Archives par étiquette : lecture

Nous n’avons pas été dignes de Salman Rushdie (par Sylvain Fort)

Publié le 14 août dans la revue La Règle du jeu1, ce superbe texte de Sylvain Fort2, à la suite de l’attentat contre Salman Rushdie, remet les choses en place et nous appelle à nous relever, à reprendre un peu de dignité et de grandeur. En l’occurrence, l’étroitesse de la « défense de la liberté d’expression » a quelque chose de confortable : non seulement elle permet de s’indigner à peu de frais, mais surtout, et c’est là le point principal, celui qu’engage l’idée même de littérature, elle s’épargne l’effort de la pensée.
Or « il s’agit, en Salman Rushdie […] d’intimider quiconque prendra la plume même sans aucune intention blasphématoire, même sans avoir aucunement la controverse en tête, mais simplement le désir de dire et de raconter ce vers quoi son inspiration le porte. »

Mezetulle remercie l’auteur et la rédaction de La Règle du jeu pour l’autorisation de reprise de cet article.

En cet été 2022, les vastes incendies qui ravagent les forêts françaises nous offrent la triste occasion de réapprendre ce que les sapeurs-pompiers nomment un feu de tourbe. Apparemment éteint en surface, le feu de tourbe se propage souterrainement en consumant les couches profondes de feuillages en décomposition, pour resurgir parfois plus de cent mètres plus loin et embraser comme par surprise, des jours, des semaines, des mois plus tard, d’autres lieux jusque-là préservés. Telle est la fatwâ lancée contre Salman Rushdie : un incendie destructeur dont la résipiscence apparente aura brûlé le sol en profondeur, jusqu’à ce funeste 12 août 2022, à New York.

Parce qu’il avait mis tout son courage à reconquérir un semblant de normalité, et à rester l’écrivain qu’il avait tant aspiré à devenir, Salman Rushdie aura pu croire que la violence s’était calmée, que le pire n’arriverait plus. Je ne crois pas qu’il se soit trompé. Je ne crois pas qu’il ait donné dans le déni. Tenir à distance la fatwâ, poursuivre son œuvre, vivre : telle est l’expression la plus haute de son combat contre la terreur et la mort, et telle est sa suprême élégance. Telle aura été, aussi, sa victoire. Car plus personne avec le temps ne s’est avisé, comme trop d’intellectuels et de politiques occidentaux, de voir en lui un opportuniste ou un pyromane : son statut de symbole de la lutte contre l’obscurantisme islamiste et contre le fanatisme religieux lui était acquis, pour ainsi dire unanimement chez les gens dotés de conscience.

Ce que nous ne mesurions pas, c’est que le feu gagnait. C’est que l’étincelle semée voici trente-trois ans dans les esprits, prospérait de proche en proche, jusque dans la cervelle de jeunes gens qui de Rushdie n’avaient pas lu une ligne, et qui n’avaient pas même eu à vivre sous le régime des mollahs.

Cette fatwâ qui fut en 1989 un geste politique lancé par un ayatollah moribond pour recoller les morceaux d’un islam désuni est devenue en 2022 un fait culturel voire civilisationnel rassemblant par-delà les frontières tous les tenants d’un islam devenu identitaire voire terroriste. Rushdie est resté Rushdie. Sa grandeur aura été de survivre à tout cela et de persévérer dans sa vocation et dans son être. Mais la fatwâ qui le visait a changé de face. Elle n’est plus seulement l’expression d’une intolérance bigote dont déjà en 1989 la doctrine était formée, mais le signe de reconnaissance de millions d’âmes perdues qui partout et pour tout cherchent vengeance, sang, boucs émissaires.

Alors que Rushdie ne cédait pas un pouce de terrain pendant les trente-trois années écoulées, nos sociétés, par pans entiers, capitulaient devant l’inadmissible. C’est-à-dire devant les prédicateurs de haine, les prédateurs de la terreur, les doctrinaires de la foi qui, jour après jour, imposaient à notre laïcité française ou à un certain équilibre social le venin de leurs exigences indues et le trouble jeu victimaire ralliant à eux les complaisants et les carriéristes qui flairaient là un fonds de commerce, et trouvèrent juste de brandir comme des étendards révolutionnaires des linceuls tachés de sang.

Il faut bien le dire : nous n’avons pas été dignes du combat de Salman Rushdie. Nous n’avons pas tout compris de ce combat. Nous n’avons pas saisi qu’il ne serait jamais terminé. Nous n’avons pas mesuré son ampleur ni sa nécessité. Je le dis posément, excluant absolument de ce triste constat les compagnons de route de l’écrivain qui n’ont jamais cessé de se tenir à ses côtés, et de clamer dans le désert.

Le désert, en vérité, a crû. J’en veux pour preuve les messages de soutien adressés à l’écrivain par toutes sortes de personnalités bien intentionnées. Je ne parle même pas de ceux qui n’ont pas su nommer l’islamisme comme cause première du geste assassin, ni de ceux qui ont cru approprié de parler des Versets sataniques comme d’un livre « controversé » (sic). Peu importe ces amoureux du pire. Non, je parle de ceux qui ont pris position au nom de la « liberté d’expression », de tous ceux qui ont vu dans la tentative d’assassinat de Salman Rushdie une réédition glaçante de l’attentat de Charlie-Hebdo.

Or, il faut quand même le dire, ce n’est pas du tout de liberté d’expression qu’il s’agit là.

Cela supposerait que Rushdie se serait aventuré à tenir sur l’islam des propos injurieux, mensongers, ou même simplement ironiques : alors oui ce serait sa parfaite liberté et c’est au nom de la liberté d’expression qu’il faudrait le défendre.

En vérité, Les Versets sataniques ne sont ni injurieux, ni mensongers, ni ironiques. C’est un roman tout enveloppé de fiction, de songeries, de divagations méditatives. C’est une œuvre littéraire de plein droit, recourant aux légendes et aux textes sacrés pour promener sur la croyance des hommes un regard singulier, dans une langue lyrique, chargée de poésie presque naïve, démarquée entre autres des épopées indiennes. On n’y aperçoit rien qui doive s’abriter derrière la défense de la liberté d’expression pour éviter les bigots et les dogmatiques. La liberté du conte et la poésie du mythe ne devraient pas avoir à rendre compte devant une chambre de justice. Or, un peu lourdement, c’est quand même sous ce régime qu’avec les meilleures intentions du monde, nous plaçons Salman Rushdie et son œuvre. Autrement dit, nous plaçons le meilleur de la littérature sous l’ombrelle plus ou moins rassurante d’un article de loi et sous le ressort des tribunaux.

C’est bien là que nous ne sommes pas dignes de Rushdie : nous ne l’avons pas assez lu. Nous n’avons peut-être pas pris la peine de dire aux fanatiques : non seulement nous protégeons la liberté d’expression lorsqu’elle semble s’en prendre aux religions, non seulement nous reconnaissons un droit au blasphème, mais, a fortiori, nous reconnaissons une liberté de création, une liberté d’invention, une liberté d’imagination qui sont l’ordre supérieur de la vie de l’esprit ; qui ne sont pas seulement ce que nous brandissons devant les abus des doctrinaires, mais sont la sève même de notre civilisation et de notre être. Et nous ne voulons pas avoir à demander pardon ou convoquer un avocat à chaque fois que cette imagination, cette fantaisie, cette poésie prennent leur envol. Car c’est bien cela qu’il s’agit, en Salman Rushdie, d’atteindre : il s’agit d’intimider quiconque prendra la plume même sans aucune intention blasphématoire, même sans avoir aucunement la controverse en tête, mais simplement le désir de dire et de raconter ce vers quoi son inspiration le porte.

Nous n’avons pas été dignes de Salman Rushdie parce qu’au fond depuis trente-trois ans le règne de cette simple liberté de raconter s’est considérablement restreint sous l’effet de mises en cause religieuses, simili-religieuses, idéologiques. Qu’aujourd’hui les bibliothèques d’universités anglaises ou américaines retirent de leurs programmes et de leurs rayonnages des livres supposés heurter la sensibilité de tel ou tel groupe atteste que le règne de la terreur n’a fait que grandir, sans qu’il soit besoin pour cela de convoquer les mollahs.

Le feu de tourbe qui a frappé Salman Rushdie le 12 août est frère de ce feu des autodafés qui reprennent jusqu’en Europe.

N’est-il pas alors temps de sortir de cette torpeur et de cette complaisance ? N’est-il pas temps de retrouver ce qui nous fait vraiment et nous permet d’échapper à cette espèce de terreur dont nous faisons nous-mêmes, par paresse, croître la puissance ?

Pour cela, il faudrait que nos sociétés percluses de technologies et de pacotille médiatique retrouvent le chemin des livres : ceux qu’on lit seul, à part, dans le simple dialogue entre sa conscience et l’esprit de l’auteur. Ceux qui parlent aussi des autres livres, de l’ensemble de ces livres parvenus jusqu’à nous et qui ont forgé notre regard. Tout cela dans la gratuité pure de l’imagination. C’est ce qu’a fait Rushdie avec son merveilleux Quichotte, repassant à son propre tamis le roman de Cervantès, enrichi des alluvions de Borges, Aragon, Bellow, Nabokov… Lire, lire encore pour échapper au tourment des terreurs faciles et de la peur-réflexe.

Et puis, ne pas réduire l’insolence ni l’audace au courage du blasphème. L’obscurantisme religieux et le fanatisme sont les cibles de choix des consciences libres. Il faut que la critique la plus verte reste possible. Mais tant d’autres sujets mériteraient la même dose de sel sur la plaie : la comédie politique, les conventions médiocres du monde économique, les nouvelles modes du prêt-à-penser… De cela, Rushdie nous a livré plus d’une fois la clef, faisant le choix de l’humour et du rire face aux puissances sombres qui tentaient d’avoir raison de lui.

Une des manifestations les plus hilarantes de cette liberté du courage, de cette insolence parfaite, n’est peut-être pas dans ses livres, mais dans une série où, le temps d’un épisode, il joue son propre rôle. La série écrite et jouée par l’inénarrable Larry David s’intitule Curb your enthusiasm, et fut diffusée par HBO. La saison 9 tourne autour d’un projet de comédie musicale de Larry David intitulé : Fatwâ. L’intrigue reprend l’affaire Rushdie pour en faire un « musical » de Broadway. F. Murray Abraham chante et joue l’ayatollah Khomeiny et Lin-Manuel Miranda incarne Rushdie.

Évidemment, cette riche idée vaut à Larry David d’être à son tour frappé par une fatwâ. Réfugié dans un hôtel, grimé, il se décide à prendre conseil auprès d’un écrivain qui est passé par là : Salman Rushdie. C’est alors que Rushdie lui enseigne une vertu méconnue de la fatwa : cela fait de vous un homme dangereux, très attirant pour les femmes. Il faut bien dire, dit Rushdie avec le plus grand sérieux, que rien n’est meilleur que le « fatwâ sex » ! Est-ce blasphématoire cela ? Non, c’est simplement d’une folle insolence, d’un humour décapant, qui démystifie mieux que n’importe quel traité philosophique. La leçon vient de Salman Rushdie, qui ajoute à propos de sa fatwa à lui : « it’s here, but fuck it » (c’est là, mais on s’en fout). Et c’est bien cela le comble de la liberté : se donner le droit de vivre, rêver, parler, imaginer, faire l’amour, et donc, au fond, de se foutre des conventions et des postures qui emprisonnent les esprits.

Il n’y a aucun sens, même métaphorique, à assigner au geste purement nihiliste (et rémunéré : 4 millions de dollars !) perpétré contre Salman Rushdie. Puisse-t-il seulement nous rendre cette conscience que notre liberté n’est pas là pour toujours et que nous en faisons un usage par trop modeste. Qu’il importe d’en recouvrer l’insolence et la force. Que littérature n’est pas seulement une question d’ « expression » mais est notre imprescriptible, notre transcendance, notre demeure, le lieu où nous inventons qui nous sommes. Que nous n’avons pas trouvé tellement mieux pour féconder les âmes que lire des livres et en écrire. Surtout s’ils sont de Salman Rushdie.

Notes

2 – Sylvain Fort est un essayiste, traducteur et critique musical français. Il a été conseiller auprès du président Emmanuel Macron de mai 2017 à septembre 2018, chargé des discours et de la mémoire, puis promu à la responsabilité du pôle communication de l’Élysée jusqu’en janvier 2019, où il démissionne de ses fonctions. Il est notamment l’auteur de Odysséennes. Cinq femmes homériques (Editions des Busclats, 2022).

Le « féminisme constructif » de Golda Meir (par Yana Grinshpun)

À l’occasion de la publication des fragments d’autobiographie de Golda Meir traduits en français La maison de mon père (éd. de l’Eléphant) , Yana Grinshpun1 revient brièvement sur la carrière de cette femme politique de premier plan. Elle s’intéresse plus particulièrement à sa conception d’un « féminisme constructif » qui « revendique l’égalité des droits et des devoirs sans pour autant renoncer à rien de l’identité féminine ».

Une polémique bien actuelle est née au Royaume-Uni, autour du choix de l’actrice Helen Mirren d’incarner le personnage de Golda Meir dans un film annoncé pour 2022. Signe des temps, les médias outre-Manche préfèrent parler de ce débat plutôt que du sujet véritable : à savoir le film lui-même, et l’intérêt que la figure de Golda Meir continue de susciter, plus de quarante ans après sa disparition. La parution d’une autobiographie inédite en français est l’occasion de nous interroger sur les raisons pour lesquelles « Golda » demeure toujours digne d’intérêt aujourd’hui.

Les fragments d’autobiographie de Golda Meir, La maison de mon père, qui viennent d’être traduits de l’hébreu par Pierre Lurçat et publiés aux éditions l’Éléphant Paris-Jérusalem, retracent la jeunesse et les débuts de l’engagement politique de Golda Meir, aux États-Unis puis dans la Palestine mandataire des années 1920. Cet ouvrage est intéressant à plusieurs titres. On y trouve la description d’une génération – celle de la Troisième Alyah2 – qui a vu édifier plusieurs institutions essentielles du Yishouv3, comme la Haganah (ancêtre de Tsahal) ou la Histadrout, puissante centrale syndicale qui tenait lieu « d’État dans l’État » avant 1948 – et celle des valeurs fondatrices du sionisme travailliste, aujourd’hui moribond.

On y voit également l’émergence d’une femme politique de premier plan, dont le rôle dans l’édification de l’État est incontesté, même si son aura a pâli après la guerre du Kippour, qui a mis fin à sa carrière. Mais on y trouve aussi une conception du féminisme qui mérite sans doute d’être prise au sérieux, malgré la distance temporelle et culturelle qui nous en sépare.

« Le fait est que j’ai vécu et travaillé toute ma vie avec des hommes, mais que d’être une femme n’a jamais représenté pour moi un obstacle, en aucune façon. Non, je n’en ai jamais ressenti ni malaise ni infériorité, ni pensé pour autant que l’homme est mieux loti que la femme – ou que c’est un désastre que de donner le jour à des enfants… », écrit-elle.

Comme l’explique Pnina Lahav, auteur d’une biographie de Golda Meir à paraître au titre significatif, La seule femme dans la pièce, Golda Meir se différenciait d’autres femmes de sa génération, membres comme elle du « Conseil des femmes pionnières », par une attitude plus réservée envers la cause féministe. Sa conception du « féminisme constructif » – qui revendique l’égalité des droits et des devoirs sans pour autant renoncer à rien de l’identité féminine – est moins radicale que celle d’autres militantes sionistes socialistes, aux yeux desquelles le combat des femmes avait la préséance sur l’édification d’une patrie juive.

Ainsi, écrivait Golda dans un article publié au début des années 1930,

« Il est difficile de considérer de manière positive le courant féministe dans lequel la ségrégation basée sur le sexe est considérée comme une grande réussite. L’hostilité envers les hommes chez certaines féministes peut prendre des formes odieuses, comme lorsqu’elles interdisent aux hommes de prendre part à leurs délibérations »4.

Ou encore, dans son autobiographie plus tardive : « Je ne suis pas une grande admiratrice de cette forme particulière de féminisme qui se manifeste par les autodafés de soutiens-gorge, la haine de l’homme ou les campagnes contre la maternité ».

Le paradoxe de l’attitude de Golda Meir envers la cause féministe peut être résumé ainsi : elle a d’une part joué un rôle important dans le « Women’s empowerment » au sein du mouvement sioniste, lequel était tout autant imprégné du modèle patriarcal que la société juive traditionnelle dont il prétendait s’émanciper. Mais elle a aussi accepté dans une certaine mesure la place prépondérante des hommes, et notamment celle de David Ben Gourion – son mentor – tout en lui reprochant implicitement son machisme, qui ressort à travers sa fameuse déclaration (« Golda est le seul homme de mon gouvernement »).

Ou, pour dire les choses autrement, son « féminisme constructif » ne lui a pas fait jeter le bébé du sionisme travailliste avec l’eau du bain du pouvoir masculin. Le féminisme revendiqué par Golda Meir est, comme on le voit, bien éloigné des mouvances féministes plus radicales qui ont connu depuis le succès que l’on sait. La lecture de ses souvenirs de jeunesse n’en est que plus instructive pour découvrir le parcours de la troisième femme devenue Premier ministre – et la seule à ce jour en Israël.

Golda Meir La maison de mon père, fragments d’autobiographie traduits de l’hébreu par Pierre Lurçat, Paris-Jérusalem, éd. l’Éléphant, 2022.

Notes

1 – Yana Grinshpun est linguiste et analyste du discours. Elle est présidente de l’association Vérifions! (https://verifions.info/),  co-directrice de l’axe « Nouvelles radicalités » au sein du Réseau de Recherche sur le Racisme et l’Antisémitisme. Parmi ses derniers travaux Le genre grammatical et l’écriture inclusive en français  et Crises langagières: discours et dérives des idéologies contemporaines (co-dirigés avec J. Szlamowicz).

2 – J’ai gardé le terme “alyah” plutôt « qu’émigration », car pour les Juifs qui décident de s’installer en Israël, il ne s’agit pas « d’émigration », mais de « montée » vers leur patrie historique.

3 – Yishouv- ensemble des Juifs qui se trouvaient en Palestine avant la création de l’État d’Israël.

4 – Cité par Pnina Lahav in “A Great Episode in the History of Jewish Womanhood”: « Golda Meir, the Women Workers’ Council, Pioneer Women, and the Struggle for Gender Equality” Israel Studies, Vol 23. No. 1 2018.

Quatrième centenaire de Molière. Les Femmes savantes

Le quatrième centenaire de la naissance de Molière sera, on le souhaite, l’occasion renouvelée de voir ses pièces et d’en encourager la lecture. Il n’est pas sûr que Les Femmes savantes rencontrent beaucoup de faveur dans cette célébration  – d’abord « ce n’est pas très féministe, Molière ne serait-il pas un peu réac ?  » et puis « en plus, c’est en vers » ! Il s’agit d’une œuvre très profonde. En ce jour anniversaire, je me permets de « remonter » un article mis en ligne en 2015.

Les Femmes savantes de Molière : savoir, maternité et liberté

[Version abrégée d’un chapitre de mon livre Théâtre et opéra à l’âge classique (Fayard, 2004). Et puisqu’il s’agit de Molière : dans cet ouvrage, on trouve aussi un chapitre consacré au Bourgeois gentilhomme.]

On ne peut pas balayer d’un revers de main Les Femmes savantes au prétexte qu’il s’agirait d’un ouvrage daté développant des thèses archaïques sur la condition féminine. Le malaise qui nous saisit encore aujourd’hui lorsque nous voyons cette pièce touche un point plus profond. En articulant la question du savoir à celles du mariage et de la maternité, Molière rencontre le problème non résolu d’une assignation réduisant des femmes à la fonction de reproduction.

Lorsqu’on vous serine à longueur de journée et toute votre vie que votre intériorité est constituée et épuisée par la fonction de reproduction, comment conquérir la liberté ? Aujourd’hui encore, où l’enfantement est présenté comme le nec plus ultra de l’accomplissement féminin (comme s’il fallait sexuer l’accomplissement), on pardonne difficilement à une femme de se soustraire à la maternité par amour de la liberté, dont le savoir est une figure. Les religieuses mises à part, seules celles qui ont payé leur tribut à la reproduction échappent à la pression sociale : on ne leur fait pas grief de leur liberté, car elle est contemporaine d’un déclin qui de toute façon les place hors du circuit de la reproduction.

Lire la suite…

« Le Mirage #MeToo » de Sabine Prokhoris, lu par C. Kintzler

Dans Le Mirage #MeToo. Réflexions à partir du cas français (Paris, Cherche-midi, 2021) Sabine Prokhoris démonte minutieusement, avec une plume alerte et à la lumière d’enquêtes documentées, les paralogismes inquisitoriaux qui se répandent sous le mot-dièse #MeToo dans sa version française. Elle en caractérise la doctrine contradictoire en la confrontant à des mises au point lumineuses, pleines de délicatesse et de profondeur tirées de sa grande culture et de sa pratique psychanalytique. Porté par la contagion propre aux réseaux sociaux, fort de sa performativité, le mouvement #MeToo ne prolonge ni n’accentue le féminisme, il le renverse et remet la bi-partition en scène – mais pas celle que l’on croit.

Au nom d’une cause juste1, et par le moyen d’une surmédiatisation fulgurante, s’installe un espace justicier sacralisé. En faisant fi de la présomption d’innocence, en rendant valide toute dénonciation du fait de sa seule existence, en revendiquant une présomption de culpabilité en matière d’agression sexuelle, en constituant un rassemblement victimaire et vengeur où infractions, délits et crimes sont mutualisés sans que soit posée la question de leur vérité, en revendiquant même une « vérité alternative » s’autorisant de « nouveaux récits », le mouvement #MeToo ne se contente pas d’introduire un « malaise dans le féminisme ». Loin de pouvoir être pensé indulgemment au régime de l’excès, du bâton qu’on redresse en le tordant dans l’autre sens, des œufs qu’il faut bien casser pour faire l’omelette, il actionne une machine accusatoire aux propriétés inquisitoriales qui non seulement dénie la justice, mais qui finit par gangrener l’institution judiciaire. Il construit, rejoignant l’opération de la nébuleuse intersectionnelle, un « réel » formé de représentations qui prétendent s’imposer par l’adhésion qu’elles sont susceptibles d’emporter.

Machine accusatoire, machine performative

À la suite de l’affaire Weinstein en 2017 apparaît le mot-dièse #MeToo, secondé par #Balancetonporc. Rapidement il se caractérise par une extension totale où ce n’est pas une cause juste qui est soutenue contre des pratiques intolérables avérées, mais où une redéfinition générale du Juste et du Vrai prétend s’imposer à l’ensemble de la société par la sacralisation du statut de victime. En novembre 2019, « le moment Adèle Haenel »2 fournit un condensé exemplaire des mécanismes et des conséquences de la « logique #MeToo ». La parole des « victimes » (que l’on se garde bien d’appeler plaignantes) est créditée par sa propre existence, et il suffit qu’un crime soit allégué pour être caractérisé.

Ce retournement qui piétine la présomption d’innocence n’a rien de ponctuel, il ne se réduit pas au mépris de l’institution judiciaire sur tel ou tel cas particulier, mais il engage une forme de raisonnement infalsifiable où l’on gagne sur tous les tableaux. Supposons qu’une « victime » porte plainte : si son grief est reconnu, elle gagne, mais elle gagne aussi si elle est désavouée car ce désaveu est la preuve d’une justice patriarcale et systémique3. Plus fort encore : le fait qu’un accusé de viol ne soit pas passé à l’acte est retenu contre lui par une accusation extra-lucide qui connaît ses désirs inavoués de violeur essentiel4. On peut ainsi décider que quelqu’un, par la vertu d’une simple accusation, est impliqué par essence dans un dispositif criminel. Que l’accusé se défende et proteste sera une preuve de plus qu’il s’accroche à une attitude nuisible en s’y aveuglant.  Une telle machine accusatoire n’est pas nouvelle : on y reconnaît les procédés inquisitoriaux et, plus près de nous, ceux des procès staliniens visant à faire coïncider l’investigation « avec la vérité que l’accusateur possède déjà » (p. 71).

Et ça marche. C’est pourquoi, comme pour l’Inquisition, comme pour les procès staliniens, le démontage des paralogismes et des dénis de justice est la plupart du temps inaudible et impuissant. Car la machine accusatoire produit un « réel » de substitution, formé de représentations construites par un « nouveau récit » qui s’impose par sa seule énonciation. Le mirage #MeToo, par le fonctionnement des mécanismes accusatoires truffés de paralogismes qui s’inspirent d’une représentation du monde victimaire, fabrique cette représentation et se révèle être de ce fait une machine performative. Comment expliquer sinon le pouvoir de fascination qui amène des responsables politiques à renoncer à toute rationalité et aux principes élémentaires du droit pour s’enthousiasmer pour un mouvement aux yeux duquel le ressenti tient lieu d’attestation et où la valeur de vérité est celle qu’on accorde à la source émettrice ?

Une réalité de substitution par constitution d’un continuum offensé

Cette production d’une « vérité alternative » où seul compte le témoignage à charge se caractérise par des opérations de globalisation, de mises en équivalences erronées et de compilations à effet militant coalisant. Il s’agit de constituer une continuité de combat, le continuum d’un « peuple victimaire » où l’infraction est assimilée au crime par mutualisation des types d’agression.

C’est ainsi qu’on apprend qu’il existerait (à côté du viol par abstention dont il a été question) un « viol par le regard » (p. 105). Peu importe que l’expérience réelle vécue par la victime d’une tournante dans une cave soit incommensurable avec la rencontre, réelle ou imaginaire, d’un regard appuyé : la qualification traumatisante doit être la même ; il s’agit de bâtir des « communautés d’expérience » sous la houlette d’une « sororité » qui entend proclamer sa « fierté ». Les dols s’équivalent, et donc l’échelle des peines, réduite à son maximum, n’a plus qu’à disparaître. On assimile le viol à un crime contre l’humanité en parlant d’un « holocauste féminin », évacuant la différence de statut entre l’usage du viol comme arme dans un contexte de crimes de guerre et le viol de droit commun ; on met sur le même plan les principes fondamentaux du droit et les lois ; on confond procès à portée politique (qui consiste à défendre les accusés d’une loi inique en respectant la procédure judiciaire) et procès politique (qui consiste à exhiber des coupables et l’ensemble de leurs soutiens au service d’une cause, qu’il y ait ou non crime commis) ; on s’appuie sur des faits anciens et avérés pour construire par extrapolation une fausse réalité actuelle.

Le règne omnipotent du fake et de l’amalgame où les seules valeurs sont l’indignation et l’adhésion qu’un récit est capable d’emporter atteste la nature de cette réalité de substitution. À la pratique virtuose des procédés inquisitoriaux se joint le culte du discours le plus fort, le plus performatif : la sophistique ancienne, déjà démontée et déjouée par Platon, est rénovée et surclassée.

Et le féminisme ?

Tout cela, à défaut de justification – car ce n’est pas rien, entre autres, de récuser la présomption d’innocence, de mettre en parallèle et de glorifier indistinctement le meurtre (Jacqueline Sauvage) et le combat juridico-politique (Gisèle Halimi), d’inverser la charge de la preuve –, pourrait présenter une cohérence si le féminisme s’y retrouvait.

Des questions sérieuses s’agissant de la manière dont les femmes sont maltraitées méritent en effet d’être rendues publiques, les pratiques intolérables dont elles sont l’objet depuis des siècles doivent être soulevées, instruites et punies. La législation le permet, et de manière sévère selon une échelle rationnelle qui va de l’infraction au délit et au crime – en l’occurrence le viol. Il s’agit de l’appliquer et aussi de la faire progresser en sortant d’un silence complice trop longtemps observé et en respectant les procédures. Telle est en la matière, et entre autres, la tâche d’un féminisme conséquent – conséquent en ce qu’il montre et assume que l’état des droits des femmes est la mesure des droits de toute personne en général : il suffit que le droit d’une seule femme soit bafoué pour que celui du corps entier de la nation le soit. Or cet universalisme de bon aloi, qui envisage et tente de construire l’humanité sans exclusive où personne ne ferait les frais d’un « arrangement des sexes »5, qui fit notamment la conquête des conditions matérielles de la liberté des femmes dans les années 70, est récusé comme une « crispation » absolutisante.

Non seulement sont oubliés les combats décisifs des années 70, mais on les soupçonne d’avoir encouragé les comportements machistes, et le combat de Simone de Beauvoir est accusé de biais « racistes ». Ce déplacement révèle alors une autre cohérence. Le « féminisme 2.0 » (p. 174), « intersectionnel », en attaquant Elisabeth Badinter, en avançant que « la pilule a à voir avec le colonialisme »6, en soutenant que la maîtrise de leur fécondité par les femmes est le fruit d’un dispositif occidental d’oppression, inscrit insolemment la contradiction à sa dogmatique : lorsque les atteintes aux droits des femmes procèdent d’une tradition « respectable » (i.e. « non-blanche »), on tolère le patriarcat ! La jonction avec l’intersectionnalité porte la déréalisation et le déni à leur comble et se jette, à la faveur d’une gendérisation kaléidoscopique, dans l’océan du multi-identitarisme globalisé où on n’en finit pas d’étiqueter les « minorités » figées dans leurs « blessures » respectives dont elles seraient coupables de vouloir se libérer. Tout est désormais affaire de classification selon une grille de lecture où les places sont assignées selon le critère de la « domination ». Ainsi, le gay blanc devient un hétéro malgré lui et Mila est traitée en brebis galeuse alliée de l’oppression hétéropatriarcale7 : il ne saurait y avoir de victime que « systémique ».

La partition identitariste combattue par le féminisme refait surface, revue et corrigée au prisme d’un bréviaire dogmatique. Elle inspire l’usage inconsidéré de la notion d’emprise, redéfinie et réduite par une pétition de principe simpliste à celle d’un homme « non-racisé » sur une femme, sur un enfant, ou sur un « racisé ». On lira avec bonheur la magistrale et subtile mise au point par laquelle Sabine Prokhoris, soutenue par sa culture et par sa pratique de psychanalyste, éclaire la complexité de cette notion gouvernée par les multiples régimes de l’absorption. Ces pages (202 et suivantes) où le lecteur s’instruit rejoignent celles, tout aussi subtiles, que l’auteur consacre à l’arrangement des sexes (p. 141 et suivantes) et celles de la flamboyante conclusion consacrées à la sexualité infantile – point théorique dur où vient se fracasser la représentation obsessionnellement « genrée » et fixiste qui rend un culte labellisé aux « petites différences ». Différences, traits distinctifs que le féminisme universaliste ne sacralise ni ne néglige mais dont il combat la fétichisation et la conversion en significations essentielles, en marqueurs légitimant l’oppression et l’affrontement.

