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L’intelligence artificielle : l’édification d’un monde de substitution post-humain

Compte rendu d’un livre de François Rastier

Dans L’I.A. m’a tué. Comprendre un monde post-humain (Paris, Éditions Intervalles, 2024), François Rastier analyse le fonctionnement des intelligences artificielles génératives (IA) du type ChatGPT. Contrairement aux comparaisons rassurantes (notamment avec l’écriture et l’imprimerie) qui tentent de sauver la place surplombante d’un utilisateur-sujet face à une technologie qu’il s’agirait simplement d’apprendre et de contrôler, il montre que la génération automatique de textes et d’images conduit à édifier un monde de substitution post-humain exerçant une emprise sur ledit sujet. Simulant la symbolisation alors qu’il n’est fait que de codes de signaux, ce monde ignore les notions de vérité, de réalité, d’authenticité, et le statut de sujet en tant qu’agent critique réflexif, y est constitutivement impensable.

Une immense accumulation de data, d’erreurs et de fakes

Le livre commence par une anecdote significative, remontant au lancement en France de ChatGPT en 2022 ; l’I.A. a déclaré François Rastier mort en 2021. À l’époque, loin de reconnaître son erreur lorsqu’on lui demande des justifications, la machine s’obstine à citer des nécrologies du Monde et du CNRS dont l’une aurait été publiée en 2020… et finit par reculer la date du décès en 2019. Tout cela avec l’exquise courtoisie et la faussement humble autorité qu’on lui connaît, citant de multiples et imaginaires sources en ligne, et ne cessant par la suite de modifier la date.

Bien entendu, aujourd’hui, ChatGPT « sait » que François Rastier est vivant. Et bien sûr ChatGPT ne se démonte pas lorsqu’on fait état de cet épisode. Je l’ai interrogé à ce sujet et on trouvera en annexe téléchargeable ci-dessous de larges extraits de notre échange (23 février 2025), lequel confirme les analyses que François Rastier développe dans son livre.

On ne peut pas avancer, comme on l’entend parfois, que l’IA s’améliorerait du fait de l’énorme quantité des données disponibles et de la masse d’utilisateurs susceptibles de corriger erreurs et absurdités, masse sans cesse croissante qui permettrait d’affiner les résultats selon, par exemple, le modèle dont se réclament certaines encyclopédies en ligne ouvertes à l’intervention publique. En effet, l’IA générative puise dans une gigantesque quantité données accessibles en ligne mais, loin d’éliminer les fakes et les erreurs par l’épreuve d’un réel extérieur permettant de les récuser,

« ces prétendus corpus n’offrent aucune garantie scientifique : moissonnés par des logiciels comme Common Crawl, ils mêlent des textes divers, des encyclopédies comme Wikipédia, des livres et articles en ligne, sous droits ou non, des pages web, des posts de réseaux sociaux, des textes générés par diverses IA, des masses de mots clés cachés qui servent à attirer les moteurs de recherche. » (p. 34-35)

Mieux, ou plutôt pire :

« plus les données sont étendues, plus le nombre des corrélations oiseuses s’accroît. […] si bien que l’information disponible se traduit paradoxalement par une raréfaction de l’information pertinente. En d’autres termes, passée une certaine taille de la masse de données, les corrélations oiseuses deviennent majoritaires. » (p. 38)

Au lieu de contribuer à l’authenticité et à la vérité, le gigantisme est un puissant accélérateur de « post vérité ». En outre, les propos élaborés par IA ont pour source un pseudo-énonciateur indiscernable, ou plutôt une absence d’énonciateur, d’où leur irresponsabilité : si je suis déclaré mort par une IA, contre qui pourrai-je porter plainte ? Du reste, ma position de sujet-agent se dissout : ne suis-je pas réductible à un profil ?

Quelques préjugés au sujet de l’IA

Le livre démonte, ou aide à démonter, plusieurs préjugés qui circulent couramment au sujet de l’IA .

Un modèle auto-correcteur ?

L’IA observerait un modèle auto-correcteur qui peut faire penser à celui, aveugle et énoncé a posteriori par la recherche biologique, de l’évolution vivante, produisant et transmettant continuellement un texte sans auteur (le code génétique) qu’un correcteur inconscient aurait affiné durant des millions d’années1. Or ce parallèle n’est aucunement valide2. Car l’évolution du vivant ne retient que les succès, sanctionnés à l’aune de la capacité de reproduction des espèces, le mécanisme de sélection éliminant et « oubliant » toutes les « erreurs ». Au contraire, l’IA retient tout et ne rencontre par son propre fonctionnement aucune sanction extérieure – puisqu’elle ne connaît pas d’extérieur -, c’est dire que le rapport à la vérité en est par définition exclu. La notion même de « succès » n’y est présente que de manière prescriptive, par les « prompts » qu’on lui adresse et non par une épreuve qui apprécierait ses résultats. Or on peut « réussir » à répondre, et même brillamment, à une injonction en avançant des âneries :

« par exemple, dressé à l’inclusivité, le générateur d’images de Google, Gemini, affichera volontiers des papesses, des Pères fondateurs féminins, et même des SS afros bien assortis à leurs uniformes » (p. 39).

« En l’absence de tout humour, de toute ironie, de tout second degré, [le discours des IA génératives] peut combiner le pédantisme et le délire sans autre limite que de complaire au client roi. » (p. 139).

Une machine-outil contrôlable par un agent-sujet ?

L’IA serait, au bout du compte, contrôlable par son utilisateur, sujet conscient occupant une position surplombante et pouvant toujours se tenir en retrait en face de productions (en particulier de « textes ») générées par des automatismes . « Écrits pour quiconque et par personne, les textes artificiels devraient donc tomber des mains de tout le monde, mais la foi crédule en l’IA est telle qu’il n’en est rien. » (p. 44)

Or ces « textes » sont l’objet d’une double méprise anthropomorphique.

Alors qu’ils ne sont que des chaînes de caractères, « ils sont lisibles et se présentent sous des dehors ordinaires […] nous pouvons projeter sur eux nos routines et les lire comme s’ils étaient des textes interprétables. » Il s’agit de « simulations de discours sans énonciateur réel »3, de sorte que « un système IA revêt alors l’apparence d’un interlocuteur capable d’empathie apparente et d’emprise réelle. » (p.45)

Ce leurre atteint l’utilisateur lui-même (c’est la deuxième méprise), qui se trouve inclus dans le champ de l’emprise et dépossédé subrepticement de son statut de sujet : la perte d’identité se traduit par sa réduction à un profil customisable par ce qui est dit de lui – toute personne étant schématisée (et bientôt définie?) par ses traces numériques.

Ainsi la déshumanisation accompagne l’humanisation des logiciels (p. 68).

« Plus banalement, un effet-miroir se diffuse dans l’ensemble de la société : des CV rédigés par IA sont choisis par l’IA qui assiste les directeurs de ressources humaines. […] Quand les IA parlent aux IA, pourquoi toutefois se soucier de ce qu’elles disent ? » (p. 70) D’autant plus que, programmées en fonction d’un politiquement correct, elles deviennent des machines idéologiques.

L’IA n’invente rien ?

L’IA n’inventerait rien. C’est faux ! Il ne faut pas confondre créer et inventer. L’IA innove considérablement en établissant des relations (le terme « intelligence », pourvu qu’on le prenne au sens strict, n’est nullement usurpé). Elle combine des fragments glanés sur le web d’une manière hautement acceptable par un locuteur dans une langue donnée (et souvent avec un bien meilleur niveau de langue que celui pratiqué par ledit locuteur), mais cette cohérence séjourne dans une bulle gigantesque qui fonctionne, par définition, sans aucun rapport à une extériorité (le réel, les tests de falsifiabilité, l’authenticité). De sorte qu’« elle crée des combinaisons qu’elle aligne sur un mode affirmatif comparable au discours délirant » (p. 116).

On a donc affaire, à strictement parler, à un délire artificiel ; la différence avec le délire clinique est qu’il n’y a aucun dédoublement du sujet puisqu’il n’y a pas de sujet : « les textes issus de l’IA générative relèvent donc d’une idéologie pure » (p. 117)

Ainsi s’édifie un monde de substitution.

Pas plus alarmant que l’écriture ou l’imprimerie ?

Du fait qu’il s’agit d’un mode de production automatique de chaînes de caractères, les inquiétudes que l’IA soulève sont du même ordre que celles qui accompagnent la mise en œuvre de l’écriture alphabétique, elles seraient donc la reprise d’une crainte technophobe archaïque. Et de rappeler, à l’appui4, la critique que Platon propose de l’écriture dans le mythe de Teuth5 .

En effet, l’écriture alphabétique est formée de mécanismes où seule la matérialité est articulée6. Sauf qu’il faut y regarder d’un peu plus près avant d’esquisser un parallèle avec l’IA. L’écriture alphabétique n’est pas une machine à produire des textes, mais un moyen purement mécanique de transcrire par des phonogrammes des textes produits en dehors d’elle, textes eux-mêmes interprétables issus d’énonciateurs réels et identifiables. L’alphabet ne produit aucun texte, son usage n’entraîne aucune désymbolisation (bien au contraire : se contentant de noter les sons de la chaîne parlée en les analysant, l’usage de l’alphabet renvoie aux symboles) alors que l’IA simule cette production, rabattant tout système de symboles sur des séries de codes de signaux. Alors que l’alphabet est une machine libératrice qui promeut et autonomise le lecteur en tant que sujet7, l’IA est une machine substitutive qui leurre le sujet en simulant ses productions.

Les analyses de François Rastier conduisent à décrire et à caractériser l’édification d’un monde de substitution formé de faits alternatifs qui disqualifie le réel et qui n’a pas d’extérieur : la notion même d’absence, de manque, lui est par définition étrangère. Ce monde sans extérieur, sans temporalité, sans responsabilité, sans espace de recul, sans différenciation entre réel et fictif, est aussi celui du discours transhumaniste. L’augmentation de l’homme n’y est pas celle que fournissent les prothèses (et encore moins celle des orthèses) qu’il faut apprendre à utiliser et/ou à tolérer et qui n’abolissent pas l’écart, l’espace de retrait propre au sujet. C’est celle, sans recul réflexif, d’une désymbolisation où tout n’est plus qu’une immense archive dans laquelle « les données prennent la place des faits », et dont la position critique du sujet est constitutivement évacuée.

François Rastier, L’I.A. m’a tué. Comprendre un monde post-humain, Paris, Éditions Intervalles, 2024.

Notes

1 – On se reportera à l’admirable livre de François Jacob La Logique du vivant, une histoire de l’hérédité, Paris, Gallimard, 1970.

2 – J’ai posé la question à ChatGPT (voir l’annexe ci-dessous) : l’IA confirme !

3 – Là encore, ChatGPT décrit impeccablement ses propres productions comme des simulations lorsqu’on l’interroge avec un peu de précision sur la question : voir l’annexe téléchargeable ci-dessous.

4 – Voir par exemple cet article « L’IA dans l’enseignement supérieur : les leçons de Platon et du mythe de Theuth » par Pascal Lardellier et Emmanuel Carré https://theconversation.com/lia-dans-lenseignement-superieur-les-lecons-de-platon-et-du-mythe-de-theuth-244894

5 – Platon, Phèdre, 274b et suiv.

6 – Au sujet de l’écriture alphabétique en ce qui la distingue de tous les autres systèmes d’écriture, je me permets de renvoyer à mon article « L’alphabet, machine libératrice » https://www.mezetulle.fr/lalphabet-machine-liberatrice/ .

7 – Voir référence  note précédente.

Annexe

Mon échange avec ChatGPT du 23 février 2025. Lien de téléchargement

À sa place ou déplacé. Récit transclasse et pensée victimaire (par Fabrice Ravelle)

Fabrice Ravelle1 réfléchit sur la construction et l’usage du concept de transclasse – « ces personnes qui migrent d’une classe sociale à l’autre dans un mimétisme qui se sent parfois coupable ». Parti d’une expérience personnelle, nourri par la lecture de récits contemporains (Didier Eribon, Edouard Louis, Annie Ernaux), éclairé par des travaux de recherche (Chantal Jaquet, Gérald Bronner, Frédéric Martel), il soulève la question d’une « pensée victimaire », d’une assignation qui, au nom d’une identité contraire à la singularité, récuse le principe d’émancipation.

Les transfuges de classe ou les transclasses sont ces personnes qui migrent d’une classe sociale à l’autre en intégrant ses codes, dans un mimétisme qui se sent parfois coupable. Difficile de préciser l’origine exacte de l’expression : à partir des années 90 « transfuge de classe » est une expression journalistique à la mode, elle semble suivre le concept de « névrose de classe2 » du sociologue Vincent de Gaulejac (1987) dans son approche clinique du sujet. En 2014, la philosophe Chantal Jaquet3 introduit le concept de transclasse, une contraction permettant d’évacuer le mot transfuge tout en introduisant le principe de la non-reproduction sociale.

La littérature du XIXe siècle nous a fourni bon nombre d’archétypes transclasses. Nos héros transclasses s’appellent Julien Sorel (Le Rouge et le noir / Stendhal), Lucien de Rubempré dans la Comédie humaine (Balzac) ou Frédéric Moreau pour l’Éducation sentimentale (Flaubert)… Chantal Jaquet s’appuie en bonne part sur la destinée de Julien Sorel, mais j’ai le sentiment qu’une grande partie des romans du XIXe, en écho au formidable essor de la bourgeoisie, s’articule autour de ce type de personnage. Ce sont ces grandes figures qui, par volonté ou accident, bifurquent vers un monde qui ne leur appartient pas, introduisant un décalage, une étrangeté dans le récit.

Suis-je moi-même transclasse ? Il est certain qu’au regard de ce petit détour d’entre les classes, chacun se découvrira plus ou moins dans cette position inconfortable. Avec son lot de culpabilité, de honte, de trahison (?) ou s’agira-t-il peut-être de venger quelque chose ? Nous y reviendrons.

Autobiographie d’un « déplacé »

D’évidence, les récits transclasses sont autobiographiques. Aussi, je vais me plier à ce rituel, brièvement.

Mes parents, employés de restauration, serveuse et chef de cuisine ont connu la précarité des petits boulots. La faillite de leur premier petit restaurant de campagne à la fin des années 60 entraînera les dettes puis les saisons et les emplois pour se refaire, je m’en souviens bien. Plus tard, au milieu des années 80, à mon adolescence ils trouveront leur place en ouvrant un restaurant avec un certain succès. Nous avons vécu en HLM, notamment dans la zup de Montbéliard, puis dans un pavillon Phénix, gage d’accession à la propriété de la petite classe moyenne. Ma scolarité s’arrête à Bac+2. Une passion très jeune pour la musique et l’expression artistique mais un apprentissage très tardif et peu académique. Je dois mon parcours artistique à une soif de connaissance compulsive qui m’a fait fréquenter très assidûment les bibliothèques municipales pour tout dévorer. Je pense avoir vu tous les spectacles de la maison de la culture de Montbéliard pendant plusieurs années, grâce aux places gratuites qu’une amie de lycée nous fournissait. Disons, un parcours en bonne part autodidacte, sérieusement nourri tout de même des enseignements de l’école publique, bibliothèques, musée municipaux, centre d’art MJC et de cours de musique. Puis un certain culot de se prétendre artiste à 18 ans m’a fait frapper à la porte de toutes les salles de concert et festivals, une bonne occasion pour moi de fuir la province pour Paris.

Après des rencontres décisives, un travail de fond, laborieux, 35 ans de carrière et quelque cinquante albums de musique réalisés, je pense avoir trouvé ma place de compositeur et directeur musical auprès de grands artistes. Et pourtant, toujours ce sentiment de ne pas être tout à fait à ma place, le syndrome de l’imposteur, parfois, comme si j’avais volé ma place. À l’évidence, je n’étais pas prédisposé à ce genre de trajectoire.

Être déplacé : C’est le terme que Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron4 emploient lorsqu’ils recueillent les sentiments des étudiants en 1964 dans Les Héritiers. Certains se trouvent à leur place, disons les enfants de la bourgeoisie. Les autres, très minoritaires en 64, fils et filles de paysans ou d’ouvriers, se sentent « déplacés ». Le vocabulaire est saisissant. Le principe pointé par Bourdieu est maintenant un classique : les enfants de la classe bourgeoise héritent de tous les codes. Nul besoin de fréquenter le ciné-club, d’emprunter les disques de jazz, de découvrir les symphonies ou les concertos… les classiques sont intégrés, presque innés. Ainsi pour les héritiers, la culture peut s’aborder de façon dilettante (c’est le terme consacré). Un dilettantisme comme mode de vie, sans effort apparent, tout est « naturel » puisque hérité. Pour l’étudiant « déplacé », par-contre, le monde de la culture, le monde intellectuel demande un apprentissage quotidien, laborieux. Une mise à niveau, rien ne va de soi.

J’ai souvent été confronté à ce dilettantisme de bon teint. Connaître les codes suppose une légèreté dans les relations, on se reconnaît, on se rassure. Nombre de fois j’ai trop laissé transparaître mon enthousiasme pour un projet ou pour un poste. Cela m’aura valu méfiance et suspicion. Comment ? Il aurait besoin de ce travail pour vivre ? Presque indécent ! Cette mécanique des héritiers est particulièrement à l’œuvre dans le milieu du cinéma et dans une certaine mesure dans la production musicale.

Dolorisme

Je pense avoir découvert la question des transfuges de classe avec l’ouvrage de Didier Eribon5, Retour à Reims il y a une bonne dizaine d’années, le livre date de 2009. Cet essai, pour moi, c’est d’abord une révélation qui laissera place plus tard à un désamour. Il faut reconnaître que ce traité de sociologie a quelque chose de particulièrement émouvant par sa manière d’autobiographie : bien installé dans sa situation, l’auteur se rend aux obsèques de son père dans sa région natale – occasion d’une introspection sur sa bifurcation. Lui, l’enfant d’ouvrier deviendra l’intellectuel « homosexuel de gauche » en vogue des années 80. Je n’ai pas le même parcours mais quelque chose résonne en moi dans son récit. Je comprends dans son texte que son homosexualité aura agi comme une transgression de classe. « Je me suis décrit » dit-il « comme un miraculé ; il se pourrait bien qu’en ce qui me concerne, le ressort de ce ‘’ miracle‘’ soit l’homosexualité » (Chantal Jaquet fait aussi référence à cet extrait dans Les Transclasses). L’homosexualité comme transgression sociale, j’en ai connu quelques traces à la fin des années 80, avec le grand brassage d’une communauté (Eribon décrit les lieux de drague ainsi). Faits, réels ou fantasmés, je pense moi aussi avoir découvert un autre monde, en fuyant la province, en côtoyant des personnes d’une autre classe (dirais-je dominante ?). Un monde que je ne m’imaginais même pas.

Il est question de place, il est question de classe. Il sera question de Marx. J’aurai cependant du mal à me glisser intégralement dans la mécanique de Marx, tant je trouve que la « lutte des classes » peine à analyser notre société. Et puis on trouvera toujours plus dominant ou plus dominé. Même le prolétariat a son sous prolétariat, le Lumpenprolétariat6. Une classe de mendiants, de voleurs et de petits métiers, une classe que même les prolétaires se doivent de déconsidérer par peur de contamination sociale. Le Lumpen (le prolétaire en haillons) transgresse, se retourne et se vend au plus offrant. C’est le scandale antirévolutionnaire par excellence. Voyons la description du parti du 10 décembre par Marx dans Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte7 : « des forçats sortis du bagne, des filous, des souteneurs » […] mais aussi « des chiffonniers, des rémouleurs, des rétameurs, des mendiants » encore : « bref, toute cette masse confuse, décomposée, flottante, que les Français appellent la ‘’ bohème ‘’. » Marx dans le texte ! L’épouvantail, si je puis dire, est large lorsqu’il s’agit de déconsidérer une classe par rapport à une autre, on est loin de la rédemption d’un Jean Valjean. Point de salut, en haillons pour la vie. « Pour la vie » c’est une question clé, la question d’un déterminisme social.

Le sociologue Gérald Bronner dans Les Origines8 (lui aussi authentique transclasse), regroupe bon nombre de récits contemporains dans un même cœur narratif : le dolorisme. Didier Eribon, Annie Ernaux, Edouard Louis ont à cœur de renforcer le caractère inéluctable et définitif d’assignation sociale. Portant en eux la souffrance de la classe qu’ils ont quittée. Leur « transclassisme » se mue en souffrance christique, gage de salut de l’ensemble des classes laborieuses. Quel besoin a-t-on de porter sa douleur en bandoulière lorsqu’on devient par la force des choses le symbole d’une certaine réussite sociale ?

En quoi consiste cette réussite ? La reconnaissance de ses pairs, la maîtrise de codes, d’un langage, les honneurs, l’enrichissement aussi. D’aucuns résumeront cela à l’embourgeoisement. Le mot sonne comme embonpoint, avec la réussite vient la mauvaise graisse. De là à penser que le dolorisme agirait comme un talisman contre l’accusation d’embourgeoisement…Devenu grand intellectuel, traduit dans toutes les langues, riche et célèbre oui ! Mais le transclasse portera à jamais toute la douleur de sa classe !

Pensée victimaire et assignation

Dans son expression « j’écrirai pour venger ma race9 » Annie Ernaux pousse le principe d’assignation de classe au-delà de toutes limites (extrait de son discours au prix Nobel). Même si « Je vengerai ma race » est issu de ses carnets écrits à l’âge de 22 ans, une telle démesure est difficilement compréhensible, sauf à penser qu’il lui fallait prouver fidélité à sa classe/race dans une alternative : vengeance ou trahison. « Lever le front pour laver l’affront » comme le résume à ce sujet Chantal Jaquet. Toujours est-il que le fait d’assimiler la classe à la race est glaçant dans une provocation ultime. Il entérine le principe de déterminisme. À nouveau, point de salut.

Néanmoins, les récits d’Annie Ernaux sont d’ordinaire tout à fait mesurés dans un travail de description d’une grande sobriété. Pour mémoire, le récit transclasse par excellence d’Annie Ernaux s’intitule judicieusement la place10 – ou comment résumer en un mot toute la complexité du phénomène. Je trouve ce minimalisme particulièrement saisissant. La place, c’est bien le mot de Bourdieu. La Place est le portrait de son père, ouvrier puis patron d’un café-épicerie de quartier, on y comprend l’attachement puis l’éloignement de l’auteur jusqu’à la honte de son propre milieu – La Honte, autre récit transclasse de Annie Ernaux.

Autre auteur, autre récit : que penser alors d’une famille décrite comme un sous-quart monde dans un délire d’exagération d’un Édouard Louis au comble de l’auto-fiction ? Pour cet auteur, le trait est systématiquement forcé, que ce soient les détails sur son père buvant le sang frais d’un porc égorgé dans En finir avec Eddy Bellegueule11 ou le déroulé d’un supposé viol relaté par la sœur du narrateur avec force tics de langage pour faire plus peuple dans Histoire de la violence12. La caricature n’est jamais loin. À se demander si forcer le trait ne devient pas un système en soi, une sorte de justification de ses origines modestes dans un monde intellectuel et bourgeois que l’on peine à assumer publiquement. Caricaturales aussi les prises de positions de plus en plus provocatrices du trio Eribon, Louis et Lagasnerie, comme s’il leur fallait depuis quelques années prouver le caractère authentique de leur engagement dans une sociologie postmarxiste.

Gérald Bronner explique malicieusement que la tendance est aux origines modestes pour l’intellectuel de 2020, si bien que si nécessaire on fera remonter son pedigree de modestie à deux ou trois générations. Si par malchance, vous avez été élevé dans une certaine aisance, faites remonter vos véritables origines au grand père ouvrier ou à vos arrière-grands-parents paysans, on en tirera grand bénéfice.

L’artiste transclasse aurait la bourgeoisie honteuse. Oubli volontaire : sans bourgeoisie, pas d’artiste, pas de galeries, pas de concert, pas de cabaret. Quelles traces la littérature et la musique françaises auraient-elles laissées dans nos esprits sans les grandes salonnières du tournant du siècle ? Qui a fait le succès des ballets Russes, des Picasso d’hier et d’aujourd’hui ? Le légendaire mauvais goût petit-bourgeois aura même fait le miel des grands créateurs, de Brecht à Warhol en passant par Otto Dix…Brecht qui avec Kurt Weill aura si magnifiquement mis en scène notre fameux Lumpenprolétariat… Aujourd’hui L’Opéra de quatre sous ou Mahagonny13 se jouent dans nos très bourgeois opéras.

L’écrivain et sociologue Frédéric Martel, transclasse aussi, s’était reconnu tout comme moi dans le Retour à Reims de Didier Eribon. Seulement, dans son recueil sur la culture gay Fiertés et préjugés14 il pointe lui aussi la pensée victimaire entretenue par Didier Eribon et ses comparses. Ce dolorisme finit par désactiver le contenu même de cet ouvrage au fil du temps. À noter que Didier Eribon, dans l’épilogue de Retour à Reims ébauche la visée intersectionnelle de son combat au-delà du marxisme : « […] la disparition du marxisme, ou du moins son effacement du discours hégémonique à gauche, aura été la condition nécessaire pour qu’il devienne possible de penser politiquement les mécanismes de l’assujettissement sexuel, racial etc. » 15. D’ailleurs, Eribon, dans ce même épilogue, reprend à son compte le « je vengerai ma race » exhumé des carnets d’Annie Ernaux. Petit à petit, Retour à Reims se transforme en manifeste militant où le transclasse, quels que soient sa vie, ses choix, restera à jamais lié aux instincts (habitus ?) de sa classe d’origine, ainsi, forcément soumis à la classe dominante, quoi qu’il advienne. C’est d’ailleurs le thème récurrent des auto-fictions d’ Édouard Louis. Il est certes compréhensible que le transclasse puisse servir d’alibi à une classe dominante à la recherche du contre-exemple miraculeux permettant d’attester le bon fonctionnement de notre méritocratie. Mais « Venger sa race » ou trahir sa classe : nous voilà plongés une fois de plus dans cette alternative, que je refuse. Je la trouve totalement déprimante, aliénante et insultante. Une manière de dissoudre l’individu résumé à une classe sociale. En toute indifférenciation, sans espoir d’émancipation. C’est donc cela une assignation.

Dans son analyse, Chantal Jaquet propose en quelque sorte un remède à ce principe d’assignation en se penchant sur l’individu16 et l’idée de passage, de passager, de « passe-classe ». « Lorsque la lutte pour la reconnaissance échoue, cette identité apposée à l’individu apparaît comme la forme suprême de l’aliénation puisqu’il est à jamais enserré dans des caractéristiques immuables, son sexe, sa race, son statut social. » À l’identité, elle oppose le principe de complexion de l’individu (en référence à Spinoza) et nous incite à prendre en considération « les différences fines, la particularité des êtres… ». À mon sens, un remède à l’intersectionnalité et à l’obsession de l’identité en vogue de nos jours.

Pourtant, la toute dernière phrase de « transclasses » de Chantal Jaquet me laisse perplexe :

« Bien qu’il puisse incarner une figure d’émancipation par rapport à une condition stigmatisée, le transclasse n’est pas l’avenir de la femme, de l’homosexuel(le) ou du Noir ; il n’est pas davantage l’avenir de l’homme car l’objectif n’est pas de passer solitairement les barrières de classe, mais de les abolir pour tous. »

Pourquoi élaborer sur 230 pages un concept subtil aux vertus émancipatrices, pour finalement, s’assujettir dans un schéma rebattu qui ressemble sérieusement à l’abolition des classes ? Que signifie au juste cette candeur soudaine après avoir soutenu le caractère autonome et mouvant des transclasses ? S’attacher à la toute dernière minute à l’avènement d’une société sans classe comme idéal, m’interroge. À cet élan révolutionnaire, je préfère m’en tenir à d’autres considérations : pouvons-nous reproduire ce petit miracle social dans nos nouvelles rencontres professionnelles ou autres ? Même s’il y a malgré tout un entre-soi dans nos relations, faut-il s’acharner à voir dans les ‘places’ que nous y occupons l’effet exclusif d’un déterminisme social au point d’en exclure toute liberté, toute circulation ?

Notes

1 – Compositeur et producteur de musique.

2 – Vincent de Gaulejac, La Névrose de classe, Paris, Payot, 2016 (1987).

3 – Chantal Jaquet, Les Transclasses ou la non-reproduction, Paris, PUF., 2014.

4 – Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers Les étudiants et la culture, Paris, Minuit, 1966.

5 – Didier Eribon, Retour à Reims, Paris, Champs Flammarion, 2018 (2009).

6 – Voir Jean-Claude Bourdin « Marx et le Lumpenprolétariat » dans Actuel Marx, N° 54, Paris, PUF, 2013, p. 39-55.

7 – Karl Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte, Chapitre V.

8 – Gérald Bronner – Les Origines, pourquoi devient-on qui l’on est ?, Paris, Champs Autrement, 2025 (2023).

10 – Annie Ernaux, La Place, Paris, Folio, 2021 (1983).

11 – Edouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule, Paris, Points, 2015 (2014).

12 – Edouard Louis, Histoire de la violence, Paris, Seuil, 2016.

13Opéra de quat’sous, Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny (B. Brecht / K. Weill).

14 – Frédéric Martel, Fierté et préjugés, la révolution gay, Paris, Bouquins, 2022. « La pensée victimaire: Edouard Louis, Didier Eribon et Geoffroy de Lagasnerie » texte en libre accès https://fredericmartel.com/la-pensee-victimaire-edouard-louis-didier-eribon-et-geoffroy-de-lagasnerie/

15Retour à Reims, p. 244.

16 – Chantal Jaquet : voir notions d’ingenium et de complexion en référence à Spinoza et Pascal.

De Castoriadis à Ibn Khaldoun (et retour)

Vers un horizon impérial

La fin de la spécificité de l’Occident fut diagnostiquée naguère par Cornelius Castoriadis. Poursuivant ici une série de publications sur Castoriadis1, Quentin Bérard, par le truchement des analyses de Gabriel Martinez-Gros, invite à méditer l’univers décrit au XIIIe siècle par le penseur arabo-musulman Ibn Khaldoun. La modernité occidentale peut alors apparaître comme une parenthèse ; sa dérive, son « délabrement », analysés par Castoriadis avec un certain accablement, semblent pointer vers un horizon impérial dont les formes renouvelées restent à cerner- quelques pistes sont ici esquissées.

Les idées, ici actualisées et étoffées, ont été présentées une première fois à la librairie parisienne « La lucarne des écrivains », le 23 mai 2018 lors d’une soirée-débat intitulée « Vivons-nous dans l’empire ? » consacrée à la présentation de la brochure L’Horizon impérial – Sociétés chaotiques et logique d’empire (n°23, mars 2018)

« Création ex nihilo, création de la forme, ne veut pas dire création cum nihilo, sans « moyens » et sans conditions, sur une table rase. »2

Résumons d’emblée le propos du présent texte : Castoriadis diagnostique la fin de la spécificité de l’Occident, le « tarissement » de cette créativité sociale-historique qui explosa dans tous les domaines de l’activité humaine européenne à partir des XIe-XIIIe siècles. Bien plus que la fin d’une période appelée « modernité », sur laquelle on glose depuis longtemps, il s’agit pour lui d’un véritable basculement civilisationnel, qu’il ne nomme pas à proprement parler sinon par défaut, et dont il n’entrevoit pas la direction. La thèse ici défendue est que son approche, foncièrement ouverte, interrogative et naturellement inachevée, pousse à prendre au sérieux l’univers décrit par Ibn Khaldoun, penseur arabo-musulman du XIIIe siècle qui a décrit avec force un monde impérial qui posséderait sa logique propre à laquelle nos sociétés occidentales semblent répondre de plus en plus. Il est donc question ici de la transition entre l’épuisement de notre modernité et l’aube d’une pré-modernité, soit du passage logique du monde de Cornelius Castoriadis à l’univers Ibn Khaldoun – c’est-à-dire, dans les termes castoriadiens, la métamorphose de sociétés traversées par l’autonomie, versant dans une anomie conduisant progressivement à l’hétéronomie et, dans la langue khaldounienne, le retour à un monde articulant bédouins et sédentaires après cette parenthèse anthropologique qu’aura été l’histoire européenne durant mille ans.

La fin de la modernité chez Castoriadis

Né à Athènes en 1922, Castoriadis entre en politique comme dissident trotskiste pendant la guerre et fondera en 1946 avec Claude Lefort le mythique groupe-revue Socialisme ou barbarie notamment autour de la question de la bureaucratisation des organisations ouvrières, résonnant avec la nouvelle forme sociale-historique qui avait émergé en URSS autour d’un pouvoir total – totalitaire dira-t-on ou encore, en anticipant sur ce qui suit, proto-impérial. Dès le début son interrogation porte, en termes contemporains, sur la fin des mouvements ouvriers visant l’auto-organisation populaire au profit d’organes de direction s’affranchissant de la volonté populaire – partis, syndicats, associations, etc. – soit une verticalisation hiérarchique progressivement étendue à tous les domaines de la vie sociale, ce qu’on pourrait appeler une oligarchisation généralisée des sociétés occidentales. C’est, plus concrètement, une baisse globale de la conflictualité organisée autour du monde du travail (grèves, manifestations, syndicalisation, etc.) au profit de jeux d’appareils mettant en place d’abord un corporatisme, puis un clientélisme avec, en toile de fond, la disparition de tout projet de société cohérent, de toute alternative radicale ou révolutionnaire, de toute utopie, qui avaient jusqu’ici irrigué les cultures occidentales depuis la Renaissance. Ce processus fondamental est, au fond et selon sa philosophie de la création, sans cause dernière, l’institution humaine comme création échappant à tout déterminisme strict. Il pointe par contre des « causes » intermédiaires, telle la société de consommation comme établissement d’une certaine opulence qui fait taire, sans y répondre, les revendications d’égalité politique et de justice sociale ou, de l’autre côté, l’enfer terrestre qu’aura été le totalitarisme communiste, comme si la seule alternative politique ne pouvait être qu’une instauration, ou une restauration, impériale.

Cette évolution, que Cornelius Castoriadis décrit inlassablement jusqu’à sa mort en 1997, se révèle un véritable basculement civilisationnel dont on peut décliner les principaux aspect : les peuples européens qui s’étaient érigés en acteurs principaux de leur histoire sociale et politique depuis au moins le XVIIe siècle, subissent un désarmement idéologique, organisationnel (la solidarité et la combativité populaires disparaissent) et réel ; l’auto-organisation populaire villageoise ou bourgeoise, paysanne et ouvrière se fond dans une délégation généralisée de pouvoir au profit d’organes de commandement oligarchiques ; la notion d’intérêt général incarnée dans les communes, le syndicat, la classe ou la nation se dissout dans la résignation d’une société fatalement divisée en classes sociales, mais aussi en lobbys, en corporations ou en clans en rivalité permanente ; la visée d’émancipation individuelle et collective laisse place à une véritable fin de l’histoire érigeant comme modèle une prospérité pacificatrice contrôlée par un État surplombant. Ce monde nouveau est en réalité rien de moins qu’une sortie tendancielle de l’Occident tel qu’il s’était auto-constitué depuis peut-être mille ans, et c’est peut-être hors de sa sphère d’influence qu’il faudrait alors trouver des critères d’intelligibilité pour donner sens à ce « délabrement de l’Occident » que décrivait Castoriadis, et qui pourrait se révéler être une authentique métamorphose.

L’exception occidentale

C’est chez un autre auteur que nous trouvons une analyse complémentaire de cette spécificité occidentale en sursis sur laquelle insistait Castoriadis. Gabriel Martinez-Gros, historien contemporain de l’islam médiéval, décrit une péninsule européenne où, depuis l’an Mil, se forment exceptionnellement (de même que dans la Grèce antique, pourrait-on ajouter) des sociétés singulièrement structurées à la fois par un polycentrisme politique entre royaumes ou entre nations, des peuples à la fois acteurs, productifs et en armes, des économies décentralisées, que l’on dira « capitalistes » ainsi qu’un déploiement de souverainetés populaires puis de projets démocratiques. S’y déroulent certes des poussées unificatrices, pseudo-impériales, en premier lieu les ambitions de l’Église, le Saint Empire romain germanique, les conquêtes coloniales, la domination napoléonienne ou, plus près de nous, les épisodes totalitaires russe puis allemand – mais toutes échouent à établir un unique État surplombant. Font corps avec cet univers occidental d’une exceptionnelle créativité ces nouveautés civilisationnelles radicales que sont l’évacuation des divinités, le changement progressif de la place des femmes, l’horizon de justice sociale, la sortie des hétéronomies héritées, etc. C’est cette modernité qualifiée par Castoriadis d’auto-institution explicite qu’il voit s’épuiser depuis l’après-guerre en analysant avec une grande finesse – et un accablement non moins grand – les cahots de nos « sociétés à la dérive », selon son expression, dérive qui semble nous diriger vers un tout autre horizon, impérial, et qui reste à cerner.

La logique impériale d’Ibn Khaldoun

L’autre de l’Occident c’est, pour Gabriel Martinez-Gros, les dynamiques impériales décrites par Ibn Khaldoun (1332 – 1406) et dont il se fait l’excellent lecteur contemporain. Ses travaux, pourtant cruciaux, ne rencontrent pas d’écho à la mesure de leur importance si ce n’est à travers les analyses précoces et brillantes d’un Guy Fargette3, encore plus méconnu – mais la pensée, presque clandestine aujourd’hui, semble cantonnée aux interstices. Servi par une érudition impressionnante, Martinez-Gros décèle dans la logique impériale d’Ibn Khaldoun une authentique pensée politique qu’il applique en 2006 à l’empire arabo-musulman4 puis, en 2014, à l’histoire universelle depuis l’Antiquité5, des Assyriens aux Britanniques en passant par les Macédoniens, les Chinois, les Romains, etc.

