social mathematics, Chicago London, The University of Chicago Press, 1975, trad. française Paris : Hermann, 1988.

6– Examen sur cette question : est-il utile de diviser une Assemblée nationale en plusieurs chambres ? (1789) O.C. Arago, IX, 334-335.

7 – Dans son Essai sur l’application de l’analyse à la probabilité des décisions rendues à la pluralité des voix (Paris, de l’Imprimerie royale, 1785), Discours préliminaire, pp. XX et suiv.

8 – L’expression homo suffragans est empruntée à Gilles-Gaston Granger, op. cit.

9 – Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain, 8e époque, texte présenté par Alain Pons, Paris : Garnier-Flammarion, 1988, p. 210.

10 – Descartes, Secondes réponses.

11 – Menée non seulement dans l’Esquisse d’un tableau historique…, mais aussi dans la note K du Rapport et projet de décret.

12 – Rousseau, dans le Discours sur les sciences et les arts, montre bien la coexistence entre les lumières et les malheurs, mais il n’en analyse pas correctement les causes : c’est qu’il y a partout, soit défaut d’intensité des connaissances (c’est l’ignorance qui cause les ravages et non le savoir en lui-même), soit défaut dans la forme de leur extension (les uns savent, les autres ignorent : c’est l’obscurantisme qui cause l’oppression, et non le savoir).

13 – Esquisse d’un tableau historique…, Deuxième époque, op. cit., p. 103.

14 – Second Mémoire, op. cit; p. 96 ; voir aussi le Quatrième Mémoire.

15 – Second Mémoire, op. cit., p. 103.

16 – Quatrième Mémoire, op. cit., p. 203.

17 – Ce sont les objections de Rousseau qui, à mon avis, ont permis à Condorcet de penser ce modèle juridique. En effet, Rousseau montre parfaitement, dans son Premier Discours, que l’extension civile des lumières coexiste toujours avec l’oppression. Il a parfaitement raison dans les faits, mais il a tort dans l’analyse : ce n’est pas l’existence des lumières en elle-même qui entraîne l’oppression et l’inégalité, c’est le mode inégalitaire de leur extension. Ce n’est pas le savoir du savant qui opprime l’ignorant, c’est sa propre ignorance. La solution ne consiste donc pas à décerveler la population, mais à instruire chacun.

18 – Cinquième Mémoire, ibid., p. 227.

19 – Même si Condorcet envisage dans un premier temps un système de recrutement où interviennent les chefs de famille, au niveau uniquement de l’enseignement primaire, intervention qu’il réduit beaucoup dans le Rapport et projet de décret.

20 – Rapport et projet de décret, note E.

21 – Voir Une Education pour la démocratie, textes et projets de l’époque révolutionnaire éd. par B. Baczko, Paris: Garnier, 1982 (rééd. 2002).

22 – Condorcet a probablement suivi les indications données par d’Alembert dans l’article « Collège » de l’Encyclopédie.

23 – Rapport et projet de décret, op. cit, vol. 2. pp. 145-146.

24 – « Quelle école pour l’enseignement philosophique ? », dans Ecole, philosophie, même combat, Paris: PUF, 1985, p. 28.

25 – Voir note 21.

26 – Premier Mémoire sur l’instruction publique, op. cit., p. 36 et p. 39.

© Mezetulle, 2015

 

Égalité, compétition et perfectibilité

Faut-il lutter contre toute forme d’inégalité ?

La devise républicaine « Liberté-Égalité-Fraternité » place l’égalité en son centre, mais aussi en seconde position dans une séquence sur laquelle il est intéressant de s’interroger1. Son homogénéité repose sur l’objet dont elle parle : les citoyens sont libres, égaux et fraternels2. L’égalité est souvent extraite de cette séquence ternaire et présentée comme la caractéristique principale d’une association politique républicaine, et comme un idéal qui devrait être poursuivi et concrétisé en tous domaines. Cette absolutisation de l’égalité a une origine philosophique, mais elle a aujourd’hui pour effet une sorte de dogmatisme politiquement correct qui conduit souvent à opposer l’égalité à la liberté et à réprouver la notion même de compétition3
On peut montrer non seulement que la liberté et l’égalité ne sont pas opposées, mais aussi que la notion même de compétition, pourvu qu’on la prenne au sérieux, suppose l’égalité. En outre, il apparaît que la compétition peut être bonne pour la démocratie dans la mesure où elle engage la perfectibilité humaine.

La relation essentielle entre égalité et démocratie est inspirée d’un célèbre passage de Montesquieu :

« L’amour de la république, dans une démocratie, est celui de la démocratie; l’amour de la démocratie est celui de l’égalité. L’amour de la démocratie est encore l’amour de la frugalité. Chacun devant y avoir le même bonheur et les mêmes avantages, y doit goûter les mêmes plaisirs, et former les mêmes espérances; chose qu’on ne peut attendre que de la frugalité générale. L’amour de l’égalité, dans une démocratie, borne l’ambition au seul désir, au seul bonheur de rendre à sa patrie de plus grands services que les autres citoyens. Ils ne peuvent pas lui rendre tous des services égaux; mais ils doivent tous également lui en rendre. En naissant, on contracte envers elle une dette immense dont on ne peut jamais s’acquitter.Ainsi les distinctions y naissent du principe de l’égalité, lors même qu’elle paraît ôtée par des services heureux, ou par des talents supérieurs »4.

En associant égalité et frugalité, en définissant l’égalité de manière morale comme esprit de sacrifice et dévotion du citoyen à la communauté politique, Montesquieu pense probablement aux démocraties anciennes. Or les démocraties modernes ne demandent pas aux citoyens d’aimer les lois, elles ne leur demandent pas non plus d’effacer leur individualité et leur singularité devant la communauté républicaine, et n’avancent pas l’argument de la dette de l’individu à l’égard de la communauté politique. À tous ces égards, l’égalité installée par la Déclaration des droits de 1789 est disjointe de cette conception puisqu’il s’agit de l’égalité des droits : les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Cependant, Montesquieu annonce une propriété fondamentale de l’égalité moderne : loin d’être opposée à la distinction, l’égalité en est au contraire le fondement « les distinctions naissent du principe d’égalité » : ceci déjà permet sinon d’opposer égalité à égalitarisme, du moins de les distinguer – même si le paragraphe sur la frugalité invite à les réunir. La référence implicite à l’égalité des citoyens chez les Anciens resurgit régulièrement, et particulièrement dans des situations de crise comme celle que nous connaissons. 

L’égalité comme outil de la liberté et comme condition du concept de compétition

Rousseau a fait du concept d’égalité le moteur de sa théorie du Contrat social. Sa pensée est fondamentale ici parce qu’elle fournit un outil pour comprendre la séquentialité de notre devise républicaine : « Liberté – Égalité – Fraternité ». Je n’entrerai pas dans le détail, très technique, du raisonnement de Rousseau, qui porte sur les deux premiers termes. Pour aller vite, je dirai que la liberté est première parce qu’elle est la fin, le but de l’association politique, et que l’égalité en est la cheville ouvrière. D’où l’on peut conclure que la fraternité en est l’effet.

Dès la position du problème de l’association politique, Rousseau commence par poser que la liberté ne saurait faire l’objet d’une négociation : y renoncer serait « renoncer à sa qualité d’homme »5. Ainsi le premier terme, « liberté », ne peut être que premier.
Rousseau envenime le problème par la célèbre formule :

« Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé et par laquelle chacun s’unissant à tous n’obéisse pourtant qu’à lui-même et reste aussi libre qu’auparavant »6

La « solution » qu’il apporte est plutôt étrange, à savoir : « l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté. » Pour tout conserver et « rester aussi libre qu’auparavant », il faudrait donc commencer par tout aliéner ? Or c’est précisément cette opération de totalisation qui va donner à la liberté sa plénitude, en la faisant passer par l’égalité.

La totalisation incluant tous les agents et portant sur tous les objets engendre l’égalité parfaite des sujets en tant qu’ils produisent le droit et qu’ils en reçoivent les résultats7. Si on donne tout, que reste-t-il ? Reste ce qui ne peut pas se donner, c’est-à-dire le support même du droit : le sujet politico-juridique. Un sujet égale un autre sujet. Mais c’est au niveau de la réception que l’opération est encore plus intéressante : je donne ma liberté, tous donnent leur liberté, et tous reçoivent la liberté de tous. Autrement dit la liberté que je reçois c’est celle de n’importe qui, celle que tous peuvent recevoir. C’est la liberté conjuguée à l’universel, c’est la liberté comme concept et non comme simple revendication particulière.

L’opération produit un double bénéfice. D’abord elle fait que chacun se découvre lui-même, se constitue en sujet du droit. En procédant à l’aliénation totale, tous se découvrent dans la nudité politico-juridique de sujets essentiels du droit, comme des « je » que l’association révèle en même temps qu’elle se forme. Le deuxième bénéfice est concret. Je peux certes croire que la liberté, c’est la mienne et celle de nul autre, ou celle des miens, d’un « nous » excluant les autres, mais personne n’a jamais pu exercer durablement cette proposition, et personne, jamais, ne peut la soutenir. Il n’y a de pensée de la liberté que dans son extension, c’est-à-dire son attribution à tout sujet possible. La liberté n’est plus celle d’un agent isolé, à la merci des autres libertés particulières, mais c’est la liberté en tant que chacun peut en jouir, celle que la loi va définir, accorder à chacun et protéger.

Nous avons donc les deux premiers termes de notre devise : (a) la liberté et (b) l’égalité qui est la condition de la liberté. L’ordre est important : l’égalité est un outil, une condition de possibilité, mais la liberté reste toujours la finalité première. Les agents du contrat ne s’associent pas afin d’être égaux, mais ils se rendent égaux afin d’être aussi libres et même plus libres qu’auparavant. On comprend alors de manière plus forte en quoi l’égalité est essentielle à une démocratie, et cette fois à une démocratie moderne : sans l’égalité des sujets du droit, la liberté des modernes n’est ni pensable ni réalisable.

La liberté ne peut pas se réaliser pleinement si elle reste particulière, si elle reste ma liberté et celle des miens : elle n’atteint sa dimension complète que si elle est la liberté de tous, également. C’est l’opération de totalisation qui me fait découvrir l’égalité des sujets du droit, et les droits que va recevoir chaque sujet sont les mêmes.

Ainsi on définira chaque droit comme attribuable et applicable à tous, et cette attribution universelle permet de comprendre à la fois l’extension et la limitation de chaque droit. Je suis à la fois plus libre qu’auparavant (où ma liberté était limitée par mes forces et où elle n’était garantie par rien), et ma liberté devenant celle de tous trouve ici sa limite : je peux faire tout ce que je veux, pourvu que cela ne fasse pas obstacle à la même liberté exercée par autrui. Ainsi je peux par exemple exercer ma force physique librement et en jouir, mais je ne peux pas la tourner contre autrui. L’exemple de la propriété est encore plus parlant : la propriété n’a d’autre limite que l’exercice du droit de propriété par autrui. Les propriétés pourront donc être considérablement inégales, mais aucune ne devra être telle qu’elle empêche autrui d’être si peu que ce soit propriétaire. Applications concrètes : personne ne peut posséder un bien en monopole, personne ne peut devenir objet de propriété, personne ne peut posséder personne, et lorsqu’un bien est proposé à l’accès à la propriété, tous doivent pouvoir y concourir – ce qui signifie une réglementation du commerce.

J’ai fait ce détour par Rousseau parce qu’il permet d’éclairer les relations entre égalité et compétition. « Compétition » signifie : prétention à quelque chose (pétition), jointe au préfixe cum qui veut dire « avec ». Nous prétendons avec les autres, et l’égalité rend cette prétention universelle : avec tout autre. Tous ont les mêmes droits de concourir et personne ne peut être exclu a priori. On peut donc dire que non seulement l’égalité n’est pas contraire à la compétition, mais encore que seule l’égalité donne à la compétition son sens plein. Ce que tout le monde sait : il n’y a pas de compétition s’il n’y a pas égalité de traitement entre les concurrents.

L’égalité des droits ne réclame nullement l’égalisation des choses, des forces, des talents, des propriétés, autrement dit elle ne se confond pas avec l’égalitarisme : elle établit que tous ont les mêmes droits et les mêmes devoirs. La Révolution française a aboli les privilèges d’Ancien régime et permet la possibilité d’une compétition égale entre tous.

Que faire des inégalités produites par l’égalité des droits ? Faut-il combattre toutes les inégalités ?

Je voudrais à présent prendre la question par l’autre côté. Car j’ai insisté jusqu’à présent sur les tenants de la compétition, ses conditions : si tous ont les mêmes droits, si personne n’est handicapé ou favorisé a priori, la compétition n’est pas contraire à l’égalité. Mais est-ce la même chose si on s’interroge sur ses aboutissants ? Le résultat de toute compétition n’est-il pas, par définition, inégal ? Et plus généralement, faut-il lutter contre toutes les inégalités ?

Prenons l’exemple des emplois publics qui se recrutent par concours. Ils peuvent conférer une autorité, des pouvoirs que n’ont pas les autres citoyens (un policier peut m’ordonner d’arrêter mon véhicule, un juge peut prononcer une peine, un jury d’examen peut décerner ou refuser un diplôme). Mais cette autorité, ce pouvoir, sont réglementés par la loi : ils ne sont pas substantiellement attachés à une personne, mais à une fonction, laquelle est temporaire. Cette fonction elle-même est ouverte à tous, pourvu qu’ils remplissent des conditions de compétence et de talent définies et dont personne n’est exclu du fait de ce qu’il est, de sa naissance, de son origine, de sa fortune, etc.

Mais la question est plus large. On pourrait penser qu’il est souhaitable de réaliser l’égalité partout. Or cela suppose que toutes les inégalités sont à la fois comparables et mauvaises, ce qui ne va pas de soi. Si une démocratie se caractérise par la place fondamentale qu’y assure l’égalité comme condition de la liberté, doit-on pour autant soutenir que toutes les inégalités sont également nuisibles ? Faut-il lutter contre toute forme d’inégalité ?

Je vais cette fois m’aider de Condorcet. En effet, Condorcet développe une pensée substantielle et originale de l’égalité. D’autre part, il soulève un paradoxe inhérent à la lutte contre les inégalités et qui peut se traduire par une contrariété entre égalité et compétition.

Condorcet a abordé la question de l’égalité des droits de manière très concrète : en argumentant notamment pour l’accès égal des hommes et des femmes au droit de cité. Il s’appuie sur une définition minimaliste du fondement de ces droits :

« Les droits des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles, susceptibles d’acquérir des idées morales et de raisonner sur ces idées. Ainsi les femmes,ayant les mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes : et celui qui vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens »8.

Il faut ici avoir le courage et la grandeur de ne voir rien d’autre en un être humain qu’une articulation spécifique du sensible et du rationnel. Dès lors, toutes les considérations « concrètes » prenant en compte la coutume, le climat, les habitudes, l’inertie sociale, le poids des origines, le sexe, la couleur, la religion, les intérêts, etc., sont également négligeables. Ce qui est non négociable tient précisément à l’abstraction du fondement de l’autorité ; ce qui est véritablement concret, c’est le programme des mesures à prendre pour que ce fondement se déploie conformément à sa définition, qui est la même pour tous. La réduction des inégalités est donc indispensable, non pas parce que les inégalités heurtent les bons sentiments, mais parce qu’elles font obstacle à la liberté sans laquelle un être sensible ne saurait être aussi un être rationnel et réflexif.

Or les conséquences d’une telle conception sont paradoxales.

L’égalité se déduit de la définition de l’homme comme sujet du droit. Les êtres sensibles et rationnels sont égaux, et c’est cette seule propriété qui les fait tels. On en conclut que toutes les inégalités ne sont pas également indésirables : seules le sont celles qui contredisent cette définition ou qui lui font obstacle. D’abord, les inégalités peuvent tenir à des propriétés extérieures au champ qui définit l’égalité : forces, talents, habiletés – autant de dispositions du corps et de l’esprit qui ne modifient en rien le principe même de l’égalité, même si elles sont inégalement distribuées. La réduction des inégalités s’attaquera donc principalement à celles qui sont le fait de l’organisation sociale : abolition des privilèges et de tous les systèmes de droits et devoirs fondés sur une différence a priori – comme la race, le sexe, l’opinion – mesures volontaristes permettant à tous d’exercer leur liberté (comme par exemple l’Instruction publique), mesures économiques favorisant l’accès à la propriété et rendant impossibles les monopoles privés.

On voit aussi qu’il faudrait encore entrer dans le détail et distinguer ici les droits-liberté et les droits-créance. Les premiers sont tels qu’on peut ou non les exercer – par exemple le droit de propriété : pourvu que ce droit soit correctement défini et auto-limité, celui qui ne l’exerce pas n’est pas pour autant privé de droits, il n’est pas en situation de dépendance. Idem pour le droit de libre circulation, pour le droit de culte, le droit de manifester ses opinions, etc. En revanche les droits-créance sont tels que si l’on ne les exerce pas réellement, on est exposé à perdre sa qualité de sujet, et ses droits : le devoir de la puissance publique est donc de faire en sorte que tous puissent en jouir réellement. C’est ainsi que Condorcet a raisonné pour l’instruction. On pourra raisonner de la sorte pour la santé, le logement, un revenu minimum.

Le paradoxe est que certaines formes d’inégalité peuvent résulter des dispositions prises pour  combattre des inégalités. L’exemple classique, maintes fois commenté par Condorcet, est celui de l’instruction, de la maîtrise des connaissances. Pour réduire l’inégalité qui soumet l’ignorant au savant, il faut instruire – d’où la nécessité de l’Instruction publique comme institution, comme devoir de la puissance publique9. L’accès au savoir émancipe les hommes, mais en même temps il permet à ceux qui ont plus de disposition pour l’étude de déployer plus complètement une forme de supériorité qui ne se serait pas révélée en son absence : on retrouve ici les effets de la compétition dans ses résultats. Autrement dit, le dynamisme propre aux hommes et au développement des droits est à la fois le principe qui les fait égaux et le moteur qui les rend inégaux, faisant apparaître de nouvelles inégalités.

Condorcet introduit une distinction fondamentale et claire entre les différentes inégalités et il pose la question du bien-fondé de leur réduction. L’inégalité entre les hommes n’est injuste et contraire au principe qui fait d’eux des sujets de droit inaliénables que lorsqu’elle soumet l’un à l’autre, les uns aux autres. Sont donc à combattre toutes les inégalités « qui entraînent une dépendance » (tout particulièrement lorsqu’elles sont l’effet d’un dispositif social) et seulement celles-là. Le critère, lorsqu’on se demande s’il faut ou non combattre une inégalité, c’est de savoir si elle est un obstacle à la liberté, si elle diminue la liberté.

Les formes de ce combat sont multiples, elles peuvent même emprunter des voies contraires. Ainsi, l’inégale répartition des forces physiques et des ressources matérielles (biens, armes, etc.) doit être combattue par voie d’interdiction, de restriction et de redistribution : on interdira l’usage de la force envers autrui, on interdira la possession des armes, on dissuadera et on régulera l’accumulation des biens par un système fiscal en particulier sur les patrimoines, notamment par des droits de succession. En revanche l’inégalité des talents sera au contraire traitée par une politique d’accroissement et d’expansion maximale des lumières, des sciences et des arts.

Ici encore, la question de l’instruction peut servir d’exemple. L’argumentation est développée à plusieurs reprises par Condorcet, on la trouve notamment au début du Premier mémoire sur l’instruction publique :

« C’est donc encore un devoir de la société que d’offrir à tous les moyens d’acquérir les connaissances auxquelles la force de leur intelligence et le temps qu’ils peuvent employer à s’instruire leur permettent d’atteindre. Il en résultera sans doute une différence plus grande en faveur de ceux qui ont plus de talent naturel, et à qui une fortune indépendante laisse la liberté de consacrer plus d’années à l’étude ; mais si cette inégalité ne soumet pas un homme à un autre, si elle offre un appui au plus faible, sans lui donner un maître, elle n’est ni un mal, ni une injustice ; et, certes, ce serait un amour de l’égalité bien funeste que celui qui craindrait d’étendre la classe des hommes éclairés et d’y augmenter les lumières »10.

Perfectibilité, compétition et déclin

Le critère de la liberté permet donc de cibler l’inégalité nuisible, celle qu’il faut combattre, et de laisser tranquilles les inégalités qui n’ont pas d’effet sur la liberté et les droits en général, qui n’oppriment personne. Mais il y a davantage puisque, comme on vient de le voir, la lutte contre les inégalités nuisibles peut elle-même engendrer des inégalités qui sans elle seraient restées en germe, ne se seraient pas développées. Ainsi, le développement des connaissances, des sciences, des techniques, en encourageant les talents, réalise des potentialités nouvelles, etc.

Peut-on parler d’« effet pervers » ? Pas exactement : un effet pervers est lui-même mauvais et nuisible, il est indésirable ; de plus il est en général difficile à prévoir. Or le développement dont on vient de parler installe bien une compétition dont le résultat est une forme d’inégalité, mais il est prévisible et surtout il n’est pas nuisible. J’ai parlé de dynamisme. Condorcet aurait parlé d’un effet nécessaire de la perfectibilité humaine et je voudrais, pour finir, examiner la question sous cet angle.

On a pu voir que ce type de mesure ne blesse pas les droits, cela est essentiel. Mais on peut aussi montrer qu’il est profitable à l’ensemble de la société ; ceux qui n’en sont pas directement bénéficiaires de manière individuelle en bénéficient généralement et indirectement. Cela est évident pour ce qui touche ce qu’on appelle la recherche appliquée, mais c’est autant vrai pour la recherche fondamentale : personne n’est opprimé par l’algèbre de Boole, qui pendant longtemps n’a servi à rien, et à présent tout le monde en profite, et pas seulement les mathématiciens chercheurs. Pour reprendre un exemple emprunté à Condorcet : personne ne peut en vouloir à d’Alembert d’avoir trouvé l’équation et le principe qui portent son nom, et de manière générale une découverte est bonne pour tout le monde.

On en conclut facilement que la compétition, une fois réglée par le critère de la liberté de tous, n’est pas mauvaise, mais de plus qu’elle peut être bonne. De ce point de vue, la compétition non seulement doit être libre, mais certaines compétitions doivent être encouragées, sinon organisées, par la puissance publique. C’est par exemple la fonction des grandes institutions savantes, de l’investissement dans la recherche et l’innovation. La grande originalité de Condorcet est d’avoir inclus l’ensemble du système scolaire dans cette hauteur de vue : pour lui, il y a continuité entre le savoir élémentaire et les formes les plus élevées de la connaissance humaine.

J’ai fait référence au concept de perfectibilité. On ne peut pas se contenter de raisonner en termes linéaires et progressifs. La perfectibilité humaine est telle que si elle ne se développe pas, si elle ne trouve pas des aliments pour se déployer, si elle n’est pas constamment au-dessus d’elle-même, elle retombe inévitablement à un niveau inférieur, elle régresse. Là encore l’exemple du développement des connaissances est parlant : une société qui se contenterait de maintenir ses connaissances à un certain niveau, sans chercher à les développer davantage – une société statique à idéologie frugale – retomberait nécessairement au-dessous du niveau qu’elle prétend maintenir. Je ne sais pas ce qu’une politique de décroissance donnerait au niveau économique, mais on est certain qu’une politique de décroissance dans le domaine des connaissances serait une société où le niveau du savoir diminuerait inéluctablement, livré à sa propre inertie11. Il en va ici des connaissances comme de la population – si elle n’augmente pas elle diminue nécessairement – ou comme de la politique d’acquisition des livres dans une bibliothèque : il y a un seuil d’acquisition au-dessous duquel on appauvrit nécessairement les collections. L’absence de progression est un déclin.

De ce point de vue, et pourvu qu’elle satisfasse le critère de la préservation des droits, la compétition est une nécessité par laquelle l’humanité doit faire face à sa propre perfectibilité : personne n’a intérêt à ce que l’humanité se dégrade et soit au-dessous d’elle-même.

L’articulation entre le principe d’égalité et le principe de liberté permet de distinguer entre entre égalité et égalitarisme. On peut en outre pousser le principe de la subordination de l’égalité à la liberté jusqu’à son point paradoxal en assumant le dynamisme inhérent à la lutte contre les inégalités et en posant la question de la perfectibilité et de ses effets.
L’idée directrice demeure : il faut combattre les inégalités qui entraînent une dépendance, toutes celles-là et seulement celles-là. Ce combat peut révéler des inégalités et produire de la compétition : c’est le sens même d’une compétition « à armes égales » que de dégager des forces, des talents, des propriétés inégales, pourvu qu’aucune soumission n’en résulte. Non seulement cela ne peut pas être mauvais en soi, mais il serait dommageable de ne pas le faire. Une égalité érigée en idéal absolu et indistinct installerait une société du ressentiment et de la surveillance mutuelle, où toute supériorité serait persécutée ; elle engagerait aussi un déclin programmé dommageable à tous.

Notes

1 – La bibliographie sur la devise républicaine est considérable, voir notamment Michel Borgetto La Devise « Liberté, égalité, fraternité », Paris : PUF, 1997, où l’on trouvera d’autres références.

2 – Il ne me semble pas opportun d’y ajouter, comme cela est parfois suggéré, « Laïcité » car la laïcité n’est pas une propriété des citoyens, mais une propriété de l’association politique. On ne s’associe pas pour être laïques, mais la laïcité fait partie des propriétés de l’association politique permettant d’assurer la liberté et l’égalité.

3 – C’est notamment l’idéologie qui prévaut dans le domaine scolaire : éviter l’émulation entre les élèves au nom de « l’égalité des chances », au moment même où on encourage et valorise la compétition dans le domaine sportif ou dans celui de l’entreprise.

4 – De l’Esprit des lois, V, 3.

5Du Contrat social, I, 4.

6Ibid., I, 6.

7– Sur cette opération de totalisation, voir Louis Althusser, « Sur le Contrat social » dans Cahiers pour l’analyse. L’impensé de J.-J. Rousseau, n° 8 oct. 1967, p. 5-42.

8Sur l’admission des femmes au droit de cité, éd. Arago, vol. X, p. 122. C’est moi qui souligne.

9 – Le droit à l’instruction est un droit-créance : il est tel que si on ne l’exerce pas réellement, on est exposé à perdre sa liberté et ses droits.

10Cinq Mémoires sur l’instruction publique (1791), Paris : GF-Flammarion, 1994, p. 62-63.

11 – C’est une des raisons pour lesquelles Condorcet était favorable à l’existence d’un enseignement privé.

© Catherine Kintzler, Mezetulle.net 2013, Mezetulle.fr 2015

Réforme des collèges et « liberté pédagogique »

La réforme des collèges et son projet de nouveaux programmes fait des vagues – enseignement des langues anciennes mis sous tutelle et noyé dans les « EPI » (enseignements pratiques interdisciplinaires), programmes d’histoire avec de possibles (et donc plus que probables) impasses. La presse s’en fait l’écho, notamment France-Inter le 24 avril, où un membre du Conseil national des programmes avance la notion de liberté du professeur … à contresens.