 

Le livre devait se terminer sur ces analyses d’un fanatisme séparatiste qui banalise un discours belliqueux et sur le rappel du sens du combat féministe tendant vers « une société véritablement et profondément mixte, dans laquelle le commerce des sexes – y compris au sein de chaque vie psychique, puisque aucune, en ses identifications intimes, n’est unisexuée – soit un des creusets d’un monde plus juste. Celui que Virginia Woolf appelait de ses vœux. Un monde où « les filles et les fils des hommes éduqués » combattraient ensemble contre les injustices » (p. 272).

Mais une péripétie, annoncée dans le Préambule, est intervenue. Achevé juste avant la parution de La Familia grande de Camille Kouchner (Seuil, 2021), le livre avait fait l’objet de « réticences éditoriales » qui en avaient retardé la parution. Cette nouvelle affaire ne le disqualifiait-elle pas ? Loin de l’invalider, elle permit à Sabine Prokhoris, en un admirable Post-Scriptum, de pousser l’analyse « sur ce que le traitement #MeToo de la très sérieuse question de l’inceste nous apprend des logiques et des enjeux du mouvement ». Cette question exalte, grossit les procédés déjà analysés, elle les pousse jusqu’à leur point d’obscénité qui déborde leurs paravents théoriques. Et, à travers les affaires récentes jugées en appel8, elle révèle un ultime et inquiétant retournement : une justice en perdition, fascinée par la puissance du mirage, va jusqu’à prononcer des jugements contradictoires et à y assumer des confusions grossières. Ainsi l’institution judiciaire, en adoptant dans ces affaires les dogmes de la nouvelle religion, n’apparaît plus comme une instance de sérénité dont on peut attendre qu’elle distingue allégations et faits ou qu’elle assure les principes fondamentaux du droit. On peut craindre que s’annonce le temps des exorcistes officiels.

Notes

1 – « #MeToo est un mouvement structurellement vicié qui a eu cependant quelques effets bénéfiques, en attirant l’attention sur des questions sérieuses : les violences sexuelles, à combattre, et l’inadmissible arrogance de certains comportements en effet odieusement sexistes » p. 339.

2 – Dont la cible principale est Roman Polanski, et la cible secondaire le réalisateur Christophe Ruggia. S. Prokhoris analyse minutieusement le déroulement et la teneur des accusations à travers les opérations Mediapart menées par Adèle Haenel, Marine Turchi, Edwy Plenel et Iris Brey. Elle rappelle opportunément que Adèle Haenel n’a jamais rencontré Roman Polanski. Les détails de « l’affaire Polanski » sont récapitulés dans la longue note 13 p. 38-39. Elle y revient p. 88 et suiv., p. 178 et suiv. Il en résulte entre autres qu’un film contre l’antisémitisme (J’accuse), requalifié en film antiféministe au prix de contorsions effarantes (son héros n’est-il pas, en la personne du colonel Picquart, le représentant d’une institution patriarcale? cf. p. 197), fut boycotté et déprogrammé dans certaines salles.

3 – P. 34.

4 – P. 48-49. Il s’agit en l’occurrence de Christophe Ruggia. On serait donc alors en présence d’un « viol par abstention » !

5Expression empruntée par l’auteur à Erving Goffman.

6 – Paul B. Preciado, cité p. 154.

7 – Voir p. 169-173.

8 – Notamment affaires Georges Tron, Eric Brion, Pierre Joxe.

Sabine Prokhoris, Le Mirage #MeToo. Réflexions à partir du cas français, Paris : Cherche-midi, 2021, 368 p.

Comment se construit le progrès moral (sur un livre de P. Kitcher, lu par T. Laisney)

Dans son dernier livre, Moral Progress1, le philosophe Philip Kitcher (né en 1947), professeur émérite à l’université Columbia de New York, défend une conception pragmatiste du progrès en matière morale. Trois exemples emblématiques – l’abolition de l’esclavage, l’extension des possibilités pour les femmes et l’acceptation des relations homosexuelles – lui servent de fil rouge.

Les vérités morales se construisent

Philip Kitcher entend appliquer à la morale le credo pragmatiste selon lequel les vérités se construisent plutôt qu’elles ne se découvrent. Il s’oppose ainsi à l’idée (Discovery View) que le progrès moral consisterait en un changement cognitif : pour lui, il ne s’agit pas de remplacer des croyances fausses par des croyances qui seraient plus proches de la vérité morale. En effet, Kitcher n’épouse aucune forme de réalisme moral, il pointe, par exemple, les « propositions métaphysiquement extravagantes » de Derek Parfit dans ce domaine. Certes, on a peu à peu découvert l’injustice de l’esclavage, de la discrimination à l’égard des femmes, de la persécution des homosexuels. Mais ce que rejette Kitcher, c’est l’existence préalable d’une « réalité morale ».

Cela dit, comme le remarque une commentatrice (le texte de Kitcher est suivi des commentaires de trois de ses collègues, auxquels il répond ensuite), l’esclavage n’a-t-il pas toujours été un mal, qu’il y ait eu ou non des abolitionnistes pour le mettre en cause ? La position de Kitcher ne convient probablement pas à toutes les situations morales. Infliger un traitement cruel à une personne est un mal ; est-ce que cela ne fait pas partie des choses qu’on ne peut pas ne pas savoir ?

Quoi qu’il en soit, Kitcher propose une alternative à la conception qu’il critique : « Au lieu de voir le progrès comme un type de changement cognitif, centré sur des modifications de croyance visant à se conformer le plus possible à un standard préalable, indépendant, je suggère que les individus et les sociétés réalisent un progrès moral dans la mesure où ils amendent leurs pratiques morales pour surmonter les problèmes qui se posent à eux. » Selon Kitcher, les jugements moraux vrais sont le produit et non la source d’un progrès moral.

Kitcher récuse le caractère téléologique du progrès moral. Il distingue le progrès vers (to) et le progrès à partir de (from), qu’il appelle le progrès pragmatique : « Le progrès pragmatique consiste à résoudre des problèmes et à surmonter des limitations » ; il n’est pas guidé par une destination finale déterminée à l’avance, mais poursuit des objectifs locaux. De même, écrit Kitcher, l’apprenti pianiste fait des progrès sans avoir l’idée d’un exécutant idéal dont il devrait peu à peu s’approcher.

Philip Kitcher adopte – un peu comme Philip Pettit dans The Birth of Ethics2 – une conception évolutionniste de la morale, qu’il a longuement développée dans un ouvrage précédent3. Il souligne que « la vie humaine a été structurée par des exigences morales depuis des dizaines de milliers d’années ». Parodiant une formule célèbre4, il ajoute que pour lui Platon est une note de bas de page dans l’histoire de la moralité. Un certain nombre de philosophes distinguent – sous l’influence, en particulier, de Bernard Williams – la morale (ce que les gens doivent faire) de l’éthique (quel genre de personne ils veulent être). Tout en retenant cette distinction, Kitcher ne croit pas, contrairement à Williams, que les questions éthiques soient premières : elles n’ont guère de sens au cours des stades initiaux du projet moral, et quand elles apparaissent elles sont le fait d’un petit groupe de privilégiés.

Le contractualisme démocratique

Pour que la morale (puis l’éthique) progresse, nos ancêtres ont donc mis en œuvre, écrit Kitcher, une véritable technologie sociale. L’idée principale de l’auteur est que l’investigation morale ne peut se passer d’une méthode : « Sans méthodologie morale, la métaphysique morale est impuissante. » La première étape réside dans l’identification d’un problème moral. À ce propos, Kitcher examine la pertinence de l’idée (Berkeleyan View) qu’être un problème, c’est être reconnu comme un problème. Il faut se méfier de cette idée : dans les trois exemples paradigmatiques qui courent au fil du livre, certaines façons de voir aujourd’hui rejetées eussent-elles été universellement admises, les situations n’en auraient pas moins été objectivement problématiques. Un changement peut être nécessaire sans que cette nécessité soit encore reconnue.

Dans les trois exemples, les transitions menant de la surdité morale à la reconnaissance trahissent une structure commune. D’abord, la rancœur est privée, et les protestations n’entraînent rien d’autre que des sanctions. Puis la voix des opprimés devient plus audible. Une victime ou quelqu’un d’autre entame ce que Kitcher appelle une conversation publique.

La méthode de Kitcher comprend onze points, dont je relève seulement quelques traits. Une situation est tenue pour problématique si une investigation morale la reconnaît comme telle. L’existence d’un problème est subordonnée à la condition suivante : n’importe qui placé dans les circonstances en question chercherait à obtenir un soulagement. Autre point essentiel, dans une conversation idéale, les perspectives de toutes les parties prenantes sont représentées.

Un commentateur observe avec justesse que, dans la conversation « idéale » envisagée par Kitcher, les participants doivent reconnaître la valeur morale de ceux avec qui ils délibèrent ; ainsi, Kitcher rend compte du progrès moral en recourant implicitement à la notion de vérité morale, ce qui constitue une pétition de principe. On ne se débarrasse pas si facilement du « réalisme moral » !

Une telle méthodologie est l’expression de ce que Kitcher appelle le « contractualisme démocratique ». Ce principe, qu’il tient pour ancestral, a été d’après lui peu à peu abandonné : notre pensée morale est dominée par l’affirmation d’autorités individuelles, qu’il s’agisse de divinités ou de leurs représentants mondains, d’autorités religieuses ou profanes – les éthiciens professionnels, par exemple, se substituant aux prêtres. Peut-être, suppose l’auteur, la division du travail a-t-elle mené à cette répartition des tâches. Toujours est-il que la morale contemporaine, selon Kitcher, est l’héritière de cette répudiation du contractualisme démocratique. Voici une phrase qui peut résonner fortement aujourd’hui : « Si les actions étaient toujours soumises à un examen public, la difficulté serait grandement atténuée, peut-être disparaîtrait-elle entièrement. »

Obstacles et perspectives

Qu’est-ce qui s’oppose essentiellement au progrès moral ? Selon Kitcher, il y a un obstacle en quelque sorte naturel, et deux obstacles qu’on pourrait qualifier de culturels. Le problème originel (l’ur-problem, ainsi qu’il le désigne) réside dans l’aptitude psychologique limitée des êtres humains à partager les perspectives d’autrui. La moralité s’est constituée à partir et contre cet obstacle fondamental, qui ne cesse d’entraver le passage de l’indifférence (voire de l’hostilité) à la coopération.

Cet obstacle naturel favorise de manière évidente des dynamiques d’exclusion qui sont autant de nouveaux obstacles au progrès moral. S’y ajoute l’obstacle peut-être le plus difficile à surmonter, que Kitcher appelle la « fausse conscience » : il arrive que les membres d’un groupe considèrent que les « idéaux du moi » engendrés au sein de la communauté par l’évolution de la vie éthique ne sont pas pour eux. La fausse conscience, sous le masque de laquelle c’est encore l’exclusion qui est à l’œuvre, a pu être particulièrement efficace dans le cas des discriminations à l’encontre des femmes ; les oppresseurs faisaient valoir que « la plupart des femmes » ou les « femmes normales » (c’est-à-dire celles qui souscrivaient à leurs vues) ne se plaignaient pas et même appréciaient les rôles que la tradition leur avait assignés. Ainsi les femmes qui « pensaient bien » servaient-elles à discréditer les autres.

Les commentateurs qui s’expriment dans le livre relèvent dans la position de Kitcher un certain manque de réalisme. L’un d’eux note que l’histoire du progrès moral n’a pas été fondamentalement une histoire de la « conversation » mais plutôt du pouvoir. Un autre juge que la conversation idéale est empêchée par des structures sociales de domination profondément ancrées. En réponse, Kitcher admet que des combats violents ont été essentiels dans les exemples qu’il a choisis. Mais il propose d’agir sur la base d’un optimisme modéré – les institutions diminueront, dans certains cas, le rôle du pouvoir et celui de la violence – et de le pousser aussi loin que possible. Kitcher prône l’avènement d’une société deweyienne, qui permettra, grâce à un ensemble inédit d’institutions5, que les progrès moraux soient plus systématiques et plus solides.

Philip Kitcher ne craint pas d’être taxé d’optimisme. Il conclut même par une utopie. Nous sommes en 2250, l’enquête morale deweyienne fait désormais partie intégrante de toutes les sociétés humaines. Les pessimistes (qui préféraient se dire « réalistes ») ont été démentis.

Notes

1 – Philip Kitcher, Moral Progress (The Munich Lectures in Ethics), Oxford University Press, 2021.

2 – Philip Pettit, The Birth of Ethics. Reconstructing the Role and Nature of Morality, Oxford University Press, 2018. Voir la rencension publiée par Mezetulle : https://www.mezetulle.fr/une-autre-genealogie-de-la-morale/

3 – Philip Kitcher, The Ethical Project, Harvard University Press, 2011.

4 –  « The safest general characterization of the European philosophical tradition is that it consists of a series of footnotes to Plato ». Alfred North Whitehead, Process and Reality (1929), [p. 39 Free Press, 1979] .

5 – Qu’il déclinera probablement dans un prochain livre.

Un regard sur la conscience : « Galileo’s Error » de Philip Goff lu par T. Laisney

Avec cette recension de l’ouvrage de Philip Goff, Galileo’s Error. Foundations for a New Science of Consciousness (Vintage Books, 2020), Thierry Laisney nous plonge dans une tradition un peu déroutante et familièrement étrange – du moins pour nous les « continentaux » – de réflexions que livre la philosophie anglo-saxonne depuis trois siècles.

La conscience pour nous n’est pas un mystère. Mais, si elle est la chose la plus familière, la seule que nous connaissions avec certitude, rien n’est plus difficile que de l’intégrer dans notre image scientifique du monde. Selon le philosophe britannique Philip Goff, auteur de Galileo’s Error1, c’est dans le panpsychisme que réside la solution à ce problème tellement ardu.

Science avec ou sans conscience

D’après l’auteur, c’est à cause de Galilée que nous sommes confrontés à une telle difficulté. En effet, Galilée a retiré la conscience du domaine de l’investigation scientifique. Dans le monde qu’il décrit, les objets matériels n’ont pas de qualités sensibles (couleur, odeur, goût, etc.) ; ils n’ont que les caractéristiques (taille, forme, lieu, mouvement) que le langage des mathématiques peut traduire. Où se trouvent alors les qualités subjectives ? Dans l’âme. Cela fait quatre siècles que le dualisme galiléen (objets matériels d’un côté, âmes de l’autre) imprègne notre vision des choses. « Galilée, écrit Goff, est le père de la physique, mais il n’a jamais cherché qu’à nous fournir une description partielle de la réalité. » Délibérément, il nous a abandonné le problème de la conscience, autrement dit de l’expérience subjective.

Comment corriger cette « erreur », ou plutôt cette omission ? Selon l’auteur, trois remèdes peuvent être envisagés : le dualisme naturaliste ; le matérialisme ; le panpsychisme, selon lequel « la conscience est une propriété fondamentale et omniprésente du monde matériel ».

Un dualisme pourra-t-il en corriger un autre ? Philip Goff remarque que le dualisme, c’est-à-dire l’opposition entre des esprits immatériels et des choses physiques, est puissamment ancré en nous, ce qui ne plaide, ajoute-t-il, ni pour sa vérité ni pour sa fausseté. Selon le partisan le plus connu du « dualisme naturaliste », le philosophe australien David Chalmers (à qui l’on doit l’expression devenue fameuse « The Hard Problem »), la plupart des explications qu’on a pu donner de la conscience ne faisaient que se centrer sur des phénomènes comportementaux (« easy problems », « faciles » seulement par comparaison !) ; en réalité, il existerait des lois psycho-physiques particulières régissant les interactions entre l’esprit et le monde matériel – les neurosciences ne pouvant, quant à elles, expliquer que des corrélations entre certains états physiques et certains états de conscience.

De nombreux philosophes se sont employés à montrer la fausseté du dualisme (dont les tenants, en défense, ont notamment recouru à la mécanique quantique) ; pour Philip Goff, rien ne permet de dire que le dualisme est absurde mais cette conception satisfait moins que d’autres théories de la conscience à l’exigence de simplicité, essentielle en science (c’est ainsi, par exemple, que la théorie de la relativité d’Einstein a été préférée à celle de Lorentz).

Réfutation du matérialisme

Quant au matérialisme, on peut, selon Philip Goff, le réfuter tout en restant dans son fauteuil. L’usage du seul principe de non-contradiction pour écarter une hypothèse s’observe dans d’autres domaines, et l’auteur nous en offre deux illustrations. La première est relative au « voyage dans le temps », notion qui n’implique pas contradiction mais exige seulement qu’on adopte une théorie éternaliste. Cette théorie s’oppose au présentisme : selon elle, tous les événements sont également réels ; il s’agit d’une sorte d’égalitarisme temporel qui combat un « chauvinisme chronologique », lequel pourrait rejoindre – l’auteur ne le dit pas – le racisme, le sexisme, le spécisme, le validisme, voire le chosisme. Toujours est-il que, si le voyage dans le temps n’est pas logiquement impossible, l’idée de modifier le passé, elle, est contradictoire : elle mène à deux versions différentes de l’Histoire, ce qui n’a pas de sens. Autre exemple, c’est par le seul raisonnement que Galilée fut à même de prouver que le poids d’un objet n’affecte pas sa vitesse de chute, contrairement à ce qu’affirmait la physique aristotélicienne. Aucune expérience n’est nécessaire pour le montrer. Posons-nous la question de savoir si, attaché à un objet léger, un objet lourd verra sa chute accélérée ou ralentie. La conception que Galilée détrône conduit à deux réponses contradictoires.

C’est la même méthode, d’après Goff, qu’il faut employer contre le matérialisme. L’auteur commence par rappeler des expériences de pensée célèbres. Celle de Thomas Nagel, d’abord, qui s’est demandé ce que ça fait d’être une chauve-souris. On ne le saura jamais, quelque étendue que puisse être notre connaissance des chauves-souris. L’histoire de Mary, ensuite, cette neuroscientifique de génie qui connaît tout sur le phénomène de la couleur mais qui depuis toujours vit enfermée dans une pièce dépourvue de toute couleur. Un jour, elle est enfin libre et l’expérience qu’elle fait alors de la couleur lui apporte quelque chose de tout à fait nouveau. Ces expériences de pensée montrent que l’affirmation selon laquelle la réalité peut être capturée complètement dans le langage quantitatif de la physique est contredite par l’existence d’une conscience qualitative.

Selon Goff, la possibilité purement logique des zombies – ces créatures qui se comportent comme n’importe qui mais ne sont pas conscientes – permet de réfuter le matérialisme. Comme je ne peux pas prouver que telle personne n’est pas un zombie, les zombies sont logiquement possibles (logiquement seulement, comme le sont, par exemple, les cochons volants ; les cercles carrés, eux, sont impossibles à tous égards) et le matérialisme ne peut être vrai. Le matérialisme est la conception qui veut que les états cérébraux soient identiques aux expériences subjectives (ils ne se « contentent » pas de les produire, comme le laisse croire une vue erronée du matérialisme). Mais alors si les expériences et les états cérébraux sont identiques, ils ne peuvent – en vertu du principe d’identité – exister séparément. Or, le cas des zombies prouve que, d’un point de vue logique, ils le peuvent. Donc le matérialisme est faux.

L’illusionnisme – la croyance que la conscience est une illusion – est tout aussi faux selon Philip Goff. Ce serait une façon d’effacer toutes les difficultés, mais comment voir une illusion dans ce qui nous est le plus immédiat et le plus familier ? L’illusionnisme est incohérent : je pense consciemment, donc l’illusionnisme est faux. Une nouvelle digression offre à l’auteur l’occasion d’affirmer que les ordinateurs ne pensent pas. Tout au plus pourraient-ils être programmés pour croire qu’ils ont des sensations et des expériences.

Le panpsychisme

Matérialiste repenti, l’auteur est aujourd’hui un ardent défenseur du panpsychisme, une théorie qui commence à être prise au sérieux depuis quelques années. Les panpsychistes pensent que les constituants fondamentaux du monde physique sont conscients ; ils ne pensent pas que s’exerce partout une conscience comme la nôtre. Il est « possible que la lumière de la conscience ne s’éteigne jamais complètement, mais plutôt décline à mesure que se réduit la complexité organique ». Et ce continuum s’étend jusqu’à la matière inorganique. Selon Philip Goff, le panpsychisme, qui évite les impasses du dualisme et du matérialisme, est en mesure de faire entrer la conscience dans notre image scientifique du monde.

L’auteur rappelle que, il y a près d’un siècle, Russell et Eddington ont été des pionniers dans ce domaine. Selon eux, les équations de la physique n’expliquent pas ce que sont les propriétés fondamentales (masse, distance, force, etc.) du monde matériel ; elles se bornent à les désigner pour définir leurs relations. La physique est un instrument de prédiction : elle ne nous dit pas ce qu’est la matière mais uniquement ce qu’elle fait. « Il y a un réel sens dans lequel nous n’avons aucune idée de ce que sont l’hydrogène et l’oxygène, et donc nous n’avons aucune idée de ce qu’est l’eau ! », écrit Goff. C’est le « problème des natures intrinsèques ».

Eddington, influencé par Russell (dont la position, le « monisme neutre », est un peu différente), résout en même temps le problème de la conscience et celui des natures intrinsèques en postulant que c’est la conscience qui constitue la nature intrinsèque de la matière (pour lui, les propriétés physiques d’une particule sont elles-mêmes des formes de conscience). Selon Philip Goff, il n’y a pas d’autre candidat que la conscience pour remplir cette fonction, et le panpsychisme présente aussi l’avantage de la simplicité. Il ne définit aucune expérience subjective par quelque chose qui serait extérieur à cette expérience. On n’est pas obligé, bien sûr, d’être aussi convaincu que l’auteur par ce deus ex machina. Mais, pour s’opposer au panpsychisme, il faudrait selon lui « une raison de supposer que la matière a deux sortes de nature intrinsèque plutôt qu’une seule ». Trois siècles après que Galilée eut retiré du monde matériel les qualités sensibles, Russell et Eddington ont donc, selon Goff, trouvé le moyen de les y remettre.

La difficulté la plus notable rencontrée par le panpsychisme semble être le « problème de la combinaison » : comment, à partir de micro-éléments conscients, parvenir à quelque chose comme un cerveau humain ? Ce problème, souligne Goff, est moins difficile que celui auquel le matérialisme doit faire face ; ici, on « ne fait que » passer de qualités subjectives (simples) à d’autres qualités subjectives (complexes). Relativement à ce « problème de la combinaison », les « réductionnistes » s’opposent aux « émergentistes ». Pour les premiers, toute la diversité de la nature est réductible aux propriétés et arrangements des particules fondamentales. Pour les seconds, il s’agit au contraire – le tout étant plus que la somme des parties – de découvrir ce qui donne naissance à des touts émergents. C’est ce dernier programme qui, selon l’auteur, est le plus prometteur.

Quoi qu’il en soit, Philip Goff résume en ces termes son propre manifeste (il précise qu’une révolution serait nécessaire pour qu’il soit adopté) : « Le but d’une science post-galiléenne serait de formuler la théorie la plus simple et la plus économique en mesure de rendre compte à la fois des données quantitatives de la physique – connues par l’observation et l’expérimentation – et de la réalité des qualités subjectives – connues par notre appréhension immédiate de notre propre expérience. »

Quelques implications

Philip Goff imagine un guide cosmique dans lequel notre monde serait présenté ainsi : « Un univers physique dont la nature intrinsèque est constituée par la conscience. Vaut le détour ». Il examine quelques implications de sa conception panpsychiste. À propos de la crise climatique, il remarque d’abord que le climato-scepticisme est dû à une conception fausse du savoir. Le savoir n’est pas la certitude et, en la matière, le consensus de 97 % des scientifiques est plus que suffisant. Ailleurs dans l’ouvrage, Goff cite cette phrase magnifique de Locke : « Celui qui, dans les circonstances ordinaires de la vie, n’admettrait rien d’autre que l’évidence d’une démonstration ne serait sûr que d’une chose dans ce monde, c’est de périr très vite. » Ensuite, et pour en venir au panpsychisme, l’auteur note que notre propension à agir face au changement climatique est de toute façon très limitée : notre vision dualiste invétérée n’y serait-elle pas pour quelque chose ? Le dualisme, selon Goff, engendre une relation malsaine avec la nature, en créant une séparation irrémédiable entre les êtres humains et tous les autres, et en déniant à la nature une valeur intrinsèque. « Pour un enfant élevé dans une vision panpsychiste du monde, écrit-il, étreindre un arbre conscient pourrait être aussi naturel que de caresser un chat. » Il semble que « les plantes communiquent, apprennent et se souviennent. Je ne vois pas de raison autre qu’un préjugé anthropocentrique pour ne pas leur reconnaître une vie consciente qui leur soit propre ».

Un autre avantage du panpsychisme par rapport au matérialisme, c’est qu’il est compatible avec le libre arbitre. L’auteur n’exclut pas que le libre arbitre soit une illusion, mais il souligne que rien ne prouve qu’il le soit. La thèse déterministe juge qu’il n’y a pas de moyen terme entre un comportement déterminé (non libre) et un comportement entièrement livré au hasard. Or, ce moyen terme existe selon Goff : ce sont les choix libres impliquant une sensibilité à des considérations rationnelles. Plutôt qu’ils ne les déterminent, il se pourrait que les événements passés exercent une pression sur les entités physiques présentes, celles-ci demeurant libres d’accepter ou non cette pression. Plus les formes de vie sont simples, plus les comportements deviennent prévisibles. Cette idée m’a fait penser à la thèse du philosophe français Émile Boutroux (1845-1921) – on pourrait célébrer cette année le centenaire de sa mort – qui, pour sauvegarder la liberté de l’homme, affirme que la nécessité n’est pas la seule loi qui régisse le monde phénoménal et que tout est affaire de gradation : « dans les mondes inférieurs, la loi tient une si large place qu’elle se substitue presque à l’être ; dans les mondes supérieurs, au contraire, l’être fait presque oublier la loi » (De la contingence des lois de la nature, 1874).

Selon Philip Goff, le panpsychisme pourrait aussi apporter son éclairage à la question si difficile de savoir ce qui peut fonder dans la réalité une vérité morale. Si l’hypothèse mystique – relayée par le panpsychisme – qui fait s’effondrer la distinction sujet/objet est vraie, alors « l’objectivité éthique est fondée dans la nature de la réalité », puisque la croyance en la séparation totale des êtres n’est plus de mise. « Le sadique est objectivement dans l’erreur exactement au même titre que celui qui prétend que la terre est plate : l’un comme l’autre ont une vue fausse de la réalité. »

La conclusion de cet ouvrage fortement argumenté est empreinte d’idéalisme : « Mon espoir, écrit Goff, est que le panpsychisme puisse aider les êtres humains à sentir de nouveau qu’ils ont une place dans l’univers. » Alors, ajoute-t-il, nous pourrons rêver – et réaliser peut-être – un monde meilleur.

1 – Philip Goff, Galileo’s Error. Foundations for a New Science of Consciousness, Vintage Books, 2020.

Le livre d’Edith Fuchs « L’Humanité et ses droits »

C’est en allant à l’encontre du déni d’humanité aujourd’hui répandu – par réduction de l’homme à l’animal ou à la machine -, c’est en cultivant rationnellement l’indignation philosophique envers le retour des idéologies identitaires, c’est aussi en réfléchissant à l’inhumanité propre aux hommes que l’ouvrage d’Edith Fuchs1 s’alimente aux plus grands penseurs pour s’interroger sur l’idée d’humanité, en soutenir l’unité et l’universalité, en examiner l’introduction dans le droit.

On sait que dans le Théétète, Socrate brosse un portrait du philosophe, où l’on peut lire ceci : « Qu’est-ce, au reste, que cela peut bien être, un homme ? à une semblable nature que peut-il convenir de faire ou de subir, qui le différencie des autres ? Voilà ce qu’il [le véritable philosophe] cherche, voilà l’objet qu’il se donne tant de mal à explorer soigneusement »2. Edith Fuchs ne cite pas ces mots, mais elle connaît son Platon, et s’interroge sur la notion d’humanité. Tout l’ouvrage L’Humanité et ses droits est soutenu par une colère proprement philosophique. Car non seulement elle n’oublie jamais à quel point l’humanité a été ou s’est elle-même martyrisée, particulièrement au XXe siècle, mais elle voit que les pires crimes, ceux qu’on a nommés crimes contre l’humanité, n’ont pas mis fin à un mépris de l’humanité qui caractérise une grande part des ouvrages considérés aujourd’hui encore comme philosophiques et toujours reconnus comme tels dans les universités. Au lieu de se donner le beau rôle de dénonciateur des insuffisances des Platon, Aristote, Descartes, Rousseau, Kant, Hegel, Marx, Husserl, Merleau-Ponty, Sartre, elle trouve chez eux la plus forte et la plus profonde expression de ce qu’est l’humanité – et cela par l’examen des difficultés que ces pensées affrontent explicitement. La lecture qui nous est proposée des philosophes est ainsi très exactement le contraire de celle des auteurs célébrés qui, comme Heidegger ou Arendt, ont tout fait pour discréditer la philosophie.

Une première partie examine les différents sens de la notion d’humanité. Il est réconfortant de lire une défense de l’humanité qui ose rappeler qu’être homme n’est pas seulement vivre une vie animale, qu’assimiler l’homme à l’animal ou à la machine, le réduire à son ADN ou au cerveau conçu comme une machine informatique, tout cela revient au même : c’est nier son humanité. Et là-dessus Edith Fuchs peut suivre par exemple Descartes qu’elle comprend parce qu’elle l’a lu au lieu d’en donner une caricature comme font trop de partisans des neurosciences ou la plupart des « amis des bêtes ». Mais là encore il faut avoir la patience de ne pas réduire une philosophie à quelques termes en -isme.