La puissance de cette logique impériale khaldounienne repose sur une dialectique entre la peur de la violence et l’appât du gain, dont l’articulation cyclique engendre deux types de collectivités, les sédentaires d’un côté et les bédouins de l’autre. Les premiers sont ces populations désarmées peuplant le cœur de l’empire surplombé par un État impérial qui monnaye sa protection contre l’extorsion de l’impôt, principe unique de l’accumulation économique. L’empire est universel, sans rival dans le monde connu, dominé par une élite ethnico-religieuse gérant le troupeau des peuples et des cultures, bigarrés et hiérarchisés selon les rapports de force – on peut parler de multiculturalisme réellement existant. Aux marges de l’empire, ou quelquefois à l’intérieur même, existent ou se constituent les marges bédouines, tribus brutales, armées et soudées par une solidarité organique (la ‘asabiya), convoitant l’opulence de l’empire qu’elles harcèlent, pillent, infiltrent. Cette réserve de violence est à la fois combattue et instrumentalisée par l’État impérial, contre d’autres barbares du limes ou pour mater jacqueries et révoltes fiscales. Ces peuples des confins, ces tribus des marches obtiennent finalement le monopole de la violence et s’instituent à terme comme nouvel État impérial, fondant une nouvelle dynastie en spoliant, à leur tour, les populations domestiquées. Mais, au contact de la vie urbaine, de la prospérité et du raffinement des élites déchues, ces barbares se civilisent en adoptant leur culture et, au fil des générations, se pacifient, perdent leur capacité de violence, donc celle de lever l’impôt comme celle de défendre la ville impériale des assauts des nouvelles marges prédatrices et jalouses qui surgissent inévitablement…

Ce schéma, ce cycle, cette mécanique aux multiples variations « collent » étonnamment à l’histoire dès qu’une masse démographique est dépassée : c’est ainsi que le Maghreb d’Ibn Khaldoun n’est déjà plus dirigé par les Arabes, naissant sous domination berbère, mourant sous le début du règne des mamelouks circassiens – tout comme, par exemple, les empereurs « romains » ne sont rapidement plus romains ou italiens, comme les empereurs « chinois » sont en réalité Mandchous, Mongols, etc. La grille de lecture khaldounienne est tout aussi stimulante intellectuellement que celle de Tocqueville, de Marx ou de Hegel et éclaire, certes d’une lumière lugubre, nos métamorphoses présentes.

Mutations de la vie culturelle, sociale et politique

C’est ainsi que les constats dressés par Castoriadis dès les années 1950-1960, et précédemment évoqués, prennent un sens tout à fait singulier : la disparition du mouvement ouvrier, c’est la fin de la ‘asabyia populaire, l’établissement d’un monde de sédentaires régentés et ponctionnés par un État étranger dépossédant ses populations dominées et sans aucune perspective ni cohésion. C’est dans la vie sociale, par exemple, le constat de la désocialisation, de la rupture des liens à l’échelle du collectif de travail, de la famille, du voisinage, etc. parallèlement à ce qu’il appelle la « privatisation » de l’existence, le repli sur la sphère dite « privée » – ce que l’on appelle couramment l’« individualisme ». Castoriadis réfute fermement ce terme : il n’y a plus d’individu posant des choix originaux et singuliers, s’aventurant hors des normes en s’affrontant à ses désirs, comme les mondes grecs puis occidentaux en a produit pendant des siècles – s’y substitue son contraire, une masse conformiste (l’époque est celle du « conformisme généralisé »), égoïste et indifférente, l’industrie publicitaire promettant à « chacun » tous les moyens de se démarquer des « autres » par la distinction consumériste, la « rat race » tendant à devenir le seul liant social – better than the Jones6.

C’est alors une « mutation anthropologique » qui s’effectue, le type d’être humain façonné par les sociétés occidentales abandonnant son intranquillité, ses conflits et ses responsabilités pour s’adonner, le plus naturellement du monde, au divertissement permanent, à la consommation ostentatoire et à ses hobbys, accompagnant cette « montée de l’insignifiance ». On retrouve cette dernière dans la vie intellectuelle et culturelle, où s’installe le règne du « n’importe quoi », dissolvant peu à peu tous les repères permettant à la pensée de s’orienter et de nourrir l’action politique. Il écrivait, par exemple, en 1977 lors de l’entrée en scène des « nouveaux philosophes »7 : « Qu’est-ce qui donne donc la possibilité à Bernard-Henri Lévy de parler et de publier par exemple ? Comment se fait-il qu’il peut faire du marketing de « philosophie », au lieu d’être huitième parfumeur dans le harem d’un sultan — ce qui serait peut-être davantage dans l’ordre des choses ». L’allusion ici au monde impérial est bien sûr polémique, mais n’en est pas moins parlante, tout comme l’est sa dénégation en 1997, lors de sa dernière intervention publique : « Alors est-ce que cette situation est durable ? Est-ce que c’est passager ? Et combien durable, etc. ? On ne peut pas le dire, en tout cas je ne fais pas métier de prophétie dans ce genre d’affaires. La société actuelle n’est certainement pas une société morte : on ne vit pas dans Byzance ou dans la Rome du Ve siècle ap. J.-C., il y a toujours quelques mouvements, il y a des idées qui sortent, qui circulent, des réactions, etc., elles restent très minoritaires et très fragmentées par rapport à l’énormité des tâches qui sont devant nous. »8. Inutile de développer en quoi l’immobilisme impérial vers lequel nous tendons contraste violemment avec l’explosion généralisée de l’inventivité occidentale depuis le haut Moyen Âge.

Ce vide politique, vide social et vide intellectuel, Castoriadis le condense dans une formule : la « société des hobbys et des lobbys » – qu’il est tentant de traduire par le plus célèbre « Panem et circenses ».

Insignifiance et nouveaux obscurantismes

Pourtant disparu il y a plus d’un quart de siècle, Castoriadis rend pensable l’émergence, sur ce vide envahissant, du wokisme d’un côté et des obscurantismes exogènes de l’autre, que l’on confond souvent9. Il est ainsi fécond de rapprocher ses critiques impitoyables des mouvances pseudo-subversives des années 1960 aux années 1990 de celles d’aujourd’hui : on y retrouve la même radicalité absurde, la même absence de toutes perspectives politiques, les mêmes mythologies délirantes et le même avachissement de la pensée, le tout rationalisé et encensé par ces intellectuels, ces « divertisseurs » à la mode, dont la fonction est bien de faire « penser à côté »10. Parallèlement, héritée de son analyse en profondeur des apories marxistes qui l’avait évidemment immunisé contre leurs grands recyclages dans le tiers-mondisme, on ne peut que constater l’actualité frappante de sa féroce lucidité quant aux cultures extra-européennes, à l’immigration, à l’islam ou au multiculturalisme11, lorsqu’on connaît aujourd’hui le caractère invasif de ces thématiques. Wokisme et obscurantisme prennent sous nos yeux des significations très particulières dans notre cadre proto-impérial : le premier est devenu une véritable idéologie impériale intimidante, visant la pacification des peuples dominés, quasi-religion de la caste dominante qui se substitue à leur capacité d’agir, comme l’a été le christianisme dans l’empire romain et le bouddhisme dans l’empire chinois12, tandis que le second est l’appel (la dawa) des bédouins infiltrant les villes impériales et menant le troisième assaut historique sur le vieux continent.

En ce sens, l’insignifiance qu’il diagnostiquait n’est plus de mise : elle s’est transformée en une sur-signifiance : que l’on pense aux passions – bien mauvaises – voire aux hystéries – plus ou moins intéressées – que déclenchent des mots qui, jusqu’à une date récente, ne soulevaient pas une paupière comme « laïcité », « race », « colonisation », « identité » etc. Il faudrait rajouter « femme », « prophète », « Blanc », « Juif », etc. Comme si ces mots acquéraient de nouveau un sens, mais un sens résolument nouveau, lourd et menaçant.

« Éclipse prolongée » du projet d’autonomie

Plus fondamentalement, Castoriadis définit l’Occident comme issu d’une double ontologie, dont on n’a jamais mesuré la puissance heuristique.
– D’un côté le « projet d’autonomie », apparu en Grèce antique, réinventé dans l’Europe médiévale, visant l’émancipation individuelle et collective contre l’hétéronomie, c’est-à-dire l’auto-institution explicite de la société sous la forme de la démocratie, l’interrogation illimitée irriguant la philosophie et la science, la créativité sociale-historique. Il voit ce projet se déployer dans l’histoire dans toutes les dimensions ouvertes par l’auto-gouvernement des villes franches contre les pouvoirs seigneuriaux, les métamorphoses de la Renaissance, les Lumières, les révolutions classiques (hollandaise, anglaise, américaine, française) puis les mouvements ouvriers auto-organisés et insurrectionnels, se dispersant au XXe siècle dans les mouvements féministes, écologistes, régionalistes.
– De l’autre côté, l’autre noyau ontologique occidental, ce qu’il a nommé l’« expansion illimitée de la (pseudo) maîtrise (pseudo) rationnelle », c’est-à-dire ce prurit d’accumulation, de contrôle, de puissance, d’instrumentalisation de l’existant, que l’on retrouve à la fois dans l’économisme capitaliste (et communiste), l’inflation techno-scientifique, l’emprise des pouvoirs oligarchiques (notamment gouvernementaux ou patronaux), avec comme point culminant l’institution du totalitarisme, en germe dans la Terreur révolutionnaire, amenée à un point inégalé par le stalinisme puis le maoïsme et leurs funestes avatars.
Deux dynamiques singulièrement occidentales, distinctes et opposées mais que l’on voit entrelacées autour des notions de raison, de libéralisme, de technique, d’utopie ou de guerre.

Sans surprise, au vu de ce qui précède, Castoriadis voit un affaissement gravissime de ce projet d’autonomie gréco-occidental, une « éclipse prolongée ». La dynamique, quasi-millénaire, d’émancipation sociale des différentes hétéronomies s’estompe depuis le mitan du XXe siècle, et l’activité consciente des peuples cesse d’être l’acteur principal de l’histoire. Leur retrait congédie la perspective de sociétés autonomes instaurant des démocraties directes. Le régime occidental actuel, le système représentatif, d’« oligarchie libérale », se généralise mais, faute de perspective, s’effrite et s’enraye, les multiples droits conquis de haute lutte au fil des siècles se voyant progressivement rongés par une reprise des mécanismes classiques d’arbitraires bureaucratiques politico-économiques. Il en va de même pour la vie de l’esprit, où l’engourdissement culturel dans le « touristico-muséique » stérilise peu à peu tous les domaines où elle s’était développée. Pire : la réflexivité, la capacité de critique et d’auto-interrogation se pervertissent en autodénigrement, culpabilité, repentance et haine de soi – que Castoriadis comprend comme refus fondamental de la socialité comme telle13 – qui rationalisent ce « délabrement de l’Occident » et constituent aujourd’hui la colonne vertébrale de l’idéologie de l’élite, dominante et minoritaire. La rupture de cette histoire presque millénaire nous fait changer non seulement de société mais de monde, de civilisation, et il ne semble pas difficile de voir en quoi cette fin du projet d’autonomie, même si des réactions populaires viennent régulièrement rappeler qu’il n’est peut-être pas complètement mort14, pointe vers l’univers impérial.

Métamorphose de l’« expansion illimitée de la maîtrise rationnelle »

La chose est plus compliquée concernant le « noyau imaginaire » de l’expansion illimitée de la (pseudo) maîtrise (pseudo) rationnelle. Loin d’être déclinante, elle semble changer de nature même si les écrits de Castoriadis restent allusifs. Il y a cette étatisation généralisée de l’existence, l’aliénation presque complète de la société aux réseaux de pouvoirs proportionnelle à l’absence notable d’auto-organisation populaire – ou sans suite. Cette étatisation, et c’est capital si l’on peut dire, atteint évidemment la sphère économique : très loin de la fable d’un « libéralisme triomphant » que la gauche entonne rituellement, Castoriadis en bon économiste, identifie clairement l’État comme occupant le centre de la vie économique caractérisant là, spectaculairement, un trait impérial de première importance, à l’opposé d’une dynamique d’accumulation indépendante de tout pouvoir qui est au cœur des mécanismes capitalistes. Il y aurait d’autant plus lieu de s’interroger sur la nature ou l’existence du « capitalisme » actuel que Castoriadis, pour évoquer un capitalisme sans les contrepoids et résistances qu’ont été les mouvements populaires formels ou diffus l’obligeant pendant des siècles à se réformer continûment, évoque « un animal social-historique totalement différent »15… Effectivement, nombre d’observateurs notent la généralisation d’un « capitalisme » répondant de moins en moins aux critères classiques et adoptant des traits d’une accumulation « féodale » ou « antique » – consommation ostentatoire, logiques rentières, ententes et népotisme généralisés, prédations et dépendances, etc. – c’est-à-dire des formes sociales pré-modernes. Bien sûr, les sociétés occidentales sont encore loin de la stérilité impériale et la surenchère technologique s’accélère mais Castoriadis avait noté depuis longtemps que les grands paradigmes scientifiques, dont certains datent de plus d’un siècle, ne connaissent aucune révolution malgré les crises profondes qui traversent toutes les disciplines, à l’image de la vie artistique16. Tout se passe comme si, emporté par une inertie sociale-historique et coupé de tout ressort créatif, l’univers technologique s’était auto-constitué et poursuivait sa course sans butée ni contre-tendances17.

La question du totalitarisme

Une question importante, et liée, ne peut être ici qu’esquissée : celle de l’actualité du totalitarisme. Si Castoriadis le qualifiait dans les années 1950-60 de « capitalisme bureaucratique total » (opposé à celui, « fragmenté », des sociétés occidentales), il le décrit par la suite comme une société où l’expansion illimitée de la (pseudo) maîtrise (pseudo) rationnelle se déployait librement en l’absence d’institution socio-politique héritée d’un projet d’autonomie historique – cas de la Russie, de la Chine, etc. Cet héritage étant progressivement rogné en Occident, la question de l’actualité de dynamiques totalitaires se pose sérieusement, d’autant que se développent au sein de nos sociétés deux dynamiques indépendantes mais convergentes : d’un côté la puissance des capacités de surveillance, de contrôle et de manipulation fournies par les technologies numériques et de l’autre les réflexes authentiquement proto-totalitaires que reprennent les franges stalino-gauchistes aujourd’hui au service des mouvances communautaristes, racialistes et islamistes en plein essor. Mais le totalitarisme reste une émanation typiquement moderne, en tant qu’idéal de maîtrise absolue, notamment des âmes – l’emprise impériale se satisfaisant d’une domination sans partage « suffisamment quant à l’usage », pour reprendre une expression aristotélicienne. Considérer le totalitarisme comme l’expression moderne de poussées impériales permet de comprendre son émergence princeps au cours de l’histoire dans des régions semi-occidentalisées et d’envisager les formes hybrides qui surgiront à l’avenir18.

Castoriadis à la lumière d’Ibn Khaldoun

Il est possible de lire sur ce point Castoriadis à la lumière des thèses d’Ibn Khaldoun, et d’éclairer ainsi anthropologiquement ces deux « noyaux imaginaires ». Ainsi Castoriadis, voyant les prémisses de cette « expansion illimitée de la maîtrise rationnelle » dans la bureaucratie ecclésiastique médiévale tardive, et celle-ci étant un reliquat nostalgique de l’empire romain, il ne semble pas impertinent de la considérer comme une forme modernisée, c’est-à-dire rationalisée, technicisée et illimitée de la domination structurant les empires historiques, ontologiquement totalisants, centralisés et autoritaires. De manière complémentaire, si Castoriadis s’en tenait aux moments grec et européen pour décrire le « projet d’autonomie individuelle et collective », il pouvait concéder l’existence de proto-autonomies extra-occidentales : sans doute alors pourrait-on le concevoir comme une systématisation, une radicalisation et une institutionnalisation de ces moments anti-impériaux, progressivement interstitiels, de polycentrisme géopolitique où la rivalité et l’émulation entre entités stables (cités-États, royaumes, nations) font surgir une créativité tous azimuts, un réalisme pratique et une tendance égalitaire19. Il ne serait, dès lors, pas illogique que cette dialectique, cristallisée dans la civilisation occidentale qui aura repris en les métamorphosant deux tendances de l’histoire universelle, accouche, en se défaisant, d’une logique impériale, forcément particulière, hors de laquelle elle s’était instituée dix siècles durant.

Dimensions géopolitiques du basculement impérial

Dernier point de comparaison : l’échelle géopolitique. Notoirement lucide sur les « socialismes réellement existants », Castoriadis n’a jamais été dupe des régimes non-occidentaux issus des décolonisations aux barbaries plus ou moins sanglantes et encore moins complaisant envers les internationalismes masquant de « nouveaux » impérialismes. Mais il est un pan de son travail particulièrement méconnu : celui relatif à l’analyse de la Russie post-stalinienne. Il n’a été ainsi que très rarement fait état de son idée de « stratocratie », organisation sociale structurée autour de l’institution militaire, et de sa formule « la Force Brute pour la Force Brute » alors qu’elles préfiguraient de manière extraordinaire l’actuelle Russie poutinienne et sa tentative de restauration du tsarisme »20 . Cette prédominance de l’institution de la violence armée est peut-être une des caractéristiques les plus constantes du monde impérial – imperium, le pouvoir du glaive – et de ses guerres permanentes. S’il serait abusif de voir une quelconque prescience dans les mises en garde de Castoriadis face au danger russe et à l’impuissance occidentale, notamment européenne, qui ont donné lieu à d’infinis malentendus et moqueries, elles mériteraient, tout comme son travail concomitant et très conséquent sur la guerre21, d’être aujourd’hui reconsidérées.

Objections castoriadiennes

Inversons, pour finir, la question pour se demander ce qui, dans l’œuvre de Castoriadis, s’opposerait à l’hypothèse d’un horizon impérial pour nos sociétés. Cette question semble ne recevoir qu’une réponse : c’est le fond de sa philosophie, ce qu’il jugeait son apport principal dans le domaine de la philosophie politique22, l’idée que les sociétés humaines émanent d’un imaginaire radical, et qu’en tant qu’institutions imaginaires, elles sont des créations humaines ex nihilo – alors que la logique impériale est un déterminisme plein, qui plus est transhistorique. À cela une réponse sérieuse existe, sans doute la seule, tirée de sa même philosophie : les déterminismes s’imposent dans la mesure exacte où la créativité sociale-historique se tarit, où la volonté d’émancipation s’estompe, où le projet d’autonomie recule face à l’éternel retour de l’hétéronomie, « pente naturelle » de l’être humain, lorsque plus rien ne s’oppose à la clôture sur elles-mêmes des significations sociales – et tel était le quotidien du psychanalyste qu’il était, confronté à la répétition névrotique du sujet. La logique impériale, comme fonctionnement spontané des grandes sociétés qui perdure dans de multiples institutions comme dans la transmission de types anthropologiques, serait la pente naturelle des sociétés humaines. On pourrait alors se demander pourquoi, conscient comme personne de ce lent effondrement occidental, qu’il comparait à celui, plus brutal, du « bloc de l’Est », il ne s’est pas, de lui-même, penché sur ce retour possible de la logique impériale. D’autant que, Grec d’origine, il s’était arraché à un monde encore largement pré-moderne, naissant au moment précis (1922) où la péninsule hellénique s’émancipait enfin de quatre siècles de tutelle de l’empire ottoman. Sans doute que, ayant embrassé tôt la patrie de la modernité qu’était la France à ses yeux, il n’a jamais pu se résoudre à envisager que cet Occident, qu’il voulait voir se dépasser lui-même dans une autonomie collective ou démocratie directe, puisse dévaler aussi rapidement cette pente historique par un mouvement accéléré, au point de s’offrir aussi rapidement au retour d’un néo-obscurantisme généralisé qu’il osait croire relégué définitivement dans un passé révolu.

Notes

1– [NdE] Voir les articles de Quentin Bérard sur ce site.

2– Cornelius Castoriadis, « Individu, société, rationalité, histoire », 1998, in Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe III, Seuil, 1990, réed. 2000, p.67.

3– Voir « Renaissance d’un impérialisme archaïque » et « La quatrième guerre mondiale s’avance », respectivement dans le bulletin Le crépuscule du XXe siècle, n°13 de 2005 et n°16 de 2006, repris dans livre inédit Crépuscule de l’Occident ou du XXe siècle ? (2019, 260 p.), p. 7 et 17. On lira, pour une synthèse, « Cités, Empires, Nations », Le crépuscule du XXe siècle n°38-39, mai 2021. Textes disponibles sur le site collectiflieuxcommuns.fr. Évoquons aussi, pour être complet, les interventions d’Aurélien Marq dans les colonnes de Causeur.fr.

4 – Ibn Khaldoun ou les sept vies de l’islam, éd. Actes Sud

5 – Brève Histoire des empires. Comment ils naissent, comment ils s’effondrent, éd. Seuil, où l’on trouvera le mieux décrit le contraste Occident / monde impérial évoqué au paragraphe précédent. On lira également son synthétique et très incisif Fascination du Djihad, 2016, Puf.

6– Expression populaire anglo-saxonne illustrant ce que David Riesman a appelé en 1950 dans La foule solitaire (Arthaud, 1964) la personnalité « extro-déterminée » (« other-directed ») prise dans la course aux signes extérieurs de réussite, anticipant ainsi le diagnostic d’un retour à des civilisations de la honte, et plus de la culpabilité.

7 – « Les divertisseurs », 1977.

9– Cf. Bérard Q. « Wokisme et obscurantisme : articulations et complémentarités » revue en ligne Frontpopulaire.fr, 11 juillet 2020.

10Cf. Bérard Q. « Le wokisme à la lecture de C. Castoriadis », site Mezetulle.fr, 25 novembre 2024.

11Cf. Bérard Q. « Castoriadis et les bien-pensants », site Mezetulle.fr, 12 et 13 décembre 2023.

12– Pour reprendre les thèses très stimulantes du même Martinez-Gros dans son ouvrage ultérieur La traîne des empires, impuissance et religion, Passés composés, 2022.

14– Cf. Bérard Q. « Les gilets jaunes face à l’empire », site collectiflieuxcommuns.fr, décembre 2019.

15– « L’époque du conformisme généralisé », 1989 et « Marxisme-léninisme, la pulvérisation », 1990.

16– « Transformation sociale et création culturelle », 1978 et surtout « Science moderne et interrogation philosophique », 1972.

17– Cf. Bérard Q. « Développement technique et configuration géopolitique », site collectiflieuxcommuns.fr, août 2021.

18– « Les destinées du totalitarisme », 1981, cf. aussi. Bérard Q. « Islamisme, totalitarisme, impérialisme », site collectiflieuxcommuns.fr, août 2017.

19– Sur cette dialectique, on lira David Cosandey, Le secret de l’Occident, pour une théorie générale du progrès scientifique, 2008 Flammarion.

20– Cf. Cf. Bérard Q. « Islamisme, totalitarisme,… », op. cit. ainsi que Raffaele Alberto Ventura, « Castoriadis devant la guerre en Ukraine », Le Grand Continent, 25 février 2022. On mentionnera, pour l’histoire, qu’il ne semble n’y avoir que Guy Fargette qui reprit précocement ces analyses pour comprendre l’effondrement de l’URSS, cf. Les mauvais jours finiront… Bulletin n°9, « Synthèse de la situation en URSS », juin 1989, n. 12, pp.19-21.

21– Voir la reprise de ses écrits dans Guerre et Théories de la guerre (Écrits politiques, 1945-1997, VI), Éd. du Sandre, Paris, 2016

22– « La capacité… » , op. cit.

L’urgence de transmettre… des contresens ?

Critique des écrits de François-Xavier Bellamy sur l’école

Il y a bien longtemps que Mezetulle s’indigne devant une politique scolaire qui tient pour suspecte la transmission des savoirs et qui ne cesse de livrer l’école à son extérieur. De nombreux ouvrages et travaux se succèdent depuis une quarantaine d’années, annonçant et analysant l’effondrement scolaire que l’on constate1. On serait tenté d’y joindre des écrits de François-Xavier Bellamy – notamment Les Déshérités et Éduquer avec Rousseau. Or Benjamin Straehli montre que le problème est que F.-X. Bellamy y recourt avec une grande désinvolture à une généalogie absurde, attribuant les maux actuels de l’école directement à Descartes, Rousseau et Bourdieu ; il reprend ainsi (ou même forge) des clichés fondés sur ce qui ne mérite même pas le nom de lecture.
Même si certains lecteurs feront observer un décalage entre les deux premières références et la troisième, même si je ne souscris pas à l’intégralité de ce qui suit, il n’en reste pas moins qu’un auteur reconnu mérite d’être lu et médité, et qu’on ne peut pas réclamer à grand bruit un renouveau de la transmission des savoirs en malmenant des textes qu’il s’agirait d’étudier, et non de juger sommairement sur la foi de quelques idées reçues pour embrigader leurs auteurs dans des troupes ennemies. Ce faisant, F.-X. Bellamy discrédite la thèse même qu’il prétend soutenir.

Descartes, Rousseau et Bourdieu rejettent l’instruction : vraiment ?

Dans un essai publié en 20142, François-Xavier Bellamy a soutenu au sujet de l’école un ensemble de thèses, que l’on peut distinguer de la manière suivante. La première est que l’Éducation nationale est imprégnée d’une idéologie qui condamne la transmission du savoir. La deuxième est que c’est justement à l’influence de cette idéologie que sont dus les déboires de l’école. Ces deux premières propositions ont bien sûr été soutenues dans de nombreuses publications avant celles de M. Bellamy3. C’est la troisième qui fait son originalité : il affirme que cette idéologie néfaste trouverait son origine dans les écrits de Descartes, Rousseau et Bourdieu. Il s’est vu décerner pour cela, en 2015, le prix Henri-Malherbe de l’Association des écrivains combattants, et le prix d’Aumale de l’Institut de France. Dans une conférence à destination des parlementaires, organisée par le réseau SOS Éducation et prononcée le 20 mai 2015, il réitérait ce propos, mais en affirmant cette fois que c’était de Rousseau que cette idéologie à la mode se rapprochait le plus4. Selon la conception dénoncée par M. Bellamy, l’école ne devrait rien transmettre à l’enfant, mais le laisser construire son savoir tout seul. Contre une telle idée, les deux ouvrages de notre auteur invitent à valoriser la transmission de la haute culture, des grands classiques, et de la science.

On pourrait tout à fait approuver cet appel à la transmission, et le saluer d’autant plus que M. Bellamy reconnaît la présence, dans son propre camp politique, d’un travers auquel cela le conduit à s’opposer : celui de vouloir réduire l’instruction à l’acquisition de compétences professionnelles, immédiatement exploitables par un employeur5. Il n’y aurait certes pas à se plaindre que cette idée, répandue à droite, se trouve combattue au sein même de la droite ; et, pourrait-on ajouter, il serait également souhaitable que ce combat soit mené au sein de la gauche, qui se laisse tout aussi bien séduire par cette conception étroite de l’instruction. Ce qu’il est, en revanche, impossible d’approuver, c’est la généalogie absurde que l’auteur propose en prétendant que le rejet de l’instruction trouverait son origine chez Descartes, Rousseau et Bourdieu.

Le sens même de cette thèse n’est pas absolument clair. Il serait difficile de croire que la politique scolaire puisse s’expliquer avant tout par l’influence de deux philosophes et d’un sociologue. Aussi, dans bien des passages, M. Bellamy semble-t-il simplement vouloir dire que la pratique effectivement adoptée dans l’Éducation nationale serait conforme aux recommandations que l’on pourrait tirer de leurs ouvrages, tout en laissant en suspens la question de savoir s’il y aurait là un lien de cause à effet. Toutefois, il arrive que ce lien causal soit bel et bien affirmé, notamment en ce qui concerne Bourdieu, dont M. Bellamy constate qu’il est une référence importante pour de nombreux cadres de l’Éducation nationale, ce qui l’amène à dire que « l’œuvre de Bourdieu […] a produit exactement l’école qu’elle voulait condamner6 », c’est-à-dire une école qui renforce les inégalités sociales. Mais qu’il présente ou non ses trois cibles comme la cause des maux de l’école, M. Bellamy soutient toujours que la politique qu’il critique serait conforme à leurs vœux. Il n’envisage jamais, par exemple, que ceux qui se réclament de Bourdieu aient pu mal comprendre ses thèses.

Résumons donc la thèse soutenue dans Les Déshérités : Descartes, Rousseau et Bourdieu condamnent la transmission de la culture ; l’Éducation nationale s’est collectivement ralliée à cette condamnation ; c’est ce qui explique la crise actuelle de l’école. C’est la première de ces trois propositions qui sera ici examinée en détail ; la critique des deux autres exigerait une enquête sociologique que je ne saurais mener. Mais il faut remarquer que M. Bellamy lui-même se dispense entièrement d’une telle enquête ; pour établir le renoncement collectif à la transmission, il se contente de quelques anecdotes personnelles, déclarant que ses formateurs à l’IUFM l’invitaient à ne pas se considérer comme détenteur d’un savoir à transmettre7, et qu’une de ses amies, enseignant à l’école primaire, s’est entendu conseiller par une directrice de ne pas parler d’histoire à ses élèves s’ils ne s’y intéressent pas8. Il ne semble pas se demander si on tenait vraiment le même discours dans tous les IUFM, et si ce discours avait réellement beaucoup d’influence sur la pratique des professeurs. On pourrait assurément donner d’autres exemples des propos que dénonce M. Bellamy ; il ne s’agit pas d’en nier l’existence. Mais cette hostilité envers la transmission du savoir n’a jamais été unanime au sein de l’Éducation nationale, et il n’est donc pas certain du tout qu’il y ait eu un véritable renoncement collectif à l’instruction, ni que cette hostilité soit la cause principale des maux de l’école. En tout cas, les faits sur lesquels s’appuie l’auteur sont très insuffisants pour étayer un tel diagnostic.

Le présent article s’attache à établir que le commentaire que fait M. Bellamy des écrits de Descartes, Rousseau et Bourdieu, n’est qu’une succession de contresens, si grossiers, pour certains d’entre eux, qu’on se demande comment ils ont pu être commis. On pourra se demander s’il vaut vraiment la peine de consacrer plusieurs pages à cela ; il me semble que oui, d’abord en raison du retentissement que les prix littéraires qu’il a obtenus ont donné à ses affirmations, et d’autre part, ses titres de normalien et d’agrégé de philosophie peuvent faire croire à un public non averti qu’il serait une source fiable au sujet des auteurs qu’il cite.

La défense de l’école et de la transmission culturelle méritant de meilleurs arguments que les siens, j’espère que cette réfutation du propos de M. Bellamy sera également une invitation à réfléchir plus sérieusement aux problèmes soulevés par Descartes et Rousseau concernant la nature du savoir, sa valeur et son acquisition ; ainsi qu’à ceux que Bourdieu et Passeron ont soulignés concernant l’institution scolaire.

Descartes, malin génie de l’école

Selon M. Bellamy, Descartes serait le précurseur d’un vaste mouvement de destruction des écoles.

Cette affirmation s’appuie au fond sur trois arguments, que l’on distinguera ici par commodité, même s’ils ne sont pas tout à fait séparables en réalité. Tout d’abord, on sait que dans le Discours de la méthode, Descartes critique sévèrement l’instruction qui lui a été donnée, estimant qu’on lui a surtout transmis des opinions incertaines, ainsi qu’un art de parler de ce qu’on ignore. Il n’en fallait pas plus à M. Bellamy pour conclure que selon Descartes, toute transmission par le biais de l’école serait condamnable, car « l’essence même » de l’école serait la confusion9. Le deuxième argument est un commentaire de la méthode du doute, où M. Bellamy voit une folle volonté de rejeter tout savoir transmis, pour n’admettre que celui que l’individu aura su produire par lui-même10. Le troisième argument consiste à identifier la même volonté à l’œuvre dans les passages où Descartes explique son choix de ne rendre publics que certains des résultats mathématiques que sa méthode lui a permis d’obtenir, estimant qu’il sera plus profitable à ses lecteurs de chercher eux-mêmes le reste, pour s’approprier la méthode. Là encore, M. Bellamy interprète ce choix comme un refus de toute transmission, et de tout savoir que l’on n’aurait pas constitué soi-même11.

Concernant le premier argument, il est assez clair que la critique de l’école développée par Descartes porte sur le contenu de ce qu’on lui a transmis au collège, non sur le fait même de la transmission : c’est parce que Descartes s’oppose à la philosophie scolastique qu’il prend ses distances avec l’enseignement qu’il a reçu, non parce que tout enseignement lui semblerait mauvais par principe. Si l’interprétation de M. Bellamy était exacte, on ne comprendrait pas pourquoi l’ancien élève des Jésuites s’est donné la peine d’écrire les Principes de la philosophie, ouvrage qu’il destinait… à servir de manuel12.

Le deuxième argument méconnaît, quant à lui, la fonction de la méthode du doute. Il ne s’agit pas pour Descartes de rejeter définitivement ce qui vient d’autrui, mais de trouver les fondements métaphysiques de la connaissance, permettant d’édifier la science sur une base certaine. Une fois ce fondement trouvé, il n’y a évidemment pas à refuser toute information venant de l’extérieur ; Descartes disait, par exemple, avoir besoin du secours d’autrui pour réaliser des expériences coûteuses : il n’appelait pas chaque lecteur à les faire lui-même ; s’il avait pu effectuer toutes les expériences qu’il désirait, il aurait bien sûr souhaité que d’autres puissent s’appuyer sur les résultats qu’il aurait obtenus13.

Le troisième argument n’est pas plus solide. Descartes dresse le constat, assez banal, qu’il est plus profitable pour l’esprit de prendre l’habitude de chercher la vérité, que de la recevoir systématiquement de quelqu’un d’autre. Pour cette raison, il s’efforce de trouver une juste mesure entre les résultats qu’il révèle aux lecteurs, et ceux qu’il les laisse découvrir eux-mêmes. L’interprétation de M. Bellamy revient à attribuer à l’auteur une étrange contradiction : en effet, si Descartes avait réellement pensé qu’il ne fallait rien savoir d’autre que ce que l’on a trouvé soi-même, il n’aurait rien publié du tout. La présence, dans ses livres, d’un grand nombre de ses découvertes et théories, prouve suffisamment qu’il souhaitait bel et bien aux hommes de se voir transmettre les vérités mises au jour par un autre.

La société naît bonne, c’est Rousseau qui la rend méchante

Si M. Bellamy voit dans les textes de Descartes les premiers coups portés à l’exigence de transmettre, c’est Rousseau qu’il considère comme le plus grand ennemi de cette dernière. En voulant que la nature de l’enfant se déploie librement sans être contrainte par un programme d’études imposé, en dénonçant les livres comme un encouragement au pédantisme, en s’attachant à ce que l’enfant n’apprenne rien qu’il n’ait trouvé par lui-même, en s’efforçant de le maintenir au plus près d’un état de « bon sauvage », Rousseau se ferait le fossoyeur de toute culture, et c’est son influence qui se ferait sentir le plus dans les réformes de l’école jusqu’en 2016 du moins14.

Remarquons tout d’abord que dans son commentaire sur les thèses rousseauistes concernant l’éducation, M. Bellamy ne tient compte que de l’Émile ; il ne cite pas plus les longs passages qui sont consacrés à cette question dans la Nouvelle Héloïse, que les lignes évoquant l’organisation possible des collèges dans les considérations sur le gouvernement de Pologne. Se pencher sur ces textes lui aurait peut-être permis de mieux saisir le sens exact de l’éducation d’Émile, en la comparant avec ce que préconise l’auteur pour des enfants placés dans une situation plus ordinaire. Mais rien n’est moins certain, quand on voit à quel point il s’autorise à faire dire à Rousseau le contraire de ce que celui-ci écrit dans l’Émile même.

Pour le mettre en évidence, rappelons le problème et la démarche de cet ouvrage. Rousseau se demande comment il serait possible d’éduquer un enfant, de telle sorte que le rythme naturel de son développement intellectuel et moral soit entièrement respecté et qu’il ne perde rien des qualités innées de l’être humain, notamment l’amour de la liberté, tout en faisant de lui un homme apte à vivre, en bon citoyen, dans la société européenne du XVIIIe siècle, que le philosophe juge particulièrement corrompue et éloignée de la nature. Pour cela, l’auteur s’imagine précepteur d’un enfant qu’il élèverait de sa naissance jusqu’à son mariage, et dont il façonne l’environnement au fur et à mesure, pour lui faire faire les expériences qu’il juge les plus profitables et les plus adaptées à son âge. C’est là une sorte d’expérience de pensée, particulièrement longue et complexe. Il est clair qu’elle le serait plus encore si le précepteur devait coordonner son action avec celle de parents de l’enfant ; aussi Rousseau décide-t-il que son élève imaginaire n’a pas de famille ou s’en trouve éloigné, et que le précepteur a les mains entièrement libres pour l’éduquer à son idée.

Mais M. Bellamy ne saurait se satisfaire d’une telle interprétation, consistant à dire qu’Émile n’a pas de famille, pour que son cas, tout théorique, soit plus simple et plus facile à traiter. Voici ce qu’il en écrit :

« Ce qui compte, quoi qu’il en soit, c’est d’enlever l’enfant loin de sa famille ; Émile sera installé à la campagne, loin de la société des hommes, loin de toute influence des adultes. En se mettant à la place du précepteur, Rousseau écrit : “L’enfant doit honorer ses parents, mais il ne doit obéir qu’à moi.” Nous retrouvons ici, de façon très transparente, cette déclaration de l’un de nos précédents ministres de l’Éducation nationale, Vincent Peillon, qui avait affirmé, à la tribune de l’Assemblée nationale : “Il faut arracher l’enfant au déterminisme familial.”

En effet le parent est sans doute celui qui est le plus coupable de se placer vis-à-vis de l’enfant dans une situation d’inégalité parce qu’à son père, à sa mère l’enfant doit déjà la vie. Il est donc placé vis-à-vis d’eux dans une situation d’infériorité nécessaire. Pour l’affranchir de tout ce que cette infériorité pourra produire de liens avec un héritage culturel déterminé et enfermant, il faut donc retirer l’enfant à cette aliénation que constitue la famille, et le placer dans une relation éducative dépourvue de ce particularisme15. »

Tout, dans ce passage, est proprement aberrant. N’importe qui, en lisant la phrase citée de Vincent Peillon, penserait que le ministre a voulu dire que les enfants des milieux défavorisés ne devaient pas être condamnés à l’échec scolaire et professionnel, et qu’il fait partie des missions de l’école de leur ouvrir des portes qui resteraient fermées pour eux s’ils ne devaient compter que sur l’éducation reçue au sein de la famille. Mais, à moins de vouloir réaliser la République de Platon, nul n’en conclurait qu’il faut arracher l’enfant à la famille elle-même.

Mais il est encore plus grotesque d’attribuer à Rousseau un tel projet. Avant de commenter l’Émile, M. Bellamy aurait bien fait d’en lire le début, où il est expressément dit que c’est aux parents d’éduquer les enfants : « Comme la véritable nourrice est la mère, le véritable précepteur est le père16 », le passage se concluant par ce dialogue fictif : « Qui donc élèvera mon enfant ? Je te l’ai déjà dit, toi-même17. » Cela suffit à démontrer que l’absence des parents d’Émile est pour Rousseau une commodité dans la construction d’un cas théorique, non un programme à suivre dans la réalité. M. Bellamy élabore donc une interprétation qui entre en contradiction avec la lettre même de l’ouvrage qu’il cite ; puis, pour faire bonne mesure, il attribue la même signification absurde à une déclaration de Vincent Peillon qui voulait encore dire autre chose.