Pour libérer du temps en vue des enseignements « interdisciplinaires » il faut rogner sur les disciplines… c’est tout simple ! Et quelle bonne occasion de s’en prendre à ceux qui se sont engagés dans l’enseignement par intérêt pour une discipline et par désir de la faire partager à autrui (les élèves) – au lieu de s’intéresser comme ils le devraient à l’épanouissement de l’enfant, au « vivre-ensemble » et au « savoir-être ». Ainsi les professeurs d’histoire se voient confrontés à un « allégement » de programmes qui procède par distinction entre questions obligatoires et questions facultatives. Cette probabilité de l’impasse reçoit la caution de la « liberté pédagogique » exercée par chaque professeur.

Hubert Tison, secrétaire général de l’Association des professeurs d’histoire-géographie1 résume la supercherie avec un exemple lourd de signification, pris dans le projet de programme du cycle 4, classes de 5e et de 4e : « les Lumières » sera une question facultative. Les grands philosophes, la question de la citoyenneté… négliger cela, c’est, précise-t-il, « amputer la culture d’un élève ».

Liberté du professeur ?

D’abord on se demande de quelle liberté le Conseil supérieur des programmes s’autorise lui-même, en décidant que, par exemple, les Lumières c’est secondaire (voir ci-dessous l’extrait du projet de programme).

Ensuite, la notion de liberté pédagogique du professeur ne concerne pas les programmes, c’est-à-dire les contenus, mais seulement les méthodes. En France, seule l’instruction est obligatoire – il faut donc des programmes nationaux s’imposant à toutes les écoles tant publiques que privées et au préceptorat2. En revanche les méthodes d’enseignement sont libres, dans le cadre du droit commun et du code de l’éducation : jusqu’à nouvel ordre, il n’y a pas de pédagogie officielle. Or c’est exactement le contraire qu’explique sur l’antenne de France-Inter le 24 avril  Denis Paget, membre du Conseil supérieur des programmes, au sujet de ce projet de programme d’histoire, et avec une pointe d’agacement perceptible dans la voix :

« Il faut savoir ce qu’on veut, on nous dit tout le temps que les programmes sont trop lourds. Donc le choix qui a été fait c’est qu’il y ait des points de passage obligés et puis des questions au choix. Alors évidemment on ne traitera pas toutes les questions, c’est le professeur qui choisit en fonction de l’intérêt des élèves, de la logique même de son cours, de traiter une question plutôt qu’une autre, ce qui permet de dégager beaucoup plus de temps pour enseigner l’histoire de façon plus active et intelligente et notamment en travaillant des études de documents. »

Que conclure de cette déclaration ?

1° Que le Conseil supérieur des programmes décide, on ne sait sur quels critères, qu’il existe en histoire des questions principales (par exemple l’islam) et des questions secondaires (par exemple les Lumières). La responsabilité de pans entiers d’ignorance est reportée sur la liberté des professeurs. Seuls des esprits chagrins pourront penser que la répartition subtile entre questions obligatoires et questions au choix puisse être idéologique ou obéir à des motifs clientélistes (en novlangue : « intérêt des élèves »).

2° Qu’il existe une manière « active et intelligente » d’enseigner l’histoire – comprendre : celle que recommande le CSP. Car bien sûr, on aura compris aussi que les professeurs formés à la connaissance de disciplines, ceux qui s’arc-boutent de façon archaïque sur des savoirs constitués, ne la pratiquent pas – préférant probablement une manière d’enseigner « passive » et « bête ». Il est donc opportun de les mettre au pas. Comment ? En les noyant autant que possible dans l’interdisciplinarité et en leur conseillant de se plier aux méthodes de ce qui ressemble fort à une pédagogie officielle. 

 

Ci-dessous un extrait du projet de programme d’histoire (cycle 4) ; seules les questions en gras sont obligatoirement traitées3.

ProgrHistoire5e© Mezetulle, 2015

 

  1. Association signataire du communiqué de la Conférence des Associations de professeurs spécialistes sur le projet de réforme du collège qu’on peut lire sur son site internet. []
  2. [Note ajoutée le 10 mai]. Contrairement à une idée répandue, la fréquentation de l’école n’est pas une obligation. L’existence de programmes nationaux permet de garantir l’égalité des élèves et de les protéger autant que possible contre des dérives sectaires []
  3. Document consultable intégralement sur le site du café pédagogique []

Les Femmes savantes de Molière : savoir, maternité et liberté

On ne peut pas balayer d’un revers de main Les Femmes savantes au prétexte qu’il s’agirait d’un ouvrage daté développant des thèses archaïques sur la condition féminine. Le malaise qui nous saisit encore aujourd’hui lorsque nous voyons cette pièce touche un point plus profond. En articulant la question du savoir à celles du mariage et de la maternité, Molière rencontre le problème non résolu d’une assignation réduisant des femmes à la fonction de reproduction1.

Lorsqu’on vous serine à longueur de journée et toute votre vie que votre intériorité est constituée et épuisée par la fonction de reproduction, comment conquérir la liberté ? Aujourd’hui encore, où l’enfantement est présenté comme le nec plus ultra de l’accomplissement féminin (comme s’il fallait sexuer l’accomplissement), on pardonne difficilement à une femme de se soustraire à la maternité par amour de la liberté, dont le savoir est une figure. Les religieuses mises à part, seules celles qui ont payé leur tribut à la reproduction échappent à la pression sociale : on ne leur fait pas grief de leur liberté, car elle est contemporaine d’un déclin qui de toute façon les place hors du circuit de la reproduction.

Mariage, enfantement, savoir

Par opposition à la tragédie, la comédie est « bourgeoise » et non pas héroïque. Nombre de comédies de Molière ont pour enjeu le mariage2, traitant la contradiction entre le vœu des amants et la pression sociale. L’exemple des Femmes savantes illustre bien cette fonction de compromis. Chrysale y affirme de façon dérisoire l’autorité du chef de famille, et sa volonté finalement n’est autre que celle de Henriette qui aime et épouse Clitandre. La volonté intérieure et libre des deux amants prend comiquement la forme extérieure de l’autorité paternelle : Chrysale (V, 2) feint d’imposer à sa cadette ce que précisément elle désire le plus au monde.

Cependant, la question du mariage masque un enjeu plus fondamental touchant l’accès au savoir dans la mesure où il est affecté par la question de la maternité et de la différence des sexes. Cela fait des Femmes savantes une des pièces les plus énigmatiques de Molière. D’un côté, la question de la maternité est évidemment liée à celle du mariage, à tel point qu’elle coïncide avec elle, du moins au XVIIe siècle : les suites du mariage, ce sont un ménage et des enfants. De l’autre, elle engage la question du savoir du fait que la reproduction est un problème de matière : elle suppose une pensée du corps, puisqu’elle est une fonction du corps.

Tout cela est déjà dit dans la scène d’exposition, où les deux sœurs Armande l’aînée et Henriette la cadette défendent des positions divergentes aussi bien sur le mariage que sur l’enfantement et la relation des femmes au savoir.

Les suites de ce mot, quand on les envisage
Me font voir un mari, des enfants, un ménage ;
Et je ne vois rien là, si j’en puis raisonner,
Qui blesse la pensée et fasse frissonner.

Voilà justement qui blesse la pensée d’Armande : « un idole d’époux et des marmots d’enfants ».

Il suffit de parcourir trois moments de la scène pour voir apparaître le lien entre la question de l’enfantement avec celle du mariage (cela n’a rien d’étonnant) mais de façon plus significative avec celle du savoir. C’est du lien mariage/maternité/savoir, on le verra, que découle la distribution des personnages et particulièrement celle des trois « Femmes savantes », Philaminte, Bélise et Armande.

Je viens de citer le premier moment : Henriette « envisage » les enfants comme des suites naturelles du mariage.

Le second est la théorie d’Armande. Elle est obligée de construire une théorie, puisqu’elle défend une position qui ne va pas de soi. Cette théorie, inspirée de la thématique précieuse, avance un dualisme radical entre l’esprit d’une part, « les sens et la matière » de l’autre. Armande s’appuie sur ce dualisme pour fonder une morale qui condamne comme « dégoûtant » l’attachement au corps, attachement « grossier » qui sera plus tard (IV, 2) nommé par une concentration étonnante de langue, « les nœuds de la matière »3 – ce sont aussi ceux du mariage, du passage à l’acte sexuel et la formation inévitable des suites matérielles de celui-ci c’est-à-dire un embryon noué pendant neuf mois d’indisposition au corps de la femme, dont il faudra accoucher au péril de sa vie, mais qui restera même après cette délivrance comme un nœud, un fil à la patte, un « marmot d’enfant ». Je ne noircis nullement le tableau, ne faisant que reprendre les descriptions du mariage et de la maternité que l’on trouve dans la littérature précieuse. Henriette avance au contraire l’idée d’une distribution naturelle des personnes, les unes étant vouées au corps, les autres à l’esprit. Au -delà des personnes expressément visées par Henriette, c’est bien la distribution sociale des sexes qui est concernée, présentée comme issue des justes règlements du Ciel.

Le troisième moment est l’examen d’un « cas », celui de Philaminte, la mère des deux filles. Ce cas est très intéressant, puisque chacune des sœurs y trouve son compte. Philaminte est un bel esprit qui cultive ses talents intellectuels, mais elle a malgré tout consenti aux « nœuds de la matière » en se mariant et en ayant deux enfants. Philaminte est le personnage glorieux de la pièce. N’a-t-elle pas déjà tout ? L’amour, car il ne fait pas de doute que Chrysale l’aime ; les enfants ensuite. Mais elle a aussi le savoir, dont elle fait un usage raisonné, comme on le voit par le dénouement de la pièce. Ce parcours sans faute fait d’elle un quasi-homme, sur le modèle de certaines sociétés primitives qui promeuvent les femmes ménopausées à un statut viril. Du reste, on peut supposer que Philaminte ne s’adonne au savoir que depuis que ses filles sont élevées, ou pour le dire avec plus de force matérielle, depuis qu’elle a le droit d’être stérile.

Ma thèse est que la question de la stérilité féminine, subie (Bélise), décrétée (Armande) ou conquise (Philaminte) permet de décliner non seulement la position sociale de chacune des Femmes savantes, mais qu’elle permet de les situer en tant qu’elles se veulent savantes : elle détermine la relation qu’elles ont au savoir, qui n’est pas la même dans les trois cas. Ce qui les rattache à la question de l’infécondité est aussi ce qui les rattache au savoir, de sorte que la position à l’égard des « nœuds de la matière », entendus au sens d’une relation à la stérilité, est aussi une relation au savoir. La question n’est pas nouvelle sans doute, mais elle est encore de nos jours loin d’être épuisée.

Reproduction et maternité : extériorité, intériorité ou inclusion

Des trois moments initiaux où apparaît explicitement le problème de l’enfantement, c’est le second qui aborde la question du savoir dans une fonction autre qu’ornementale.

En effet, la théorie d’Armande tient que la reproduction est liée au corps. Mais le corps, en tant qu’il est objet de savoir, pose une question qui relève à la fois de la physique et de la morale – c’est tout simplement une des questions articulées par le matérialisme classique. Quelle position pouvons-nous et devons-nous prendre vis-à-vis de notre propre corps, étant donné que celui-ci est matière ? On voit immédiatement que les voies philosophiques du dualisme et du monisme sont ouvertes. Mais elles s’ouvrent de façon dramatique, et elles vont donner un philosophème à l’opposition homme / femme.

La division homme / femme se clive à la faveur d’un paradoxe. Si le corps est purement matériel, les conséquences ne sont pas les mêmes selon qu’on est un homme ou une femme. De façon paradoxale, la pure extériorité du corps assure une fonction libératrice pour les hommes, si l’on regarde le problème sous l’angle de la reproduction. En effet, les hommes possèdent leur corps dans la reproduction sous la forme d’une quasi-chose. Mais inversement c’est comme chose investie et incluse en elles que les femmes vivent cette extériorité. Alors que les hommes vivent l’extériorité du corps de la reproduction sous forme d’extériorité, les femmes la vivent sous forme d’inclusion. Et cette inclusion va faire qu’on les oblige à vivre une extériorité comme leur étant intérieure : l’extériorité constitue bientôt leur intériorité – c’est du moins la position qui leur est assignée : « puisque la fonction reproductrice vous est intérieure, alors que votre intériorité se réduise à cette inclusion ». L’inclusion est convertie en intériorité de sorte que l’intériorité des femmes est une intériorité extérieure, matérielle et pour tout dire inférieure…

Le paradoxe de ces entrecroisements entre intériorité, extériorité et inclusion se redouble d’un paradoxe politique que Françoise Héritier a analysé dans son étude Masculin/féminin, la pensée de la différence4 et dont on voit dans Les Femmes savantes une version qui, pour être classique, n’en est pas moins anthropologiquement homogène à ce qui s’observe chez tous les autres peuples et à toutes les époques. En effet cette libération (côté masculin) et cet asservissement (côté féminin) sont inversement proportionnels à la puissance reproductrice (ou plutôt à ce que j’appellerai la puissance porteuse) attribuée à chacun des sexes. Plus cette puissance est grande, et plus il faudra pour la contrôler la mettre sous tutelle : pour s’approprier la puissance porteuse des femmes, les hommes n’ont pas d’autre solution que de s’approprier le corps de celles-ci du moins durant le temps de leur fécondité en vouant les femmes à la reproduction et en les détournant de tout autre intérêt. On voit que la question est loin d’être résolue surtout lorsque les femmes s’agrippent à cette puissance primitive.

Le dualisme des Femmes savantes est-il un cartésianisme ? 

Traduit en termes philosophiques classiques, le problème prend la forme d’une discussion sur le dualisme. Les Femmes savantes reviennent sans cesse sur la distinction esprit / sens, esprit / matière, âme / corps, distinction qu’elles tranchent toujours en termes de séparation et d’opposition. Dès la première scène, ce thème philosophique est énoncé, Armande  utilisant le dualisme pour exhorter Henriette à suivre son exemple et celui de Philaminte :

Et, traitant de mépris les sens et la matière,
A l’esprit comme nous donnez-vous tout entière.

En face des Femmes savantes, on remarquera que Trissotin et Vadius se gardent bien d’exprimer une position philosophique relative à cette question brûlante : ils sont cantonnés dans l’ordre de l’érudition, des belles-lettres, et n’abordent jamais la philosophie première. C’est plutôt du côté de Clitandre qu’il faut regarder pour avoir la réplique philosophique à ce dualisme : Clitandre défend, sinon un monisme matérialiste, du moins une philosophie de l’union étroite entre l’âme et le corps5 . L’opposition homme / femme recevrait donc dans Les Femmes savantes sa traduction philosophique sous la forme de l’opposition entre le dualisme cartésien et un matérialisme à modèle gassendiste, dans laquelle Molière, par ailleurs traducteur de Lucrèce, prendrait parti en faveur de Gassendi. Tout cela est connu, et même si cette thèse est certainement vraie, une telle lecture n’éclaire pas entièrement le texte.

En effet, la réduction de la position théorique des Femmes savantes à la doctrine cartésienne ne tient pas sur l’ensemble de leurs propos.

Le dualisme des Femmes savantes est radical. S’appuyant sur la distinction des substances (pensante et étendue), elles en tirent argument d’abord pour interpréter cette distinction en termes de séparation, ensuite pour forger une morale qui écarte l’idée d’union de l’âme et du corps et qui évacue toute question relative à ce sujet comme résolue d’avance. Donc, même si elles ont lu les Méditations métaphysiques, elles n’ont guère étudié la Sixième, pourtant la plus intéressante sur le sujet qui les hante. On pourrait faire la même remarque s’agissant des Passions de l’âme, lecture qui en principe aurait dû enflammer la belle et hautaine Armande.

On pourrait objecter que c’est leur demander beaucoup. Mais lorsqu’on lit de près la grande scène du sonnet (III, 1 et 2) où les questions théoriques sont abordées, on s’aperçoit que le degré de connaissance des Femmes savantes est assez étendu en matière de physique et de philosophie cartésiennes ; compte tenu du parti-pris comique, Molière leur fait dire assez peu de bêtises.

Il résulte de cette impasse sur la question de l’union de l’âme et du corps un durcissement (comique) de la doctrine dualiste, qui se transforme en forteresse de l’esprit, où les Femmes savantes établissent leur siège.

Par ailleurs, lorsqu’elles soutiennent des positions dualistes radicales, les Femmes savantes font main basse sur tout ce qui leur vient à l’idée. Il en va ainsi de la revue éclectique des penseurs de l’antiquité jusqu’au XVIIe siècle au cours de laquelle des choses étranges sont récupérées. Certes, le fait que Philaminte se tourne vers les « abstractions » du platonisme n’est pas étonnant, mais Armande avoue un goût plutôt déplacé :

Epicure me plaît, et ses dogmes sont forts.

Elle ne peut pas ignorer, et encore moins Molière le traducteur de Lucrèce qui la fait parler, le matérialisme épicurien. Du reste Bélise s’en rend compte, qui enchaîne fort justement :

Je m’accommode assez pour moi des petits corps ;
Mais le vuide à souffrir me semble difficile,
Et je goûte bien mieux la matière subtile.

Un autre passage (IV, 1) peut susciter un certain étonnement si l’on s’en tient à la thèse d’un cartésianisme strict et durci. Philaminte accommode Aristote de façon assez bizarre en commettant un énorme contresens qui ne pouvait échapper à personne. On doit en conclure que ce contresens est volontaire. En parlant de Henriette, qui refuse de lui obéir et préfère suivre les directives de son père, elle déclare :

Je lui montrerai bien aux lois de qui des deux
Les droits de la raison soumettent tous ses vœux,
Et qui doit gouverner, ou sa mère ou son père,
Ou l’esprit ou le corps, la forme ou la matière.

Cette inversion manifeste des rôles sexuels dans l’institution ainsi que dans la théorie aristotélicienne, et qui entremêle philosophie ancienne et philosophie moderne dans un étonnant raccourci, a trois vertus.

Elle est drôle parce que, précisément, tout est mis sens dessus-dessous. En outre ce comique vient du  caractère volontaire de l’inversion ; on peut supposer que Philaminte sait ce qu’elle dit. Dans ces conditions, on voit que la victime de ce tour de passe-passe n’est autre que le pauvre Chrysale, réduit à la matière, au corps, c’est-à-dire à l’inertie qui le caractérise. Le chassé-croisé théorique de Philaminte est un mot d’esprit, qui dit une vérité sur son mari. La troisième vertu de cette bizarrerie n’est pas comique, mais théorique : elle ramène la question de la différence homme / femme dans le couple marié à celle d’une doctrine fondamentale relevant d’une partition philosophique, le contresens ayant pour effet de rendre celle-ci d’autant plus remarquable qu’elle inverse la partition traditionnelle. On ne peut mieux dire que la question première est celle du corps.

Le savoir comme vie parallèle

Un dernier argument permet de penser que l’enjeu philosophique des Femmes savantes ne se réduit pas à l’opposition entre cartésianisme et gassendisme. Les personnages défendent une conception encyclopédique du savoir et de sa diffusion sociale qui n’a rien à voir avec un ordre des raisons. Elles adhèrent à la conception mondaine d’un développement social des lettres et des sciences qui leur est donnée par le modèle des salons précieux – modèle à vrai dire un peu dépassé en 1672 mais attesté par le personnage de Trissotin et surtout celui de Vadius inspiré de Gilles Ménage. Mais ce modèle précieux, relayé par les salons littéraires et philosophiques du XVIIe siècle, donnera toute sa mesure au début du XVIIIe siècle. Ce qui est décrit dans les scènes 1 et 2 de l’acte III, c’est la mise en place d’une république des lettres et des sciences, un rassemblement de beaux esprits que Philaminte conçoit sous la forme institutionnelle d’une académie mixte.

On peut parler d’une conception libérale du savoir qui s’incarne socialement dans le salon et institutionnellement dans l’académie savante. Le champ de cette conception couvre la totalité du savoir, où il faut inclure en bonne place l’érudition littéraire, la grammaire et la poésie, qui se conjuguent avec les sciences et la philosophie. Le programme de Philaminte est explicite : on y réunit « ce qu’on sépare ailleurs », les belles-lettres, les beaux-arts, les sciences et la philosophie, mais aussi les hommes et les femmes. La conjugaison de cette large extension n’est pas située dans un projet organique cartésien où les disciplines s’entresuivraient de façon déductive, mais dans un projet à proprement parler pratique. C’est une pratique du savoir, une morale des relations entre le savoir et ceux qui s’y adonnent, qui fonde la cohérence du projet de Philaminte laquelle exprime à travers son attachement au savoir le goût pour un certain mode de vie.

Si le dualisme est certes un des enjeux intellectuels de la pièce, on ne peut donc pas soutenir que la question du dualisme cartésien y soit décisive. C’est plutôt un dualisme moral qui intéresse les Femmes savantes. Se dégage de cette grande scène avec Trissotin un attachement passionné à une forme de rapport au savoir, un rapport qui les fait vivre toutes les trois, une véritable morale puisqu’il s’agit d’un rapport au savoir qu’elles jugent émancipateur. Les Femmes savantes misent sur le savoir pour s’élever. Mais il faut oser aller jusqu’à l’extrême pointe de cette idée : s’élever, s’émanciper, ce n’est pas possible réellement pour elles puisque tous les chemins leur sont fermés. Il ne leur reste, pour vivre vraiment, pour vivre autre chose que les grossesses et l’obéissance, qu’une vie fictive.

Ce qui est décrit alors, c’est un rapport au savoir qui se constitue en vie parallèle, chose qui n’échappe pas à Chrysale dont le grief principal est que sa femme, sa soeur et sa fille vivent ailleurs que dans le réel de la maisonnée. On voit bien que ce rapport au savoir a les fonctions d’une vocation. Les plaisirs de la conversation, du salon, de la lecture, de la controverse, la formation d’un commerce où des sujets libres et égaux se mettent en rapport, tout cela est pathétiquement et comiquement mis en scène dans la discussion autour du sonnet et dans la dispute Trissotin-Vadius.

A quoi une femme peut-elle bien se vouer, si elle rejette la vocation prétendument naturelle qu’on lui assigne ? Ou plutôt que lui est-il permis de souhaiter pour sa vie si elle se soustrait à la fécondité ? Il n’y a guère que trois points de fuite : la lecture de fiction, la vocation religieuse, l’addiction au savoir6. Des trois, seule la seconde est entièrement acceptable parce qu’elle soumet l’opération de soustraction à un contrôle social. La première, bien que condamnable moralement7, est aménageable socialement. En revanche s’adonner au savoir, c’est opérer la soustraction de manière inadmissible moralement (les effets en sont une parfaite égalité entre hommes et femmes, comme on le voit dans la scène du sonnet) et surtout incontrôlable socialement, car l’auteur de la décision échappe à toute autorité par la nature même de cette décision. On s’adonne au savoir non pas pour se donner, mais pour se reprendre. Mais l’opération n’est pas sans risque, puisqu’il faut, du moins dans l’analyse qu’en font nos trois Femmes savantes, la payer par un dualisme radical qui congédie, avec « les nœuds de la matière », l’intégralité du corps.

Distribution des trois Femmes savantes. L’abîme du corps

Le problème du rapport au savoir comme forme pratique et fictive de conquête de la liberté réunit les trois Femmes savantes. Mais à l’examiner de près, il permet d’expliquer de façon plus fine la position de chacune d’entre elles en tant qu’elle se distingue des deux autres. Le vœu du savoir se décline selon la nature de la soustraction à la fécondité. Cette déclinaison fait finalement apparaître un point problématique, une sorte de dysfonctionnement : le cas d’Armande, qui se posera alors comme un cas crucial engageant le problème du corps.

La différenciation des Femmes savantes s’effectue facilement si on se pose la question de leur distribution sur la chaîne sociale de la fécondité réglée par le mariage. On obtient de la sorte une répartition non seulement des trois Femmes savantes, mais aussi des deux autres personnages féminins de la pièce, Henriette la cadette et Martine la servante pour lesquelles la question du mariage est explicitement abordée. Le tableau suivant montre cette répartition, et permet de comprendre pour chaque catégorie et pour chaque cas un type de rapport au savoir.

Bélise adopte une conception du savoir qu’on pourrait qualifier d’esthétique, fondée ici sur une thématique précieuse. Ne pouvant plus rien espérer, privée de toute reconnaissance sociale, elle ne peut que se tourner vers une vie fictive, par procuration. Rien d’étonnant à ce qu’elle mette en avant une forme romanesque de cartésianisme. Cependant tout un aspect du personnage échappe complètement au cartésianisme. En effet, elle est insensible à tout ce qui peut se présenter comme évidence et totalement inaccessible à la preuve8.

Philaminte, jouissant d’une reconnaissance sociale maximale, ayant payé son tribut au mariage et à l’enfantement, règne sur toute la maisonnée autant que sur l’activité intellectuelle qui s’y déploie. Aussi sa conception du savoir est-elle programmatique et politique. C’est elle qui tient salon et qui arbitre. Elle théorise cette position mondaine par un projet d’académie qui n’a rien d’utopique. Par ailleurs, Philaminte est la femme de l’évidence et de la fermeté d’âme. Elle se rend à la preuve de l’imposture de Trissotin et fait face aux mauvaises nouvelles de façon étonnante. Elle pratique vraiment ce qu’elle prétend.

Situées de façon symétrique sur l’axe de la distribution matrimoniale et par rapport à la question de l’enfantement, les deux belles-sœurs ont aux yeux de l’opinion (par exemple aux yeux de Clitandre) un point commun : bien qu’il soit très fort, leur rapport au savoir est excusable parce qu’il n’est pas en mesure de les soustraire à la reproduction, vu leur âge et leur position dans la chaîne des générations.

Il en va tout autrement d’Armande. La version du savoir qu’elle revendique n’est pas romanesque comme celle de Bélise ; elle n’est pas non plus ouverte et éclectique comme la république des lettres de Philaminte. C’est un curieux mélange de dogmatisme sectaire et d’hésitations, de contradictions surtout dans le domaine moral.

La plus éclatante de ces contradictions, qui soutient toute une partie de l’intrigue, est sa conception de l’amour. Ces « nœuds de la matière » si dégoûtants en général lui semblent en effet surmontables s’agissant de Clitandre en particulier. Mais elle exige de son amant de telles épreuves, une telle « subtilisation » amoureuse qu’elle finit par le lasser et qu’il se détourne de sa « folle fierté ». Il faudrait, pour la satisfaire, que le rapport amoureux soit dans un état perpétuel de préliminaires : on reconnaît ici la conception précieuse de l’amour qui va jusqu’au refus du contact matériel.