Dans la même veine que Entre Chiens et Loups – Dérives politiques dans la pensée allemande du XXe siècle3 la seconde partie de l’ouvrage est la critique de « l’antiphilosophie » de Nietzsche et de Spengler, et de la « fabrique de l’inhumain ».

La troisième partie examine la difficile question de l’introduction de la notion d’humanité dans le droit, à partir de la notion de crime contre l’humanité, rappelant à quels débats elle a donné lieu. Et là encore, connaître les textes philosophiques sur la question du droit naturel, par exemple, permet à Edith Fuchs de tenir un discours solide pour montrer comment s’est instituée une cour de justice internationale. « …cette invention difficile du Droit que fut Nuremberg a fait jurisprudence. Là peut-être mieux qu’ailleurs vaudrait le mot de Freud : la voix de la raison est faible, mais elle finit par se faire entendre ». p.125.

La dernière partie s’intitule : Déclarer les droits de l’homme et du citoyen. C’est qu’il faut toujours revenir à 1789 pour comprendre l’enjeu d’une déclaration de l’humanité de l’homme, et ceci que l’universalité humaine a pour fondement la liberté. Ce chapitre examine à grands traits les plus importantes critiques des droits de l’homme et leur répond. Il montre que l’universalité de ces droits, « loin de bafouer la particularité individuelle, n’a de sens qu’à la reconnaître ». Mais là encore, pour comprendre, pour ne pas se méprendre sur les rapports du particulier et de l’universel, il est conseillé d’apprendre un peu de philosophie. Nourrie des lectures de la tradition philosophique, Edith Fuchs échappe aux illusions de son époque.

Notes

1– Edith Fuchs, L’Humanité et ses droits, Paris, Kimé, 2020.

2 – 174b, trad. Robin, Pléiade II p.132

3– Voir la recension sur le site d’archives : http://www.mezetulle.net/article-reflexions-sur-entre-chiens-et-loups-d-edith-fuchs-par-j-m-muglioni-121085502.html 
Voir aussi, sur le présent livre L’Humanité et ses droits, l’étude de Franck Lelièvre sur le site de l’académie de Normandie  http://philosophie.spip.ac-rouen.fr/spip.php?article554 .

Les symptômes d’une société malade, entretien avec Jean-Pierre Le Goff

Propos recueillis par Philippe Foussier

Dans son dernier livre, La Société malade (Stock, 2021), le philosophe et sociologue Jean-Pierre Le Goff propose un diagnostic des effets de la pandémie de Covid-19 sur notre société mais aussi sur ce que celle-ci n’a pas modifié mais plutôt révélé.

Philippe Foussier – Vous affirmez que la pandémie a « révélé » une société malade et fracturée. A-t-elle pour autant accentué ces caractéristiques ?

Jean-Pierre Le Goff – Si tout le monde a subi la pandémie et le confinement, tout le monde ne les a pas vécus de la même façon. Les fractures sociales et culturelles, tout particulièrement entre la « France périphérique », les banlieues et les grandes métropoles étaient manifestes. Quant à la coupure entre la société et le pouvoir politique, elle s’est accentuée après plus d’un an de gestion chaotique de la pandémie. S’y est ajoutée la vision d’un pays affaibli et désindustrialisé, dépendant d’une mondialisation dérégulée, sans parler de la situation dégradée du système hospitalier soumis depuis des années à des restrictions budgétaires et à un management déshumanisant. La pandémie a été comme la plaque sensible de ces phénomènes existant antérieurement mais qu’on ne peut plus dénier ou secondariser comme beaucoup le faisaient précédemment. Ce qui ne veut pas dire qu’on y voit plus clair pour autant. Le discrédit de l’autorité politique et la désorientation de la société sont un terrain sur lequel prospèrent les démagogues et les idéologies rétrogrades.

P. F. – En analysant le caractère « tourbillonnant » du débat démocratique depuis le début de la pandémie, vous affirmez qu’il pose « un défi à notre conception de la citoyenneté issue des Lumières ». Pour quelles raisons ?

J.-P. L. G. – L’angoisse et la désorientation ont été démultipliées par ce que j’appelle une « bulle langagière et communicationnelle » développée par les grands médias audiovisuels en direct et en continu, et les réseaux sociaux qui fonctionnent à la réactivité et à l’émotionnel. Les « événements » chocs, recouverts d’emblée d’un flot ininterrompu de commentaires et de polémiques, tournent en boucle à l’infini. Ce mode de fonctionnement donne le tournis et finit par décourager l’envie même de démêler le vrai du faux et d’agir sur le monde. Le recul réflexif et critique, l’autonomie de jugement et l’engagement responsable dans la cité sont rendus plus difficiles dans ces conditions. Il n’y a nulle fatalité en l’affaire pourvu que l’on fasse l’effort de penser par soi-même en se dégageant du maelstrom ambiant.

P. F. – La pandémie a aussi entraîné l’expression décuplée de discours catastrophistes nous promettant l’effondrement généralisé, la multiplication des malheurs voire la fin du monde, tout comme une rhétorique à connotation religieuse nous alertant sur l’imminence d’un châtiment divin ou la revanche d’une nature que l’homme aurait décidément trop maltraitée…

J.-P. L. G. – La collapsologie et l’écologie fondamentaliste ont été à la pointe de ces discours catastrophistes. Ils ont repris à leur façon l’idée de péché et de punition divine : avec la pandémie, nous paierions le prix de nos fautes envers la nature, ou encore la pandémie serait le « dernier ultimatum » envoyé par la « Terre » – encore appelée « Gaïa » – à notre endroit. Cette vision pénitentielle désarmante s’est accompagnée d’une critique qui ne l’est pas moins. Au moment même où nous manquions cruellement de connaissances et de moyens pour combattre le virus, il est pour le moins paradoxal que nombre de discours s’en soient pris à la science, à la technique et au progrès. La perspective de la décroissance et d’une réconciliation angélique avec la nature a été mise en avant dans le moment même où le virus faisait des ravages. Ces courants écologistes radicaux prônent un changement radical de nos modes de vie et de pensée en jouant sur la peur de la catastrophe comme suprême argument. Les préoccupations et les inquiétudes légitimes sur les questions écologiques méritent un autre traitement en s’intégrant à l’idée même de progrès, aux valeurs humanistes et rationnelles de notre civilisation.

P. F. – On a également assisté durant les périodes de confinement à la promotion de méthodes de développement personnel, de méditation, de relaxation, accompagnées d’un vocabulaire new age souvent ésotérique. Là encore, sont-ce des phénomènes passagers ou qui peuvent connaître une certaine postérité ? 

J.-P. L. G. – Le premier confinement a donné lieu à de multiples activités au sein même de l’espace privé pour tenter d’en adoucir les contraintes et éviter le stress ou la dépression. Le yoga et la méditation ont été ainsi valorisés comme des méthodes efficaces pour se relaxer et se débarrasser des « pensées négatives ». Par-delà leurs vertus thérapeutiques, ces techniques s’accompagnent de considérations plus ou moins claires issues des conceptions orientales revisitées à l’aune de l’individualisme postmoderne. Dans ce cadre, la « concentration sur l’instant présent » en dehors des désordres du monde et du souci de l’avenir me paraît faire écho non seulement au temps arrêté du confinement, mais aussi à une situation historique marquée par le repli sur soi dans des sociétés déconnectées de l’histoire qui ont le plus grand mal à affronter le tragique qui lui est inhérent. C’est dans ce cadre que se développent de nouvelles formes de spiritualité éclectiques et diffuses en dehors des religions traditionnelles. Ces spiritualités diffuses expriment elles aussi un malaise réel et un certain état du monde, en fournissant l’espoir illusoire d’une harmonie totale avec soi-même, avec les autres et avec la nature. Mais encore faut-il ajouter qu’elles concernent surtout des catégories pour qui le souci de soi occupe une place centrale dans l’existence. Ce qui m’a du reste frappé dans le premier confinement, c’est la façon dont toute une culture propre aux catégories sociales plus ou moins aisées habitant les grandes villes et que l’on surnomme les « bobos » a été mise en avant dans les médias et les réseaux sociaux comme une sorte de modèle hégémonique.

P. F. – Vous pointez dans votre livre la prolifération des théories complotistes dans ce contexte particulier et le fait que beaucoup voient ou croient voir des intentions ou des volontés cachées partout. Que pourrait-on faire, si c’est possible, pour endiguer cette tendance ? 

J.-P. L. G. – Le complotisme développe une représentation imaginaire où rien ne serait dû aux aléas de l’histoire mais où tout répondrait à un projet concerté de forces occultes qui manipulent et dominent les populations. Pour faire valoir sa fantasmagorie, il s’appuie sur des réalités : méconnaissance des origines exactes du virus, gestion chaotique de la crise, contradictions entre scientifiques…. Quiconque réfute ses présupposés se voit alors accusé de nier les faits en question. La critique et les arguments rationnels, pour nécessaires qu’ils soient, ne suffisent pas pour venir à bout du complotisme. Ce dernier se développe sur fond de désorientation sociale et de ressentiment. La cohérence entre la parole politique et les actes, la victoire contre la pandémie et la vision d’un avenir positif discernable me semblent des conditions indispensables pour le contrer efficacement, en sachant que l’irrationnel et la recherche de boucs émissaires prospèrent dans les périodes critiques de l’histoire comme celle que nous vivons.

P. F. – L’ère actuelle du repli individualiste et communautariste a paradoxalement fait apparaître de grandes réserves d’humanité et de solidarité durant la période. Est-ce selon vous temporaire ou durable ? 

J.-P. L. G. – Les événements tragiques de l’histoire voient resurgir des ressources auxquelles on ne s’attendait pas forcément. Celles-ci traversent les clivages idéologiques et politiques, les préférences partisanes, les institutions… Par-delà les grands discours, elles engagent une éthique personnelle en situation qui s’est formée au cours d’un parcours de vie et de formation. Je ne crois pas que « plus rien ne sera jamais comme avant », mais il importe de s’appuyer sur ceux qui affrontent l’épreuve du réel en sachant faire preuve de discernement, en ayant le souci des autres et de la collectivité. Ce sont les véritables élites et les forces vives du pays. « Développer l’esprit critique », « partager le patrimoine culturel », « former des élites issues du peuple », ces orientations de l’éducation populaire me paraissent plus que jamais d’actualité.

Jean-Pierre Le Goff, La société malade, Paris :  Stock, 2021, 216 p.

« Le Bêtisier du laïco-sceptique »

Vient de paraître Le Bêtisier du laïco-sceptique (éditions Minerve, 2021) textes de Renée Fregosi, Nathalie Heinich, Virginie Tournay, Jean-Pierre Sakoun, avec des dessins de Xavier Gorce. Un petit livre réjouissant, alerte, « manuel de survie en temps de polémique » qui armera intellectuellement et ré-armera moralement les militants laïques et plus largement tous ceux qui ont à cœur de perpétuer, soutenir et développer l’esprit républicain.

Les quatre auteurs (Renée Fregosi, Nathalie Heinich, Virginie Tournay et Jean-Pierre Sakoun), l’ont concocté comme un petit feu d’artifice. Il aborde, en sept chapitres et 46 réponses courtes et teintées d’humour, les questions et les idées reçues au sujet de la laïcité, qui est alors remise au centre des institutions républicaines.

Sont traités et éclairés non seulement les inepties habituelles (« la laïcité française est liberticide », « c’est un concept poussiéreux qui n’est plus adapté aux sociétés modernes où coexistent différentes cultures », « catéchisme d’État », etc.), non seulement les dénis et diversions (« L’important, c’est la lutte contre le terrorisme », « la laïcité n’est pas menacée »…) mais aussi des sujets de fond (« la laïcité concerne l’État, pas la société », « la laïcité, c’est la neutralité de l’État »..).

Les pingouins du dessinateur de presse Xavier Gorce, avec leurs apostrophes et dialogues hyperlogiques et féroces, n’ont rien d’une illustration redondante  : ils sont en eux-mêmes des condensés de questions qui alimentent la pensée en déclenchant le rire.

On sort de ce livre rasséréné et heureux de vivre en France.

À la suite du bêtisier, une brève bibliographie et des annexes présentent les textes essentiels qui fondent la laïcité, notamment (Annexe 2, p. 134-135) un « ancêtre visionnaire » : le décret du 21 février 1795 qui dit déjà que la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.

Le Bêtisier du laïco-sceptique, Paris : Minerve, 2021.

« Pour une République laïque et sociale » de Charles Coutel (lu par P. Foussier)

Dans son dernier livre, Pour une République laïque et sociale (Paris, L’Harmattan, 2021), Charles Coutel propose de ressourcer la cause républicaine à l’aune des grands penseurs des Lumières. C’est en puisant dans ces héritages que les républicains humanistes pourront tracer des perspectives à la hauteur des défis considérables qui nous assaillent.

Aux sources du combat républicain

Ce livre est dédié à la mémoire de Samuel Paty, « professeur mort pour la République ». S’il en était besoin, les faits nous rappellent que l’histoire est tragique et que la séquence que nous traversons depuis une dizaine d’années l’est singulièrement. Aujourd’hui, affirmer l’idéal républicain et laïque peut conduire des fanatiques à nous en empêcher par l’élimination physique. « Notre représentation de l’humanisme républicain ressemble à une statue abandonnée, depuis longtemps, au fond de l’océan de notre négligence oublieuse », constate Charles Coutel.

« Comme elle, il peut devenir méconnaissable : les traits du visage s’estompent, les mots pour en parler deviennent flous, les symboles qui l’entourent se perdent ; on oublie la sculpture initiale, le long travail des sculpteurs et l’emplacement de l’atelier. Tout se passe comme s’il fallait de grandes épreuves telles que celles que nous vivons pour en prendre conscience et célébrer l’esprit humaniste qui sut construire notre République et nous apprendre à chérir notre Nation ».

On se lamente souvent de voir les ennemis de l’humanisme et les anti-républicains relever la tête avec autant d’assurance et engranger les victoires les unes après les autres. On s’interroge moins volontiers sur les raisons de leurs succès, qui tiennent largement à nos propres faiblesses ou renoncements. Pour cette raison notamment, le livre de Charles Coutel nous permettra de nous réarmer pour substituer à la posture défensive à laquelle nos ennemis nous ont acculés la claire conscience du nécessaire combat républicain. Lequel ne connaît jamais de trêve, comme nous l’ont enseigné nos anciens. Comme le souligne Gérard Delfau, qui accueille ce livre dans sa belle et fort utile collection « Débats laïques », l’auteur traite le sujet en philosophe, se servant « uniquement de concepts et de l’argumentation pour exposer ses idées en la matière […] sans recourir à la sociologie ou à l’histoire, sans rapporter des anecdotes […]. Il s’extrait de la mêlée. Il prend les choses de plus haut ».

Reconquête de la culture humaniste

Ce n’est évidemment pas un hasard si nous avons de nouveau à puiser dans le legs des Lumières pour trouver les forces nécessaires au réarmement républicain. Car c’est cet héritage-là qui est frontalement contesté, attaqué, défié, lentement grignoté par ceux qui, d’une manière ou d’une autre, voudraient nous replonger dans une logique antérieure, soumise à un ordre naturel ou divin plutôt qu’à l’ordre humain. Charles Coutel convoque pour cela Montesquieu et Condorcet. Le premier nous rappelle que l’universalisme « est à la fois une méthode et un horizon » s’adossant à « l’intérêt à long terme du genre humain ». Quant à Condorcet, il nous aide à penser la citoyenneté avec l’idée mélioriste hélas négligée « de la refonder sans cesse » pour écarter le risque que la République ne « devienne une simple démocratie gestionnaire ». Condorcet nous est également indispensable pour interroger le rôle de l’école. L’exigence d’instruction et de transmission, longtemps hissée au rang de priorité par la République, a été abandonnée depuis une cinquantaine d’années et on ne saurait outre mesure être surpris des dégâts que cette faute a engendrés.

L’auteur nous appelle donc à promouvoir la cause républicaine et ses principes. Il flétrit les « valeurs » invoquées par les tenants du « vivre ensemble » et son rappel à l’ordre sur la nécessaire réappropriation du vocabulaire républicain permettra de ne pas faire le cadeau à nos adversaires d’utiliser leurs propres concepts, du « bien commun » au « care » en passant par le « sociétal ». Avec Charles Coutel, aucun risque de voir le magnifique mot de citoyen adjectivé comme il l’est de plus en plus fréquemment. La « reconquête des mots et de la mémoire de la culture humaniste » est en effet un préalable, on le voit d’ailleurs quotidiennement à la manière dont les adversaires de la République dégradent la langue au service de leur entreprise de déconstruction. De cela et de la dissipation des confusions sciemment entretenues sur la laïcité, on se nourrira avec profit en vue, comme le suggère Patrick Kessel dans sa préface, de « réenchanter la République ».

Charles Coutel, Pour une République laïque et sociale. Héritages, défis, perspectives, préface de Patrick Kessel, L’Harmattan, coll. Débats laïques, 174 p.

[Reprise de l’article publié sur le site de l’UFAL le 4 mars 2021. Avec l’aimable autorisation de l’UFAL et les remerciements de Mezetulle.]

Qu’est-ce que l’âme ? Sur un livre de John Cottingham

Auteur très reconnu, le philosophe anglais John Cottingham (né en 1943) défend un spiritualisme qui puisse s’enraciner dans une expérience humaine partagée. Dans son dernier ouvrage, In Search of the Soul1, il étudie une notion particulièrement difficile à définir : l’âme.

Le propre de l’âme

Cottingham aborde l’âme sous l’angle de sa perte, qui apparaît comme la pire des malédictions. « Que servirait à l’homme de gagner le monde entier, et de perdre son âme ? », demande l’évangile selon saint Marc2 – dans l’évangile selon saint Luc, une question presque identique substitue l’être même à l’âme3. Cottingham cite également Kierkegaard : cette perte peut se produire le plus silencieusement du monde. Nous sommes-nous perdus ou trouvés au fil de nos vies, aurons-nous poursuivi des chimères ou gagné le cœur de notre être ? Ce n’est probablement pas par métonymie que l’âme en vient à désigner l’être ; c’est plutôt le signe d’une véritable identification.

L’âme, c’est aussi une émotion joyeuse, une exaltation, un envol : le monde ou la vie soudain se réenchante. Un vieil homme, écrit par exemple W. B. Yeats, n’est qu’une misérable chose, à moins que l’âme ne se mette à battre des mains et à chanter. Cottingham propose ainsi cette définition de l’âme : « quelque chose qui a le pouvoir de nous élever au-dessus du monde de l’existence ordinaire, quelque chose d’une importance transcendante qui semble nous rendre pleinement vivants à qui nous sommes et à la réalité que nous habitons ». Ce que nous font entrevoir, en particulier, l’art, la nature et l’amour.

Pour Cottingham, l’âme doit également s’envisager d’un point de vue normatif : l’âme diffère du moi, elle représente le moi meilleur auquel je dois tendre. Mais quand bien même notre vie serait, conformément à la conception aristotélicienne, orientée vers un telos – une fin déterminée par la raison –, resterait à identifier cette fin : plaisir, désir de pouvoir, accomplissement artistique… Cottingham écarte – temporairement au moins – une approche religieuse, qui recourrait selon lui à une vision de l’âme trop métaphysique, trop éloignée de la vie de tous les jours. Si nos vies sont orientées vers un but trop particulier, elles ne sont pas pleinement humaines ; pour s’épanouir, elles doivent témoigner d’une certaine unité – l’unité organique qui, selon Aristote, est la marque de la vie bonne. Certains philosophes contemporains rejettent cette idée d’unité lorsqu’elle prend la forme de la narrativité. Cottingham n’est pas très juste avec ces penseurs de l’épisodique en voyant dans leur approche une façon de considérer les autres – ceux qui maintiennent ce qui rend possibles des vies fragmentées – comme de simples moyens au service de leurs fins propres.

Ce qui caractérise la conception de John Cottingham, c’est son antiréductionnisme. La science ne pourra jamais rendre compte de toute la réalité humaine ; toute la signification que font naître l’activité mentale des hommes et leur communication interpersonnelle ne peut se réduire au fonctionnement de processus cérébraux. « Être humain, écrit Cottingham, c’est avoir une vie intérieure. Cela ne signifie pas que nous ayons des pouvoirs immatériels, ou que notre conscience ne dépende pas de l’activité cérébrale. Mais cela signifie que la tâche consistant à nous comprendre nous-mêmes dépasse ce que le langage et les méthodes de la science pourront jamais embrasser. »

L’âme de Descartes

Au moment de nous proposer une petite histoire de l’âme, c’est sur Descartes que John Cottingham, spécialiste et traducteur de cet auteur, va le plus longuement s’arrêter. L’âme a d’abord signifié le souffle, la respiration. Pour Platon, elle se dirige à la mort vers le monde invisible. Selon Aristote, en revanche, le bien suprême réside certes dans la contemplation théorique (un pléonasme, si l’on s’en tient à l’étymologie) mais le corps joue un rôle essentiel : il est la matière dont l’âme est la forme. Cottingham note que beaucoup de philosophes ont vu dans cet hylémorphisme un « moyen terme plausible et séduisant » entre un matérialisme radical et le dualisme des substances incarné par Platon. Il cite Wittgenstein : « Le corps humain est la meilleure image de l’âme humaine4 » et prend l’exemple d’un pianiste – son âme est dans les mouvements de ses doigts, de son corps, les expressions de son visage.

John Cottingham déplore un certain « dédain moderne pour les conceptions cartésiennes ». Il souligne d’abord que c’est Descartes qui a inauguré l’étude scientifique de la psyché humaine, en montrant que les lois de la physique peuvent rendre compte de nombreuses facultés qui étaient traditionnellement attribuées à l’âme, et qu’il n’y a pas de différence intrinsèque entre matière animée et matière inanimée. Son Traité de l’Homme énonce qu’il est inutile de concevoir quelque âme « végétative » ou « sensitive » (à la suite d’Aristote, la scolastique distinguait une âme végétative, une âme sensitive et une âme rationnelle). Descartes ne fait donc aucune référence à une âme immatérielle pour la plupart des fonctions humaines, qu’il s’agisse de fonctions psychologiques comme la perception et la mémoire, qu’il s’agisse des passions et même d’actions volontaires auxquelles on ne prête pas attention (marcher, courir, chanter) : une explication purement mécaniste suffit. L’âme n’entre en scène que lorsqu’on en arrive à l’attention mentale consciente. Le domaine de l’âme a donc été radicalement réduit par Descartes : seule demeure l’âme rationnelle (« raisonnable »).

Cottingham examine ensuite les implications de ce qu’il appelle une « expérience de pensée », celle à laquelle se livre Descartes en comparant un automate à des êtres animés. Si l’on peut confondre un automate avec un animal mais pas avec un être humain, c’est parce qu’un automate ne pourra jamais parler véritablement ; Descartes écrit, dans la cinquième partie du Discours de la méthode, qu’il est « moralement [pratiquement] impossible » à un animal de répondre à « toutes les occurrences de la vie ». Selon Cottingham, Descartes « annonce » en quelque sorte Chomsky et la notion de « créativité » du langage – cette faculté du locuteur de répondre pertinemment dans une série illimitée de situations inédites. Que la pensée soit due à une âme immatérielle est une autre question ; ce qui reste vrai aujourd’hui, pour John Cottingham, c’est que les êtres humains sont essentiellement différents de quoi que ce soit d’autre dans l’univers. En matière de langage, aucun animal ne pourra jamais approcher « les hommes les plus hébétés », comme l’écrit Descartes. Les activités que Descartes prête à l’âme constituent, selon Cottingham, des attributs irréductibles de la nature humaine.

Enfin, John Cottingham considère que le fameux « dualisme cartésien » ne traduit pas adéquatement l’idée que Descartes se faisait de la nature humaine. Outre l’étendue et la pensée, ce que les philosophes analytiques contemporains désignent comme « le problème difficile de la conscience5 » – celui de l’aspect qualitatif de la sensation, des qualia – a été abordé par Descartes. Dans la sixième des Méditations métaphysiques, il évoque « ce je ne sais quel sentiment de douleur » ou encore « cette je ne sais quelle émotion de l’estomac » : pour Cottingham, Descartes anticipe ici l’idée que les états conscients ont un caractère phénoménologique distinctif et irréductible accessible au seul sujet. Contrairement à ce qu’on dit communément, Descartes ne perdait pas de vue les sensations, qui étaient selon lui dans la dépendance de l’union (qu’il qualifie de « substantielle ») de l’esprit et du corps. Pour faire justice à Descartes, il vaudrait donc mieux recourir, plutôt qu’à un sempiternel « dualisme », aux trois « notions primitives » qu’il a dégagées : l’âme, le corps, l’union de l’âme et du corps. Il ne s’agit pas de trois substances mais de ce que Cottingham appelle un « trialisme attributif » (des propriétés).

Le secret de l’âme

John Cottingham reconnaît à Descartes une autre « préfiguration » : avant Freud, il a remarqué que les passions comme l’amour sont souvent difficiles à comprendre parce qu’à l’âge adulte notre jugement rationnel peut être brouillé par des sentiments confus remontant à l’enfance. Pour Malebranche, c’est la nature même de l’âme qui nous est obscure : « je ne suis que ténèbres à moi-même, ma substance me paraît inintelligible6 ».

La vérité, pour Descartes comme avant lui pour Augustin ou Bonaventure, n’en réside pas moins dans l’homme intérieur. Selon John Cottingham, la conception cartésienne des « idées claires et distinctes » comme l’autonomie kantienne sont « vulnérables à une certaine sorte de circularité épistémique ». Quoi qu’il en soit, ces deux visions présupposent que l’esprit humain est en mesure de faire des choix rationnels fondés sur un accès transparent à ses propres contenus. Elles se prolongent dans une conception moderne selon laquelle c’est à l’âme elle-même qu’il appartient de construire son expression la plus authentique.

Mais si l’âme était opaque et que le moi ne fût « pas maître dans sa propre maison » (Freud) ? Quelques critiques qu’on ait pu adresser à la psychanalyse, Cottingham estime que Freud et Jung ont eu le génie de rendre explicites des vérités que, d’une certaine façon, nous avions toujours connues : les contenus de l’esprit sont souvent ambigus et opaques ; la maturité psychologique exige que nous en explorions les replis sombres.

Le secret de l’âme, John Cottingham l’identifie au désir, plus ou moins dissimulé, qu’elle a de Dieu. Pour Freud, ce désir est l’expression d’une névrose. Jung y était beaucoup plus ouvert : « la question de savoir si Dieu existe est futile. Je suis suffisamment convaincu des effets que l’homme a toujours attribués à un être divin ». Quand une personne en aime vraiment une autre, il y a nécessairement, écrit Cottingham, quelque chose qu’elle ne peut pas – et ne souhaite pas – embrasser. À une autre échelle, le divin demeure, lui aussi, ultimement incompréhensible.

Conscience et morale

Cottingham cite à plusieurs reprises une expression de Descartes dans la quatrième partie du Discours de la méthode : « ce moi, c’est-à-dire l’âme par laquelle je suis ce que je suis ». Cela signifie pour Cottingham : je suis un sujet, le « propriétaire » des pensées, des sentiments et des expériences qui constituent ma vie consciente ; je ne suis pas un objet que les méthodes quantitatives de la science puissent mesurer. De la même façon, dans un livre récent7, un autre philosophe anglais, Richard Swinburne, voit dans l’eccéité propre à chaque âme humaine – c’est-à-dire dans ce qui la rend différente de n’importe quelle autre âme – la raison pour laquelle la science ne pourra jamais l’expliquer complètement. Cette subjectivité est exclusivement humaine : aucun autre animal ne pourrait formuler l’idée d’un moi par lequel je suis ce que je suis.

Le « problème difficile de la conscience » peut s’exprimer ainsi : comment cette propriété qu’est l’expérience subjective peut-elle s’insérer dans une conception cohérente de la réalité ? Une des « solutions » possibles est de voir dans la conscience une illusion produite par le cerveau ; donner ainsi la priorité à l’image scientifique sur l’image manifeste de la réalité constitue, selon Cottingham, une erreur philosophique souvent commise. À l’inverse, on peut juger que toute réalité physique est fondamentalement mentale (« panpsychisme ») ; selon Cottingham, on aboutit avec cette théorie à un mystère insondable. L’auteur suggère que le théisme n’est pas moins bien armé (litote) que le panpsychisme ou que le déni de la conscience pour rendre compte du caractère irréductible de celle-ci.

Le même problème se pose pour la morale. S’il est une question difficile, c’est bien celle d’intégrer la normativité dans une image scientifique de la réalité. En réponse, certains dénient l’existence même des exigences morales et les ramènent à des préférences ou à des désirs. Mais une telle approche n’explique en rien, d’après Cottingham, nos intuitions morales les plus fortes : la cruauté est intolérable ; nous devons aider ceux qui sont dans la détresse. La seule position tenable est donc l’objectivisme moral : les principes moraux sont une part de la réalité au même titre que les lois de la physique. Pour le philosophe britannique Derek Parfit (1942-2017), certaines choses comptent objectivement : la façon dont nous traitons les gens, ce que nous faisons pour que la planète survive, etc. Mais, demande Cottingham, qu’est-ce qui fonde cette objectivité ? Il trouve intrigante l’assertion de Parfit selon laquelle les vérités morales, vraies comme n’importe quelle vérité peut l’être, n’ont « pas de statut ontologique ».

L’énigme demeure. « La normativité, comme la conscience, est quelque chose dont nous ne pouvons nous débarrasser : nous ne pouvons l’écarter comme une illusion, et nous ne pouvons aisément l’insérer dans une image purement physique de la réalité. » Pour Cottingham, c’est en ouvrant la porte à l’alternative théiste qu’une solution se fera jour. Dieu pourra apparaître alors comme l’être sans qui il n’y aurait pas de sujets conscients durables et pas de principe normatif susceptible de guider leurs vies. Selon l’auteur, nous ne créons pas les valeurs et les beautés du monde ; nous sommes bien plutôt appelés à répondre à quelque chose de plus grand que nous. Il emprunte au philosophe américain Thomas Nagel8 l’idée de l’âme comme « instrument de transcendance ». Il nous suffit de fermer les yeux pour habiter un espace infini, et ce à quoi nous accédons alors est réel (vérités éternelles de la logique et des mathématiques, valeurs qui s’imposent à nous). Toujours soucieux de ne pas éloigner Dieu du monde qui nous est familier, Cottingham repousse la notion de surnaturel. Comme il n’y a pas deux mondes mais un seul, l’immanence divine ne s’oppose pas mais s’associe à la transcendance divine.