Voilà qui suffirait à juger de la pertinence de ses commentaires sur Rousseau ; mais il faut arriver à la fin du chapitre pour prendre la mesure du mal dont M. Bellamy juge Rousseau responsable. Il le conclut en citant un portrait d’Émile dans lequel il faut lire, à l’en croire, « les conséquences inassumées de notre conception de l’éducation18 ». Dans ce passage, Rousseau déclare que son élève ne connaît « nul des rapports moraux de l’homme à l’homme », et qu’il est « seul dans la société humaine ; il ne compte que sur lui seul. » Dans Les Déshérités, M. Bellamy semble avoir considéré que ces phrases étaient suffisamment effrayantes pour se passer de commentaire, le chapitre se terminant abruptement par la fin de la citation. Mais dans Éduquer avec Rousseau, il précise sa pensée, ajoutant une citation supplémentaire, où Rousseau qualifie Émile de « sauvage fait pour habiter dans les villes », ce qui permet à M. Bellamy de prétendre que c’est l’école s’inspirant de Rousseau qui produit aujourd’hui dans la jeunesse « une forme de sauvagerie », et d’en donner pour exemple ceux qui, en 2015, ont commis des attentats, après avoir fréquenté les salles de classe de la République19. Ce serait le refus de l’école de leur transmettre la culture, refus inspiré par Rousseau, qui en aurait fait des barbares.

Commençons par relever une erreur factuelle dans le propos de l’auteur. Celui-ci soutient que le portrait d’Émile qu’il cite le décrit « [à] la fin de toute cette éducation20 », quand il « a 18 ans21 ». En se reportant à la page même de l‘Émile où s’achève ce portrait, on se rend compte qu’en réalité, le garçon est seulement, à ce moment-là, « parvenu à sa quinzième année22 ». Ce point est d’une importance considérable : M. Bellamy fait passer pour le terme de l’éducation d’Émile, ce que Rousseau présente explicitement comme une étape à dépasser.

En ce qui concerne le fond, l’argumentation de M. Bellamy se réduit à un jeu sur le mot « sauvagerie ». Il est bien connu des spécialistes que Rousseau fait deux usages distincts du mot « sauvage ». Il peut, selon les habitudes de son temps, désigner ainsi les peuples qui ne bâtissent pas de villes, n’ont pas d’écriture ; c’est-à-dire ceux que l’anthropologie actuelle appelle les chasseurs-cueilleurs. Mais il se sert plus volontiers de ce terme pour qualifier l’homme tel qu’il serait à l’état de nature, c’est-à-dire antérieurement à tout contrat social, vivant absolument isolé de ses semblables, sans connaître l’amour-propre, l’orgueil, la comparaison avec les autres, ni la soif de reconnaissance. C’est bien sûr en ce sens qu’Émile est resté « sauvage » jusqu’à la puberté : grâce à la façon dont son précepteur l’a gouverné jusque-là, le souci du regard des autres lui est encore étranger. Les terroristes, tout au contraire, se sont radicalisés par les relations qu’ils ont entretenues avec d’autres fanatiques, et par la volonté d’être reconnus par ces derniers comme de vrais croyants. Leur violence n’a rien de « sauvage » au sens rousseauiste du mot.

Le commentaire de Rousseau par M. Bellamy se révèle donc, au bout du compte, plus saugrenu encore que celui qu’il fait de Descartes. Il nous reste encore à voir si sa critique de Bourdieu peut davantage résister à l’examen.

Bourdieu dominant l’école par sa violence symbolique

Le chapitre des Déshérités qui se penche sur Les Héritiers et La Reproduction, ouvrages de Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron sur le système scolaire, commence par une présentation assez correcte des thèses des deux auteurs. Ce n’est que petit à petit que des distorsions, d’abord légères, finissent par en donner une image entièrement trompeuse.

Au début, en effet, M. Bellamy rappelle fort bien que Bourdieu et Passeron reprochent à l’école de sélectionner les élèves en fonction de la maîtrise d’une culture qu’elle ne leur transmet pas vraiment, comptant implicitement sur le milieu familial pour les en imprégner. Ils soulignent que l’aisance qui résulte de cette imprégnation est faussement présentée comme un don naturel, ce qui permet de persuader les élèves issus de classes défavorisées que s’ils échouent à l’examen, c’est par une incapacité de nature.

Tout cela est rappelé à juste titre par M. Bellamy, qui n’avance aucune raison de juger faux ce diagnostic. Sa principale cible est la notion d’« arbitraire culturel », par laquelle Bourdieu et Passeron qualifient la culture valorisée à l’école. Il l’interprète comme le signe d’un complet relativisme des auteurs, et pense résumer leur propos en déclarant que puisque l’action pédagogique « consiste nécessairement à imposer un arbitraire culturel à l’enfant, elle ne peut être qu’une violence pure et simple23. »

Ce point appelle un commentaire détaillé. Il est exact que Bourdieu et Passeron qualifient de « violence symbolique » le fait qu’un pouvoir impose un « arbitraire culturel24 ». Mais il faut d’abord, pour le comprendre, se reporter à l’explication donnée, dans La Reproduction, de la notion même d’arbitraire :

« La sélection de significations qui définit objectivement la culture d’un groupe ou d’une classe comme système symbolique est arbitraire en tant que la structure et les fonctions de cette culture ne peuvent être déduites d’aucun principe universel, physique, biologique ou spirituel, n’étant unies par aucune espèce de relation interne à la “nature des choses” ou à une “nature humaine”25. »

Revenant sur des malentendus auxquels cette notion avait pu donner lieu, Bourdieu et Passeron soulignent qu’il ne faut pas confondre « arbitraire » et « gratuité26 ». Qu’il soit arbitraire d’attribuer plus de valeur à une production culturelle qu’à une autre, n’empêche pas qu’il puisse y avoir de bonnes raisons de le faire. Ce qui définit l’arbitraire au sens des deux auteurs, c’est que ces raisons ne relèvent pas de la nécessité naturelle. Ainsi, le fait social que l’institution scolaire attribue plus de valeur à un auteur qu’à un autre ne peut pas s’expliquer par la seule nécessité des choses ; il faut, pour l’expliquer, prendre en compte un certain rapport de force au sein de la société. Mais qu’un fait social soit le fruit d’un rapport de force, ce n’est pas une raison suffisante de le juger mauvais en soi.

Aussi Bourdieu et Passeron ne contestent-ils pas qu’il soit important de transmettre, par l’école, la culture savante. Bien au contraire, ils affirment eux-mêmes cette importance, déclarant que cela doit toujours rester une mission de l’école, dans un passage qui doit d’autant plus retenir notre attention qu’il vise à prévenir un contresens. En effet, cherchant à définir ce que pourrait être, à l’Université, une « pédagogie réellement rationnelle », les deux auteurs ont souligné que les études supérieures tirent leur prestige de l’avenir professionnel auquel elles préparent, et qu’il faudrait donc que les programmes et les méthodes d’enseignement soient conçus en fonction de cette finalité. M. Bellamy interprète cela comme une invitation à renoncer « à tout ce qui n’est pas strictement factuel, objectif, scientifique dans l’enseignement27 ». Mais ces mots « factuel, objectif, scientifique » sont absents du texte de Bourdieu et Passeron, et ces derniers insistent bien, dans la page citée plus haut, sur le fait qu’ils n’appellent pas à réduire l’enseignement supérieur au développement de compétences professionnelles spécialisées ; et ils rappellent en cette occasion que c’est bien à l’école de transmettre la culture savante aux enfants des classes populaires :

« D’autre part, il n’est pas dans notre intention de prôner un enseignement strictement spécialisé, ce qui reviendrait à sanctionner les inégalités culturelles puisque le milieu familial serait le seul véhicule de la culture savante. Les ambiguïtés de l’action scolaire sont d’autant plus funestes qu’aucune institution ne peut remplacer l’école lorsqu’il s’agit de faire accéder le plus grand nombre à la culture sous toutes ses formes, depuis la fréquentation des musées jusqu’au maniement des notions et des techniques économiques ou à la conscience politique. Le fait que les arts et les lettres soient souvent enseignés selon des méthodes traditionnelles (en raison même de la fonction sociale de cette culture) ne doit pas faire conclure qu’il n’est pas, en ce domaine comme ailleurs, de pédagogie rationnelle28. »

Les deux sociologues sont donc très loin de prétendre que, puisque l’école impose par la violence la culture arbitraire des dominants, elle devrait être condamnée sans appel pour cette seule raison. Il est vrai que chez certains auteurs, on trouve effectivement ce raisonnement de Gribouille, avec une référence à Bourdieu29. Mais cet usage de ses analyses est contraire à ce que préconisent effectivement Les Héritiers et La Reproduction. D’ailleurs, les travaux sociologiques sérieux qui s’inscrivent dans l’héritage de ces ouvrages, quand ils se risquent à proposer des recommandations pédagogiques, cherchent les moyens de mieux transmettre, au lieu de condamner la transmission elle-même30.

Selon M. Bellamy, la « pédagogie rationnelle » évoquée dans Les Héritiers n’aurait été pour Bourdieu et Passeron qu’un vain espoir, abandonné au moment de l’écriture de La Reproduction, où ils développeraient un point de vue fataliste sur l’école, incapable d’être autre chose qu’une vaste entreprise violente de domination31.

La lecture de cet ouvrage donne toutefois une tout autre impression. Les auteurs y parlent de « pédagogie parfaitement explicite32 », c’est-à-dire d’un enseignement qui éviterait de laisser implicites certains codes au prétexte que les élèves seraient censés les connaître déjà ; c’est cette explicitation qui devrait rendre possible la transmission de la culture scolaire à ceux qui ne sont pas déjà familiarisés avec elle par leur milieu d’origine. Ils soulignent qu’un tel projet suppose de surmonter un certain nombre de difficultés, ce qui les amène à déclarer que « seul un système scolaire servant un autre système de fonctions externes et, corrélativement, un autre état du rapport de force entre les classes, pourrait rendre possible une telle action pédagogique33. » Le point de vue de Bourdieu et Passeron n’est donc pas fataliste, mais, à leurs yeux, une véritable amélioration de l’école supposerait que la lutte des classes ait d’abord produit une situation globale plus favorable aux intérêts des classes populaires. Faut-il s’étonner que M. Bellamy n’ait pas relevé ce point ? On se doute que s’il avait partagé un tel espoir, il se serait engagé dans un autre parti politique que Les Républicains.

Toujours est-il que, se rémémorant sa formation à l’IUFM, il affirme que le discours qui lui était tenu était inspiré de Bourdieu, et donnait aux professeurs débutants une image désespérante d’eux-mêmes : « Corporation d’irréformables, parce que coupables par nature, par essence, par vocation, nous, les bons élèves du système, salauds d’hier, d’aujourd’hui et de toujours34… » Ainsi, ce serait la violence symbolique du propos de Bourdieu lui-même qui dominerait dans l’école, et qui découragerait les enseignants de faire leur métier. Mais pour qu’un tel diagnostic mérite d’être pris au sérieux, encore faudrait-il qu’il s’appuie sur une compréhension correcte de ce propos, et tel n’est pas le cas.

Conclusion

Les deux ouvrages de François-Xavier Bellamy sur l’école sont, au fond, une caricature d’un travail d’agrégé de philosophie tel que les sociologues aiment à s’en moquer : formé principalement à la lecture et au commentaire des classiques de la philosophie, l’auteur s’imagine pouvoir y trouver la clé d’un fait social actuel, la crise de l’école ; et pour y parvenir, il déforme leurs propos comme un mauvais étudiant.

Disons-le encore, le problème n’est pas qu’il appelle à transmettre la culture savante ; on pourrait tout à fait le soutenir en cela. Mais sa foi dans les vertus de cette dernière est d’une naïveté ridicule. Ainsi, à propos de la lutte contre le sexisme, il écrit : « Comment d’ailleurs est-il possible que, au pays de l’amour courtois, du roman de chevalerie, de la tragédie classique et du poème romantique, on puisse mal parler à une femme ? Il suffit donc d’ouvrir pour nos élèves quelques pages, de leur proposer des vers, d’augmenter ainsi leur mémoire de la langue que l’histoire nous offre. » Puisque M. Bellamy parle d’histoire, conseillons-lui de se pencher un peu sur celle des artistes et des esthètes, pour vérifier s’il suffit vraiment d’avoir cultivé le goût de la beauté pour éviter de se conduire laidement.

S’il voulait, par ses références, élever le niveau du débat politique sur l’école, l’intention était bonne, mais le résultat est consternant. En disqualifiant les auteurs cités par de mauvais arguments, il se condamne à ne tenir qu’un discours assez creux sur « l’urgence de transmettre », sans rien apporter en ce qui concerne tous les problèmes pédagogiques, fort sérieux que l’on doit affronter quand on veut effectivement instruire, et que l’on tient compte de la réflexion de Descartes et de Rousseau sur le savoir, ainsi que des travaux de Bourdieu et Passeron sur la fonction sociale de l’école. En cela, la contribution de M. Bellamy au débat est une véritable régression intellectuelle.

[NdE] En relation avec cet article, on pourra lire « Jean-Jacques Rousseau et l’enfance« .

Notes

1[NdE] La liste est très longue. Je me contente de rappeler ici quelques ouvrages publiés avant 2000 et de renvoyer à la rubrique « école » du sommaire ainsi qu’aux articles signés par Jean-Michel Muglioni, Tristan Béal, Charles Coutel ou Guy Desbiens publiés sur l’actuel site et sur le site d’archives :

  • Jean-Claude Milner, De l’école, Paris, Seuil, 1984 (2e éd. Lagrasse, Verdier, 2009).
  • Catherine Kintzler, Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris, Le Sycomore, 1984 (2e éd. Paris, Folio-Essais, 1987 ; 3e éd. Paris, Minerve, 2015).
  • Jacqueline de Romilly, L’Enseignement en détresse, Paris, Julliard, 1984.
  • Marie-Claude Bartholy et Jean-Pierre Despin, La Gestion de l’ignorance, Paris, PUF, 1993.
  • Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris, CNDP, 1993 (2e éd. Paris, Minerve, 2017) (recension sur Mezetulle https://www.mezetulle.fr/reedition-du-livre-de-jacques-muglioni-lecole-ou-le-loisir-de-penser/ ).
  • Danièle Sallenave, Lettres mortes, Paris, Michalon, 1995.
  • Charles Coutel, A l’école de Condorcet, Paris, Ellipses, 1996.
  • Henri Pena-Ruiz, L’école, Paris, Flammarion, 1999.

2 – François-Xavier Bellamy, Les Déshérités ou l’urgence de transmettre, Paris, Plon, 2016 (seconde édition, avec une postface ajoutée).

3 – On les trouve déjà dans l’ouvrage de Jean-Claude Milner, De l’école, Paris, Le Seuil, 1984.

4 – François-Xavier Bellamy, Éduquer avec Rousseau. Conférence à destination des parlementaires prononcée le 20 mai 2015, Éditions SOS Éducation, 2015.

5 – Les Déshérités, p. 97-98.

6 – Les Déshérités, p. 202.

7 – Les Déshérités, p. 105-106.

8 – Éduquer avec Rousseau, p. 22.

9 – Les Déshérités, p. 28.

10 – Les Déshérités, p. 35-36.

11 – Les Déshérités, p. 39-40.

12 – Voir sur ce point la lettre à Mersenne du 11 novembre 1640 (Œuvres de Descartes, édition Adam et Tannery mise à jour par Joseph Beaude et Pierre Costabel, Paris, Vrin, 1996, volume III, p. 233. ; Œuvres, Gallimard-Pléiade 2024, vol. I, p. 1046). Voir aussi à Mersenne, 31 décembre 1640, AT III p. 250-260 ; Gallimard-Pléiade, vol. I, p.1063.

13 – René Descartes, Discours de la Méthode, sixième partie, AT IX, p. 72-75 ; Gallimard-Pléiade, vol. I, p. 322.

14 – Dans Éduquer avec Rousseau, M. Bellamy déclare que le Genevois « est par exemple à l’origine de cette réforme du collège pour 2016 », en raison de son influence, directe ou indirecte, dans les esprits (p. 7).

15 – Éduquer avec Rousseau, p. 19-20.

16 – Jean-Jacques Rousseau, Émile ou de l’éducation, Paris, GF Flammarion, 2009, p. 63.

17 – Émile, p. 65.

18 – Les Déshérités, p. 79.

19 – Éduquer avec Rousseau, p. 28-29.

20 – Éduquer avec Rousseau, p. 27.

21 – Éduquer avec Rousseau, p. 28.

22 – Émile, p. 301. Ce portrait figurant de toute façon à la fin du troisième livre d’un ouvrage qui en compte cinq, on ne comprend pas comment M. Bellamy a pu croire qu’il s’agissait là de la fin de l’éducation du personnage.

23 – Les Déshérités, p. 101.

24 – Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments d’une théorie du système d’enseignement, Paris, Les Éditions de Minuit, 1970, p. 19.

25 – La Reproduction, p. 22.

26 – La Reproduction, p. 23.

27 – Les Déshérités, p. 97.

28 – Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers. Les étudiants et la culture, Paris, Les Éditions de Minuit, 1964, p. 86-87 (note de bas de page).

29 – Par exemple chez Catherine Baker, dans Insoumission à l’école obligatoire, 1985, « Contre la très manifeste injustice de l’école » URL https://fr.wikisource.org/wiki/Insoumission_%C3%A0_l%E2%80%99%C3%A9cole_obligatoire/3, consulté le 3 janvier 2025.

30 – Voir par exemple Clémence Perronnet, La bosse des maths n’existe pas. Rétablir l’égalité des chances dans les matières scientifiques, Paris, Éditions Autrement, 2021. Sans nous prononcer sur la pertinence des thèses soutenues dans ce livre, faisons simplement remarquer qu’il se donne pour objectif de lutter contre les mécanismes qui peuvent pousser les enfants des classes populaires à s’exclure de la culture savante, et non de disqualifier le projet même de transmettre cette dernière.

31 – Les Déshérités, p. 100-101.

32 – La Reproduction, p. 160.

33 – La Reproduction, p. 162-163.

34 – Les Déshérités, p. 106.

Les normes et ce qui leur échappe : sur Foucault et Butler (2de partie)

À partir du livre d’Éric Marty « Le sexe des modernes »

Seconde partie de l’article de Daniel Liotta.
Lire la première partie

Sommaire de la seconde partie

2 – Butler

La psycho-sociologie des sujets « genrés »

À juste titre, Marty insiste sur la perspective sociologique qui fonde la pensée de Butler. En effet, un des enjeux majeurs de cette pensée est d’analyser l’efficacité des pouvoirs sociaux qui assujettissent les individus, et nul n’ignore maintenant l’idée de « genre », cette construction sociale d’assignation sexuelle, masculine ou féminine, illégitimement « normée » par l’exigence d’hétérosexualité1. Foucault, qui ne sacralise pas les références à la société mais n’ignore pas non plus son pouvoir, aurait certainement été intéressé par cette idée. Il n’est cependant pas certain qu’il eût donné son assentiment aux développements théoriques proposés par Butler. Ce sont eux qu’il faut à présent indiquer.

Selon Butler, les assujettissements « génériques » sont produits, sur un mode à la fois réitéré et dissimulé, par les conditionnements culturels et par des modèles comportementaux qui mettent en jeu la puissance des stéréotypes. Précisément, ils sont les effets de ce que Butler nomme le « performatif », la répétition d’actes de discours (« c’est un garçon », « c’est une fille ») qui prétendent constater les normes de genres alors qu’ils les font (to perform). Telle est la « performativité du genre », dont l’intelligibilité est le principe d’une anthropologie sociale.

On doit cependant ajouter à cette perspective sociologique une référence elle aussi essentielle à l’idée freudienne de « mélancolie ». Cette référence permet de déterminer sur un second mode un principe d’identification « générique » hétérosexuelle du sujet. La mélancolie, telle qu’elle est comprise par Butler, désigne en effet une triple opération inconsciente : la perte de l’objet de désir – une perte rendue socialement nécessaire par l’interdiction de l’homosexualité lorsque cet objet est du même genre que le sujet – la soumission psychique à l’interdiction de la perte, et l’intériorisation inconsciente de cet objet désiré, perdu et interdit. Ainsi l’identification mélancolique à un genre, masculin ou féminin, et le désir hétérosexuel doivent-ils être conçus comme les effets impensés des prohibitions de l’objet masculin et féminin2. Je suis, « génériquement », ce dont je ne peux jouir car le désir et la jouissance de cet objet sont prohibés.

Toutefois cette référence psychanalytique est quadruplement contestable. En premier lieu, les lecteurs de Lacan et des psychanalystes ont souligné les déformations, volontaires ou non, opérées par Butler des inventions théoriques de Lacan 3. Or ces contresens acquièrent leur signification au regard de la deuxième faiblesse : la référence analytique est sauvage, au sens où l’on parle d’une « interprétation sauvage », c’est-à dire sans fondement clinique et sans écoute singulière d’un sujet en cure. Cette interprétation soumet Freud et Lacan au même principe général de lecture qui érige des penseurs (Foucault, Derrida, Lévi-Strauss, Kristeva ou Althusser) en maîtres, pour se donner le pouvoir de les déformer, de les commenter, de les préciser, de les rectifier, de les mettre indéfiniment en relation et de les faire jouer en des réseaux de renvois et de critiques. Ce que Butler nomme la French Theory. C’est pourquoi la théoricienne doit convenir que son « exégèse » analytique est extérieure au champ analytique et, plus encore, qu’elle ne possède aucune prétention empirique4. De plus, et c’est la troisième critique, la référence analytique hésite entre deux lectures. La première semble soumettre toute hétérosexualité au principe de mélancolie, si bien que l’homosexualité serait nécessairement la vérité inconsciente de l’hétérosexualité, la vérité première et sacrifiée d’un désir qui ne cesse de hanter le sujet. Plus encore, l’interdit de l’homosexualité constitue le premier principe social, puisqu’il est présupposé, prétend Butler, par le principe d’interdiction de l’inceste5. La seconde lecture, plus sobre, pense l’identification mélancolique comme un principe seulement contingent des constructions génériques6. Cependant l’une et l’autre lectures nous situent, plus ou moins caricaturalement, face à ce que Foucault a repéré et critiqué : une pensée de la « sexualité », qui prétend reconnaître dans les façons de désirer et de prendre des plaisirs la vérité dernière de la subjectivité7.

Ces trois difficultés intellectuelles nous paraissent ainsi constituer le prix à payer pour bâtir une anthropologie psychanalytique du genre. Toutefois, nous évoquions quatre défauts. En effet, nous ne voyons pas comment s’articulent la perspective sociologique et la référence analytique, et comment l’anthropologie du genre n’est donc pas condamnée à être irréductiblement fêlée, à moins que l’inconscient ne soit radicalement et énigmatiquement dissous dans un pouvoir social8. Nous ne voyons pas comment il est possible d’articuler ce que l’on nomme parfois l’« autre scène », celle de l’inconscient, et la scène sociale qui produit le performatif et les conditionnements hétérosexuels. Il nous semble que les deux analyses (indépendamment de leur force ou de leur faiblesse respectives) sont condamnées à rester juxtaposées9. L’anthropologie pseudo-analytique de Butler et l’anthropologie sociale dessinent de la sorte deux silhouettes du sujet genré censées se compléter intellectuellement, mais qui restent simplement extérieures l’une à l’autre. Ou, plus modestement : nous ne saisissons pas comment elles pourraient se compléter10.

Or une question essentielle s’impose : en inspectant ces silhouettes, pouvons-nous saisir des enjeux politiques de la pensée de Butler ?

L,G,B,T, etc.

Afin de répondre, considérons le présent culturel et politique d’abord américain, et maintenant européen, dans lequel s’insère sa pensée. Celle-ci se situe au point de juxtaposition de la « sexualité » et d’une analyse de type sociologique. Contre les pouvoirs, le militant et la militante s’identifient à un mode de désir et de jouissance qui est supposé constituer leur vérité et qui fut interdit. De la sorte ils inventent de nouveaux devenirs du « genre », des devenirs volontaires et non plus oppressifs. Mais qu’est- ce donc que le répertoire venu des États-Unis – le L,G,B,T auquel on peut ajouter le Q (le queer), voire le N (le neutre) qui ambitionne de « troubler », voire de « défaire », la binarité « genrée » de l’homme et de la femme – sinon ce que nous pourrions nommer un communautarisme à la fois culturel et sexuel ? Et in fine un mélange d’identifications socio-politiques et de repérages sexuels censés représenter la vérité d’un sujet et que celui-ci peut faire jouer sur un mode volontaire voire parodique – une vérité à la fois sociale (mon appartenance à une « minorité ») et sexuelle (le mode d’être supposé le plus intime de mon désir et de mes plaisirs). Marty, à bon droit, identifie ce répertoire à « flot d’assignations », puis à « une incroyable prolifération taxinomique » qui « semble plus relever d’un stéréotype américain que d’un désir de penser »11.

Éric Marty oppose le LGB, qui désigne des « orientations sexuelles », à la figure du « trans » qui « renvoie à une identité » et à un « désir d’assignation » : l’individu du genre féminin passe au genre masculin (FtM), l’individu du genre masculin au genre féminin (MtF)12 ; toutefois, l’opposition est superficielle puisque, ainsi que Marty le remarque, le LGB est une promotion politique et culturelle des identités.

Certes, le militantisme des LGBT permet de lutter contre l’emprise culturelle des normes hétérosexuelles et peut travailler légitimement à étendre et garantir les droits des sujets. En cela il est appréciable et mérite respect. Comment ne pas penser, par exemple, en Pologne, en Hongrie ou en Russie, aux combats courageux et nécessaires contre un mélange d’autoritarisme religieux, de conservatisme culturel et d’inégalité juridique ? Toutefois, puisqu’elles sont supposées par les luttes en faveur des minorités sexuelles, ces catégorisations sexuelles constituent elles-mêmes des modèles normatifs, des modèles certes non imposés mais choisis. Contre des pouvoirs parfois brutaux et puissants qui affirment l’existence de catégories sexuelles jugées infamantes, contre des pouvoirs qui exigent d’être radicalement combattus, elles érigent en principe de lutte des régularités comportementales et des ressemblances entre des manières d’être, de désirer et de jouir. Ces normes ne hiérarchisent pas les manières d’être et de faire, mais elles les homogénéisent dans la mesure où elles les enveloppent dans des catégorisations déterminées. Elles sont individualisantes, non pas au sens où elles hiérarchisent les cas, mais dans la mesure où elles sont productrices de modèles particuliers : le gay, la lesbienne, le ou la bi-sexuel(elle), voire la « butch » (lesbienne de genre masculin) et la « fem » (lesbienne de genre féminin). Bref, ces catégorisations indiquent des modèles sociaux et sexuels sans les imposer, homogénéisent sans hiérarchiser, et individualisent sans « discriminer ». Ainsi, dans la mesure où ils confondent se rassembler et se ressembler, les militants LGTB s’identifient à l’image commune qu’ils inventent et ne s’autorisent que de cette image. Accepter leurs catégorisations est donc – contre des pouvoirs illégitimes et parfois très violents – se régler sur un imaginaire normatif de la ressemblance, quitte à l’affirmer sur un mode parodique.

Accepter ces catégorisations est régler les luttes sur des particularismes indifférents, voire hostiles, à l’universel et au singulier. Cette indifférence distingue le « gay » du répertoire sexuel du gay de l’érotique foucaldienne. En effet, ne serait-il pas plus légitime de méditer ici une leçon de Foucault ? Afin de lutter contre la norme hétérosexuelle, il est certes nécessaire, dans un premier temps, de retourner des catégories jugées infamantes, en premier lieu celle d’homosexualité, pour affirmer des « droits à la sexualité » non hétérosexuelle. L’enjeu toutefois – cet enjeu que Butler reconnaît13 mais dont elle ne semble pas tirer les légitimes conséquences – est, dit Foucault, de libérer les luttes politiques « de la notion même de sexualité »14. Avec Foucault, il convient de s’émanciper de ce mode confus de penser qui prétend reconnaître la vérité d’un sujet dans ses façons de désirer et de prendre du plaisir. Pour promouvoir quelle érotique selon Foucault ? Pour créer des plaisirs sans reconnaître en eux une vérité subjective, et pour proposer une « culture » des plaisirs qui invente des singularités en s’ouvrant à l’universel, une fois les particularismes mis hors-jeu15. On peut entendre de bien des manières ce programme sur lequel il faudra revenir dans une autre étude : naïveté, projet finalement insensé de se créer comme être de désir et de plaisir, ou bien sagesse lucide de ne pas soumettre l’érotique à l’exigence d’une (re)connaissance de soi. Du moins Foucault a-t-il le mérite de nous épargner le mélange d’identifications communautaires et de prétention à saisir la vérité subjective. Et il nous invite à penser ensemble l’universel et le singulier.

La puissance des particularismes

Au contraire, l’alliance des identifications sexuelles et militantes constitue le régime de savoir et de pouvoir à partir duquel Butler constitue sa pensée. Certes, Butler se pose comme un penseur de la contestation des normes, terme qui très souvent désigne, in fine, tout pouvoir social et tout processus d’identification, et certaines de ses critiques sont tout à fait fondées. Il est nécessaire, écrit-elle, de « saper toute tentative d’utiliser le discours de vérité pour délégitimer les minorités en raison de leur genre et de leurs sexualité »16. Ainsi est-il légitime de « dénaturaliser » les genres et d’affirmer que les idéaux identificatoires sont contingents et ne doivent pas être imposés à titre de normes culturelles et politiques. Il est également légitime de mettre en évidence, avec Butler, qu’aucun individu ne joue parfaitement le rôle social et sexuel qui lui est attribué ; l’identité « genrée » est toujours fragile et troublée, et elle manque donc de « cohérence » (selon un terme qu’affectionne Butler) ; autrement dit, l’idéal identificatoire ne peut jamais être parfaitement imité.

Toutefois, comment Butler se bat-elle, voire se débat-elle, avec le communautarisme social et sexuel ? Indiquons simplement des perspectives de lutte, dont certaines sont repérées par Marty.

  • Butler affirme que le genre « n’est pas réductible à l’hétérosexualité hiérarchique » ; de plus, dit-elle, la binarité du masculin et du féminin ne doit pas être assurée car le genre revendique désormais une « instabilité », c’est-à-dire une absence de cohérence17. Mais son programme militant laisse intact – plus que cela : il conforme et il légitime – les catégories sexuelles, même si une stabilité de principe leur est refusée. Il accorde une puissance axiologique aux identités indissolublement sociales et sexuelles de ces victimes que sont les « minorités ». Nous pouvons également donner raison au propos de Butler : des identités « genrées » (ainsi la butch et la fem) peuvent revêtir une « charge érotique ». Foucault l’affirme également à partir de son propre érotisme18. Mais il nous semble que jouer avec plaisir des rôles libidinaux et sociaux, prendre plaisir à se réunir en faisant jouer ces rôles, ne doit pas signifier fonder sur eux un programme politique.
  • Ainsi que l’écrit Marty, le projet de Butler consiste à présenter « une prolifération en principe sans limite des possibilités de genres »19. En effet, il s’agit, selon Butler, d’«ouvrir le champ des possibles en matière de genres sans dicter ce qu’il fallait réaliser »20. Ce principe de « prolifération » ajoute à la liste des genres, sur un mode non exhaustif, les « intersexes », les « asexuels », les « travestis », les « hésitants » (questionning), les « alliés », les « bi-spirituels » (two spirited), et les « pansexuels » ; le sigle peut ainsi être complété : LGBTTTIQQ2SAAP21. Cependant multiplier les genres, n’est-ce pas seulement multiplier les particularismes et, au lieu de s’en émanciper, leur accorder plus d’extension encore ? Butler remarque elle-même qu’« un simple accroissement numérique » ne peut suffire à constituer un programme politique »22.
  • Selon Butler, il convient d’être attentif à ce qu’une identité, même minoritaire ne soit pas affirmée aux dépens d’une autre. Refusons, écrit-elle, une « identité gay ou lesbienne » qui méconnaîtrait son propre trouble et son manque de cohérence et travaillerait, hélas, à « désavouer toute relation constitutive à l’hétérosexualité »23. Il convient plus encore, précise-t-elle, d’être attentif à ce qu’un combat en faveur d’une identité ne se déploie pas en excluant d’autres combats. C’est pourquoi son programme politique suppose de complexifier les identités (par exemple, celle d’une personne qui se reconnaît à la fois lesbienne et noire, ou femme et colonisée) et de repérer des « carrefours » et des réseaux où les luttes des identités minoritaires doivent stratégiquement s’articuler et intensifier leur « puissance d’agir » (agency ) grâce à leurs convergences24. Toutefois nous devons remarquer que cette intensification n’est pas celle des singularités subjectives mais, écrit Butler, celle du « groupe », et les luttes ont ainsi toujours pour horizon la « communauté » des minorités25. Et de la sorte ni le singulier ni l’universel ne sont reconnus par Butler en leur valeur spécifique. La singularité est mise hors-jeu au profit des identités politiques particulières, et l’universalité est condamnée à être ignorée au profit d’une connexion de ces identités grâce aux carrefours militants.

Il ne s’agit pas ici d’analyser les conceptions spécifiques de l’universel et du singulier selon Butler, assurément complexes. Repérons simplement le statut qu’elle leur accorde selon les principes les plus fondamentaux de son militantisme LGBT. Bien que la militante déclare que « l’affirmation identitaire ne peut être la fin de la politique » et s’oppose clairement au prestige américain de cette affirmation26, ce militantisme semble cultiver les identités particulières sur un mode certes non-binaire, non contraint et instable (une instabilité, une non-cohérence qui préserve cependant la communauté) : sur un mode qui est positif, extensif et réticulé. Nous ne voyons pas comment Butler peut valoriser la catégorie militante de « minorités sexuelles » et affirmer cependant que cette catégorie « ne renvoie pas à une logique identitaire » car, dit-elle, elle permet de lutter en faveur des « personnes très diverses » qui subissent les normes27 ? Ne faut-i l pas lui répliquer que respecter réellement cette diversité est consentir à dissoudre ou, au moins, à dévaloriser la supposée identité sexuelle des minorités28 ? Ce qui nous semble, in fine, l’opération légitime. Et comment peut-elle prétendre que « la théorie queer s’oppose par définition à toute revendication identitaire » et ajouter toutefois qu’« il ne s’ensuit pas pour autant que la théorie queer s’opposerait à toute assignation de genre », sinon en précisant l’opposition légitime à la « législation imposée de l’identité »29. Mais ceci semble signifier que cette législation est acceptée lorsqu’elle n’est pas imposée.

Il convient de prêter attention particulière à l’étude dans laquelle Butler examine une subjectivité dont les devenirs manifestent, écrit-elle, un « écart » et une « incommensurablité » avec les normes. Ce sujet et sa parole s’affirment ainsi, précise-t-elle, « aux limites de l’intelligibilité »30. Or cette inintelligibilité a pour objet à la fois la singularité et l’universalité subjectives ; elle est en effet, d’une part, celle de David auquel il faut « rendre justice »31 et, d’autre part, celle d’une « certaine essence du sujet parlant, qui parle au-delà de ce que l’on peut dire »32. Toutefois, Butler ne s’affronte pas ici à la question, à laquelle on peut penser qu’il convient de répondre par l’affirmative : tout sujet, même si par bonheur son existence n’est pas aussi dramatique que celle de David Reimer, ne s‘affronte-t-il pas à ces limites ? Penser ces limites ne nous oblige-t-il pas à nous confronter à ce qui, en tout sujet, « excède la norme »33 et les genres ? Affirmer, dans un autre texte, que « ce qui est en dehors des normes ne sera pas, à proprement parler, reconnaissable », que « nous n’avons pas de mots » pour dire ce dehors qui importe et « qui fait partie de notre expérience sans que nous le sachions »34, c’est, dans tous les sens du terme, accepter de n’en rien entendre, et s’empêcher de tirer les conséquences de cette extériorité pour parler, penser et agir. Déclarer, enfin, que cette absence de discours « peut également être le signe d’une prise de distance par rapport aux normes régulatrices, et par conséquent constituer un espace pour des possibilités nouvelles »35 ne nous semble pas suffisant ; c’est ne pas travailler à dire ce qui excède les normes, c’est ne pas tirer les conséquences de ce que les identifications génériques ne sont que des semblants, et ne pas s’interroger sur ce qu’est une singularité subjective afin de permettre l’actualisation de ces possibilités.

Une telle actualisation pourrait prendre pour objet des pensées qui acceptent d’entendre et de dire ce qui échappe aux particularismes, notamment une philosophie des devenirs subjectifs (Deleuze36) ou une intelligibilité de la « division subjective » qui disjoint radicalement ressemblance et vérité et ne prétend pas saisir une identité (Lacan) ? La cure analytique ne permet-elle pas de dire et de faire entendre ce qui est irréductible aux identifications sociales et personnelles, afin qu’un sujet puisse peut-être modifier ses façons de vivre ? Il n’est pas question, ici, de déployer des réponses. Indiquons simplement leur enjeu : proposer un discours à un sujet pensé comme irréductible aux normes sociales, un discours qui le confronte aux conditions universelles de la subjectivité. Et l’existence de ce discours permet de conférer une valeur à la fois intellectuelle, morale et politique tant à la singularité qu’à l’universalité37.

Certes poser, comme le fait Butler, qu’aucune subjectivité ne manifeste « une pleine cohérence », car les répétitions normatives sont toujours pour une part vouées à l’échec, et lui reconnaître une irréductible part d’« opacité » permet de s’élever contre la « violence éthique » qui exige que le sujet soit identique à lui-même38. Mais qu’est-ce qui empêche ces propositions de déployer une philosophie et une politique de la singularité subjective ? La conviction que la définition du Je et de son émergence exige de « se faire sociologue »39. Puisque, selon la formule si vague (et malgré beaucoup de références à Foucault, Levinas, Nietzsche, Hegel et « la psychanalyse »), « on ne peut en effet pas isoler le « je«  de la pression de la vie sociale »40, nous comprenons que la subjectivité hors norme ne peut être entendue. Nous comprenons également que la philosophie se déploie en jugements sociaux. Et, puisque la société serait réductible in fine à des normes particulières (imposées ou acceptées, voire parodiées), on comprend pourquoi cette philosophie se déploie en un militantisme dont la défense des particularismes est le principe.

Exposons un dernier signe de cette dévalorisation du singulier et de l’universel au profit de la société et de ses communautés particulières. Les très fortes réserves de Butler contre ce qu’elle nomme « le mariage gay et lesbien » sont fondées sur la conviction que sa reconnaissance juridique enveloppe « une norme qui menace de rendre illégitimes et abjects les arrangements sexuels qui ne se conforment pas à la norme du mariage sous la forme existante ou révisée » ; ainsi les « communautés de minorités sexuelles sont menacées de devenir non reconnaissables et non viables tant que le lien du mariage sera le mode d’organisation exclusif de la sexualité et de la parenté »41. Des remarques s’imposent, outre le constat qu’il y a maintenant bien des années que le mariage n’est pas en Occident le seul mode légitime de sexualité et de parenté. 1) Sont ici posées une continuité et une complicité nécessaires de la possibilité juridique (pouvoir se marier) et la contrainte normative (se marier deviendra une norme qui rendra « abjectes » les relations homosexuelles non maritales). Cette continuité est justifiée par un jugement sociologique très fragile, mais littéralement incontestable, puisque Butler évoque seulement une « menace », celle de l’« abjection » des sexualités homosexuelles non maritales. 2) Cette menace, en admettant qu’elle existe, est toutefois restée sans effet : qui donc aurait observé une intensification de l’abjection attribuée aux couples homosexuels non mariés depuis que la possibilité maritale leur est offerte ? 3) L’universel juridique dont peuvent user tous les sujets singuliers est donc dévalorisé au nom de cette menace que seraient censées subir des communautés particulières42.