Empêtrée dans ses contradictions dont elle finit par devenir la victime, Armande se réfugie donc, non pas dans une fiction romanesque dont elle n’a que faire, ayant encore la vie devant elle, mais dans un dualisme rigide et dogmatique : une vie sans corps, mais tout de même une vraie vie, croit-elle, parce que sans corps. Ainsi sa position se construit par une rationalisation pathétique.

Avec le personnage d’Armande nous sommes ramenés de façon douloureuse à la question du corps. Aux yeux d’Armande, le corps fait obstacle à la vraie vie, à une vie libre, parce qu’il est le lieu de l’assujettissement dans le mariage et de l’aliénation à la fonction reproductrice. Le problème se présente à travers elle, brillante jeune fille qui devrait en principe se marier la première puisqu’elle est l’aînée, dans toute sa virulence. On voit bien dans son cas qu’une vie contemplative sous la forme d’une passion libérale pour le savoir est inexcusable parce que cette passion pourrait bien avoir pour condition un renoncement au corps de la maternité. Se soustraire au mariage et à la fécondité au motif de la liberté n’est pas admissible. Cela explique en partie l’échec d’Armande et le caractère pathétique du personnage. On comprend bien à la fin de la pièce qu’elle n’a plus devant elle que deux voies : la folie douce (comme Bélise) ou le couvent.

L’échec d’Armande et l’aporie de la conquête de l’intériorité

Mais l’échec d’Armande a quelque chose de plus profond que cette pathétisation tenant à sa destinée sociale. Après tout, cela ne nous toucherait que modérément si nous pouvions nous dire : c’était ainsi au XVIIe siècle. Or nous sentons bien que l’enjeu est plus poignant.

Armande n’échoue pas uniquement sur un plan social. La position philosophique relative à la séparation radicale matière/esprit, corps/âme qu’elle croit devoir adopter la conduit à une tragédie, et Clitandre est pris lui aussi dans cette conséquence tragique pour des raisons analogues. La grande scène 2 de l’acte IV qui oppose les deux anciens amants est une scène de torture mutuelle dont l’instrument est la question du dualisme et du matérialisme. Les discours que l’un et l’autre tiennent au sujet du corps sont nécessairement objets de malentendus parce que l’un et l’autre ne parlent pas du même corps.

Armande est incapable d’entendre le matérialisme de Clitandre (« j’en veux à toute la personne ») sur le mode de la galanterie : elle n’y voit qu’obscénité. Son dualisme rigide la rend sourde à tout autre discours du corps que celui d’un mécanisme réducteur. Clitandre de son côté ne sait pas (ou ne veut pas) se faire entendre : il n’atteint pas le niveau qui sera quelques années plus tard celui de Fontenelle dans les Entretiens sur la pluralité des mondes, capable de faire une leçon de physique pour faire la cour à une femme. Cette figure d’homme à la fois savant et galant fait cruellement défaut dans la pièce. Par ailleurs, le discours du plaisir est trop faible pour réintroduire la dimension du corps comme légitime aux yeux des Femmes savantes : elles le considèrent comme un piège, un cheval de Troie de l’asservissement.

Lorsque Clitandre dit « je veux votre corps parce qu’il est votre personne », Armande comprend « il n’en veut qu’à mon corps parce qu’il ne me regarde pas comme une personne mais comme un réceptacle à faire des enfants ». Dès lors, la difficulté est sans remède et Armande n’a plus d’autre recours que de s’enfermer dans un dualisme qu’elle durcit à l’envi. Sans doute (faisons ce crédit à Clitandre) Armande se trompe-t-elle, mais ce durcissement idéologique en dit long sur le traitement de la différence des sexes face à la reproduction ; il n’esquive pas le problème de la gestion de la fécondité et montre bien que la question du plaisir lui est subordonnée. Cette gestion de la fécondité, rappelons-le en nous éclairant des travaux de Françoise Héritier cités plus haut, a toujours reposé d’une manière ou d’une autre sur l’extériorité par rapport au corps masculin et sur l’inclusion par rapport au corps féminin.

Or toute la question est de savoir si cette inclusion doit être pensée comme intériorité du point de vue philosophique. Si on répond « l’inclusion des gamètes et de l’embryon fécondé dans l’un des corps sexués détermine l’identité des femmes et constitue, même partiellement, leur intériorité », alors les Armandes seront toujours perdantes, obligées pour reconquérir une véritable intériorité de renoncer à la vie matérielle et de rationaliser ce renoncement dans un dualisme intenable.

La pièce s’engouffre donc dans une aporie qui est loin d’être réglée aujourd’hui. La pensée philosophique certes n’est plus prise aujourd’hui dans l’alternative du dualisme spiritualiste et du matérialisme mécaniste ; nous avons à notre disposition d’autres formes de matérialisme, notamment freudien, pour articuler la question de manière moins désespérée. Mais je proposerai une autre lecture : c’est le modèle juridique du corps proposé par Hegel dans ses Principes de la philosophie du droit.

Aux §§ 47 et 48 de la première partie des Principes de la philosophie du droit, Hegel examine le problème de la propriété s’agissant du corps : est-ce une chose, est-ce une chose de la liberté, est-ce une chose pour la liberté ou est-ce une chose comme lieu et témoin de la liberté ? Quel est le rapport entre le corps et la personne? Hegel ne tranche pas la question de façon unilatérale : la seule personne pour laquelle mon corps puisse être considéré (et seulement de façon partielle) comme une chose, c’est moi-même ; pour tout autre, mon corps ne doit pas être une chose, c’est ma personne. Cela traduit lumineusement l’aporie dans laquelle Armande et Clitandre sont pris, et de manière plus générale le problème dans lequel se débattent Les Femmes savantes. Je ne sais pas si Hegel se rendait bien compte des conséquences très libérales de sa conception du corps propre. C’est probable car il s’empresse dans sa théorie du mariage de la troisième partie de reverrouiller tout cela !

En effet, durant toute la pièce, aucune femme ne parvient à dire : « Mon corps n’appartient qu’à moi et aucun autre ne peut le traiter comme une chose. Je dois donc pouvoir contrôler la gestion de la reproduction qui, bien qu’elle soit incluse dans mon corps, doit être pensée comme extérieure à ma personne. Il n’appartient qu’à moi de faire de mon corps le lieu de la reproduction, d’en faire partiellement et momentanément don, et le seul motif raisonnable d’un tel don, c’est l’amour, lequel ne peut exister qu’entre des personnes. »

Or Armande est loin d’un tel discours, puisqu’elle se réfugie dans un dualisme de dépit dont on pourrait retracer ainsi la genèse : « Comme je pense que mon corps devient chose pour autrui dès qu’il entre dans le circuit du mariage, alors qu’il devienne chose méprisable, qu’il se détache de moi et que j’échappe à cette chose en cultivant mon esprit et lui seul ». Dans cette fausse libération où elle prétend se séparer de son corps, elle fait en réalité de son corps un tombeau.

Du côté de Clitandre, et des hommes en général, aucun n’est capable de dire clairement à la femme qu’il aime : « C’est parce que mon corps est à moi et qu’il ne devient jamais chose pour un autre – pas même dans le mariage – que l’amour que je vous porte saura traiter votre corps comme la figure de votre personne et non pas comme une chose. » Dans la pièce, les deux hommes amoureux (Clitandre et Chrysale) oscillent entre la domination totale et la démission totale. Ont-ils d’autres solutions ? Pas tant que cela. Il y a bien  sûr le discours galant, à leur portée certainement, mais ce discours n’a qu’une portée limitée, valant seulement dans des situations singulières. Une garantie juridique pourrait grandement arranger les choses en les universalisant : que tout corps soit celui d’une personne, y compris dans les nœuds du mariage.

Mais au-delà de la théorie juridique du corps propre et des « nœuds de la matière » dans le rapport des sexes, la question reste encore en suspens de savoir si, dans notre manière de penser et de gérer la fécondité et la maternité, nous consentons à dissocier l’inclusion de l’intériorité. Telle est à mon sens l’origine du sentiment étrange que nous éprouvons lorsque nous lisons ou que nous voyons représenter Les Femmes savantes.

© Éditions Fayard 2004 et Dix-Septième Siècle 2001 pour la version originale, Mezetulle pour la version abrégée 2009 et 2015. Les droits de ce texte sont entièrement réservés.

Notes

1 – Version abrégée du chapitre de mon livre Théâtre et opéra à l’âge classique (Paris : Fayard, 2004, p. 103-123) d’après un texte initialement publié dans Dix-Septième Siècle n° 211, 2001, accessible sur le site Cairn http://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2001-2-page-243.htm . Avec mes remerciements aux éd. Fayard pour cette autorisation. Il va de soi que les droits de ce texte sont réservés. En ligne sur Mezetulle.net le 10 janvier 2009 http://www.mezetulle.net/article-26565183.html 

2 – Je m’inspire d’un article de Fanny Nepote-Desmarres « Mariage, théâtre et pouvoir dans les quatre dernières pièces de Molière », dans OP.Cit., Pau: Presses Universitaires de Pau, n° 1, nov. 1992, p. 83-87.

3– Voir l’article de Jean Molino, « « Les noeuds de la matière » : l’unité des Femmes savantes », Dix-Septième Siècle, n° 113, 1976, p.23-47.

4 – Paris : O. Jacob, 1996.

5 – Ces remarques n’ont rien d’original. Les commentateurs ne manquent pas de souligner ce clivage philosophique très apparent, en le rapprochant non sans raison de l’opposition entre la philosophie de Descartes et celle de Gassendi. Voir notamment l’article de Jean Molino (note 3), où l’auteur soutient la thèse d’un anticartésianisme de Molière.

6 – La solution du libertinage (consistant ici à dissocier le corps du plaisir et le corps de la reproduction en refusant le mariage et en pratiquant la contraception systématique) est exclue dans une comédie « bourgeoise ».

7 – Voir Nicole, Traité de la comédie (1667) et plus tard Bossuet, Maximes et réflexions sur la comédie (1694).

8 – Molière a probablement tiré ce trait de la comédie Les Visionnaires de Desmarest de Saint-Sorlin (1637).

Contre l’intégrisme, choisissons la respiration laïque

A lire sur le site du Monde (libre accès)

L’intégrisme ne peut pas souffrir les points de fuite par lesquels on peut échapper à son exigence d’uniformisation de la vie et des mœurs. Tout ce qui troue ce tissu qu’il veut intégral, ordonné à une parole unique, lui est odieux. Rien d’étonnant à ce qu’il s’en prenne à la liberté d’expression, et généralement à toute altérité.

Les États de droit sont naturellement dans le viseur de son tir ; on se souvient des caricatures au Danemark, de Theo van Gogh, de Rushdie, de Redeker, de Toulouse. Avec les assassinats de Paris, où un parcours sanglant des figures de la liberté a été tracé []

Lire la suite sur le site du Monde.fr (article en libre accès)

N.B. Les boutons « Partage » ne sont pas affichés ici : il vaut mieux aller cliquer les « Like », « Recommander », etc. sur le site du monde.fr !  

Liberté de conscience et respect de la laïcité (par Jean-Paul Scot)

Dans ce texte, publié par L’Humanité du 9 janvier 1, l’historien Jean-Paul Scot2 rappelle avec fermeté combien la laïcité, qu’il était de bon ton de « ringardiser » il y a peu, est plus que jamais à l’ordre du jour. Mais encore ne faut-il pas la confondre avec un vague « respect » envers les religions qui vise à bâillonner toute critique, ni avec une prétendue « laïcité européenne » ou « accommodante » qui reviendrait à s’aligner sur de nombreux pays où une législation sur le blasphème est en vigueur.

Charb, Cabu, Wolinski et Charlie Hebdo ont-ils été châtiés pour avoir blasphémé ? Non ! Ils ont été assassinés pour avoir défendu, par l’humour mais jusqu’au sacrifice, la liberté de conscience, de pensée et d’expression critiques contre tous les obscurantismes, tous les fanatismes, tous les intégrismes religieux et politiques. Ils n’ont pas été massacrés par des musulmans, fussent-ils radicaux, mais par des terroristes barbares et fascisants.

En France, le dernier supplicié pour blasphème fut en 1766 le jeune chevalier de La Barre car ce délit n’existe plus depuis la Révolution. L’article 10 de la déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 stipule : « Nul ne peut être inquiété pour ses opinions, mêmes religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public. » Le délit de blasphème, comme celui de régicide, fut rétabli par la monarchie restaurée en 1815 mais abrogé dans les années 1830. La loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse le supprime définitivement, même si « la provocation aux crimes et aux délits » et « l’incitation à la haine et à la violence » restent susceptibles de poursuites et de sanctions. Ce qui peut être sanctionné par la loi, c’est l’injure ou la diffamation de personnes ou de groupes de personnes.

Le blasphème a été défini par l’Eglise catholique comme « tout propos ou acte irrespectueux contre Dieu » et comme « une défaillance dans l’expression de la foi ». La notion de blasphème n’a donc de sens que du point de vue des religions. Ce sont elles qui déterminent en effet ce qui est injurieux ou diffamatoire envers elles-mêmes. Ce sont elles qui interdisent le blasphème car elles prétendent avoir le monopole de la vérité et du sacré Ce sont elles qui diabolisent ce que les croyants d’autres religions ou les incroyants considèrent comme de simples moqueries irrévérencieuses ou des critiques intellectuelles. Ce sont elles qui font appel au pouvoir politique des Etats pour punir les apostats et les blasphémateurs. Et les Etats conservateurs et autoritaires font de l’apostasie et du blasphème des délits, voire même des crimes, parce que ces pratiques remettent en cause l’ordre politique et social. En République laïque et démocratique le blasphème n’existe pas.

En effet, le droit de blasphémer a été conquis comme un corollaire de la liberté de conscience et de pensée. Pierre Bayle, ce philosophe protestant mort en exil en 1706, affirma le premier que « le blasphème n’est scandaleux qu’aux yeux de celui qui vénère la réalité blasphémée ». Le blasphème n’a en effet de sens que pour ceux qui partagent les mêmes croyances religieuses. Venant des non-croyants, des propos blasphématoires ne sauraient atteindre des croyants dans leur foi ; ils les mettent seulement à l’épreuve. Punir les blasphèmes et réduire les hérésies n’aboutit qu’à mettre les croyants en contradiction avec leurs religions de vérité et d’amour.

Voilà pourquoi les philosophes des Lumières ont dénié aux religions le droit d’imposer leurs dogmes à toute la société, aux croyants d’imposer leurs croyances aux agnostiques et aux athées. Les normes politiques et civiles doivent être déliées, séparées, indépendantes des normes religieuses. La justice publique n’a pas à faire respecter les dogmes religieux. La liberté de blasphémer est un droit découlant de la liberté de pensée et d’expression. La liberté de pensée est absolue ou elle n’est pas. En proclamant la liberté de conscience et l’égalité des droits entre tous les hommes, l’Assemblée constituante a jeté les bases, non de la tolérance mais de la laïcité que la loi de séparation des Eglises et de l’Etat a consacrée en 1905.

Certains prétendent aujourd’hui qu’il faudrait limiter la critique des religions au nom du respect qui leur serait dû en raison des fonctions qu’elles assurent dans la société et qui peuvent favoriser l’intégration et maintenir la paix civile. En 1991, Mgr Lustiger demandait la pénalisation de publications antireligieuses au nom du « respect d’autrui » et d’ « atteinte grave au pacte social ». Le député UMP Eric Raoult proposa en 2006 le rétablissement du délit de blasphème. Nicolas Sarkozy entendit répondre « aux attentes des grandes religions » pour des raisons d’intégration sociale et de sécurité intérieure. Des néo-cléricaux invoquent un alignement sur une « laïcité européenne ». Il est vrai que le délit de blasphème subsiste plus ou moins dans le code pénal de nombre d’Etats de l’Union européenne (Allemagne, Autriche, Espagne, Finlande, Grèce, Italie, Irlande, Malte, Norvège, Pologne, Royaume Uni) même si la sécularisation des sociétés en limite les recours. Les Pays-Bas l’ont abrogé en 2013.

Il ne faudrait donc pas confondre tolérance et laïcité. La tolérance est une concession du prince à certains sujets, de l’Etat à des communautés, pas la reconnaissance d’un droit naturel, plein et entier, égal pour tous les citoyens et irrévocable. Jaurès, qui n’appréciait pas un certain anticléricalisme grossier mais qui respectait absolument la liberté de critique, ne s’y trompait pas : « Nous ne sommes pas, disait-il en 1910, le parti de la tolérance – c’est un mot que Mirabeau avait raison de dénoncer comme insuffisant, comme injurieux même pour les doctrines des autres – Nous n’avons pas de la tolérance, mais nous avons, à l’égard de toutes les doctrines, le respect mutuel de la personnalité humaine et de l’esprit qui s’y développe. »

Le respect est dû aux personnes, aux croyants, pas aux croyances, pas aux religions qui sont à soumettre à la critique de la raison et de la science, du rire et de l’humour.

 

1  Également en ligne sur L’Humanité.fr  http://www.humanite.fr/liberte-de-conscience-et-respect-de-la-laicite-562193 . Mezetulle remercie l’auteur et L’Humanité pour cette autorisation de reprise.

2 Jean-Paul Scot, derniers ouvrages parus : Jaurès et le réformisme révolutionnaire, Seuil, 2014 ; « L’Etat chez lui, l’Eglise chez elle ». Comprendre la loi de 1905, Seuil, 3e édit, 2015.

Une France intolérante et obsédée par les religions : deux mythes

Un sondage et un rapport récents permettent de prendre quelque distance avec deux mythes complaisamment répandus : celui d’une France où le fait religieux serait une norme sociale jouissant d’une appréciable notoriété, celui d’une France intolérante ou, plus particulièrement, « islamophobe ».

A lire et à entendre bien des médias, ainsi que bien des « décideurs », les questions religieuses obsèdent les esprits des Français. Rares sont les jours sans piqûre de rappel dans les médias et les discours d’« experts » au sujet de l’importance des religions.

On entend, sans trop y prendre garde, des expressions comme « religion majoritaire », « première, deuxième religion de France ». Ces expressions, banalisées et isolées de toute explication, prennent une valeur absolue qui surdimensionne la place et le rôle de l’attitude religieuse qu’il ne faudrait surtout pas minimiser ou trop critiquer. Leur effet (voulu ?) sur l’opinion est à rapprocher de l’imposture légale par laquelle sont présentés les résultats des élections où ne sont pris en compte, dans le calcul des pourcentages, que les suffrages exprimés.

Dans un état d’esprit voisin, il n’est pas rare d’entendre que la France, particulièrement investie dans les questions religieuses au point qu’il s’agirait d’une obsession, serait allergique à l’expression des religions et supporterait mal l’appartenance religieuse : en bref, il n’y aurait pas plus intolérants que la France et ses habitants !

Autant d’idées fausses et complaisamment répandues au profit d’un mythe antirépublicain dont les adeptes sont, eux, particulièrement allergiques à toute expression de non-appartenance qu’ils ont vite fait de convertir en obsession et en hostilité envers « la » religion.

Un sondage mené en novembre 2014 par Sociovision remet les pendules à l’heure s’agissant de l’importance des religions, notamment en ce qui concerne l’engagement personnel des Français. Pour aller vite et vulgairement : une très grande partie des sondés s’en fiche royalement. De sorte que, pour pasticher les expressions admises, on pourrait dire que la « première religion » en France est plutôt l’indifférence aux religions, quand ce n’est pas l’athéisme déclaré.

Selon ce sondage,

  • 46% des Français se déclarent « rattachés à une religion ou pratiquants » (10% de « pratiquants » et 36% de « croyants qui ne pratiquent pas ») ;
  • 14% se déclarent « rattachés à une religion sans être croyants » ;
  • 39% déclarent n’être « rien de tout cela »… ça fait beaucoup !

Quant à l’analyse plus fine de l’appartenance religieuse, on découvre que l’islam est quantitativement faible (6%), la pyramide des âges et la proportion de pratique réelle y étant plus dynamiques que pour le catholicisme qui apparaît comme une religion vieillissante .

Quelle disproportion avec l’inflation de discours relatifs à l’islam et à son importance, que selon les uns on « stigmatise » dès qu’on émet la moindre critique, et qui selon les autres serait proche de « l’invasion » ! Où l’on voit bien que les uns comme les autres adoptent le même fonds de commerce. Position d’autant plus fantasmatique qu’elle s’acharne à faire comme si ces 6% de musulmans déclarés étaient tous unifiés autour des courants les plus rétrogrades de cette religion, comme s’il n’y avait pas plus différent d’un musulman qu’un autre musulman, comme si toutes les musulmanes portaient le voile, etc.

Quant à la prétendue « islamophobie », elle est bien plus à mettre sur le compte de l’indifférence d’un grand nombre de Français à toute religion que sur une hostilité particulière qui peut certes exister. L’indifférent s’agace d’autant plus qu’il ne cesse d’entendre un discours inflationniste qui « gonfle » l’importance des religions en général, de l’islam en particulier et, à l’intérieur de celui-ci, de sa fraction la plus rétrograde, au mépris de la réalité.

Mais les musulmans et les personnes de culture musulmane aussi peuvent s’agacer pour les mêmes raisons et tout aussi légitimement. N’auraient-ils pas droit à l’indifférence ? Qu’on leur lâche les basques ! Qu’on cesse de convoquer, pour les représenter et capter leur parole, tout ce que l’islam a de plus réactionnaire, relayé à grand bruit par la bienpensance multiculturaliste qui sur ce plan ne diffère de l’extrême-droite que par l’inversion du signe accolé à cet intouchable que serait l’islam ! 

 

Ce qui nous amène à la seconde question, au second mythe : cette sécularisation massive, qui se conjugue avec une législation laïque, est-elle un indice d’intolérance ?

Une étude très récente issue de l’International Humanist and Ethical Union, intitulée The Freedom of Thought Report 2014, se penche sur l’ampleur et la « légalité » des discriminations religieuses dans l’ensemble du monde, pays par pays. Elle a ceci d’intéressant qu’elle ne prend pas simplement en compte la discrimination envers les religions au sens strict (question de la liberté religieuse) mais aussi celle qui vise, dans de très nombreux pays, les non-croyants et les athées (question de la liberté de conscience).

L’étude se penche à la fois sur la législation et sur les pratiques sociales. Elle met en place des critères critiques variés, par exemple « Existe-t-il une religion officielle ? » ; « L’incroyance est-elle dépréciée ? » ; « Y a-t-il une législation sur le blasphème ? ». L’ensemble, réuni dans des tableaux commentés pays par pays, aboutit à une sorte de notation exprimée par des couleurs et une appréciation en 5 degrés (je les laisse ici à toute leur saveur en anglais, car cela reste parfaitement intelligible pour les francophones) :

  • Noir : « Grave violations »
  • Rouge : « Severe discrimination »
  • Orange : « Systemic discrimination »
  • Jaune : « Mostly satisfactory »
  • Vert : « Free and equal »

Les critères sont expliqués p. 18 et suivantes de l’étude.

On sera peut-être étonné d’apprendre que l’Allemagne et l’Italie se classent dans le rouge, au même niveau que l’Algérie, la Pologne, la Russie, la Chine, la Nouvelle-Zélande, entre autres. Pas très brillant, et plutôt moins bien que l’Espagne, le Canada, le Brésil et le Royaume-Uni qui, très médiocrement malgré tout, atteignent un modeste orange .

Quant aux vénérés « pays du Nord », hum, à part la Norvège en jaune (qui rappelons-le a aboli en 2012 une législation rendant la pratique religieuse obligatoire pour les luthériens), ce n’est guère mieux : rouge pour le Danemark, orange pour la Suède et la Finlande.

La France, de son côté, atteint un honorable jaune – au même niveau que les USA ou le Japon. Mais qu’est-ce qui l’empêche d’obtenir le très rare « vert » de la Belgique et les Pays-Bas ? Il faut lire de près la petite case jaune du tableau p. 496 – et le commentaire qui suit, p. 496-97.

Ce qui fait obstacle à la liberté de conscience en France, c’est la législation discriminatoire de l’Alsace-Moselle et de certains territoires d’Outre-mer. Un motif analogue vaut aussi un « jaune » aux USA, car certains États y interdisent les fonctions officielles aux athées. On notera cependant que le nombre de critères « jaunes » est plus important pour les USA qui en comptent trois (p. 206) que pour la France qui n’en a qu’un (il n’en faudrait aucun pour passer au vert).

Le commentaire de la situation française se poursuit p. 497 : que penser de l’interdiction du voile intégral ? Ce n’est en rien une discrimination car toutes les tenues couvrant intégralement le visage sont concernées, et cela pour des motifs d’ordre public.

Regardons à présent le glorieux « vert » obtenu par les Pays-Bas. Il est tout récent, ce pays ayant aboli sa législation sur le blasphème en décembre 2013. C’est très intéressant.

 

Ce qui menace la liberté de conscience en France, donc, ce n’est pas une laïcité prétendue « liberticide » contre toute évidence – aucune mesure ne produit autant de liberté à cet égard que la laïcité : elle est faite pour cela. Ce qui menace la liberté de conscience, c’est au contraire que la laïcité n’est pas suffisamment respectée et étendue sur l’ensemble du territoire. C’est l’inflation du discours encensant le fait religieux comme universel et qui encourage par là chacun à s’y inscrire. C’est le peu de considération dont jouit, dans ces discours, la non-appartenance, quand elle n’est pas accusée d’être une source de discrimination : car les apôtres du communautarisme n’hésitent pas à mettre le monde à l’envers ! C’est l’existence surannée d’un droit local, et le discours complaisant qui le présente comme un modèle de modernité.

© Catherine Kintzler, 2014

Documents et références

Les pages citées dans ces deux documents :

Sociovision p. 2-3Freedom of Thought p. 496-7

L’alphabet, machine libératrice

Sur un livre de Eric A. Havelock

L’alphabet est probablement la découverte la plus puissante jamais inventée pour libérer les esprits. Or il déploie cette puissance parce qu’il abandonne l’ambition de représenter les pensées, et parce que, à la différence de tout autre système d’écriture, il rend l’acte de lecture totalement mécanique, ne s’attachant qu’à la matérialité des sons et de leur émission. Dans un ouvrage trop peu connu et qui fut parfois injustement décrié, Aux origines de la civilisation écrite en Occident, Eric A. Havelock1 développe ce paradoxe et lui donne sa forme maximale : « un système d’écriture réussi ou pleinement développé est un système où la pensée n’a plus aucune part »

Introduction

Lecteurs accoutumés à la notation alphabétique, nous sommes fascinés par un moment dont nous avons perdu le souvenir personnel mais que nous observons chez les enfants qui apprennent à lire : il y a un déclic, une illumination qui saisit brusquement l’enfant au moment précis où il reconnaît les sons de la langue qu’il parle déjà. Dès le moment où il a compris le principe de l’articulation des sons alphabétiques, et compris que cette articulation note des chaînes sonores qu’il peut identifier, il entre dans l’univers infini de la lecture : le voilà bientôt autonome, délivré de tout tuteur, en état de naviguer sur l’océan de la littérature universelle. L’alphabet est probablement la découverte la plus puissante jamais inventée pour libérer les esprits. Or c’est parce qu’il abandonne l’ambition de représenter les pensées, et parce que, à la différence de tout autre système d’écriture, il rend l’acte de lecture totalement mécanique, ne s’attachant qu’à la matérialité des sons et de leur émission, que l’alphabet déploie cette puissance. Dans un ouvrage trop peu connu et qui fut parfois injustement décrié, Aux origines de la civilisation écrite en Occident, Eric A. Havelock développe ce paradoxe et lui donne sa forme maximale : « un système d’écriture réussi ou pleinement développé est un système où la pensée n’a plus aucune part »

Épeler ce n’est pas encore savoir lire, on pourrait même dire que l’acte d’épeler fait obstacle à l’acte de lecture puisque épeler c’est nommer les lettres par leur nom, dont le son est toujours, si on excepte les voyelles, très différent de celui qu’elles représentent dans la chaîne écrite.