John Cottingham cite ces mots du théologien allemand Karl Rahner, qui résument bien le message humaniste et spiritualiste de son livre : « L’homme n’existe réellement en tant qu’homme que lorsqu’il emploie le mot « Dieu » au moins comme une question […] La mort absolue du mot « Dieu », incluant jusqu’à l’éradication de son passé, serait le signal, que plus personne n’entendrait, que l’homme lui-même serait mort ».

Notes

1 – John Cottingham, In Search of the Soul. A Philosophical Essay, Princeton University Press, 2020.

2 – Marc 8.36.

3 – Luc 9.25.

4Recherches philosophiques, partie 2, section 4.

5 – « The hard problem of consciousness ». L’expression est due à David Chalmers.

6Méditations chrétiennes et métaphysiques, IXe Méditation, article XV.

7 – Richard Swinburne, Are We Bodies or Souls ?, Oxford University Press, 2019.

8Cf. Thomas Nagel, L’esprit et le cosmos. Pourquoi la conception matérialiste néo-darwinienne de la nature est très probablement fausse, Vrin, 2018.

François Rastier à l’ENS-Lyon : la meute et le conférencier (par Jean Szlamowicz)

Analyse rhétorique d’une hystérie idéologique

Jean Szlamowicz1 a assisté à la conférence « Race et sciences sociales » que François Rastier a donnée à l’ENS de Lyon le 24 novembre 2020. Après de multiples attaques à la suite de la publication d’une série d’articles dans Non Fiction2, la conférence de François Rastier a de nouveau été l’occasion de protestations et d’assauts « qui avaient peu à voir avec un débat normal ». L’auteur en livre ici l’analyse, qu’il fonde sur l’examen de leurs « techniques argumentatives », lesquelles n’ont d’autre objet que de faire taire toute contradiction et de mettre en place une idéologie d’éradication de la culture.

François Rastier, sémanticien, auteur entre autres de monographies sur Heidegger et Primo Levi, a récemment été victime d’attaques pour ses articles parus dans Non Fiction portant sur les dérives des sciences sociales vers le militantisme décolonial3. Ces attaques ont été le préambule de protestations contre sa conférence à l’ENS-Lyon (24 novembre 2020, « Race et sciences sociales »), dénoncée par un communiqué inter-associatif de l’ENS. La conférence s’est tenue, mais il a dû subir des assauts lors du débat qui a suivi qui avaient peu à voir avec un débat normal étant donné leur caractère outrancier. La violence des attaques s’est poursuivie sur Twitter et — ce qui prend une ampleur se rapprochant de la censure — par l’ENS même qui a refusé de mettre en ligne sa conférence et s’était initialement refusée à la lui fournir. Il l’a finalement obtenue, mais elle n’est pas diffusée sur le site de l’ENS comme c’est l’usage4. Comment en arrive-t-on à la damnatio memoriae dans une institution censément garante d’une réflexion intellectuelle de haut niveau ?

Nous avions déjà réagi à la pauvre argumentation qui avait suivi la publication des articles de François Rastier dans un article intitulé « Nouvelles techniques de surveillance et de dénonciation idéologique »5. Le présent article en est le prolongement et se concentre à nouveau sur les techniques argumentatives (je n’ai pas dit les arguments, qui sont aux abonnés absents)6.

Stratégie rhétorique de base

Quand la rhétorique a uniquement pour objectif de délégitimer l’adversaire et ne se soucie ni d’en dévoiler l’argumentation ni de faire valoir les idées qu’on lui oppose éventuellement, on tombe dans un dispositif discursif qui n’a plus rien à voir avec le cadre de la discussion raisonnée telle qu’elle se pratique dans la recherche.

Nous l’avions déjà noté7, la caricature des arguments de François Rastier et l’hyperbolisation des critiques contreviennent fondamentalement au débat qui n’a, dès lors, plus lieu d’être. Si les attaques ne reposent que sur l’agressivité et non la démonstration, alors la mauvaise foi bloque la possibilité d’un échange et la production de la pensée — ne reste qu’un pugilat rhétorique sans intérêt. C’est d’autant plus troublant que le communiqué préalable à la conférence8, les réactions des personnes présentes et les attaques sur Twitter affichent une incompréhension complète des propos de François Rastier.

La paraphrase excessive et axiologisée, en résumant la pensée de François Rastier par des raccourcis réduits à des mots clés (« homophobe », « nazi », « dérive droitière »), en déforme le contenu. En effet, au lieu de rendre compte des propos incriminés, il s’agit uniquement de les qualifier de manière négative : cette condensation mal intentionnée repose sur le déni des propos réellement tenus et de leur intention argumentative.

Nous avons remarqué, en temps réel, une incroyable surdité de personnes qui, même face au démenti et aux explications patientes de François Rastier, répétaient les mêmes reproches sans entendre ni comprendre les réponses.

Association incantatoire et allusion déformante

Quand un tweet9 se déclare écœuré par « un flot ininterrompu de références nazies », l’allusion suffit à associer la conférence au nazisme, alors qu’elle en constituait précisément une critique. Un tel rapprochement allusif, en commettant un contresens volontaire, porte la malhonnêteté et la mauvaise foi au pinacle.

En effet, François Rastier retrace la généalogie philosophique des idées contemporaines, qu’il fait remonter, via Derrida, à Heidegger qui masquait dans le jargon philosophique un principe völkisch, c’est-à-dire un ancrage ontologique dans l’expression du peuple, spécifiquement allemand. En résulte un projet de destruction de la rationalité propre aux sciences de la culture qui, selon le point de vue heideggerien, sont à remplacer par l’exaltation mystique du génie du peuple. François Rastier montre comment le projet heideggerien s’incarne aujourd’hui dans la célébration identitaire et le retour du racialisme dans le champ politique, citant effectivement des auteurs pour qui « la race, cela existe ».

Évidemment, cette conception de la race est sociale et non plus génétique : ce tour de passe-passe assez faible continue néanmoins à se fonder sur la couleur de peau, articulant ainsi par un binarisme que rien ne justifie factuellement une opposition entre « Blancs » et « Racisés », polarisation simpliste, ethnocentrique, trompeuse et sans la moindre prise en compte des variations socio-historiques (comme si toutes les sociétés occidentales étaient les mêmes, comme si le reste du monde était exempt de racisme, etc.). La philosophie de la déconstruction pratique ainsi des dénonciations sélectives de l’oppression, lesquelles ne visent que l’Occident. À cet égard, la seule mention du « post-colonialisme » est en soi frauduleuse en ce qu’elle conceptualise l’idée de colonisation par l’article défini : la colonisation implique qu’il n’y en a qu’une et promeut ainsi l’idée manichéenne d’un Occident malfaisant tout en taisant l’incidence qu’une telle théorie devrait accorder à l’impérialisme ottoman, chinois ou islamique. Il en va de même de « l’esclavage », dont l’article défini renvoie là aussi au seul commerce triangulaire et non à la généralité de la pratique esclavagiste dans l’histoire de l’humanité — et à sa continuité contemporaine, notamment dans des contextes islamiques (Mauritanie, Soudan, Libye…).

Il s’agit donc d’associer une connotation de négativité au nom de François Rastier auquel on reproche simultanément un « point Godwin » et de procéder à des « rapprochements « à la louche » entre le nazisme de Heidegger, les propos de Houria Bouteldja, le terroriste Carlos ou encore les Principes de la communauté chez Pétain ». Ses propos, loin d’être « à la louche », procèdent justement de l’analyse des textes et sont étayés par des citations et des propos de penseurs décoloniaux revendiquant une lecture raciale s’appuyant sur un vocabulaire explicitement essentialisant (« blanchité », « racisé »). L’emploi de la locution « à la louche » a deux effets : par son registre, la formule discrédite le conférencier, comme s’il ne méritait pas une analyse plus fouillée ; par l’expression imagée et hyperbolique, on lui impute une approximation qu’on s’abstient ainsi de démontrer précisément parce que la formulation en souligne l’évidence. Ce niveau de langue a donc une véritable efficace argumentative et permet de brûler les étapes de la démonstration pour directement accuser un discours et une personne.

Dans le communiqué inter-associatif des étudiants de l’ENS (voir documents en Annexe 2 ci-dessous), on note l’accusation d’une « conception discriminatoire des sciences sociales ». Que peut bien signifier discriminatoire dans ce contexte ? Le propos critique de François Rastier est justement — comme en témoigne sa conférence elle-même — de replacer l’humanisme, les données, la méthode au cœur des sciences sociales afin qu’ils ne se transforment pas en chantier d’essentialisation du genre et de la race. Comment peut-on lui imputer un discours inverse ? En quoi est-ce « une lecture passéiste et réactionnaire » ? Ces derniers adjectifs ont-ils la moindre portée apodictique ?

Le conférencier est par ailleurs qualifié comme étant « une des voix minoritaires mais sur-médiatisées ». Considérer François Rastier comme surmédiatisé par rapport aux militants décoloniaux que sont Houria Bouteldja ou Rokhaya Diallo relève, là encore, de la mauvaise foi. Ou alors, je ne m’étais pas aperçu de l’omniprésence télévisuelle de mon collègue. C’est évidemment un argument d’autorité inversé qui valide les opposants en les posant comme victimes d’un courant dominant omniprésent.

Remarquons aussi l’allusive accusation de « contradictions logiques » qui sont d’autant moins démontrées qu’elles ne sont même pas citées. Le tweet a ceci d’efficace qu’il permet l’indignation sans avoir à s’en expliquer…

L’accumulation d’épithètes négatives (« nazi », « réactionnaire », « surmédiatisé », « passéiste ») crée un effet d’abondance qui vaut argument en lui-même. On parle en rhétorique de conglobation pour caractériser cette façon de décliner la même idée de multiples manières. Ici, le procédé permet de produire de la négativité par association. Mêmes faibles, les arguments finissent par paraître irrésistibles du fait de leur seul déploiement quantitatif.

La délation cool

Le tweet déjà cité et reproduit sur Academia s’accompagnait d’une image de pompe à merde. L’écœurement n’est pas un argument et l’hyperbole dont il témoigne entend délégitimer le discours, comme si l’image scatologique était le seul équivalent pensable au discours tenu durant la conférence. Mais pourquoi pas, après tout ? Le procédé imagé et potache pourrait refléter une forme d’humour si son systématisme ne trahissait une volonté d’éviter l’argumentation pour privilégier la pure indignation morale. C’est du reste l’un des thèmes de la conférence que d’avoir souligné l’utilisation du pathos comme argument, de l’émotion comme principe et de la leçon de morale comme axe fondateur.

Le langage familier, voire ordurier, n’est pas innocent. C’est précisément parce qu’il abolit le registre scientifique ou philosophique qu’il acquiert une fonction argumentative : en ne se plaçant pas sur le terrain langagier du conférencier, on dénie à ce dernier la spécificité de son expression et on lui substitue un niveau de langue avilissant. L’image se substitue à l’argument. La figuration de l’abject tient lieu de démonstration.

Corollaire scandaleux, ces divers commentaires se livrent sans vergogne à des clichés âgistes qui contredisent toutes les prises de position soi-disant ouvertes, pluralistes et généreuses des militants. On frémit de constater qu’ils peuvent délégitimer quelqu’un non pour ses arguments mais pour son âge : on peut deviner ce que seraient les réactions si on disqualifiait quelqu’un pour son poids, son sexe, sa couleur de peau. Mais, pour l’âge, tout est permis : le sémanticien est donc qualifié de « papy » (avec orthographe modernisée ?), ce qui laisse penser toute l’affection que les normaliens peuvent avoir pour leurs propres grands-parents.

Ils rappellent que François Rastier est une « personne retraitée de 75 ans continuant de se prévaloir du titre réglementaire de ‘directeur de recherches émérite au CNRS’, comme si ce titre était décerné à vie ». Proposent-ils donc qu’on lui dénie toute existence sociale ? Qu’on appose une date de péremption sur ses futures conférences ? Il n’est pas le seul visé puisqu’il fait partie de ces « universitaires du siècle dernier » qu’il s’agit de conspuer. L’argument de la nouveauté, nul et non avenu sur le plan intellectuel, est pourtant revendiqué de façon redoublée (« renouveau des sciences sociales », « la recherche contemporaine », « en prise avec son époque »). Croire que la nouveauté serait la preuve de quoi que ce soit, c’est croire en une religion du progrès qui se confond avec l’âge que l’on a. Visiblement, ce sont les hormones du narcissisme social qui parlent ici. N’ont-ils donc pas conscience que leur jeunesse est appelée à se périmer ?

Un niveau de langue et de péjoration où l’on décrit une pensée à l’aide de qualificatifs comme connerie, bête, nauséabond fait l’ellipse de la démonstration. L’intensité descriptive mime l’indignation comme si elle était au-delà de toute démonstration. Mais l’ironie et l’hyperbole ne sont pas des arguments. Certes, ce ne sont pas non plus des traits d’expression indignes car les figures de style ne sont pas en soi à condamner — est-il seulement possible de s’exprimer sans hyperbole ou sans ironie ? Le problème est qu’elles constituent ici un masquage argumentatif, transférant les idées dans l’inargumentable et l’indicible. Si l’on est en droit de juger qu’une idée est « une connerie », il faut normalement le prouver si l’on se situe dans le débat d’idées. Or, le propre de ces discours est qu’ils jugent mais ne débattent pas. Ils ne s’adressent qu’à leurs « potes ». C’est un discours de la connivence et non de la démonstration. Le problème est qu’il est public et qu’il revendique une censure sans avoir d’autre étayage que la seule indignation de son entre-soi idéologique.

L’aveuglement sémiotique

Cette indignation signalétique est en outre assortie d’une bonne dose d’ignorance. Les militants confondent les mots et les choses. Quand François Rastier parle du concept de race pour en évoquer le caractère éventuellement fragile, on lui rétorque « alors vous niez le racisme ». François Rastier a beau expliquer que les identités ne sont pas des essences, les militants croient que les mots désignent des choses. Les concepts sont des constructions sémantiques et culturelles, grammaticales et idéologiques. C’est peine perdue que de tenter une clarification tant il n’est pire sourd que celui qui refuse d’entendre ce qui contrecarre ses préjugés. On notera donc que ces gens-là ne font pas de différence entre onomasiologie (partir d’une idée) et sémasiologie (partir de l’examen du signe linguistique). On peut étudier « le racisme », mais il faut, tout de même, comprendre que le mot racisme a des usages variés… Cela fait quelques décennies que l’on a parlé de linguistic turn pour cette conscience de la matérialité langagière des concepts philosophiques.

Mais, réagissant avec la virulence pavlovienne d’idéologues qui prennent les mots pour des signaux, ils aboient en retour « nazi », « homophobe », « connerie » et prétendent que pour François Rastier, « le racisme n’existe pas » alors qu’il expliquait la nuance entre le concept et la chose. On entend les militants répéter : « C’est une construction sociale », sans que cela participe d’un propos autre que mécanique. Car, dans la société, qu’est-ce qui pourrait relever d’autre chose que de l’élaboration culturelle et échapper à ce diagnostic ? Depuis la culture des petits pois jusqu’à l’antisionisme, qu’est-ce qui n’est pas une construction sociale ?

On aussi entendu des reproches proférés dans une langue pseudo-technique, mal maîtrisée et prétentieuse. Un auditeur jouait les donneurs de leçons en confondant « épistémique » et « épistémologique », ignorant des usages du mot différents en philosophie et en linguistique. Sa question acerbe mais peu claire lui permit de se déclarer peu satisfait de la réponse. Il n’utilisait de toute manière sa formulation contournée que pour faire chic, pour donner une impression de hauteur dédaigneuse. C’est assez mal venu quand on parle à un sémanticien tel que François Rastier avec l’œuvre qu’on lui connaît !…

L’argument d’autorité

La récurrence d’accusations d’incompétence a priori est un topos de la critique militante dans le champ de la recherche universitaire. Il faut toujours accuser l’autre d’incompétence. Le communiqué considère donc que François Rastier est « invité sur une thématique extérieure à son champ de spécialité »10.

Un champ de spécialité indique une connaissance qui peut effectivement être mal maîtrisée par d’autres et il est normal qu’un expert en statistiques, par exemple, puisse corriger l’usage profane fautif qui serait fait de données par des non-spécialistes11. Cela ne constitue pas pour autant un talisman sanctifiant une parole, sauf à considérer que seuls les étudiants de Sciences Po auraient le droit de parler de politique.

Qu’un linguiste s’exprime sur la méthodologie des sciences de la culture ne semble pas sortir de son champ. Et on ne voit pas pourquoi un physicien, un biologiste ou un économiste n’auraient pas le droit, eux, d’en parler. Si on considère que les domaines sont étanches entre eux, il va falloir interdire à beaucoup de gens de parler de beaucoup de choses — et au passage considérer que les gens sans diplômes n’ont le droit de s’exprimer sur rien. Il est surprenant de voir des étudiants décider de qui a le droit de parler de quoi. Cette conception hautaine et technocratique du savoir n’est qu’une confiscation de l’argument d’autorité par une caste de donneurs de leçons. A exhiber un tel mépris , les normaliens ne se grandissent pas.

Les spécialités intellectuelles impliquent une expertise, pas des pouvoirs magiques ni une infaillibilité doctrinale : tous les économistes, historiens, linguistes n’ont pas la même vue sur tous les sujets. L’argument ad hominem est donc non seulement infondé, mais mesquin et prétentieux. Venant d’étudiants, l’argument d’autorité est même passablement risible et largement auto-invalidant.

Pire encore, les attaques qui ont visé François Rastier ont pris la forme de mises en cause s’attaquant à la respectabilité de sa personne. Avant même que la conférence n’ait eu lieu, on a pu lire une virulente diatribe anonyme de la « revue d’idées » (sic) nommée Argus qui a publié sur sa page Facebook les propos suivants, à la fois agressifs, dénués d’arguments concrets et à la syntaxe surprenante :

« François Rastier est un linguiste émérite : qu’a-t-il de pertinent à dire sur ce thème ? […] Ce genre de propos invite à la radio, dans des feuilles de chou médiocres et sur des plateaux grimant un bar PMU fantasmé, il ne devrait pas ouvrir les portes de l’ENS, qui fait partie des institutions visées par ces propos d’une brutalité rare. La question du Conf’Apéro est importante, elle est traitée par de nombreuses recherches, non parce qu’il s’agit de répondre à un agenda politique que traiter avec nuance, minutie et précision une question centrale pour la compréhension du monde sociale. Les propos de F.Rastier et consorts sur la question n’en prennent pas compte. Ils sont d’une médiocrité insupportable et l’ENS de Lyon ne devrait pas les valider. » (sic) (voir publication Facebook dans les documents en Annexe 2 ci-dessous).

Argument d’autorité, argument ad personam, apodioxe : c’est là toute la panoplie rhétorique de la bassesse. L’exhibition de l’exaspération s’autorise de son indignation pour ne ressasser qu’une évidence agonistique incapable de se fonder en raison : ces opposants ne sont pas d’accord avec François Rastier, mais l’enflure hyperbolique et insultante de leur propos est la seule justification qu’ils parviennent à donner à leur désaccord.

L’hémiplégie idéologique ou la censure revendiquée

« Nous sommes attaché.es à la promotion d’une recherche pluraliste, […] dès lors il n’est pas acceptable que notre école […] donne sa caution à la dérive droitière de quelques chercheurs-euses s’exprimant à tort et à travers sur des sujets de société : l’exigence d’une institution universitaire n’est pas celle des plateaux télévisés ou des essais d’extrême droite »

Une simple remarque : dans la même phrase, on revendique au nom du pluralisme de ne pas inviter des conférenciers au motif d’une étiquette qu’on leur attribue. Une telle logique est, en soi, dirimante.

De plus, considérer que des concepts-épouvantail aussi simplistes que l’étiquetage « droite » et « extrême droite » constituent un fondement de consensualité, c’est avoir le narcissisme de croire que tout le monde possède le même système de valeurs et de référence. On pourra se reporter à l’ouvrage de Simon Epstein Un paradoxe français : Antiracistes dans la Collaboration, antisémites dans la Résistance (2008, Albin Michel) pour explorer l’inanité de telles catégories. Outre le caractère peu opérant de ces notions, qui ne sont d’ailleurs utilisées ici que pour leur valeur d’insulte, François Rastier est justement occupé à dénoncer les dérives totalitaires, antisémites et racialistes de sciences sociales qui se fondent sur l’identitarisme et un sentiment de supériorité morale et non plus sur un protocole méthodologique vérifiable et falsifiable.

On note aussi le chantage désormais bien établi consistant à réclamer une réponse et un débat a priori : « Nous regrettons l’invitation de ce chercheur à s’exprimer sans contradiction possible ». Cette lamentation attristée fait mine d’être victime d’une parole omnipotente écrasant la liberté d’expression… dans un communiqué réclamant sa censure ! Leur partialité est telle qu’elle ne se rend même pas compte de sa contradiction.

Il s’agit là d’un artifice d’intimidation. Cela revient à considérer que toute prise de parole (adverse, bien sûr…) devrait être accompagnée d’une tutelle permettant de l’annuler et ne saurait se formuler que dans un cadre imposé et nécessairement conflictuel. C’est une conception du débat dénuée d’horizon heuristique, qui relève du spectacle et de la confrontation et ne cherche pas véritablement à construire une pensée dans le dialogue. Si chacun devait s’exprimer sous la surveillance d’un adversaire malveillant en maraude, on imagine assez le peu de conférenciers qui accepteraient une telle pression. C’est bien un rôle de surveillance et de milice intellectuelle que s’octroient ces partisans de la liberté académique, de l’émancipation et de l’esprit critique (ce sont les termes qu’ils choisissent pour se représenter : les mots du marketing idéologique, créateurs d’un consensus manipulateur — qui serait contre ces notions ?).

La démarche consistant à vouloir faire taire quelqu’un pour les opinions qu’on lui attribue témoigne d’une conception totalitaire puisqu’on ne tolère en fait que les opinions qu’on partage. Une conception aussi limitée du pluralisme ne peut aboutir qu’à la radicalisation et à l’exclusion : l’adversaire est nécessairement une ordure à éliminer (le mot ordures est revenu dans les tweets). Cette absence de demi-mesure est le signe même de la radicalité et du fondamentalisme. Le décolonialisme en est donc déjà là. De la Sainte Ligue jusqu’à l’islamisme, en passant par le nazisme et le stalinisme, les idéologies radicales n’envisagent pas la différence d’opinion comme tolérable. C’est précisément en cela que de telles idéologies doivent être combattues par les démocraties dont le principe place le débat au centre de la dynamique politique.

Dans ces formations discursives intolérantes (comme chez Heidegger), il n’y a pas de débat, il n’y a que des vérités. C’est précisément ce dispositif que François Rastier avait rappelé en montrant que les cultural studies devenues militantes posaient un rapport de domination a priori et le déclinaient, proposant de vérifier des préjugés et non de construire des données et des interprétations selon une méthode. Le militantisme décolonial et inclusiviste de ceux que j’appellerai désormais les « déconstructeurs » n’est que la sempiternelle reconduction d’un discours qui s’auto-valide, discours prophétique qui, ivre de sa vertu, propose ni plus ni moins d’éliminer jusqu’à la mémoire de ses adversaires. Cancel culture, c’est-à-dire l’idéologie de l’éradication.

En une forme de manifestation involontairement exemplaire, les propos et les comportements des militants, ainsi que leurs pressions sur les institutions — dont on attend qu’elles parviennent enfin à s’extraire de leur lâcheté — constituent la démonstration même de leur nocivité agressive qui précarise la liberté d’expression. C’est donc bien une preuve patente que les militants se réclamant de la déconstruction décrite par François Rastier n’ambitionnent pas de faire œuvre scientifique, mais de faire taire toute contradiction.

Annexes

1 – Quelques écrits de François Rastier

2 – Documents

  • Vidéo de la conférence de François Rastier sur la chaîne Youtube du Réseau de Recherche contre le racisme et l’antisémitisme https://www.youtube.com/watch?v=5XtK0n1lYbE
  • Communiqué interassociatif contre la venue de F. Rastier à l’ENS (copie d’écran) :

  • « Argus, revue d’idées »
    Publié le 24 novembre à 9h34 sur la page Facebook de la revue
    « Argus participe au communiqué inter-associatif contre la venue de François Rastier à l’ENS de Lyon pour une « Conf’apéro » sur le thème : « Race et sciences sociales ».

Nous sommes les premiers à à se battre pour un débat d’idées, pour la transmission du savoir et la lecture des oeuvres d’autrui. Or, nous sommes alors les premiers à dire que ces éléments s’inscrivent toujours dans un contexte, entre certains groupes sociaux et bel et bien selon un rapport de force. Ces choses là sont acquises y compris dans les éthiques de la discussion les plus consensuelles comme celle d’Habermas.

François Rastier est un linguiste émérite : qu’a-t-il de pertinent à dire sur ce thème ? Il y est intéressé en raison de sa participation au Manifeste des 100, tribune signée par d’anciens et anciennes universitaires et beaucoup d’essayistes contre « l’islamo-gauchisme » rampant au sein de l’ESR français autour de ces questions.

Ce genre de propos invite à la radio, dans des feuilles de chou médiocres et sur des plateaux grimant un bar PMU fantasmé, il ne devrait pas ouvrir les portes de l’ENS, qui fait partie des institutions visées par ces propos d’une brutalité rare. La question du Conf’Apéro est importante, elle est traitée par de nombreuses recherches, non parce qu’il s’agit de répondre à un agenda politique que traiter avec nuance, minutie et précision une question centrale pour la compréhension du monde sociale.

Les propos de F.Rastier et consorts sur la question n’en prennent pas compte. Ils sont d’une médiocrité insupportable et l’ENS de Lyon ne devrait pas les valider.

Ici, ce n’est pas François Rastier en tant que chercheur qui est invité, c’est le polémiste. L’ENS de Lyon n’a pas à inviter un polémiste qui attaque et méprise un monde qui l’a pourtant soutenu et nourri. »

Notes

1– Linguiste, traducteur, auteur de Le sexe et la langue (2018, Intervalles – voir la recension sur Mezetulle par Jorge Morales) et de Jazz Talk. Approche lexicologique, esthétique et culturelle du jazz (2021, PUM).

2Mezetulle a fait état le 1er décembre de cette série de 4 articles parus sur Non Fiction, dont on trouvera les références ici : https://www.mezetulle.fr/sexe-race-et-sciences-sociales-quatre-etudes-de-francois-rastier/

3Voir la note précédente.

4La vidéo de la conférence de François Rastier est en ligne sur la chaîne Youtube du Réseau de recherche sur le racisme et l’antisémitisme (RRA Université de Picardie Jules Verne) : https://www.youtube.com/watch?v=5XtK0n1lYbE

5 – Jean Szlamowicz « Nouvelles techniques de surveillance et de dénonciation idéologique », Perditions idéologiques, 22 novembre 2020 https://perditions-ideologiques.com/2020/11/22/nouvelles-techniques-de-surveillance-et-de-denonciation-ideologique/

6 – Je le fais à partir de ma prise de notes de la conférence et des éléments publiés sur Twitter [voir notamment les documents à l’Annexe 2 ci-dessus] et sur le site Académia (plateforme Hypothèse.org https://academia.hypotheses.org/28984 ) qui reproduit, non sans prendre ses distances, le communiqué interassociatif, et qui fournit également le lien vers la présentation de la conférence sur le site de l’ENS Lyon.

7 – Voir référence à la note 4.

9 – Voir les documents ci-dessus en Annexe 2.

10 – On notera que Lilian Thuram peut parler de « pensée blanche » à l’EHESS sans qu’on lui fasse de remarque sur son champ de compétence.

11 – On peut par exemple reprocher à des non-linguistes de ne pas connaître certains fondements du savoir linguistique… Ce qui ne change rien au fait que des linguistes soient également capables de sortir des âneries en rupture avec le savoir établi, par exemple les inclusivistes, comme je le démontre dans « L’inclusivisme est un fondamentalisme ».

Qu’est-ce que l’amour ? Un livre de Simon May lu par Thierry Laisney

Simon May enseigne la philosophie au King’s College de Londres. L’amour est l’un de ses sujets de prédilection et, dans son dernier livre, Love. A New Understanding of an Ancient Emotion1, il cherche à définir un sentiment dont, selon lui, on a le plus souvent négligé de dégager le caractère spécifique.

La confusion des sentiments

Si le mot « amour » existe, c’est bien qu’il désigne quelque chose d’unique, qui n’est ni la bienveillance, ni le désir, ni l’amitié… Selon l’auteur, on a peu étudié, notamment, la question de savoir pourquoi telle personne s’attache à telle autre par les liens de l’amour. Simon May n’aura pas recours à la notion de « ressemblance de famille » chère à Wittgenstein, notion séduisante mais qui peut être le prétexte d’une certaine paresse intellectuelle, quand on renonce à définir quoi que ce soit.

D’après l’auteur, l’amour humain constitue aujourd’hui un idéal si élevé que nous évitons les questions susceptibles de le remettre en cause. Tel qu’il est conçu depuis le milieu du XIXe siècle environ, l’amour, qui supplée aux consolations d’un Dieu auquel nous ne croyons plus, est une forme sécularisée de l’agapè divine. Selon cette conception, l’amour se définit par quatre propriétés : il est inconditionnel (et ne s’explique donc en rien par les qualités de l’être aimé), désintéressé, capable de saisir complètement la particularité de son objet, durable enfin.

Mais cela nous détourne de la question de savoir pourquoi on aime telle personne et pas telle autre. Il existe même une tendance à considérer que le caractère inexplicable de l’amour le rend plus grand : « Parce que c’était lui, parce que c’était moi ». Et puis ce modèle d’amour n’a de sens, écrit Simon May, que relativement à certaines doctrines théologiques, en particulier celle de la grâce divine. Notre conception actuelle de l’amour divin sécularisé a donc quelque chose d’incohérent. Cette incohérence fait penser – mais, curieusement, l’auteur ne l’évoque pas – à celle que, dans l’un des articles les plus fameux de la tradition « analytique » (« Modern Moral Philosophy », 1958), Elizabeth Anscombe relevait dans l’usage contemporain d’une notion (celle d’obligation morale) dont la signification, disait-elle, dépend de la croyance révolue en un législateur divin.