Contre ce mouvement de pensée, il faut rappeler que rien n’est plus étranger à Foucault que cette conception de Butler selon laquelle – retournons une citation du premier43 – la seule réalité à laquelle puisse prétendre la pensée critique et militante, c’est la société. Foucault a refusé, disions-nous, de proposer une anthropologie ; il a congédié la « sexualité » ; il a fréquemment congédié avec elle – à tort ou à raison – la psychanalyse ; il a différencié la société et les programmes de pouvoir ; enfin, il a accordé une écoute et une intelligibilité aux rationalités et aux existences hors norme sans mépriser par principe la pensée normative, et fut attentif à nouer le singulier et l’universel. Butler a proposé une anthropologie du sujet genré ; elle a développé une pensée de la sexualité fondée sur une supposée psychanalyse ; elle a toutefois érigé la société en objet ultime de la philosophie et de la politique ; elle n’a pas accordé d’écoute et d’intelligibilité à ce qui est hors-norme, et a soumis la pensée du « je » à une sociologie des particularismes. On ne doit pas reprocher à Butler d’avoir inventé et suivi son propre mouvement de pensée qui, malgré les hommages et les références, l’oppose frontalement à Foucault. Toutefois il nous semble que son anthropologie oscille, sans pouvoir les articuler, entre une sociologie et une psychanalyse, que cette psychanalyse apparaît dogmatique et fragile, que cette sociologie conditionne l’intelligibilité du Je à l’analyse des particularités sociales et interdit toute mise en valeur du singulier et de l’universel.

Conclusion : la littérature, la psychanalyse et l’école

Nous désirons finir par une considération en apparence secondaire. On repère aisément l’importance que revêtait la littérature pour des penseurs qui sont les matériaux de la French Theory. S’agissant de Barthes, analyste de la littérature, cela va de soi. La littérature fut un objet d’expérimentation et un souci philosophique majeur de Derrida. Elle constitua également un objet de pensée stratégique en certaines périodes du parcours de Foucault. Deleuze écrivit un magnifique Proust et les signes et réunit certaines de ses études littéraires en un volume44. Quant à Lacan, de Poe à Joyce, en passant par Claudel, Racine, Blanchot et Duras (la liste n’est pas exhaustive), il ne cessa de confronter la psychanalyse à la littérature.

Marty repère fort bien le sort fait à la littérature par beaucoup de « théories du genre » : la dévalorisation – voire la condamnation – de la littérature et des lectures littéraires auxquelles se livrèrent Barthes et Deleuze45. Nous n’osons penser, avec lui, que le discrédit de la littérature naîtrait de son identification à des « œuvres le plus souvent d’hommes blancs aisés et souscrivant, y compris dans leurs transgressions, au discours de la domination »46 ? Plus sobrement, elle est jugée « élitiste », écrit-il, par des penseurs du genre47.

La littérature et, en général, l’art sont effectivement « élitistes » pour des pensées et des pratiques selon lesquelles rien ne fait limite aux pouvoirs, ainsi lorsque un État prétend arbitrairement imposer ses lois et ses normes dans les relations culturelles et sociales – ou lorsque des communautés prétendent dominer l’espace politique et culturel. L’on conçoit fort bien que la littérature et les arts soient dépréciés par les militants des communautés et que, au contraire, elle importe à ceux qui désirent ne pas s‘identifier aux particularismes. En effet les arts, et donc la littérature, sont irréductibles aux particularismes ; ils sont les inventions de singularités et prétendent, en traversant et en exploitant les particularismes, s’adresser à tous.

Toutefois ils s’adressent à tous, à la condition que chacun soit instruit de leur existence. C’est pourquoi, il convient, en dernier lieu, de considérer de nouveau l’école. Ne doit-elle pas être l’institution grâce à laquelle les sujets sont instruits des arts et, en particulier, de la littérature, quelle que soit leur particularité « sociale » ou « genrée » ? Il faut dire de Lacan, Barthes, Deleuze et Derrida ce que Jean-Claude Milner dit de Foucault avec une naïveté qui n’est que superficielle : ils étaient de bons élèves d’une école qui les avait instruits48. Afin qu’il y ait d’autres élèves, et de bons élèves, afin qu’ils puissent se confronter à la littérature et lire ces penseurs, il est nécessaire que l’école puisse accomplir sa mission de limite aux particularismes sociaux. Ainsi entendons-nous, dans le livre de Marty, moins qu’une nostalgie mais plus qu’un souci. Disons la griffe du désir et une inquiétude jamais explicitées, qui semblent pourtant porter et animer ses analyses : contre la dévalorisation de la littérature, réaffirmer sa puissance et son caractère précieux et indispensable à titre de création artistique et d’expérience de pensée.

Céder sur la littérature, c’est céder sur l’articulation paradoxale du singulier et de l’universel. Ajoutons : céder sur le nouage de l’universel et du singulier, c’est également céder sur la psychanalyse, à moins d’en faire une bonne à tout faire des adaptations sociales, une thérapie sociale. Le psychanalyste ne rencontre pas un représentant de telle ou telle communauté sociale ou de tel « genre »; il rencontre un sujet en sa singularité, précisément un sujet singulier dans son rapport à des structures universelles : un corps parlant et parlé qui fait l’expérience du rapport singulier à une langue.

On peut donc le dire brutalement : si le discours des particularismes sociaux et sexuels l’emporte, alors la psychanalyse, la littérature – et la philosophie qui est aussi la rencontre d’une singularité créatrice avec l’universel du discours rationnel – ne pourront recevoir qu’une place secondaire et toujours suspecte. Si ce discours soumet à ses pouvoirs les institutions politiques et culturelles, alors les sujets pour se dire et tenter de se faire entendre seront plus intensément contraints qu’ils ne le sont présentement de se confier à des communautés sociales qui pourront, pensent-ils, les protéger et les reconnaître. Mais à condition qu’ils se désingularisent et s’affirment hors de l’universel. C’est-à-dire qu’ils se nient comme sujets.

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Notes de la seconde partie

1. Une « notion dérivée de la sociologie », écrit Butler citée par Marty, LSM, p. 22, note 2.

2. Trouble dans le genre et La vie psychique du pouvoir qui semble préciser et approfondir le premier livre, proposent les analyses les plus développées de cette « mélancolie ».

3. Sur ce point, contentons-nous ici de renvoyer à Marty qui repère les contresens flagrants sur la « forclusion » lacanienne, LSM, p. 65-70

4. « J’aimerais caractériser et situer le type de texte que je produis comme un certain genre de critique culturelle de la théorie psychanalytique qui n’appartient ni au champ de la psychologie ni à celui de la psychanalyse, mais qui cherche néanmoins à établir un lien avec ces deux disciplines. […] Je ne défends aucune approche empirique, ni ne veux rendre compte des positions psychanalytiques présentes sur le genre, la sexualité, la mélancolie », VP, p. 206-207.

5. « L’hétérosexualité est produite non seulement à travers la réalisation de l’interdit de l’inceste mais, avant cela, par la mise en place de l’interdiction de l’homosexualité » (ibid, p. 203). Comprenons cet « avant » : l’interdit de l’homosexualité et la mélancolie précède l’interdiction de l’inceste théorisée par Lévi-Strauss non seulement d’un point de vue chronologique, mais aussi sur un mode logique et ontologique : « l’interdit de l’inceste présuppose l’interdit de l’homosexualité, car il fait l’hypothèse de l’hétérosexualité du désir », ibid. 

6. « Je dirai, d’un point de vue phénoménologique, qu’il existe de multiples modes d’expérience du genre et de la sexualité qui […] ne supposent pas que le genre soit stabilisé par la mise en place d’une hétérosexualité sans faille », « le genre est acquis au moins en partie par la répudiation des attachements homosexuels », ibid, p. 204 ; nous soulignons. Encore plus sobrement : « l’hétérosexualité est cultivée à travers des interdits », p. 205.

7. Ainsi, sur un mode nécessaire ou contingent, « la plus « authentique«  mélancolique lesbienne est incarnée par la femme strictement hétérosexuelle, et le plus « authentique«  mélancolique gay est l’homme strictement hétérosexuel », ibid, p. 218. Mais, inversement (et énigmatiquement, car l’hétérosexualité n’est pas prohibée), « une mélancolie spécifiquement gay » a pour principe « une perte [de l’hétérosexualité] qui ne peut être reconnue comme telle », p. 221.

8. « Je me suis emparé de la notion psychanalytique de forclusion, et je lui ai donné un caractère spécifiquement social », Humain, inhumain. Le travail critique des normes. Entretiens, Paris, Éditions Amsterdam, 2005, trad. J. Vidal et C. Vivier, p. 105. Voir note 32.

9. Sur la difficulté, voire l’impossibilité, de concevoir pareille articulation, renvoyons aux analyses d’Anne Emmanuelle Berger dans Le grand théâtre du genre. Identités, Sexualités et Féminisme en « Amérique », Paris, 2013, Berlin, p. 57 et suiv.

10. Nous n’entendons pas ce que signifie la formule, « la notion de performativité du genre appelle une refonte psychanalytique à travers la notion d’acting out, car elle émerge dans l’articulation de la mélancolie et dans la réaction de pantomime à la perte, par laquelle l’autre est incorporé dans les identifications formatrices du moi », VP, p. 238. Le dernier chapitre de La vie psychique du pouvoir, qui a certain égard se présente comme une explication de cette formule, ne nous permet pas de l’entendre.

11. LSM, respectivement, p. 32 et p. 480.

12. Ibid, p. 483.

13. TG, p. 200 et suiv.

14. « Le gay savoir », entretien publié dans les Entretiens sur la question gay, Béziers, H&O, 2005, p. 47 et 48. Cette idée essentielle de La volonté de savoir et de l’érotique gay est fréquemment énoncée : ainsi DE, n° 200, t. III, p. 260-261 et n° 313, t. IV, p. 308-312.

15. C’est ainsi que Foucault affirme d’une part : « Si nous devons nous situer par rapport à la question de l’identité, ce doit être en tant que nous sommes des êtres uniques. Mais les rapports que nous devons entretenir avec nous-mêmes ne sont pas des rapports d’identité ; ils doivent être des rapports de différenciation, de création, d’innovation. » (Ibid., t. IV, p. 739) C’est pourquoi il propose « une culture qui invente des modalités de relations, des modes d’existence, des types de valeurs, des formes d’échanges entre individus qui soient réellement nouveaux » et ajoute, d’autre part : « Cela va créer des relations qui sont, jusqu’à un certain point de vue, transposables aux hétérosexuels. » (Ibid., t. IV, p. 311) Simon Wade, qui relata sa rencontre avec Foucault en 1975 en Californie, cite des propos du philosophe : « Je crois que le terme “gay” est devenu obsolète – en vérité, comme tous les termes du genre qui indiquent une orientation sexuelle précise. La raison en est la transformation de notre compréhension de la sexualité. On mesure combien notre recherche du plaisir a été considérablement limitée par le vocabulaire qui nous a été imposé. Les gens ne sont pas ceci ou cela, gay ou hétéro. Il y a une gamme infinie de ce que nous appelons le comportement sexuel et de mots qui empêchent cette gamme de se réaliser – soit des mots qui figent le comportement, qui sont faux et mensongers. », Foucault en Californie, Paris, Zones, 2021, trad. G. Thomas, p. 85. Il faut certes se méfier des jeux de la mémoire, ils sont ceux de l’oubli et de la déformation. Toutefois, la référence au plaisir ainsi que la critique de la « sexualité » et de ses catégories nous invitent à accorder un certain crédit au propos. Wade affirma que Foucault avait lu son manuscrit et autorisé sa publication ; voir la préface de H. Dundas, p. 10-11.

16. TG, p. 27.

17. Défaire le genre, Paris, Éditions Amsterdam, 2012, trad. M. Cervulle, p. 71.

18 . Respectivement Butler, ibid, p. 241 et Foucault DE, n° 358, IV, p. 735 et suiv.

19. LSM, p. 32.

20. TG, p. 26.

21. On peut avoir une idée de cette prolifération en tapant la requête « liste des genres lgbt » dans un moteur de recherche.

22. Ces corps qui comptent, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, trad. C. Nordmann, p. 240.

23 . Ibid, p. 122.

24. Ibid, p. 124 et suiv.

25. Selon Butler, il s’agit bien de viser « l’augmentation de la puissance d’agir des groupes » (ibid, p. 127) et ainsi d’« esquisser la carte d’une communauté future » (ibid, p. 128). Marty propose une lecture de es pages dans LSM, p. 228-230.

26 Humain, inhumain, op. cit., p. 112.

27. Ibid, p. 128.

28. La formulation de Butler nous semble résumer la contradiction, qu’il ne suffit pas d’énoncer pour s’en émanciper : « Je continue de garder espoir en une coalition des minorités sexuelles qui transcendera la simplicité des catégories identitaires. […] Mobiliser des catégories identitaires à des fins de politisation, c’est toujours courir le risque de voir l’identité devenir l’instrument du pouvoir auquel on s’oppose. Ce n’est pas une raison pour ne pas utiliser, ou être utilisé-e par, l’identité », TG, p. 49-50.

29. Défaire le genre, op. cit., p. 20. Nous soulignons.

30. Ibid, respectivement, p. 91 et 92.

31. Ce sujet est David Reimer. Né avec des chromosomes XY, il subit une erreur chirurgicale à l’issue de laquelle son pénis fut brulé et amputé. Il fut soumis à une « chirurgie de réassignation » sexuelle, qui impliqua (entre autres opérations) l’ablation des testicules et fut éduqué comme une fille, sous le prénom de Brenda. Cependant, à partir de 8 ans, il manifesta ne pas se reconnaître en cette féminité et refusa avec horreur toute féminisation médicale de son corps. À l’adolescence, il obtint une reconstruction du pénis. David Reimer se suicida à l’âge de 38 ans. Cette histoire, que nous résumons trop brutalement, inspira à Butler des réflexions qui nous semblent subtiles, « Rendre justice à David : réassignation de sexe et allégorie de la transsexualité » (p. 75 et suiv.). Si les faits sont avérés, ils mettent particulièrement bien en évidence la double objectivation psycho-médicale à laquelle fut soumis ce sujet. La première équipe, constituée de médecins et de psychologues, prétendit inventer la féminité de Brenda et la régler sur des normes sociales et physiques, au nom d’un « constructivisme » qui réduit le « genre » à des inventions sociales. La seconde équipe prétendit fonder l’exigence de masculinité de David sur la présence génétique, et donc naturelle, du chromosome Y.

32. Ibid, p. 91.

33. Ibid, p. 90.

34. « Retour sur les corps et le pouvoir » dans Incidences, 4-5, 2008-2009, trad. N. Ferron et C. Gribomont, p. 111.

35 . Ibid.

36. Signalons simplement que, selon Deleuze, la « majorité » désigne, non pas ce qui est quantitativement le plus important, mais la domination des modèles. Inversement, « la minorité » désigne non pas un particularisme mais la « figure universelle » (Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 588), c’est-à-dire « le devenir de tout le monde » lorsque les modèles n’imposent plus leur pouvoir (p. 133-134). Cette « minorité » est inséparable des puissances singulières d’affirmations et de « devenirs créatifs » émancipés des modèles. Penser ensemble cet universel et ces singularités est un des enjeux essentiels de Mille plateaux.

37. Marty nous semble ici trop sévère, lorsqu’il évoque, à propos des réflexions de Butler sur David Reimer, un « cryptohumanisme », qui « contredit l’implacable sociologisme auquel Butler nous a habitué », LSM, p. 485. Nous interprétons les propos de Butler comme une incapacité – ou faut-il dire un refus ? – de penser ce qui n’est pas réductible aux normes et de poser le principe de la singularité et l’universalité. Mais, certainement, cette incapacité empêche la militante de penser le statut de la subjectivité indépendamment des combats des minorités.

38. Le récit de soi, Paris, PUF, 2007, trad. B. Ambroise et V. Aucouturier, p. 42.

39 . Ibid, p. 7.

40 . ibid, p. 136.

41. Défaire le genre, op. cit., p. 17-18. Sur ce texte, voir Marty, LSM, p. 28.

42. Remarquons cependant que dans l’Entretien du 4 décembre avec C. Pagès et M. Trachman, proposé dans le Site « La vie des idées », Butler affirme la légitimité du « mariage gay ». Elle remarque, bien plus sobrement que « aux États-Unis, la position en faveur du mariage gay a eu tendance à installer une nouvelle normativité au sein de la vie gay, en accordant en récompense aux gays et aux lesbiennes qui adoptent la vie de couple, la propriété et les libertés bourgeoises la reconnaissance publique. » Elle regrette que « ce sujet soit devenu plus important que d’autres objectifs politiques, en particulier le droit des personnes transgenres à être protégées de la violence, y compris de la violence policière, la poursuite de la formation, de l’action sociale et du traitement du VIH, la nécessité de services sociaux pour les personnes LGBTQ qui ne sont pas en couple, une politique sexuelle radicale qui ne se calque pas sur les normes maritales prédominantes. » Toutefois il ne nous semble pas que ces objectifs légitimes soient oubliés ou dévalorisés à cause du mariage gay.

43. Rappelons la critique que Foucault adresse au « principe, souvent implicitement admis, que la seule réalité à laquelle devrait prétendre l’histoire, c’est la société elle-même » ; voir p. 3, note 10.

44. Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993.

45. LSM, p. 25, p. 289

46 . LSM, p. 26.

47. Ibid.

48. J.-C. Milner, « D’une sexualité l’autre » in Milner J.-C., Zizek S., Lucchelli J.-P. Sexualités en travaux, Edition Michèle, Paris, 2018, p.25-26.

Les normes et ce qui leur échappe : sur Foucault et Butler (1re partie)

À partir du livre d’Éric Marty « Le sexe des modernes »

Dans ce travail d’analyse et d’explication de textes croisés, Daniel Liotta, à partir d’un livre d’Éric Marty, examine les déformations spéculatives imposées par la philosophe américaine Judith Butler à certaines œuvres françaises de la seconde moitié du XXe siècle, particulièrement celles de Michel Foucault. Cette déformation a reçu le nom de French Theory. Il met en lumière le statut distinct que Foucault et Butler accordent à l’universel, au particulier et au singulier lorsqu’ils pensent la « sexualité » et les normes sexuelles. Il montre en quoi et pourquoi Foucault et Butler sont fondamentalement en désaccord dans leur conception de l’universel et du singulier. Alors que Foucault propose une « culture » des plaisirs qui invente des singularités en s’ouvrant à l’universel une fois les particularismes mis hors-jeu, la pensée de Butler soumet la pensée du « je » à une sociologie des particularismes, interdisant toute valorisation du singulier et de l’universel.

Ce parcours très riche propose (première partie) une réflexion sur l’individualisation et la singularisation, la norme et la loi selon Foucault. Il aborde ensuite (seconde partie) une analyse de la puissance des particularismes, des communautarismes sexuel et social.

Sommaire de la première partie

En 2021, Éric Marty a proposé un livre volumineux et très savant, Le sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre, qui donne beaucoup à penser. C’est un livre bienvenu alors que les adeptes des « théories du genre » sont de plus en plus puissants ; ils sont devenus une force politique et culturelle qui pèse sur les évolutions des démocraties, non seulement en Amérique mais en Europe. Il est impossible ici de résumer ce travail, et en exposer les enjeux spéculatifs exigerait de très longues analyses. Indiquons toutefois un des fils directeurs du livre : les déformations spéculatives imposées par la philosophe américaine Judith Butler à certaines œuvres françaises de la seconde moitié du XXe siècle. Cette déformation a reçu un nom : la French Theory. Celle-ci n’est pas le repérage d’un moment fort important de la pensée française dont on égrène aisément des noms majeurs : Lévi-Strauss, Lacan, Althusser, Barthes, Foucault, Deleuze, Derrida. Elle est une invention américaine dont les matériaux sont constitués de textes de ces auteurs. Or ces textes et leurs concepts, leurs démonstrations, leurs enjeux furent détournés et soumis à des contresens – ou retravaillés, dira-t-on, si l’on est optimiste et généreux. Le résultat est une défiguration assumée, une « transposition d’un « sens propre en un sens impropre » »1, écrit Marty citant Butler. Une transposition dont on peut penser qu’elle n’est pas nécessairement le signe d’une virtuosité spéculative, mais qu’elle est aussi celui d’un relâchement intellectuel.

L’enjeu du livre de Marty est de mettre en lumière les différentes conceptions de la « sexualité » proposées par la French Theory et des penseurs français de la seconde moitié du XXe siècle. Le nôtre est plus modeste : à partir du travail de Marty mettre en lumière le statut distinct que Foucault et Butler accordent à l’universel, au particulier et au singulier lorsqu’ils pensent la « sexualité » et les normes sexuelles. Insistons sur ce substantif : les deux penseurs se présentent comme des penseurs de la norme. Les confronter permettra d’élucider les devenirs de ce concept souvent évoqué mais peu défini et de comprendre pourquoi Foucault et Butler sont fondamentalement en désaccord dans leur conception de l’universel et du singulier. Et de dégager des enjeux politiques et intellectuels de notre présent.

1 – Foucault

Les normes

Partons du livre de Marty. Celui-ci repère avec raison le « diagnostic » énoncé par Foucault d’une « évolution de la « Loi«  vers la norme ». Cependant il ajoute que ce diagnostic est « actif, et non descriptif », et que Foucault « soutient cette évolution » qu’il veut « intensifier »2. Afin de mesurer la pertinence du propos, il convient dans un premier temps de préciser le diagnostic de Foucault ; il ne suffit pas de dire, en effet, que la norme engage un type de pouvoir souple et susceptible de « jeu »3 : il est nécessaire de la conceptualiser, ce que Marty ne fait pas, et de la différencier de la loi. Et il faudra, dans un second moment, indiquer les perspectives politiques de l’axiologie proposée par Foucault.

Surveiller et punir (1975) et le Cours du Collège de France de 1977-1978, Sécurité, territoire, population, permettent de déterminer ce qu’est une norme, ce mot que désormais on emploie tant mais sans lui accorder une armature conceptuelle précise. Allons, grâce à ce Cours, des espèces vers le genre, et différencions d’abord deux types de normes. D’une part ce que Foucault baptise « du mot barbare » de « normation » ; celle-ci définit la norme de la « discipline », c’est-à-dire d’un pouvoir qui travaille à rendre les individus à la fois dociles et productifs4. Cette norme se caractérise par l’invention d’un modèle. Celui-ci peut être le bon geste du soldat, la façon adéquate de travailler en usine, la position correcte de l’écolier pour effectuer tel exercice (ainsi l’écriture). L’effectuation empirique – la gestuelle de ce soldat, le mode de travail de cet ouvrier, le comportement de cet élève – est appréciée selon son degré de conformité au modèle. D’autre part, Foucault repère ce qu’il nomme la « normalisation » ou, ailleurs, la norme de « régulation »5 ; celle-ci est d’ordre statistique.

Considérons un exemple que Foucault emprunte au début du XIXe siècle. L’enquête médicale détermine une moyenne empirique globale des décès causés par la variole dans une population et elle détermine également des moyennes particulières en précisant les âges, les régions ou les professions de cette population. L’enjeu est de produire l’alignement de telle moyenne particulière sur la moyenne globale élevée au rang de modèle : que la courbe de morbidité des enfants de moins de trois ans se rapproche du taux moyen de morbidité générale qui, grâce à ce rapprochement, subira une heureuse variation. Il semble que nous soyons fidèles à cette perspective conceptuelle lorsque nous nous référons à l’existence de normes économiques (le taux moyen de chômage, d’inflation, de créations d’entreprise), sociales (le taux moyen de suicides dont Durkheim fonde la théorie dans son livre de 1897 Le suicide6), voire culturelles (la moyenne statistique d’acceptation ou de pratique de telle coutume ou de telle croyance). Ce que l’on nomme les faits économiques, sociaux ou culturels est souvent constitué par le repérage de telles régularités statistiques.

La « normation » et la « normalisation » sont donc deux espèces du genre norme, qui est toujours un modèle, soit inventé de toutes pièces, pourrions-nous dire, soit érigé à partir d’une moyenne statistique. Le pouvoir normatif se déploie ainsi :

  • institution d’un modèle ;
  • distribution des cas, c’est-à-dire d’événements empiriques singuliers (tels gestes, telles courbes de morbidité) repérés à partir du modèle. Ces événements sont certes différents (des gestes fort dissemblables d’ouvriers ou de soldats, des courbes distinctes) ; ils sont cependant homogénéisés, et deviennent des « cas », dans la mesure où ils sont appréciés par rapport au modèle ;
  • comparaison des écarts entre le modèle et les cas : tel geste, telle moyenne est plus ou moins proche du modèle ;
  • hiérarchisation des cas selon les degrés de proximité avec le modèle : ce geste et cette moyenne apparaissent, selon cette perspective, plus ou moins « normaux » ou « anormaux ».

En imposant un modèle, en homogénéisant, en comparant et en hiérarchisant, le pouvoir normatif est individualisant, selon deux sens liés. D’une part, il différencie, il « individualise » les événements selon leur relation au modèle : il les transforme, disions-nous, en cas. D’autre part, il détermine des individualités, des « subjectivations », constituées à partir de ces cas ; il conçoit – il définit et travaille à produire – les individualités à partir de ces cas. Ainsi émergent les figures du bon ou du mauvais soldat, de l’ouvrier efficace ou inefficace, de l’élève appliqué ou négligent. Émerge aussi la figure des patients et des malades dont la maladie est plus ou moins normale ou anormale (il est plus ou moins normal d’être atteint de la variole selon l’âge, la région ou la profession ; un exemple contemporain : il est plus normal d’être affecté de pathologies lourdes de la Covid si l’on n’est pas vacciné que si on l’est). C’est pourquoi la norme est par principe individualisante mais non singularisante : elle ne retient des manières d‘exister et des manières de faire que les événements homogénéisés à partir de modèles particuliers.

La volonté de savoir expose les principes d’enquêtes historiques sur la norme et la sexualité. Le livre étudie l’émergence et le développement, à partir du XVIIe siècle, d’un « pouvoir sur la vie » qui se présente sous deux formes principales : une « anatomo-politique du corps humain » qui vise à le discipliner et une « bio-politique de la population » fondée sur des « contrôles régulateurs »7 ; nous reconnaissons les deux projets de normation et de normalisation. Or le XIXe siècle prétend fonder en raison l’idée de « sexualité », notion confuse qui mêle des phénomènes anatomiques et physiologique, des comportements, des modalités de sensibilité, de désir et de plaisir, notion qui est cependant supposée définir les assises de notre subjectivité8. Nous comprenons alors l’importance de ce que Foucault nomme la « valorisation médicale de la sexualité ». Cette mise en valeur articule la norme disciplinaire – qui longtemps imposa le modèle de l’enfant et de l’adulte chastes et conçut la masturbation et les « perversions » comme anormales – et la norme de régulation, car ces vices furent supposés se transmettre héréditairement et produire une « dégénérescence » qui affectait la santé moyenne d’une population9.

Toutefois, évitons un contresens. Foucault ne prétend pas fonder une sociologie historique de la santé, de l’usine, de l’école, de la prison ou de la médecine. Il étudie une classe singulière d’événements historiques. Il analyse l’émergence des règles d’une rationalité productive, pédagogique, punitive ou médicale qui dessinent les programmes d’un « pouvoir sur la vie ». Mais produire cette analyse n’est pas affirmer que cette rationalité et ces programmes sont par principe appliqués dans la société, ce n’est pas affirmer qu’ils constituent nécessairement des réalités sociales. Repérant les contresens et les confusions qu’il convient d’éviter en lisant Surveiller et punir, Foucault écrit : il « faudrait peut-être aussi interroger le principe, souvent implicitement admis, que la seule réalité à laquelle devrait prétendre l’histoire, c’est la société elle-même »10. (Nous devrons garder ce propos en l’esprit lorsque nous considérerons le travail de Butler.) Ainsi précise-t-il : « Quand je parle de société « disciplinaire« , il ne faut pas entendre « société disciplinée« . Quand je parle de la diffusion des méthodes de discipline, ce n’est pas affirmer que « les Français sont obéissants » »11. Les programmes d’assujettissement et d’emprise sur les corps ne sont certes pas disjoints des devenirs sociaux des individus et de leurs comportements ; ils n’en constituent cependant pas les principes nécessaires. Butler commet donc un contresens en attribuant à Foucault une conception du pouvoir « comme formant le sujet […], comme la condition même de son existence et la trajectoire de son désir »12.

Selon cette perspective, nous devons repérer deux principes intellectuels essentiels de Foucault. D’abord bien distinguer (mais non opposer) d’une part les analyses des rationalités et des programmes de pouvoirs et, d’autre part, les descriptions, voire les « enquêtes », sur les configurations sociales et effectives des pouvoirs. Or Foucault entend souvent par « société » les lieux dans lesquels les pouvoirs investissent et maîtrisent les corps et les comportements, mais également ces lieux dans lesquels se déploient des pratiques de résistance et « des foyers d’instabilité dont chacun comporte ses risques de conflit, de luttes, et d’inversion, au moins transitoire, des rapports de force »13. De la sorte un programme de pouvoir n’est pas un constat social de soumission.

Le second principe consiste à refuser l’anthropologie et à lui préférer une simple affirmation : un être humain a un corps et il pense. Ce refus est une constante de la pensée de Foucault et ses enjeux dépassent les problèmes de la norme. Or il est possible de mettre en relation ce refus de l’anthropologie avec le constat empirique selon lequel des individus sont certes soumis à des programmes d’assujettissement, mais luttent contre ces programmes et parviennent parfois à s’en déprendre ou leur sont étrangers. Ne pas pratiquer l’anthropologie c’est aussi ne pas prétendre savoir ce que sont les hommes et ne pas les supposer par principe être modelés par les pouvoirs. Butler regrette que Foucault « ne s’attarde pas sur les mécanismes spécifiques décrivant la formation du sujet dans la soumission » et que « le domaine de la psychè en son ensemble [soit] passé sous silence dans sa théorie »14. Ce regret oublie que les pouvoirs normatifs de la société, quand ils existent, ne sont pas la nécessaire condition d’existence des sujets et ne sont jamais pensés par Foucault comme les principes de la connaissance de l’homme.

Des résistances aux pouvoirs normatifs existent, sous des formes immédiates ou méditées, travaillées par une pensée immédiate ou réfléchie. De plus, d’autres modes de rationalité et de pouvoir sont présents qui entrent en concurrence ou en rivalité avec la norme, ainsi la loi. Confrontons rapidement les normes et les lois. Celles-ci n’imposent pas de modèle homogénéisant, elles distinguent le licite et l’illicite. Elles ne différencient pas et ne hiérarchisent pas les individus ; elles déterminent des actes selon la distinction du permis et du défendu, et doivent permettre de punir l’infracteur si elles sont transgressées15. Cependant le pouvoir normatif est si puissant que Foucault n’hésite pas à déclarer que, dès le XVIIIe siècle, « la loi fonctionne toujours davantage comme une norme » et que l’intense activité juridique qui se déploie à partir de ce siècle doit souvent être entendue comme une affirmation des pouvoirs normatifs16. Les lois, dès lors, légalisent les pouvoirs de la norme. Ceux-ci imposent ainsi leurs impératifs au droit militaire, au droit des entreprises, au droit de l’école ou aux législations politiques de la santé. De la sorte, les formes les plus concrètes d’autorités légales – les commandements des supérieurs hiérarchiques, du contremaître et de l’enseignant, l’autorité dont jouissent les médecins ou les surveillants pénitentiaires, les initiatives du juge d’application des peines – sont réglées par des exigences et des soucis normatifs.

Une double question s’impose alors : est-il possible et légitime de résister aux pouvoirs des normes ? Afin de répondre, il faut esquisser une axiologie.

Les perspectives axiologiques

Tâchons de nous repérer dans les axiologies de Foucault. Il nous semble d’abord nécessaire de distinguer trois perspectives, de la plus large à la plus étroite. En premier lieu, il convient d’affirmer que « le pouvoir n’est ni bon ni mauvais en lui-même. Il est quelque chose de périlleux. En exerçant le pouvoir, ce n’est pas au mal qu’on touche mais à une matière dangereuse »17. Il existe ainsi une dangerosité de principe, mais non une négativité de principe, de tout pouvoir. Deuxième proposition : il est à la fois impossible (en fait) et dogmatique (en droit) de condamner globalement et radicalement le pouvoir normatif « sur la vie ». N’est-ce donc pas en son nom que se déploie également un « droit à la santé »18  – mauvaise formule à laquelle il faut substituer « le droit d’accès » aux « moyens de santé »19 – et qu’une politique institue une « Sécurité sociale », une médecine et un droit du travail20 ? Est-il nécessaire de rappeler, alors que nous traversons des « crises sanitaires », que des normes médicales peuvent aussi travailler à sauver des vies et veiller à un certain bien-être physique et social des individus ? Enfin, troisième proposition, les « normations », en particulier « sexuelles », peuvent certainement donner lieu à des jeux et à des plaisirs de transgression21.

Mais ces précisions axiologiques ne signifient pas que « la norme » soit par principe valorisée par Foucault. Être réglé par une norme, c’est être soumis à un « modèle ». Or, le militantisme de Foucault, de cinq points de vue au moins, déploie des discours et des « résistances » contre cette soumission.

  • Un premier principe de combat est indiqué dans La volonté de savoir : inventer des pratiques de plaisir non soumises à la « sexualité » et ses normes22. Dans de nombreux entretiens ce combat est pensé sous la forme d’une érotique gay, voire d’une « culture gay » dont le principe est la « création » de nouvelles manières, singulières et mobiles, de s’affecter de plaisirs et d’inventer des « échanges entre individus »23. À l’opposé des normes individualisantes mais non singularisantes, l’érotique gay est essentiellement une invention de relations inter-subjectives et de plaisirs singuliers. L’enjeu n’est pas de découvrir, grâce à la reconnaissance de leurs plaisirs et de leurs désirs, la supposée vérité des sujets comme s’y emploie la « sexualité », mais de les convier à se ré-inventer singulièrement grâce aux plaisirs.
  • Les deux derniers livres non posthumes, L’usage des plaisirs et Le souci de soi, permettent de penser une reprise – c’est-à-dire une réactivation critique et sélective – de l’érotique grecque des plaisirs et de l’« art de la subjectivation » latin. Ils nous convient à une expérience plus ample encore : nous confronter à une rationalité foncièrement hétérogène à la « sexualité » et, en général, à la norme. À cet égard, il n’est guère étonnant que Marty, qui ne souligne pas la critique foucaldienne des pouvoirs normatifs, ne consacre qu’une ligne très désinvolte aux deux derniers monuments non posthumes de Foucault24.
  • Foucault fut toujours critique envers un droit soumis à la norme et, en particulier, envers l’idée d’individu « dangereux », c’est-à-dire anormal au regard de normes psychologiques, sociales ou comportementales. « Autant qu’on sache, la loi punit un homme pour ce qu’il a fait. Mais jamais pour ce qu’il est. Encore moins pour ce qu’il serait éventuellement, encore moins pour ce qu’on soupçonne qu’il pourrait être ou devenir »25. La loi doit punir le justiciable en raison des actes qu’il a commis, non en raison de sa subjectivité (présente ou future) supposée par les diagnostics psychiatriques26.
  • L’intérêt – ne disons pas l’adhésion – pour le « néo-libéralisme » a pour objet une « société dans laquelle le mécanisme de la normalisation générale et de l’exclusion du non-normalisable » n’est pas « requis » ; en effet, à une anthropologie de l’individu dangereux est alors substituée une rationalité économique des profits et des pertes27.
  • Enfin, repérons l’insistance sur la création d’un nouveau droit, émancipé de la norme, un droit parfois identifié à un « droit des gouvernés », aux « droits de l’homme » ou à une « citoyenneté internationale ». Parce que la loi, « autant qu’on sache », punit un sujet seulement en raison de ses actes, ne permet-elle pas de penser un droit national et internationale non soumis à la rationalité normative ? Il n’est pas étonnant que l’intervention finale sur l’Iran de Khomeiny, la prise de position contre la Pologne de Jaruzelski, le souci envers les Boat Peoples soient ponctués de références au droit28.

Par-delà les discours de Foucault, qui n’aurait peut-être pas accepté les conclusions que nous proposons ici, insistons sur cette valorisation du droit. Les normes sont particulières et individualisantes, mais non singularisantes, disions-nous. Or la loi peut être – et doit être – fondée à la fois sur l’exigence d’universalité et sur le respect des singularités subjectives. Alors la loi est réglée par le principe suivant : que les droits et les devoirs de chacun soient ceux de tous les autres, si bien que le déploiement de la singularité de chacun est légitime à condition qu’il ne transgresse pas les droits de tous. Les lois, de ce point de vue, n’exigent pas de normalité, elles n’exigent pas de manières d’être psychiques ou corporelles normales. Elles exigent que le sujet ne transgresse pas les devoirs qui sont les siens parce qu’ils garantissent les libertés des autres, et elles œuvrent à garantir l’égalité juridique. La loi se fonde donc sur deux principes : l’égalité et la liberté (l’égalité dans le déploiement des singularités subjectives). Cependant nos démocraties n’instituent-elles pas et ne défendent-elles pas ces droits, répliquera-t-on ? Mais, précisément, la soumission de la loi aux rationalités normatives qu’elle ne cesse d’invoquer subordonne son formalisme à des « modèles ». Un exemple, ici, suffira, l’institution dans les démocraties occidentales de ce que le droit français nomme la « rétention de sûreté » et que les juristes généralement et légitimement considèrent comme un scandale : le maintien de l’enfermement d’un justiciable qui a accompli sa peine, en raison de sa supposée « dangerosité » déterminée par des experts psychiatres.

Toutefois une dernière précision s’impose : refuser la soumission du droit à la norme ne signifie pas nécessairement rompre avec les normes, mais les régler sur la loi. Indiquons deux exemples. Ainsi que le dit Foucault en 1983, l’institution ce que l’on nomme inadéquatement un « droit à la santé » exige un débat politique grâce auquel les limites respectives de l’autonomie individuelle et de la protection sociale doivent être l’objet d’une réflexion sérieuse29, propos auxquels notre actualité sanitaire donne un brusque relief. Or, la détermination de ces limites ne doit pas être laissée à l’appréciation des seuls experts. Ou encore : elle ne doit pas être soumise sans discussion à des normalisations économiques ou sociales. « Réexaminer la rationalité qui préside à nos choix de santé »30 exige, précise Foucault, de régler la pensée politique sur le double principe d’indépendance et d’égalité des individus – une exigence que seules des décisions juridiques raisonnées doivent, in fine, fonder.