Par exemple la lettre que nous écrivons « B, b » s’appelle « bé » mais nous ne la prononçons pas « bé » lorsque nous la voyons écrite dans un mot. La lettre que nous écrivons R, r s’appelle « èr » mais nous ne disons pas « èr » lorsque nous la rencontrons. Quand je vois le mot écrit « bras » je lis /bra/ et non « béèraès ».

Le scénario qui permet de passer de l’épellation à la lecture, émission orale correcte de ce qui est noté, se réalise en ânonnant « b-a – ba ». Mais entre les deux moments de ce petit scénario, on franchit un abîme : passer du nom de la lettre à son émission en articulation phonique avec d’autres. Cet abîme se creuse si on se demande en quoi consistent ces sons qui entrent dans la chaîne sonore notée par l’alphabet.

Si nous examinons d’un peu plus près ce qui se passe, on se pose la question : alors qu’il est très facile d’émettre le son noté par une voyelle, comment expliquer à quelqu’un qui apprend à lire ce qu’est le son noté par une consonne ? C’est impossible d’émettre le son isolé noté par la lettre B et à plus forte raison de demander à un autre de le reproduire, et ainsi de toutes les consonnes. On ne peut que l’émettre en le joignant à un autre : b-a ba.

Nous devons donc affiner notre idée de l’alphabet : les lettres de l’alphabet ne notent pas directement des sons au sens strict, mais notent des abstractions de son, des sons imprononçables en eux-mêmes de manière isolée. Plus précisément, elles notent une action du corps, elles correspondent à ce qu’il faut faire pour émettre un son abstrait, articulé à d’autres. Car un phonéticien pourra nous dire que le graphe « B » note une labiale occlusive sonore, alors que le graphe « P » note une labiale occlusive sourde. Comprendre cela est à la fois élémentaire et très abstrait: et d’une certaine manière c’est ce qui rend comique la leçon de philosophie du Bourgeois gentilhomme.

Voilà la découverte de l’alphabet ; un mode d’écriture qui rompt avec d’autres modes d’écriture par le raffinement analytique de la chaîne sonore parlée qu’il s’efforce de représenter, ce qui lui donne une économie en nombre de signes, une facilité d’utilisation et une adaptabilité inconnues avant lui (Grèce, environ 700 ans avant JC, alors que l’écriture est bien plus ancienne). La version universelle et scientifique de l’alphabet est l’alphabet phonétique, qui répertorie systématiquement tous les sons de toutes les langues et leur donne une notation non ambiguë, mais le phonéticien ne fait rien d’autre que de rationaliser et étendre ce que l’alphabet a déjà fait imparfaitement. Selon Havelock, l’alphabet vulgaire proprement dit est assez récent et existe sous deux formes : le grec (dont est dérivé le cyrillique) et le latin.

J’ai bien conscience en disant cela d’avancer une proposition « culturellement incorrecte ». Ce n’est pas moi qui l’ai inventée, j’ai emprunté les rudiments de cette théorie à Eric A. Havelock2, qui a consacré une grande partie de sa vie à élucider et à exposer les propriétés distinctives de l’alphabet dans ce qui le distingue des autres systèmes d’écriture. Havelock a travaillé principalement dans les années 1970-80 et il a été accusé d’occidentalocentrisme. Je voudrais lui rendre hommage et retracer quelques éléments de sa théorie, qui n’a absolument rien d’occidentalocentriste comme on le verra.

 

1 – Examen de quelques préjugés concernant la notion d’écriture

L’écriture serait liée à la culture. C’est faux, car le fait de lire et d’écrire est très récent (environ 5000 ans avant JC), c’est le langage oral qui est fondamental. D’où l’importance d’apprendre d’abord à parler aux enfants, de leur raconter des histoires, de leur apprendre à réciter. Plus le vocabulaire oral d’un enfant est riche, plus il sera ensuite à même d’apprendre à lire.

On identifie souvent mais abusivement une langue parlée avec le système d’écriture qui la note traditionnellement. Or il n’y a aucun lien entre les deux. Par exemple, Kemal Atatürk a supprimé l’écriture arabe et l’a remplacée par l’alphabet latin : les phonèmes de la langue turque non seulement n’en ont pas été affectés, mais ils ont été notés avec plus de précision. De manière générale, il est possible de transcrire n’importe quelle langue dans n’importe quel système de notation phonographique sans que cela affecte la langue. L’alphabet est un système phonographique parmi d’autres, et Havelock soutient qu’il est le plus performant.

On croit souvent que la notation des quantités est plus difficile que celle des unités phoniques composant la parole. C’est faux, représenter la parole est beaucoup plus difficile. Il y a disjonction entre les deux. Les Babyloniens avaient des outils arithmétiques bien supérieurs à ceux des Grecs, alors que les Grecs ont inventé l’outil le plus performant pour capter la chaîne sonore parlée. Il n’y a aucune relation entre les deux, et de plus cela permet de répondre à l’accusation d’occidentalocentrisme : les Grecs étaient plus avancés pour la notation de la parole, mais beaucoup plus arriérés que les peuples sémitiques pour la notation des quantités. On ne peut donc pas conclure à une quelconque « supériorité » des uns ou des autres.

L’écriture est considérée comme un phénomène global et homogène qui divise l’histoire de l’humanité en « avant » et « après ». Or des divisions profondes traversent l’écriture elle-même. Tout d’abord, ce n’est pas la même chose de s’efforcer de noter des idées ou des mots (idéogrammes et logogrammes), et de s’efforcer de noter une chaîne sonore (phonogrammes). Une seconde division traverse les systèmes phonographiques, faisant de l’alphabet le système d’écriture le plus puissant et le plus libérateur.

 

2 – Les systèmes d’écriture appréciés à l’aune de la capacité sociale de lecture

Havelock propose une classification des systèmes d’écriture en deux grandes catégories.

Les systèmes qui tentent de noter des représentations mentales et ceux qui tentent de représenter des mots ou des expressions. Ce sont les idéogrammes et les logogrammes. Ces systèmes (très ambitieux puisqu’ils tentent d’aller directement aux processus psychiques) sont très anciens (5000 à 4000 ans av JC). Leur difficulté est qu’il faut un nombre considérable de signes et qu’il faut associer chaque signe à un énoncé : la mémoire humaine est incapable d’aller au-delà de quelques milliers (de l’ordre de 10 000) enregistrements de cette nature. On voit tout de suite ce que veut dire « lettré » dans un tel système : c’est une profession qui demande qu’on y consacre sa vie, la lecture ne peut pas être un acte populaire, c’est un acte hautement spécialisé et valorisé.

Un très grand pas a été franchi dans l’économie des signes et la facilité de manipulation quand on a renoncé à noter les idées et les mots et quand on a tenté de noter les sons émis par la parole. Ce sont les phonogrammes : on s’efforce de noter les sons, de donner le moyen de capter la chaîne sonore.

Les phonogrammes se caractérisent par leur modestie : au lieu de représenter la pensée, on s’efforce de représenter des phénomènes matériels (les sons d’une langue) par d’autres phénomènes matériels (les signes visuels tracés). D’où cette proposition qui est une des thèses fondamentales de Havelock : « Un système d’écriture réussi ou pleinement développé est un système où la pensée n’a plus aucune part ». Il s’agit en lisant de restituer des sons, l’acte de lecture devient mécanique et n’a plus besoin de profonde réflexion : on économise le moment de réflexion sur le fonctionnement du système pour accéder plus vite à l’énoncé lui-même. On voit bien que l’alphabet gréco-latin est un système phonographique, mais on ne voit pas encore au juste pourquoi il serait plus puissant qu’un autre système phonographique. Afin de nous pencher sur cette question, il est nécessaire de faire un détour pour dégager un concept important.

On croit en effet que pour comprendre l’écriture il est primordial de s’intéresser à l’écriture elle-même. Or c’est la lecture qui donne la clé de l’écriture. L’intérêt est de se demander ce qu’un système d’écriture permet au niveau de la lecture, du décryptage. Ici Havelock avance le concept fondamental de sa théorie : la capacité sociale de lecture. Quelle proportion de la population identifie rapidement, facilement et sans aide extérieure le message tracé ? Bien sûr cela tient à des conditions sociales (apprentissage) mais pas seulement : il y a aussi, en amont, des conditions techniques dans le système d’écriture. Autrement dit il y a des systèmes d’écriture plus libérateurs dans leur principe que d’autres.

Quand un système d’écriture est difficile à décrypter – par exemple un ensemble d’idéogrammes et de logogrammes – la lecture et l’écriture sont l’objet d’un usage professionnel ; la lecture courante rencontre beaucoup d’obstacles. C’est le règne des scribes. Et c’est seulement avec l’alphabet que les conditions techniques sont réunies pour sortir entièrement d’un usage professionnel de l’écriture et pour jeter les bases d’une capacité de lecture universelle. Il est donc important de s’interroger sur ce qui rend une écriture efficace en termes de capacité de lecture.

 

3 – Quelles sont les conditions d’efficacité de l’écriture ?

Qu’est-ce qui peut rendre une écriture facile à décrypter et la soustraire à un usage professionnel ?

Il est clair que les écritures phonographiques sont, par leur principe même, forcément plus efficaces que les écritures idéographiques ou logographiques : elles requièrent moins de signes et moins d’effort de la part du lecteur.

Mais pourquoi l’alphabet est-il le système le plus efficace au sein des écritures phonographiques ?

C’est qu’il parvient à satisfaire (de manière imparfaite) trois conditions techniques relatives à l’efficacité de la lecture.

  1. Le système doit permettre la représentation de tous les sons d’une langue donnée.

  2. Cette fonction doit être assurée sans ambiguïté phonique : il faut que le lecteur ne soit pas constamment obligé de faire des choix, ou de recourir pour cela à un « interprète autorisé ».

  3. Le nombre total de caractères ne doit pas dépasser certaines limites, la capacité de lecture étant inversement proportionnelle au nombre des signes. Empiriquement, ce nombre oscille entre 20 et 30.

Alors on peut introduire une 4e condition : un système d’éducation imposant au cerveau les habitudes de reconnaissance avant que celui-ci ne soit pleinement développé, pendant qu’il est encore dans le travail d’acquisition de la langue orale.

Ce résultat n’a été obtenu qu’en Grèce vers 700 avant JC : c’est l’alphabet grec.

D’autres systèmes phonographiques existent. Ce sont des systèmes syllabaires et les systèmes à entrées consonantiques C’est le cas, par exemple ce qu’on appelle « l’alphabet phénicien » ; des systèmes perse, sanscrit, hébreu, araméen et arabe, ainsi que du cunéiforme.

Les syllabaires au sens strict cherchent à représenter des sons réels (que l’on peut émettre isolément) dont l’analyse n’est pas aussi poussée que dans le cas de l’alphabet. Or les syllabaires sont pris dans une contradiction : ou bien ils essaient de représenter un maximum de sons, et alors ils satisfont les deux premières conditions mais ils aboutissent à un très grand nombre de signes ; ou bien ils essaient d’économiser les signes en procédant par « factorisation », par groupes de sons (par exemple les sons ba be bi bo bu bou seront notés par une même « entrée consonantique ») mais alors une partie du son est laissée de côté et il y a une forte ambiguïté qu’on ne peut trancher que si l’on connaît d’avance le mot ou si l’on fait appel à une autorité extérieure. Ces systèmes sacrifient donc une des conditions pour satisfaire les autres.

Dans tous les cas, l’activité de lecture reste au moins partiellement une activité spécialisée, professionnelle : la lecture est laborieuse, elle a besoin souvent du recours à un interprète qui tranche les ambiguïtés, elle sera également facilitée si on « reconnaît » des énoncés déjà constitués.

Quelles différences l’alphabet proprement dit introduit-il ?

Du fait qu’il pousse l’analyse de la chaîne sonore jusqu’à ses composantes morphologiques, du fait qu’il note des sons abstraits, le système alphabétique est un système « atomique » qui vise en fait ce que les linguistes appellent les phonèmes. L’alphabet ne note pas des sons réels mais des sons abstraits qui correspondent à un acte du corps : lorsque je vois une lettre, insérée dans une séquence, je sais ce que je dois faire pour prononcer cette lettre prise dans cette séquence.

Je ne peux pas entrer dans les détails, notamment Havelock se livre à une démonstration assez longue pour noter dans différents systèmes connus une même séquence sonore « Jack and Jill went up the hill » et il montre comment les systèmes syllabaires, soit par la surabondance de la notation, soit au contraire par son économie introduisant des ambiguïtés, supposent toujours un déchiffrage laborieux. C’est cela qui requiert l’usage de type professionnel. L’alphabet, une fois acquis, est plus aisément déchiffrable sans aide extérieure. En fait dans le cas des syllabaires, la reconnaissance est aisée quand on connaît la phrase d’avance – par exemple dans un corpus de littérature traditionnelle comportant des formes fixées. Avec l’alphabet, un énoncé jamais entendu par le lecteur sera aussi aisément déchiffré qu’un énoncé connu d’avance.

 

4 – Les conséquences sont considérables

Démocratisation. La capacité de lecture devient un automatisme. On n’a plus besoin du scribe qui sait tout, ni de l’interprète qui dit comment il faut prononcer. Cet effet ne prendra sa pleine dimension qu’avec l’imprimerie, mais il serait impossible sans l’alphabet. Le lecteur peut devenir totalement autonome si un système d’éducation prend les choses en main. Le lecteur alphabétique n’a pas besoin d’une autorité extérieure pour lui donner la bonne interprétation.

Désacralisation de l’écriture. L’alphabet est totalement mécanique, on n’y pense pas. L’écriture n’est plus un écran et elle n’est plus par principe le privilège de professionnels. Elle n’a plus de valeur en soi : elle ne fait que renvoyer à la langue parlée.

Un système alphabétique est indifférent à la langue qu’il note. Bien sûr il garde la trace de la langue dans laquelle il a d’abord été inventé et pratiqué, mais il peut en droit s’étendre à d’autres langues. Havelock donne un exemple tiré de Thucydide. Un émissaire perse a été capturé par les Grecs, qui ne savent pas sa langue. On le fait parler et on note en alphabet grec la transcription phonétique : on transmet cela à un traducteur, qui n’a plus qu’à « prononcer » ce qu’il voit pour entendre le persan et le traduire.

Possibilité de lire et de produire des énoncés originaux entièrement nouveaux. Le système alphabétique ne privilégie pas les formes « déjà connues », la littérature traditionnelle avec des formules répétitives. On a donc un développement sans précédent de la prose courante, ce qui suppose bien sûr aussi qu’on va pouvoir écrire des choses sans grande valeur : les conditions de l’innovation sont aussi celles d’une production médiocre en plus grande quantité.

Je me permets d’ajouter une remarque. L’un des plus perspicaces à avoir vu la puissance de l’alphabet et à avoir vu en quoi cette puissance peut aussi être accompagnée d’une forme d’affaiblissement, si on la compare à ce qu’il eût appelé « l’énergie » des cultures orales, est Rousseau qui, au chapitre V de son Essai sur l’origine des langues, caractérise la propriété analytique l’alphabet.

Dans une dernière conférence, Havelock aborde les questions non résolues et montre que les systèmes alphabétiques existants n’atteignent pas parfaitement les conditions énumérées : il reste des ambiguïtés ; les systèmes restent dépendants des langues d’origine et l’alphabet est fortement limité par les supports matériels dont on dispose ; il y a aussi des obstacles politiques et sociaux : en somme il ajoute des correctifs.

Mais si on neutralise les obstacles, et c’est sa conclusion, on voit que l’addition  : système alphabétique + système arabe de numération + imprimerie et papier (on pourrait ajouter aujourd’hui : claviers et représentation graphiques sur écran + transmission par réseaux) ; plus rien ne s’oppose à la diffusion universelle de l’usage de l’écriture : il n’y a plus que des obstacles politiques et sociaux. Il ne reste plus qu’à apprendre résolument à lire à tous. C’est peut-être ce qui est le plus difficile à préserver et à étendre.

 

5 – Quelques réflexions sur écriture alphabétique et symbole

Les considérations qui précèdent n’abolissent cependant pas le moment « symbolique » dont l’alphabet peut et doit faire l’économie. Libérés par l’alphabet, nous n’avons cependant pas à congédier un rapport plus archaïque et en un sens plus précieux au moment pré-alphabétique de l’écriture, lequel subsiste, peut-être pas comme on le prétend souvent en dépit de l’alphabet, mais à côté de lui.

Le maintien et l’usage du symbole est d’une certaine manière l’opposé de la lettre alphabétique. Mais ce n’est pas nécessairement son contraire, ce n’est pas sa négation, c’est un maintien qui complète et enrichit le signe alphabétique. Contempler un vitrail ou une statue rituelle, c’est y projeter un concentré de récits et de significations. Lorsque le franc-maçon étudie un symbole initiatique, il se sent libre d’y inclure des interprétations qui ne lui sont pas dictées par un dogme venu de l’extérieur. Dans l’un et l’autre cas, en des sens différents, on regarde aussi le symbole comme un aide-mémoire.

Le symbole est global et non atomique, tout au plus peut-il parfois s’analyser en unités qui elles-mêmes ont un sens (par exemple le niveau composé du fil à plomb et d’une perpendiculaire). Il faut le prendre tout entier, il est lui-même une pensée et pas seulement une chose mécanique, il a quelque chose de méditatif, il a une consistance propre. Sa « choséité » est elle-même imprégnée de sens, alors que la choséité de la lettre alphabétique est par définition dénuée de sens.

Cette matérialité du symbole est imagée, elle n’est pas réductible à un tracé abstrait (même ornementé) : le symbole appelle le concept, il fait travailler l’imagination qui ensuite s’environne de concepts. Le symbole a des propriétés imaginatives et esthétiques par lui-même, alors que la beauté d’une écriture alphabétique ne peut être que surajoutée, ornementale.

Le symbole est par définition ambivalent, il appelle plusieurs interprétations, il n’est pas fixé une fois pour toutes et il ne s’impose pas à tous dans une seule et même acception. Parce que le symbole est ambivalent, équivoque, il y aura toujours des tentatives pour le fixer, pour lui donner un sens et un seul, pour le dompter et en faire une sorte de totem pour l’enserrer dans un « programme » religieux, politique ou autre. On retrouve ici le défaut des écritures syllabiques dans lesquelles on a besoin soit de reconnaître un texte autorisé, soit de recourir à un interprète lui-même autorisé. Mais d’un autre côté, parce que le symbole est ambivalent il permet l’interprétation. Il donne libre cours à la pensée sur un mode vagabond.

Mais cette liberté dont le symbole peut et doit être le support suppose aussi des sujets libres, qui ont l’expérience de la liberté dans l’exercice de la pensée et qui souhaitent maintenir et développer cette expérience, qui ne sont pas pris en main par une tradition entièrement saturée qui vous dit tout ce qu’il faut faire, ou qui ont les moyens de s’en défaire, qui savent user de leur propre jugement.

Et sans l’alphabet, sans la constitution ordinaire du lecteur autonome, cela est sans doute possible, mais c’est très difficile, très long, très élitiste. Dans une tradition orale la liberté est un luxe aristocratique, c’est celle qu’on s’imagine chez les Indiens d’Amérique au temps de leur splendeur.

J’ai voulu montrer ici que l’écriture alphabétique est probablement l’outil le plus puissant jamais inventé par l’humanité pour l’autonomie du jugement et pour faire en sorte que cette autonomie soit accessible à tous. Le symbole n’est pas pour moi une figure sacralisée mais ce n’est pas non plus une figure totalement dépassée, je vois dans le symbole ce que l’alphabet ne sait pas et ne peut pas m’apporter, ce que l’alphabet risque peut-être de me faire oublier.

La parole pleine, vivante et libératrice a toujours existé, elle n’a pas attendu l’alphabet. Mais pour que la parole pleine soit vraiment universelle, pour que tous puissent y prendre part, la formation orale est trop parcimonieuse et élitiste, il faut passer par une puissance plus forte et plus minimaliste : c’est ce que permet la culture alphabétique.

 

Notes

1 Eric A. Havelock, Aux Origines de la civilisation écrite en Occident, Paris : F. Maspero, 1981 ; traduction en français par E. Escobar Moreno de quatre conférences données en 1974 à l’Ontario Institute for Studies in Education. Ouvrage original en anglais : Origins of western literacy : four lectures delivered at the Ontario Institute for Studies in Education, Toronto, March 25, 26, 27, 28, 1974, Toronto : Ontario Institute for Studies in Education, 1976.

2 Voir la note précédente.

© Catherine Kintzler et Mezetulle, 2011

Cet article a été publié initialement en juillet 2011 sur mezetulle.fr, où vous pouvez le retrouver, avec de nombreux commentaires http://www.mezetulle.net/article-l-alphabet-machine-liberatrice-sur-un-livre-de-e-havelock-78856837.html

La danse, art du corps engagé et la question de son autonomie

L’histoire relativement récente de la danse moderne et contemporaine peut être présentée comme un mouvement d’émancipation de la danse qui la sort du statut d’art subordonné auquel elle fut longtemps assujettie. On pourrait caractériser ce mouvement comme une histoire du rapport de l’intériorité du corps à lui-même : celle de l’avènement d’un corps réflexif. On s’attache ici à en examiner quelques figures et à montrer que leur interprétation philosophique, à deux belles exceptions près, débouche sur des paradoxes.

 

1 – Le paradoxe de Cahusac

Dans son Traité historique de la danse1  et ses articles pour l’Encyclopédie, Louis de Cahusac expose un paradoxe qui hante la danse et dans lequel, contrairement aux apparences, elle semble toujours prise à tel point qu’on peut se demander s’il est constitutif.

Ce paradoxe est celui d’un art subordonné, mis sous tutelle, en l’occurrence la tutelle du théâtre et de la musique. La question de l’autonomie de la danse se pose de façon particulièrement virulente dans l’opéra français de l’âge classique. En effet, la danse y figure de façon obligatoire – on ne conçoit pas un opéra sans danse – , et le problème est de montrer que cette obligation est aussi une nécessité. La danse n’intervient pas dans l’opéra uniquement parce que le public l’exige, ce n’est pas un pur divertissement superflu: elle contribue de façon substantielle à l’action théâtrale de sorte qu’on ne pourrait pas la retrancher sans dommage pour la conduite de l’ouvrage. Ainsi la danse conquiert une place majeure dans l’opéra et grâce à lui, mais le paradoxe est que cette conquête s’effectue sous la tutelle du théâtre. L’une des thèses de Cahusac est que l’invention de la tragédie lyrique par Quinault et Lully a paradoxalement révélé la danse à elle-même : elle fait voir la puissance de la danse, elle montre de quoi la danse est capable. Je ne reviendrai pas sur le détail de l’argumentation2 , mais je rappellerai que l’un des points forts, au-delà de la participation de la danse à l’action dramatique elle-même, est la présence du merveilleux dans cet opéra. La danse ne se contente pas de contribuer à l’action, elle donne un corps sensible au merveilleux (ce que fait aussi la musique) et elle fait évoluer les corps dans un merveilleux de représentation auquel elle donne un monde physique avec un haut et un bas, des appuis, une gravité.

En d’autres termes, l’art chorégraphique ne se trouve vraiment qu’en effectuant une sortie, un « hors de soi » : c’est le détour par une forme de théâtre qui le révèle sans pour autant le libérer puisque cette révélation reste sous la condition de son assujettissement. J’emploie ici à dessein l’expression « art chorégraphique », entendant par là l’effectuation réelle de la danse sous la forme d’une œuvre destinée à être vue par d’autres que les danseurs. Nous sommes, aujourd’hui, immédiatement tentés de dissocier « la danse » et la notion de cet art chorégraphique, précisément pour indiquer le chemin parcouru par la danse et pour dire que la conquête de son autonomie a fini par s’accomplir, laissant loin derrière elle le moment où lelle restait tributaire d’une narration, d’une dramatisation et du rôle symbolique ou expressif qui, en la fixant au théâtre, l’éloignait d’elle-même.

Ainsi, l’histoire de la danse moderne et contemporaine délivre la danse, la rend à elle-même et mettrait le paradoxe de Cahusac à une distance préhistorique… Je voudrais examiner d’abord ce grand mouvement d’émancipation qu’a déployé la danse durant tout le siècle dernier, et essayer de le traduire en termes philosophiques : celui de l’avènement d’un corps réflexif et celui de cet avènement comme temps second, comme re-naissance et secondarité.

C’est en réfléchissant sur cette secondarité que je m’interrogerai sur la manière dont la philosophie classique et contemporaine s’en empare. Ce parcours nous fera rencontrer la phénoménologie de la fin du XXe siècle, mais il ne sera pas inutile de rappeler la réticence de Hegel à traiter la question de la danse, alors même que son Esthétique semble particulièrement adéquate pour le faire. Je reviendrai alors au paradoxe de Cahusac en le réinterprétant, avec un détour que je considère comme essentiel par des philosophes qui ont consacré un développement spécifique à la danse comme œuvre chorégraphique et comme effectuation seconde et auxquels, peut-être pour cette raison, on ne s’intéresse que peu lorsqu’il s’agit de penser la danse : Alain et Etienne Gilson. 

 

2 – L’autonomie enfin conquise. L’âme du corps.

L’histoire relativement récente de la danse moderne et contemporaine se présente comme un mouvement remarquable d’émancipation de la danse qui semble-t-il la place hors de portée du paradoxe de Cahusac dont on vient de faire état. Loin de vouloir retracer les étapes et les figures de cette émancipation, je me contenterai d’en donner quelques exemples et d’en proposer une lecture philosophique sommaire. On pourrait la caractériser globalement comme l’histoire du rapport de l’intériorité du corps à lui-même : celle de l’avènement d’un corps réflexif.