L’amour, écrit May, n’a pas toujours échappé à toute explication. L’auteur distingue, de ce point de vue, six conceptions principales dans l’histoire de l’Occident : l’amour comme responsabilité à l’égard du prochain ; l’amour comme quête de la bonté ou de la beauté ultime ; l’amour comme recherche de notre moitié manquante ; l’amour comme philia (Aristote) ; l’amour comme idéalisation du désir sexuel (dont le dernier avatar est peut-être certaine « chimie de l’amour ») ; l’amour comme agapè (divine puis sécularisée). Bien sûr, ces différentes formes d’amour – auxquelles correspondent autant de langages distincts – peuvent coexister au sein d’une même relation humaine. Mais le problème demeure, selon Simon May, qu’aucune de ces six conceptions ne rend suffisamment compte de la spécificité de l’amour. Contentons-nous de trois exemples : l’amour comme agapè exigerait que l’homme fût Dieu ; nous n’aimons pas tous les êtres que nous trouvons beaux ou bons ; le désir sexuel n’est ni nécessaire ni suffisant pour qu’on puisse parler d’amour. Pour May, il y a une autre façon de concevoir l’amour, qui n’appartient qu’à l’amour et en embrasse toutes les expressions.

Aimer, c’est entrevoir une promesse

Nous naissons dans un monde que nous n’avons pas créé, dont la fondation doit sans cesse être redécouverte. Après Simone Weil (qu’il cite), May voit dans l’enracinement un des besoins les plus fondamentaux de l’âme humaine. L’amour (l’amour d’une personne, voire de la nature ou d’une œuvre d’art) permet la satisfaction de ce besoin universel. Tout amour est ainsi la réponse à une promesse d’enracinement ontologique (ontological rootedness) : quelqu’un, quelque chose, nous promet un chez-nous dans un monde auquel nous accordons une valeur suprême.

Dans la promesse qu’il a définie de cette façon, Simon May discerne quatre composantes. En premier lieu, l’aimé – même si nous n’avons rien de commun avec son environnement – ressemble à une famille : l’aimant voit en lui une lignée puissante et singulière, et donc une source de vie. Récurrent dans l’histoire (de Platon à Freud, en passant par le Cantique des cantiques), le motif du retour relève de cette première dimension de l’amour. Ensuite, l’être aimé vous offre un « foyer éthique », plus solide que celui que vous pourriez construire vous-même : il est sensible aux valeurs (pas forcément positives d’ailleurs, un criminel peut être attiré par un autre criminel) qui pour vous sont décisives. Aimer, c’est encore reconnaître à l’objet de notre amour un pouvoir essentiel sur notre sentiment d’exister – c’est pourquoi une séparation peut réduire notre capacité d’être présents au monde ; et c’est aussi ce qui explique, selon l’auteur, la plus profonde des relations que l’amour et la mort entretiennent, dans la situation extrême où l’aimant tend à expérimenter toute chose se tenant au-delà de l’objet de son amour comme du non-être. L’aimé peut abuser de ce pouvoir ; mais, aussi longtemps qu’il laisse ouverte la possibilité d’en user différemment, l’amour est susceptible de perdurer. L’amour est enfin, selon Simon May, un appel à l’existence, un appel à devenir ce que nous sommes vraiment.

Pour illustrer son propos, l’auteur puise dans deux « textes fondateurs » : la Bible et l’Odyssée. Abram, qui devient Abraham, quitte sa vie ancienne, ses coutumes et ses lois, pour fonder une nouvelle souche sur une terre – Canaan – dont il ignore tout. L’amour pour Dieu passe par l’obéissance à sa loi. Dans le cas d’Ulysse, l’amour est un retour. Ulysse n’a pas d’autre but que de rentrer à Ithaque mais, lorsqu’il revient, celui qui aime et sa relation à ce qu’il aime ont été irréversiblement transformés. Il n’y a jamais de retour à un status quo ante ; le croire est, selon May, « l’erreur de toutes les idéologies nostalgiques ».

De la définition qu’il donne de l’amour, Simon May tire quelques conséquences. Par exemple, l’affirmation selon laquelle, si l’amour requiert un sujet et un objet, il peut exister sans réciprocité – l’amour non partagé est un véritable amour, et l’on peut par ailleurs aimer un mort, un personnage de fiction ou une œuvre d’art. Non seulement nous pouvons continuer d’aimer ceux qui ne sont plus, mais nous pouvons aimer des êtres que nous n’aurons jamais rencontrés. Pour l’auteur, la vertu première de l’amour est l’attention, c’est-à-dire la volonté de comprendre la loi qui régit l’être aimé, et de la faire nôtre peu à peu. Ainsi la plus grande injustice qu’on puisse faire à l’aimé est-elle de le voir comme quelqu’un qu’il n’est pas. Autre conséquence, la peur appartient à la nature même de l’amour ; mais c’est moins la perte de l’aimé que nous redoutons que sa présence, en tant qu’elle nous appelle à devenir ce que nous sommes.

La conception de Simon May exclut que l’amour puisse être désintéressé (penser le contraire, c’est confondre l’amour avec la bienveillance, l’estime, le respect, etc.) ; l’amour, au contraire, procède de l’intérêt le plus puissant qui soit : la volonté d’exister. Seul Dieu est en mesure d’aimer une personne pour elle-même. Mais Dieu n’a pas besoin d’aimer puisque l’amour naît de l’exil. En revanche, comme il offre la plus grande promesse possible d’enracinement ontologique, Dieu constitue l’objet d’amour par excellence : tel est, selon May, « le plus grand don de Dieu à ceux qui croient en lui ». En effet, arrivé à l’âge adulte, l’amour qui confère la vie, c’est celui que l’on éprouve, non celui que l’on inspire. Pour l’auteur, il n’y a pas à proprement parler d’amour de soi (encore une fois, l’amour n’est pas l’estime) : l’amour est une relation à « une présence fondatrice, qui nous promet […] un horizon de possibilités ».

Une fois dégagé sa définition de l’amour, l’auteur peut revenir à certaines confusions qu’il a pointées au début de son essai. La beauté n’est pas le fondement de l’amour, mais, par sa force d’attraction, elle ouvre une porte, dit Simon May. Elle nous permet d’entrevoir plus facilement l’éventuelle promesse que recèle celui ou celle qui la manifeste. Après que l’amour se sera développé, nous trouverons nécessairement beaux ceux qui en seront l’objet, parce que nous voyons la beauté dans ce qui nous importe au plus haut point. Il en va de même du désir sexuel : il est distinct de l’amour – bien qu’il puisse en être une expression suprême – mais il ouvre la porte d’une possible promesse.

Selon Simon May, on peut non seulement aimer des gens malgré leur laideur mais aussi pour leur laideur. D’après lui, nous aimons l’enfant lourdement handicapé pour son incapacité, qui parle ouvertement d’un monde qui est lui-même infirme. Cela n’a rien à voir avec de la condescendance ou de la compassion. De même, nous pouvons aimer le mal en tant qu’il fait partie du monde, qu’il est une réalité inhérente à l’humanité, et donc à n’importe quel monde où nous pouvons nous trouver chez nous. Le mal est vu ici en tant que tel et non comme un moyen pour accéder au bien. Pour le vrai criminel, écrit May, la volonté du mal est la volonté de reconnaître et d’affirmer le néant comme une réalité centrale du donné.

L’objet archétypal de l’amour

L’objet ultime de l’amour change avec les époques. Pour Platon, c’est la beauté absolue ; pour Plotin, l’Un ; pour Augustin, Dieu ; à partir de la fin du XVIIIe siècle, le partenaire romantico-érotique ; pour la psychanalyse, le parent. Aujourd’hui, affirme l’auteur, le lien parent-enfant a détrôné le couple romantique au sommet de la hiérarchie. C’est pourquoi violenter un enfant est de nos jours le plus grand des sacrilèges. May voit dans cette substitution de l’amour parental à l’amour romantique une « révolution sans précédent ». Il écarte quatre explications possibles de cette évolution : une quête d’innocence, le déclin de la mortalité infantile, un culte nouveau de la fertilité, la seule recherche de l’immortalité.

C’est dans la notion d’autonomie que, pour May, réside la véritable explication. L’amour parental est autonome à un degré auquel ne peut prétendre l’amour romantique. Dans celui-ci, on aime souvent contre sa volonté. Avoir un enfant, au contraire, est le produit d’une volonté autonome, « une décision morale d’un genre typiquement moderne ». L’amour parental est donc en adéquation avec un idéal d’autonomie que May fait remonter à Kant.

La volonté – caractéristique de nos sociétés – d’éliminer au maximum le risque va de pair avec cet idéal. On attend ainsi de l’amour qu’il soit le plus sûr des sentiments, alors que, selon l’auteur, il peut si facilement devenir le plus périlleux d’entre eux. Le parent est l’aimant qui jouit d’un degré de sécurité sans rival : il est exceptionnel que ses enfants l’abandonnent complètement. Sans doute un peu naïvement, Simon May se demande si l’amour parental ne pourrait pas être le laboratoire d’une expérience révolutionnaire, que les femmes seraient d’ailleurs les mieux placées pour mener : celle d’un amour purifié de tout pouvoir.

Selon Simon May, l’amour parental est, dans l’histoire, le premier amour résolument anti-métaphysique. Un amour du devenir et non de l’être, un amour toujours inachevé, sans point culminant. Un amour terrestre aussi, qui célèbre la vie quotidienne plus qu’il ne veut la transcender. « L’amour pour l’enfant, dans sa forme contemporaine, est le premier amour archétypal qui ne dépend pas de catégories religieuses traditionnelles ou dualistes à quelque autre titre ; le premier à refléter vraiment la mort de Dieu ; le premier à ne pas être ne fût-ce qu’effleuré par les ombres du divin. » Les oppositions corps/âme, nature/divin, sensible/spirituel, particulier/universel, temporel/éternel, être/devenir, toutes ces oppositions nous parleraient moins aujourd’hui. Or, c’est de tels contraires et de leur éventuelle conciliation que vit l’amour romantique, ce qui lui confère, selon May, un caractère intrinsèquement conservateur du point de vue métaphysique, alors qu’il est progressiste en ce qu’il transgresse certaines conventions sociales et morales. Mais, comme le remarque l’auteur, l’amour romantique n’a pas le monopole de la subversion ; seul le prestige qu’on lui a reconnu a pu lui faire endosser exclusivement une propriété qui appartient en réalité à tout amour véritable.

Pourquoi, s’interroge Simon May, l’amitié n’est-elle pas le nouvel amour archétypal ? Après tout, elle aussi satisfait à l’exigence d’autonomie, elle aussi affirme la vie de tous les jours, elle non plus ne vise à aucun acmé. Pourtant, elle ne peut, à trois égards au moins, rivaliser avec l’amour parental : l’amitié n’est pas sans risque ; elle ne détermine pas, contrairement à l’amour qu’on reçoit dans l’enfance, l’épanouissement de l’âge adulte ; elle ne maintient pas la distance – jugée essentielle dans l’amour parental – entre l’aimant et l’aimé.

Pour finir, l’auteur rapporte ces considérations à la définition qu’il a proposée de l’amour ; « les parents peuvent être profondément enracinés ontologiquement dans le monde par l’intermédiaire de leur enfant, qui développe une lignée non seulement biologique et sociale mais également éthique et esthétique », qui a un pouvoir existentiel sur eux, et qui leur offre aussi le moyen d’être immortels. L’auteur reprend l’une des idées principales de son livre : comme, de nos jours, l’amour parental est à son tour calqué sur l’amour divin, la « promesse de l’aube », celle qui est perçue par les enfants cette fois, sera nécessairement trahie. Les parents ne sont pas des dieux, et l’amour qu’ils ressentent est conditionnel, partial, inconstant, souvent inégal entre leurs différents enfants, lesquels n’incarnent pas tous à leurs yeux la même promesse d’enracinement ontologique.

Dans la dernière phrase de l’ouvrage, Simon May détruit en partie son beau travail en déclarant que les réponses qu’il a cherché à apporter à son lecteur ne sont rien en regard de l’expérience qui consiste à vivre avec certaines questions cruciales et à aimer d’un amour proprement humain, qui seul pourra réenchanter le monde.

1 – Simon May, Love. A New Understanding of an Ancient Emotion, Oxford University Press, 2019.

Que tout enseignement véritable est laïque

Jean-Michel Muglioni médite, une fois de plus, sur l’école et sur l’acte même d’enseigner. Celui-ci, loin de se réduire à une pure et simple exposition de ce que le maître sait déjà, n’instruit les élèves que si le maître réactive en lui-même le moment de découverte « dans le bonheur de voir naître l’intelligence d’abord en soi-même ». Car c’est l’éclosion de la lumière en tout esprit qui est la substance l’enseignement. « Il en résulte une certaine idée de la laïcité de l’école » et que, faute de mettre le savoir au centre de l’école, il ne sert à rien d’y prêcher une morale, fût-elle républicaine.

Qu’est-ce qu’être un professeur ?

Ce n’est pas exposer un savoir tout fait, tout cuit, c’est chaque fois, même si ce qu’on enseigne a été découvert il y a plusieurs milliers d’années, comme l’arithmétique élémentaire, quand même on l’enseignerait pour la dixième fois, c’est le redécouvrir avec les élèves comme si c’était la première fois. Non pas en jouant, comme un acteur de théâtre, à le découvrir, c’est-à-dire en faisant semblant, mais en le découvrant soi-même, dans le bonheur de voir naître l’intelligence d’abord en soi-même. Alors et alors seulement l’élève peut voir la même lumière l’éclairer, la lumière de son propre esprit. Faire et refaire ainsi le parcours des Méditations cartésiennes tout au long d’une carrière de professeur de philosophie n’enferme donc pas dans une routine ennuyeuse. De même apprendre à lire et à compter aux enfants de cours préparatoire est chaque année un éblouissement pour l’instituteur comme pour eux : il institue l’homme en eux, ils s’élèvent d’eux-mêmes à hauteur d’homme.

Pourquoi des savants, parfois, ne peuvent enseigner

On comprend donc que parfois des savants toujours portés à aller plus loin dans leur science ne parviennent pas à enseigner : ils s’intéressent à des résultats plus qu’à la lumière qui leur permet de les trouver et il leur arrive d’oublier les commencements. Tel mathématicien ne comprendra jamais qu’un apprenti ne comprenne pas ce qui pour lui va de soi. Tel amoureux de la poésie immergé depuis toujours dans la littérature n’a pas conscience qu’un élève peut y être totalement étranger. Ce sont des praticiens prisonniers de leur savoir et de leur passion, qui jamais ne s’élèvent vraiment au point de vue réflexif.

Pourquoi enseigner est-il impliqué par l’idée même de la philosophie ?

La philosophie est un savoir réflexif. Quelque savoir constitué que le philosophe considère, à quelque savoir philosophique qu’il parvienne lui-même, il s’interroge sur ce qui en fait un savoir. Attentif à ce qui fait que savoir est possible, c’est-à-dire à ceci qu’un esprit peut apprendre à savoir, il est conduit naturellement à devenir professeur et plus que tout autre professeur à réfléchir sur la nature de sa tâche. C’est aussi pourquoi depuis plus de quarante ans les professeurs de philosophie ont plus que d’autres résisté aux réformes qui ont détruit l’école.

Apprendre, c’est comprendre

Tout ce que je dis ici repose sur une idée du rapport de l’esprit au savoir qui fonde la pratique de l’enseignement proprement dit : il n’y a de savoir véritable que celui que l’esprit est capable de justifier, dont il peut rendre compte, qu’il comprend. Appliquer la règle de trois comme une recette sans avoir la moindre idée de ce qu’est une proportion n’est pas savoir, alors que comprendre une proportion est savoir. On peut faire une soustraction mécaniquement, et il est important de pouvoir le faire. Savoir, c’est comprendre le sens d’une retenue. Que parfois nous puissions appliquer des recettes pour obtenir des résultats, soit ! Mais c’est la part servile de l’apprentissage1. Apprendre vraiment, au sens où ce terme désigne à la fois l’activité du maître et celle de l’élève, c’est toujours s’interdire d’admettre ce qu’on ne comprend pas et, répétons-le, ne tenir pour vrai que ce dont on peut rendre raison.

L’école laïque, seule école véritable, seule libre

Il en résulte une certaine idée de la laïcité de l’école, d’une école publique qui, si elle est organisée par l’État, n’est pas une école d’État : l’État paie les professeurs et garantit leur liberté, il ne définit pas les contenus enseignés, ni l’art d’enseigner2. Dans une école laïque, ces contenus ne sont pas imposés par les nécessités sociales ou politiques, mais par les nécessités internes au savoir et à l’ordre selon lequel il peut être appris, c’est-à-dire par lequel il est intelligible. Laïque, l’école est libre, libre aussi bien par rapport aux idéologies de la société civile qu’aux croyances religieuses. La laïcité de l’école ne se réduit pas à son rapport aux seules religions mais à toute croyance. L’école investie par la société civile n’est pas laïque. Je ne dis pas qu’une école vraiment laïque ait jamais existé.

Instruire et non prêcher

Catherine Kintzler, dans son intervention aux Chemins de la philosophie sur France Culture3, a donc pu utiliser l’expression : « enseigner de manière laïque ». Il fallait oser ce pléonasme puisque ce n’en est plus un dans l’école détruite. Ainsi suivre l’ordre des raisons des Méditations est une expérience laïque, informer des prétendues idées de Descartes ne l’est pas : c’est aussi bête que si l’on apprenait par cœur la suite des nombres sans savoir compter. Et en ce sens j’ose soutenir qu’il y avait plus de laïcité dans l’enseignement des jésuites que dans l’école de nos réformateurs. C’est pourquoi les décisions prises aujourd’hui pour lutter contre le fanatisme islamique sont contraires à la laïcité, puisqu’il n’est pas d’abord question que l’école instruise mais qu’elle prêche une morale républicaine. L’échec est certain, tant qu’on n’aura pas remis le savoir en son centre – y compris dans ce qu’il faudrait appeler instruction civique et morale et non pas éducation morale et civique. Les mots ont un sens, comme on l’apprendrait dans une véritable école.

Apprendre à savoir peut seul apprendre à distinguer croire et savoir

L’éveil de la raison ne peut venir que du savoir lui-même auquel l’apprenti est confronté, de sorte qu’il comprenne que comprendre n’est pas croire. À cette condition seulement il pourra croire sans fanatisme. Car il ne s’agit pas de s’opposer à ses croyances, et en cela l’école laïque peut être dite neutre. Il ne s’agit pas non plus de le rappeler à la loi républicaine, si l’obéissance va de soi dès qu’on entre dans l’école parce qu’on est là pour apprendre à l’abri des violences sociales. Alors seulement, parce que la pratique scolaire est républicaine et laïque, et sans même avoir à le dire – je ne me souviens pas qu’on m’ait jamais dit à l’école ou au lycée que je devais respecter la loi républicaine et la laïcité ! – alors seulement il est possible d’espérer qu’on soit républicain en dehors de l’école.

PS – L’enjeu universel de la laïcité

J’ai donné à la laïcité une signification qui ne la réduit pas au rapport de l’école et des religions. Or la laïcité a d’abord été au début de la Troisième République la libération de l’école alors sous l’emprise de l’Église. Puis est venue en 1905 la séparation des Églises et de l’État : la laïcité a bien été dans les deux cas une définition du rapport de l’école et de l’État avec les religions, et d’abord avec l’Église romaine. Mais, de même que certains catholiques dès le début du XXe siècle, et aujourd’hui, se réjouissent de cette séparation qui libère l’Église du temporel et la rend à sa vocation spirituelle, il est permis de penser que la laïcisation de l’école l’a rendue à sa vocation qui est l’enseignement, et d’abord l’enseignement élémentaire. Ce qui veut dire à l’enseignement des éléments à partir desquels le savoir peut se constituer en chacun. Ainsi l’enseignement de la lecture, c’est-à-dire de l’écriture alphabétique, rend chacun en mesure de lire tout ce qui est publié : il donne la possibilité à l’élève de lire cela même que l’école ne lui a pas dit de lire, qu’elle n’en ait pas eu le temps ou même qu’elle ait eu la volonté de le lui cacher. L’enseignement laïque donne à ceux auxquels il s’adresse la possibilité de le juger. C’est bien dire qu’il ne délivre pas l’esprit de la seule tutelle de l’Église et que tout enseignement véritable est laïque en ce sens.

Notes

1 – Voilà sans doute une compétence. Ai-je tort de m’inquiéter de voir que compétence a remplacé savoir ou connaissance dans le vocabulaire ministériel ?

2 – C’est pourquoi, comme le voulait Condorcet, l’instruction est obligatoire, non l’inscription dans une école publique.

Écriture inclusive et séparatisme linguistique

François Rastier examine les postulats, les incohérences, les contradictions et les difficultés de l’écriture dite « inclusive ». Il montre comment ce nouveau conformisme édifie un monde de substitution en recourant à la magie incantatoire et à son corollaire moralisateur, le tabou linguistique. Ainsi, un séparatisme militant et rudement injonctif s’affirme et entend disposer exclusivement, en la pliant à ses objectifs particuliers, d’une langue qui appartient pourtant à tous ceux qui en usent.

De longue date, des mouvements politiques ou religieux veulent modifier la langue pour affirmer leurs objectifs et imposer leur influence, aussi bien par des interdits que par des prescriptions. Ce fut le cas en Allemagne du mouvement nationaliste de la Sprachreinigung (littéralement nettoyage de la langue), qui voulut éradiquer de la langue allemande les mots d’origine étrangère. Opposant en règle générale une langue militante à la langue commune, ces mouvements ne sont pas démocratiques, car la langue commune est indéniablement un bien commun qu’aucun groupe ne peut s’approprier. Le plus souvent, ils se limitent à des jargons de cercle qui multiplient les signes de reconnaissance, et même dans des régimes tyranniques, les efforts pour officialiser une langue de bois ne survivent pas aux forces politiques qui l’imposent.

À présent, des mouvements identitaires, raciaux, sexuels ou religieux ont repris le combat linguistique pour bannir des mots, en imposer d’autres (souvent euphémiques), et vont même jusqu’à vouloir modifier la syntaxe et les graphies.

Quelques normes inclusives

La municipalité de Lyon et d’autres administrations, divers départements universitaires, des grandes écoles, sans parler de partis et d’associations, utilisent et recommandent l’écriture dite inclusive.

Le Livre blanc égalité femmes-hommes : de la déclaration d’intention à l’expérimentation (3 juin 2020) se fonde sur la charte signée par la Conférence des grandes écoles et la Conférence des présidents d’université à l’initiative des ministres Geneviève Fioraso et Najat Vallaud-Belkacem le 28 janvier 2013. Rédigée en écriture inclusive, cette charte, toujours en vigueur, la légitime.

Le Haut Conseil à l’Égalité entre les Femmes et les Hommes, (HCE), instance consultative auprès du Premier ministre, a publié en 2015 un guide pratique toujours proposé en page d’accueil et qui promeut, plus explicitement encore, sous forme de recommandations numérotées, l’écriture inclusive.

Cette forme d’écriture s’appuie sur trois postulats qui dépassent la question de l’orthographe : la langue détermine la pensée ; la langue française est machiste1 ; il faut donc modifier la langue française pour qu’elle devienne féministe.

La référence théorique, rappelée en première phrase du Manuel d’écriture inclusive édité par « l’Agence de communication d’influence » Mots-clés, est notamment la conception du « discours » formulée par Michel Foucault : « Le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer » (p. 4, citation tirée de L’ordre du discours, 1971, p. 12). Cette conception purement sophistique du discours ne peut cependant prétendre modeler la langue. Faire du discours, quel qu’il soit, le lieu d’une lutte politique pour la prise du pouvoir fait de son usage une éristique constante — et suppose en outre une conception totalitaire du pouvoir, qui s’exercerait sans la médiation d’institutions et indistinctement sur tous.

Aussi ces postulats sont-ils erronés, car toute langue peut exprimer toutes les pensées les plus contradictoires ; il en découle qu’aucune langue n’est par elle-même machiste ou féministe, socialiste ou totalitaire ; en outre, la catégorie grammaticale du genre n’a rien de commun avec la sexualité, et les sociétés qui parlent des langues sans genre, comme le persan ou le japonais, ne souffrent pas moins de discriminations que d’autres ; enfin, l’évolution d’une langue n’obéit pas aux décisions réglementaires ni aux pressions de groupes militants.

1. Les premières modifications exigées portent sur le lexique, notamment pour la féminisation des noms de métier. Le lexique de toute langue est ouvert et évolue avec les usages : les archères et les grutières en témoignent. Au demeurant, chaque femme reste libre de se faire désigner par la forme de son choix : préfet ou préfète, chef ou cheffe, auteur, auteure ou autrice, etc.

2. En deuxième lieu, on exige l’abolition de la règle d’accord qui voudrait que dans les énumérations, le genre grammatical masculin l’emporte sur le genre grammatical féminin : Les paquets et les lettres sont arrivés (et non arrivées).

Cette règle se justifie car le genre masculin en français est non-marqué et se prête donc à des emplois neutres ou impersonnels : ex. il pleut ; il a été trouvé un porte-monnaie ; c’est vrai ; je le pense2. À cela le Guide pratique du Haut Conseil oppose : « En français, le neutre n’existe pas : un mot est soit masculin, soit féminin » (p. 8). Cependant beaucoup de mots français, comme les adverbes, n’ont pas la catégorie du genre. D’autre part le neutre reste bien attesté : par exemple, des pronoms comme ça ou on sont neutres. Le rapport conclut cependant par une affirmation, « Le masculin n’est pas plus neutre que le suffrage n’a été universel jusqu’en 1944 » (ibid.), qui assimile bizarrement l’usage grammatical et la loi électorale.

La règle s’appuie sur des précédents qui auraient été obscurcis par les grammairiens masculinistes, notamment deux vers de Racine : « Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête » et « Ce peuple a le cœur et la bouche ouverte à vos louanges », qui évoquent plutôt la licence poétique où l’euphonie a sa part ; et cette plaisanterie de la Sévigné, à l’intention d’un ami grammairien enrhumé : « Je la suis aussi […] je croirais avoir de la barbe au menton si je disais autrement »3. Ces maigres exemples ne suffisent pas à réviser l’histoire de la langue ni à imposer à présent une règle de proximité.

Rappelons que l’on ne peut conclure du genre grammatical au sexe biologique, ni a fortiori au gender imaginaire, inférences sans fondement linguistique mais non sans enjeux fantasmatiques. La professeure Éliane Viennot stigmatise cette « règle scélérate » (sic) et a mis en ligne pour l’abolir une pétition qui fait appel à l’émotion sans trop s’embarrasser des faits linguistiques4.

Par exemple, au lieu de Les relevés et les feuilles d’impôts sont arrivés, il faudrait écrire sont arrivées, par égard pour la féminité des feuilles d’impôts et pour mettre fin à l’oppression masculiniste des relevés. Les fondements « épistémologiques » de cette prise de position transparaissent dans ce propos d’Éliane Viennot : « on a nommé e féminin le e non-accentué et e masculin le e correspondant au son é — qu’on se met parallèlement à doter d’un accent (tant il est vrai, sans doute, que l’homme se caractérise par un petit quelque chose en plus, qui monte quand il est dur) »5.

Quoi qu’il en soit des promesses de ce symbolisme évocatoire, l’accord de proximité n’est pas employé par ses tenants de façon cohérente. Le manuel du Haut Conseil à l’Égalité propose un exemple rassurant, Les hommes et les femmes sont belles, qui accrédite au passage un stéréotype laudatif souvent jugé sexiste. Il se garde de pratiquer et même d’évoquer l’accord de proximité pour les mots désignant des inanimés, des abstraits, ce qui suggère que l’application conséquente de la règle en soulignerait le ridicule.

3. Enfin, nous l’avons vu, l’introduction d’une ponctuation particulière, tantôt le point dit médian, tantôt le point intercalaire, tantôt le tiret, tantôt le slash, permettrait de décliner dans un même mot les différents genres : ex. tou.te.s6. Cette prescription va cependant à l’encontre d’un principe fondamental des langues : dans une position déterminée, on ne peut avoir qu’un seul signe, que ce soit à l’oral ou à l’écrit ; d’où l’usage des redoublements, comme les adresses du type Françaises, Français. Français.e.s serait imprononçable — ou ralentirait inutilement la lecture. La situation empire encore pour des formules comme des acteur.ice.s blanc.he.s (Unef-Sorbonne).

En outre, des contradictions militantes s’exacerbent et contribuent à la multiplication des dialectes inclusifs. Les inclusivistes mainstream (notamment LGBT) affirment l’inexistence du masculin générique et a fortiori du neutre, pour parvenir à un binarisme tel que tout mot serait féminin ou masculin, et séparent donc dans la graphie, par des points, le masculin du féminin comme dans tou.te.s. Symboliquement, dans l’hypothèse controuvée que les genres grammaticaux représentent les sexes, ils parviennent ainsi à les séparer. Par cette opération, ils réalisent symboliquement la sombre prophétie de Vigny : « Les deux sexes mourront chacun de son côté »7.

De fait, en écriture inclusive, des formules banales qui incluent les deux sexes ne peuvent être écrites : Catherine Kintzler a montré que l’écriture inclusive ne pouvait permettre de désigner un couple hétérosexuel par une formule comme Chers tous deux. C’est là une des conséquences de ses principes séparatistes8.

En revanche, les auteurs refusant tout binarisme — souvent au nom des TQI : trans, queers et intersexes — adoptent une stratégie opposée : multiplier les formes neutres et les graphies syncrétiques. Ils promeuvent ainsi des formes comme toustes (mélange de tous et de toutes) iel (mélange fusionnel de il et elle), voire des flexions comme aex9.

En somme, pour contrôler les usages linguistiques, des voies complémentaires s’ouvrent. À l’oral, on peut multiplier des formules où les unités se suivent dans un ordre stéréotypé. Le figement peut se poursuivre jusqu’à la création de sigles comme LGBTBQI+, ou CC du PCUS, qui valent ensuite comme des signaux de reconnaissance.