Second exemple, que nous proposons en notre nom : l’école. Il convient de se féliciter qu’elle ne soit plus une institution disciplinaire, qui travaille à rendre les élèves assez instruits et dociles pour en faire des travailleurs productifs et obéissants. On doit cependant méditer la remarque de Kant :

« on envoie tout d’abord les enfants à l’école non dans l’intention qu’ils y apprennent quelque chose, mais afin qu’ils s’habituent à demeurer tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu’on leur ordonne, en sorte que par la suite ils puissent ne pas mettre réellement et sur le champ leurs idées à exécution. »31

À l’école, ce que Kant nomme pour sa part la « discipline » a pour finalité de rendre possible l’instruction en émancipant le sujet de son immédiateté affective, et en l’éduquant ainsi à une première maîtrise de lui-même. Cette norme scolaire est légitime si elle est nécessaire à l’instruction et aux commandements qui rendent l’instruction possible. À quelle fin ? Pour que les sujets, instruits, puissent développer une lucidité critique envers les pouvoirs qui prétendent les gouverner et participent à produire une politique légitime. Seule une politique scolaire réglée sur les exigences de l’instruction publique peut donc fonder la légitimité des normes éducatives.

Il est temps, désormais, de comparer ces principes à ceux de Butler.

Lire la seconde partie.

En relation avec cet article, on peut lire aussi en ligne sur Mezetulle :

Notes de la première partie

1 . Éric Marty, Le sexe des modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre (abrégé LSM), Paris, Seuil, 2021, p. 74. La citation de Butler renvoie à son livre Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, trad. C. Nordmann, p. 207 ; cette formule a explicitement pour objet le concept analytique de « forclusion ». Butler affirme que « Trouble dans le genre prend racine dans la French Theory, qui est elle-même une drôle de construction américaine », Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité (abrégé TG), Paris, La découverte, 2006, trad. C. Kraus, p.29.

2. LSM, p. 417-418. Ici, Marty se règle explicitement sur le jugement du psychanalyste Jean Laplanche.

3. Ibid, p. 419.

4. Sécurité, territoire, population territoire, population, Cours du Collège de France de 1977-1978, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 58-65. Cette description est identique à celle proposée dans Surveiller et punir ; voir Surveiller et punir (SP), Paris, Gallimard, 1975, p.185.

5. « Il faut défendre la société », Cours du Collège de France, 1976, Paris, Gallimard-Seuil, 1997, p. 225.

6. Le suicide, Paris, PUF, 2013.

7 . La volonté de savoir (VS), Paris, Gallimard, 1976, p. 182-183.

8. Ibid, p. 204-206.

9. « Il faut défendre la société », op. cit., p. 224-225 ; VS, p. 191-192.

10. DE, n° 277, t. IV, p. 15. Foucault souligne. Selon Paul Veyne, dont on connaît la proximité intellectuelle et amicale avec Foucault, celui-ci déclarait à propos des historiens : « lls n’ont que la Société à l’esprit, elle est pour eux ce qu’était la Physis pour les Grecs. », cité dans Foucault. Sa pensée, sa personne, Paris, Albin Michel, 2008, p. 39.

11 . Ibid, p. 15-16.

12. La vie psychique du pouvoir (VP) Paris, Éditions Léo Scheer, 2002, trad. B. Matthieussent, p. 22. Butler souligne. De même, dit-elle, « dans Surveiller et punir, c’est le pouvoir disciplinaire qui semble déterminer des corps dociles incapables de résistance. », ibid, p. 159. Les commentaires de Surveiller et punir proposés par Butler sont toujours marqués par la confusion entre les programmes et les réalités sociales. Considérons deux exemples. Certes le prisonnier, écrit Foucault, « devient le principe de son propre assujettissement » (SP, p. 204, cité par Butler, ibid. p.138), mais ce devenir n’est pas décrit comme une réalité empirique de l’emprisonnement, mais comme un principe d’un « modèle généralisable de fonctionnement » dont le Panopticon de Bentham fournit le « diagramme » (SP, p. 206-207). Certes, écrit encore Foucault, l’« âme », c’est-à-dire l’intériorisation corporelle des pouvoirs, est dite la « prison du corps » (SP, p. 34, Butler, ibid p. 138, 145). Mais la formule qui renverse le jeu de mots platonicien – le corps (sôma) est le tombeau ou le gardien (séma) de l’âme – désigne l’effet et l’instrument d’un programme de pouvoir. Elle ne signifie donc pas que les corps et les âmes des détenus, des travailleurs ou des élèves soient effectivement et nécessairement emprisonnés par les normes. Elle signifie encore moins la proposition si extraordinairement massive de Butler selon laquelle « il n’y a aucun corps en dehors du pouvoir, car la matérialité du corps – en fait, la matérialité elle-même – est produite par et dans le rapport direct à l’investissement du pouvoir » (Butler, ibid, p. 145). 

13 . SP, p. 32.

14. VP, p. 23.

15 . SP, p. 185. Cette page distingue très précisément les rationalités respectives de la loi et de la norme.

16. VS, p. 190.

17. DE, n° 353, t. IV, p. 694.

18. VS, p. 191.

19. DE, n° 325 ? t. IV, p. 377.

20. Marty repère bien que la critique générale qu’adresse Foucault à ce pouvoir sur la vie peut donner lieu à des « effets pervers », ainsi « la mise en cause de la sécurité sociale », voir LSM, p. 426.

21. « Il y a, dans la sexualité, un grand nombre de prescriptions imparfaites, à l’intérieur desquelles les effets négatifs de l’inhibition sont contrebalancés par les effets positifs de la stimulation », DE, n° 336, t. IV, p. 530 ; ainsi en va-t-il, énonce plusieurs fois Foucault, des plaisirs de la masturbation.

22. VS, p. 208.

23. DE, n° 313, t. IV, p. 311. Sur l’invention des plaisirs et des désirs, voir n° 358, t. IV, p. 735 et suiv.

24. Ces deux livres ne seraient « en partie au moins, une compilation des mœurs des Anciens », LSM, p. 384.

25. DE, n° 228, t. III, p. 507.

26. Nous renvoyons ici à l’étude déjà publiée dans Mezetulle, « Les raisons de la dangerosité » @réf.

27 . Naissance de la biopolitique, Cours du Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 265. Voir p. 253 et suiv.

28. Il est vrai que beaucoup d’articles de Foucault manifestent un jugement positif et même un certain enthousiasme envers la révolution iranienne et la « spiritualité » religieuse qui, pensait-il, la portait. Ce jugement l’empêcha d’être attentif aux potentialités théocratiques et dictatoriales que cette révolution allait rapidement actualiser. Toutefois la « Lettre ouverte à Medhi Bazargan » (avril 1979), l’éphémère Premier ministre de Khomeiny, oppose le moment du « soulèvement » aux « devoirs très lourds » et trop souvent non respectés du nouveau gouvernement ; Foucault insiste également sur l’obligation de toujours assurer les droits de la défense dans les « procès politiques » lorsque sont jugés de supposés anciens bourreaux ; voir DE, n° 265, t. III, p. 781-782. Nous nous permettons de renvoyer à notre étude, « Foucault après la révolution. L’universel, le singulier et la légitimité » dans Philosophie, Paris, Minuit, n° 154, juin 2022, p. 57 et suiv.  

29. DE, n°325, t. IV, p. 367 et suiv.

30 . ibid, p. 379.

31 . E. Kant, Réflexions sur l’éducation, Paris, Vrin, 1966, trad. A. Philonenko, p. 71.

Culture mondiale et griefs intersectionnels (2de partie)

Seconde partie de l’article de François Rastier
Lire la première partie

Sommaire de la seconde partie

3. Des griefs identitaires

Sur la traduction

Dans leur diversité, les langues maternelles semblent nous séparer, mais chacun reste par principe capable d’apprendre chacune des langues qui lui sont étrangères. Malgré les différences culturelles, l’incommunicabilité entre des proches peut être plus grande qu’entre des étrangers. Admettre la détermination de la langue sur la pensée serait une atteinte à sa liberté même : dans la même langue, l’espace de la parole est précisément le lieu d’affrontement des idéologies. Entre les langues, le thème convenu de l’intraduisible reste éminemment ambigu quand il suppose que l’idéologie prêtée à une langue ne peut être traduite dans l’idéologie prêtée à une autre. On déplore enfin ce qui se perd dans les traductions pour faire oublier tout ce qui s’y crée.

Les difficultés de la traduction ne sont pas des apories. Heidegger se déclarait intraduisible, et est parvenu à imposer Dasein en diverses langues confirmant ainsi sa thèse que l’allemand est la langue de l’Être. À cela Derrida ajouta à la confusion en prétendant que la traduction était impossible : « Rien n’est intraduisible en un sens, mais en un autre sens tout est intraduisible, la traduction est un autre nom de l’impossible » (op. cit., p. 102). Des auteurs qui se sont longtemps recommandés de ces penseurs ont renchéri et le Dictionnaire des intraduisibles dirigé par Barbara Cassin plaide pour l’impossibilité de traduire nombre de concepts philosophiques — alors même qu’il est déjà traduit en 13 langues. Au demeurant, on ne traduit pas des mots, comme peut le faire croire le format dictionnairique, mais des textes.

Sans s’attarder sur le poncif de l’intraductibilité, les nouvelles idéologies identitaires ont ajouté une nouvelle restriction : le traducteur devrait partager l’identité de l’auteur. Ainsi, la jeune poétesse à succès Amanda Gorman déclama un de ses poèmes à l’investiture de Joe Biden. Le recueil où il figurait devait être traduit en français par Marieke Lucas Rijneveld, ce qui suscita l’indignation, au motif qu’elle était blanche et Gorman afro-américaine. Rijneveld renonça d’elle-même, au motif qu’elle était non binaire, et Gorman cisgenre. La traduction échut à Lou and the Yakuzas, chanteuse belgo-congolaise, néophyte en la matière et mannequin à ses heures. Bref une œuvre ne pourrait être traduite que par quelqu’un qui partage les identités de « race » et de « genre » de l’auteur. Jamais le déterminisme en matière artistique n’était allé si loin, alors qu’un large pan de la théorie littéraire contemporaine s’était édifié contre les interrogations de Sainte-Beuve sur la sexualité des auteurs, auxquels il faudrait ajouter à présent les traducteurs. Au demeurant fort consensuel, le poème The Hill we climb contredit enfin dans son texte même la politique des identités : « nous devons d’abord mettre nos différences de côté ».

Tiphaine Samoyault clôt le débat en faisant de la traduction une violence : elle serait « d’abord et d’emblée une opération violente, d’appropriation et d’assimilation, où le mouvement de circulation masque assez mal les processus de domination », qu’elle soit linguistique, culturelle, sociale, économique et politique (Traduction et violence, Paris, Seuil, 2020, p. 149).

Cependant, la traduction n’est pas la redite d’une appartenance ou modulation d’un déjà dit, mais une création seconde, qui permet l’apport d’autres cultures — qu’on ne peut plus croire ennemies. L’acte du traducteur suppose une double “fidélité”, sans pour autant qu’il faille l’affubler de multiples identités.

La communauté culturelle suppose la traduction au même titre que la tradition : l’évolution des langues fait que toute tradition durable se trouve affrontée au problème de lire et de traduire ses textes fondateurs. Aussi les Anciens sont-ils comme les étrangers, sauf pour une pensée du même. En effet, les distances dans le temps et dans l’espace suscitent des difficultés analogues. La traduction n’annule pas les distances, elle permet et témoigne le respect. Le traducteur vit dans deux mondes, et sa norme est l’égard : pour le texte, l’auteur, les langues, les moments de l’histoire et des cultures.

La traduction permet de s’approprier le passé comme le présent. Dans l’histoire de la pensée, tous les grands mouvements novateurs se sont accompagnés de traductions et de retraductions. Que l’on songe par exemple à la traduction par Ficin du corpus platonicien, à la Bible luthérienne et à la King James, à la retraduction de Platon que projetait le groupe d’Iéna et que Schleiermacher réalisa.

Il faudrait en outre revenir sur les grands mouvements collectifs de traduction, et sur leur rôle dans la formation de la culture mondiale : des langues sémitiques au grec sous les Lagides ; du grec au syriaque, du syriaque à l’arabe, sous les Abbassides ; puis du latin à l’arabe sous les Fatimides ; du sanscrit au chinois sous les Tang, du sanscrit au persan sous les Moghols. Bref, une culture vaut notamment par ce qu’elle s’approprie et restitue dans l’échange. À son stade ultime, le nationalisme ne traduit pas, il brûle les ouvrages étrangers ; les traduire, c’est les soustraire au feu.

Dans la traduction, l’interprétation n’est pas simple appartenance, modulation d’un déjà dit, mais apport inouï d’autres cultures. L’acte du traducteur suppose une double appartenance, une double “fidélité”.

Aussi la traduction prouve-t-elle que l’humanité existe, non pas seulement par l’interfécondité génétique, mais par la transmission sémiotique. Elle garantit que la translation n’est pas que celle du Même mais aussi de l’Autre, et que l’interprétation ne se limite pas à une tradition.

Des « universels »

Qu’elles se prétendent de droite ou de gauche, les idéologies identitaires divisent a priori l’humanité en deux camps opposés : ceux qui partagent l’identité revendiquée et les autres. Elles sont donc polémiques par principe et la définition schmittienne du politique par l’opposition irréductible entre « l’Ennemi et Nous » se voit partagée par les théoriciens décoloniaux comme Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, inspirateurs notamment de Podemos et de LFI, tout comme les tenants de la métapolitique comme Martin Sellner, penseur du FPÖ autrichien. Il en résulte une destruction du concept d’humanité, caractéristique des totalitarismes.

Les nouvelles idéologies identitaires pourraient bien préparer ce terrain : elles vont contre le principe même de la démocratie qui consiste à traiter de la même manière tous les citoyens sans considération de race ou de sexe (véritable, ressenti, ou désiré).

À l’unité de l’humanité répond au plan philosophique le concept d’universalité. Il est mis en cause notamment par des auteurs issus de l’heideggérisme « de gauche » et de la déconstruction. Ainsi, dans Des universels (2016), Étienne Balibar multiplie-t-il les apories comme : « ne pas énoncer l’universel est impossible, l´énoncer est intenable » (p. 70) ; et, dans cette veine hégélienne, il imagine une lutte à mort des universels où chaque universel « […] est virtuellement la destruction de l’autre » (ibid.). Bref, selon une thèse à présent banalisée, l’invocation de l’universel ne serait qu’un moyen de coercition ; ainsi, selon Michèle Riot-Sarcey,  l’universalisme est un modèle politique, « exempt de doute, “unique” dans sa conformité à la loi du plus fort ; il s’approprie l’universel tout en le définissant à la mesure de son état. » (L’Émancipation entravée. L’idéal au risque des idéologies du XXe siècle, La Découverte, 2023, p. 143).

Cependant l’universel ne peut être déconstruit, pour autant qu’il soit compris comme l’horizon de la généralité. On ne peut certes conclure du général à l’universel : par exemple la linguistique générale, par sa méthode historique et comparative, ne peut véritablement soutenir les prétentions dogmatiques de la linguistique universelle.

En effet, l’universalité ne s’impose pas par décret : la méthodologie comparative conduit au général et non à l’universel, de même que la permanence historique ne se confond pas avec l’éternité. Dans les sciences, à l’universalité des hypothèses répond la généralité des descriptions. Faute de démonstration formelle, cette généralité corrobore l’universalité de l’hypothèse, sans la prouver au sens fort.

De fait, l’universel appartient à la dualité constitutive de la connaissance : en effet, « le principe fondamental de la connaissance en général […] veut que l’universel ne se laisse intuitionner que dans le particulier, et que le particulier ne se laisse jamais penser que dans la perspective de l’universel » (Cassirer, 1953 [1972], p. 27).

4. Démentis et illustrations

Explorons quelques conséquences qui touchent les sciences et les arts.

Les vérités scientifiques

Les vérités scientifiques s’adressent à tous, et le Groupe Bourbaki commençait son œuvre mathématique majeure, et parfaitement impénétrable au profane, par l’affirmation que tout homme peut la comprendre. Les sciences ont toujours été universelles : Euclide et Al-Khawarizmi, dont les algorithmes tirent leur nom, s’adressaient à tous. Les standards de discussion sont mondiaux et des collectivités internationales comme celles des mathématiques ont des fonctionnements exemplaires. Quiconque, quelle que soit sa position académique, peut intervenir avec l’exigence qu’impose le débat scientifique.

En quoi les sciences seraient-elles occidentales ? Cette affirmation abusive ne peut qu’humilier les collègues chinois, japonais, brésiliens, etc. Le plus grand astronome du XVe siècle était Ulugh Beg, petit-fils de Tamerlan, et l’on visite toujours à Samarcande son observatoire, le plus perfectionné de l’époque. À défaut d’orientalisme, faudrait-il le suspecter d’universalisme, lui qui écrivait dans ses Prolégomènes : « La philosophie […] n’est pas sujette à la poussière des vicissitudes des sectes, ni aux différences des langages selon les temps »1?

Sur l’universalité des œuvres

Les œuvres d’art ont aussi une vocation universelle : Stace et Du Fu n’ont rien perdu de leur vigueur, ni Théocrite de son charme ; le oud du regretté Mounir Bachir adresse encore à tous ses méditations et ses maquams. Comme les classiques sont devenus tels en s’adressant à l’éventail universel des destinataires, le cosmopolitisme a toujours été un trait constant des œuvres. En voici quelques exemples.

1/ Dans une ballade virtuose qui a pour refrain Je me plais aux livres d’amour, parue dans les Contes et Nouvelles de 1665, La Fontaine restitue sur un mode ludique l’espace cosmopolite des classiques. Il oppose successivement la pieuse Légende dorée (de Jacques de Voragine — Jacopo di Varazze), à « messire Honoré » (pour l’auteur de L’Astrée — Honoré d’Urfé), « maître Louis » (le lecteur sait comprendre qu’il s’agit de l’Arioste — Ludovico Ariosti), mentionne Oriane (héroïne de l’Amadis des Gaules), son « petit poupon » (sans doute Esplandan), Clitophon (pour les Aventures de Leucippe et Clitophon d’Achille Tatios d’Alexandrie), Ariane (héroïne de Desmarets de Saint-Sorlin), Polexandre (héros de Gomberville), Cléopâtre et Cassandre (allusion aux romans de La Calprenède), Cyrus (héros d’Artamène ou le Grand Cyrus, de Georges et Madeleine de Scudéry), Perceval le Gallois, pour conclure « Cervantès me ravit », sans oublier de mentionner Boccace dans l’envoi. On aura compris que l’amour ainsi chanté est d’abord celui d’une littérature sans limites d’espace ni de temps.

En décelant le corpus à partir duquel il élabore sa ballade et qu’il suppose à bon droit connu de ses lecteurs, La Fontaine ouvre cet espace multilingue propre à toute langue de culture.

Même les œuvres monolingues peuvent cacher un multilinguisme qui échappe aux re- gards superficiels et aux lectures cursives. On peut soutenir que l’allemand de Kafka était travaillé par le tchèque, mais aussi hanté par le yiddish. Le corpus d’élaboration est le plus souvent multilingue, comme on le voit bien entendu dans les manuscrits d’auteurs polyglottes comme Nabokov, mais aussi dans les dossiers génétiques d’auteurs franco-français comme Flaubert : les passages en langues étrangères sont réécrits sans que rien n’en paraisse dans la version finale.

2/ Le Tamerlano de Haendel, musicien saxon italianisant, créé à Londres en 1724 sur un livret italien élaboré par Agostino Piovene d’après le Tamerlan ou la mort de Bazajet, du français Jacques Pradon (1675), met en scène l’empereur des Tartares, Tamerlan, celui des Turcs, Bazajet, un prince grec et la princesse de Trébizonde, Irène. Dans son interprétation le 13 novembre 2005 au Châtelet, l’opéra était chanté par deux Suédois, deux Américains, une Irlandaise et une Française. L’orchestre comptait des Néerlandais, des Allemands, des Belges, des Espagnols, des Anglais, un Italien et un Japonais.

3/ On pourrait croire qu’il ne s’agit ici que de fantaisies de librettiste ou de caprices d’empereur, mais l’unité de la culture mondiale est plus grande que nous ne croyons. Sous Sennachérib, au VIIe avant notre ère, Ahikar l’Assyrien composa un livre de sapience, comme le font souvent les vizirs en disgrâce. Pendant son voyage à Babylone, Démocrite le traduisit pour les Grecs. Ses apologues servirent de modèle à Ésope. Des juifs d’Eléphantine le traduisirent en araméen, cependant qu’au IIIe siècle av. J.-C. le rédacteur biblique du livre de Tobie faisait du sage l’oncle de son héros. Jésus ben Sirah s’en inspira aussi dans L’ecclésiastique. Le Coran en fit le sage Loqman (sourate 31). Les traductions nestoriennes, roumaines, arabe, arménienne, etc., apportèrent chacune leurs additions.

Au XIIIe, Maxime Planude compila son œuvre, alors attribuée à Ésope, et qui servit de canevas à des dizaines de fabulistes. Au XIXe, Caussin de Perceval introduisit son histoire dans sa traduction des Mille et une nuits, avec le conte Sinkarib et ses deux vizirs. François Nau publia en 1909 une traduction française, en suivant la version syriaque établie par Jacques d’Édesse (mort en 708) d’après Mar Ephrem l’Ancien. Ainsi un obscur scribe ninivite se glissa-t-il dans la Bible, le Coran, les Mille et une nuits, les Fables de La Fontaine, et même dans cette étude.

De fait, l’univers culturel est sans cesse parcouru, comme un réseau, par ces réécritures innovatrices, avec reprises, transformations et transpositions de formes sémantiques et expressives. Depuis les encyclopédistes de l’Antiquité tardive, comme Isidore de Séville ou Cassiodore, et jusqu’à Leibniz, l’image d’un réseau unique de la culture a de longue date précédé le Web, qui en est une concrétisation technique — fort partielle car les liens cumulatifs du monde culturel dépassent évidemment les simples liens hypertextes entre documents.

La dette symbolique introduit à une autre anthropologie

Dans la pensée de Foucault, héritière de Nietzsche et, précisa-t-il à la fin de sa vie, de Heidegger, qu’il reconnaît comme « le philosophe essentiel », la domination est la relation fondamentale (voir « Le retour de la morale », entretien avec Gilles Barbedette et André Scala, Les Nouvelles littéraires, no 2937, 1984, pp. 36-41. « Heidegger a toujours été pour moi le philosophe essentiel », p. 38). Cette vision polémique se traduisit par exemple dans son soutien actif à l’islamisme de Khomeiny.

Sans même l’euphémiser en « déconstruction » comme Derrida, la théorie foucaldienne reprend l’objectif heideggérien de la destruction (Destruktion) : « Je fabrique quelque chose qui sert finalement à un siège, à une guerre, à une destruction » (Michel Foucault, et Roger Pol Droit, Michel Foucault : entretiens, Paris, Odile Jacob, 2004, p. 72). On sait que Foucault est mondialement revendiqué par les auteurs qui élaborent l’idéologie intersectionnelle. La cancel culture et les « guerres culturelles » qu’elle légitime transposent à l’évidence dans le domaine de la culture cette anthropologie purement polémique. En effet la violence que tous les fascismes considèrent comme lustrale, dès lors qu’elle se voit justifiée par un discours prétendument de gauche, a tous les atouts pour séduire le radicalisme universitaire.

Cependant, c’est une tout autre anthropologie qui semble le mieux convenir à l’édification culturelle : celle de la dette. Élaborée à partir des travaux de Mauss, et notamment l’Essai sur le don, elle permet de concevoir la dette symbolique : l’œuvre suscite une émulation, dans la mesure où les émotions qu’elle suscite ne se trouvent qu’en elle ; elle attise des rivalités (et par exemple Balzac rivalise avec Sue) ; elle mobilise son public et comble ses aficionados ou ses fans. L’œuvre appelle un destinataire universel, mais celui qui la découvre sait croire qu’elle lui a été adressée en secret, et en ressentir une gratitude personnelle qui peut se transmuer en fidélité.

Les artistes enfin n’ont cessé de souligner leur dette, de Dante avec Virgile, jusqu’à Atiq Rahimi à l’égard du regretté Sayd Bahaoudin Majrouh, poète pachtoun tué par les talibans. Voici comment il s’exprime : « Un jour, je tombe sur un livre étrange, édité par l’Imprimerie Nationale Afghane […] d’un certain Sayd Bahaoudin Majrouh. Un titre énigmatique. Mystique. […] D’où venait ce texte, cette étrange écriture à la fois classique et moderne, inaccessible et incompréhensible pour moi, jeune de 15 ans ? Pourtant, les mots avaient un magnétisme, une force qui, après avoir traversé l’esprit, laissaient leur trace à jamais » (« Majrouh, voie magnétique », Le Magazine Littéraire, janvier 2009).

Exerçant une pédagogie du défi, cette sorte de révélation prépare une initiation d’autant plus réfléchie que le désir d’apprendre ne se comble qu’en se renouvelant, sans quoi l’on ne finirait jamais un livre. Reconnaître la dette symbolique en amont et au cœur des œuvres, c’est restituer la dynamique de la transmission au cœur d’une expérience qui n’est plus passive, mais participe du processus indéfini de la création. Si abstrait soit-il, un don (ou du moins une expérience vécue avec gratitude), dès qu’il semble reçu, engage une dette. Ainsi s’élaborent des lignées d’œuvres et les genres qu’elles ouvrent2.

Le principe d’humanité, des mœurs locales aux droits universels

Nos mœurs diffèrent certes, mais les droits humains doivent être reconnus par tous et seuls les tyrans ont des raisons de s’y opposer. La Déclaration universelle des Droits a été reconnue par tous les pays membres de l’ONU. Quelques décennies après le procès de Nuremberg, la justice internationale, avec la formation de la Cour pénale internationale, est entrée en fonction au début de ce siècle. Dans certains cantons des études post-coloniales comme dans certaines théocraties, les droits de l’homme passent cependant pour un complot occidental, bien que des pays occidentaux majeurs, comme les USA, aient été les premiers à s’opposer à la création de la Cour pénale internationale. Pour tous les radicalismes politiques de droite comme de gauche, ces droits inestimables seraient des leurres bourgeois et ethnocentriques.

Un principe d’humanité conduit ultimement à faire de tout homme un citoyen du monde, indépendamment même des sentiments d’appartenance que l’on voudrait figer en identités : c’est littéralement la Weltbürgerlichkeit selon Kant, terme traduit par cosmopolitisme. Cette citoyenneté mondiale a trouvé une première formulation dans les déclarations des droits de l’homme. Celle de 1789 a été reprise et étendue en 1948 par les pays de l’Organisation des Nations Unies, passant d’un universel jugé abstrait à un universel concret – d’ailleurs assumé par les démocrates de tous les pays, dont beaucoup font l’objet de répressions.

En raison même d’un tel principe d’humanité, les diverses cultures partagent des valeurs qui assurent la possibilité même de la vie sociale. Déclinée selon diverses guises, la prohibition de l’inceste fait par exemple partie de ces universaux, de même que des principes de protection concernant l’enfance et la vieillesse.

Deux positions semblent complémentaires. Autant il faut se garder de l’ethnocentrisme, qui conduirait à juger d’autres mœurs et à les censurer à notre guise, comme Lévi-Strauss pouvait le craindre, autant, comme Castoriadis y insiste, ces mœurs doivent être régulées démocratiquement, au sein de chaque société.

Les Déclarations qui énoncent les droits de l’homme sont cependant autant de découvertes. Pourquoi n’y aurait-il pas de découvertes dans le domaine de l’éthique, qui relève de la raison pratique, tout comme il y en a dans le domaine de la technique, avec le feu, la roue et le livre, dont personne ne conteste plus l’origine ? Que la formulation décisive ait eu lieu en Europe n’en fait pas une illusion occidentale, pas plus que le théorème d’Euclide n’est grec ; et tous les peuples aspirent à voir reconnaître ces droits — bien que les tyrans saoudiens ou chinois veuillent déguiser leur oppression en promouvant des droits de l’homme islamiques ou « orientaux ».

Ils rencontrent sur ce point l’idéologie intersectionnelle, qui confère à des identités diverses, notamment de race et de « genre », une transcendance quasi théologique (avec toute la casuistique idoine), d’où des revendications qui entendent dicter la loi et rompre l’égalité entre les citoyens – comme les discriminations positives. La contradiction n’est qu’apparente, mais la revendication d’inclusivité va ainsi à l’encontre des principes démocratiques, ce que confirme au demeurant l’hostilité manifeste des groupes inclusivistes à l’égard des démocraties qu’ils disent « occidentales » en oubliant bizarrement les démocraties d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine.

Que devient le concept d’humanité ?

Si homo sapiens est une espèce biologique, l’humanité est une formation culturelle élaborée dans les échanges qui ont formé la modernité – et que la post-modernité s’efforce depuis un demi-siècle de détruire.

Épouvanté par la Révolution française, Edmund Burke s’appuyait sur les différences entre les « cultures » nationales, pour s’opposer aux Droits de l’homme, disant ne voir que des Anglais et des Français, si bien que l’homme ne serait qu’une abstraction inconsistante.

Fondatrice pour les Lumières et la fondation des Droits de l’homme, la notion même d’humanité avait été critiquée par les penseurs réactionnaires comme Gobineau, reprise sur un ton mystique par la théosophie, puis simultanément par l’ariosophie du début du XXe siècle, l’anthroposophie et le New Age, tous mouvements fondés par des théosophes. Pour ces courants issus de la théosophie, la séparation et la hiérarchie des races restent critériales3.

On ne saurait limiter le « racialisme » aux États totalitaires du passé. La notion mal définie de totalitarisme ne peut reposer sur les analogies superficielles que relevait Arendt entre les camps nazis et soviétiques — le fascisme mussolinien, modèle pourtant peu contesté échappait alors à sa classification, alors que le concept même de totalitarisme est mussolinien. Le critère essentiel reste la notion d’humanité, celle-là même que Heidegger voulait détruire pour substituer les types raciaux, les Menschentümer, à l’humanité (Menschheit), épouvantable mélange de races.

Issue du New Age californien, la théorie intersectionnelle développe un « racialisme de gauche »4 qui se contente d’inverser la hiérarchie traditionnelle des races — au prix de ruptures d’égalité, comme celles de l’affirmative action (dont sont exclus les asiatiques, et bien entendu les juifs dominateurs par essence).

L’idéologie intersectionnelle s’appuie sur le post-modernisme et la déconstruction qui s’efforcent depuis un demi-siècle de récuser la modernité et de dissoudre le concept même d’humanité.

Jamais ce concept n’aura été autant attaqué. L’humanité n’est plus récusée par l’opposition entre Français et Anglais, comme au temps d’Edmund Burke, mais divisée en multiples catégories qui s’affrontent ontologiquement, entre hommes et femmes, entre Occidentaux et autres, entre Blancs et autres, bref entre l’Ennemi et Nous, selon la formule de Carl Schmitt, ce juriste nazi devenu une référence dans des mouvements intersectionnels.

Aussi le métissage reste à bannir. Il l’était déjà dans l’ariosophie, obsédée par les métissages entre hommes et animaux, et sur ce point Mein Kampf reformule les obsessions de la Theozoologie de Lanz von Liebensfels (1905). Il l’était bien entendu par les Lois de Nuremberg (1935) élaborées par une commission où siégeaient notamment Heidegger et Schmitt aux côtés de Rosenberg et Frank. À présent, le métissage reste honni par les suprémacistes noirs de Nation of Islam ou des indigénistes comme Houria Bouteldja.

Pire encore, nous serions tous victimes de l’Anthropocène, et donc de l’humanité. Cette catégorie se voit dépassée et relativisée : tantôt elle est dissoute dans le Vivant, selon le Bruno Latour des années 2000, ou dans l’espace technique qui unit les machines et leurs opérateurs, tous assimilés à des points dans le réseau — selon la théorie de l’acteur réseau illustrée auparavant par le même Latour.

L’humanité se voit enfin assimilée au capitalisme, dont elle ne serait qu’un produit d’appel. À l’exploitation capitaliste, il faut donc élaborer une résistance en mettant fin tout à la fois à l’anthropocentrisme et à l’Anthropocène. Dépassant ainsi son féminisme cyborg des années 1980, Donna Haraway dans Staying with the Trouble (2016), s’oppose à l’anthropocentrisme qui accompagne l’Anthropocène, pour promouvoir un « compost inter-espèces » indifférencié où le Vivant se prodigue à lui-même le Care réparateur.

Cependant, l’unité biologique de l’espèce humaine ne fait plus de doute : même s’il porte des traces génétiques d’hominiens divers, Sapiens sapiens demeure indivisible. Les variations régionales tiennent à des phénomènes d’adaptation et à l’histoire du peuplement terrestre. Du nomadisme invétéré de l’espèce, il résulte qu’il n’y a pas d’isolats et que des races n’ont pas pu se former (voir Jean-Paul Demoule, Homo Migrans, Payot, 2023). Parallèlement, comme l’a montré naguère André Langaney, la variété génétique entre individus devient extrême — et, selon les critères choisis, je peux me trouver plus proche d’un khoisan ou d’un aborigène que d’un voisin de palier.

À l’unité biologique répond, sur un autre plan, l’unité sémiotique de l’humanité. Le nombre et la spécialisation des institutions symboliques (langues, rites, mythes, techniques, etc.) restent comparables et ces institutions évoluent par emprunts et diffusions : au plan technique, le feu, le biface, la hache, la roue, ont été diffusés partout, bien avant le smartphone. Enfin, comme l’ont montré les recherches en typologie linguistique, les langues humaines sont toutes apparentées et sont traductibles entre elles, ce qui n’a fait que favoriser les interactions. Au-delà de la parenté génétique qui s’est affirmée au cours de l’hominisation, la traduction atteste la parenté des langues et prouve une parenté sémiotique renforcée au cours de l’humanisation.

Ainsi, l’histoire des mythes a pu être reconstruite par la méthode historique et comparative : en utilisant des algorithmes de classification automatique, Julien d’Huy a pu corréler les données historiques sur la diffusion de l’espèce humaine et la typologie des mythes — sa méthode phylomythologique est exposée dans Cosmogonies. La Préhistoire des mythes (La Découverte, 2020) et L’Aube des mythes. Quand les premiers Sapiens parlaient de l’Au-delà (La Découverte, 2023).

Toutefois, sur les deux plans, biologique et sémiotique, les idéologies identitaires ne tiennent aucun compte des sciences de la vie ni des sciences de la culture. En ce sens, elles sont totalitaires, même si leurs projets politiques peuvent diverger.

Alors même que la démocratie, par l’égalité citoyenne, récuse toute différence de « race » ou de sexe, toutes ces divisions ne sont pas sans effet. L’institut Varieties of Democracy (V-Dem) de l’université de Göteborg publie des rapports sur l’état de la démocratie dans le monde et fin décembre 2023 il établissait que 71 % de la population mondiale (contre 48 % dix ans auparavant) vivait dans une autocratie. L’effondrement idéologique et politique de la démocratie semble signer un progrès des idéologies identitaires, l’idéologie intersectionnelle comprise. Près d’un quart de l’humanité en aura donc été victime en une décennie seulement.

*

Aujourd’hui toutefois, dans le monde de la culture comme ailleurs, les obsessions identitaires, en s’appuyant sur des conceptions mythiques du sujet et de la communauté ethnique ou religieuse, justifient et attisent conflits et guerres saintes.

Et cependant, indépendante des marchés et des débats sociétaux qui font diversion, une « mondialisation » critique intéresse à divers titres les droits humains, les sciences et les arts. Le cosmopolitisme reste ainsi plus nécessaire que jamais, pour réunir une humanité dont la sauvegarde même est menacée par les inégalités croissantes comme par les guerres d’agression et les catastrophes écologiques.

Notes de la seconde partie

1 – Paris, Didot, 1853, p. 7.

2 – Voir mon Créer. Image, langage, virtuel, Paris-Madrid, Casimiro, 2015.

3 – Sur les liens historiques entre la théosophie et l’idéologie intersectionnelle, voir au besoin l’auteur, Petite mystique du genre, Paris, Intervalles, 2023.

4 – Un exemple entre mille : un colloque programmé à l’Université de Lille (fin mars 2025) se penche sur « des minorités ou des populations minorisées » dans « la sphère socioculturelle », et s’indigne d’un « effacement » qui « se manifeste par la non-reconnaissance et l’omission de leurs réalisations, passant par des représentations limitantes, stéréotypées ou déformées, et allant jusqu’à la dilution de la couleur de peau ». Ainsi s’exprime sans fard un racisme compassionnel.

Lire la première partie

Culture mondiale et griefs intersectionnels (1re partie)

Les diffamations, proscriptions, interdictions, destructions que perpétuent les « cultural wars », la « cancel culture » et l’idéologie intersectionnelle touchent la plupart des pays démocratiques. Comment une telle détestation de la culture est-elle devenue une vertu politique parée des atours de la justice sociale ? Comment la culture est-elle devenue une cible pour les milieux culturels eux-mêmes ?

François Rastier analyse la genèse de ce retournement en remontant à Heidegger et à ses successeurs déconstructionnistes : à la question anthropologique d’inspiration kantienne Que sommes-nous ? s’est substituée la question identitaire-nationaliste Qui sommes-nous ? Après avoir débusqué les apories isolationnistes et tautologiques de la logique identitaire, il expose la notion de culture mondiale en dialectisant la prétendue opposition entre les cultures et la culture selon le modèle de la dualité entre langage et langues. Il se penche sur la richesse de la traduction. Avec maint exemple, il expose l’ouverture, effectuée par l’art mais aussi par la science et par le droit, de l’espace pluriculturel. La question n’est pas de diviser l’humanité, mais de la créer constamment à partir des humanités. L’humanité ne se réduit pas à une espèce fondée sur une parenté génétique : elle manifeste sa parenté sémiotique en élaborant un incessant et chatoyant processus d’humanisation qui se retourne contre elle dès qu’il est si peu que ce soit segmenté. Le cosmopolitisme est plus que jamais nécessaire.

Première partie
Lire la seconde partie

À la mémoire d’Edith Fuchs

Tous contribuent à créer les valeurs de l’humanité […]
Nous ne nous rallions pas aux valeurs occidentales,
mais à celles que nous avons créées.
Vaclav Havel

Alors que la diversité des cultures reste unanimement appréciée, la notion même de culture se voit dépréciée. Cependant, la notion plurielle de culture a perdu son sens ethnologique et en vient à désigner toutes sortes de comportements jugés habituels : on parlera de culture IBM, de cancel culture, de culture du viol.