En libérant le geste du symbole, de la narration, de la dramatisation, de l’analogie et même de la musicalisation, la danse moderne et contemporaine, dès les premières années du XXe siècle, opère une profonde modification qui rend le corps à lui-même et l’affranchit d’un rapport extérieur à ce qui n’est pas lui. L’effet décrit, quelle que soit la technique (ou l’absence de technique), quelle que soit la tendance esthétique, est celui d’un corps radicalisé par une sorte de réforme. J’emploie « radicalisé » au sens strict : à la fois souligné, rehaussé, et ramené à un en-deçà de sa présentation ordinaire – un corps débarrassé de ses oripeaux gestuels ordinaires, y compris de ceux qu’ont déposés à sa surface les techniques traditionnelles de la danse. C’est pourquoi le paradigme de la nudité revient si souvent s’agissant de la danse du XXe siècle.

Dans sa Poétique de la danse contemporaine, Laurence Louppe propose plusieurs formules cernant cette remontée vers un corps enfin dénudé, et comme réapparu à lui-même. Elle souligne à maintes reprises que ce reflux peut aussi se dire en termes d’autosuffisance :

« Le danseur ne dispose de rien d’extérieur ou de supplémentaire à la maîtrise de soi. Il ne modifie rien, ne capture rien sur les objets du monde, même s’il entre avec eux en relation. La danse moderne sera cet art essentiellement et volontairement démuni. » (Bruxelles : Contredanse, p. 44 édition de 2004).

Elle écrivait déjà dans l’Avant-propos à l’ouvrage Que dit le corps ?3 :

« A l’origine de la danse contemporaine dès la fin du XIXe siècle, il y a l’idée que le corps n’est pas seulement un objet de savoir, mais qu’il pourrait devenir le sujet de sa propre instrumentation cognitive. [….] Je dirais qu’au départ la révolution de la danse contemporaine n’a pas été d’instaurer un nouvel art chorégraphique, mais un corps comme lieu d’expérience et lieu de savoir. Cette révolution permit d’affirmer que le corps peut développer sa propre énonciation par rapport à lui-même et par rapport au monde. »

Méditées et écrites avec soin, ces formulations sont philosophiquement fortes. Le corps de la danse y apparaît (ou plutôt y réapparaît) comme une autosuffisance de nature spéculative : n’ayant affaire qu’à lui-même, son action se pense comme autoaffection sur le mode de la réflexivité. Le corps de la danse contemporaine est un surcorps, ou un hypercorps « capable de développer sa propre énonciation » et cette énonciation n’a pas d’autre objet que lui-même.

Pour parvenir à ce degré de réflexivité, le parcours est celui d’un « dénuement », une opération de déblaiement qui ôte les obstacles par opposition à l’opération traditionnelle de la danse qui semble plutôt accabler le corps de techniques supplémentaires, sans parler du fardeau extérieur dont le chargeaient la musique et le théâtre.

Dans ce périple, la danse moderne et contemporaine ne contredit pas vraiment la danse qui la précède : elle en révèle le moment vrai, elle révèle que toute danse a toujours voulu réinventer le corps et lui rendre son dû, que toute danse a toujours visé le moment vrai du corps dissimulé par les couches successives de « techniques du corps » qui sont à notre corps ce que le préjugé est à notre entendement.

Dans un article intitulé « Sensation, analyse et intuition: les techniques de conscience du corps »4 , Benoît Lesage décrit sous le terme de « techniques de conscience du corps » l’opposé de ce que Marcel Mauss a caractérisé comme les techniques du corps au sens sociologique. Les techniques de conscience du corps pratiquées par les pionniers de la danse moderne et par leurs successeurs visent à une réappropriation du corps par lui-même, laquelle passe non pas par l’acquisition d’une maîtrise gestuelle, mais d’abord par un nettoyage qui renvoie le corps à un état antérieur, non perturbé par le geste acquis. Il n’est question, quelle que soit la technique envisagée, que de « supprimer des schémas aberrants », de « réveiller » un moment enfoui en le « conscientisant ».

Ce mouvement de renaissance du corps à lui-même consiste bien à débarrasser la danse de tout ce qui l’entravait. La notion même de geste, comme forme a priori qui s’échappe vers une finalité extérieure, est mise en question, ainsi que l’expose Isabelle Launay dans un article intitulé « La danse entre geste et mouvement »5  où elle examine notamment la démarche de Merce Cunningham comme une radicalisation qui, à la recherche d’un corps pur et initial, tente aussi d’évacuer toute subjectivité et parvient à une sorte de « logique formelle » sans auteur ni sujet, dépolarisée de l’adresse au spectateur :

« Cunningham recherche une forme de mouvement pur : ‘J’aime les mouvements purs, complètement clairs, et je tente toujours d’amener la danse vers le plus haut degré de ce que je considère comme la pureté. Poignets, coudes, épaules, tout doit n’être qu’un. Le geste comme mouvement particulier d’une partie du corps est ici refusé ; le mouvement est toujours du corps entier. Le danseur doit s’efforcer de suivre la logique interne du mouvement sans y introduire d’intention. La danse n’est donc pas ‘dirigée vers le spectateur ni faite pour lui. Elle lui est simplement présentée en vue d’affiner sa perception’. Cunningham utilise pourtant nombre de gestes quotidiens mais ils sont déconnectés de leur sens et de leur finalité ; ils sont tous mis sur le même plan logique du mouvement. Le geste n’existe plus, il est fondu dans le mouvement. »

Une comparaison avec l’histoire de l’art moderne et contemporain s’impose alors comme l’histoire de la quête de leur moment constituant et initial. Quête qui passe d’abord par une sorte de surabondance d’appareillages, puis qui reflue vers la raréfaction et le dénuement : alors que l’art classique s’empare, l’art moderne et contemporain se désempare, mais l’objet de la quête est comparable. 

Pour entendre les sons en tant qu’ils se constituent en musique, il était nécessaire d’abord de produire des sons inouïs tels que les émettent les instruments de musique traditionnels : solution universellement répandue, comparable à la figuration en peinture qui ne se donne pas comme réplique du réel mais comme sa représentation. Ensuite, une fois ces systèmes installés et émoussés, privés de leur tranchant réformateur et troublant, il fallut en malmener l’évidence, en s’écartant par exemple des marches harmoniques admises, en récusant le système des couleurs comme le firent les Fauves, en « touchant au vers ». Enfin, après avoir parcouru le champ en rupture avec l’évidence des systèmes ordinairement et universellement admis, il restait, pour la musique, à se tourner vers l’univers délaissé du bruit, et à le reconstituer en l’absorbant dans le monde musical. Il restait, pour la peinture, à se tourner vers l’abolition de toute technique, de tout « métier » de tout ce qui, selon Duchamp, « sent la térébenthine », et à exhiber, d’une part l’élémentarité des formes atomiques du visible (ligne droite, monochrome), d’autre part à inventer le ready-made, qui donne à voir ce qu’il y a à voir et vers les sérigraphies, qui nous mettent devant la nullité de notre vision. Après avoir parlé en alexandrins, après avoir dit au fruit doré « mais tu n’es qu’une poire », après avoir disloqué le vers, il restait, pour la littérature – mais n’est-ce pas ce qu’elle a toujours fait ? – à absorber la langue quotidienne, à récuser la linéarité du récit, à récuser tout récit.

Revenons à la danse. Après avoir organisé le mouvement militaire et celui des rassemblements festifs et religieux en formes fixes, après avoir découvert la danse en action comme art de théâtre et d’imitation, après avoir codifié les genres et les pas, avoir numéroté les positions, après avoir installé le danseur dans un tranquille, quoique pénible, exercice à la barre, après l’avoir abrité sous le bouclier de la technique, après l’en avoir libéré, après l’avoir exposé aux ruptures et aux dislocations, après avoir congédié le théâtre et réduit la musique à un état auxiliaire, il restait à la danse à se retrouver comme art de la maladresse, à se tourner vers mouvement quotidien, et finalement, pourquoi pas, ou plutôt inévitablement – le corps étant passé par tous ses états – , à ne plus danser et à se dessaisir complètement…

On ne peut que rester admiratif devant ce parcours de dénuement, cette espèce de passion où la danse se défait de ses oripeaux, renonce à ses strass et à ses virtuosités, se réforme pour se retrouver elle-même et faire du corps à la fois l’agent et l’objet « de sa propre énonciation ». Il a même quelque chose de comique, au sens émerveillé qu’exhibe le clown auguste entrant dans l’arène et redécouvrant le monde comme étrange, redécouverte que nous trouvons drôle précisément parce que nous n’osons pas l’effectuer nous-mêmes. C’est ce qui explique peut-être que la danse contemporaine se tourne parfois, pour cette purgation, vers la caricature, le grossissement du trait ayant la même vertu que son abolition- voir Pina Bausch. C’est aussi peut-être ce qui explique que le spectateur sort de la salle avec un sentiment de trouble : et si mon corps, une fois dépouillé de ce qui n’est pas lui, n’avait pas d’âme ? Mais c’est aussi un itinéraire de déréliction qui se solde bien souvent par une raréfaction et une désertification…

 

3 – Le modèle phénoménologique

Cette émergence d’un corps réflexif agent-objet de la danse est déjà en elle-même un objet philosophique. Il n’est donc pas étonnant que le discours philosophique s’en soit emparé tout particulièrement à la fin du XXe siècle et aujourd’hui. Mon propos n’est pas de passer en revue tous les modèles philosophiques actuellement en vigueur, mais d’en examiner d’abord un qui semble prédominant et de m’interroger sur son apparente adéquation avec l’idée d’un corps réflexif. M’inspirant d’une thèse développée par Frédéric Pouillaude6 , je me demanderai si cette adéquation, s’accomplissant au profit du « danser » ne perd pas de ce fait la danse comme objet chorégraphique – ou encore comme œuvre, ou encore, pour recourir aux mots tabous, comme l’un des beaux-arts. J’évoquerai alors d’autres positions philosophiques.

On ne peut évoquer ces positions philosophiques sans citer d’abord l’ouvrage de Véronique Fabbri Danse et philosophie. Une pensée en construction (Paris : L’Harmattan, 2007). Le modèle qu’elle propose, tourné vers une poétique du langage comme construction non systématique, s’intéresse surtout à l’articulation des forces et fait de l’acte un concept central, s’inspirant, au-delà d’Aristote, de Deleuze : en allant vite, on pourrait dire qu’il s’agit d’une philosophie de la danse comme dynamique. V. Fabbri s’interroge plus sur une question horizontale tendant à dégager des appareillages communs entre danse et philosophie que sur la question classique de genèse philosophique qui m’intéresse ici.

C’est tout naturellement, pourrait-on dire, du côté de la phénoménologie de langue française qu’on trouve sans doute l’intérêt le plus fort et l’outillage le plus approprié pour la question de la réflexivité sensible, ce moment critique où le corps s’élève à sa propre dimension spéculative. Il est évident que la réflexion de Merleau-Ponty sur la chair et le toucher, sur la dualité indissociable du « senti-sentant » ne pouvait que convenir à un tel objet et s’offre de manière quasi inévitable à qui veut méditer sur le dénuement et la renaissance dont j’ai parlé.

Dans ce dispositif, le grand article de Renaud Barbaras « Sentir et faire. La phénoménologie et l’unité de l’esthétique » publié en 19987 est un des textes les plus intéressants, non seulement parce qu’il s’inscrit dans la perspective phénoménologique issue de Merleau-Ponty et qu’il propose des vues profondes et pertinentes sur la danse, mais aussi et surtout parce qu’il prolonge cette perspective en la critiquant, précisément parce qu’il réfléchit sur la danse. R. Barbaras rappelle en quoi la phénoménologie s’attache à « traiter la manière d’apparaître des choses comme un problème autonome », ce qui la place de manière incontestablement favorable pour réfléchir sur l’opération esthétique, laquelle suppose une désindicialisation et une ré-intensification du moment perceptif que Valéry avait déjà développées et pour lesquelles il propose l’heureuse formule : « s’attarder dans la perception »8 , désignant par là un processus par lequel la sensation finit par se nourrir d’elle-même. 

Or c’est justement sur une relecture et une méditation de Valéry que R. Barbaras commence par fonder la critique qu’il adresse à Merleau-Ponty. Il lui reproche de ne pas être resté suffisamment au plus près du « profond entrelacement entre la vie perceptive et l’activité créatrice de l’art », d’avoir court-circuité le moment spécifiquement sensible pour décrire l’opération esthétique comme dévoilement d’un sens : l’élément sensible n’est pas suffisamment mis en avant, ou il ne l’est que comme un moyen de décrire l’unité de sens entre perception et activité artistique. En reprenant les textes de Valéry, R. Barbaras s’attache à refonder cette unité dans un « sentir » et avance la thèse d’une articulation fondamentale entre l’expérience du « sentir » et l’expérience esthétique. Le sentir contient en lui-même le principe d’articulation avec la production artistique, par une vertu productrice propre à la sensibilité. Cela suppose qu’on comprenne, à la suite de Erwin Straus, le sentir comme désir, comme activité, comme relation à un manque, comme production spontanée d’une forme dans l’épreuve originaire d’un contenu. Le sentir induit spontanément son propre dépassement dans un agir,

« […] agir originel qui rend compte à la fois de la forme même de l’apparaissant et de la prolifération des formes créées, des productions spontanées au sein du sensible et de la création artistique. »

L’opération esthétique, et particulièrement la production artistique, relèverait donc de l’amplification d’un mouvement déjà inscrit dans l’expérience perceptive, un mouvement constitutif de la sensibilité dont l’art est à la fois le prolongement et l’apothéose autonome.

Cette thèse continuiste aboutit à faire de la danse un art pilote, le paradigme dans lequel « se lit pour nous l’essence de l’art » :

« Il nous semble en effet qu’il faut conférer à la danse le rôle que Merleau-Ponty attibuait à la peinture. […] La danse se situe ainsi à l’articulation des créations spontanées de la sensibilité et de la création artistique et elle en révèle par là même la continuité. La danse précède l’acte chorégraphique. […] comme la peinture pour Merleau-Ponty, elle permet une réduction phénoménologique de l’art en ce qu’elle en dévoile le mode d’exister constitutif. » (p. 39)

Cette position est certes au cœur de la question d’une genèse philosophique ; elle pense la danse sur le modèle d’une remontée, et en cela elle s’accorde avec l’histoire de la danse moderne et contemporaine que j’ai évoquée plus haut. Mais elle le fait sur un mode continuiste qui unit le second temps (l’acte chorégraphique) au premier (la danse) et qui l’y réfère par la voie de la réduction, de l’essentialisation, dans une temporalité philosophique réordonnée.

Dès lors non seulement le second temps est ontologiquement et phénoménologiquement dévalué, mais la réduction fait l’impasse sur l’idée de réforme et de rupture, pourtant fortement présentes dans toutes les descriptions de l’expérience de la danse en acte, c’est-à-dire des actes chorégraphiques. On parvient ainsi à une sorte de danse essentielle, et comme le dit F. Pouillaude, à un « danser » qui irrigue l’acte chorégraphique réel. Mais en l’irriguant, il s’extrait de ce qui est proposé réellement à des spectateurs invités à partager l’avènement d’un corps critique dans une effectuation qui rompt avec leur expérience ordinaire tout en s’y référant de manière tourmentée. Et malgré la multiplication des formules évoquant la création artistique, on est en droit de se demander si ce « danser », une fois réduit à son essence, en faisant surgir un corps spéculatif, ne s’offre pas comme un objet spéculaire et non plus comme une œuvre c’est-à-dire comme un objet (chose ou événement) qui vient s’ajouter aux autres objets du monde – ce que fait tout art – ajout que l’artiste effectue pour un motif ontologique, absolu : le seul motif étant qu’il faut que cette chose existe, et qu’elle existe pour d’autres que lui.

L’idée selon laquelle le moment second, celui de la rupture, de la réforme, non seulement conduit au premier, mais encore le constitue et ne s’en retire pas une fois révélé, est reléguée à un statut non-substantiel.

On pourrait peut-être alors se tourner vers un modèle bachelardien9. Non pas le Bachelard de la poétique, mais celui d’une épistémologie de la réforme dans laquelle la levée des obstacles constitue le moment fécond de la connaissance, pourvu qu’on ne pense pas cette levée comme un accomplissement mais comme un acte à réeffectuer sans cesse. On ne comprend que quand on comprend pourquoi on n’avait pas compris : de même on ne danse que quand on effectue réellement, comme un parcours d’obstacles constituant qui ne peut jamais être économisé, le désemparement du corps – cela pourrait expliquer pourquoi le spectateur sort du spectacle chorégraphique avec des courbatures. Le corps n’atteint pas un état réflexif enfin révélé : il se constitue problématiquement dans ce parcours, de même que l’esprit scientifique n’est pas une substance, mais un effort constamment réitéré pour lever les obstacles, lesquels doivent toujours être ressuscités parce que c’est l’opération de leur levée qui est réformatrice, et non son résultat.

Cette perspective bachelardienne conduirait en outre à des développements moraux – ceux de la formation par la réforme – étrangers à la perspective phénoménologique mais pourtant réellement présents dans l’expérience esthétique. Enfin, en réhabilitant le moment chorégraphique réel, celui de l’œuvre en constitution comme objet du monde, elle nous ramène au paradoxe de Cahusac.

 

4 – Les systèmes des beaux-arts et le parti-pris cosmologique

Art du corps engagé et objet inouï ajouté au monde : le parti-pris cosmologique

Mais plutôt que de me lancer dans une problématique à construire, je me tournerai à présent vers d’autres modèles philosophiques existants qui mettent l’accent sur la danse comme art du corps engagé dans la production d’objets inouïs proposés publiquement. Production d’objets inouïs – c’est la problématique des beaux-arts. Dans la perspective des beaux-arts, les arts ajoutent tous quelque(s) chose(s) à la nature, mais seuls les beaux-arts le font par nature et comme s’ils étaient une force de la nature, parce que ces choses doivent exister, ils le font donc en suppléant à la nature et non seulement en la complétant : ils se pensent à la fois comme une quasi et comme une contre-nature. Les beaux-arts sont inclus dans la nature mais il se conduisent comme une sorte de nature : il sont une seconde nature. Je rappellerai juste la remarque de Batteux au début de ses Beaux-Arts réduits à un même principe, par laquelle il situe les beaux-arts dans l’ensemble des arts :

« Ce sont eux [les arts] qui ont bâti les villes, qui ont rallié les hommes dispersés, qui les ont polis, adoucis, rendus capables de société. Destinés les uns à nous servir, les autres à nous charmer, quelques-uns à faire l’un et l’ autre ensemble, ils sont devenus en quelque sorte pour nous un second ordre d’ élémens, dont la nature avoit réservé la création à notre industrie. »10

Comment les beaux-arts, dans cette perspective très classique, s’emparent-ils d’un corps engagé à la fois comme objet et comme agent de l’opération esthétique ? Le peuvent-ils ? La danse ne leur pose-t-elle pas problème par cette réflexivité qui tend à faire refluer le corps sur lui-même ? Je ne poursuivrai pas la lecture de Batteux, qui donne à la danse une place majeure – mais il le fait sous l’autorité du paradoxe de Cahusac et on sent bien qu’il est question à ses yeux de la danse de théâtre ; je poserai la question plus généralement.

Les systèmes des beaux-arts, inspirés d’une problématique classique elle-même puisée dans la Poétique d’Aristote, ont ceci de réconfortant qu’ils ne se posent pas a priori la question de savoir ce qu’est l’art – car tout le monde le sait : ils prennent l’existence des œuvres comme quasi-naturelle, comme Aristote l’a fait pour la poésie dramatique, et s’interrogent sur les effets et les conditions de possibilité de cette existence, lesquels sont, dans cette perspective, indissociables de l’étude morphologique des œuvres. C’est dire que pour eux la phénoménalité des œuvres est indissociable de leur ontologie et que cette liaison s’exhibe sur un mode cosmologique. Les œuvres existent, elles existent dans des formes déterminées, et cette morphologie se laisse étudier comme un système de choses sensibles11, autrement dit comme un monde proposé à la perception commune et accessible par elle. Voilà encore un point où l’on retrouve le paradoxe de Cahusac, lequel légitimait la danse parce qu’elle donnait corps au monde merveilleux de rigueur à l’opéra français. Or ce monde merveilleux était tenu de se présenter avec une certaine tenue, c’est-à-dire comme un monde consistant.

Le parti-pris réaliste et cosmologique que je viens de rappeler permet de trancher sur le statut des œuvres. En effet, la désindicialisation et la réopacification du sensible, si elles sont nécessaires pour qu’il y ait acte esthétique, ne sont pas suffisantes. Car si elles l’étaient, on n’aurait pas de moyen de différencier art et folie, ou plus modestement il serait difficile de faire la différence entre une œuvre d’art et, par exemple, un symptôme hystérique, une hallucination ou même un rêve. Le symptôme en effet prélève un moment sensible, l’extrait de la chaîne des phénomènes dans laquelle il est ordinairement pris, l’accentue et l’isole, lui faisant dire quelque chose que tout le monde ignore, à commencer par son auteur. Mais il ne fait pas monde, d’abord parce qu’il est par définition lacunaire et que surtout il ne vaut que pour celui qui en est à la fois la source et l’objet : la description que je viens de faire n’est pas très loin de celle du corps dansant ou du « danser » en termes isolationnistes…

Alain insiste fortement sur cette différence : un fou n’est pas un artiste ; il n’a pas cette exigence de l’œuvre réelle et achevée parmi les choses, parce que le moment artistique consiste à sortir de l’imaginaire et à se régler sur ce que l’on fait. La tendance cosmologique de l’art est ontologique par elle-même. C’est ainsi que l’on peut comprendre que l’art se voue à la puissance de l’objet et que l’œuvre d’art se présente comme un objet « capable de terminer les divagations »12.

Or Valéry, dans sa réflexion sur la danse, insiste également sur ce point: l’opération poétique (esthétique), outre la désindicialisation et la réopacification du sensible, produit toujours une « sensation d’univers ». Dans son analyse, la danse apparaît comme un « système d’actes qui ne vont nulle part » et cette constitution cosmologique est partageable, elle implique la formation d’un public. 

Le temps second et le paradoxe de Hegel

Si l’on reprend les termes que j’ai suggérés plus haut, c’est bien le temps second, celui de la réalisation inscrite dans le monde et formant elle-même un monde en relation avec d’autres objets seconds, qui est décisif. La nature de l’art est une seconde nature : elle ne se saisit qu’en se faisant, et par son existence effectuée.

A dire ainsi les choses, on ne peut éviter la référence à Hegel, penseur de la secondarité comme commencement philosophique : il a développé explicitement cette thèse dans ses Principes de la philosophie du droit, et elle irrigue constamment son Esthétique dont elle thématise l’immense et remarquable Introduction. L’art réalise, au sens strict et fort du terme, l’idée même de liberté et de vérité : mieux et plus fortement que la nature, il produit des objets sensibles sous régime de libéralité. L’art élève le sensible à son moment vrai et libre.

On pourrait donc s’attendre, dans cette Esthétique hegélienne, à un développement consistant consacré à la danse, et cela d’autant plus que Hegel ne néglige pas d’examiner le corps humain comme l’une des premières œuvres d’art. On se rappellera les pages célèbres où il compare et oppose le corps de l’animal – « pressentiment » – au corps humain qui respire et expire la pensée par tous ses pores et toutes ses émanations. On devrait s’attendre à ce que la moindre goutte de sueur répandue par le danseur, le moindre souffle qui s’échappe de sa poitrine soient hautement investis d’un statut libéral.

Or ce n’est pas seulement avec parcimonie que la danse est abordée par Hegel, c’est avec une condescendance qui la réduit à un statut auxiliaire où elle n’atteint même pas le degré d’autonomie accessible pourtant aux arts décoratifs. La raison principale tient à l’évidence d’un aspect du paradoxe de Cahusac, observable sur la scène du ballet et du théâtre. Dans le chapitre 3 de la 3e section de la IIIe partie de l’Esthétique (Epopée, poésie lyrique et drame), Hegel place la danse au même niveau que le merveilleux de théâtre, celui du « charme de l’exécution extérieure », précisément parce que c’est ce qu’il a sous les yeux, un spectacle décevant qui s’acharne à subordonner la danse à d’autres arts. La danse n’y existe que par une extériorité qui finit par recouvrir la révélation que Cahusac pouvait encore y déchiffrer. Parvenue à son point extrême d’extériorité, l’intériorité paradoxale qui la constitue n’est même plus décelable à ses propres yeux. Ainsi le paradoxe de Hegel, qui repose sur les mêmes attendus que le paradoxe de Cahusac, en inverse la conclusion. Mais il en est malgré tout une forme.

En ce point de la quête au sein des théories philosophiques, on est tenté d’esquisser une sorte d’aporie qui se traduit en une partition des modèles, laquelle pousse le paradoxe de Cahusac à ses extrémités.

Ou bien la conceptualisation philosophique s’intéresse à la réflexivité du sensible et au corps comme figure spéculative, mais au prix d’une négligence à l’égard de l’acte chorégraphique comme œuvre inscrite dans l’ensemble des beaux-arts et dans le monde : la danse reflue vers un acte essentiel, primaire, mais indéterminé même si c’est pour être élevée au statut de paradigme esthétique. Ou bien la conceptualisation prend au sérieux l’acte chorégraphique en l’incluant dans le cercle des beaux-arts, mais c’est au prix d’une subordination qui lui dénie le statut de « temps second décisif » de telle sorte que l’art chorégraphique tient sa disposition réflexive d’un art majeur extérieur en dehors duquel cette disposition n’apparaîtrait pas et qui ne la révèle pas toujours.

Tout se passe comme si la reconnaissance d’un corps réflexif ne pouvait se faire qu’au prix d’une forme d’évaporation de la matière chorégraphique seconde, ou comme si la reconnaissance de cette dernière ne pouvait se faire qu’au prix d’une dépréciation à la fois esthétique et ontologique.

 

5 – Alain et Etienne Gilson : « Aucun possible n’est beau, seul le réel est beau »

Dans cet ensemble décevant – mais qui, par un chiasme philosophique, témoigne de la force du paradoxe de Cahusac – , on peut repérer deux exceptions remarquables par l’ampleur et le soin philosophique qu’elles accordent à la danse comme réalisation chorégraphique, comme « objet du monde » et comme objet philosophique à la fois producteur et produit d’un corps réflexif. D’une part le Système des beaux-arts d’Alain, publié initialement en 1926 (Gallimard). D’autre part le traité de Etienne Gilson Matières et formes. Poïétiques particulières des arts majeurs publié en 1964 (Vrin) à la suite (1963) de son Introduction aux arts du beau, traité qui peut être inclus dans la lignée des systèmes des beaux-arts, même s’il n’en retient pas tous les principes. Pour être tout à fait juste, il conviendrait aussi de mentionner la Correspondance des arts de Etienne Souriau, publiée en 1947 (Flammarion), où la danse trouve sa place comme « art majeur », mais les développements de Souriau, quoique fortement tournés vers des préoccupations cosmologiques, sont plus généraux, moins spécifiques à la danse. Je m’intéresserai donc seulement à Alain et à Gilson.