Les composés néologiques sont un puissant moyen de figement – et d’intimidation pseudo-théorique : ex. hétéropatriarcal. À son tour, hétéropatriacal entre dans des séries péjoratives comme capitalisme hétéropatriarcal, fréquentes chez des auteurs comme Paul Beatriz Preciado.

L’écrit se prête bien à ces codifications quand elles exploitent la sémiotique graphique, en usant par exemple de capitales encomiastiques pour le E du féminin10 ; ou pour certains mots, comme BLACK dans le New York Times : « The Times has changed its style on the term’s usage to better reflect a shared cultural identity »11. On se demande pourquoi la ségrégation typographique positive du mot BLACK refléterait une « identité culturelle », qui plus est ; mais peu importe : dans les chancelleries de jadis, les capitales étaient utilisées pour les titulatures des souverains.

On ignore encore quel bénéfice les femmes pourraient tirer de ces usages, à moins de penser que l’orthographe puisse comme par magie transformer la réalité sociale. D’ailleurs, de nombreuses firmes usent dans leur communication de l’écriture inclusive, sans pour autant concéder l’égalité salariale. Partageant à présent les mêmes principes managériaux, les administrations comme les entreprises ont perçu le bénéfice qu’elles pouvaient tirer, pour accroître leur contrôle social, d’un nouveau conformisme aux dehors charitablement paternalistes ou plutôt maternalistes.

Les politiciens ne sont pas en reste : par exemple, le président chilien Sebastian Piñera s’est adressé publiquement à « todos, todas y todes » (todes étant un neutre néologique en espagnol) pour ne pas oublier les queer, trans et intersexes, alors que l’IVG n’est toujours pas légalisée ; de même en Argentine, où la communication du président péroniste Alberto Fernández n’oublie pas l’inclusivisme.

L’écrivaine argentine Claudia Piñeiro concluait cependant en mars 2019 son éloge du langage inclusif au 8e Congrès international de la langue espagnole : « Quoi de mieux que transformer la langue pour faire la révolution ? »12. Lui répondant par avance, Ludwig Hevesi avait raillé un poète italien anti-impérialiste contraint de célébrer un empereur allemand : « Ne pouvant chasser les Césars, il fit du moins sauter les césures »13.

À ce compte, par magie inclusive, les présidents argentin et chilien, l’un péroniste, l’autre milliardaire pinochétiste, seraient révolutionnaires.

La sombre prophétie de Malraux selon laquelle ce siècle serait mystique risque de s’avérer sur le mode dégradé de la superstition. Comme l’époque est aux panacées de savants providentiels, aux remèdes salvateurs snobés par les élites, qui sait si l’écriture inclusive n’est pas une de ces thériaques ?

Sa première indication est celle d’une rectification de la pensée : dans un plaidoyer, un promoteur de l’écriture inclusive souligne qu’en user « c’est s’astreindre à penser la mixité, la diversité ». Cette astreinte de la pensée permettrait paradoxalement l’émancipation, ce qui évoque le schème quelque peu ascétique d’un exercice spirituel14.

En outre, la formule inclusive est évocatoire, puisqu’elle inclurait les femmes dans le langage. Ainsi, elle fonctionne tout à la fois comme un signal dénotatif (le –e désignerait la femme), mais aussi comme un symbole magique, puisque la formule en vient à inclure ce qu’elle désigne. Le texte inclusif devient un petit monde de substitution qui révolutionne le monde injuste.

Toutefois, les femmes ne sont pas incluses pour autant, car parler de quelque chose ou de quelqu’un n’est pas l’inclure, de même que le taire n’est pas l’exclure. Nous retrouvons ici un vieil usage superstitieux du langage, le mantra évocatoire. Il s’inverse cependant dans un autre usage, celui du tabou linguistique, puisque à mesure que des formules sont prescrites, d’autres sont interdites. Par exemple une étudiante argentine déclare : « Quand je dis “todos” au lieu de “todes”, j’ai l’impression de mal faire car avec “todos”, je n’inclus pas tout le monde, alors je me corrige tout de suite » (Montoya, loc. cit.). Une fois la culpabilité reconnue par la croyante, la correction, par un barbarisme ou néologisme neutre, entraîne la suppression de la forme plurielle, jugée peccante.

Ignace de Loyola ne manque pas de rappeler que les évocations malignes doivent être chassées. Il aura été entendu, et, prudente, l’Association nord-américaine des joueurs de Scrabble (Naspa) entend bannir 225 mots ayant trait au genre, à l’origine ethnique ou à l’orientation sexuelle de la liste des termes utilisés en compétition. L’exaltation de certains mots se double ainsi de la condamnation de bien d’autres.

Revenons à présent du genre grammatical au sexe qu’il est supposé représenter, pour préciser quelle image symbolique de la société dessine l’écriture inclusive.

(i) La prohibition d’usages communs du masculin est liée, souvent explicitement, à la dénonciation du patriarcat — du moins le patriarcat « blanc », apparemment le seul à vouloir tout dominer. Une guerre semble se perpétuer, du Scum manifesto de 196715 aux manifestations de juillet 2020 avec le slogan : «  un violeur à l’Intérieur, sortons les sécateurs ». L’émasculation serait une victoire finale.

(ii) On prohibe de fait l’hétérosexualité, dans la mesure où l’on ne peut désigner par une expression inclusive un couple composé d’un homme et d’une femme. Dans une logique identitaire, il reste impossible de concevoir que deux personnes de sexes différents puissent être complémentaires : d’où l’opprobre jetée sur l’hétérosexualité, création patriarcale. Quand cette logique s’applique à la langue, elle exclut alors les formes qui pourraient désigner syncrétiquement les deux genres et évoqueraient ainsi des copulations exécrables.

(iii) On crée une indistinction de genre, et, croit-on, de sexe par des formes neutres ou syncrétiques. Ce programme peut être rattaché à celui de la déconstruction, qui après l’inversion des valeurs, promeut l’indistinction catégorielle16.

Opérant une ségrégation imaginaire des sexes, mais bien réelle des scripteurs et des lecteurs, l’écriture inclusive reste omniprésente dans la cancel culture, et il n’est plus de tribune dénonciatrice qui ne se pare de ses marques. Les cibles sont des variables, mais le discours varie moins encore que les incriminations : elles agrègent race, sexe, genre, religion et domination de manière à constituer des camps affrontés.

Bien que cela dépasse le propos de cette note, rappelons enfin que des distinctions fondatrices pour la linguistique semblent souverainement ignorées par les réformateurs : entre le signe linguistique et le signal ; entre la langue et l’écriture17 ; entre le morphème et la chaîne de caractères ; entre une langue et un code ; entre sens et référence ; enfin entre description et imposition de normes. Les théoriciens de l’écriture inclusive à la française sont d’ailleurs des spécialistes de littérature et de stylistique : autrices ou auteurs de thèses sur Marguerite de Navarre, Balzac, Sarraute, etc., ils développent une vision évocatrice du langage, sans s’arrêter outre mesure à son fonctionnement effectif.

À mesure que l’entreprise scientifique se voit récusée, le mythe peut s’édifier.

Quelques difficultés

L’écriture inclusive suscite des difficultés pour les non-militants : les enfants en apprentissage, puisqu’elle rompt avec les règles de prononciation et de ponctuation qu’ils sont en train d’acquérir — et les associations de parents d’élèves y sont donc unanimement opposées ; les étrangers qui se heurtent à des usages mystérieux ; les lecteurs qui ont des difficultés de déchiffrement, pourcentage non négligeable ; les dyslexiques et les dyspraxiques ; enfin les simples lecteurs. L’Association pour la prise en compte du handicap dans les politiques publiques (Aphpp) a d’ailleurs saisi l’Association des maires de France ainsi que la nouvelle Défenseure des droits, Claire Hédon. Les études disponibles relèvent en effet des difficultés de lecture et d’écriture.

Paradoxalement, l’écriture dite inclusive exclut donc la majorité. En outre, les différents groupes prescripteurs ont des usages incohérents entre eux, et les normes dites inclusives ne sont presque jamais observées de façon régulière : une association de parents d’élèves a ainsi détaillé comment un texte de l’Inspection académique de Lyon ne parvenait pas à respecter de manière continue les principes de l’écriture inclusive qu’il prônait pourtant. Quand même les partisans de l’écriture inclusive hésitent et varient, à plus forte raison ce mode d’écriture insécurise les rédactrices et rédacteurs à qui leurs tutelles l’imposent18.

L’écriture inclusive se réduit donc à des signes de reconnaissance pour des communautés militantes, qu’elles soient politiques, sexuelles ou religieuses — dans le cas des féministes islamiques19. Elle apparaît alors comme fédératrice, sinon « intersectionnelle » : par exemple, dans son communiqué de presse du 23 mars 2019, l’Unef-Sorbonne Université s’indignait20 que « des acteur.ice.s blanc.he.s » puissent porter des masques ou maquillages sombres dans la mise en scène d’une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes. Ce syndicat se félicita ensuite que des voies de fait aient empêché physiquement la tenue du spectacle : cette atteinte aux libertés universitaires et à la liberté de création, coup de semonce d’une cancel culture en France, fut saluée par divers manifestes en écriture inclusive, dont celui des 343 Racisé.e.s.

Des « communautés » sont certes libres d’exprimer ce genre de prétentions, mais non de faire pression pour les imposer ; toutefois, elles ont pour ce faire trouvé des relais dans différentes organisations. Leurs usages et leurs éléments de langage sont repris par divers organismes et administrations. Des personnalités importantes donnent l’exemple. Préfaçant avec enthousiasme un collectif décolonial intitulé Sexualités, identités et corps colonisés (éditions du CNRS, 2019), Antoine Petit, président du CNRS, déclare que « la race est devenue la nouvelle grille de lecture du monde sur laquelle s’intègre la grille de genre ». Ce genre se donne à voir quand il évoque « les relations entre anciens colonisateurs.trices et ex-colonisé.e.s » (p. 13). Donnant un dernier gage, il évoque aussi les chercheur.e.s, inventant au passage le mot chercheure au détriment de chercheuse, jusqu’alors attesté — preuve supplémentaire que l’écriture inclusive multiplie les barbarismes.

Soutenu par des organismes officiels, une sorte de séparatisme militant se fait jour. Écrit par Laélia Véron et Maria Candea, un manuel promu par la Direction générale à la langue française et aux langues de France, la DGLFLF, s’intitule ainsi Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique. L’ouvrage promeut une conception politique de la langue, notamment celle qui préside à l’écriture inclusive, comme au chapitre 5 « Masculinisation et féminisation du français. La langue comme champ de bataille » et au chapitre 6 « Langue française et colonialisme. La langue comme étendard ? ».
Champ de bataille, étendard, une conception polémique s’affirme. La DGLFLF finance en outre un podcast édifiant animé par les mêmes auteures : Parler comme jamais21.

Le français toutefois n’appartient à personne mais à tous ceux qui en usent et aucun groupe ne peut prétendre en disposer à sa guise. Le principe selon lequel chaque « identité » doit s’inscrire dans la langue est évidemment un facteur de division.

Pourquoi politiser la langue ?

Dans la recherche comme dans l’enseignement, chacun reçoit régulièrement des messages administratifs en écriture inclusive. Des revues, des colloques intègrent l’écriture inclusive dans leur feuille de style. Des appels d’offres, des profils de poste sont rédigés ainsi, contraignant de fait ceux qui répondent à faire de même, si bien que des ruptures d’égalité se font jour au profit des partisans de l’écriture inclusive. Bref, même enrobée de bons sentiments, la doctrine inclusive n’est ni cool, ni progressiste, ni émancipatrice, car elle crée et entretient des confusions sur la langue comme sur la société.

En 1539, l’ordonnance de Villers-Cotterêts, encore vilipendée par Éliane Viennot, consacrait le français comme langue officielle ; et la République, garante de l’unité nationale, a maintenu ce principe, comme en témoigne l’article 2 de la Constitution. L’emploi d’une langue commune et l’accord sur ses usages sont des facteurs importants d’unité — et les querelles artificielles restent un facteur de division.

Derrière le prétexte charitable de rendre les femmes « visibles », il s’agit bien à présent, comme l’affirme par ailleurs Norman Ajari, philosophe et idéologue décolonial, de « Casser la République en deux »22. L’écriture inclusive devient un moyen de contribuer à ce programme mobilisateur.

Élaborée et diffusée par des groupes militants LGBT, puis reprise par divers organismes, l’écriture inclusive, même s’il est trop tôt pour en parler au passé, aura été un des ces multiples « sujets de société » qui font l’ordinaire des médias et des réseaux sociaux. Mais elle aura détourné l’attention des problèmes fondamentaux, qu’il s’agisse des droits à l’éducation et au travail, des inégalités salariales et même du contrôle des naissances — au motif qu’il ne concerne pas les LGBT23.

L’écriture inclusive devient de plus en plus politisée. Le premier acte majeur du nouveau maire écologiste (EELV) de Lyon aura été de faire adopter par sa majorité l’usage de l’écriture inclusive. Un député de l’opposition, membre du Rassemblement national, Sébastien Chenu, a déposé le 28 juillet une proposition de loi « visant à interdire l’usage de l’écriture inclusive par toute personne morale ou privée bénéficiant d’une subvention publique ». Ce dépôt donne par contraste une caution « de gauche » aux partisans de l’écriture inclusive et permet au Rassemblement national de se poser en principal défenseur des principes de l’unité républicaine. Peu importe que ce projet vienne ou non en débat, l’effet d’aubaine est là : une division peut s’installer au plan politique entre une écriture « blanche » et une écriture « intersectionnelle », pour participer d’un affrontement spéculaire des extrêmes au détriment de la plupart des citoyens.

Le Premier ministre a récemment annoncé la préparation d’une loi contre les séparatismes. On ignore si elle tiendra compte du séparatisme linguistique, mais déjà règne une sorte d’anarchie bureaucratique qui voit s’opposer en faveur de l’écriture inclusive la charte Fioraso-Vallaud Belkacem de 2013, le rapport 2015 du Haut Conseil pour l’Égalité, des pratiques de la DGLFLF et, d’autre part, contre son usage, l’Académie française et les services du Premier ministre. Peu importe ici l’activité législative, les usagers de la langue française attendent de toutes façons une clarification. Une position publique unifiée donnerait un signal utile pour appuyer tous ceux qui dans la société civile refusent par souci d’unité de se voir imposer des normes inutiles et discriminatoires.

Si l’action publique devait être éclairée sur un tel sujet, il ne serait pas discourtois d’enquêter auprès des linguistes, des pychologues du développement, des orthophonistes notamment ; mais, à considérer leur communication, les décideurs du CNRS et des agences de moyens semblent acquis à l’écriture inclusive et l’on peut douter qu’ils financent des projets de recherche qui risqueraient de refroidir l’enthousiasme.

Épilogue

Qu’un parti politique ait pris pour nom Génération.s et pour sigle G·s mérite enfin l’attention. S’agit-il d’inclure plusieurs générations ou de faire de ce point intermédiaire un signe de ralliement des multiples mouvements qui affichent leur inclusivité ? Quelle conception de la politique se profile ainsi ? Une approche véritablement politique, au sens démocratique du terme, du langage conduirait à le dépolitiser, en évitant de faire d’un jargon un « étendard » sur un « champ de bataille ». Après tout, le langage, du moins en démocratie, sert aussi à parler avec ses ennemis, alors que les régimes extrémistes n’en usent que pour les stigmatiser inlassablement — et pour imposer leurs usages aux citoyens qui n’en peuvent mais. Au demeurant, le fait que le langage inclusif puisse se voir adopté par des firmes dangereuses, des politiciens d’extrême droite et des islamistes montre que ses attendus populistes ne sont pas incompatibles avec des politiques répressives.

Quoi qu’il en soit, deux constats laissent perplexe.

  • Aucun organisme inclusiviste, officiel ou non, n’emploie l’écriture inclusive de façon cohérente et continue. Par exemple, le parti Génération.s orthographie son propre nom de trois façons différentes sur son site officiel. Ses fondateurs disent son nom tantôt en détachant les syllabes [ʒe.ne.ʁa.sjɔ̃], tantôt en énonçant, comme en dictée, Génération point S.
  • Aucun des manifestes et manuels déjà nombreux que nous avons étudiés ne suit ses propres recommandations : soit elles ne sont pas véritablement applicables, soit elles ne servent qu’à formuler des signes de ralliement. Par les méthodes de la linguistique de corpus, on pourrait en outre montrer que les formes inclusives (mis à part les exemples) se concentrent au début des textes, tout particulièrement dans le premier décile, ce qui suggère une fonction d’affichage.

Bizarrement, alors qu’ils prônent une hypercorrection inclusive, les pratiquants ne dédaignent pas les solécismes et ne s’inquiètent pas des barbarismes que l’écriture inclusive leur permet de produire, comme, nous l’avons vu, chercheure sous la plume du président du CNRS. Par exemple, le Haut Conseil à l’Égalité écrit : « Constatant l’inapplication de la première circulaire de 1986, le Premier ministre a réitérée [sic] cette obligation dans une circulaire du 6 mars 1998 […] » (pour une analyse, voir supra Kintzler, note 3).

La récente pétition demandant « l’abrogation » de la proposition de loi déposée par le Rassemblement national contre l’écriture inclusive fut rédigée par une coach en écriture inclusive, qui répète : « Il est important de répéter et répéter les choses et les mots justes afin de s’en imprégner, de connaître leur sens, leur histoire et de les comprendre. S’en imprégner pour que l’inconscient ne croit [sic] plus en cette règle qui affirme que le masculin l’emporte sur le féminin »24.

Inutile de chagriner encore le lecteur par un étalage de bévues qui pourraient n’être qu’un indice de dérégulation parmi tant d’autres : récurrentes, elles ne sont pas de simples coquilles ou négligences, mais elles deviennent significatives, puisque ici les prescriptions militantes et le mépris des conventions communément admises se complètent. Si les inclusivistes ne peuvent ou ne veulent appliquer leurs propres normes, pourquoi appliqueraient-ils les autres ? Ils semblent vouloir aussi en édicter pour s’affranchir des autres.

Dans tous les courants identitaires, les normes externes paraissent insupportables : c’est le pouvoir qui est en jeu, comme le souligne justement Raphaël Haddad, auteur d’un manuel inclusif. En effet, la vocation du français inclusif semble bien être de remplacer le français standard, et comme l’écrit Alphératz, auteure d’un autre manuel : « Si les manuels et les grammaires deviennent inclusives, la distorsion de la régularité risque d’affecter non plus les discours, mais aussi la langue, où la régularité (le français standard) pourrait devenir distorsion, et la distorsion (le français inclusif) régularité » ( loc. cit., p. 67)25.

Si la dictature des identités individuelles et collectives pousse chacune à édicter ses propres normes et à s’affranchir des autres, l’incorrection et l’hypercorrection peuvent aller de pair et relever d’un même projet « révolutionnaire » conduit dans une irresponsabilité communicative. Un principe de bon plaisir militant met alors en jeu le principe de réalité : dans toute tradition culturelle, il est crucial de pouvoir établir, au sens philologique du terme, les documents à interpréter de façon à les objectiver de manière critique, et à les instituer ainsi en biens communs qui puissent être transmis. C’est précisément ce que refuse l’idéologie déconstructionniste, qui prône en la matière une incurie stratégique, en invoquant au besoin l’ouverture infinie des interprétations.

Avec la correction de la langue, qu’il s’agisse de l’orthographe, mais aussi du lexique et de la syntaxe, c’est non seulement la tradition culturelle qui est en jeu, mais aussi la culture comme mouvement international de création des œuvres artistiques ou théoriques. Or, traditionnellement, dans le courant de la déconstruction dont se recommandent les principaux théoriciens de l’inclusivisme, la culture est suspecte à divers titres et se voit accusée tantôt d’être juive, et/ou coloniale donc blanche, et/ou masculiniste. Voici par quels biais principaux.

(i) Heidegger fit d’abord cette déclaration identitaire dans son discours du rectorat : « Le monde spirituel d’un peuple n’est pas la superstructure d’une culture, non plus que l’arsenal des connaissances et des valeurs utiles, mais la puissance de la plus profonde préservation de ses forces issues de la terre et du sang »26. Le monde spirituel s’oppose à la culture, car elle ne définit aucune identité, à la différence de la terre et du sang, selon l’idéologie Blut und Boden. La culture reste en quelque sorte déracinée, autant dire qu’elle est un instrument des Juifs : « S’approprier la ’’culture’’ comme instrument de pouvoir, s’en prévaloir et se donner pour supérieur, c’est fondamentalement un comportement juif » 27.

(ii) S’appuyant sur Heidegger, Derrida élabora le programme de déconstruction qui euphémise mais radicalise la destruction (Destruktion ou Abbau) que prônait le maître. Derrida a en effet transposé et étendu la récusation heideggérienne de la culture, en postulant sa « colonialité essentielle » 28, ce qui vise évidemment la colonisation occidentale. Dès lors, il pose que l’« inculture radicale » devient une « chance paradoxale »29 . Il inverse ainsi le préjugé colonialiste qui faisait des peuples conquis des peuples sans culture.

(iii) L’oppression coloniale et l’oppression machiste vont de pair, comme l’a établi la théorie de l’intersectionnalité. Déjà Valerie Solanas assurait que la culture « permet aux hommes de se glorifier de leur faculté d’apprécier « ’’les belles choses’’, de voir un bijou à la place d’une crotte » (op.cit., p. 19). Elle en concluait : « La vénération pour ’’l’Art’’ et la ’’Culture’’ distrait les femmes d’activités plus importantes et plus satisfaisantes, les empêche de développer activement leurs dons, et parasite notre sensibilité de pompeuses dissertations sur la beauté profonde de telle ou telle crotte » (op. cit., p. 20). Le livre de Solanas est toujours présenté comme un « must-read absolu »30 (Les Inrocks, 2019) et Avital Ronell, philosophe post-féministe heideggérienne, dans sa longue introduction à une réédition récente (Verso Books, 2016), convoque à son propos Derrida et Butler – sans parler de Médée et d’Antigone.

Ainsi, dans les programmes identitaires que développent la déconstruction et les Cultural Studies qui en sont issues, l’incurie prend la valeur programmatique d’un combat contre la culture. Cet arrière-plan n’est pas toujours perceptible pour les partisans de l’écriture inclusive, mais elle ne prend tout son sens, si l’on peut dire, que dans cette guerre sans fin.

N.B. — J’ai plaisir à remercier ici Yana Grinshpun.

Notes

1 – À moins de postuler un sexisme systémique, on peut d’autant moins incriminer la langue française pour en proposer une réforme idéologique qu’il n’y a pas de lien de détermination entre des catégories grammaticales et les représentations du monde ; et même si un Français rêveur peut toujours broder sur la féminité gracieuse de la Lune et la virilité sévère du temps, un Allemand exalté pourra toujours faire l’inverse à partir de der Mond et die Zeit.

2 – Une remarque analogue pourrait être formulée pour le pluriel. Dans Julie et Vincent sont arrivés, l’accord paraît porter atteinte à l’individualité en faisant primer le groupe sur l’individu. Ne faudrait-il pas alors écrire, par accord de proximité : Julie et Vincent sont arrivé ?

3[NdE] Menagiana ou Les bons mots et remarques critiques, historiques, morales & d’érudition de monsieur Menage tome 1, éd. de 1729, Paris, Vve Delaulne, p. 87. Voir à ce sujet la lettre de Voltaire à Mme du Deffand du 30 mars 1775, extrait publié par Mezetulle à la fin de cet article : https://www.mezetulle.fr/feminisation-masculinisation-et-egalitee/ .

4 – Employant le langage de l’indignation, elle fait appel à la désobéissance civile. En ligne : https://www.change.org/p/nous-ne-voulons-plus-que-le-masculin-l-emporte-sur-le-f%C3%A9minin.

5Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2014 et 2017, nouvelle édition augmentée, p 18). Créditons ce petit mythe d’origine d’un humour délicat. Le Manuel du Haut Conseil recommande l’ouvrage de Mme Viennot, qui a d’ailleurs participé à son élaboration.

6 – Cette ponctuation multiplie les barbarismes : par exemple tou n’est pas un mot de la langue.

7 – « La colère de Samson », v.3. Voici le contexte : « La Femme aura Gomorrhe et l’Homme aura Sodome ; / Et se jetant, de loin, un regard irrité, / Les deux sexes mourront chacun de son côté. » (Les Destinées, Paris, Lévy, 1864, p. 87).

8 – Voir « L’écriture « inclusive » séparatrice. Faites le test « Bisous à tous deux » : https://www.mezetulle.fr/lecriture-inclusive-separatrice-faites-le-test-bisous-a-tous-deux/

9 – Dans sa Grammaire du français inclusif, Alpheratz forge ainsi ces formes de neutre singulier : amiralx, digitalx, principalx, certan, écrivan, human, députæ, harcelæ, spécialisæ, bial ou béal (neutre de beau), homosexuæl (Paris, Vent Solars, 2018, Préface de Philippe Monneret).

10 – Exemple : « nous sommes aussi salariéEs, chômeuSEs et précaires, socialement femmes et hommes, noirEs, blancHEs, immigréEs… mais aucunE d’entre nous n’est homme blanc catholique hétérosexuel riche et en bonne santé » (Pascale Berthault, « Des féminismes face aux discriminations », in Annie Bureau, Françoise Collin, Corinne Deloy et al. Féminismes II Des femmes et du politique, Les nouvelles formes de mobilisation, Paris, Éditions de la BPI, 2005, p. 44-47 ; ici p. 44). L’intertexte moliéresque se trouve dans Le Bourgeois gentilhomme, III, 12.

11Why We’re Capitalizing Black, 5 juillet 2020. Cette décision fut ensuite rapportée.

12 – Angeline Montoya, « Quand je dis “todos”, je me corrige tout de suite » : le langage inclusif prend racine en Argentine », Le Monde, 10 octobre 2019.

13Almanaccando. Bilder aus Italien, Stuttgart, Bonz, 1888, p. 87.

14 – Dans les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, le lecteur consultera avec profit dans le chapitre « De l’examen général de conscience », la section « De la parole », §39.

15 – SCUM est l’acronyme de Society for Cutting Up Men, société pour émasculer les hommes. L’auteur de ce manifeste, Valerie Solanas, propose de « supprimer le sexe masculin » (p. 5) par des mesures eugéniques. Joignant le geste à la parole, elle tenta d’assassiner Andy Warhol, pourtant gay. Et Christiane Rochefort commença ainsi sa préface à l’édition française : « Il y a un moment où il faut sortir les couteaux. » (Paris, Zanzara athée, 2005, p. 3).

16 – Voir, au besoin, celle de l’auteur, « Écriture inclusive et exclusion de la culture », Cités, 2020/2, N° 82, pp. 137-148.

17 – Voir en particulier Jean Szlamowicz Le sexe et la langue. Petite grammaire du genre en français, où l’on étudie écriture inclusive, féminisation et autres stratégies militantes de la bien-pensance, suivi de Xavier-Laurent Salvador : « Archéologie et étymologie du genre » (pp. 137-185), Paris, Intervalles, 2018.

18 – Pour le point médian au clavier : sur GNU/Linux : AltGr + × (du pavé numérique) ou AltGr + ⇧ Maj + , ou encore AltGr + ; sur Mac OS X : Alt + ⇧ maj + F ; sur Windows : Alt+0183  ou Alt + 00B7.

19 – Une tribune mémorable dénonçait naguère l’islamophobie : « Nous, homos, lesbiennes, gays, bi·es, trans, intersexes, queers, pédés, gouines, refusons l’instrumentalisation raciste, islamophobe et néolibérale de nos vies et de nos combats. » (Libération 15 juin 2018). Rappelons que le media internet d’Al Jazeera, AJ+, emploie l’écriture inclusive : sur sa page Facebook on peut lire : « média inclusif qui s’adresse aux générations connectées et ouvertes sur le monde. Éveillé.e.s. Impliqué.e.s. Créatif.ve.s ». AJ+ participe en apparence de l’enthousiasme LGBT, alors que le Qatar, idéologiquement contrôlé par les Frères musulmans, criminalise l’homosexualité, passible du fouet et/ou de la prison. Sur Al Jazeera en arabe, un éditorialiste a qualifié l’homosexualité de « signe de la décadence occidentale », à propos de la tuerie islamiste d’Orlando qui a fait 50 morts dans un club gay, ce qui la justifie au passage. En outre, le prédicateur vedette d’Al Jazeera, Al Qaradawi, justifie l’excision des fillettes. Le militantisme de cette chaîne s’accommode aussi çà et là de contenus négationnistes.

20 – Non sans de multiples erreurs d’orthographe : un exemple, par deux fois le mot pièce se voit accordé au masculin, alors que les inclusivistes dénoncent la « règle scélérate » qui privilégierait le masculin.

21 – « Parler comme jamais » est un podcast de Binge Audio animé par Laélia Véron, avec la collaboration scientifique de Maria Candea, enseignante-chercheuse à l’université de Paris 3 et en soutien avec [sic] la Délégation générale à la langue française et aux langues de France ». On trouve dans ces podcasts d’utiles recommandations normatives, comme : La « Reco de Maria » (Candea) : « évitez d’utiliser ’’pute’’, préférez ’’sous-merde’’ ». Binge audio produit aussi Kiffe ta race, animé par la militante décoloniale Rokhaya Diallo, à laquelle Laélia Véron se réfère volontiers (voir par exemple https://twitter.com/laelia_ve/status/1242788416644952066).

22 – « Je me félicite que la République soit cassée en deux. Ce n’est pas suffisant, il faut encore la jeter au fleuve, et la laisser couler comme la tête coupée de Colomb. […] L’ère de la non-violence est derrière nous […] La pensée décoloniale casse tout en deux : les statues, la société, la République. » (Norman Ajari, «La pensée décoloniale casse la République en deux», 13 juin 2020, par Rachida El Azzouzi, en ligne, consulté le 15 juin : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/130620/norman-ajari-la-pensee-decoloniale-casse-la-republique-en-deux?). Ajari confond au passage la mort de Colomb et le mythe d’Orphée.