Quant à la culture au sens général du terme, voire à la notion de culture générale, le principal syndicat de l’Enseignement secondaire français met en garde son public : « La « ’’culture générale’’ s’inscrit dans une vision individualiste et utilitariste de l’éducation »1.

Enfin, depuis un demi-siècle, les Cultural Studies, qui pour l’essentiel se recommandent de la déconstruction, ont dénoncé la culture, au sens jugé élitiste du terme pour s’attacher à la pop culture ou « culture populaire ».

Pour leur part, les études post-coloniales continuent en effet de subordonner la question des œuvres artistiques, philosophiques ou scientifiques au statut de la nationalité et de l’origine ethnique de leurs auteurs : l’œuvre d’un citoyen « de souche » d’un pays impérialiste camouflerait mal l’expression de sentiments coloniaux (même si le colonialisme en est absent) : c’est le sens des critiques que Gayatri Spivak adresse à Kant2 – alors même que Königsberg n’avait rien d’une métropole esclavagiste. Elle paraît oublier les colonialismes et l’esclavagisme dans les empires non-occidentaux, comme l’empire ottoman par exemple, ainsi que l’anticolonialisme et l’anti-impérialisme dans les pays occidentaux3.

Les droits humains sont aussi des droits à l’éducation et à la culture : si, à la suite de Derrida, on postule la « colonialité […] essentielle de la culture »4, on laisse peser sur la notion même de culture un lourd soupçon de criminalité colonialiste. C’est d’autant plus regrettable que se diffuse la thèse belliqueuse, brandie par les radicaux néo-nazis comme djihadistes, d’un « guerre des civilisations », d’autant plus absurde que les civilisations sont des aires multiculturelles, de moins en moins localisables et alors même que la culture est une affaire mondiale : par exemple, la notion même de littérature mondiale remonte au cosmopolitisme des Lumières.

1. Pour en finir avec la culture

On brûle des livres

Comme on sait, les « guerres culturelles » théorisées par l’idéologie intersectionnelle et qui ont divisé en premier lieu la société américaine se réduisent à des guerres contre la culture.

Par exemple, en 2019, en Ontario, trente responsables de bibliothèques scolaires détruisirent 5.000 ouvrages jugés offensants, de Tintin à Astérix. De militants bûchers de livres furent édifiés : les cendres du premier servirent à fumer un arbuste, « pour tourner le négatif en positif », avec l’intention pieusement écologique de revenir de la culture à la nature. Des esprits chagrins se souvinrent alors de précédents ; par exemple, en 1933, le recteur Martin Heidegger présida un bûcher de livres, jugés juifs ou enjuivés, et prononça une allocution exaltant le feu et commençant par ces mots de Hölderlin : « Jetzt, komme, Feuer ! ».

Les diffamations, proscriptions, interdictions, destructions, voies de fait que perpétuent les « cultural wars » et la « cancel culture » touchent la plupart des pays démocratiques, sans avoir été imposées. Que s’est-il passé ? Comment la détestation populiste de la culture, qui n’a rien à envier à celle des trumpistes, est-elle devenue une vertu politique parée des atours de la justice sociale ?

Dans un volume des Cahiers noirs, Heidegger, alors interdit d’enseignement, notait : « La Pensée n’est pas pour la publicité, / ni pour ceux qui apprirent de leurs esclaves, / ni pour la personne de l’homme, / ni pour la culture, / ni pour les sciences, / ni pour la philosophie5». Toutes ces négations font place à l’Être : « Elle est ce qui favorise l’Être »6 ; mais comme Heidegger confie en privé que l’Être (Sein) reste un mot couvert pour Patrie (Vaterland), son nationalisme radicalisé exclut la culture.

Il voulait détruire la philosophie de l’intérieur et il a remporté les succès que l’on sait. La subordination de la philosophie à un irrationalisme conquérant a permis notamment de démanteler les cadres intellectuels du monde de la culture, par le biais de la déconstruction. Quand par exemple Derrida incrimine la culture pour en dénoncer la « colonialité », il fait de la culture une cible pour les milieux culturels eux-mêmes. La dérision creuse, les agressions sans objet, la dégradation des qualités d’exécution, l’effondrement des projets esthétiques, tout cela s’est banalisé au nom de la déconstruction d’une culture jugée bourgeoise et blanche par essence — la question de la culture mondiale étant récusée pour détruire, nous le verrons, le concept d’humanité.

S’opposant au projet anthropologique des Lumières, qui s’était concrétisé dans le développement des sciences de la culture auquel Cassirer donnait un fondement réflexif par sa Philosophie des formes symboliques, Heidegger avait voulu fonder la philosophie sur la Werfrage : non plus la question anthropologique d’inspiration kantienne Que sommes-nous ?, mais la question identitaire-nationaliste Qui sommes-nous ?

Quand Derrida relança la Werfrage en la dépouillant de ses leurres existentialistes et en demandant, comme si l’identité allait de soi, Combien sommes-nous ?, il ouvrait symboliquement la période des minorités identitaires aujourd’hui coalisées par l’invocation de l’intersectionnalité. Les principaux auteurs des théories postcoloniales et décoloniales se placent dans ce courant : ainsi Gayatri Spivak imite même les tics typographiques de Heidegger ; Enrique Dussel, qui se réfère aussi à Heidegger, devient source d’inspiration pour les principaux théoriciens décoloniaux, de Maldonado-Torres à Andrade et Grosfoguel. Ce dernier enfin développe le postulat que les cultures sont des ontologies et renvoie pour cela directement à Heidegger7.

Heidegger récusait la culture, sans doute parce qu’elle est nécessairement critique et plurilingue – et il louait les anciens Grecs d’être sans Kultur : « Le seul peuple qui n’avait pas de “Culture”, parce qu’il se tenait encore dans l’Être, et n’en avait pas besoin, ce sont les Grecs du vie siècle avant Jésus-Christ. Mais à présent, tout dégouline de “Culture” » (Gesamte Ausgabe, t. 95, p. 322). Plusieurs raisons paraissent justifier l’horreur du Maître.

  • a) La politique culturelle, « fléau mondial » (« Weltseuche », GA 95, p. 322), est une invention française. C’est « “l’instrument” “historico”-technique de l’esprit moderne romano-romain, non allemand jusqu’au tréfonds » (GA 95, p. 322).
  • b) Elle est publique, et devient donc un moyen de la propagande (GA 96, p. 85). Pire encore, elle est mondiale donc cosmopolite : « Les esclaves du délaissement de l’Être de l’étant sont les “Maîtres” et les initiateurs de la “nouvelle” “culture mondiale” inouïe jusqu’ici (ce qui est exact) » (GA 95, p. 3248).
  • c) En outre, elle présuppose, et c’est gravissime, l’« humanisation de l’homme9 », là où le nazisme appelle au fanatisme (fanatisch est positivement évalué chez Heidegger).
  • d) Autant dire qu’elle est un instrument des Juifs : « S’approprier la « culture » comme instrument de pouvoir, s’en prévaloir et se donner pour supérieur, c’est fondamentalement un comportement juif. Quelles en sont les conséquences pour la politique culturelle en tant que telle10 ? »

De fait, pour éradiquer la culture, Heidegger fait le vide autour de la pensée, éliminant les sciences, les techniques, les langues et civilisations étrangères, tous les penseurs et artistes juifs ou allogènes. Ces décisions éradicatrices se sont si bien présentées comme des marques d’exigence supérieure que l’ennemi juré de la culture devint dans le monde entier la référence privilégiée des milieux culturels11.

On comprend mieux alors que pour Derrida l’« inculture radicale » soit une « chance paradoxale12 ». Elle éviterait la menace de « cette pulsion coloniale qui aura commencé à s’insinuer, ne tardant jamais à l’envahir dans ce qu’ils appellent d’une expression usée à rendre l’âme : “le rapport à l’autre” ! ou “l’ouverture à l’autre” !13 ». Derrida dresse alors une liste des méfaits secondaires de cette pulsion en énumérant « missions religieuses, bonnes œuvres philanthropiques ou humanitaires, conquêtes de marché, expéditions militaires ou génocides14 ».

On ne le sait que trop, les attaques contre la culture, les bûchers de livres, ont précédé et préparé les meurtres, vérifiant une fois encore la constatation prophétique de Heine que là où l’on brûle les livres on finit par brûler les hommes. Que la culture soit non seulement enjuivée mais juive jusqu’aux tréfonds, ce cliché reste répandu de longue date par un populisme anti-élitiste. David Nirenberg rappelle par exemple cet aphorisme d’un politicien autrichien en 1907 : « la culture est ce qu’un Juif plagie d’un autre ».

Enfin, comme le monde culturel semble une diaspora, pour des esprits embrumés par l’antisémitisme, un lien secret semble unir le cosmopolitisme diasporique du juif errant et le caractère universel de la culture.

Les cultural studies contre la culture

Malgré leur ancienne filiation avec la Kulturgeschichte allemande, les Cultural Studies se sont efforcées de contourner la « high culture »15 pour se consacrer aux produits de l’industrie de l’entertainment, des séries à la télé-réalité aux jeux vidéo et au twerk. En 2022-2023, un séminaire de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm prenait ainsi pour titre Beyoncé : nuances d’une icône culturelle. Il soulignait alors ses « enjeux épistémologiques » : « inspiré d’un postulat central des cultural studies, qui entend remettre en cause la scission entre une culture dite légitime et savante et une culture populaire ”stigmatisée”, il se propose d’appréhender dans un ancrage pluridisciplinaire les problématiques que soulève l’orientation artistique de la chanteuse, aussi bien dans l’histoire de l’art, les littératures contemporaines, l’histoire de la pensée et la philosophie ». On ne s’était pas avisé que Beyoncé devait un jour entrer dans l’histoire de la pensée et de la philosophie, mais voilà réparée cette injustice discriminatoire.

En chemin, la culture « dite légitime et savante » s’efface dans l’anecdotique ; en même temps, une autre culture devient mondiale, sans aucunement être taxée d’universalisme : « Produit d’une culture occidentale centrée sur les États-Unis, la chanteuse [Beyoncé] a épousé au fil de ses succès les mutations d’une culture de masse globalisée ». En somme Beyoncé aura incarné une mondialisation heureuse dans son « ancrage politique (afro-féminisme, intersectionnalité, gender studies, cultural studies, postcolonial studies, etc.) ».

Ainsi la notion de culture est-elle peu à peu vidée de signification par le ravissement devant l’anecdotique vendeur, moins immédiatement révoltant que les bûchers de livres, mais à moyen terme plus dévastateur.

Apories identitaires

Bien entendu, dans le monde intellectuel, les théories qui entendent déconstruire le concept même de vérité récusent la science (au motif qu’elle « ne pense pas », selon Heidegger), les droits humains parce qu’ils seraient ethnocentriques, la justice internationale parce qu’elle serait celle des vainqueurs (thème des nazis depuis Nuremberg) ou des impérialistes (on se souvient des imprécations anti-impérialistes d’Hissène Habré lors de sa condamnation par un tribunal panafricain).

Il en va de même pour la vocation des œuvres à l’universalité. Selon les théories identitaires, qu’elles soient nationalistes, colonialistes ou post-coloniales, l’universel doit être détruit ou déconstruit pour justifier les prétentions suprémacistes d’un groupe ethnique, national ou racial, porteur d’une culture qui le singularise et l’oppose aux autres. Ainsi Gayatri Spivak, grande figure de la théorie post-coloniale et créatrice des Subaltern studies, estime-t-elle que la culture est l’expression d’une collectivité, comprise comme une communauté de vie, et ironise sur la notion d’humanité : « La collectivité qui est censée être la condition et l’effet de l’humanisme est la famille humaine elle-même » (Death of a Discipline, New York, Columbia University Press, 2003, p. 27).

Obnubilés par des identités de classe, de race ou de religion, le nazisme, le stalinisme, et tant d’autres mouvements radicalisés, du Cambodge khmer rouge à la révolution culturelle chinoise, jusqu’à l’islamisme contemporain, se sont certes signalés par des violences politiques de masse, mais on n’a pas assez souligné l’échec de leurs revendications culturelles et leur faillite esthétique.

Toutes proportions gardées, en va de même à présent pour les coalitions identitaires qui se réclament de l’idéologie intersectionnelle. Évitons, ce serait trop facile, de dauber sur le pathos ampoulé de telle romancière laurée, sur ses rhapsodies redondantes de mots-clés qui sont autant de signes de reconnaissance, ou sur son mépris « politique » de toute élaboration : elle ne saurait écrire autrement. Les artistes identitaires se trouvent en effet devant une aporie esthétique insurmontable qui tient à la nature même de l’identité : par sa définition logique, A=A, elle autorise et même exige de multiplier les tautologies. En outre, comme toute revendication d’identité repose sur une ontologie essentialiste, chaque artiste reçoit pour mission de refléter et d’illustrer son identité ; et comme l`Être reste par principe invariable malgré les accidents qui peuvent l’affecter, un dogmatisme, au mieux implicite et au pire édifiant, préside alors à ses efforts, si bien que la distance critique propre à la création artistique lui reste inaccessible. Il en résulte des produits qui s’épuisent dans la répétition du même et la connaissance du connu, selon la loi implacable des rendements intellectuels décroissants.

En effet, en contrepartie de l’exaltation de son identité, l’auteur politiquement correct se doit de récuser toutes les œuvres qu’il estime étrangères, et somme toute hostiles. Même les auteurs qui semblent les plus proches peuvent être taxés « d’appropriation culturelle », s’ils s’avisent d’être eux aussi édifiants sans partager exactement l’identité qu’ils prétendent exalter.

Loin de se limiter à des interdictions ponctuelles qui défraient à l’occasion la chronique, la « cancel culture » se veut systémique : elle exclut du monde de la culture tout le corpus des œuvres jugées occidentales, blanches ou mal genrées. Par là même, elle se prive d’un corpus d’élaboration et d’émulation, inverse l’inclusion en exclusion, et s’isole en récusant le cosmopolitisme de la culture mondiale.

Les conséquences sont multiples. Notamment, avec les meilleures intentions, les corpus d’étude se voient charitablement démembrés. Prenons l’exemple de la littérature de la Renaissance, remplacée par des « écritures », volontiers spécifiées comme « féminines ». Comme alors les femmes publiaient peu, ces écritures se résument pour l’essentiel à des correspondances privées et des écrits intimes, documents précieux pour l’histoire sociale et la micro-histoire, mais qui ne prétendent pas relever d’un projet esthétique. On privilégiera aussi le rôle incontesté de protectrices des arts, d’Isabelle d’Este à Marguerite de Navarre et Marie de Médicis ; mais le champ d’études, le corpus propre de la littérature de la Renaissance, se voit morcelé en fonction de critères contemporains qui légitiment l’appropriation bienveillante propre aux lectures délibérément anachroniques. Des études littéraires peuvent ainsi se passer de la notion de littérature, devenue encombrante car elle maintient une exigence esthétique périmée. La littérature devient alors le littéraire, essence sociologique purifiée de toute adhérence artistique (voir Alain Viala et coll., dir., Le dictionnaire du littéraire, Paris, PUF, 2010).

Un soupçon de sémiotique

Conformément au principe A=A, la sémiotique identitaire se fonde sur la tautologie. Cela entraîne que le signifiant et le signifié se correspondent invariablement, postulat qui définit le littéralisme. Or, le littéralisme favorise le dogmatisme et engage à refuser toute distance critique qui tiendrait compte des contextes locaux et globaux. Cela s’étend traditionnellement aux questions d’exégèse comme on le voit aussi bien dans les interprétations évangélistes de la Bible que dans les lectures islamistes du Coran.

Le littéralisme justifie aussi la « cancel culture », de la mise à l’index de Dix petits nègres d’Agatha Christie aux lectures post-féministes qui pointent chez Ronsard ou Chénier les stigmates de la « culture du viol ».

Cependant la sémiotique de l’art et plus généralement des objets culturels ne peut se satisfaire du littéralisme, dans la mesure où l’objet culturel n’est jamais univoque et voit sa signification littérale toujours débordée par son sens. Aussi l’implicite, le second degré, l’humour ont-ils déserté les productions intersectionnelles, car leur dogmatisme politique assumé ne laisse aucune place à la distance critique qui contribue pour beaucoup au plaisir esthétique. Seules demeurent alors les passions immédiates qu’exalte l’idéologie intersectionnelle : la colère et la peur, ressorts de toutes les victimisations agressives.

L’illusion identitaire

Les préjugés identitaires permettent d’autant moins de saisir la spécificité d’une culture qu’ils récusent par principe la comparaison et s’enferment dans les tautologies. Un petit exemple : tout autour de la Méditerranée voire dans les Balkans, on retrouve des plats analogues, sinon identiques. Tel ragoût de légumes vous sera présenté comme typiquement bulgare en Bulgarie, et typiquement turc en Turquie. Tel service de mezzés sera une fierté nationale en Syrie, mais aussi en Égypte, alors que seule la taille des assiettes a changé. Bref, les véritables spécificités ne sont pas affaire d’opinions, mais de comparaison méthodique.

« Ce que les hommes ont de plus identique est le plus caché. Ils cachent leur ressemblance » disait Abdelkebir Khatibi en brodant sur Paul Valéry ; or, en cultivant des différences oiseuses, en les sacralisant, en les proclamant par des modes soulignées, les idéologies identitaires interdisent de comprendre les ressemblances qui favorisent l’édification progressive de l’univers commun, celui de la culture.

La destruction du concept de culture et l’appropriation culturelle

Même si les croyances identitaires s’efforcent de transformer les cultures en isolats, il n’en est rien : d’une part une culture reste un mouvement constant d’échanges avec les cultures voisines et lointaines ; d’autre part, elle évolue en généralisant les innovations qui se produisent en son sein comme en réélaborant sans cesse ce qu’elle transmet de génération en génération.

Fondée sur un postulat identitaire, la notion d’appropriation culturelle connaît une extension croissante. Par exemple, par une censure racialiste sinon raciste, on l’applique aux femmes « blanches » qui portent ces tresses fines connues sous le nom de dreadlocks. Le genre n’est pas en reste : des femmes ordinaires furent diffamées et menacées pour s’être « approprié » les codes visuels de lesbiennes militantes, cheveux fluos, salopettes pomme et godillots. Ces accusations dérisoires rappellent comment la culture peut se réduire à des looks dans une société du spectacle que les réseaux sociaux portent à son stade suprême.

La distinction entre les cultures et la culture appelle enfin une mise au point. La sémiotique des cultures et plus généralement les sciences sociales prennent pour objet la diversité humaine. Qu’elle reste leur problème fondateur, cela n’exclut pas deux points de vue unifiants qui complètent l’épistémologie de la diversité en s’opposant au culturalisme identitaire.

Un point de vue général. Le comparatisme n’a pas seulement pour but de décrire des spécificités, mais aussi des normes générales : c’est ce qui unit le regard ethnologique qui s’attache aux différentes populations et le regard anthropologique qui réfléchit des catégories comme le rite, la filiation ou l’alliance. Ces catégories générales, toujours à réélaborer, revêtent une fonction méthodologique éminente en permettant la comparaison des sociétés.

Un point de vue universel. La Philosophie des formes symboliques de Cassirer a trouvé sa synthèse ultime dans L’essai sur l’homme. Un point de vue philosophique, et notamment éthique, dépasse la généralité comme la spécificité, pour unir l’individuel et l’universel dans le droit dit « naturel », au fondement des droits de l’homme. Par exemple, on peut reconnaître la spécificité des hommes et des femmes en tant que membres d’une population réglée par ses coutumes, tout en affirmant leur égalité absolue en tant qu’individus, et alors même que les normes sociales soulignent ordinairement leur disparité.

Ainsi, la distinction entre culture et cultures ne formule pas une contradiction entre un universel abstrait et des totalités vivantes, mais une dualité de termes complémentaires qui ne soulève pas plus de difficultés que la dualité entre le langage et les langues.

2. Vers la culture mondiale

Depuis les Lumières et leur ambition cosmopolitique, la notion de culture mondiale s’était affermie. Pour préciser son statut aujourd’hui controversé, attachons-nous à la théorie des arts, fédératrice pour l’ensemble des sciences de la culture.

Les arts sont les meilleurs des guides pour comprendre la culture mondiale. Par exemple, la littérature s’exprime en mille langues mais la dualité entre langage et langues n’a rien d’une contradiction, car le général réside dans le particulier. Les nationalismes des deux siècles précédents ont cependant promu l’idée restrictive de littératures nationales, qui connaît à présent de multiples prolongements identitaires.

La pratique des grands écrivains dément à merveille les ressentiments identitaires. Par exemple, Beckett traduit des auteurs français, comme Rimbaud et Breton, ou italiens comme Montale. Son premier livre était intitulé Dante… Bruno. Vico…Joyce (1929) ; le deuxième est un Proust (1931). Que cherchait-il dans les langues ? Sans doute un nouveau matériau et la possibilité de « mal écrire » (cf. Mal vu mal dit, Paris, Minuit, 1981). Il traduisit ses textes en anglais ou en allemand — et les modifie alors plus que n’oserait jamais un traducteur créatif. Dans une lettre à Axel Kaun, il écrit en 1937 : « Il me faut toujours en fait écrire un anglais officiel […] Espérons que le temps vienne, il est déjà là dans certains cercles, où l’on usera au mieux de la langue quand on en fera le meilleur abus »16.

Beckett renonce à « l’anglais officiel », voire à l’anglais tout court, sauf pour certains poèmes, déléguant parfois la traduction de ses œuvres, pour finir par choisir le français le moins académique possible. Peut-être espère-t-il dans ce matériau étranger être contraint de « mal écrire », et pouvoir développer son esthétique de la gaucherie vertigineuse qui concorde avec son image de l’obstination humaine, toujours entravée, jamais découragée. Un humanisme paradoxal, celui d’après la catastrophe, cache sous une ironie implacable un humour sans faille, voire un optimisme désespéré.

Langage et langue d’art

Le langage est un concept philosophique, unissant une faculté générale de l’humanité à une hypothèse sur les propriétés universelles des langues. La littérature réfléchit le langage au sein des langues et reflète ainsi une contradiction qui fait sa force : elle est un art du langage, non du français, du chinois ou du tagalog, et cependant, elle s’exprime dans telle ou telle langue pour élaborer des œuvres à vocation universelle. Ainsi l’œuvre achevée concrétise-t-elle dans une langue (voire dans plusieurs), une réflexion sur le langage ; c’est pourquoi sans doute elle paraît créer sa propre langue, une langue d’art. Dans les liens d’une œuvre exemplaire, la langue d’art unit les dialectes, comme la langue homérique instituant le grec classique ou la langue de Dante l’italien moderne. Elle crée une norme – au lieu de la suivre : elle est en quelque sorte logothétique, au sens où elle n’est pas moins écrite dans une langue que la langue ne s’écrit en elle, dès lors que l’œuvre fait événement et inaugure une lignée susceptible de d’attirer des imitateurs, voire de susciter un genre littéraire.

La langue littéraire n’est pas pour autant la forme sophistiquée d’un introuvable langage ordinaire, par rapport auquel elle ferait un écart. Cette langue d’art, réfléchie, critiquée et refaite par chaque auteur semble particulièrement valorisée dans les traditions connues. Si la littérature a pu hériter de nébuleuses origines sacrales des élaborations formulaires, elle s’est efforcée de les effacer et elle assume désormais une fonction critique.

En outre, la langue littéraire a la particularité de pouvoir refléter et réélaborer tous les discours : pensons au langage notarial chez Balzac, aux conversations chez Proust et Sarraute. C’est la source inépuisable de mille jeux, comme ceux qui se multipliaient déjà dans la littérature indienne classique entre le sanscrit et les prakrits.

La langue même est une œuvre collective, dont les figements, dans le lexique comme dans la phraséologie, ne sont pas dus seulement à la fréquence : la répétition elle-même dépend des valeurs attachées à des expressions jugées heureuses, jusqu’à devenir formulaires — à l’exemple en chinois des expressions en quatre caractères. En outre, quand la littérature s’en est emparée, une langue enrichit son corpus de traductions et de textes en d’autres langues, par citations, allusions et réécritures.

Cosmopolitisme

On retrouve dans tous les arts la dualité entre le projet universel de l’art et les modalités particulières de ses modes d’expression. Ainsi la musique est-elle un art du son, qui s’exprime dans différentes gammes ou systèmes tonaux, profils rythmiques et mélodiques propres à diverses aires culturelles.

Les grands mouvements artistiques ont une portée internationale ; par exemple, le caravagisme a touché toute la peinture occidentale. Cette question n’a pas été assez réfléchie pour les littératures, car la langue reste un pilier du nationalisme identitaire, comme on le voit hélas un peu partout. Pourtant, par exemple, le roman picaresque, né en Espagne, est aussi allemand (Simplicius simplicissimus) ou anglais (Tom Jones). Milan Kundera a ainsi pu dire que le roman a fait l’Europe — bien avant, et peut-être mieux.

Bref, le point de vue comparatif qui caractérise les sciences de la culture conduit à ne définir l’identité que comme une spécificité, inévitablement relative. Entre des spécificités, il n’y a point de contradiction, mais seulement des différences. On peut établir entre elles une égale distance critique, alors que les identités tendent à s’affirmer comme des tautologies narcissiques. Ceux qui emploient plusieurs langues habitent ainsi, potentiellement, plusieurs patries. L’humanité est une diaspora, mais les ressemblances entre ses membres tiennent à une histoire partagée plus qu’à une nature prédéfinie.

Une littérature peut être appréciée dans sa langue dominante, mais ne peut être véritablement comprise et décrite que dans le corpus des autres littératures, auxquelles elle doit, en quelque sorte, sa spécificité. Même si elle reste trop souvent reléguée dans des périphéries académiques et des camps de transit pour les réfugiés universitaires, la littérature comparée se trouve ainsi au centre intellectuel et scientifique des études littéraires.

La notion de littérature mondiale nous vient des Lumières, notamment allemandes, et fut d’emblée contemporaine d’un projet de citoyenneté universelle, liée à un idéal démocratique de compréhension voire, selon Kant, de paix perpétuelle. D’où sans doute le parallélisme compositionnel entre la cosmopolitique de Kant (Weltbürgerlichkeit, littéralement citoyenneté mondiale) et la Weltliteratur appelée par Wieland – qui n’hésitait pas à traduire homme du monde par Weltmann, un homme du monde qui n’a plus rien de mondain.

En étendant les réflexions de Wolf sur l’Antiquité dans ses Prolégomènes à Homère (1795), et en considérant les œuvres antiques comme une totalité progressive, le romantisme d’Iéna avait pensé la littérature comme une totalité, donnant un contenu critique et herméneutique à l’idée de littérature mondiale. La notion de littérature mondiale culmina ensuite dans l’internationalisme du Manifeste de Marx et Engels : « Les œuvres intellectuelles d’une nation deviennent la propriété commune de toutes. L’étroitesse et l’exclusivisme nationaux deviennent de jour en jour plus impossibles et de la multiplicité des littératures nationales et locales naît une littérature mondiale. » (I, 1).

Bien qu’il ait été victime d’un marxisme dévoyé en stalinisme, Ossip Mandelstam prolongea génialement cette pensée : « Ainsi, les frontières nationales s’effondrent dans la poésie, et les forces vives d’une langue se répondent l’une l’autre par-delà l’espace et le temps, car toutes les langues sont liées par une union fraternelle, qui s’affirme précisément dans l’esprit de famille propre à chacune, et dans la liberté au sein de laquelle elles constituent une grande famille et se hèlent comme de vieilles connaissances » (« Propos sur André Chenier », De la poésie, Paris, Gallimard, 1990, p. 146.

Le corpus progressif des textes classiques, anciens ou modernes, n’a rien d’un conservatoire, d’un panthéon ou d’une galerie des grands hommes. Les classiques de jadis se moquaient bien de la notion moderne de classicisme ; ils démentent l’image figée qu’en ont donnée les modernes, par leur hardiesse et leur complexité. L’Orlando furioso est de ceux-là ; dans un article grave contre le négationnisme, Primo Levi cite ironiquement ces vers de l’Arioste, qui eux-mêmes parodient Dante : « Et si tu veux que le vrai ne te soit celé, / Tourne l’histoire en son contraire : / Les Grecs furent vaincus, et Troie victorieuse, / Et Pénélope fut maquerelle » (L’assimetria e la vita, Turin, Einaudi. 2002, p.101). Ainsi se scelle ironiquement le lien entre littérature et réalité.

Un classique reprend et cite d’autres classiques en diverses langues ; il innove à partir d’eux, en manière d’hommage ; il maintient par là une sorte d’altérité interne qui indique comment recontextualiser indéfiniment sa propre lecture. Ouvrant un espace pluriculturel et plurilingue, il crée l’humanité à partir des humanités. Une culture ne peut en effet être comprise que d’un point de vue cosmopolitique ou interculturel : pour chacune, c’est l’ensemble des autres cultures contemporaines et passées qui joue le rôle de corpus. En effet, une culture n’est pas une totalité : elle se forme, évolue et disparaît dans les échanges et les conflits avec les autres.

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Notes de la première partie

1 – SNES-FSU, Collège et lycée : de nouveaux programmes et un nouveau socle au service de la réforme « choc des savoirs », 21 avril 2024, en ligne : https://www.snes.edu/article/college-et-lycee-de-nouveaux-programmes-et-un-nouveau-socle-au-service-de-la-reforme-choc-des-savoirs/

2Dans A Critique of Post-Colonial Reason : Toward a History of the Vanishing Present (1999), Spivak estime – sans base textuelle — que la philosophie rationnelle de Kant exclut les ”subalternes” (femmes et populations non-européennes). À la suite de Heidegger et de Derrida, dont elle fut la traductrice en anglais, elle entend ainsi disqualifier la rationalité.

3 – Divers tyrans reprennent l’argumentaire post-colonial, de Poutine à Xi Jinping et de Khamenei à Maduro. Les émirs du Golfe ne sont pas en reste, et par exemple le site d’Al Jazeera publie des déconstructeurs radicaux comme Vattimo et Zizek, sans parler d’éloges de Derrida (cf. l’auteur, Heidegger, Messie antisémite, Lormont, Le bord de l’eau, 2018).

4Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 47.

5 – « Das Denken ist nicht für die Öffentlichkeit, / nicht für die Gebildeten unter ihren Sklaven, / nicht für die Person des Menschen, /nicht für die Kultur, /nicht für die Wissenschaften, /nicht für die Philosophie,/ nicht für die Denkenden; / das Denken verschwindet in seinem Gedachten » (GA 97 : 451). « Publicité » est ici dans l’acception quasi juridique de « caractère public », mais le terme est toujours péjoratif chez Heidegger, dès les années 1920. Je m’appuie ici sur l’épilogue du collectif Métapolitique contre culture, Limoges, Lambert-Lucas, 2023.

6 – Le Dasein, littéralement être-le-là, prit tout son relief quand Heidegger révéla à Kurt Bauch que Sein (l’Être) est un mot couvert (Deckname) pour Vaterland (patrie).)

7 – «Heidegger nous permet également de décrire le “monde” indigène dans lequel les “découvreurs” européens apparaissent » (Dussel, Historia de la filosofía latinoamericana y filosofía de la liberación, Bogotá, Nueva America, 1994, p. 84). Pour une présentation générale, voir Sylvie Taussig, « La pensée décoloniale Derrière la politique, la gnose heideggérienne », Revue européenne des sciences sociales, 2022/1, n° 60-1, pp. 141-170.

8 – Dans les Cahiers noirs, « Sklaven » désigne ordinairement les Juifs, par le biais de la « morale d’esclaves » déjà dénoncée par Nietzsche.

9 – « Vermenschung des Menschen » (GA 95, p. 322).

10« Die “Kultur” als Machtmittel sich anzueignen und damit sich behaupten und eine Übergelenheit vorgeben, ist im Grunde ein jüdisches Gebahren. Was folgt daraus für die Kulturpolitik als solche ? » (GA 95, p. 326).

11 – La menace contre la culture n’est pas une nouveauté. En 1933, le Schlageter de Hanns Johst, drame dédié à Hitler en apologie d’un « martyr » nazi, s’ouvrait par cette réplique : « Quand j’entends parler de culture, j’arme mon Browning. » La même année, le Recteur Heidegger prononce un vibrant hommage à Schlageter (Freiburger Studentenzeitung, 1, juin 1933).

12 – Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 88.

13Ibid., p. 70. Je souligne.

14Ibid. En somme, dans sa version postcoloniale, la déconstruction reste d’autant plus compatible avec l’antisémitisme qu’Israël est souvent présenté comme une colonie occidentale (anglaise puis américaine).

15 – Voir Peter Burke, Qu’est-ce que l’histoire culturelle ?, Paris, Les Belles-Lettres, 2022.

16« Es wird mir tatsächlich immer ein offizielles Englisch zu schreiben […] Hoffentlich kommt die Zeit, sie ist ja Gott sei Dank in gewissen Kreisen schon da, wo die Sprache da am besten gebraucht wird, wo sie am tüchtigen missbraucht wird » (Samuel Beckett, Disjecta Membra, Miscellaneous Writings, and a Dramatic Fragment, Ruby Cohn, éd., New York, Grove Press. 1984, p. 52). Beckett joue ici sur la polysémie – à l’image de Joyce qui domine alors les lettres irlandaises et dont il fut un temps le secrétaire pour Finnegan’s Wake) : missbrauchen, c’est mésuser, mais aussi abuser sexuellement.

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Descartes, Bibliothèque de la Pléiade : nouvelle édition en 2 volumes

Il faut saluer la publication cet automne de la nouvelle édition des Œuvres de Descartes en deux volumes dans la Bibliothèque de la Pléiade (Gallimard)1, préparée par le regretté Jean-Marie Beyssade, publiée sous la direction de Denis Kambouchner – Jean-Robert Armogathe s’étant chargé d’un large choix de lettres.

Il était grand temps de remplacer l’édition en un volume due à André Bridoux (1937, dernière éd. 1953). Les deux volumes de 2024 accroissent considérablement l’accès aux textes et offrent, comme il se doit, une version conforme aux exigences actuelles en matière d’établissement et de traduction, ainsi que des présentations et des annotations critiques nourries par les derniers états de la recherche. Ces travaux ont fait appel à de nombreux spécialistes – parmi lesquels je ne suis pas peu fière de figurer, même si c’est pour des extraits d’un texte mineur (les vers du ballet La Naissance de la Paix donné à Stockholm en décembre 1649) dont l’attribution à Descartes n’est pas certaine2.

Dans son introduction, Denis Kambouchner appelle à prendre distance avec quelques idées reçues qui ont appauvri et déformé une pensée complexe. « Il faut exclure d’emblée, écrit-il, l’aventure solitaire » et le mythe « d’une entreprise philosophique faisant table rase de toutes celles qui l’ont précédée ». Il n’est jamais question de procéder à un nettoyage désertifiant, mais il faut « faire régner un nouvel ordre » dans chaque domaine « offert à une intelligence qui se veut d’emblée universelle, rompre avec le désordre et la profusion qui caractérisent les sciences du temps. Promouvoir l’économie, la clarté, l’efficacité, et cela, en réfléchissant à la manière de les rendre le plus facilement traitables par l’esprit humain. » Si l’« événement Descartes » est et demeure toujours pour nous celui d’un commencement dans la pensée, ce n’est pas parce qu’il s’installerait sur une ignorance programmatique initiale, mais c’est parce qu’il s’agit d’un grand projet intellectuel de mise à disposition selon un ordre raisonné que chaque lecteur est invité à suivre, et surtout se sent capable d’effectuer, sollicité par « un tempérament hors du commun […] une indépendance d’esprit ombrageuse », par une vaillance pionnière qui, loin de l’enrôler, lui révèle sa propre force sous le régime de la singularité.

Il convient de rappeler que l’ambition est celle d’une philosophie pratique, mais qui ne peut véritablement l’être qu’appuyée sur des fondements solides, constructibles et intelligibles par un seul esprit. Ce qui implique une morale de la modestie et de l’estime de soi : le « je » qui se déploie (plus parcimonieusement que l’on ne croit) dans ces grands textes conduit sa pensée fermement parce qu’il se saisit comme sujet de la réflexion, de l’initiative, de l’expérience, de l’obstacle, et parce qu’il s’efforce de s’assurer de son action en remontant à ses fondements et en délimitant raisonnablement la confiance qu’il peut avoir en lui-même. On ne peut lire ni considérer Descartes de l’extérieur, pas davantage le réduire à la complexité révolue de l’époque où il s’inscrit ; on ne visite pas les textes de Descartes en les reléguant dans un musée où les idées reposeraient comme un trésor inerte. Denis Kambouchner conclut : « Cette œuvre n’est pas seulement un bien patrimonial à protéger. Il est impossible, aujourd’hui encore, de la regarder de près, d’y entrer et d’en prendre la mesure, ce qui est déjà la soustraire à son mythe, sans recueillir quelque chose de son extraordinaire énergie et de sa si inventive et si vigilante liberté. »

Sommaire du volume I

  • Introduction par Denis Kambouchner.
  • Chronologie (1563-1641) par Louis Rouquayrol.
  • Note sur la présente édition par Denis Kambouchner.
  • Notes et projets philosophiques (1619-1623). Textes établis ou traduits par Michelle Beyssade, présentés et annotés par Denis Kambouchner.
  • Règles pour la direction de l’esprit. Texte traduit par Jean-Marie Beyssade et Michelle Beyssade, présenté par Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner, et annoté par Jean-Marie Beyssade, Michelle Beyssade, Frédéric de Buzon et Denis Kambouchner.
  • Le Monde ou Traité de la lumière. Texte présenté par Frédéric de Buzon, établi et annoté par Delphine Bellis.
  • L’Homme. Texte établi, présenté et annoté par Annie Bitbol-Hespériès.
  • La Recherche de la vérité. Texte établi ou traduit par Erik-Jan Bos, présenté par Louis Rouquayrol, et annoté par Erik-Jan Bos et Louis Rouquayrol avec la collaboration de Denis Kambouchner.
  • Discours de la Méthode ; La Dioptrique, Les Météores, La Géométrie (extraits). Texte du Discours établi, présenté et annoté par Geneviève Rodis-Lewis, annotation complétée par Denis Kambouchner et Annie Bitbol-Hespériès. Textes des Essais établis, présentés et annotés par Michel Blay (pour Les Météores) et Frédéric de Buzon (pour La Dioptrique et La Géométrie)
  • Les Méditations métaphysiques et Objections et réponses (I à VI). Texte des Méditations traduit par le duc de Luynes, présenté par Jean-Marie Beyssade et Denis Kambouchner. Texte des Objections et réponses traduit par Claude Clerselier, présenté par Jean-Luc Marion et annoté par Laurence Renault (I), Denis Kambouchner (II), Vincent Carraud et Gilles Olivo (III et IV), Didier Gil et Jean-Marie Beyssade (V) et Frédéric de Buzon (VI).
  • Choix de lettres (1619-1641). Textes traduits par Jean-Robert Armogathe et, au XVIIe siècle par Claude Clerselier, et établis, présentés et annotés par Jean-Robert Armogathe.
  • Appendices. Thèses de droit. Abrégé de musique (extraits). Jugements sur quelques lettres de Monsieur Guez de Balzac. Privilèges de 1637. Textes traduits, présentés et annotés par Jean-Marie Beyssade, Frédéric de Buzon, Denis Kambouchner et Theo Verbeek.
  • Notices et notes.
  • Répertoire des correspondants, par Jean-Robert Armogathe.