La pulsion ontologico-cosmologique de l’artiste

Il peut sembler étrange de placer côte à côte d’une part un philosophe athée, inspiré par la tradition classique de continuité entre la connaissance, l’esthétique et la morale, et d’autre part un thomiste avoué qui prend soin de disjoindre l’opération esthétique de toute relation avec l’idée de vérité. C’est principalement ce qui les sépare et les rend irréconciliables.

Mais leurs points de convergence apparaissent dans leurs analyses respectives de la danse comme acte, comme réalisation. On ne peut qu’être attentif à la fréquence et à l’insistance avec lesquelles Gilson cite les passages d’Alain consacrés à la danse, pour les critiquer certes, mais aussi pour les souligner dans une sorte de filiation secrète que je voudrais ici esquisser.

L’idée même des beaux-arts soutient les deux analyses. Qu’est-ce qui distingue un art du beau d’un autre art ? C’est sa libéralité, sa gratuité, un rapport purement ontologique à l’existence de ce qu’il produit : l’artiste n’a pas d’autre fin que de faire exister ce qu’il produit comme objet du monde. Sur ce point, c’est sans doute Gilson le plus explicite et le plus flamboyant dans ses déclarations de la gratuité ontologique. Son analyse de la nécessité du « faire » artistique comme besoin d’un déploiement d’existences ne varie jamais, elle est déjà dans Peinture et réalité, on la retrouve dans son Introduction aux arts du beau :

« […] ignorés de l’État, des professeurs et du public, mais parfois encouragés par des amateurs encore plus inconnus qu’eux-mêmes, de nouveaux artistes cèdent à leur tour au besoin si peu raisonnable d’ajouter à la beauté du monde en produisant de nouveaux objets dont la seule fin soit d’être beaux, désirables à voir et, si possible, à avoir, pour être toujours à même de les revoir. Ce sont les artistes. Ils travaillent pour un transcendantal inutile. » (Introduction aux arts du beau, p. 119)

Contrairement à ce qu’on pourrait penser, ce passage n’est pas extrait d’un texte général sur l’art, mais d’un Appendice intitulé « Le philosophe et la danse », où l’auteur insiste particulièrement sur l’aspect matériel de la production chorégraphique : celle-ci ajoute bien des existences inouïes aux autres objets du monde.

« […] ils ajoutent à la nature, en dansant, quelque chose qui sans eux n’aurait aucune existence. »

Cet ajout sous un régime totalement libéral, faire en sorte que quelque chose existe qui n’existait pas auparavant, est constitutif du beau – ce qui existe par la seule demande d’existence et ce qui est désirable à appréhender en soi, mais par les sens. C’est cela que « veut » l’artiste : faire exister des objets qui n’ont d’autre finalité que cette existence en soi désirable par sa seule appréhension sensible. Le beau n’est pas l’objet d’un jugement, mais l’affirmation sensible d’un accroissement d’être.

Or Alain défendait déjà, à sa manière, ce que je propose d’appeler la pulsion ontologico-cosmologique de l’artiste sous régime absolu et sensible de pure liberté. De manière plus classique, et peut-être plus problématique, c’est précisément cette alliance du sensible et du libre dans une production matérielle qui traverse tout le début de son Système des beaux-arts. Or Alain, par ailleurs grand lecteur de Kant, ne résout pas cet accord de la nature et de la liberté par une théorie du jugement sous régime hypothétique : il la traite d’une manière à la fois robuste et aporétique par ce qu’on pourrait appeler un fétichisme rationnel. Une célébration de la matière, objet et institutrice d’un « faire » qui se découvre lui-même pendant qu’il fait : telle est la caractéristique de l’artiste, qui l’oppose à l’artisan. « Un beau vers n’est pas d’abord en projet et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète. » (SBA, I, 8, Folio-Essais, p. 38).

Ce réalisme profond rassemble les deux auteurs dans leur extrême attention pour l’effectivité matérielle du « faire artistique », et on pourrait citer maint passage d’Alain qui aurait pu être signé par Gilson, à commencer par cette superbe déclaration : « Aucun possible n’est beau, seul le réel est beau ». On est ici aux antipodes d’une démarche de réduction à un « danser » : toute la production artistique est pensée selon un schéma de progression, à la fois d’accroissement d’être (ontologie) et d’élimination des possibles dans un « faire-monde » (cosmologie) – éliminer c’est soustraire, ce n’est pas réduire.

Le « faire artistique », que Gilson nomme précisément poïétique, s’interroge toujours sur une matière et se forme dans et par la matière. Une matière tend vers et désire une forme, une forme se prend et se découvre dans l’acte qui la plonge dans une matière. Alain dit cela de manière plus dialectisée et plus morale, en recourant au souvenir des catégories fournies par Auguste Comte, non sans leur donner une secrète résonance épicurienne : l’ordre artistique est effectivement une mise en ordre et une victoire sur les peurs passionnelles, sur les fantasmes qui viennent de nous-mêmes, parce qu’il règle l’intérieur sur l’extérieur.

Ce culte raisonnable voué à l’extériorité dit qu’il y a toujours quelque chose d’un objet trouvé dans l’invention d’un objet artistique qui en accuse la gratuité et qui explique l’émerveillement qu’il cause, aussi bien à son auteur qu’aux autres. 

La poïétique du corps : une leçon de politesse que l’extérieur donne à l’intérieur

« L’artiste se demande toujours d’un matériau donné : qu’est-ce qu’on peut en faire ? » affirme Gilson. En lisant cela, on se pose aussitôt la question du corps, on se demande bien ce que vient faire le corps dans cet atelier qui dispose de matières extérieures inertes.

Or, ce qu’il y a de plus étonnant est que la réponse va de soi pour Alain comme pour Gilson : c’est bien en ce sens qu’il faut l’entendre. Le corps est le premier des objets trouvés, précisément parce qu’il ne faut pas le chercher ; il se trouve éminemment avec moi, tout le temps. C’est tout naturellement que le corps se présente comme matière, et éminemment qu’il incarne la dimension poïétique où le faire est à lui-même son propre instituteur :

« Entre les matières que l’homme peut mettre au service de l’art, son propre corps est une des premières qu’il ait découvertes. » (Gilson, Matières et formes…, chap. 6, p. 183)

La formule de Gilson a quelque chose de provocateur dans sa naïveté volontaire : il y est question de mon corps propre comme d’une matière qui me serait donnée. Mais si l’on y pense bien, mon propre corps qui m’est d’abord donné comme façonné par la parole d’autrui est peut-être la matière qui, dans cette trop chaleureuse proximité, m’est la plus étrangère. Sans une pratique qui ne peut se cantonner à des techniques (lesquelles ne font que substituer une facticité à une autre ou superposer une facticité à une autre), sans une poïétique donc, comment peut-il devenir mon corps propre ? L’art du corps propre consiste donc à s’approprier une matière que le corps intime ne faisait qu’éloigner.

Cette évidence d’un corps qui ne peut s’accomplir que dans une poïétique qui est aussi une pratique se présente chez Alain comme une sorte d’urgence. Parce que notre corps nous est continuellement présent, parce qu’il est la première matière immédiatement hantée par les torsions d’une intériorité tourmentée incapable de se maîtriser, il est urgent de le disposer « selon l’aisance et la puissance, et d’abord pour lui-même ».

Dans un magnifique retournement où la prétendue expressivité du visage est dénoncée, Alain explique comment la danse, véritable leçon de politesse que l’extérieur donne à l’intérieur, libère le corps du rictus pathétique qui le soumet et l’empêche d’être lui-même. Il s’agit alors de donner à l’intériorité la dignité et l’audace de l’extériorité. La danse montre et réalise le souci du corps comme celui de l’œuvre et de l’accomplissement. La danse accomplit ce que l’auteur dira plus loin du nu sculptural : déverrouillant la prison faciale et grimaçante qui prétend renfermer en elle toute l’humanité et lui donner sa seule forme extérieure présentable, elle répand l’humanité sur l’ensemble du corps, et elle le fait non pas par une habitation ni une animation, ni même par une sorte de mouvement ascétique, mais en prenant l’extériorité au sérieux. Le corps réflexif n’est pas un corps investi par la réflexion, ce n’est pas un corps hystérisé : c’est le moment d’homomorphie entre la forme et la matière du corps d’une part et la pensée de l’autre.

Ce moment n’est autre que le moment chorégraphique où le corps devient œuvre d’art en osant devenir ce que Alain appelle un « objet éminemment ». Un objet éminent, c’est un objet qui ose l’accomplissement sensible de sa forme et de sa matières propres. L’objet éminent ne peut être pour Alain qu’une œuvre d’art, parce que seule l’œuvre d’art pousse cette audace sous le régime d’une pulsion ontologique prise dans sa propre matière et qui, par cette prise, augmente le monde et forme monde : un projet qui ne peut s’inspirer que de sa nature même d’objet. C’est au sens fort du terme une réalisation, moment où la chose est elle-même dans son effectuation mais aussi dans sa réflexion. On comprend alors que le corps soit concerné au premier chef et qu’il ne puisse se réaliser que dans un engagement qui le constitue en autonomie objective, objet du monde observable. Dans sa caractérisation du danseur, Gilson en propose une définition rigoureusement analogique : le danseur n’est pas seulement une âme qui use d’un corps, c’est plutôt un « corps qui se meut comme une âme pense. »13  

 

Références

  • Alain, Système des beaux-arts, Paris : Gallimard, 1926 (Paris : Gallimard, 1978).
  • Barbaras Renaud, « Sentir et faire. La phénoménologie et l’unité de l’esthétique », Phénoménologie et esthétique, éd. Eliane Escoubas, La Versanne : Encre marine, 1998, p. 21-39, repris dans Vie et intentionnalité : recherches phénoménologiques, Paris : Vrin, 2003
  • Batteux Charles, Les Beaux Arts réduits à un même principe, (Paris : Durand, 1746), éd. critique J.-R. Mantion, Paris: Aux amateurs de livres, 1989.
  • Cahusac Louis de, Traité historique de la danse, La Haye : Neaulme, 1754 (éd. Laurenti, Lecomte et Naudeix, Paris, Pantin : Desjonquères – CND, 2004).
    – Articles de l’Encyclopédie : « Divertissement » et « Enchantement ».
  • Fabbri Véronique, Danse et philosophie. Une pensée en construction, Paris : L’Harmattan, 2007.
  • Gilson Etienne, Peinture et réalité, Paris : Vrin, 1958 ;
    – Introduction aux arts du beau, Paris : Vrin, 1963 ;
    – Matières et formes. Poïétiques particulières des arts majeurs, Paris : Vrin, 1964.
  • Hegel Georg Wilhelm Friedrich, Cours d’esthétique, éd. Hotho, trad. J.-P. Lefebvre et V. von Schenk, Paris : Aubier, 1995.
  • Kintzler Catherine, Théâtre et opéra à l’âge classique, une familière étrangeté (ch. 7), Paris : Fayard, 2004, chap. 7 ;
    – « Le divertissement dans l’opéra classique merveilleux et la libération de la danse », en ligne sur Mezetulle
    – « L’improvisation et les paradoxes du vide », in Approche philosophique du geste dansé, éd. A. Boissière et C. Kintzler, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2006, p. 15-40.
  • Launay Isabelle, « La danse entre geste et mouvement », dans La Danse, art du XXe siècle ? Lausanne : Payot, 1990, p. 275-287.
  • Lesage Benoît, « Sensation, analyse et intuition: les techniques de conscience du corps », Danse : le corps enjeu, (M. Arguel éd.), Paris: PUF, 1992, p. 226-242.
  • Louppe Laurence, Poétique de la danse contemporaine, Bruxelles: Contredanse, 1997, 2000 et 2004.
  • Macherey Pierre et Regnault François, «L’opéra ou l’art hors de soi», Les Temps modernes, août 1965, n° 231, pp. 289-331.
  • Pensée de la danse à l’âge classique; écriture, lexique et poétique (La) éd. C. Kintzler, Cahiers de la Maison de la Recherche de l’Université de Lille-III, n° 11, 1997.
  • Pouillaude Frédéric, Le désœuvrement chorégraphique. Etude sur la notion d’œuvre en danse, Paris : Vrin, 2009 (thèse, Lille-III, 2006), ouvrage analysé sur Mezetulle.net.
  • Que dit le corps ? Actes de la table ronde du 25 mars 1995, organisée par le Cratère-Théâtre d’Alès, Alès : Le Cratère-Théâtre, 1996.
  • Souriau Etienne, Correspondance des arts, Paris : Flammarion, 1947.
  • Valéry Paul, Théorie poétique et esthétique, dans Œuvres, Paris : Gallimard La Pléiade, 1957.

 

Notes

1 Cahusac Louis de, Traité historique de la danse, La Haye : Neaulme, 1754 (éd. Laurenti, Lecomte et Naudeix, Paris, Pantin : Desjonquères – CND, 2004).

2  Voir Catherine Kintzler chapitre VII de Théâtre et opéra à l’âge classique, une familière étrangeté, Paris : Fayard, 2004 et «Le divertissement dans l’opéra classique merveilleux et la libération de la danse», en ligne sur Mezetulle.

3 Actes de la table ronde du 25 mars 1995, organisée par le Cratère-Théâtre d’Alès, Alès : Le Cratère-Théâtre, 1996, p. 9.

4  Dans Danse : le corps enjeu, (M. Arguel éd.), Paris : PUF, 1992, p. 226-242.

5  Dans La Danse, art du XXe siècle ? Lausanne : Payot, 1990, p. 275-287.

6  Frédéric Pouillaude, « Le Désœuvrement chorégraphique. Etude sur la notion d’œuvre en danse », Thèse, Lille-III, 2006, p. 21-22, publiée sous le même titre, Paris : Vrin, 2009.  Voir l’analyse sur Mezetulle.net.

7  Dans Phénoménologie et esthétique, éd. Eliane Escoubas, La Versanne : Encre marine, 1998, p. 21-39. R. Barbaras a ensuite repris ce texte dans un chapitre de Vie et intentionnalité : recherches phénoménologiques, Paris : Vrin, 2003.

8 Paul Valéry, « Notion générale de l’art », Théorie Poétique et Esthétique, dans Œuvres, Paris : Gallimard, 1957, vol I, p. 1404 et suiv.

9 C’est ce que j’ai esquissé, sans expressément citer Bachelard, dans « L’improvisation et les paradoxes du vide », in Approche philosophique du geste dansé, éd. A. Boissière et C. Kintzler, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion, 2006, p. 15-40.

10 Charles Batteux, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, Paris : Durand, 1746, Ire partie, chapitre 1 (Numérisation BnF Gallica). Ed. critique par Jean-Rémy Mantion, Paris : Aux Amateurs de livres, 1989.

11 Paul Valéry, « Notion générale de l’art », Théorie Poétique et Esthétique, dans Œuvres, Paris : Gallimard, 1957, vol I, p. 1407.

12 Alain, Système des Beaux-Arts, I, 6, Folio-Essais, p. 33.

13 Gilson, Matières et formes… chap. 6, p. 190.

Article publié initialement sur Mezetulle.net en août 2009 http://www.mezetulle.net/article-35091309.html Repris dans le collectif Philosophie de la danse sous la direction de Julia Beauquel et Roger Pouivet, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 127-142.

© Catherine Kintzler, 2009

État de droit et dogmatisme intégriste (par Jean-Marie Kintzler)

La crise philosophique du modèle communautaire

La notion de délit religieux a-t-elle une pertinence politique ? La confrontation de l’État de droit avec l’islamisme intégriste relève-t-elle d’une « guerre des civilisations » ? Pourquoi une république laïque est-elle mieux armée pour affronter ce conflit ? [1]

Les affaires liées à la question du « blasphème » et du « respect dû aux religions » qui ont récemment traversé l’Europe (les caricatures, l’assassinat de Theo Van Gogh, l’affaire Rushdie, l’affaire Redeker) visent la nature et le maintien de la liberté d’expression. Mais elles permettent d’élucider une nouvelle configuration conflictuelle qui n’a rien à voir avec une « guerre des civilisations ». Elles soulignent aussi une différence entre deux formes de l’État de droit. Face à l’islamisme politique, dont la force signe la résurgence en Europe du dogmatisme intégriste (qu’il convient de distinguer du dogmatisme éclairé), un État de droit communautaire est moins bien armé qu’un État de droit laïque : on tente ici d’expliquer pourquoi.

 

1 – Deux figures de l’État de droit

Le modèle communautaire et le principe de tolérance

S’agissant du « délit de blasphème », une parenthèse théorique s’impose ; elle vise à expliquer pourquoi un tel délit est nul et non avenu dans un État de droit laïque, alors qu’il peut exister dans un État de droit communautaire. Nous savons tous que l’État de droit s’est réalisé dans le monde moderne et contemporain sous la forme de deux figures disjointes. Dès le XVIIe siècle, les Pays-Bas ont inventé la figure communautaire, beaucoup plus tard, au seuil du XXe siècle s’est constituée en France la figure laïque.

Au XVIIe siècle, on pensait que tout lien social, y compris le lien politique, était d’essence religieuse, c’est pourquoi, au sens actuel du terme, le modèle communautaire de l’État de droit est une figure du théologico-politique. On insiste souvent sur le fait que le modèle hollandais serait issu d’un pacte entre les grandes religions ; or cela n’est vrai que dans une certaine mesure.

En réalité, ce modèle est issu d’un compromis, non entre les religions telles quelles, mais entre des religions ayant renoncé au dogmatisme intégriste et ayant choisi la voie du dogmatisme éclairé. Le dogmatisme intégriste se veut hégémonique et entend s’imposer par la force. Le dogmatisme devient éclairé lorsqu’il renonce à être hégémonique, qu’il admet à côté des autres religions l’existence de l’incroyance, et qu’il préfère la persuasion à la force.

C’est ce renoncement des grandes religions au dogmatisme intégriste qui au XVIIe siècle a donné naissance au principe de tolérance, l’un des piliers de la démocratie communautaire. Ainsi est apparue une figure de l’État de droit qui est garante de la coexistence des libertés et des communautés.

Le modèle laïque

Le modèle de la république laïque s’est imposé en France. Une longue lutte contre les prétentions hégémoniques de l’Église catholique a amené les républicains à disjoindre entièrement lien politique et lien religieux. La séparation de la sphère politique et de la sphère religieuse a donné naissance au principe de laïcité. Celui-ci disjoint le religieux et le politique. Le lien laïque qui fonde l’union citoyenne d’où émane la volonté générale est complètement étranger au lien religieux qui fonde une communauté de fidèles. L’association politique laïque a coupé toute relation avec le théologico-politique : c’est ce qui la différencie de l’association politique communautaire.

Du fait de son caractère laïque, la république ignore toute juridiction religieuse. On en déduit l’abolition de tout délit religieux :

  • Abolition du délit d’apostasie qui empêche d’abjurer une religion. Une église est une association quelconque, on peut décider d’y entrer et d’en sortir.
  • Abolition du délit de blasphème qui interdit de critiquer les dogmes. Comme toute association, une église n’est pas au-dessus de toute critique, ses décisions et ses déclarations peuvent donner lieu au débat et même à la satire. En retour elle jouit du même droit de critique et de réponse.

Les seuls délits qu’on puisse commettre à l’égard d’une religion ou de ses fidèles sont des délits de droit commun.
Ainsi se sont constituées en Occident, par des voies différentes, deux figures de l’État de droit : démocratie communautaire et république laïque.

Le cas Redeker, révélateur d’une nouvelle configuration conflictuelle

Reste que le cas Redeker est emblématique de la confrontation récurrente entre l’État de droit et l’hydre totalitaire. Il y a eu la confrontation avec la volonté hégémonique de l’Église catholique qui en France a donné naissance à la laïcité, il y a eu ensuite la confrontation avec le nazisme et le stalinisme. Aujourd’hui il y a confrontation avec une nouvelle pieuvre totalitaire, l’islamisme politique. L’affaire Redeker, comme les innombrables autres affaires à travers l’Europe et le monde n’est que l’effet inévitable de cette nouvelle confrontation. L’affaire Redeker était inévitable parce que la confrontation de l’État de droit avec la machine de l’islamisme politique est devenue inévitable.

 

2 – Élucidation d’une nouvelle figure conflictuelle

S’agit-il d’une guerre des civilisations ?

A nos yeux Redeker est le symptôme d’une nouvelle configuration conflictuelle qu’il convient d’élucider. La configuration conflictuelle qui opposait l’État de droit à la machine stalinienne a pris le nom de « guerre froide ». Le terme convenu pour désigner l’actuelle confrontation est celui de « guerre des civilisations ». S’agit-il d’une « guerre des civilisations » ?
Cette thèse a des partisans puissants puisqu’elle est partagée aussi bien par G.W. Bush que par Al Qaida. On se diabolise réciproquement, on parle de croisade, d’axe du mal, de grand Satan, etc. Or cette thèse a toutes les propriétés de la « fausse bonne idée » : bien qu’elle soit erronée, elle a l’apparence du vrai, et c’est ce qui en fait la force.

Car il est vrai qu’Al Qaida, la nébuleuse internationale de l’islamisme radical, se réclame de la guerre des civilisations et ne fait pas mystère de ses visées hégémoniques et totalitaires. Pour l’hydre verte, il est vrai que la loi de la cité doit se confondre avec la charia, et que la religion musulmane sous la forme du dogmatisme intégriste est la seule religion tolérable : ni l’islam sous la forme du dogmatisme éclairé ni a fortiori aucune autre religion ne saurait être tolérée (alors que dire de l’incroyance?). Et comme toute figure du totalitarisme, il est vrai que le dogmatisme islamiste a horreur de toute forme de liberté d’opinion, et par conséquent de toute forme d’État de droit. Et il est vrai en outre que, comme toute figure du totalitarisme, l’islamisme intégriste doit être combattu. Mais cela n’implique pas, malgré les apparences, qu’il faille souscrire à la thèse de la guerre des civilisations.

Une thèse erronée et dangereuse

Essayons à présent de montrer en quoi cette thèse est erronée et dangereuse. Elle avance que la défense de l’État de droit opposerait un Sud pauvre, totalitaire et islamisé à un Nord riche, démocratique et christianisé. D’un côté il y aurait un pseudo-camp démocratique où l’on trouverait un Nord riche et christianisé, de l’autre un pseudo-camp totalitaire dans lequel on rangerait un Sud pauvre et islamisé.

Supposons un instant que cette thèse soit avérée. On voit alors qu’au sein du pseudo-camp démocratique, il faudrait nous allier, pour combattre l’islamisme intégriste, à des forces qui de façon obsessionnelle rêvent de purger l’Occident chrétien de tout ce qui ressemble à un musulman ou même à un Arabe. Inversement, au sein du pseudo-camp totalitaire, il faudrait compter pour rien les nombreux citoyens de confession musulmane ou simplement de culture musulmane qui en très grande majorité aspirent à la liberté, à l’égalité et à l’émancipation fraternelle. En réalité, nos concitoyens musulmans sont ceux qui ont le plus à redouter l’amalgame voulu par les partisans de la prétendue guerre des civilisations.

La vraie bonne idée et le complexe conflictuel

A cette fausse bonne idée, tentons de substituer une vraie bonne idée. Posons au contraire que le combat en faveur de l’universelle liberté d’opinion et de conscience n’est légitime qu’à la condition d’opposer l’union de tous les démocrates sans exclusive à toutes les figures du totalitarisme sans exclusive. Cette thèse désigne l’ennemi véritable (tous les totalitarismes, y compris le dogmatisme islamiste) tout en évitant les amalgames. Tout devient alors si simple que l’on s’étonne de ne pas voir cette idée s’imposer immédiatement.

C’est que cette « bonne » idée ne rend pas compte d’une réalité plus complexe. Complexe du fait que nous avons affaire à une configuration conflictuelle qui ne se laisse pas réduire à un affrontement binaire opposant tous les démocrates à tous les totalitaires. Le camp totalitaire est lui-même divisé : on aurait du mal à trouver un terrain d’entente entre ceux qui veulent « purifier » l’Occident de toute trace de l’islam et ceux qui veulent l’universalité de la charia. Et le camp démocrate est divisé lui aussi : affaire après affaire (le voile à l’école, les caricatures et plus récemment Redeker) les républicains et les néo-laïques se font face.

Le néo-laïque est une figure tourmentée : face à un totalitarisme issu du Nord riche et chrétien, il danse sur le pied républicain et reste très ferme ; face à un totalitarisme issu du Sud pauvre et musulman, il danse sur le pied communautariste et trouve toutes les excuses aux dérives de ce qu’il appelle volontiers « la religion des pauvres ». D’une part, côté Nord, il combattra Le Pen, allant jusqu’à réclamer l’interdiction du FN et s’indignant à juste titre que des insignes politiques d’extrême droite puissent être arborés à l’école. D’autre part, côté Sud, à chaque affaire lancée par l’islamisme, le néo-laïque utilise la même stratégie en trois temps : il minimise, il convertit le républicain en coupable, il ouvre un procès en infamie.

  • Il minimise : le voile n’est pas un signe religieux mais un simple fichu ; il n’y a pas de fatwa contre Redeker les menaces sont le fait de quelques isolés, la police rêve.
  • Puis on convertit le républicain en coupable : le professeur qui refuse le voile est un laïque « intégriste » ; les propos de Redeker sont haineux, « indignes d’un professeur de philosophie ».
  • Enfin on lance un procès en infamie en jetant l’opprobre sur le républicain : c’est un islamophobe, un raciste, un vecteur de la « lepénisation des esprits ».

On minimise l’injonction islamiste, on culpabilise le républicain pour mieux le marquer du sceau de l’infamie.
En fait nous avons affaire à un complexe conflictuel où s’affrontent quatre figures : le républicain, le démocrate communautariste, le néo-laïque et le totalitaire. Chaque figure se construit à partir d’une position relative à deux principes : le principe de tolérance et le principe de laïcité.

Déduction des quatre figures du complexe à partir de deux principes

Commençons par la figure du républicain laïque. Il est le seul à admettre les deux principes de manière universelle, mais il en distingue les champs d’application. A ses yeux, le principe de laïcité, qui opère la disjonction entre le religieux et le politique, doit prévaloir dans la sphère publique, celle de l’établissement et du maintien de la loi. Par contre dans la sphère privée et civile doit prévaloir le principe de tolérance, garant de la coexistence des libertés et des communautés.

Le démocrate communautariste ignore le principe de laïcité puisqu’il ne souscrit pas à une disjonction totale entre politique et religieux. Mais en tant que partisan du dogmatisme éclairé, il admet le principe de tolérance : dans ce dispositif, les communautés et les libertés individuelles coexistent, mais les communautés peuvent être des agents politiques reconnus.

Vient ensuite cette figure spécifiquement française qu’est le néo-laïque. Communautariste et différentialiste face à l’islamisme politique, mais républicain et laïque face aux totalitarismes du Nord ou marqués par le christianisme : aux uns il applique le principe de tolérance et aux autres le principe de laïcité (alors que le républicain laïque applique les deux principes à tous, mais dans deux espaces différents).