23 – Voir : « Nous mettons en cause les genres masculin et féminin, c’est-à-dire qu’on cherche à démolir le système de genre. Ce point de départ a des conséquences sur la façon d’aborder les choses. Par exemple, les droits à la contraception et à l’IVG ne sont pas dissociables de l’assignation du genre féminin à la maternité. La lutte pour ces droits doit se penser sans perdre de vue le cadre dans lequel il se situe : l’horizon est l’abolition de la féminité comme construction politique » (Pascale Berthault, op. cit., p. 47). Dans cette théologie politique, l’extinction de la féminité correspond ainsi à une damnatio de la femme, qui ne serait qu’une création de l’hétéropatriarcat. Cette damnatio rappelle l’ancestrale misogynie des sectes gnostiques qui ont voulu faire de la femme, frappée de fécondité, une création du Démon. Elle ne peut se racheter que par une conversion bienvenue : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes », proclamait Monique Wittig, figure historique tutélaire du courant « néoféministe » (cf. La pensée straight, [1978], 2001). Le soutien inclusiviste à la cause féministe n’est donc pas sans ambiguïtés.

24https://www.change.org/p/assembl%C3%A9e-nationale-abrogation-de-la-proposition-de-loi-visant-%C3%A0-interdire-l-usage-de-l-%C3%A9criture-inclusive. La proposition de loi ne sera peut-être jamais mise en discussion, mais peu importe : signée depuis sa mise en ligne par un millier de personnes chaque jour, la pétition commence par un tweet accusateur en style quasi-présidentiel : #MâleFait #TrèsMâleFait même !!!

25 – « Français inclusif : du discours à la langue ? », Le Discours et la langue, vol. XI, no 1, 2019, p. 53-74 ; ici p. 67. L’auteure ajoute : « Fondé [sic] sur un sentiment de la langue et une éthique, l’inclusivité linguistique de genre se constate internationalement » (p. 72). Cette masculinisation est doublement surprenante.

26Gesamtausgabe, Francfort sur le Main, Klostermann, 2000, t. 16, p. 112.

27 – « Die “Kultur” als Machtmittel sich anzueignen und damit sich behaupten und eine Übergelenheit vorgeben, ist im Grunde ein jüdisches Gebahren » (GA 95, p. 326).

28Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 69.

29 – Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 88. Les Juifs ne sont évidemment pas nommés, mais les suprématistes blancs américains les accusaient d’être responsables de la traite, thèse reprise par les Black Muslims et à présent diffusée dans l’idéologie décoloniale.

30Matthieu Foucher, « 15 textes cultes pour comprendre les luttes LGBTQ+ », Les Inrocks, 28 juin 2019, en ligne.

Les créationnismes contre la liberté

Sur le livre de C. Baudouin et O. Brosseau ‘Enquête sur les créationnismes’

Post-vérité, relativisme, remise en cause des enseignements critiques et rationnels, diffusion des idéologies ethno-essentialistes et racialistes plaçant la science « occidentale » sous régime de soupçon, fascination complotiste : en préparant et en accoutumant les esprits à l’asservissement, ce désastre culturel vise le cœur du politique, il s’en prend à la constitution d’une cité réunissant des esprits autonomes. L’heure est au réarmement conceptuel. Il m’a semblé opportun de republier la recension que j’ai faite du livre de Cyrille Baudoin et Olivier Brosseau Enquête sur les créationnismes1. Ce livre montre comment une idéologie obscurantiste s’empare des apparences scientifiques et s’introduit dans les esprits, non sans subtilité, comme une hypothèse présentable. On n’y résiste pas en la balayant d’un revers de main. La culture scientifique est nécessaire, elle fait partie des humanités. Elle n’est jamais acquise définitivement, et son exercice suppose, comme toujours, un combat intellectuel.

Caractériser et déconstruire les doctrines créationnistes

Qu’est-ce que le créationnisme ? Chaque esprit ayant une teinture de culture scientifique croit le savoir et s’en croit protégé : c’est une erreur. Bien au-delà de l’anti-évolutionnisme qui campe sur le récit de la Création tel qu’il apparaît dans la Genèse (créationnisme littéraliste), le créationnisme est polymorphe et ne prend pas si simplement, comme on le croit trop souvent, la science directement pour cible. Non seulement il est polymorphe, mais il est pervers – les auteurs me pardonneront cette allusion freudienne. Ses formes les plus récentes, les plus sophistiquées et les plus insidieuses s’emparent des apparences scientifiques, instrumentalisent la science, la pervertissent jusqu’à reprendre l’idée même d’évolution qu’elles requalifient de manière finaliste, et souvent avec une bonne dose de subtilité.

Ainsi en va-t-il, par exemple, de la doctrine du « Dessein intelligent » qui « affirme que certaines caractéristiques de la nature sont mieux expliquées par une cause intelligente plutôt que par un processus non dirigé tel que la sélection naturelle ». Ce finalisme rénové évite les propos choc – on ne nomme ni Dieu ni la Bible – et finit par s’insinuer comme une hypothèse présentable concurrente de l’explication scientifique – laquelle ne recourt à aucune espèce de fin, toute fin étant par définition inaccessible à l’expérience et introduisant un élément surabondant dans le schéma explicatif, en contradiction avec le principe de l’économie des hypothèses.

Il importait donc de cerner cette prolifération, de la décrire dans ses atours, détours et perversions, d’où l’usage au pluriel du terme « créationnismes » – repris d’un précédent livre publié par les auteurs en 20082 – , et de raisonner cette description en identifiant, à chaque fois, la tête de l’hydre par des caractéristiques discriminantes qui reposent sur quatre présupposés énumérés p. 22 : 

  • Le monde a été conçu par une intelligence surnaturelle visionnaire (pour les religions monothéistes, il s’agit de Dieu) ;
  • l’esprit est une réalité distincte de la matière (spiritualisme)3 ;
  • l’être humain est intrinsèquement différent de l’ensemble des êtres vivants, ce qui lui confère un statut spécial dans la Création (anthropocentrisme) ;
  • tout processus historique lié au monde physique et au monde vivant est nécessairement dirigé ou a une direction prédéterminée (finalisme).

Il fallait, bien sûr, rappeler parallèlement les principes fondamentaux de l’explication scientifique : scepticisme sur les faits, rationalité et parcimonie des hypothèses, réalisme s’agissant de l’existence du monde, matérialisme méthodologique – distinct du matérialisme philosophique, ce matérialisme est en fait un principe d’accessibilité aussi bien des éléments expliqués que des éléments expliquants (on n’explique pas la révolution d’un corps céleste en disant qu’un ange le pousse avec son doigt..). On aurait pu souhaiter que les auteurs abordent également le principe de falsifiabilité des hypothèses4, mais ce rappel, en lui-même très utile et opportun, se borne aux conditions de possibilité en amont de l’investigation scientifique et n’aborde pas sa conduite proprement dite.

Caractériser des doctrines pour les distinguer des théories scientifiques : l’enjeu n’est pas borné à des discussions de laboratoire restreintes à un milieu de spécialistes. Comme tout enjeu de pensée, il touche chacun, parce que l’autonomie de la pensée, à travers la pensée scientifique et son aspect apparemment le plus abstrait – la recherche fondamentale, la recherche des explications du monde -, est visée. Par elle c’est tout simplement la liberté de penser qui est battue en brèche. La brèche prend la forme d’injonctions religieuses, morales ou politiques qui entendent assujettir et contrôler les sciences. C’est ce que déclare avec force Guillaume Lecointre dans la préface en forme d’entretien qui ouvre le livre, d’abord en rappelant la distinction aujourd’hui fort négligée entre le contrôle de la pensée et le contrôle des actions ayant un effet sur autrui :

« La mise en raison du monde n’a pas à subir d’injonctions religieuses, morales ou politiques. Certes, les applications des sciences doivent être socialement, moralement et politiquement pilotées, mais nous ne parlons pas ici des applications. Nous parlons de l’explication rationnelle du monde réel qui, elle, ne saurait se produire en fonction des attentes des uns ou des refus des autres » (p. 17).

Puis il énonce l’enjeu fondamental lequel affirme la coïncidence entre la liberté politique et la liberté scientifique. Oui l’autonomie de la science concerne tout le monde :

« Le mot clé est le mot laïcité. »

Et de poursuivre par une formule qui énonce parfaitement la circularité entre les savoirs rationnels et l’exercice de la liberté :

« Cultiver l’exercice de la raison a le double avantage de maintenir l’autonomie du cœur méthodologique des sciences et de permettre l’émancipation individuelle. »

Il est urgent de fournir des clés pour détecter et déconstruire les discours créationnistes, parce que l’urgence pour la liberté est toujours de se soustraire à la tutelle de la pensée. Aucune morale séparée, aucun prêchi-prêcha célébrant des « valeurs » démocratiques laïques et sociales n’est capable de produire réellement cet effet d’autonomie, car cela ne relève pas de conseils bienpensants : un homme intègre peut rester crédule, et dès lors son intégrité vole en éclats. C’est aussi simple que cela. On a beau le savoir, il faut effectuer vraiment ces mises à distance, il faut passer par le parcours critique, lequel n’est jamais terminé et donné une fois pour toutes. Le meilleur des parcours d’autonomie n’est autre que la constitution des connaissances, par l’épreuve de l’erreur et du désaccord, par l’épreuve qui fait que chacun, pour véritablement s’instruire et s’élever, doit rompre avec ses préjugés et se fâcher avec lui-même. Voilà pourquoi, parmi les disciplines scolaires, les sciences sont exemplaires de cette coïncidence substantielle entre instruction et émancipation. C’est ce que l’école, à grand renfort de « compétences » et d’« objectifs » pour la plupart dictés par le dieu société, ne veut plus savoir, c’est ce qu’elle ne fait plus, sacrifiant l’autonomie de l’homme sur l’autel de l’épanouissement de l’enfant.

Expansion et diversification du créationnisme

Le créationnisme n’est donc pas un et simple, mais protéiforme. Autre préjugé, conjugué au précédent, qu’il importe de combattre : pas plus qu’il n’est réductible à une dogmatique anti-scientifique de bas niveau, le créationnisme n’est circonscrit à quelques régions du globe, en particulier cette Bible Belt, ce ramassis de bigots bornés dont on peut se gausser à peu de frais sans s’engager dans l’effort de l’analyse et de la critique rationnelles de détail. On ne nous la fait pas… : la condescendance revient ici à s’aveugler et à laisser le champ libre à ce que les doctrines créationnistes ont de plus inventif et de plus insidieux. Comme toute forme d’ignorance, c’est une façon de s’accoutumer à l’asservissement.

Le livre nous ouvre les yeux. Le créationnisme se répand partout, jouissant de la caution d’autorités « scientifiques » qui, intentionnellement ou « par faiblesses épistémologiques » (p. 150), parce qu’elles ne sont pas fermes sur les principes qui fondent l’exercice même de la pensée scientifique, brouillent les frontières entre science et religion, célébrant leur mythique et si peu dérangeante « complémentarité », et proposant une science spiritualisée pour concilier leur foi personnelle avec la démarche scientifique.

Il s’agit bien d’une « enquête ». Éclairée par des entretiens avec de nombreux scientifiques, elle couvre à la fois un champ épistémologique – définir le créationnisme, l’identifier sous ses formes les plus anodines en apparence, en établir la disjonction absolue avec toute démarche scientifique – , un champ géopolitique et une analyse des stratégies de communication et de contrôle. L’enquête se déplace aussi bien intellectuellement que géographiquement, fournissant à chaque étape la description de nombreuses variantes, toutes plus sophistiquées les unes que les autres, sur l’ensemble de la planète.

Le créationnisme n’a que faire des clivages religieux : la propagation d’un créationnisme musulman va bon train, notamment en Turquie. On passe des USA à l’Europe, où l’offensive créationniste se déploie au Royaume-Uni, en Allemagne, aux Pays-Bas, en Italie, en Russie, Pologne, Roumanie. La France est loin d’être épargnée – un chapitre entier est consacré à « la diversité des créationnismes en France », avec notamment l’Université interdisciplinaire de Paris. Sous la houlette de son secrétaire fondateur Jean Staune, cet organisme se propose d’établir un dialogue et des ponts entre science et religion, présentant la thèse d’une autonomie du monde physique comme obsolète vu « l’évolution des sciences » récente qui donnerait « une crédibilité » à l’existence d’un « autre niveau de réalité ». Ce mouvement reçoit l’appui de personnalités scientifiques telles que Trinh Xuan Thuan, Thierry Magnin, Bernard d’Espagnat, Jean-Marie Pelt, Anne Dambricourt-Malassé, Dominique Laplane, Jean-François Lambert. Le biochimiste australien Michael Denton dont les livres sont des références pour le courant du « Dessein intelligent » aux USA est publié en bonne place dans les collections abritées par ce centre. Sans compter les personnalités médiatiques comme Michel Cazenave ou Luc Ferry… : on en apprend de belles !

Lire le livre de Cyrille Baudouin et Olivier Brosseau, c’est s’instruire. S’instruire de l’existence proliférante des créationnismes sous des formes diverses dans leur expansion universelle ; s’instruire de leurs procédés, et particulièrement de ceux par lesquels ils se rendent présentables en instrumentalisant la démarche scientifique qu’il s’agit en réalité de museler ; s’instruire de leurs stratégies de communication et de contrôle (notamment dans l’enseignement des sciences) ; s’instruire enfin – ou plutôt se ré-instruire – de ce qu’est une démarche scientifique.

Toutes ces élucidations sont convergentes. Si le contenu empirique du livre – les formes multiples de créationnisme – nous étonne et nous inquiète, c’est que nous n’étions pas préparés à le recevoir, croyant savoir ce qu’est le créationnisme. Il y a belle lurette que ce dernier a quitté une image d’Épinal qu’on balaie d’un revers de main et qu’il emprunte des oripeaux présentables dans les dîners en ville et même les colloques les plus raffinés.

Que le créationnisme soit diversifié, qu’il se répande partout, qu’il singe la science et se l’annexe, qu’il s’accompagne de mesures politiques et sociales comme la privatisation de l’enseignement et le contrôle religieux, cela est inquiétant. Mais plus inquiétant encore est que nous ayons besoin d’une ré-instruction, d’une remise des pendules à l’heure pour réapprendre ce qu’est une démarche scientifique et qu’un réarmement général contre l’obscurantisme et l’asservissement intellectuel soit autant à l’ordre du jour. Ce livre n’est pas seulement une enquête de type journalistique où on apprend des faits, c’est aussi une grosse piqûre de rappel, un fortifiant où on retrouve et réaffermit les conditions dont dépendent l’esprit critique et l’autonomie de chacun. Il est donc à placer sur le rayon des urgences pour l’autodéfense intellectuelle5.

Notes

1 Cyrille Baudouin et Olivier Brosseau, Enquête sur les créationnismes. Réseaux, stratégies et objectifs politiques, Paris : Belin, 2013. Site de présentation du livre : http://www.tazius.fr/les-creationnismes
La recension ci-dessus est la reprise, avec quelques aménagements et actualisations, d’un article publié sur l’ancien site Mezetulle.net en 2013.

2Les Créationnismes, Syllepse, 2008.

3On pourrait chicaner ici sur l’usage du terme « distinct » (car les idées, comme par exemple les concepts mathématiques ou pour prendre un exemple très différent les phénomènes produits par l’inconscient, ont des propriétés spécifiques, distinctes, qui les rendent analogues à celles de la matière au sens strict dans la manière de les étudier et de les établir) alors qu’il eût mieux valu écrire « séparé » pour caractériser le spiritualisme, croyance en une entité vraiment substantielle et hors d’atteinte de toute proposition falsifiable. Mais on comprend bien la thèse générale et l’enjeu.

4 Une hypothèse ne doit pas simplement avancer une explication plausible, elle est même insuffisante si elle ne propose que des procédures permettant de la vérifier : il faut encore qu’elle propose les moyens détaillés et complets de la ruiner, et seul l’échec de ces tests (tentatives de falsification) permet de la retenir. La formulation de ce principe est attribuée à Popper, mais il a été exposé par Pascal dans le Récit de la grande expérience de l’équilibre des liqueurs (expérience du Puy de Dôme) et par d’Alembert dans ses Eléments de philosophie.

5L’expression « autodéfense intellectuelle » a été reprise à Noam Chomsky par Normand Baillargeon dans l’intitulé de son livre Petit cours d’autodéfense intellectuelle (Lux, 2006). A signaler le « Cours d’autodéfense intellectuelle » mené par Sophie Mazet au Lycée Blanqui de Saint-Ouen (93) et le Manuel d’autodéfense intellectuelle qu’elle a publié en 2015 (Laffont).

En hommage à Marc Fumaroli : « La République des lettres »

Marc Fumaroli est mort le 24 juin. En hommage à ce grand érudit, à ce « prince de l’esprit défenseur acharné de la civilisation française » (comme le dit Robert Kopp dont on lira le bel article dans La Revue des deux Mondes), je republie ci-dessous un article du 21 juillet 2019 où je m’étais abondamment nourrie de son ouvrage La République des Lettres.

La République des Lettres : liberté, égalité, singularité et loisir

 

Alors que la référence à l’entreprise envahit la pensée politique et lui impose son lexique – on parle de gouvernance, de rentabilité, et même de productivité et de compétitivité comme si le but d’une association politique était de fabriquer des produits pour les mettre sur un marché -, il n’est pas mauvais de rappeler les aspects profondément libérateurs et désintéressés de la société scientifique et littéraire cultivée par l’Europe éclairée dès le XVe siècle. Cette « forme de sociabilité savante »1 me semble offrir à la réflexion politique non pas un modèle – du reste elle n’est pas exclusivement marquée par la thématisation politique – mais des éléments qui peuvent nous aider à penser, aujourd’hui encore, les caractéristiques républicaines de manière critique.

L’expression République des Lettres – Respublica literaria en latin – est très connue et encore employée de nos jours pour désigner un rassemblement de lettrés, d’érudits et de savants sous un rapport d’échanges entre égaux – on devrait plutôt dire entre pairs. Elle a fait l’objet d’innombrables études. Je m’en suis tenue, pour l’histoire et les références, à deux d’entre elles. D’une part un gros article de Françoise Waquet paru en 1989 dans la Bibliothèque de l’École des chartes2. D’autre part le livre de Marc Fumaroli intitulé La République des Lettres3.

Un peu d’histoire

La première occurrence connue de l’expression Respublica literaria remonte à 1417, dans une lettre de l’humaniste vénitien Francesco Barbaro qui remercie son ami Le Pogge de lui avoir communiqué une liste de manuscrits et de contribuer ainsi à une recherche collective. L’expression n’est pas rare au XVe siècle. C’est au XVIe siècle qu’elle devient courante. Une occurrence intéressante est la traduction en latin par Etienne de Courcelles (1644) du Discours de la méthode, où « Respublica literaria » traduit le mot « public » employé par Descartes dans l’original publié en français en 16374.

Marc Fumaroli note que la péroraison du Discours de la méthode définit « le mode de savoir et de découverte socialisé moderne » et que Descartes, en validant cette traduction, assume l’héritage de Pétrarque, Erasme et Montaigne. Cette forme moderne réunit les doctes par delà leurs origines, leur naissance, leur lieu de résidence, elle excède le monde des vivants pour embrasser le legs savant des morts. Parfois, le terme désigne le savoir lui-même, parfois l’ensemble du monde savant et de ses productions, mais le sens le plus fréquent et qui s’impose à l’aube des Lumières désigne l’ensemble de ce qu’on appelle « les gens d’étude », et on assimile cet ensemble à un corps.

Le terme « corps » fait penser à l’Ancien Régime ; il ne doit cependant pas nous tromper, pas plus que les termes « doctes » ou « érudits », qui renvoient trop facilement pour nous à l’institution universitaire et aux diplômes. La République des Lettres n’a pas pour fondements une législation politique ni des institutions au sens où celles-ci s’enracinent dans un substrat social : elle produit par elle-même sa propre légitimité. Elle est auto-constituante.

Voyons comment Pierre Bayle5 la caractérise à la fin du XVIIe siècle :

« Cette république est un état extrêmement libre. On n’y reconnaît que l’empire de la vérité et de la raison ; et sous leurs auspices on fait la guerre innocemment à qui que ce soit. Les amis s’y doivent tenir en garde contre leurs amis, les pères contre leurs enfants, les beaux-pères contre leurs gendres […] Chacun y est tout ensemble souverain et justiciable de chacun. Les lois de la société n’ont pas fait de préjudice à l’indépendance de l’état de nature, par rapport à l’erreur et à l’ignorance : tous les particuliers ont à cet égard le droit du glaive et le peuvent exercer sans en demander la permission à ceux qui gouvernent. Il est bien aisé de connaître que la puissance souveraine a dû laisser à chacun le droit d’écrire contre les auteurs qui se trompent, mais non pas celui de publier des satires. C’est que les satires tendent à dépouiller un homme de son honneur, ce qui est une espèce d’homicide civil et par conséquent une peine qui ne doit être infligée que par le souverain ; mais la critique d’un livre ne tend qu’à montrer qu’un auteur n’a pas tel et tel degré de lumière ; or il peut, avec ce défaut de science, jouir de tous les droits et de tous les privilèges de la société, sans que sa réputation d’honnête homme et de bon sujet de la République reçoive la moindre atteinte ; on n’usurpe rien de ce qui dépend de la majesté de l’État en faisant connaître au public les fautes qui sont dans un livre. »

Une liberté fondamentalement naturelle et inaltérable

Bayle pense la République des Lettres comme une région de l’état de nature, au sens où celui-ci subsiste en deçà des lois, n’est pas affecté par l’état social, en constitue une limite. Cela rejoint la doctrine des États de droit où la liberté naturelle est toujours supposée première, s’exerçant lorsque la loi fait silence : « est autorisé tout ce qui n’est pas expressément interdit par la loi ». L’état de nature n’est pas convoqué ici en son sens absolu, où il renvoie à la domination des rapports de force physique autorisant de facto, l’oppression, l’esclavage. La guerre s’y mène « innocemment », elle n’anéantit personne ; elle a pour agents des individus. C’est un état résiduel fondé initialement sur l’existence d’un patrimoine universel à se réapproprier, celui de l’Antiquité6. Cet état est inaltérable par la nature des domaines et des forces concernés : la connaissance, l’usage des facultés intellectuelles. On peut bien désarmer quelqu’un, restreindre l’usage de la force physique, mais il est impossible, si l’on y pense bien, d’entraver l’exercice des facultés intellectuelles : on ne peut que censurer leur expression.

Plus près de nous, l’expérience tragique des camps de concentration nous a donné des exemples poignants de cette inaltérabilité : rappelons-nous Primo Levi récitant des passages de Dante pour maintenir sa dignité et une parcelle de liberté. Comment peut-on dépouiller un homme de ce qu’il sait ? C’est impossible. À l’époque de Bayle cela va être théorisé dans la réflexion politique : la loi ne peut pas tout réglementer et elle doit réfléchir sur les principes de son auto-limitation. Locke précise, par exemple, qu’il n’appartient pas à la loi de dire ce qui est vrai et ce qui est faux7. De nos jours les débats sur les lois mémorielles ravivent la question. La République des Lettres met en évidence le principe d’une liberté première, toile de fond sur laquelle se découpent les organisations politiques, elle associe cette liberté première au savoir, à l’exercice du jugement.

L’égalité des pairs

Les membres de la République des Lettres sont égaux. « Le glaive » de la raison et de la critique est naturellement et universellement – ce qui ne veut pas dire uniformément – répandu. Cette égalité se manifeste dans l’exercice du libre examen. L’accès, fondé sur la cooptation et la reconnaissance mutuelle, n’est jamais conditionné par des critères de naissance, de lignée, d’appartenance sociale, nationale, régionale, ou de vénalité. Personne a priori n’est exclu en vertu de ce qu’il est, la sanction étant celle de l’erreur, de l’ineptie. Plusieurs textes font état de la présence de plein droit des femmes8, et cela nous fait relire peut-être d’un autre œil Les Femmes savantes de Molière, où se déploie de manière pathétique et comique le salon de Philaminte comme une petite académie9.

L’égalité se pense ici non comme obligation ni comme droit, mais à la fois comme l’aspiration à l’exercice de la connaissance, de l’examen critique et comme l’effet de cet exercice. Plus qu’à des égaux, on a affaire à des pairs : c’est une égalité de mérite, son sens est dans l’actualisation du travail de la pensée. Son horizon est l’excellence, acquise par la fréquentation des œuvres, des esprits vivants et morts. Nul ne peut en être a priori écarté, mais tous ne l’exercent pas également ni sous la même forme, ni au même moment. Elle a pour arbitre non pas une autorité extérieure et transcendante, mais la reconnaissance immanente du corps, qui siège dans le rassemblement lui-même. À cette liberté et à cette égalité s’ajoute donc, comme conséquence, une fraternité à laquelle, reprenant le vocabulaire antique de la philia, Erasme au XVIe siècle donne le nom d’amitié10. Ce qui n’exclut pas le désaccord, comme on l’a vu avec le texte de Bayle.

L’égalité ne signifie pas l’égalisation mais elle suppose que chaque membre de la République des lettres aspire à atteindre le maximum de puissance intellectuelle et de connaissance dont il est susceptible. C’est ce que représente, dans la période de développement de cette idée de République des Lettres, la figure de l’érudit. L’érudit c’est celui qui sort de la rudesse, qui se frotte aux textes, aux autres esprits, et accède à l’humanitas. L’humanité des humanistes n’est pas une donnée factuelle, mais une construction, le résultat d’un effort.

La modernité

Les formes sous lesquelles apparaît, se saisit, se réalise et travaille la République des Lettres sont variées et évoluent au cours de la période qui va du XVe à la fin du XVIIIe siècle – correspondance, imprimerie, bibliothèques, académies privées où on pratique par ex. des colloques « préparés » par l’étude d’un texte pré-communiqué, salons, conversation. On peut s’interroger sur sa nouveauté : la filiation semble évidente, d’une part avec les modèles antiques, notamment développés par Cicéron et Sénèque avec la notion de loisir studieux (otium studiosum), d’autre part avec le modèle chrétien de vie monastique. Et n’est-elle pas un prolongement de l’activité universitaire ? Pourtant, la modernité de la République des Lettres se signale par un mode nouveau de dialogue qui rejette la dialectique formelle pratiquée dans les universités médiévales. La rhétorique humaniste s’impose, de sorte qu’à la fin du XVIe siècle une sorte d’université libre « prend la relève de l’université scolastique »11. Les débats qui traversent les humanistes témoignent de ce dynamisme. Le latin est concurrencé par la pratique soignée des langues vulgaires. L’imprimerie cesse d’être perçue comme une technique d’appoint et permet la permanence des fonds ainsi qu’une expansion sans précédent – on citera, à l’orée du XVIe siècle, la figure d’Alde Manuce dont l’imprimerie vénitienne irradie le monde savant. Enfin le développement de la science nouvelle au XVIIe siècle, loin d’être négligé ou d’être perçu comme une menace, est relayé par la République des Lettres au point que la fondation de l’Académie des sciences en 1666 par Colbert s’effectue dans le prolongement d’une vie intellectuelle active dans la société civile12.

Trois éléments de réflexion

Pour finir je m’arrêterai sur trois éléments susceptibles d’alimenter la réflexion aujourd’hui.

La liberté et la limite de la loi

J’ai déjà abordé le premier : le rapport entre l’émergence de la République des Lettres et la conceptualisation de la liberté, ce moment de la liberté naturelle comme limite au champ d’application des lois positives. L’idée selon laquelle le champ des lois est limité et qu’il y a des domaines qui doivent rester hors législation est une thèse classique. La République des Lettres n’exprime pas cette idée de manière politique : elle la met en place dans sa pratique et dans la perception qu’elle a d’elle-même, en marge de l’absolutisme et bien souvent comme un refuge face à lui. L’efficience politique apparaîtra pleinement dans les Déclarations des droits, dont la majeure partie consiste à dire ce que la loi n’a pas le droit de faire. Mais aujourd’hui cette thèse ne va plus de soi, précisément parce que le concept même de loi, paradoxalement, se trouve affaibli par l’extension, à bas bruit, d’un modèle contractuel proliférant et particularisé qui ne connaît pas de limites. J’ai donné l’exemple des dispositions mémorielles, mais la question est bien plus large et on peut penser à ce que devient la législation du travail ou plutôt à sa déconstruction.

Singularité et universalité

L’égalité des membres de la République des Lettres ne repose pas sur un processus identificatoire extérieur : on ne participe pas à ce rassemblement parce qu’on aurait une identité définie par des propriétés a priori – comme l’appartenance à une caste, à une classe sociale, à une ethnie – mais au contraire parce qu’on rejoint le rassemblement par la culture d’un talent, lequel n’est ni un bien ni une attribution sociale, mais un exercice. Et cet exercice est singulier, il s’effectue sur des objets et par des opérations qui lui sont propres, il propose une originalité. L’universalité de la République des Lettres réunit des singularités, elle constitue une classe paradoxale dans laquelle ce qui réunit les éléments est précisément ce qui leur permet de se différencier : chacun, dans la plus grande égalité, peut y déployer la plus grande singularité. Cette conjugaison du singulier et de l’universel trouvera une expression politique dans le concept républicain de citoyen : chacun, politiquement et juridiquement absolument identique aux autres, peut, précisément en vertu de cette identité, s’effectuer comme absolue singularité. La République des Lettres propose ce que Marc Fumaroli appelle « une citoyenneté idéale ». On peut donner un exemple concret de sa réalité : la bibliothèque comme lieu physique à la fois de recueillement et de rencontre, où s’entrecroisent et se comprennent mutuellement des opérations pourtant radicalement solitaires. La salle de lecture réalise, par un dispositif de réunion, la quintessence de la lecture en tant qu’elle est solitaire. C’est ce que décrit Bachelard dans un texte consacré à la valeur morale de la science, où il aborde l’école comme modèle13. Dans une classe, chaque élève effectue de telles opérations – lire, comprendre – il sait qu’il ne peut les effectuer que lui-même, et il sait aussi que tout autre peut les effectuer. Il s’extrait alors de son petit groupe de « potes » et accède à l’universalité des esprits, il accède à l’idée d’autrui. Autrui n’est pas celui qui me ressemble : c’est un autre moi. Et Bachelard d’oser cette formule : « ce n’est pas l’école qui doit être faite à l’image de la vie, mais la vie qui doit être faite à l’image de l’école ». Le problème c’est que l’école a depuis longtemps renoncé à ce modèle…

Le loisir : un rapport à la temporalité

Enfin, la République des Lettres induit une temporalité. Une temporalité longue, on l’a vu, puisqu’elle installe la continuité de la transmisson et de l’appropriation, la co-présence des morts et des vivants qui s’incarne aussi dans la bibiliothèque. Mais aussi un type de temporalité à l’échelle de l’individu, une temporalité de travail qui reprend, modernisé et universalisé, le loisir des Anciens, l’otium. S’opposant au negotium (le négoce, le travail à finalité directement productive), le loisir désigne le travail qui est à lui-même sa propre fin, travail digne des hommes libres. Mais les Anciens ne le pensaient que borné dans des entraves sociales. La Révolution française rompra ces entraves – « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » – et elle donnera sa légitime portée universelle à l’otium, le rendant accessible à tous par l’institution de l’Instruction publique. Nul doute que la République des Lettres a ouvert ce chemin en rendant sensible et en répandant le caractère précieux d’un temps du loisir qui est par lui-même libéral, sans attache, voué à la libéralité de ses objets. On peut aujourd’hui se demander si une association politique où l’injonction à la productivité est quotidienne, qui aligne constamment le moment politique sur le modèle marchand, qui renonce à maints secteurs de la recherche fondamentale publique, qui rechigne à entretenir un patrimoine qu’elle juge dispendieux, qui s’acharne à réduire la place des classes moyennes en pointant la superfluité de ce que Jean-Claude Milner a appelé naguère « le salaire de l’idéal »14, si une telle association est encore intégralement républicaine.