Sommaire du volume II

  • Chronologie (1642-1937) par Louis Rouquayrol.
  • Avertissement par Denis Kambouchner.
  • Méditations métaphysiques (suite), Septièmes objections (extraits) et Réponses. Lettre à Dinet. Textes traduits par Claude Clerselier, présentés et annotés par Roger Ariew et Theo Verbeek.
  • Lettre à Voetius (extraits). Texte traduit, présenté et annoté par Denis Kambouchner.
  • Les Principes de la philosophie. Texte traduit par Claude Picot, présenté par Frédéric de Buzon, Denis Kambouchner et Denis Moreau, et établi et annoté par Denis Moreau (Préfaces et I), Frédéric de Buzon (II et IV), Frédéric de Buzon et André Charrak (III).
  • La Description du corps humain. Texte établi, présenté et annoté par Annie Bitbol-Hespériès.
  • Notes sur un certain placard. Texte traduit, présenté et annoté par Dan Arbib.
  • Entretien avec Burman. Texte traduit par Xavier Kieft, et annoté par Denis Kambouchner, Xavier Kieft et Louis Rouquayrol.
  • Les Passions de l’âme. Texte établi, présenté et annoté par Denis Kambouchner et Louis Rouquayrol.
  • La Naissance de la paix (extraits). Texte établi, présenté et annoté par Catherine Kintzler.
  • Descartes à Stockholm. Extraits de La Vie de Monsieur Descartes d’Adrien Baillet (1691). Texte établi, présenté et annoté par Annie Bitbol-Hespériès.
  • Choix de lettres (1642-1650). Textes traduits par Jean-Robert Armogathe et, au XVIIe siècle, par Claude Clerselier, et établis, présentés et annotés par Jean-Robert Armogathe.
  • Notices et notes.
  • Répertoire des correspondants par Jean-Robert Armogathe.
  • Bibliographie et Index par Louis Rouquayrol.

Notes

1 – Rappelons que l’édition des Œuvres complètes et de la Correspondance intégrale, avec un appareil critique plus étendu est réservée à la collection Tel, en huit volumes actuellement en cours d’édition. https://www.gallimard.fr/catalogue?f%5B0%5D=collection_serie%3A34269&f%5B1%5D=auteurs_principaux_contenu_titre%3ARen%C3%A9%20Descartes&search_api_fulltext=Descartes

2 – Jean-Marie Beyssade m’avait proposé l’édition de ce ballet dès la fin des années 1990 ; il a facilité mes premiers pas en me fournissant un dossier contenant la documentation nécessaire et accessible à l’époque. Je conserve un souvenir ému de sa chaleureuse sollicitude et de l’attention rigoureuse qu’il consacrait à tout ce qu’il entreprenait. Denis Kambouchner m’a ensuite accueillie et soutenue dans la poursuite de ce travail jusqu’à son point ultime et j’ai pu travailler à ses côtés en toute confiance, assurée de sa relecture bienveillante et vigilante.

« Laïcité, athéisme et auto-institution » (Podcast sur « Hérétiques »)

Le site Hérétiques m’a récemment invitée à enregistrer un « podcast » sur la laïcité, sous la forme d’un entretien en deux parties (publiées le 1er et le 15 décembre).
Cet entretien est disponible sur le site ainsi que sur les plates-formes Apple, Spotify, Deezer, Youtube, Amazon, Instagram, etc.

Accès à l’enregistrement depuis le site, où on trouvera les liens vers les plates-formeshttps://heretiques.fr/2024/12/01/laicite-atheisme-et-auto-institution-avec-catherine-kintzler/

Merci au site Hérétiques de m’avoir accueillie pour ce moment de réflexion et de discussion approfondies !

Lire la présentation du site Hérétiques sur cette page, où on pourra aussi prendre connaissance de la très riche bibliothèque de pocasts.

Nedjib Sidi Moussa s’en prend à Boualem Sansal et à Kamel Daoud

Note sur un article de 2017

En novembre 2017, j’ai publié un article de recension du livre de Nedjib Sidi Moussa La Fabrique du Musulman. Après avoir vu l’émission « C’est politique » diffusée hier 24 novembre 2024 sur la chaîne FranceTV 5, où cet auteur était invité et durant laquelle il s’en est pris à Boualem Sansal et à Kamel Daoud, j’ai jugé utile d’ajouter une note à mon article. Je la reproduis ci-dessous.

L’article [recension CK du livre de Nedjib Sidi Moussa La Fabrique du Musulman] a été publié en 2017 (c’est également la date de publication du livre analysé). Il conserve à mes yeux sa pertinence, pourvu qu’on soit attentif à la chronologie. Je n’ai pas lu les textes ultérieurs de Nedjib Sidi Moussa, et je ne connais pas l’évolution de sa pensée ni de ses positions après 2017.

Il se trouve que j’ai regardé hier 24 novembre 2024 l’émission « C’est politique » diffusée sur la chaîne FranceTV 5, où il était invité. À plusieurs reprises, sans ambiguïté, et sur un ton qui respirait une froide animosité, il a tenu des propos accablant l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal, lequel a été arrêté à Alger le 16 novembre 2024 et a été jeté depuis dans les geôles algériennes sans pouvoir donner de nouvelles. Selon Nedjib Sidi Moussa, Boualem Sansal aurait commis de graves fautes de goût. Jugez plutôt : il est soutenu par des personnes et des organismes « de droite » et même, horresco referens, « d’extrême-droite », il ose critiquer l’islamisme (ce qui conduirait à « stimagtiser les musulmans ») allant jusqu’à mettre en garde les Français contre ce mouvement grandissant, et puis il critique l’Algérie – ce n’est pas bien de blesser le sentiment national.
Non content de tirer sur un homme à terre, Nedjib Sidi Moussa a sorti une cible supplémentaire de sa besace pour la placer dans le dos de l’écrivain Kamel Daoud (prix Goncourt 2024) auquel il reproche, entre autres dérives « de droite », de vouloir effacer la mémoire de la guerre d’indépendance algérienne en promouvant celle des « années noires ». Il suffit de lire le roman de Daoud Houris pour voir que le livre ne milite pas pour un effacement, mais montre combien le récit mémorial officiel algérien fait délibérément obstacle à tout ce qui pourrait rappeler les atrocités de la décennie 1990-2000.
J’invite les lecteurs à mesurer l’écart qui sépare le livre de 2017 (en aurais-je fait une lecture totalement naïve ?) des propos tenus publiquement hier par N. Sidi Moussa.

L’émission du 24 novembre est disponible pendant un mois sur le site de FranceTV 5  et on peut en trouver des extraits significatifs sur X (par exemple sur Boualem Sansal https://x.com/i/status/1860828865813188664  ou sur Kamel Daoud https://x.com/i/status/1860782180877627824 )

Le wokisme à la lecture de C. Castoriadis

Quentin Bérard poursuit ici une lecture de Cornelius Castoriadis1 qui soustrait cet auteur à la bienpensance dans laquelle il est convenu de l’enrôler. Il montre en quoi Castoriadis, analysant les moments contestataires successifs des années 1950 à 1990, parle aussi de celui d’aujourd’hui – le « wokisme » – et fournit des outils pour en comprendre non seulement les manifestations, mais aussi les conditions d’émergence et l’historicité. Le « wokisme » n’est en rien un courant importé, une résurgence anachronique d’un passé oublié ou l’engouement passager d’une adolescence tourmentée : il est la rationalisation, l’expression spectaculaire et nuisible de l’effondrement de nos sociétés.

« L’idée de faire table rase de tout ce qui existe
est une folie conduisant au crime. »2

Les analyses de ce qu’il est maintenant convenu d’appeler le « wokisme » pourraient se répartir en trois ensembles : celles qui le rattachent à la « French Theory », celles qui le font dériver de l’histoire du com­munisme et celles qui y décèlent un courant para-religieux. Salutaires et, finalement, complémentaires, ces approches se focalisent sur le seul angle idéologique, pouvant laisser croire que la lutte contre ces mou­vances envahissantes pourrait se limiter à ce terrain. Celui-ci est loin d’être négligeable mais, outre qu’il ouvre la porte à un retour aux vieilles momies idéologiques dites « de droite », il fait l’économie des condi­tions d’émergence du wokisme, c’est-à-dire des analyses de fond des sociétés occidentales contemporaines.

Consacrée à ces dernières, l’œuvre de Cornelius Castoriadis (1922-1997) permettrait peut-être, rétrospectivement, d’apporter quelques lumières sur ces pseudo-subversions contemporaines, alors comprises comme les signes d’un « délabrement de l’Occident » – pour reprendre sa célèbre formule – aujourd’hui extrêmement avancé. C’est à lui qu’il faudrait faire face, sous peine de mener un combat en ignorant les grandes lignes de forces qui en déterminent l’issue.

Entrelacement de la contestation et de l’apathie

La dissidence du trotskysme de C. Castoriadis en 1946 débute par une analyse de l’URSS (« quatre lettres, quatre mensonges »3) comme « société bureaucratique totale » le conduisant, au fil des années au sein puis, à partir de 1967 en dehors du groupe-revue Socialisme ou barbarie, à abandonner l’économisme marxiste au pro­fit d’une approche politique des sociétés humaines c’est-à-dire, et in fine, à leurs soubasse­ments psycho-cultu­rels, qu’il nommera leur institution imaginaire4. Dans la « patrie socialiste » comme dans les sociétés capita­listes, la dépossession des travailleurs relevait alors d’une exploitation économique mais se révélait, bien plus profondément et avant tout, une aliénation politique : la lutte des classes est avant tout un conflit entre dirigeants et exécutants, ouvrant sur la perspective d’une autogestion ou démocratie directe, souveraineté populaire structurée et organisée se réclamant autant des expériences révolutionnaires modernes que de l’Athènes antique, dont il se réclamera toute sa vie.

Dès les années 1950, la fin des grands mouvements ouvriers que C. Castoriadis relie à la bureaucratisa­tion des organisations ouvrières et son extension à tous les domaines de la vie le mènent à diagnostiquer la dépolitisa­tion déjà perceptible comme un « repli sur la sphère privée », une « privatisation généralisée ». Il note, en 1959 dans un article-bilan5 :

« Cette disparition de l’activité politique, et plus généralement ce que nous avons appelé la privatisation n’est pas propre à la classe ouvrière ; elle est un phénomène général, que l’on constate chez toutes les catégories de la population et qui exprime la crise profonde de la société contemporaine. Envers ri­goureux de la bureaucratisation, elle manifeste l’agonie des institutions sociales et politiques qui, après avoir rejeté la population, sont maintenant rejetées par elle. Elle est le signe de l’impuissance des hommes devant l’énorme machinerie sociale qu’ils ont créée et qu’ils n’arrivent plus ni à comprendre, ni à dominer, la condam­nation radicale de cette machinerie. Elle exprime la décomposition des valeurs, des significations sociales et des communautés. […] La signification de ce phénomène n’est pas simple : il y a là incontestablement un retrait, une incapacité provisoire d’assumer le problème de la société qui n’est rien moins que positive. Mais il y a aussi autre chose et plus. Le rejet de la politique telle qu’elle existe est d’une certaine façon le rejet en bloc de la so­ciété actuelle ; c’est le contenu de tous les “programmes” qui est rejeté, parce que tous, conservateurs, réfor­mistes ou “communistes” ne repré­sentent que des variantes du même type de sociétéMais elle est aussi rejet du type d’activité que repré­sente la politique telle qu’elle est pratiquée par les organisations traditionnelles : activité séparée de spé­cialistes coupés des préoccupations de la population, tissu de mensonges et de manipula­tions, farce gro­tesque aux conséquences souvent tragiques. La dépolitisation actuelle est tout autant indifférence que cri­tique de la séparation de la politique et de la vie, du mode d’existence artificiel de partis, des motivations intéressées des politiciens ».

Déjà largement encouragée par le développement de la société de consommation que Jean Baudrillard analy­sera plus tard, dans le sillage de la Critique de la vie quotidienne d’Henri Lefebvre en 1947, ce « re­trait des gens dans la sphère privée » est donc une forme de contestation implicite. Parallèlement, les formes contestataires ex­plicites sortent du cadre institutionnel et débordent du monde du travail pour s’étendre dans tous les secteurs de la vie sociale, particulièrement dans le monde étudiant6, sans réellement trouver de ca­naux d’expression et mi­nant la vie sociale, comme C. Castoriadis le diagnostique en 1965 :

« Les gens sont mécontents, grognent, protestent ; les conflits sont incessants. Même si le mécontente­ment prend des formes différentes, cette société plus riche et plus prospère contient probablement davan­tage de ten­sions que la plupart des autres sociétés connues dans l’histoire. […] Au niveau officiel, des pou­voirs existants, de la presse, etc., il n’existe qu’une hypocrisie officielle qui se reconnaît elle-même, presque explicitement, comme simple hypocrisie et ne prend pas au sérieux ses propres normes. Et, dans la société en général, prévaut un cynisme extrêmement répandu, constamment nourri par les exemples offerts par la vie sociale (scandales, etc.). L’idée générale est que vous pouvez faire n’importe quoi, et que rien n’est “mal”, pourvu que vous puis­siez vous en sortir, pourvu que vous ne soyez pas pris. […] La socialisation au sens plus général, le sentiment que ce qui se passe dans la société est, après tout, aussi notre propre af­faire, que nous avons à faire quelque chose par rapport à la société, que nous en sommes responsables, se trouve profondé­ment disloqué. Cette dislo­cation renforce le cercle vicieux. Elle accroît l’apathie et multi­plie ses effets. »

Il ajoute :

« Mais il y a aussi un autre aspect, très important, de tous ces phé­nomènes de crise. Le temps ne me permet guère plus que de le mentionner. Lorsque nous parlons de crise, nous devons comprendre qu’il ne s’agit pas d’une calamité physique qui s’est abattue sur la société contemporaine. S’il y a crise, c’est que les gens ne se soumettent pas passivement à l’organisation existante de la société, mais réa­gissent et luttent contre elle de nombreuses ma­nières. »7

Mais le constat d’échec s’ensuit de peu, provoquant la dissolution de Socialisme ou barbarie en 1967 :

« Nous pensions que ces luttes se développeraient également en France et, surtout, qu’elles pourraient […] dé­passer les rapports immédiats de travail, progresser vers la mise en question explicite des relations so­ciales gé­nérales. En cela nous nous trompions. Ce développement n’a pas eu lieu […]. Cette reconstruction [théorique][…] nous pensions pouvoir la faire du même mouvement que la construction d’une organisation politique révolutionnaire. Cela s’avère aujourd’hui impossible, et nous devons en tirer les conclusions. »8

L’« échec bizarre » de Mai 68

Il est d’usage de se gausser de ce diagnostic désabusé dressé quelques mois avant le jaillissement de Mai 68, qui semble le démentir : c’est ne rien comprendre à ce qui était visé ni à ce qui est advenu depuis. Car voilà le point nodal de l’analyse socio-politique des « Trente Glorieuses » faite par C. Castoriadis : l’organi­sation de la société et son fonctionnement échappent de plus en plus à la volonté populaire, à la fois cause et conséquence d’une dépolitisation profonde en même temps que d’une contestation souterraine généralisée, toutes deux corrodant l’ensemble des ins­titutions, des rapports sociaux et des valeurs culturelles, sans opposer de réelle alternative politique. Cette tension va croître et s’ap­profondir au fil des décen­nies et C. Castoriadis ne cessera d’y revenir.

C’est bien sûr elle qui éclate au grand jour au printemps 1968. Analysant sur-le-champ « les événe­ments » dans un texte fort, C. Castoriadis salue avec enthousiasme la « Commune étudiante » et en décrit les premiers ef­fets tout en déplorant l’irrationalisme, l’arbitraire, l’outrance ou l’inconséquence des insurgés qui n’ouvrent sur aucune perspective. C’est à la fois la consécration des analyses de Socialisme ou barbarie et le constat réitéré que ce nouveau type de contestation générale de la société n’accouche finalement de rien : ni discours cohérents, ni organes d’auto-gouvernement, ni formes d’organisations nouvelles, ni projets de so­ciété conséquents :

« Que la société, ou une de ses sections, soit capable de déchirer pour un moment les voiles qui l’enveloppent et de sauter au-delà de son ombre, le problème n’est pas là. Là, il n’est que posé ; c’est pour cela qu’il est posé. Il ne s’agit pas de vivre une nuit d’amour. Il s’agit de vivre toute une vie d’amour. Si nous trouvons aujourd’hui, face à nous, Waldeck Rochet et Séguy [respectivement secrétaire général du PC de 1964 à 1969 et secrétaire général de la CGT de 1967 à 1982], ce n’est pas parce que les ouvriers russes [de 1917] ont été incapables de renverser l’ancien régime. C’est, au contraire, parce qu’ils en ont été capables — et qu’ils n’ont pas pu instaurer, instituer leur propre pouvoir. »9

Cet « échec bizarre »10 de Mai 68, comme il le qualifiera, cet auto-effondrement du mouvement, C. Castoriad­is l’impute, fondamentalement et derrière le refus de la société française d’aller plus loin, à la difficul­té de

« se dégager de la représentation de la politique – et de l’institution – comme fief exclusif de l’État (qui continue lui-même à incarner, même dans les sociétés les plus modernes, la figure d’un pouvoir de droit divin) comme ne s’appartenant qu’à lui-même. C’est ainsi que la modernité, la politique en tant qu’activité collective (et non pas profession spécialisée) n’a pu jusqu’ici être présente que comme spasme et paroxysme, accès de fièvre, d’en­thousiasme et de rage, réaction à un excès de Pouvoir toujours à la fois hostile et inévitable, ennemi et fatalité – bref que comme “Révolution”. »11

Il notera, presque vingt ans plus tard :

« En un sens Mai 68 n’est sorti du stade de la fête révolutionnaire que pour entrer dans la décomposition. Cette constatation conduit à l’interrogation, la plus grave de toutes aujour­d’hui, sur le désir et la capacité des hommes de prendre en main leur propre existence sociale. »12

L’intelligentsia et la rationalisation de l’échec

Mais ce n’est pas ce bilan qui est tiré par l’intelligentsia de l’époque. Car, bien plus grave que son simple échec, Mai 68 marque le véritable point de départ de la rationalisation idéologico-intellectuelle de cette impuiss­ance que les « intellectuels » subversifs paléo-marxistes, structuralistes, post-situationnistes ou heideggeriens vont opérer dès après-coup et jusqu’à aujourd’hui. C. Castoriadis écrira, quinze ans plus tard :

« Ce que les idéologues fournissent après coup, c’est à la fois une légitimation des limites (des limita­tions, en fin de compte : des faiblesses historiques) du mouvement de mai : vous n’avez pas essayé de prendre le pouvoir, vous avez eu raison ; vous n’avez même pas essayé de constituer des contre-pouvoirs, vous avez encore eu rai­son, car qui dit contre-pouvoir dit pouvoir, etc. ; et une légitimation du retrait, du renoncement, du non-engage­ment ou de l’engagement ponctuel et mesuré : de toute façon, l’histoire, le su­jet, l’autonomie, ne sont que des mythes occidentaux, cette légitimation sera du reste rapidement relayée par la chanson des nouveaux philo­sophes à partir du milieu des années 70 : la politique vise le tout, donc elle est totalitaire, etc. (et elle en explique aussi le succès). […] pour les dizaines ou centaines de milliers de gens qui avaient agi en Mai-Juin mais ne croyaient plus à un mouvement réel, qui voulaient trouver une justification ou légitimation à la fois à l’échec du mouvement et à leur propre privatisation commençante tout en gardant une “sensibilité radicale”, le nihilisme des idéologues, lesquels s’étaient en même temps arrangés pour sauter sur le train d’une vague “subversion”, convenait admirablement. ». Voilà ainsi oc­cultée l’« immense difficulté à prolonger positivement la critique de l’ordre des choses existant, [cette] im­possibilité d’assumer la visée d’autonomie comme autonomie à la fois in­dividuelle et sociale en instaurant un autogouvernement collectif […] »13

C. Castoriadis corrigera ainsi le titre du livre d’Alain Renaut et de Luc Ferry de 1986, La pensée 68, qui décortiquait les discours des Foucault, Derrida, Bourdieu, et Deleuze (les auteurs précisent a posteriori qu’ils auraient pu faire de même avec Heidegger, Marcuse, Althusser et Lacan)14 :

« Le contresens de Ferry et Re­naut est total : la “pensée 68” est la pensée anti-68, la pensée qui a construit son succès de masse sur les ruines du mouvement de 68 et en fonction de son échec. Les idéologues discutés par Ferry et Renaut sont des idéologues de l’impuissance de l’homme devant ses propres créations ; et c’est le sentiment d’im­puissance, de découragement, de fatigue qu’ils sont venus, après 68, légitimer. »15

Tel est le rôle historique de ces « divertis­seurs » :

« On peut chercher à la loupe chez Sartre, Lévi-Strauss, Lacan, Althusser, Fou­cault, Barthes, etc., une seule phrase qui, de près ou de loin, soit pertinente soit pour la préparation de Mai, soit pour sa compréhension après coup. On ne la trouvera pas. Nos intellectuels parlent-ils pour ne rien dire ? Non point. Ils parlent pour que les gens pensent à côté»16

Aspects de la subversion anomique

Les grands jalons de cette rationalisation de l’impuissance sont dès lors posés pour les prochaines décen­nies : toutes les impasses politico-intellectuelles rencontrées par les mouvements contestataires des années suivantes se retrouvent présentées comme des « lignes de fuites », pour reprendre une expression deleu­zienne dont la noto­riété n’a jamais faibli. Ainsi :

« Ce fait élémentaire [l’a-socialité radicale de la psyché humaine], même s’il a été placé au centre de notre réflexion sur le sujet à partir de Freud et grâce à lui, est connu depuis toujours et a été for­mulé par des penseurs aussi différents que Platon, Aristote ou Diderot. Ce n’est que moyennant son occul­tation que depuis dix ans, ont pu fleurir de nouvelles variétés de confusion et de mystification – la glorifica­tion du “désir” et de la “libido”, la découverte d’un désir “mimétique”, et la dernière camelote lancée par la publicité de l’industrie des idées sur le marché : le néo-libéralisme pseudo-“religieux”. Tous tant qu’ils sont, et quoi qu’ils disent les uns des autres, partagent le même incroyable postulat : la fiction d’un “indivi­du” qui viendrait au monde plei­nement achevé et déterminé quant à l’essentiel, et que la société – la socia­lité comme telle – corromprait, oppri­merait, asservirait»17

De là l’obsession de la « récupération ». En mai-juin 1968, déjà, C. Castoriadis avertissait les étudiants :

« Celui qui a peur de la récupération est déjà récupéré. […] La récupération, on ne l’évite pas en refusant de se définir. L’arbitraire, on ne l’évite pas en refu­sant de s’organiser collectivement, plutôt on y court. »

Les insurgés sont victimes de ce qu’il nommait, dix ans auparavant, « le primitivisme anti-organisationnel »18 fondé sur « le présupposé que toute organisation collec­tive dans la période contemporaine est condamnée à la bureaucratisation »19. C’est la traduction concrète de cette fixation sur une « récupération » par un « système » à la fois omniprésent et omni­potent20, aujourd’hui tellement incorporée qu’elle n’est même plus exprimée :

« Les gens ont l’illusion de pouvoir sortir [de la tragédie et du risque qu’est l’histoire], et l’expriment par cette demande : produisez-moi un système institutionnel qui garanti­ra que cela ne tournera jamais mal ; démontrez-moi qu’une révo­lution ne dégénérera jamais, ou que tel mouve­ment ne sera jamais récupéré par le système existant. »21

Et pourtant :

« Dire qu’aussi longtemps que le régime subsiste, il récupère tout, c’est une tautologie. Mais est-ce parce que le système récupère ou intègre la liberté de la presse, par exemple, que nous allons nous en désintéresser ? […] Ici encore, il faut dénoncer ce préjugé ab­solutiste pseudo-révolutionnaire, selon lequel il y aurait une coupure radicale et totale, ou bien on serait récupé­ré à 100 % par le système. »22

Cette posture de « retrait contestataire » conduit logiquement à des « […] utopies incohérentes : on ne peut pas évacuer purement et simplement le problème de la production, pas plus que celui de la coordina­tion des ac­tivités collectives. On a parfois l’impression qu’on assiste actuellement à un renouveau de la my­thologie du bon sauvage, de retour à des états naturels, qui sont des comportements de fuite et d’impuis­sance. »23

C’est ainsi que, à la fin des « années 68 », C. Castoriadis constate l’éparpillement des courants contesta­taires en « groupes non seulement minoritaires, mais fragmentés et sectorisés, incapables d’articuler leurs visées et leurs moyens en termes universels à la fois objectivement pertinents et mobilisateurs. »24. Cet écla­tement est ra­tionalisé sous la forme de ce que Castoriadis nomme le « révoltisme » qui

« […] semble au­jourd’hui gagner du terrain auprès de gens très honorables et fort proches. Quel en est le “fondement” philosophique ? C’est une thèse sur l’essence du social. Le père le plus proche de nous de cette thèse, c’est Merleau-Ponty, qui écrivait, dans Les Aventures de la dialectique : le marxisme commet l’erreur d’imputer l’aliénation au contenu de l’his­toire, tandis qu’elle appartient à sa structure (je cite de mémoire). Donc, thèse : toute société est essentiellement aliénée, l’aliénation tient à l’essence du social. (Conséquence im­médiate : l’idée d’une société non aliénée est une absurdité.) »25

Si la société est aliénée et aliénante dans son principe même, ontologiquement, que pourrait bien y faire une minorité (inexplicablement, notons-le) éclairée et lucide ? La « déconst­ruire », pardi, dans le sillage de la mode structuraliste que C. Castoriadis nommera « l’idéologie fran­çaise »26 et dont on connaît la postérité :

« Les “généalogies“, les “archéologies“ et les “déconstructions“, si l’on s’en contente et si on les prend comme quelque chose d’absolu, restent quelque chose de superficiel et représentent en fait une fuite devant la question de la vérité – fuite caractéristique et typique de l’époque contemporaine. La question de la vérité exige que nous affrontions l’idée elle-même, que nous osions, le cas échéant, en affirmer l’erreur ou en circonscrire les limites – bref, que nous essayions de la mettre à sa place. »27

Il décrypte :

« Pour une bonne partie, l’idéologie et la mystification déconstructionniste s’ap­puient sur la “culpabilité“ de l’Occident : elles procèdent, brièvement parlant, d’un mélange illégitime, où la critique (faite depuis longtemps) du rationalisme instrumental et instrumentalisé est subrepticement confondue avec le dénigrement des idées de vérité, d’autono­mie, de responsabilité. »28

C. Castoriadis n’est pas moins affligé de voir ses contemporains se mystifier en contemplant, ailleurs, des sociétés radicalement meilleures, du côté des cultures extra-européennes, après la Russie stalinienne et la Chine maoïste :

« Les espoirs mis par les révolutionnaires ou certains idéologues dans le prolétariat s’affaiblissent ou s’évanouissent ; cependant, au lieu d’une analyse et d’une critique de la nouvelle situa­tion du capitalisme, ces espoirs sont purement et simplement reportés ailleurs. C’est cela, l’essence de ces opérations suprêmement dérisoires qu’ont été, pour les intellectuels d’ici, le fanonisme, le tiers-mondisme “révolutionnaire”, le guévarisme, etc. et ce n’est évidemment pas un hasard si elles ont eu l’appui de ces paradigmes de confusionnisme qu’a été Sartre, ou d’autres scribes mineurs qui depuis ont, du reste, com­plètement retourné leurs vestes. »29

C’est là, bien sûr, le « Tiers-mondisme » et ses nombreuses et actuelles vies ultérieures, l’idéalisation des cultures et sociétés non-occidentales, « opérations déri­soires car elles consistent à simplement reprendre le schéma de Marx, à en enlever le prolétariat industriel et lui substituer les paysans du Tiers-monde. »30

Car c’est, ici comme presque partout, la matrice millénariste marxiste qui ressurgit :

« Il est affligeant de voir de jeunes militants s’aliéner dans un activisme irréfléchi et proclamer que ce qui leur importe c’est l’action, non pas la philosophie. Car, lorsqu’on regarde en quoi consiste leur action et de quoi sont faites les idées de leurs tracts et de leurs affiches, on constate qu’elles ne sont que des sous-produits des écrits d’un philosophe socio­logue allemand du XIXe siècle, nommé Karl Marx. Et, lorsqu’on regarde d’un peu près les écrits de Marx, c’est Hegel et Aristote qu’on y trouve. »31

Idem, entre dix exemples, du côté de cer­tains courants techno-critiques, qui ne font souvent que renverser la technophilie marxiste : « Il est pourtant légitime de se demander si [chez eux], au niveau le plus profond, il y a par rapport à Marx autre chose de changé que le signe algébrique affectant la même essence du technique. »32

Rien d’étonnant, à cette aune, que tous ces mouvements aient accompagné l’énorme contre-offensive oligarchique de la fin des années 1970 :

« D’où est donc venue la force de ce pseudo-libéralisme depuis quelques an­nées ? Je pense que, pour une grande partie, elle vient de ce que la démagogie “libérale” a su capter le mou­vement et l’humeur profondément anti-bureaucratique et anti-étatique qui remuent la société depuis le début des années 60. »33

En fin de compte, « le résultat final est la nullité, le vide total du “discours subversif” contemporain, devenu simple objet de consommation et par ailleurs forme parfaitement adéquate du conservatisme idéologique “de gauche” »34 – ou, plus précisément : « le “discours dominant” d’un certain milieu “contestataire” au­jourd’hui, cet horrible salmigondis qu’est le freudo-nietzschéo-marxisme, c’est rigoureusement le n’im­porte quoi. »35 Ce « n’importe quoi » pseudo-subversif, difficile de ne pas l’invoquer aujourd’hui de­vant le plein déploiement contemporain de la bêtise militante, pour reprendre la catégorie de Pierre-André Taguieff36.

Anticipations du wokisme

Car comment ne pas voir que chacune de ces caractéristiques, pointées il y a quarante ou cinquante ans, se retrouve aujourd’hui, mais encore dégradée et amplifiée, dans le « wokisme » contemporain ? Glorifica­tion de « sa subjectivité » propre et de « son désir » idéalisés ; refus de véritables organisations au profit de groupes affini­taires, de réseaux, de bandes, etc. ; entretien d’utopies plus ou moins délirantes ou, dans tous les cas, profondé­ment ineptes ; divisions à l’infini des thématiques, des tendances et des « sensibilités » au gré des « petites différences » ; appel à l’addition incohérente des révoltes de chacun (dans une « intersec­tionnalité » lunaire) ; achar­nement à « déconstruire » l’Occident – et lui seul ! – dans toutes ses dimen­sions ; auto-mystification passionnée vis-à-vis des cultures extra-occidentales ; usure des schémas marxistes jusqu’à la corde messianique judéo-chrétienne…

Rien de ce que C. Castoriadis décrivait ne manque aujourd’hui et, face à une société de plus en plus étrangère à elle-même, le repli sur la sphère privée fait maintenant corps avec les contestations les plus radi­cales et les plus infantiles. Le célèbre slogan féministe « le personnel est politique », par exemple, serait à inverser : la poli­tique n’est plus au­jourd’hui que l’ensemble des préoccupations personnelles (y compris carriériste) :

« […] 300 000 manifestants contre les fusées Pershing ; des dizaines de milliers de manifestants à Francfort contre l’extension de l’aéroport ; mais pas un seul manifestant contre l’instauration de la terreur militaire en Pologne. On veut bien manifester contre les dangers biologiques de la guerre ou contre la des­truction d’un bois ; on se désintéresse totalement des enjeux politiques et humains liés à la situation mon­diale contempo­raine. »37

C’est ainsi que Castoriadis, analysant les moments contestataires successifs des années 1950 à 1990, parle aussi de celui d’aujourd’hui, que le wokisme semble subsumer. On trouvera facilement dans son œuvre38 de multiples propos éreintant toujours de manière lapidaire les générations précédentes de nos insurrec­tionnalistes contemporains, écologistes plus ou moins « décoloniaux », néo- et pseudo-fémi­nistes et leurs dégé­nérescences plus ou moins dégenrées, artistes engagés et journalistes-militants, néo-pé­dagogistes, pacifistes ré­dempteurs, islamo-gauchistes ou promoteurs du multiculturalisme, etc. À « la socié­té des lobbies et des hob­bies »39 que C. Castoriadis fustigeait, il faut maintenant rajouter celle des « lubies ».

« Ces mouvements [des années 1960-70] ont ébranlé le monde occidental, ils l’ont même changé – mais ils l’ont en même temps rendu moins viable encore. Phénomène frappant mais qui, finalement, n’est pas surpre­nant : car, s’ils ont pu fortement contester le désordre établi, ils n’ont ni pu ni voulu assumer un pro­jet politique positif. Le résultat net provisoire qui a suivi leur reflux a été la dislocation accentuée des ré­gimes sociaux, sans apparition de nouveaux objectifs d’ensemble ou de supports pour de tels objectifs. […] La société “politique” actuelle est de plus en plus morcelée, dominée par des lobbies de toute sorte, qui créent un blocage général du système. Chacun de ces lobbies est en effet capable d’entraver efficacement toute politique contraire à ses inté­rêts réels ou imaginaires ; aucun d’entre eux n’a de politique générale ; et, même s’ils en avaient une, ils ne posséderaient pas la capacité de l’imposer. »40

Bien sûr, chacune des causes invoquées est l’héritière d’un courant contestataire (auquel elle peut se référer) qui apparten­ait en plein à ce que C. Castoriadis appelle le projet d’autonomie individuelle et collective, lequel s’est déployé en Occident du haut Moyen Âge à la Renaissance, puis des Lumières aux Révolutions classiques jusqu’aux mouvements ouvriers et à leurs prolongements. Mais son « éclipse » actuelle, comme il le diagnosti­quait, n’en fait plus qu’une grotesque caricature et ce n’est pas surprenant : « Ni “traditionaliste” ni créa­trice et révolutionnaire (malgré les histoires qu’elle se raconte à ce propos), l’époque vit un rapport au passé sur un mode qui, lui, re­présente certes comme tel une novation historique : celui de la plus parfaite extériorité. »41

L’important est ici de comprendre que ces courants contestataires, dont le « wokisme » n’est que le der­nier avatar, font, pour C. Castoriadis, partie intégrante de notre déliquescence civilisationnelle, sont à la fois causes et symptômes de ce « délabrement de l’Occident », puisqu’ils sont l’autre face d’un monde simulta­nément techno-bureaucratisé et fortement anomique :

« Comment s’étonner aussi que tant de jeunes, qui refusent leur transformation en animaux logistiques mais le plus souvent n’ont pas, précisément en fonction du système qui les a “éduqués”, la possibilité de montrer l’incon­sistance théorique de ce système, donnent souvent à leur révolte des formes irrationalistes ? »42

Le « wokisme », symptôme de l’anomie occidentale

Le « wokisme » n’est en rien un courant importé, une résurgence anachronique d’un passé oublié ou l’engouement passager d’une adolescence tourmentée : il est une des expressions les plus spectaculaires et nuisibles de l’effondrement de nos sociétés et fait corps avec elle. Plus : il en est la rationalisation, la verbali­sation décri­vant ce processus immanent d’authentique décivilisation, pour reprendre le terme de Norbert Elias, comme une perspective désirable et désirée, envisagée comme une entreprise consciente et délibérée menés par une avant-garde éclairée – qui l’approfondit en retour.

Cette éducation qui n’éduque plus, par exemple, C. Castoriadis l’a décrite dès 196543 et y revient sou­vent :

« Le système éducatif occidental est entré, depuis une vingtaine d’années, écrit-il en 1982, dans une phase de désagrégation accélérée. Il subit une crise des contenus : qu’est-ce qui est transmis, et qu’est-ce qui doit être transmis, et d’après quels critères ? […] il connaît aussi une crise de la relation éducative : le type traditionnel de l’autorité s’est effondré, et des types nouveaux – le maître-copain, par exemple – n’ar­rivent ni à se définir, ni à s’affirmer, ni à se propager. […] Autrefois – il n’y a guère – toutes les dimensions du système éducatif (et les valeurs auxquelles elles renvoyaient) étaient incontestables ; elles ont cessé de l’être. »44

La cause, ici encore, c’est

« l’effritement et la désintégration des rôles traditionnels – homme, femme, parents, enfants – et sa consé­quence : la désorientation informe des nouvelles générations. [L’as­pect ambivalent des] mouvements des vingt dernières années vaut aussi dans ce domaine (bien que le pro­cessus remonte, dans le cas de la famille, à beau­coup plus loin, et qu’il soit déjà vieux de trois quarts de siècle dans les pays les plus « évolués »). La désintégra­tion des rôles traditionnels exprime la poussée des individus vers l’autonomie et contient les germes d’une émancipation. Mais j’ai noté depuis longtemps l’ambiguïté de ces effets. Plus le temps passe, plus on est en droit de se demander si ce processus se traduit davantage par l’éclosion de nouveaux modes de vie que par la désin­tégration et l’anomie. »45

Cette anomie s’est peu à peu instituée dans tout le corps social, s’incarnant dans ce que C. Castoriadis appelle le « type anthropologique », le type d’être humain fabriqué par sa société et qu’il façonne en retour, et dont il diagnostique une « mutation » (que reprendra plus tard Marcel Gauchet46) :

« Nous touchons là un facteur fonda­mental […] : l’intime solidarité entre un régime social et le type an­thropologique (ou l’éven­tail de tels types) né­cessaire pour le faire fonctionner. Ces types anthropologiques, pour la plupart, le capi­talisme les a hérités des périodes historiques antérieures : le juge incorruptible, le fonction­naire wébérien, l’enseignant dévoué à sa tâche, l’ouvrier pour qui son travail, malgré tout, était une sorte de fierté. De tels personnages deviennent incon­cevables dans la période contemporaine : on ne voit pas pour­quoi ils se­raient reproduits, qui les reproduirait, au nom de quoi ils fonctionneraient. Même le type anthro­pologique qui est une création propre du capitalisme, l’entrepreneur schumpétérien […] est en train de dis­paraître »47

Le nouveau type anthropologique – aussi bien décrit par un Jean-Pierre Le Goff que par un Philippe Mu­ray, par exemple – se distingue par la superbe ignorance de son inscription sociale-historique le faisant récu­ser haut tout attachement et nourrir parallèlement une coupable passion grégaire :

« Le caractère de l’époque, aussi bien au niveau de la vie quotidienne qu’à celui de la culture, n’est pas l’« individualisme » mais son opposé, le conformisme généralisé et le collage. Confor­misme qui n’est pos­sible qu’à condition qu’il n’y ait pas de noyau d’identité important et solide. […] c’est ce “Nous” qui se dis­loque aujourd’hui, avec la position, par chaque individu, de la société comme simple « contrainte » qui lui est imposée – illusion monstrueuse mais tellement vécue qu’elle devient un fait maté­riel, tangible, l’indice d’un pro­cessus de dé-socialisation –, et à laquelle il adresse, simultanément et contradictoirement, des demandes ininter­rompues d’assistance. »48

Illusion monstrueuse d’un individu qui ne veut plus « faire société », s’en croit libéré – c’est la promesse la plus intime faite par la société de consommation aussi bien que par les dynamiques « wokes » – et de ce fait s’y livre pieds et poings liés :

« […] il est im­médiat que le plus grand pouvoir concevable est celui de pré­former quelqu’un de sorte que de lui-même il fasse ce qu’on voudrait qu’il fasse sans aucun besoin de domina­tion ou de pouvoir explicite pour l’amener à… Il est tout aussi immédiat que cela crée, pour le sujet assujetti à cette formation, à la fois l’apparence de la “spontanéité” la plus complète et la réalité de l’hétéronomie la plus totale possible. »49

soit une servitude volontaire quasi-complète.