Enfin les différentes espèces de totalitarisme récusent les deux principes, pour tous et partout, récusant du même coup l’État de droit, y compris sous sa forme communautaire : c’est ce que les Anglais et les Hollandais sont en train de découvrir en ce moment.

S’orienter au sein du complexe conflictuel

Le modèle qui vient d’être construit nous permet de nous orienter dans le complexe conflictuel. On voit que le républicain laïque doit porter le combat sur deux fronts.

  • Sur le front principal il doit faire alliance avec les démocrates communautaristes pour contrer le totalitarisme. Mais s’agissant du totalitarisme islamiste, cette alliance est refusée par le néo-laïque.
  • Sur le front secondaire, il doit résister à toutes les tentatives qui veulent transformer la république en démocratie communautaire.

En tout état de cause, il n’y a là aucune « guerre des civilisations », mais une lutte en faveur de l’État de droit et, plus particulièrement, en faveur d’une de ses formes.

Il reste alors à répondre à une question : pourquoi privilégier la forme laïque et républicaine de l’État de droit ? Ou encore : pourquoi une république laïque est-elle mieux armée qu’un État de droit communautaire pour affronter le dogmatisme intégriste en général et l’hydre de l’islamisme politique en particulier ? 

 

3 – Les limites du principe de tolérance et la crise philosophique du modèle communautaire

La crise du modèle communautaire

Certes cette configuration conflictuelle montre que tout État de droit est menacé, mais elle souligne aussi les limites et les fragilités du modèle communautaire fondé sur le seul principe de tolérance. Ce modèle est attaqué dans son fondement philosophique : car le principe de tolérance suppose, pour être efficace, que le dogmatisme ne se présente que sous sa forme éclairée, de bonne volonté. Le principe de tolérance est démuni contre le dogmatisme intégriste, qu’il suppose a priori déjà dépassé et contre lequel il n’organise pas la résistance. On le sent bien : depuis l’assassinat de Theo Van Gogh, les Hollandais s’interrogent sur les limites de leur modèle. Depuis l’affaire des caricatures, cette prise de conscience se propage dans toute l’Europe. Les attentats de Londres ont montré que les « terroristes islamistes » sont bien souvent de jeunes musulmans britanniques, scolarisés en Angleterre et supposés bien intégrés au modèle communautaire. Partout les affaires de voile se multiplient. Alors qu’en 1989 (première affaire de voile en France) on se moquait volontiers de la France et de son modèle laïque supposé rigide, il arrive aujourd’hui à l’ancien ministre des affaires étrangères de Tony Blair de s’interroger et de se demander publiquement si la France n’a pas eu raison.

La limite du principe de tolérance est tout simplement l’existence du dogmatisme intégriste : il n’est pas soluble dans le pacte communautaire parce qu’il est hégémonique et qu’il veut s’imposer par la force. Seul le dogmatisme éclairé est soluble dans un État de droit à modèle communautaire, précisément parce qu’il a renoncé à l’hégémonie et à la violence.
Mais alors, pourquoi le modèle laïque républicain serait-il plus efficace ?

Pacte communautaire et pacte républicain

Le modèle communautaire suppose que tout lien social, y compris le lien politique, est de nature religieuse : la tolérance fait coexister des communautés qui toutes se pensent en référence à ce lien. Le noyau philosophique du modèle laïque républicain est inverse : le principe de laïcité suppose que le lien politique est totalement étranger à tout lien religieux. Du fait que le modèle laïque se veut totalement extérieur au religieux, il est mieux armé contre le dogmatisme intégriste : il n’accorde d’autorité et de dignité politique à aucune figure religieuse (et pas plus au dogmatisme éclairé qu’au dogmatisme intégriste). Dans une république laïque, toutes les associations religieuses sont de droit commun : reconnues juridiquement comme des associations ordinaires, elles ne peuvent jouir d’aucune reconnaissance politique.

Il n’en demeure pas moins que les deux modèles sont fondés sur un pacte, et que tout pacte repose sur un renoncement partiel – renoncement que les théories classiques ont appelé « aliénation ». L’aliénation du pacte républicain suppose qu’un citoyen puisse se penser sans aucun rapport à aucune communauté religieuse. L’adhésion à l’association politique exige de chaque citoyen qu’il consente ipso facto à ce que la volonté générale ne soit en aucun cas l’expression ni de son appartenance communautaire ni d’une appartenance quelconque. Autrement dit, le religieux, quelle qu’en soit la forme, ne jouit d’aucun crédit politique.
L’aliénation du pacte communautaire ne suspend pas le lien religieux, mais en suspend seulement les visées hégémoniques et les méthodes violentes : le citoyen de l’État de droit communautaire doit avoir renoncé à la figure du dogmatisme intégriste. Mais il conserve, en tant que citoyen, une attache constitutive au lien religieux. Autrement dit, dans un État de droit à modèle communautaire les religions conservent une autorité et un crédit politiques dont elles sont par définition privées dans un État de droit laïque. Cela met les États de droit communautaires en porte-à-faux vis-à-vis des formes virulentes du religieux à visée politique. Cette accréditation politique du religieux les rend vulnérables et moins bien armés que le modèle républicain face aux entreprises du dogmatisme intégriste. En ce début de XXIe siècle la montée du dogmatisme intégriste convoque le modèle communautaire à une prise de conscience de cette limite, d’où le climat de doute qui s’installe chez certains de nos voisins européens, et plus particulièrement chez ceux qui ont porté ce modèle à son maximum d’efficacité et de puissance.

Reste que, en France comme ailleurs, face à la nouvelle hydre du totalitarisme, le devoir des amis de la liberté et de la raison est de faire leur le mot d’ordre de Voltaire : « Écrasons l’infâme ! »

© Jean-Marie Kintzler, 2006.
Texte publié dans le n° 39 de la revue Prochoix

(1) Intervention pour l’UFAL à la réunion publique « Le délit de blasphème » organisée le 5 décembre 2006 par le Grand Orient de France. Avec la participation du Comité Laïcité-République, de l’UFAL, du mouvement Europe et laïcité, CAEDEL, des Cahiers de l’Orient et de l’association Chevalier de la Barre.

Sport, jeu, fiction, liberté : W de Perec

Lecture de W ou le souvenir d’enfance de Georges Perec

 Une partie du plaisir que nous prenons à jouer et à faire du sport relève de la fiction : être ailleurs, vivre comme si on était un autre, entrer dans un monde qui, pour un temps, nous soustrait à l’univers infini de notre vie quotidienne. En ce sens, le sport est une activité libérale et réflexive. Mais qu’il soit perverti et retourné, comme dans le roman de Perec et selon des critères empruntés à Roger Caillois, en un univers sur-réel sans fin, et il devient un cauchemar où nous ne rêvons pas : nous y sommes rêvés. Sans la co-présence du réel et du fictif, il n’y a plus de place pour la moindre parcelle de liberté.

Une version différente de ce texte a été publiée dans Regards sur le sport. Hommage à Bernard Jeu, textes réunis par Jean-Marc Silvain et Noureddine Seoudi, Villeneuve d’Ascq : Presses de l’Université de Lille-III, collection Travaux et recherches, 2002.

 1 – Relire le roman de Perec à la lumière d’un ouvrage de Roger Caillois

Tout amateur de sport éprouve une fascination en lisant le roman de Georges Perec W ou le souvenir d’enfance, qui se présente en deux récits parallèles et alternés.

L’un est un récit à la première personne de l’enfance de l’auteur, un petit garçon juif réfugié à Villard de Lans sous la garde de ses parents adoptifs. L’absence de souvenirs d’enfance, la pauvreté de son histoire personnelle, il la doit à l’Histoire, la grande, «avec sa grande hache» qui, en faisant de son père un soldat mort au front et de sa mère une victime des camps de concentration, a coupé de lui toute mémoire. Alors qu’il avait treize ans, ce petit garçon avait inventé une histoire fondée sur le fantasme olympique : celle de W, un îlot proche de la Terre de Feu où vit une société «exclusivement préoccupée de sport».

L’autre face du roman est une narration romanesque classique. Gaspard Winckler, le narrateur, y est conduit à rechercher la piste d’un enfant disparu, dont il a sans le savoir usurpé l’identité. Atteint d’un mal mystérieux, sourd, aphasique et prostré, cet enfant a été embarqué par sa mère dans une croisière désespérée à l’autre bout du monde : elle nourrit l’espoir qu’un événement déclenchera chez son fils le processus de guérison. Mais le navire a sombré près de la Terre de Feu à la suite d’une collision. Seul, le corps de l’enfant n’a pas été retrouvé. La mère s’est épuisée, les reins brisés par une malle, à tenter d’ouvrir la porte de sa cabine : les sauveteurs la retrouvèrent morte, ses ongles en sang ayant entaillé la porte de chêne.
Ce détail, comme bien d’autres, noue les deux récits parallèles qui convergent vers l’univers concentrationnaire.

Le narrateur part à la recherche de l’enfant. Puis, à partir de la page 85, qui signale une coupure dans le roman, son récit se transforme en description. On y voit l’île de W, «là-bas, à l’autre bout du monde», où la vie est exclusivement consacrée au sport. Cette description mobilise une multiplicité de procédés «oulipiens» chers à Perec (combinatoires, calculs, jeux sur les noms propres, entrecroisements de signifiants). La cité de W est fondée sur une organisation olympique rigoureuse, où la vie de quatre villages est réglée par des compétitions d’athlétisme rituelles qui se succèdent dans un savant chassé-croisé où toutes les possibilités de rencontre sont exploitées systématiquement. Les différents types de championnats sont soigneusement hiérarchisés et donnent lieu à une taxinomie dont les athlètes tirent leurs noms – car ils n’ont pas de noms propres. Tout est orchestré par une organisation suprêmement habile et inaccessible, tout jusqu’à la nourriture des athlètes, un régime savamment déficitaire en sucre qui les met en perpétuel état de demande sans les abrutir complètement. Tout est calculé, jusqu’aux irrégularités qui viennent apparemment troubler et fausser les compétitions. Dans certaines rencontres en effet, la règle peut changer brusquement, un système inédit de handicaps peut être soudainement mis en place à l’insu des participants, de sorte que qui perd gagne et inversement.

Plus la description s’avance et plus la mécanique de ce réglage devient opaque et étouffante jusqu’à l’horreur. Ici, on apprend que les vaincus sont exposés à des humiliations et des brimades «en principe interdites» mais en réalité tolérées et encouragées par les organisateurs ; cela va du simple gage aux sévices plus sérieux et jusqu’à la mort par lapidation. Plus loin, c’est une description apocalyptique du partage et du viol des femmes sur un stade à l’issue d’une course truquée où tout est permis et où chacun, entièrement nu à l’exception des chaussures de course, est exposé aux coups de crampons soigneusement aiguisés pour l’occasion.
Inutile d’atteindre la fin du roman (qui se termine par une citation du livre de David Rousset L’univers concentrationnaire) pour comprendre que ce paradis olympique n’est autre qu’un camp de concentration.

Une fois sa lecture achevée, le lecteur se livre à une lecture rétrospective de déchiffrage dans laquelle il peut relever des signes conduisant à cette fin. La géographie de W est une allusion limpide à la géographie infernale de la littérature classique fabuleuse. Citons encore le vêtement des athlètes, leur nourriture, l’organisation minutieuse de l’injustice, la démarcation à la fois étanche et étrangement poreuse qui sépare les athlètes des Officiels, la devise, le système de nomenclature, le doublage des noms par des sobriquets, l’emploi emphatique des majuscules initiales pour désigner les fonctions administratives. Le tout se cristallise dans le signifiant «W» qui donne son titre au roman et qui noue aussi ses deux fils parallèles. Ce W, qui frappe le vêtement des athlètes, est, sur l’autre versant du livre, l’objet d’une combinatoire où il se métamorphose en insigne nazi.

Je m’intéresserai à la description de la société athlétique de W, non pas pour montrer qu’elle renvoie à l’univers concentrationnaire, mais pour étudier les procédés de ce renvoi, grâce à un rapprochement avec un ouvrage de Roger Caillois, Les jeux et les hommes, où Caillois dégage les propriétés du jeu, et où il en étudie les corruptions.

Cela donne lieu à une première thèse, technique. Pour obtenir les propriétés de l’univers concentrationnaire, il suffit de faire subir au sport les perversions des caractéristiques qui l’apparentent au concept de jeu tel qu’il est décrit par Caillois. D’une activité éminemment agréable, le sport devient un enfer, de sorte que tout se passe comme si Perec avait emprunté à Caillois les critères du jeu, les avait attribués au sport, et les avait systématiquement pervertis.

Mais la différence est que Perec va beaucoup plus loin : plus que de perversion, on pourra parler d’hyperbole. De ce fait son roman nous en apprend davantage sur le jeu, sur le sport et sur le plaisir que nous en tirons et surtout sur les conditions qui rendent ce plaisir possible et qui, si elles sont désavouées ou retournées, transforment jeux et sports en enfer. C’est la thèse philosophique qui suivra de la thèse technique. En revenant à des textes classiques comme les Maximes et réflexions sur la comédie de Bossuet et Les Passions de l’âme de Descartes, on pourra y esquisser une théorie du frivole et de la «frime».

 

2 – Le principe de corruption

Le malaise grandissant éprouvé par le lecteur à mesure qu’il avance dans la description de la vie à W peut se comparer à un sentiment de trahison du sport. Mais trahison signifie aussi une forme de fidélité et une sorte de révélation. Examiner les lois de déformation qui gouvernent cette trahison, c’est en même temps remonter à l’objet d’origine qui se trouve perverti. Cette remontée régressive s’effectue aisément si on s’appuie sur le concept de jeu tel que Roger Caillois le définit et l’étudie dans son ouvrage Les jeux et les hommes. Les déformations satisfont à un principe général que Caillois expose au chapitre IV et qu’il appelle «corruption du jeu». L’auteur l’énonce ainsi, en parlant du jeu : «toute contamination avec la vie courante risque de corrompre et de ruiner sa nature même».

L’idée fondamentale est que le jeu est une activité à part, séparée du reste de l’existence. On joue pour être soustrait un moment au réel infiniment envahissant de la vie ordinaire – cela s’applique à la pratique du sport amateur, fondement du concept olympique, et donc au fantasme olympique dont W est, de l’aveu même de l’auteur, expressément inspiré.

J’appellerai irréalité cette séparation que le jeu découpe sur la vie ordinaire (Caillois parle aussi de réalité seconde) : il s’agit d’un moment où nous vivons sur le mode de la fiction, comparable en partie à celui sur lequel nous vivons la fiction esthétique. Il existe par ailleurs, comme Caillois le précise aussi, des jeux qui utilisent la fiction comme principe (jeux de rôles, poupées, etc.), mais cela n’empêche pas tout jeu d’entretenir un rapport essentiel à la fiction, en ce sens que l’espace et le temps du jeu font que nous avons l’impression d’être ailleurs, de vivre une autre vie, et même parfois d’être un autre. Cette irréalité a donc aussi une propriété cosmologique : jouer, c’est produire un monde, quelque chose de délimité, de clos, qui a ses règles propres.

La pratique libérale et dilettante du sport présente évidemment cette propriété, qui explique en grande partie son agrément. Cela ne signifie nullement que nous ne prenons pas le sport au sérieux, mais que ce sérieux (celui avec lequel je choisis et j’entretiens avec soin mon matériel de randonnée, avec lequel je prépare mon sac de montagne, avec lequel je choisis l’itinéraire, je scrute la météo) est entièrement tourné vers la production d’un autre monde, dans lequel je m’habille autrement, je parle autrement, je fais autre chose, un monde qui se distingue de mon activité ordinaire.

Mais cette séparation ou irréalité s’accompagne d’un corollaire : c’est l’idée de contamination. Monde à part, vécu sur une modalité irréelle, certes, mais pour que cela soit possible et pour que cette irréalité ne soit pas une hallucination, pour que cette fiction soit distincte d’une illusion (car l’illusion et l’hallucination, à la différence de la fiction, sont vécues sur le mode du réel), encore faut-il qu’il y ait un réel, un référent sur lequel s’enlève le monde du jeu, avec lequel il contraste, mais avec lequel il entretient des relations. La vie ordinaire forme la toile de fond sur laquelle je découpe le jeu, aussi bien dans le temps que dans l’espace. Et cette vie ordinaire côtoie le jeu, de sorte que bien souvent le jeu la singe, l’imite (un enfant joue à être aviateur, maîtresse d’école, médecin) tout en l’idéalisant. Il existe donc un rapport de structure, à la fois d’opposition, de distinction et de parallélisme entre le monde ludique et la vie ordinaire.

Caillois parle de corruption du jeu chaque fois que ce rapport structural entre jeu et vie ordinaire est brouillé : si le jeu, pour une raison ou pour une autre, ne peut plus être distingué de l’activité ordinaire, il est corrompu.
Il écrit, page 101-102 (chap. IV) :

[…] « il peut être intéressant de se demander ce que deviennent les jeux, quand la cloison rigoureuse qui sépare leurs règles idéales des lois diffuses et insidieuses de l’existence quotidienne perd sa netteté nécessaire. »

Il donne des exemples, notamment celui du joueur professionnel, pour qui le jeu n’est plus une activité ludique, mais une activité ordinaire. En réalité, le jeu lui-même ne perd pas sa nature : le joueur professionnel ne change pas la nature du poker ; ce qui est modifié, c’est le rapport de l’agent au jeu. Le joueur professionnel ne joue plus, il travaille, il réinjecte dans le jeu le souci ordinaire de la vie, le sérieux et l’amertume de la vraie vie.

Je prends un autre exemple, emprunté à ma propre pratique en amateur d’une activité sportive. La randonnée en montagne est agréable tant que le rapport réel/irréel est tel que le réel alimente l’irréel, ou alimente le fantasme d’irréel sans l’envahir. Je n’apprécie pas trop (sauf à des fins d’entraînement) une promenade totalement exempte d’imprévu ou de danger. Mais cet imprévu et ce danger ne doivent pas menacer le monde légèrement euphorique que je me construis dès que je mets mes chaussures et que j’endosse mon sac. Un orage, passe encore, mais si je vois la foudre frapper un rocher à 100 m de moi, c’est trop : je suis happée par une dimension qui détruit le monde ludique en me ramenant sévèrement aux soucis du réel. Le réel reprend ses droits et peut transformer la promenade en cauchemar.

 

3 – Aspect morphologique : les perversions

Muni de ce principe structural emprunté à Caillois qui articule le monde ludique (fini) à l’univers ordinaire (sans limite), on peut examiner les procédés mis en place dans W. On peut éclairer de façon nette une distinction que Caillois suggère et emploie, mais qu’il ne théorise pas de façon explicite : la distinction entre corruption et perversion. La corruption, comme on vient de le dire, c’est le fait qu’il y a contamination du jeu par la vie ordinaire, de telle sorte que le joueur n’a plus le sentiment d’être dans un espace et un temps spécifiques, abstraits d’un univers sérieux et infini. La corruption est donc un effet moral. Si on se demande à présent comment cette corruption s’introduit, comment elle est produite, on constate que c’est toujours par un ou des procédés de déformation d’une ou plusieurs propriétés du jeu : ou encore par perversion, détournement. La perversion est donc un paramètre de type morphologique qui agit sur la forme même du jeu, c’est un mouvement, une modification dont l’effet est corrupteur.

Prenons les caractères qui, selon Caillois, entrent dans la définition du jeu. Il en dénombre six, au nombre desquels il place le caractère fictif (sentiment d’irréalité), sur lequel je ne reviendrai pas. J’illustrerai chacun des autres par un ou deux exemples de perversion puisés dans W.

1° Le jeu est une activité libre.

Il suppose une adhésion volontaire et implique aussi que l’on puisse s’en retirer librement. Cela l’oppose aux activités contraintes de notre vie ordinaire, même si, par ailleurs, il nous arrive d’y prendre un certain plaisir. Le moins qu’on puisse dire est que ce n’est pas le cas du sport à W, qui y revêt le caractère, non pas obligatoire (car on peut s’obliger volontairement à une règle librement acceptée), mais nécessaire d’une activité allant même au-delà de l’activité professionnelle. Le sport à W est hyper professionnel, en ce sens général qu’il n’y a pas d’autre horizon et pas d’autre choix mais aussi en ce sens particulier que la répartition des athlètes selon leurs spécialités n’offre aucune latitude, aucun jeu précisément, et cela même contre toute logique ou tout calcul sportif, c’est-à-dire que l’hyper professionnalisme contrarie le concept même de sport (chap. XIV, p. 113-114).

La perversion se révèle double : de ludique, le sport devient réel, mais cette réalité, en contredisant les lois mêmes du sport professionnel, devient une sorte de sur-réalité. Les habitants de W ne vivent ni dans un espace fictif, ni dans un espace réel, mais dans un espace sur réel, comme celui d’un cauchemar.

2° Le jeu suppose des limites dans le temps et dans l’espace, précises et fixées à l’avance.

Si ces limites deviennent floues, «ce n’est plus du jeu», et de même si le jeu envahit totalement l’existence de quelqu’un, ce n’est plus une activité ludique, mais le jeu devient une réalité de substitution.

Les compétitions de W satisfont à peu de chose près ce caractère: comme les rencontres sportives normales, elles ont lieu sur des terrains délimités et durent un certain temps. Et pourtant, c’est l’intégralité de la vie, avec tous ses moments et en tous lieux, qui est habitée et hantée par la compétition. Cela apparente partiellement la vie des athlètes de W à celle des sportifs professionnels, qui doivent faire attention constamment à leur régime alimentaire, à leur mode de vie. Mais cela va bien au-delà, puisque cette contamination prend la forme, non d’une professionnalisation relevant d’une vie maîtrisée, d’une vie humaine en laquelle on peut se reconnaître, mais d’un destin pesant sur l’athlète avant sa naissance et pendant toute sa vie. Tout dans la vie de l’athlète est marqué par l’activité sportive : son appartenance, ses adversaires, la spécialité qu’il pratique, les vêtements qu’il pourra porter, les noms qu’il pourra recevoir, le sort qu’il subira à l’issue heureuse ou malheureuse d’une rencontre, sa retraite et la façon dont il mourra. Tout n’est pas prévisible, loin de là (et c’est même l’une des dimensions d’horreur de la vie à W), mais tout est pris dans les filets de l’activité sportive qui, en ce sens, n’a ni commencement ni fin.

Du reste l’histoire de W n’est pas situable dans un temps historique linéaire, mais plutôt dans un temps mythique circulaire : elle n’a pas à proprement parler d’origine, elle ne connaît ni progrès ni révolution, tout est ainsi depuis toujours et tout sera ainsi pour l’éternité.
Là encore, on peut remarquer une perversion à double torsion. Le sport pratiqué à W s’éloigne doublement d’une activité ludique, d’abord parce qu’il ressemble à une activité professionnelle réelle, et ensuite parce qu’il pousse celle-ci à son point de sur-réalité : il devient le seul réel qui compte, au mépris de toutes les lois du réel.

3° Je regrouperai ici deux caractères que Caillois distingue dans son énumération. (3.1) Le jeu est une activité incertaine, mais (3.2) c’est une activité réglée, soumise à des règles qui suspendent provisoirement les lois ordinaires.

Par incertitude, Caillois entend que l’issue n’est pas connue à l’avance pour ceux qui s’engagent : on ne sait pas qui va perdre et qui va gagner. Il veut dire aussi qu’un jeu doit solliciter, à l’intérieur de limites et de contraintes précises, une invention renouvelant la situation.
Mais cette incertitude et cette latitude, si elles introduisent une contingence dans le déroulement et l’issue du jeu, ne sont pas totales. De même qu’un jeu dont l’issue serait connue à l’avance ou dont toutes les situations pourraient être prévues dans le détail n’en serait plus un et engendrerait l’ennui, de même un jeu où tout est possible, où la situation peut devenir entièrement incohérente par rapport à l’ordre que le jeu instaure et dans lequel il se déroule, cela n’est pas davantage un jeu. En bref, le jeu ne peut évoluer ni dans le domaine de la nécessité absolue ni dans celui du chaos total : il se situe dans une plage moyenne où la contingence s’introduit dans la contrainte et grâce à elle, évitant aussi bien l’ennui que ce qui est totalement déroutant.

Le monde de W est tellement réglementé, quadrillé, formé par un entrecroisement de combinatoires, qu’il est effectivement guetté par l’ennui et la monotonie. Voilà l’impression que le lecteur éprouve pendant les premiers chapitres consacrés à la description de l’île (chap. XII, XIV, XVI). C’est une forme de perversion évidente, qui aplanit le plaisir du jeu et le transforme en régularité de tous les instants. La perversion consiste également à transformer la règle (celle du sport) en loi : W n’a pas d’autre législation que celle qui ordonne les rencontres sportives. On ne peut donc pas y distinguer vie sportive, vie sociale et vie politique. Personne à W ne peut s’offrir, grâce au sport, le luxe d’une double vie. Le minimum de frime nécessaire à l’existence quotidienne, qui introduit une respiration dans l’ordinaire, est impossible. On n’y joue jamais, on est toujours terriblement sérieux : le sport est un horizon indépassable.

Donc W est bien tout d’abord un univers infini d’ennui fondé sur l’indistinction des registres de la vie humaine. C’est le premier volet de la perversion de ce troisième critère : à la place de l’incertitude se glisse la nécessité, laquelle confond de plus règle du jeu et loi de la cité.
Mais, au milieu du chapitre XVIII, tout bascule sur l’autre versant de la perversion de ce même critère, qui va être tiré maintenant en sens inverse. A la place d’une incertitude agréablement réglée, qui caractérise le jeu, c’est un chaos totalement imprévisible, mais horriblement organisé de l’extérieur, qui va envahir petit à petit le roman. Le moment où se produit cet effet de miroir dans la perversion, est très précis. Après avoir exposé les principes du régime alimentaire des athlètes, perpétuellement tenus en léger état hypoglucidique, le chapitre XVIII décrit la manière dont sont célébrés les vainqueurs à W : on les convie à un somptueux repas très riche en sucres (p. 123), ce qui leur offre une chance supplémentaire de gagner encore. Le système se bouclerait alors en une uniformité trop parfaite parce que démobilisatrice. On pousse donc les athlètes vainqueurs à festoyer plus que de raison, à s’enivrer, à passer une nuit blanche le verre à la main en compagnie des officiels et des entraîneurs. Le lendemain matin, on les envoie à nouveau sur les stades avec la gueule de bois. Un grain de sable est savamment glissé dans la machine et y introduit un élément de changement. A partir de là, le lecteur découvre que le dérèglement est l’art suprême de l’organisation de W : il a un statut constitutif. Le dérèglement y atteint la dimension d’un art politique.