Notes

1 – Françoise Waquet, article cité note 2, p. 475.

2 – Françoise Waquet « Qu’est-ce que la République des Lettres ? Essai de sémantique historique », Bibliothèque de l’École des chartes, t. 147, 1989, p. 473-502

3 – Marc Fumaroli La République des Lettres, Paris : Gallimard, 2015.

4 – Descartes, Discours de la méthode, 6e partie : « Je jugeais qu’il n’y avait point de meilleur remède contre ces empêchements [la brièveté de la vie individuelle et le coût de la recherche] que de communiquer fidèlement au public tout le peu que j’aurais trouvé, et de convier les bons esprits à tâcher de passer plus outre, en contribuant, chacun selon son inclination et son pouvoir, aux expériences qu’il faudrait faire, et communiquant ainsi au public toutes choses qu’ils apprendraient, afin que les derniers commençant où les précédents auraient achevé, et ainsi joignant les vies et les travaux de plusieurs, nous allassions ensemble beaucoup plus loin que chacun en particulier ne saurait faire. »

5 – Article « Catius » du Dictionnaire historique et critique, note D.

6 – Lettre de Guillaume Budé à Erasme 1519 : « L’immense océan de l’Antiquité, qui appartient à tous selon le droit naturel ».

7 – « Les lois ne veillent pas à la vérité des opinions, mais à la sécurité et à l’intégrité des biens de chacun et de l’État. Et l’on ne doit certes pas s’en plaindre. On se conduirait vraiment fort bien à l’égard de la vérité si on lui permettait quelque jour de se défendre elle-même ». Lettre sur la tolérance.

8 – Françoise Waquet cite un texte extrait des Mélanges d’histoire et de littérature de Vigneul-Marville (1700) qui décrit sous cet angle la République des Lettres : « Jamais République n’a été ni plus grande, ni plus peuplée, ni plus libre, ni plus glorieuse. Elle s’étend par toute la terre et est composée de gens de toutes nations, de toute condition, de tout âge, de tout sexe, les femmes non plus que les enfants n’en étant pas exclues. On y parle toute sorte de langues vivantes et mortes. Les arts y sont joints aux lettres, et les mécaniques y tiennent leur rang : mais la religion n’y est pas uniforme et les mœurs, comme dans toutes les autres Républiques, y sont mélangées de bien et de mal. On y trouve de la piété et du libertinage. »

9 – Je me permets de renvoyer à mon article « Les Femmes savantes de Molière : savoir, maternité et liberté », version abrégée du chapitre de Théâtre et opéra à l’âge classique (Paris : Fayard, 2004, p. 103-123) d’après un texte initialement publié dans Dix-Septième Siècle n° 211, 2001, en ligne sur Mezetulle http://www.mezetulle.fr/les-femmes-savantes-de-moliere-savoir-maternite-et-liberte/ et également accessible sur le site Cairn http://www.cairn.info/revue-dix-septieme-siecle-2001-2-page-243.htm

10 – « Ni la parenté, ni la consanguinité ne joignent les âmes par des liens d’amitié plus étroits que ne le fait la communauté des études. » Erasme, Les Adages.

11 – M. Fumaroli op. cit. p. 174.

12 – Après le XVIe siècle, Paris devient capitale littéraire et savante sous le régime de l’édit de Nantes (1598). M. Fumaroli consacre un chapitre de son livre à étudier quelques « Sociétés de conversation » caractéristiques : l’Hôtel de Rambouillet vivier de l’Académie française ; le cabinet des frères Dupuy, cercle scientifique qui accueille Gassendi ; le cercle de Mersenne relayé à la mort de celui-ci (1648) par Habert de Montmor.

13 – Gaston Bachelard, « Valeur morale de la connaissance scientifique », communication VIe Congrès d’éducation morale, Cracovie, 1934. Publié par Didier Gil dans son Bachelard et la culture scientifique, Paris : Puf, 1993.

14 – Jean-Claude Milner, Le Salaire de l’idéal. La théorie des classes et de la culture au XXe siècle, Paris : Seuil, 1997.

Sartre, l’oublié

Comment ne pas être étonné que Jean-Paul Sartre, auteur d’une œuvre tellement foisonnante, soit désormais enveloppé dans l’obscurité d’un silence persistant – si on met à part, peut-être, le succès des Mots ?
L’œuvre pourtant est exceptionnelle non seulement par son abondance, mais encore par la diversité des types d’écrits auxquels Sartre s’est adonné.

Sartre est l’auteur d’une importante production proprement philosophique qu’il a poursuivie depuis sa jeunesse jusqu’à la Critique de la raison dialectique ; il faut dire « proprement philosophique » – ou si on préfère « techniquement philosophique » , dans la mesure où c’est toujours en philosophe1 qu’il se consacre aux biographies d’écrivains, à la dramaturgie théâtrale, au roman, aux nouvelles, aux scénarios de films – bref à tout ce que son vivace appétit lui fait dévorer.

Les essais consacrés aux écrivains sont inspirés, fût-ce lointainement, par cette vue néo- et anti-freudienne qu’il avait inventée dès L’Être et le Néant sous le titre de « psychanalyse existentielle » : il faut sans aucun doute voir dans le Baudelaire comme dans le Genet ou son Mallarmé des biographies existentielles.

L’Idiot de la famille, l’opus final, inachevé, est à part : il contient comme un immense effort d’intégration et de synthèse des multiples démarches tentées antérieurement – de L’Imaginaire et L’Être et le Néant à la Critique de la raison dialectique.

Avec cela, seul son théâtre a l’honneur d’être édité en Pléiade, mais aucunement celui d’être joué. La façon dont il a épuré son écriture en s’inscrivant dans l’héritage classique avec Les Mots aura sûrement contribué à lui valoir le prix Nobel, car Sartre semblait s’être enfin assagi après les premières grandes apparitions de son style avec La Nausée, objet de scandale et d’admiration immédiats.

Moins connue est sa passion fort précoce pour le cinéma, le cinéma muet bien sûr dès sa prime jeunesse ; Sartre saisit très tôt que le cinéma allait constituer un art véritable et véritablement populaire2. Il lui apporta sa propre contribution en écrivant plusieurs scénarios bien avant le plus tardif et célèbre « Scénario Freud » que J.B. Pontalis préfaça.

Sans esquisser la bibliographie exhaustive de Sartre, il convient toutefois de ne pas passer sous silence ses contributions proprement politiques – celles des Temps Modernes comme aussi toutes celles qui figurent dans les Situations – celles-ci relèvent avec éclat de tous les « genres », de tous les domaines, de toutes les préoccupations qui caractérisent l’ensemble de l’œuvre.

En d’autres termes et toutes choses différentes par ailleurs, la vitalité dévoratrice de Sartre qui le fait être philosophe, homme de théâtre, romancier, analyste politique et même militant épisodique ne trouve un équivalent que chez Rousseau : tous deux sont écrivains-philosophes, ou philosophes-écrivains comme on voudra dire. Tous deux sont emportés par la passion de l’écriture et tous deux sont impérieusement sensibles aux injustices. Avec cela, leurs voies sont symétriques et inverses.

En dépit de solides soutiens, Rousseau fut bel et bien attaqué, trahi et vilipendé de son vivant. Son humeur ombrageuse, fût-elle légèrement paranoïaque comme il fut dit, n’est pour rien dans les trahisons des Encyclopédistes ni dans le mandement lancé contre lui par l’archevêque de Paris Christophe de Beaumont, pour n’évoquer que ces vilenies à son endroit. L’œuvre entière en revanche est depuis longtemps au firmament du ciel universel et fait l’objet d’études et de commentaires jamais interrompus.

Sartre, c’est certain, subit un sort inverse : s’il fit l’objet de solides et perdurantes inimitiés, il n’en fut pas moins une véritable célébrité, quelles qu’en fussent les raisons, bonnes et mauvaises.

Comment dès lors éclairer les raisons du silence dont cette œuvre est entourée ? Comment comprendre que la voix des « sartriens » et des études sartriennes soit devenue pour ainsi dire confidentielle ?

On peut sans doute invoquer l’effort que requiert la lecture des milliers de pages dont chaque œuvre majeure est faite – L’Être et le NéantCritique de la raison dialectiqueL’Idiot de la famille qui, avec trois volumineux tomes, est inachevé. On dira bien sûr que Sartre ignore tant la concision que la limpidité de l’écriture. Assurément. Le lecteur peut certes avoir souvent le sentiment qu’une exaltation emporte Sartre à tenir encore et encore la page dans une frénésie passionnée à poursuivre l’analyse, à la reformuler encore et encore et à la mettre en scène. Est -ce un défaut ? À sa manière, dans la Phénoménologie de l’esprit à tout le moins, Hegel ne résiste pas à une hubris comparable, assez exceptionnelle dans l’histoire de la philosophie.

On ne peut pas imaginer que les formulations qui furent souvent montées en épingle comme si elles récapitulaient la philosophie de l’auteur comptent dans le rejet dont ce philosophe fait l’objet. Le « cogito » récapitule Descartes, la « caverne » Platon, et quelques slogans – songeons à « l’enfer c’est les autres », « nous sommes condamnés à être libres » sans omettre le fameux « engagement » et la « littérature engagée » – récapituleraient Sartre. S’il y a un sens et une importance à ce que de tels raccourcis figurent au panthéon commun, ils n’ont jamais conduit à enterrer Descartes ni Platon.
Outre ces formulations provocatrices, Sartre est également souvent accusé d’être sinon antisémite, du moins antijudaïque.

Un motif bien plus puissant enfin conduit à tenir Sartre pour un original dépourvu de véritable sens universitaire : il écrit sur des écrivains en philosophe. Ainsi, ce que Sartre est parvenu, avant sa mort, à mener à bien avec son Flaubert (qu’il envisageait dès L’Être et le Néant) fut inévitablement largement contesté par les études spécialisées des cercles flaubertiens. Ce n’est pas le lieu d’évoquer les frissons d’horreur que Qu’est- ce que la littérature ? continue de provoquer.

À tout cela s’ajoute non seulement ce qui lui est à lui-même apparu rétrospectivement comme autant d’aveuglements politiques, à l’égard de l’URSS stalinienne tout spécialement, mais en outre l’image de Sartre affaibli et vieillissant en train de distribuer La Cause du peuple – journal « maoïste »- ne manque assurément pas de peser dans le reniement dont il est l’objet. Un philosophe contemporain vient de s’écrier, dans sa défense du génie philosophique de Heidegger : nazi, antisémite, et alors ? Faut-il dire : Sartre, défenseur de causes peu recommandables – et alors ? Sans entrer dans les débats qui récusent le parallélisme entre Mao ou Staline et Hitler, il suffira de souligner avec Jean-Pierre Cescosse3 qu’à l’époque où Sartre s’est « laissé envoûter par Benny Lévy » et a « déconné » avec les « maos », « certains vendeurs et distributeurs de La Cause du peuple étaient traduits devant la Cour de sûreté de l’État, laquelle allait jusqu’à assortir ses condamnations à la prison ferme de privation illimitée des droits civiques ».

Bien que Derrida tienne Sartre pour un « humaniste » – ce qui vaut disgrâce radicale -, et que Foucault, sans préciser sa pensée, ait vu en lui « un homme du XIXe siècle », par son ampleur, sa vivacité, sa passion des singularités concrètes, son œuvre insuffle curiosité et énergie. Loin que Sartre n’ait jamais pu devenir Sartre sans Heidegger, comme on l’assure hâtivement à la faveur de quelques emprunts terminologiques dont la traduction transforme la langue française en fatras jargonnant, il est bien plutôt nourri de son incessant dialogue avec Descartes, avec Kant, comme avec Husserl et Marx.

Philosophe, dramaturge, romancier, essayiste, analyste souvent aveugle de l’immédiateté politique, Sartre n’est pourtant aucunement un « touche-à-tout ». Un fil continu relie tous ses écrits : il ne serait pas vain de chercher à quoi tient la voix immédiatement reconnaissable de Sartre, qu’on ouvre au hasard le Baudelaire, la Critique de la raison dialectique ou le Flaubert. On y trouve la même ardeur à s’efforcer de comprendre par toutes les ressources disponibles de l’écriture.

Notes

1 – Une contribution de Lucien Goldmann défend avec force le caractère réellement philosophique du théâtre de Sartre en s’attachant à le montrer par l’analyse des pièces majeures. Lucien Goldmann : « Problèmes philosophiques et politiques dans le théâtre de Jean-Paul Sartre. L’itinéraire d’un penseur » https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1970_num_17_1_1315

2 – Voir Pascale Fautrier, « Le cinéma de Sartre «  Fabula-LhT, n°2 « Ce que le cinéma fait à la littérature (et réciproquement) » décembre 2006, http://www.fabula.org/lht/2/fautrier.html

3 – Jean-Pierre Cescosse, « Sartre : quarante ans » p. 2, https://diacritik.com/2020/03/06/sartre-quarante-ans/

Quelques ressources pour étudiants… (et pour d’autres ?) : dossier

Mise à jour du 18 mai 2020

L’édito du 21 mars annonçait la mise à disposition de quelques ressources « puisées dans mes anciens dossiers » de professeur de philosophie, à destination des étudiants et des élèves des classes préparatoires. Jean-Michel Muglioni s’associe à cette démarche et je l’en remercie. Les propositions sont signalées dans le présent article, mis à jour régulièrement et « remonté », s’il y a lieu, à chaque nouvel apport en haut de la page d’accueil de Mezetulle.

Avertissement. Les documents sont accessibles ci-dessous par téléchargement pdf. Issus de la pratique de professeurs, laquelle se déploie de manière vivante dans les classes, il ne s’agit pas de publications au sens propre, mais de travaux et d’outils figés par écrit pour répondre à un besoin du moment, parfois sous forme de notes partiellement rédigées. Ils ne sont pas exempts de négligences et de fautes. Présentés de façon dispersée par deux professeurs à la retraite, ils n’ont en aucune manière la prétention de former un enseignement suivi et ne sauraient se substituer au travail mené par les professeurs en activité et en responsabilité.

Les nouveaux téléchargements (18 mai) sont surlignés en jaune

1 – Méthode et exercices appliqués, exemples de travaux rédigés

C. Kintzler, 26 mars 2020 – « La dissertation philosophique : essai de définition, travail sur cette définition. Exemples et exercices rédigés » : télécharger (13 pages pdf).

J.-M. Muglioni, 7 avril 2020 – Commentaire d’un texte d’Alain sur l’existence : télécharger (2 pages pdf).

C. Kintzler, 7 avril 2020 – Commentaire d’un texte de Hegel sur la peinture hollandaise : télécharger (5 pages pdf).

C. Kintzler, 12 avril 2020 – Dissertation « Les œuvres d’art sont-elles des choses ? » : télécharger (3 pages pdf).

C. Kintzler, 2 mai 2020 – Dissertation « Sur quoi  nous fondons-nous pour penser que les lois de la nature sont invariables ? » : télécharger (4 pages pdf).

2 – Cours, leçons, bribes et notes de cours, études thématiques

2.1 – J.-M. Muglioni, 27 mars 2020 – « Un exemple scientifique : la Terre tourne autour du Soleil » : télécharger (pdf 6 pages).

2.2 – C. Kintzler, cours « Spécificités du discours philosophique »

2.3 – C. Kintzler cours « L’imitation »

      • C.K. 2 avril 2020. Entrée en matière : « L’imitation en art : aliénation ou invention ? » article en ligne.
      • C.K. 7 avril 2020. Plan général du cours et Unité I « L’imitation et sa critique philosophique » : télécharger (pdf 17 pages).
      • C.K. 12 avril 2020. Unité II « Un détour par l’anthropologie et par la philosophie politique » : télécharger (pdf 16 pages).
      • C.K. 2 mai 2020. Unité III « La théorie classique de l’imitation de la nature : vrai et vraisemblable ; fiction et vérité » : télécharger (pdf 19 pages).
      • C. K. 18 mai 2020. Unité IV « L’art comme quasi-nature et comme surnature » et Unité V « L’hypermimésis de l’art du XXe siècle » (notes de cours)  : télécharger (pdf 19 pages).

 

3 – Suggestions de lecture, recueils de textes

[à suivre]

 

 

« La vie après la mort » de Samuel Scheffler, lu par T. Laisney

Dans Death and the Afterlife1, un livre issu de conférences données à Berkeley, le philosophe américain Samuel Scheffler, professeur à la New York University, réfléchit à la question de la vie après la mort, mais pas dans le sens où l’on entend ordinairement cette expression.

Le prix de la survie

Pour Scheffler, la seule vie après la mort (afterlife) qui puisse se concevoir, c’est celle que mèneront nos congénères quand nous ne serons plus là. Selon lui, le prix que nous accordons aux choses est étroitement lié à notre foi en l’existence de cette vie future – ce « nous », précise-t-il, ne prétend pas être universel, mais inclut, avec l’auteur, tous ceux, quel que soit leur nombre, qui partageront ses attitudes.

Comme tout philosophe analytique qui se respecte, Scheffler recourt à une « expérience de pensée » : supposez que vous appreniez que la terre, percutée par un astéroïde géant, sera complètement détruite trente jours après votre mort ; comment le reste de votre vie en serait-il affecté ? Il semble qu’une indifférence totale soit une réaction très improbable, ce qui va, selon Scheffler, dans le sens d’une interprétation non expérientialiste de nos valeurs (puisque nous ne subirons pas personnellement cette catastrophe). Il n’y a pas non plus beaucoup de chances que nous pesions le pour et le contre de l’anéantissement de la planète : Scheffler y décèle une dimension non conséquentialiste de nos attitudes à l’égard de ce qui nous importe. Une profonde consternation serait la réaction la plus probable, ce qui, selon l’auteur, témoigne de la dimension conservatrice de nos attitudes relatives à ce à quoi nous accordons du prix.

Les activités dans lesquelles nous nous impliquons nous sembleraient-elles alors dignes d’être poursuivies ? Les projets dont la réalisation ne peut se produire qu’à long terme (recherche scientifique, notamment) seraient particulièrement menacés. Les activités centrées sur le plaisir et le confort personnel seraient sans doute celles que le scénario de Scheffler altérerait le moins. En tout cas, la disparition programmée de la vie humaine constituerait une raison (et non une cause, souligne l’auteur) de ne plus s’intéresser à grand-chose. Scheffler en déduit que l’existence de l’après-vie nous importe plus que la continuation de notre propre existence.

Bien sûr, la perspective de la mort simultanée des personnes qui nous sont chères susciterait en nous une réaction spécifique, réaction dont la force, selon Scheffler, ne doit pas nous rendre aveugles à d’autres aspects de la question. Si nous ne souhaitons pas survivre à tous les autres humains, c’est aussi parce que l’interruption des relations que provoquera notre mort personnalisera notre lien avec le futur : dans le monde de demain, nous aurons encore une place, nous ne serons pas oubliés tout de suite. Ce désir d’une relation personnalisée au futur n’est pas l’apanage des gens qui ont des enfants ; la survie de la communauté (régionale, traditionnelle, etc.) à laquelle on appartient est aussi importante que celle des personnes les plus proches : grâce à de tels liens, si l’on pouvait continuer de vivre, on demeurerait chez soi dans le monde.

Pour montrer que la disparition imminente de l’espèce humaine susciterait une réaction d’horreur même si elle n’entraînait pas la mort prématurée de personnes chères, Scheffler assortit son scénario initial d’une variante, que lui inspire un roman de P. D. James, Les fils de l’homme (1992). Cette fois, chaque existence suit son cours naturel, mais l’espèce humaine est devenue stérile : aucune naissance n’a été enregistrée depuis vingt-cinq ans. Dans un tel monde règnent l’apathie, l’anomie et le désespoir ; un ennui universel. Le plaisir ne se distingue plus de la peine, même les activités (comme la sexualité) qui, semble-t-il, pourraient apporter une gratification immédiate ont perdu leur saveur. Une commentatrice – le livre accueille les remarques de quatre autres philosophes suivies d’une réponse de l’auteur – observe que la question la plus pertinente n’est pas de savoir comment nous réagirions confrontés à cette situation, mais comment nous devrions réagir : peut-être pourrions-nous résister à la pente évoquée par Scheffler.

La « conjecture de l’après-vie » (afterlife conjecture) présentée par l’auteur révèle, selon lui, les limites de notre égoïsme. Dans son scénario, la disparition de l’espèce humaine n’est pas plus évitable que la mort individuelle mais elle seule est vue comme une tragédie. Ainsi, « la non-existence de personnes futures que nous ne connaissons pas et qui n’ont pas d’identité déterminée » nous affecte davantage que la mort de ceux que nous aimons. Scheffler concède que le scénario de l’infertilité implique un changement profond dans les attentes des gens ; mais, d’après lui, ceux qui grandiraient en sachant qu’ils constituent la dernière génération des êtres humains ne verraient pas les choses avec moins d’effroi que leurs aînés. Plus d’un commentateur juge un peu naïve la position de Scheffler sur la question de l’égoïsme : peut-être l’existence des autres est-elle surtout nécessaire à la réalisation de projets égoïstes.

Le prix de la vie

Comment, plus précisément, la vie future influe-t-elle sur le prix que nous accordons aux choses ? C’est l’objet de la deuxième conférence de Scheffler. Il distingue trois thèses possibles à ce sujet : ce qui nous importe dépend de notre foi en l’existence d’une après-vie ; ce qui nous importe dépend de l’existence même d’une après-vie ; l’attachement que nous avons à certaines choses ne peut être justifié que s’il existe une après-vie. Quoi qu’il en soit de cette gradation (qui paraît un peu théorique), nous découvrons que « dans une mesure plus grande que nous ne le pensions, la valeur réelle de nos activités dépend de leur place dans une histoire humaine en cours ». À propos d’histoire collective, une commentatrice fait une remarque particulièrement intéressante. Elle rappelle que, bien que Lucrèce ait attiré notre attention sur l’incohérence de cette attitude, nous sommes beaucoup plus indifférents à notre non-existence prénatale qu’à notre non-existence à venir ; selon elle, la même asymétrie s’observe relativement à notre pré-histoire collective et au futur de l’espèce.

Parmi les choses qui conserveraient quelque valeur dans son scénario, Scheffler cite le soulagement de la douleur, l’amitié et les autres relations intimes – la liste pourrait sûrement être allongée. Il s’arrête sur la question des jeux et se demande si les contextes artificiels dans lesquels ils nous font entrer nous séduiraient encore. Le plaisir du jeu, en temps normal, s’insère dans un environnement plus large où quantité de choses comptent vraiment à nos yeux. La valeur des jeux serait donc elle aussi compromise.

En résumé, « nous avons besoin que l’humanité ait un futur pour que la plupart de nos objectifs individuels nous importent aujourd’hui ». Mais il y a plus, selon Scheffler : « nous avons besoin que l’humanité ait un futur pour que l’idée même que les choses importent conserve une place solide dans notre répertoire conceptuel ».

L’auteur insiste sur la relation qui existe entre valeur et temporalité. « Donner du prix à quelque chose, c’est résister au caractère transitoire du temps ; c’est souligner que le passage du temps est dépourvu d’autorité normative […]. Le temps n’a pas le dernier mot, il ne nous dit pas ce qui est important ». Ainsi les valeurs ont-elles un rôle stabilisateur dans nos vies ; une vie sans valeurs serait une vie de caprice. Scheffler se demande pourquoi notre connaissance du fait que la vie humaine va s’achever à très long terme ne nous atteint pas autant que pourrait le faire le scénario qu’il imagine. C’est, dit-il en une réponse peu satisfaisante, que nous ne savons pas comment y penser.

Y a-t-il une relation entre les deux après-vies, la collective et la personnelle (à laquelle, rappelons-le, Scheffler ne croit pas) ? L’auteur explique la foi dans « la vie après la mort » par trois désirs très puissants : le désir de survie personnelle, celui de retrouver ceux qu’on a aimés (ou, au moins, de communiquer avec eux), et le désir de comprendre enfin les désordres du monde – désir de justice et de sens. Scheffler montre que les tenants des deux après-vies partagent les mêmes buts : préserver sa place « dans un réseau de relations privilégiées » ; vivre dans un monde « où les valeurs de justice et d’équité prédominent ». Il s’agit dans les deux cas de la survie et de l’épanouissement du monde où nous avons vécu.

Le prix de la mort

Reste – et c’est l’objet de la troisième conférence – la perspective de notre propre mort. Quelle attitude est-il raisonnable d’adopter à cet égard ? « La mort n’est rien pour nous », dit Épicure (dont la stratégie, écrit Scheffler, consiste à « utiliser la métaphysique pour combattre la peur »). Cela signifierait, remarque l’auteur, que nous n’avons jamais, en aucune circonstance, raison de la souhaiter. Ce qui est faux. De l’assertion d’Épicure, on peut, selon Scheffler, tirer deux conclusions dont l’articulation est incertaine : la mort n’est pas un mal ; on n’a pas de raisons de craindre la mort. Sur ce dernier point, l’auteur relève que la pensée de la mort, l’idée qu’on va disparaître, a un caractère sui generis, et peut provoquer une sorte de vertige.

Scheffler s’arrête longuement sur un article du philosophe anglais Bernard Williams (1929-2003), « Le cas Makropoulos ». Pour Williams, nous avons certes des raisons de craindre la mort, mais une vie qui n’aurait pas de terme n’aurait pas non plus de sens. Notre vie ne conserve de sens qu’autant que nous avons des désirs « catégoriques » (que Williams oppose aux désirs « conditionnels », et qui ne sont autres que des raisons de vivre) – la vie est aussi l’ensemble des désirs qui résistent à la mort. C’est ainsi qu’Elena Makropoulos (personnage d’un opéra de Janáček) renonce, à un âge relativement tendre (342 ans), à l’immortalité qui lui était promise : elle estime que tout ce qui pouvait lui arriver (elle a 42 ans depuis 300 ans) lui est déjà arrivé.

Elena Makropoulos était proprement abandonnée à elle-même ; elle ne pouvait plus se perdre dans des activités absorbantes. Cet écueil, note Scheffler, est au cœur de l’expérience humaine, il n’est pas une conséquence de l’immortalité. Mais l’immortalité pose un problème en elle-même : il nous faut mourir parce qu’une vie éternelle ne serait « pas plus une vie qu’un cercle sans circonférence ne serait un cercle ». Scheffler ajoute, dans sa réponse aux commentaires, que l’influence de notre mortalité sur notre pensée est telle qu’en essayant d’imaginer une vie éternelle, « il est difficile d’être sûr d’avoir éliminé toute trace de cette influence ». La mort étant une forme a priori de la vie humaine, il n’y a rien dans l’histoire d’Elena Makropoulos que nous puissions rapporter à notre expérience. Les étapes dont est faite une vie, les notions de perte, de maladie, de danger… plus rien de tout cela n’a de sens, affirme – trop radicalement, sans doute – Samuel Scheffler. Selon lui, la possibilité même d’une délibération ou d’une décision humaine devient insaisissable. Ainsi nos valeurs mourraient-elles avec les limites temporelles de notre existence.

Devrions-nous, se demande Scheffler, trouver raisonnable de craindre la mort ? Il ne le dit pas en ces termes, mais le mot « mort » a la particularité d’avoir trois sens différents suivant qu’on envisage la mort au futur, au présent ou au passé : il y a la perspective de la mort, le moment de la mort et ce qui le précède de peu, et le fait d’être mort. À chacune de ces morts s’attache une peur particulière. Celle dont veut nous guérir Épicure est la peur de l’après-mort ; elle se traduit – Scheffler donne cet exemple, mais il ne s’agit peut-être pas de peur à proprement parler – dans la volonté d’être enterré près d’une personne chère pour ne pas être seul dans la mort. Mais il y a surtout cette sorte de panique produite par la conscience que le sujet de toutes nos pensées et attitudes cessera un jour d’exister.

D’une façon générale, Scheffler distingue deux peurs : la peur comme attitude propositionnelle (j’ai peur que…) et l’état de peur, état physiologique qui ne peut être, quant à lui, ni raisonnable ni déraisonnable. La première de ces peurs est toujours liée à une incertitude. De ce point de vue, la peur de la mort ne peut être raisonnable : « j’ai peur de devoir mourir un jour » n’est pas une phrase à laquelle on puisse attacher un sens littéral. Mais il est peu plausible, affirme finalement Scheffler, que la peur doive toujours prendre une de ces deux formes. Selon lui, la peur de la mort est raisonnable : l’attitude consistant à craindre un processus – même quand l’aboutissement de ce processus est certain – n’est pas insensible à des raisons. Il est donc « légitime » de redouter la mort tout en considérant que l’immortalité serait indésirable.

Revenant en arrière, Samuel Scheffler conclut son propos en relevant un paradoxe d’une autre nature. La réalité de nos valeurs dépend à la fois : de la mort individuelle, qui est inévitable et que beaucoup d’entre nous craignent pourtant ; et de la survie de l’humanité, qui n’a rien d’inévitable et dont, cependant, la plupart d’entre nous s’inquiètent assez peu.

1 – Samuel Scheffler, Death and the Afterlife, Oxford University Press, 2013.