On est éclairé au chapitre XXII, qui énonce le principe même de l’organisation par le dérèglement, la mise au point d’un univers où personne ne sait à quelle sauce il sera mangé, quelle nouvelle torture il devra subir ou à quelle nouvelle faveur il sera brusquement élevé. W n’est pas gouverné par des lois, mais par l’arbitraire de la règle porté à un degré absolu.

Pour conclure sur ce troisième critère (incertitude et prévisibilité, liberté et contrainte), il faut une fois de plus souligner que le procédé de perversion est à double détente : W pervertit le jeu en le rendant à la fois uniforme et chaotique. Sur W, le sport est déformé par des caricatures symétriques : en un sens, on peut tout prévoir ; en un sens on peut s’attendre à tout. Les deux modalités infernales qui démentent et falsifient la vie elle-même, laquelle est fondée sur une contingence passionnante soutenue par un ordre général, se font face. A l’ennui se superposent «l’espoir insensé et la terreur indicible», qui ne sont que des figures du désespoir. Ne s’attendre à rien, s’attendre à tout, c’est se trouver face à un vide total.

4° Le jeu est une activité improductive : il ne crée pas de richesses, mais il se contente de les déplacer.

Ce critère est évidemment falsifié par la vie à W, où le sport est la seule activité, où il n’est autre qu’un travail. Il est falsifié aussi de façon ironique puisqu’à la fin du roman, on s’aperçoit que les performances accomplies par les athlètes sont dérisoires : le sport n’y produit même pas de réussites sur le plan des résultats mesurables.

Mais là encore, un second tour est donné à la vis de la perversion. Car bien qu’il soit le seul horizon d’activité sur W, le sport n’en reste pas moins gratuit, on ne voit pas d’où viennent les richesses, comment sont obtenus les biens qui y sont présents, avec quoi on achète la nourriture par exemple. Cette société tourne en rond, c’est un circuit économique totalement absurde, dans lequel rien n’est produit, où rien ne circule, rien ne vient de l’extérieur puisqu’il n’y a pas d’extérieur. Le caractère improductif du jeu s’y trouve donc à la fois démenti et exalté jusqu’à son point hyperbolique.

 

4 – L’effet moral et le double tour de vis

L’effet de ces différents procédés de perversion à l’œuvre dans le roman conduit à quelques réflexions philosophiques.

L’effet principal est certainement celui de la corruption, en ce sens qu’il y a contamination entre deux domaines qui sont, en principe, à la fois distincts et articulés l’un à l’autre. Si, comme le pense Caillois, nous nous livrons au jeu et au sport pour éprouver le plaisir de l’altérité par rapport au monde ordinaire, alors on peut dire que sur W le sport n’a pas d’autre en ce sens qu’il n’y a rien d’autre. Le sport devient le seul ordre auquel on puisse souscrire : il est l’ordinaire des athlètes et de tous les habitants de l’île. On ne peut donc pas y faire du sport pour s’abstraire du souci ordinaire. La contamination est telle que l’effet est l’inverse de celui que nous attendons du jeu ou de la pratique d’un sport : le jeu ne forme plus un monde dans lequel on entre librement et duquel on peut sortir. Il y devient un univers.

La seule façon de s’extraire de l’univers qui nous environne de toutes parts et dans lequel nous sommes englués est de produire une fiction, ou une méta-réalité. C’est ce que nous faisons lorsque nous pensons que nous sommes libres (nous produisons une méta-réalité, que nous appelons «sujet», qui échappe à la série des conditions déterminées, qui ne relève pas de l’ordre physique de la nature, c’est un objet métaphysique). C’est aussi ce que nous faisons lorsque nous allons au théâtre : nous sommes dans la salle, laquelle est incluse évidemment dans l’univers, mais nous nous figurons que, par rapport à ce que nous voyons sur la scène, nous occupons un lieu qui n’est nulle part et qui n’est pas dans le temps, puisque le lieu et le temps sont durant toute la fiction ceux de la scène. Voilà pourquoi, entre autres, les problèmes du temps et de l’espace au théâtre ne relèvent nullement de la convention : il y a un espace et un temps de théâtre, lesquels font que, durant la représentation, nous sommes placés comme si nous étions des dieux. La fiction esthétique, d’une manière générale, présente ces propriétés qui font qu’elle est toujours une pensée métaphysique ou qu’elle pose les problèmes de la métaphysique.

Or, une partie du plaisir que nous prenons à jouer et à faire du sport relève de cet agrément : être ailleurs, vivre comme si on était un autre, entrer dans un monde qui, le temps du jeu, nous soustrait à l’univers infini de notre vie quotidienne. C’est pourquoi j’avancerai l’idée que, en ce sens, le sport est une activité libérale et réflexive.

Libérale parce qu’elle ne peut pas se penser si on ne fait pas l’hypothèse d’un sujet libre et désintéressé, qui prend du plaisir à s’abstraire du réel, à occuper un position en retrait laquelle s’apparente, d’une part à la position esthétique, de l’autre à la position spéculative du chercheur. Seul un être méditatif et enclin à la contemplation peut penser à faire du sport : quelle drôle d’idée ! Réflexive parce que toute activité qui refuse de s’immerger dans le premier plan de la vie ordinaire, qui prend du recul, se pense elle-même par la même opération, se donne une représentation d’elle-même, s’arrache à une forme de conscience immédiate et, ce faisant, se pense toujours sous la catégorie de subjectivité métaphysique, de sujet libre.

Mais encore faut-il, pour que cette activité nous donne le sentiment de notre propre liberté, qu’elle soit éprouvée sur le mode de la force et de la difficulté surmontée : nous y puisons alors le sentiment d’une maîtrise que nous exerçons. Une trop grande facilité la fait rentrer dans un ordinaire insipide, une trop grande difficulté nous donne le sentiment d’un réel écrasant. Aussi le rapport au réel est-il paradoxal, comme on l’a vu déjà avec Caillois. Le réel, pour être mis à distance, doit cependant être ressenti comme présent et susceptible de reprendre ses droits, mais pas au point de nous engloutir totalement. Un jeu où nous gagnons trop facilement ne nous donne aucun plaisir, un sport dans lequel on nous réclame des performances inaccessibles devient une torture.

Ce nouage entre métaphysique, esthétique et morale, personne ne l’a mieux exprimé que Descartes, dans sa correspondance avec Élisabeth et dans son traité Les Passions de l’âme, où on trouve aussi une très brève mais très profonde théorie du sport :

« Et il est aisé de prouver que le plaisir de l’âme auquel consiste la béatitude, n’est pas inséparable de la gaieté et de l’aise du corps, tant par l’exemple des tragédies qui nous plaisent d’autant plus qu’elles excitent en nous plus de tristesse, que par celui des exercices du corps, comme la chasse, le jeu de la paume et autres semblables, qui ne laissent pas d’être agréables, encore qu’ils soient fort pénibles; et même on voit que souvent c’est la fatigue et la peine qui en augmente le plaisir. Et la cause du contentement que l’âme reçoit en ces exercices, consiste en ce qu’ils lui font remarquer la force, ou l’adresse, ou quelque autre perfection du corps auquel elle est jointe; mais le contentement qu’elle a de pleurer, en voyant représenter quelque action pitoyable et funeste sur un théâtre, vient principalement de ce qu’il lui semble qu’elle fait une action vertueuse, ayant compassion des affligés; et généralement elle se plaît à sentir émouvoir en soi des passions, de quelque nature qu’elles soient, pourvu qu’elle en demeure maîtresse. » (A Élisabeth, 6 octobre 1645)

« Mais la cause qui fait que pour l’ordinaire la joie suit du chatouillement, est que tout ce qu’on nomme chatouillement ou sentiment agréable consiste en ce que les objets des sens excitent quelque mouvement dans les nerfs, qui serait capable de leur nuire s’il n’avaient pas assez de force pour lui résister ou que le corps ne fût pas bien disposé. Ce qui fait une impression dans le cerveau, laquelle étant instituée de la nature pour témoigner cette bonne disposition et cette force, la représente à l’âme comme un bien qui lui appartient, en tant qu’elle est unie avec le corps, et ainsi excite en elle la joie. C’est presque la même raison qui fait qu’on prend naturellement plaisir à se sentir émouvoir à toutes sortes de passions, même à la tristesse et à la haine, lorsque ces passions ne sont causées que par les aventures étranges qu’on voit représenter sur un théâtre, ou par d’autres pareils sujets, qui ne pouvant nous nuire en aucune façon, semblent chatouiller notre âme en la touchant. » (Les Passions de l’âme, art. 94)

Dans W, toute cette dimension libérale, qui permet de se percevoir soi-même et d’être maître, est systématiquement rabattue sur un réel inexorable qui annule tout sentiment de maîtrise et de liberté. Ce qui devrait être un monde est réduit à être l’univers, le seul univers, l’infinité de l’ennui et du désespoir. Il devient impossible aux habitants de repousser à distance convenable ce qu’ils vivent pour pouvoir le contempler, ils n’ont aucun moment de respiration, aucune expérience leur témoignant qu’ils sont libres et forts. L’horreur particulière qui s’en dégage est que cette réduction de la distance est produite par une activité qui en principe devrait donner de la distance.

J’ai souligné à maintes reprises que Perec procède à une double perversion du sport dans son roman, qu’il donne deux tours d’écrou.

Le premier consiste à rabattre le sport sur la vie réelle, à lui donner grosso modo les caractéristiques d’une activité professionnelle, ce qui réintroduit le souci de la vie ordinaire : c’est une réduction du sport à la quotidienneté. La dimension fictive du sport est effacée et diluée dans le réel, le sérieux de la vraie vie. Mais, même dans la vraie vie, nous avons toujours la possibilité de trouver une activité qui nous permettra de vivre sur le mode fictif. Je suppose que les sportifs professionnels, envahis par les soucis que leur donne leur profession, ont dans leur vie quelque point de fuite qui les retire de leur quotidienneté. Or, l’une des propriétés de l’univers concentrationnaire, c’est justement qu’un tel retrait est impossible. Le génie du tortionnaire, c’est de trouver le moyen qu’aucun point de fuite ne soit ni possible ni même imaginable : alors il y a réduction totale de toute conscience proprement humaine.

Le second tour de vis, beaucoup plus étrange et plus efficace dans l’horreur, achève cette perfection de la torture. Il consiste à porter les propriétés fictives elles-mêmes à leur point hyperbolique, le point où elles font réalité. C’est ce qui apparente la vie sur W à un cauchemar. En un sens, rien n’y tient debout, rien n’y résiste à l’examen des conditions de possibilité de l’expérience. Et en même temps, c’est cette négation même de réalité qui devient le seul réel. Il y a production d’une sur-réalité pire que la réalité elle-même, parce que de cette sur réalité on ne peut pas s’échapper. Perec ne rabat pas simplement le monde du sport sur l’univers : de ce qui devrait être un monde, il fait un univers.

L’effet cosmologique est indissociable de l’effet moral. Le sujet est à proprement parler démoralisé parce qu’il n’a plus de point métaphysique lui permettant de s’extraire et de se penser lui-même. Imaginons une vie où toute activité fictive, toute activité contemplative, toute activité purement spéculative serait rendue impossible. Ce serait déjà un enfer, un étouffoir. Mais imaginer une vie où cette impossibilité serait produite par le fait que, chaque fois que nous croyons nous livrer à une activité de ce type, nous sommes déçus et démentis, elle nous échappe, elle fond entre nos mains ou se retourne en son contraire : nous ne pouvons plus rêver, parce que chacun de nos rêves est réel, et donc devient un cauchemar. Où se mettre pour être quelqu’un et dire «Je suis, j’existe» ? Face à un tel malin génie, il n’y a même plus de quelqu’un. Nous sommes des jouets.

Ici encore, je me tournerai vers des textes classiques, car ce mouvement de resserrement par lequel le fictif est rabattu sur le réel, a déjà été fortement pensé par les adversaires du théâtre au XVIIe siècle. Nicole dans ses Lettres sur l’hérésie imaginaire et Bossuet dans ses Maximes et réflexions sur la comédie ont l’un et l’autre parfaitement expliqué leur haine du théâtre. A cause de sa nature fictive, le théâtre nous propose un monde irréel mais à la faveur duquel nous nous croyons libres de vivre toutes nos passions. Le théâtre nous affranchit : sous prétexte qu’il s’agit d’une fiction, nous donnons libre cours à notre moi, lequel est haïssable. Nous venons au théâtre, non pas tant pour y admirer des héros dont nous savons bien qu’ils n’existent pas, mais pour nous adorer nous-mêmes, croyant y éprouver innocemment toutes les passions sous le prétexte qu’elles sont vécues par procuration.

Effectivement, ce que Nicole et Bossuet ont très bien vu, c’est que le rapport à la fiction est un rapport à notre propre liberté et que la vie, lorsqu’elle est déconnectée du sérieux, lorsqu’elle peut être vécue avec frivolité, devient agréable. Descartes l’avait dit, aussi : même les passions tristes, lorsqu’elles sont produites par la lecture, le théâtre, le jeu, sont agréables parce qu’on se sent remué sans se sentir esclave, parce qu’on récupère une maîtrise. Descartes le dit aussi pour le sport (la chasse, la paume et autres exercices «qui ne laissent pas d’être agréables, encore qu’ils soient fort pénibles»). C’est que cette peine, d’abord nous est accessible, qu’elle relève de notre propre maîtrise, qu’elle témoigne de notre force et ensuite qu’elle n’est pas produite par quelque chose que nous ne maîtrisons pas. Ce que nous cherchons donc, à travers le sentiment de notre propre force ou de notre propre adresse, c’est le témoignage de notre liberté.

Voilà ce que Nicole et Bossuet dénoncent, ce qu’ils ont parfaitement compris, ce qu’ils récusent, ce qu’ils soupçonnent à juste titre : il existe des moments où nous nous arrangeons pour être des dieux. Les dieux du stade ? peut-être. Toujours est-il que le moment de recul et de virtuosité que nous offrent jeux et sports et que nous offre aussi le plaisir esthétique, que nous offre enfin le plaisir de comprendre, le plaisir d’être intelligent, ce sont des moments divins. Traduction en langage rigoriste : ce sont les moments glorieux et vaniteux. Le programme rigoriste consiste, par conséquent, à ramener les hommes au sérieux de la vraie vie, à réintroduire l’amertume dans les passions en les subordonnant aux circonstances réelles. Il faut fermer les portes des théâtres, revenir à la misère réelle, et s’occuper de cette misère : afin de ne jamais oublier que l’homme est misère et de ne jamais croire que nous pouvons être des dieux. Programme humanitaire et féroce qui dénonce, avec le luxe, toute activité frivole. Voilà pourquoi l’humanitaire (vous devez penser sans cesse à la misère réelle et vous sentir coupable chaque fois que vous faites quelque chose d’inutile) est contraire à l’humanité.

 
 

5 – L’antithétique de la fiction et la liberté

Je suggérerai pour finir quelques rapprochements et un élargissement vers la relation constituante entre fiction et liberté sous la forme d’une antithétique de la fiction.

Une théorie de la « frime » pourrait être fondée sur le principe du point de fuite essentiel à toute liberté. Pour échapper au désespoir, et lorsqu’une situation est désespérée, il n’y a guère que la frime qui puisse offrir quelque moment réflexif et qui puisse soutenir l’idée même de liberté. C’est une mauvaise action qui relève du rigorisme le plus élémentaire que de critiquer les pauvres gens qui jouent : mais c’est précisément parce qu’ils n’ont rien qu’ils jouent ! De même, c’est une mauvaise action d’empêcher les vieillards de jouer aux cartes et de se disputer violemment, etc. La frime est le degré le plus désespéré de la liberté, mais c’est un degré de liberté.

Au sujet du sport, quelque chose de très inquiétant se produit dans la société contemporaine, c’est le phénomène des loisirs, au sens d’une industrie, d’une activité économique ; cela s’oppose au loisir au sens libéral et aristotélicien du terme. Or ces loisirs, par la manière dont ils sont mis en place, exploités et vécus, ont des propriétés un peu comparables aux deux étages de perversion présents dans le roman de Perec. « Les loisirs » sont des activités contraintes, dominées par un conformisme, par un « il faut ». De même qu’on a joué au tennis il y a dix ans parce que le patron jouait au tennis, de même on se précipite sur les terrains de golf. Activités conformes, réglées sur la vie ordinaire, où le sport devient une obligation, une activité comme il faut à laquelle il devient difficile d’échapper. Lorsque je regarde le visage contracté de certains joggers affublés de leur petit flottant fluo, s’appliquant à souffler en cadence et les yeux rivés sur leur compte-pulsations, je ne peux pas m’empêcher de penser qu’un surmoi féroce les guide, et non le plaisir d’être un dieu. Ce n’est plus une contrainte ludique qui s’exerce ici, mais bien une contrainte sociale, fait social au sens classique que lui a donné la sociologie française.

Ensuite, les loisirs, ou plutôt ce qu’on appelle « les activités de loisir » sont présentées comme un sur-réel, avec les conséquences cauchemardesques que l’on connaît. Allumons la télévision : ce ne sont qu’images parfaites et sans accroc de « glisse » sur l’eau, sur la neige, en parapente, etc. Allez-y, c’est si facile, la nature est si accueillante, etc. Bilan : trois tués en montagne, quatre naufragés, deux personnes percutées par un scooter des mers par week-end, etc. A chaque fois, on apprend que les gens se sont lancés sans entraînement, sans connaissance, sans équipement sérieux, mais avec le look et rien d’autre, en état d’anesthésie dans ce qu’ils croyaient être un rêve, dans ce qu’ils croyaient n’avoir aucune consistance. Et c’est précisément la consistance de ce rêve qui le transforme en cauchemar.

D’une part, les loisirs réintroduisent la contrainte sociale en lieu et place d’une contrainte ludique. D’autre part, les loisirs fabriquent du sur-réel qui tourne mal. Ne serait-ce pas une forme atténuée, feutrée, insidieuse et fragmentaire de ce que Perec nous présente sous forme hyperbolique, aiguë et continue ?

De manière générale, ce roman engage une réflexion sur la position ludique et sur la position esthétique, dans ce qu’elles ont de commun et sur leurs enjeux moraux.
Il s’agit d’une position critique vis-à-vis du réel, en ce sens qu’elle a la capacité de s’extraire du réel ordinaire, mais sans en être séparée radicalement. Le réel est mis à distance, mais on ne peut pas parler d’une évasion, car la présence du réel est maintenue. Le point de fuite s’autorise du réel et ne lui tourne pas le dos. C’est précisément ce qui permet à la position ludique et à la position esthétique de révéler le réel et de constituer du même coup une positon morale.

En effet, si ce point de fuite est constituant aussi bien théoriquement (il me fait savoir qu’il y a du réel, et quel il est en le révélant par le jeu de l’hypothèse) que pratiquement (il rend possible l’appréhension du sujet par lui-même), c’est en vertu de ce rapport paradoxal au réel, qui l’éloigne tout en le constituant

Il suffit pour s’en convaincre de se donner les deux formes possibles d’abolition de ce rapport (ce que fait le roman de Perec) pour produire un effet destructeur à la fois de toute connaissance possible et de toute liberté possible. On les énoncera sous la forme d’une double antithétique ; dans chacun des couples, les deux propositions pourtant antinomiques sont équivalentes quant à leurs effets destructeurs de la liberté.

  • Première thèse : « tout est réel, il n’y a pas de fiction possible, rien ne peut être ni supposé ni feint ni rêvé » – autrement dit aucune hypothèse n’est envisageable, le réel ne peut pas se constituer comme réel, il forme le seul horizon possible.
  • Première antithèse : « tout est rêvé, il n’y a pas de réel » – autrement dit rien ne peut cliver le champ des impressions qui sont toutes équivalentes, rien ne peut être infirmé ni confirmé, il n’y a pas de proposition falsifiable.

Ces deux formes s’énoncent aussi moralement :

  • Seconde thèse : « tout est obligatoire au sens d’une nécessité » : la transgression est impensable et par conséquent la liberté est impossible. La passion qui accompagne cette forme de l’impératif est le désespoir.
  • Seconde antithèse : « tout est permis » : mais si rien n’est défendu, on ne peut jamais rien transgresser, la liberté est donc impossible aussi. La passion qui accompagne cette forme est l’ennui.

Ces deux extrémités de l’absolument nécessaire et de l’absolument contingent enserrent le spectre qui constitue le nécessaire en vertu du possible : c’est celui aussi des passions et du piment de la vie ; mais c’est ainsi que Corneille définit, très précisément la gamme du vraisemblable sans laquelle le théâtre est impossible. Il y a deux manières de décourager le spectateur et de rendre la fiction insipide : ne représenter que du nécessaire (on peut tout prévoir, le spectateur désespère), ne représenter que du radicalement contingent (on peut s’attendre à tout, le spectateur s’ennuie). Quant à la version morale de l’impératif totalisant qui abolit la position critique en matière esthétique, elle a été philosophiquement énoncée par Thierry de Duve dans la troisième partie de son ouvrage Au Nom de l’art. Nathalie Heinich en décline les nombreuses varriantes sur le plan du comportement appréhendées par l’examen sociologique, dans Le Triple jeu de l’art contemporain.

Ainsi, et d’une manière générale, la co-présence du réel et du fictif apparaît comme une condition nécessaire de la liberté. Il se pourrait même qu’elle soit suffisante, puisqu’elle permet d’en assurer le degré minimal, celui qui me reste lorsque je suis plongé dans une situation absolument contraignante. Comme le dit Descartes dans une des Lettres à Elisabeth, paraphrasant un célèbre exemple stoïcien : lorsque nous sommes pris dans une situation qui nous prive entièrement de toute marge de manœuvre, il nous reste encore la ressource de feindre que nous soyons au spectacle de nous-même. On le voit, Descartes ne supposait pas un tortionnaire plus rusé encore que son Malin génie, un tortionnaire qui parviendrait à verrouiller tout point de fuite – pire : à faire que le point de fuite lui-même soit un verrou – et par cette forclusion à abolir l’humanité. Mais c’est que Descartes n’a connu ni la guerre mondiale, ni l’univers concentrationnaire, ni plus banalement l’illimitation des moyens de communication, l’omniprésence des loisirs et la transparence de la société à elle-même : il n’avait pas lu Orwell ni Perec ; il vivait encore dans un monde.

 

© Catherine Kintzler pour la version de 2006 et Presses Universitaires du Septentrion pour la version de 2002

Références bibliographiques

Références utilisées :
Caillois Roger, Les jeux et les hommes, Paris : Gallimard, 1958.
De Duve Thierry, Au nom de l’art, Paris : Minuit, 1989.
Heinich Nathalie, Le Triple jeu de l’art contemporain, Paris : Minuit, 1998.
Koyré Alexandre, Du monde clos à l’univers infini, Paris : PUF, 1962 et Paris : Gallimard, 1973.
Orwell Georges, 1984
Perec Georges, W ou le souvenir d’enfance, Paris : Denoël, 1975 (Paris : Gallimard, 1993).
Regards sur le sport. Hommage à Bernard Jeu, textes réunis par Jean-Marc Silvain et Noureddine Seoudi, Villeneuve d’Ascq : Presses de l’Université de Lille-III, collection Travaux et recherches, 2002.
Rousset David, L’univers concentrationnaire, (1945) Paris : Minuit, 1965.

Textes classiques :
Descartes René, Corresponsance avec Elisabeth, Paris : Garnier-Flammarion, 1994 ; Les Passions de l’âme, Paris : Gallimard, collection Tel, 1988.
Bossuet Jacques Bénigne , Maximes et réflexions sur la comédie, Paris: Anisson, 1694.
Nicole Pierre , Les Imaginaires ou Lettres sur l’hérésie imaginaire, Liége: A. Beyers, 1667. éd. par Laurent Thirouin, Paris : Champion, 1998.
Rousseau Jean-Jacques, Lettre à d’Alembert sur les spectacles, Paris : Garnier-Flammarion, 1967.

Sur Georges Perec et sur W ou le souvenir d’enfance :
Burgelin Claude, Georges Perec, Paris : Le Seuil, 1988.
Duvignaud Jean, Perec ou la cicatrice, Arles : Actes sud, 1993.
Parcours Perec, Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1990 [abondante bibliographie].
Georges Perec, colloque de Cerisy, Paris : POL, 1985.
Philibert Muriel, Kafka et Perec : clôture et lignes de fuite, Fontenay aux Roses : Ecole Normale Supérieure, 1993.
Bellos David, Georges Perec : une vie dans les mots, Paris : Le Seuil, 1994.
Magazine littéraire n°316, déc. 1993, dossier Georges Perec.
Magazine littéraire n°193, mars 1983, dossier G. Perec.
Littératures 7, (Toulouse Le Mirail) printemps 1983, spécial G. Perec.
L’Arc n°76, 1979, spécial Georges Perec.
Misrahi Robert, «W, un roman réflexif», L’Arc  n°76, 1979, spécial Georges Perec.
Bouchot Vincent, «L’intertextualité vernienne dans W ou le souvenir d’enfance», Etudes littéraires Québec. XXIII, 1-2, été-automne 1990, 111-120.
Pawlikowska Ewa, «Insertion, recomposition dans W ou le souvenir d’enfance», Penser, classer écrire. De Pascal à Perec; éd. B. Didier et J. Neefs, Saint-Denis : Presses Universitaires de Vincennes, 1990, 171-179.
Stalloni Yves, «Perec. W ou le souvenir d’enfance», L’Ecole des lettres II, LXXXII, 14, juillet 1991, 161-170.
Leak Andy, «W Dans un réseau de lignes entrecroisées», Parcours Perec, Lyon : Presses Universitaires de Lyon, 1990.
Magné Bernard, «La textualisation du biographique dans W ou le souvenir d’enfance», Autobiographie et biographie, textes réunis par Mireille Gruber et Arnold Rothe, Paris : Nizet, 1989, 163-184.
W ou le souvenir d’enfance. Une fiction, Séminaire 1986-1987, présentation Marcel Bénabou et Jean-Yves Pouilloux, Textuel 34/44, 21 (1988), Cahiers Georges Perec.
Astro Alan, «Allegory in Perec’s W ou le souvenir d’enfance», Modern Language Notes Baltimore, CII (1987), 867-876.
Gateau Jean-Charles, «Welches, W ou le souvenir d’enfance», dans J. Ch. Gateau Abécédaire critique, Genève : Droz, 1987.
Jacques Bens, OuLiPo 1960-1963, Paris : Christian Bourgois, 1980.

Sur Roger Caillois
Autié Dominique, Approches de Roger Caillois, Toulouse : Privat, 1983.
Bataille Georges, Lettres à Roger Caillois 4 août 1935 – 4 février 1959, présentées et annotées par Jean-Pierre Le Bouler, Romillé : Folle avoine, 1987.
Felgine Odile, Roger Caillois : biographie, Paris : Stock, 1994.
Panoff Michel, Les Frères ennemis : Roger Caillois et Claude Lévi-Strauss, Paris : Payot, 1993.
Roger Caillois : la pensée aventurée, éd. Laurent Jenny, Paris : Belin, 1992.