Disparition conjointe de l’individu au sens fort du terme et de la société comme auto-représentation collect­ive,

« la société présente ne se veut pas comme société, elle se subit elle-même. Et si elle ne se veut pas, c’est qu’elle ne peut ni maintenir ou se forger une représentation d’elle-même qu’elle puisse affirmer et va­loriser, ni engendrer un projet de transformation sociale auquel elle puisse adhérer et pour lequel elle veuille lutter. »50

On retrouve ici le rejet d’une collectivité dans laquelle les individus ne se reconnaissent plus, rejet constaté dès les an­nées 1950 et sur lequel il revient vingt ans plus tard :

« Cette contestation généralisée signifiait ipso facto – produit et cause – la dislocation progressive à la fois du système de règles de la société établie et de l’adhésion inté­riorisée des indi­vidus à ces règles. Brièvement parlant, et en grossissement : pas une loi actuellement, qui soit observée pour des motivations autres que la sanction pénale. La crise de la culture contemporaine – comme celle de la production – ne peut être vue simplement comme une « inadaptation » ni même comme un “conflit” entre les forces nou­velles et les formes anciennes. En cela aussi, le capitalisme est une nou­veauté anthropologique absolue, la culture établie s’effondre de l’intérieur sans que l’on puisse dire, à l’échelle macro-sociologique, qu’une autre, nouvelle, est déjà préparée “dans les flancs de l’ancienne so­ciété”. »51

Il détaille :

« Jusqu’au début des années 70, et malgré l’usure manifeste des valeurs, cette société soutenait encore des représentations de l’avenir, des intentions, des projets. Peu importe le contenu, et que pour les uns cela ait été la révolution, le grand soir, pour les autres le progrès au sens capitaliste, l’éléva­tion du niveau de vie, etc. Il y avait, en tout cas, des images ap­paraissant comme crédibles, auxquelles les gens adhéraient. Ces images se vidaient de l’intérieur depuis des dé­cennies, mais les gens ne le voyaient pas. Presque d’un coup, on a découvert que c’était du papier peint – et l’instant d’après même ce papier peint s’est déchiré. La société s’est découverte sans représentation de son ave­nir, et sans projet – et cela aussi c’est une nouveauté historique. » 52

Le paradoxe est que ce vide est valorisé, auto-entretenu et rationalisé par la critique radicale et tous azi­muts que les mobilisations des dernières décennies ont opéré, sans autre but qu’elles-mêmes :

« L’idée que les signi­fications sociales sont simplement contingentes semble bien à la base de la décomposition progres­sive du tissu social dans le monde contemporain. »53 ; « Tout se passe comme si, par un curieux phénomène de résonance négative, la découverte par les sociétés occidentales de leur spécificité historique achevait d’ébranler leur adhé­sion à ce qu’elles ont pu et voulu être, et, plus encore, leur volonté de savoir ce qu’elles veulent, dans l’avenir, être. »54

Réapparaît ici la convergence, déjà évoquée, de la contestation généralisée avec les mécanismes du « capitalisme bureaucratique » puisque son « moyen le plus formidable a été la destruction de toutes les significa­tions sociales précédentes et l’instillation dans l’âme de tous ou presque de la rage d’acquérir ce qui, dans la sphère de chacun, est ou apparaît acces­sible, et pour cela accepter pratiquement tout »55.

On remarquera au passage que cette dernière formulation fonde la stratégie syndicale contemporaine qui ne parle qu’en termes de dédommagements pécuniaires et de moyens financiers, quoi qu’il se passe quoi qu’il arrive, quoi qu’il advienne.

Consommation et contestation, avant-hier antinomiques, hier en écho et aujourd’hui indémêlables56, dé­bouchent sur une crise généralisée, inédite dans sa nature comme dans son ampleur :

« Or, ce qui est précisément en crise aujourd’hui, c’est bien la société comme telle pour l’homme contempo­rain. Nous assistons paradoxalement, en même temps qu’à une hyper ou sur-socialisation (fac­tuelle et externe) de la vie et des activités humaines, à un “rejet” de la vie sociale, des autres, de la nécessi­té de l’institution, etc. Le cri de guerre du libéralisme au début du XIXe siècle, “l’État, c’est le mal”, est de­venu aujourd’hui : “la so­ciété, c’est le mal ”. Je ne parle pas ici des pseudo-philosophes confus de l’époque (qui du reste expriment sur ce point, sans le savoir, un mouvement historique qui les dépasse de loin), mais, d’abord, du “vécu subjectif” de plus en plus typique de l’homme contemporain. »57

Il de­mande :

« l’homme contemporain veut-il la société dans laquelle il vit ? En veut-il une autre ? Veut-il une société en général ? La réponse se lit dans les actes et dans l’absence d’actes. L’homme contemporain se comporte comme si l’existence en société était une odieuse corvée que seule une malencontreuse fatalité l’empêche d’éviter »58

L’impossible retour à l’hétéronomie

Ce rapport d’étrangeté entre l’individu et sa société est celui de l’homme contemporain, oscillant sans cesse entre le désir passionné de se fondre dans la masse et le besoin infini de se singulariser, auxquels le niveau de vie et le consumérisme de classe répondent tout autant que l’affirmation identitaire et militante pseudo-subver­sive. Les origines de cette curiosité historique plongent dans les processus concomitants de la fin des mou­vements ou­vriers, qui visaient une refondation de la société, et l’affranchissement d’institutions sociales, politiques et écono­miques qui ne semblent plus avoir de comptes à rendre. La formulation même du pro­blème par C. Castoriadis interdit donc toute tentation « réactionnaire » ou simplement « conservatrice » cherchant à « revenir » à un ordre antérieur, plus raisonnable, plus normal, plus traditionnel. Humainement compréhensible, ce mouvement de ba­lancier aisément prévisible se heurte au vide politique envahissant du « repli sur la sphère privée » que C. Casto­riadis évoquait en 1986 en compagnie de Christopher Lasch :

« Un jour à la fois, si je prends cette belle expression, est ce que j’appelle l’absence de projet – à la fois chez l’individu et dans la société elle-même. Trente ans plus tôt, soixante ans plus tôt, les gens de gauche vous parlaient du grand soir de la révolution, et les gens de droite du progrès infini, etc. Et mainte­nant personne n’ose exprimer un projet grandiose ou même modérément raisonnable qui dépasse le budget ou les prochaines élections. »59

En effet, affirme-t-il dès 1978 :

« La conservation stricto sensu, le maintien des choses rigoureusement en l’état où elles sont, est évidemment, depuis longtemps, la forme la plus pure de l’utopie. Aussi bien la Droite est-elle nécessairement réformiste. Même lorsqu’ils continuent — rarement — à s’intituler conser­vateurs, ses partis ne le sont pas, plus exactement ils ne le sont que dans la mesure où, aujourd’hui, conser­ver implique de réfor­mer constamment. Si l’on veut être plus explicite et spécifique, l’on remarquera que la Droite a été contaminée par la Gauche — après la Deuxième Guerre mondiale. Ce n’est que depuis lors qu’elle n’ose plus se présenter pour ce qu’elle est, et que presque personne ne se dit plus “de droite”. »60

Il précise :

« Il est clair que les idéo­logies traditionnelles de la « gauche » sont en faillite, et que les gens s’en aperçoivent de plus en plus. C’est ce qui donne, dans certains cas (Reagan et Thatcher sont les plus évi­dents et les plus importants), ce regain de force à une droite qui est tout autant en faillite idéologique, tout autant incapable d’avoir une idée “réaction­naire” nouvelle. Mais il est tout aussi clair que ce sont là seule­ment des symptômes de quelque chose de beau­coup plus profond, qui est la crise et la décomposition des sociétés occidentales. »61

Les cris d’orfraie sur « le retour du fascisme » que la « gauche » entonne face au fantôme d’un retour de la « droite » lui paraissent donc profondément vains :

« Au plus pourrait-on avoir une sorte d’autoritarisme mou, mais pour aller plus loin il faudrait autre chose. La crise ne suffit pas ; pour faire un mouvement fasciste ou totalitaire il faut une capacité de croire et un déclen­chement de passion, branchés l’un sur l’autre, l’un nourrissant l’autre. Ni la première, ni le se­cond n’existent dans la société actuelle. C’est pourquoi toutes les sectes d’extrême droite comme d’extrême gauche sont condamnées à des gesticulations dérisoires. Elles jouent de petits rôles, marionnettes margi­nales dans le spec­tacle politique global, mais sans plus. »62

Au fond, les appels à « refonder » des croyances collectives ne peuvent qu’échouer :

« […] il y a l’idée que seul un mythe pourrait fonder l’adhésion de la société à ses institutions. Vous sa­vez que c’était déjà l’idée de Platon : le “noble mensonge”. Mais l’affaire est simple. Dès que l’on a parlé de “noble mensonge”, le mensonge est devenu mensonge et le qualificatif de “noble” n’y change rien. On le voit aujourd’hui avec les grotesques gesticulations de ceux qui veulent fabriquer, sur commande, une re­naissance de la religiosité pour de prétendues raisons “politiques”. Je présume que ces tentatives mercan­tiles doivent provo­quer la nausée de ceux qui restent vraiment croyants. Des camelots veulent placer cette profonde philosophie de préfet de police libertin : moi je sais que le Ciel est vide, mais les gens doivent croire qu’il est plein, autrement ils n’obéiront pas à la loi. Quelle misère ! »63

Les fondements anthropologiques de l’hétéronomie ont été sapés pour l’occidental moyen, pris dans l’anomie depuis deux ou trois générations, barrant toute possibilité de réinstaurer un ordre traditionnel indis­cutable. C. Castoriadis fait remarquer que ce n’est pas le cas des types anthropologiques extra-occidentaux, notamment musulmans, qui introduisent sur les territoires européens un régime social ethnoreligieux quasi­ment inconnu dans l’Europe historique64.

Réinvention du projet d’autonomie ?

La marge d’une restauration, ou refondation, du projet d’autonomie est étroite. C. Castoriadis ne main­tient aucun des dogmes du « progressisme », qu’il critique fondamentalement dans toutes leurs dimensions histo­riques, politiques, culturelles, techno-scientifiques et surtout philosophiques. Tout au contraire, il n’a cessé de prôner, comme tout révolutionnaire conséquent, une réappropriation du passé, de l’histoire, des tra­ditions, des racines civilisationnelles, et particulièrement celles gréco-occidentales :

« Je ne conçois pas une nouvelle création historique pouvant s’opposer efficacement et lucidement à cet in­forme bazar dans lequel nous vivons, si elle n’instaure pas un nouvel et fécond rapport à la tradition. Être révolutionnaire ne signifie pas déclarer d’emblée, comme le faisait Sieyès, que tout le passé est une “absur­dité gothique”. […] Cela ne signifie pas restauration des valeurs traditionnelles comme telles ou parce qu’elles sont traditionnelles, mais une attitude critique qui peut reconnaître des valeurs qui ont été perdues. Je ne vois pas, par exemple, comment on peut éviter de re-valider l’idée de responsabilité, ou, oserai-je dire, la valeur de lec­ture très attentive d’un texte, qui sont en train de disparaître. »65

C’est ainsi que

« Nous avons à opposer à la fausse modernité comme à la fausse subversion (qu’elles s’expriment dans les supermarchés ou dans les dis­cours de certains gauchistes égarés) une reprise et une recréation de notre historicité, de notre mode d’historici­sation. Il n’y aura transformation sociale radicale, nouvelle société, société autonome que dans et par une nou­velle conscience historique, qui implique à la fois une restaura­tion de la valeur de la tradition et une autre atti­tude face à cette tradition, une autre articulation entre celle-ci et les tâches du présent / avenir. »66

Plus concrè­tement :

« Une véritable libération des énergies, en France et ailleurs, passe par la marginalisation de tous les partis politiques existants, la création par le peuple de nouvelles formes d’organisation politique, fondée sur la démocratie, la participation de tous, la responsabilité de chacun à l’égard des affaires communes – bref, par la renaissance d’une véritable pensée et passion politique, qui serait en même temps lucide sur les résultats de l’histoire des deux derniers siècles. Rien ne dit que cela est fatal, rien ne dit, non plus, que c’est impossible. »67

Ces considérations, déjà anciennes, peuvent paraître abstraites. Notamment parce que, face aux subver­sions nihilistes, elles semblent en appeler à des acteurs inexistants. Mais c’est oublier que le « wokisme » est l’œuvre d’une minorité, à la fois dominante et bruyante, urbaine et aisée, qui s’est affirmée dans les uni­versités, les mé­dias, la « culture » en lien avec divers milieux oligarchiques. Hors cette caste mondialisée existent des peuples, en voie de liquidation, dans lesquels C. Castoriadis reconnaît facilement le maintien vestigial d’une common de­cency pour reprendre le terme de Georges Orwell. C’est ainsi que l’on peut com­prendre le récent mouvement des « Gilets jaunes », immédiatement pris dans un extraordinaire mépris de classe et victime d’un entrisme gau­chiste massif et presque immédiat, qui l’aura finalement discrédité et épuisé68. Il appartient en plein à ce réveil des peuples que les différents secteurs oligarchiques nomment « po­pulisme ». La confusion extrême de ce dernier, sa porosité à la démagogie, ses tendances aux complo­tismes, ses errances idéologiques sont les produits inévitables de ces dernières décennies que l’on vient de parcourir. Et d’autant plus qu’ils sont maintenus loin des « trésors perdus des révolutions mo­dernes » qu’évoquait Hannah Arendt par une radicalité chic « tissée de salive »69 qui reprend aujourd’hui, peu à peu, des traits totalitaires, ouvrant grand la porte aux néo-obscurantismes70 (islamisme, racialisme, communautarisme) qui déferlent.

Notes

1 Voir l’article publié en décembre 2023 « Castoriadis et les bienpensants ». Quentin Bérard est fondateur du site Lieux Communs s’inscrivant dans la continuité du travail de Cornelius Castoriadis et animateur du podcast Hérétiques, auteur occasionnel à la revue La Décroissance et Front Populaire, enseignant en biologie et écologie, auteur du livre Éléments d’écologie politique. Pour une refondation (Libre&Solidaire, 2021).

2 Cornelius Castoriadis, « L’effondrement du marxisme-léninisme », 1990. Afin d’alléger les notes du présent article et du fait des rééditions de nombreux textes ici cités – parution originale, rééd. UGE 10/18, puis éd. C. Bourgois ou du Seuil, etc., puis éd. du Sandre, sans compter les « éditions pirates » et leurs larges disponibilités sur internet – les références seront ici réduites, sauf cas contraire, au titre de l’article et à la date de première publication). On se reportera à l’excellente bibliographie exhaustive élaborée et actualisée par Claude Helbling (ici remercié) : « Bibliographie détaillée, en français, de et sur Cornelius Castoriadis ».

4 Titre de son œuvre phare L’institution imaginaire de la société (Seuil, 1975).

6 « La jeunesse étudiante » 1963.

9 « La révolution anticipée », 1968. Ce sera une des trajectoires intellectuelles de cette période que de parvenir à formuler que la révolution russe de février 1917 incarnée par ses organes d’auto-gouvernements avait été interrompue par ce qui n’aura été finalement qu’un putsch bolchevique mené en octobre.

11 « Le mouvement des années soixante », 1986, op. cit.

12 «  Y a-t-il des avant-gardes ?  », 1987.

13 «  Le mouvement des années soixante », 1986, op. cit.

14 La pensée 68, Gallimard 1986 (rééd. 1988).

15 «  Le mouvement des années soixante », 1986, op. cit.

16 « Les divertisseurs », 1977.

18 « Prolétariat et organisation, II », 1959, dans La Question du mouvement ouvrier. Tome 2 (Écrits politiques, 1945-1997, II), Éditions du Sandre, 2012. À propos de la « question de l’organisation » au sein de SouB et qui sera le motif de la rupture avec Claude Lefort, cf. « Notes sur l’organisation des collectifs démocratiques », Lieux Communs, 2015.

19 «  Les coordinations de 1986-1988  », préface, rédigée en 1994 au livre de Jean-Michel Denis, « Les coordinations », Syllepse, 1996, p. 9-13.

20 Cf. « Post-gauchisme et neo-management », Quentin et Nafissa, revue EcoRev’, 16 février 2007.

23 «  Y a-t-il des avant-gardes ?  », 1987, op. cit.

26 « La psychanalyse : projet et élucidation », 1977, dans Les carrefours du labyrinthe I (Seuil, 1978), cf. aussi « Le mouvement des années soixante », 1986.

27 « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

30 Ibid.

31 « Réflexions sur le développement et la rationalité », 1977, dans Domaines de l’homme, Les carrefours du labyrinthe II (Seuil, 1986).

32 « Technique », 1973.

33 « Nous traversons une basse époque », 1986, réédité dans Une société à la dérive (Seuil 2005), cf aussi « Les coordinations de 1986-1988 », op. cit.

34 « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

36 Le nouvel âge de la bêtise, éd. L’Observatoire, 2023.

37 « La crise des sociétés occidentaless », 1982, op. cit.

38 … ou dans notre article « Castoriadis et les bien-pensants », site Mezetulle.fr, 12 et 13 décembre 2023.

39 « L’industrie du vide », 1978.

40 « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

41 Ibid.

42 « Science moderne et interrogation philosophique », 1973, dans Les carrefours du labyrinthe I (Seuil, 1978).

43 « La crise de la société moderne », 1965, op. cit.

44 « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

45 Ibid.

46 « Essai de psychologie contemporaine » in La démocratie contre elle-même, Gallimard, 2002.

47 « La montée de l’insignifiance », 1993, op. cit.

48 « La crise du processus identificatoire », 1989, La montée de l’insignifiance. Les carrefours du labyrinthe Tome 4, Seuil, réed. 2007,

50 « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

51 « Pourquoi je ne suis plus marxiste », 1974, op. cit., voir aussi « Le mouvement des années soixante », 1986.

54 « La crise des sociétés occidentales », 1982, op.cit.

56 On lira, par exemple, de Joseph Heath, Andrew Potter ; Révolte Consommée, Le mythe de la contre-culture, éditions Naïve, 2004 (réed. L’Échappée, 2023).

57  « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

58 Ibid.

60 Quelle démocratie ?, tome II, éd. du Sandre, passage entier pp 25-39.

61 « La gauche en 1985 », 1985.

62 « Psychanalyse et société II », 1983, op. cit.

65 « La crise du processus identificatoire », 1989, op. cit.

67 « La gauche en 1985 », 1985, op. cit.

68 Cf. « Les gilets jaunes face à l’empire », site collectiflieuxcommuns.fr, 6-13 décembre 2019.

70 Cf. « Wokisme et obscurantisme : articulations et complémentarités » revue en ligne Frontpopulaire.fr, 11 juillet 2020.

Un autre Traité des passions : « De l’usage des passions » de Jean-François Senault

Le père Jean-François Senault (1599-1672), prêtre de l’Oratoire, prédicateur réputé, a publié en 1641 un ouvrage aujourd’hui un peu oublié, De l’usage des passions. Il est constitué de deux grandes parties, dont l’aperçu ci-dessous reprendra les titres, de onze « traités » et de cinquante-trois « discours ». Vu la proximité des dates, il est tentant, entre autres choses, de le comparer aux Passions de l’âme de Descartes (1649) : Thierry Laisney propose ici quelques éléments pour cette comparaison.

Des passions en général

Descartes et Senault s’accordent pour estimer que les Anciens n’ont rien dit de valable sur les passions : « il n’y a point, écrit Senault, de matière en toute la Philosophie qu’on ait traitée avec plus de pompe et avec moins de profit ». En particulier, les stoïciens, attaqués par l’auteur tout au long de son livre, auraient confondu les passions avec les vices. Selon Senault, ces philosophes sont les plus grands ennemis qu’elles aient jamais eus. Ils n’ont pas vu qu’il faudrait séparer l’âme du corps pour l’exempter des passions. Ils se trompent lourdement en faisant passer « les mouvements de notre âme pour des prisons ou des monstres ». Les stoïciens, dans leur orgueil, promettent « de changer les hommes en Anges, de les élever au-dessus de la condition mortelle, et de mettre sous leurs pieds les orages et les tonnerres ». (Célèbre pour son éloquence en chaire, Senault a un penchant très prononcé pour le langage imagé.) Descartes pensait la même chose des stoïciens : « Je ne suis point de ces philosophes cruels qui veulent que leur sage soit insensible », écrit-il à Élisabeth (18 mai 1645).

Autre point commun entre Descartes et Senault, ils considèrent l’un et l’autre que l’âme est une en son essence ; ce sont les opérations qu’elle effectue qui sont diverses : sentiment, entendement, volonté… autant de ruisseaux, écrit Senault, qui dérivent d’une même source. Comme Descartes, Senault rejette la distinction traditionnelle entre concupiscible et irascible.

De même que Descartes, Senault propose une définition des passions : « La Passion n’est donc autre chose qu’un mouvement de l’appétit sensitif causé par l’imagination d’un bien ou d’un mal apparent ou véritable, qui change le corps contre les lois de la nature. » Mais ce sont les effets des passions qui défient la nature, non leur existence elle-même. Senault écrit expressément que les passions naissent de l’union de l’âme et du corps ; on ne pourrait les détruire qu’en détruisant l’être humain qui en est le siège. Plus précis, Descartes juge que les passions sont, dans l’âme, ce qui est causé par le corps.

Dans Les Passions de l’âme, Descartes affirme que les passions « sont toutes bonnes de leur nature » ; on ne doit en craindre que les excès. Senault, quant à lui, estime que les passions ne sont ni bonnes ni mauvaises ; seule « la puissance supérieure qui les gouverne » peut revêtir l’une ou l’autre de ces propriétés. Mais il n’y a pas, en réalité, de différence fondamentale entre les deux auteurs. Senault se repose autant que Descartes sur la nature. Il va jusqu’à penser que les animaux, en tant qu’êtres sensibles, ont des passions. Citant saint Augustin (sa principale inspiration), il rappelle que « le venin n’est pas un mal puisqu’il est naturel aux scorpions et aux vipères, et qu’elles meurent en le perdant comme nous mourons en le prenant ». Quant à cette « puissance supérieure » dont parle Senault, n’est-elle pas l’empire que l’homme « généreux » de Descartes exerce sur ses volontés ? Senault et Descartes ne redoutent donc que les mauvais usages des passions. Elles ne pourront se révéler bienfaisantes que si la raison les modère. Mais ne pas les employer du tout serait renoncer à « une des plus belles parties de notre âme », déclare Senault.

De même qu’il y a dans le traité de Descartes tout un aspect physiologique (esprits animaux, glande pinéale, etc.) qui est étranger à Senault, de même il y a dans le traité de ce dernier une dimension théologique dont ne se préoccupe pas Descartes. Pour Senault, la raison seule ne peut régenter les passions humaines : elle doit être assistée de la grâce. À l’origine, la nature et la grâce étaient unies, c’est le péché qui les a séparées. Ainsi le premier homme avait-il des passions, mais elles étaient innocentes, l’âme et le corps étaient toujours d’accord. Ce n’est qu’ensuite, par un châtiment divin, que la chair s’est révoltée contre l’esprit. Selon Senault, la conduite des passions est ce qu’il y a de plus admirable, elle est infiniment plus glorieuse, notamment, que les actions des conquérants : « Quel honneur peut espérer un Conquérant qui doit toute sa grandeur à son injustice, qui n’est illustre que parce qu’il est criminel, et duquel on ne parlerait point dans l’histoire, s’il n’avait tué des hommes, abattu des Villes, ruiné des Provinces et dépeuplé des Royaumes ? » Et il n’y a pas d’esclave plus malheureux que celui qui obéit à ses passions. Mais nous avons le remède, il suffit de ne pas y consentir, « nous voguons sur une mer dont le calme et la tempête dépendent de notre volonté ». Si nous permettons aux passions d’atteindre leur plus grande violence, elles deviennent des « Tyrans insupportables ».

Comment parvient-on à modérer ses passions ? En transposant les méthodes de la chasse : « les hommes se servent des bêtes apprivoisées pour prendre les farouches […] ils usent du courage des chiens contre la rage des loups ». On pourra ainsi opposer la joie à la douleur, réprimer la crainte par l’espérance, etc. On doit adapter sa stratégie aux différentes passions : les unes, écrit Senault, veulent être gourmandées, les autres flattées ; d’autres encore, trompées. Il déclare également : « je prends les Passions par leurs propres intérêts, et je me sers de leurs inclinations pour adoucir leur fureur ». Mais leur diversité ne doit pas, selon Senault, nous dissimuler que toutes les passions se résument à une seule : l’amour. Il cite à nouveau saint Augustin, pour qui le désir est la course de l’amour, la crainte sa fuite, la douleur son tourment, la joie son repos. Par ailleurs, si les passions ne se confondent ni avec les vertus ni avec les vices, elles en sont les « semences ». Ménagée par la raison, il n’y a aucune passion qui ne soit utile à la vertu, et même qui ne puisse être convertie en une vertu. Pour Senault, la morale est une imitation de la nature ; or, celle-ci « fait tous les jours des changements merveilleux ». Ainsi la crainte sert-elle à la prudence, la hardiesse à la valeur, la colère à la justice. Et l’espérance se transforme en confiance, l’envie en saine émulation, la jalousie en zèle discret, la tristesse en aspiration à l’éternité, le désespoir en cette sagesse qui fait de nécessité vertu.

Des passions en particulier

Senault ne justifie pas vraiment le choix qu’il opère parmi les passions. Il retient : l’amour et la haine ; le désir et la fuite ; l’espérance et le désespoir ; la hardiesse et la crainte ; la colère (seule à ne pas être en couple) ; le plaisir et la douleur. Il examine, pour chacune d’entre elles, sa nature, ses propriétés, ses effets, son bon et son mauvais usage. Rappelons que Descartes distingue six passions primitives – l’admiration, le désir, l’amour, la haine, la tristesse et la joie –, genres dont toutes les autres sont selon lui des espèces.

Nous l’avons dit, pour Senault l’amour embrasse toutes les passions à la fois. Il a pour effet d’unir l’âme à l’objet qu’elle aime. L’amour-propre, lui, est le mal suprême : « cette affection désordonnée est la mort des familles, la ruine des États, et la perte de la Religion ». Mais sans amour on n’est rien du tout : « la terre ne serait qu’un Enfer, si l’Amour en était banni ». Celui qui commence à aimer, note Senault, doit se préparer à souffrir. Il relève aussi que l’amitié entre un homme et une femme est difficile à régler, cette vertu descendant aisément de l’esprit au corps ; c’est pourquoi « une honnête femme ne doit point avoir d’autre ami que son mari ». L’amour et la haine sont une seule et même passion. La haine, qui nous éloigne des objets qui pourraient nous détruire, est aussi nécessaire que l’amour. La haine de l’homme doit combattre « les ténèbres dans son entendement, la faiblesse dans sa mémoire, la malice dans sa volonté, la perfidie dans ses sens, et la rébellion dans toutes les parties de son corps ».

Le désir est « le mouvement de l’âme vers un bien qu’elle aime déjà et qu’elle ne possède pas encore ». C’est une passion accompagnée d’inquiétude. Le dérèglement de nos désirs peut avoir trois causes : l’amour-propre, l’imagination, une mauvaise appréciation de la qualité des choses que nous désirons. D’après Senault, Dieu est finalement l’unique objet de nos désirs, comme il l’est de l’amour : Dieu seul peut « remplir la capacité de notre cœur ». La fuite est une passion qui s’écarte du mal « avec autant d’impétuosité, que le désir cherche le bien ». Quand le mal surpasse son pouvoir, elle implore le secours de la crainte.

Selon Senault, l’espérance est « le plus généreux mouvement de notre âme ». Ce à quoi elle aspire est absent, possible, mais difficile à atteindre, la crainte la quitte donc rarement. C’est une passion, écrit l’auteur, « qui a plus de chaleur que de lumière, et plus de courage que de prudence » ; « elle nous oblige de fonder notre contentement sur la partie la plus incertaine de notre vie », contrairement à la religion, qui se fonde sur un avenir assuré. Les richesses, les honneurs et les plaisirs ne sauraient être ses véritables objets. C’est un égarement de l’espérance que de viser une chose impossible. Telle est, déclare Senault, l’attitude des vieillards qui « se promettent encore une longue vie ». Le désespoir (au sens d’André Comte-Sponville !) nous délivre de la passion consistant à aimer un objet qu’on ne peut acquérir.

La hardiesse est la plus difficile et la plus glorieuse des passions. Quand l’espérance « promet tout et ne donne rien », la hardiesse « ne promet rien et donne beaucoup », remarque Senault. C’est une passion malheureuse : elle est souvent suivie de la crainte, du désespoir ou de la tristesse. Pour devenir une vertu, elle doit écouter la raison et se laisser conduire à la prudence et à la justice. La crainte a aussi ses bienfaits car elle nous épargne les malheurs en nous en avertissant. Certes, note Senault, les stoïciens l’ont décriée, « mais quelle Passion a pu jamais se défendre de leurs calomnies ? ». Si la prudence ne la dirige pas, la crainte peut dégénérer en haine, en désespoir ou en paresse, cette dernière constituant aux yeux de Senault un monstre dangereux : le repos « qui n’a point occupation ni étude, est le tombeau d’un homme vivant ». Se souvenant d’Aristote, Senault déclare qu’il n’existe pas de vertu « qui ne voie à ses côtés deux ennemis qui la menacent ». Ainsi la crainte se situe-t-elle entre la prudence et la paresse.

La colère est « un mouvement de l’Appétit sensitif, qui recherche la vengeance d’un outrage ». C’est pourquoi, écrit Senault, Aristote a pensé qu’elle avait « quelque ombre de Justice ». Mais elle peut faire de grands ravages et être plus injuste et plus lâche que ce qu’elle combat. Elle a pour seul avantage d’être brève, d’avoir « toutes ses forces dans son berceau » ; « la terre ne serait plus qu’une solitude, si cette Passion avait autant de durée qu’elle a de chaleur ». Seule la grâce, selon Senault, peut nous aider à la vaincre. Elle s’élève parfois pour une peccadille, elle n’est donc ni courageuse ni raisonnable. Senault ne voit dans la colère qu’un brusque mouvement de l’âme ; Descartes distingue en elle deux espèces : « l’une qui est fort prompte et se manifeste fort à l’extérieur » et l’autre « qui ronge davantage le cœur et qui a des effets dangereux ».

Si l’espérance nous promet un bien, le plaisir nous le donne. Senault le définit ainsi : c’est « la jouissance d’un Bien agréable, qui rend l’âme contente, et qui lui interdit l’usage du désir, aussi bien que celui de la Tristesse et de la Crainte ». Cette définition, précise l’auteur, exclut les plaisirs « qui ne naissent que du souvenir ou de l’Espérance ». Pour Senault, les seuls contentements sont ceux de l’esprit, ils tiennent à la connaissance des vérités et à la pratique des vertus ; par contre, « le corps n’est content qu’en peinture, son bonheur n’est qu’une ombre ». L’erreur des hommes, selon Senault, est qu’ils font du plaisir une fin alors que la nature n’a mis cette passion en notre âme que comme un moyen d’adoucir nos malheurs. Quand la douleur attaque le corps, l’âme ne peut que soupirer avec lui. Seule une philosophie que Senault juge barbare (le stoïcisme) « a voulu interdire le commerce de l’âme et du corps ». Pour Senault, la plus infâme des tristesses est celle de l’envie : elle se réjouit du mal et s’afflige du bien quand ils concernent autrui. À l’inverse, la miséricorde est le plus saint usage qui puisse être fait de la douleur : « il lui suffit qu’un homme soit malheureux, pour le prendre en sa protection ».

Senault conclut son ouvrage par ces mots : « notre salut ne dépend que de l’usage des Passions, et la Vertu ne subsiste que par le bon emploi des mouvements de notre âme ».

Senault Jean-François, De l’usage des passions, Paris, Vve Camusat, 1641

[À lire sur ce site, d’autres articles en relation avec la théorie cartésienne des passions :

« Qui a peur de Roman Polanski ? » de Sabine Prokhoris (lu par C. Kintzler)

En examinant le dossier des accusations portées contre Roman Polanski, Sabine Prokhoris n’entend pas seulement instruire le procès de « la toute-puissance irréfléchie des médias » et montrer comment celle-ci « a accouché de toutes sortes d’inepties destructrices présentées comme des ‘vérités’ incontestables » (Qui a peur de Roman Polanski?, Paris, Le Cherche Midi, 2024, p. 10). Elle n’entend pas seulement poursuivre l’investigation lucide et courageuse du fanatisme induit par le mouvement #Metoo1. Elle n’entend pas seulement démonter, pièce à pièce, les procédés de fabrication d’une image de prédateur sulfureux. Elle propose, par un chemin de traverse qui « prend les choses autrement », de parcourir la question de la vérité dans l’œuvre même de Polanski – exemple éminent de la puissance élucidatrice de l’art.

« On m’a accusé de tout, sauf d’être innocent »
(Le personnage de Jake Gittes dans Chinatown, cité p.160.)

La corrélation entre deux axes qui s’entrecroisent et s’entresuivent, l’un de démontage circonstancié, l’autre consacré à la puissance voyante du travail artistique, structure ce livre très riche et s’effectue sous la figure de ce que l’auteur appelle « le paradoxe shakespearien ». Ce paradoxe désigne l’ensemble des opérations poétiques par lesquelles l’artiste révèle la vérité en mobilisant l’imagination et les effets d’illusion2  – ce qui est le contraire d’une falsification.

Inscrit dans ce moment emblématique initial, le livre déploie, en de multiples chassés-croisés, le miroir pervers où se forge l’image cauchemardesque d’un réprouvé sulfureux, réfléchissant sous forme de grimace et à contresens un travail créateur qui donne à voir et à toucher le vrai.

« Par quels procédés le cauchemar du fake, comme issu du pseudo-film d’un pseudo-Polanski, a-t-il pu prospérer et, tel un mérule rongeant son existence, venir menacer jusqu’à l’indispensable espace de respiration créatrice qui sa vie durant lui a permis de vivre, et de survivre au pire ? »

À partir du traitement judiciaire initialement inique3 de l’affaire Samantha Geimer, on suit pas à pas la progression de la « machine à fantasmes » qui fabrique de toutes pièces le personnage malsain d’un violeur en série. Peu importe que l’infraction initiale, remontant à plus de 45 ans, n’ait pas reçu la qualification de « viol », peu importe que le seul fondement de cette tapageuse et interminable traînée de casseroles soit une série d’accusations, peu importe qu’un « témoin majeur » se soit rétracté par écrit. La « preuve par le soufre » et par le volume accusatoire fonctionne, refluant même jusqu’au meurtre de Sharon Tate en 1969, pourtant parfaitement élucidé et dont l’habillage mystico-hippie est une complète affabulation. La légende s’imprime d’un personnage trouble, malfaisant – et pourquoi pas satanique – d’autant plus qu’elle nourrit « la tranquille conviction que Polanski est un monstre ». Ne faut-il pas, en effet, une bonne dose de complicité avec « les forces du mal » pour laisser entrevoir la face sombre de l’Amérique en une « ironie ravageuse »4 ?

C’est dans ces accueillants filets, consolidés par le moment #Metoo, que tombe en 2019 « la nouvelle affaire Polanski » : la photographe Valentine Monnier accuse Roman Polanski de l’avoir violée en 1975. Sabine Prokhoris se livre à un minutieux et éblouissant démontage des procédés, tantôt grossiers (comme la photo de Paris Match qui montre Valentine Monnier jeune fille alors qu’elle a 63 ans aux côtés de Roman Polanski pris à son âge réel), tantôt subreptices (comme l’introduction insidieuse de l’indicatif à la place du conditionnel, ou l’usage privilégié du prénom pour la prétendue victime), de manipulation et de falsification employés par les médias et relayés par une partie non négligeable des responsables politiques.

Le livre se poursuit par une analyse, éclairée par multiples références littéraires où le lecteur puisera une nourriture consistante, de l’œuvre de Polanski – du Bal des Vampires à J’accuse, de The Ghost Writer à Chinatown, du Couteau dans l’eau à Répulsion, de Rosemary’s Baby au Pianiste. Analyse qui commence, comme il se doit, par un commentaire du Macbeth et placée sous le signe de l’enquête et de la vérité, laquelle apparaît non pas sous forme autocratique, dogmatique et finalement rassurante, mais frappée de la charge d’angoisse qui en est la pierre de touche et qu’un humour navrant et lucide fait fulgurer.

Sabine Prokhoris montre, en chaque occasion, l’entrelacement et la complicité de la littéralité et de l’inventivité, confirmant une fois de plus que

« loin de nous détourner du réel, la création artistique nous y rattache passionnément, profondément, au-delà et en dépit des déconvenues et douleurs que l’existence peut nous infliger. À condition que l’on ne cherche pas à s’évader de cette ‘autre dimension’ – celle de l’art – par des forçages interprétatifs qui la falsifieront. S’y perdront autant la fiction que la réalité. » (p. 147).

Elle souligne en quoi l’enquête est un ressort constant des films de Polanski et en quoi, dans nombre d’entre eux, la question des falsifications et de leurs procédés forme la trame de l’intrigue (notamment The Ghost Writer, J’accuse, Chinatown).

Le livre se termine sur Promenade à Cracovie5 et sur l’histoire de son boycott en France sous le rouleau compresseur du retournement victimaire par la déferlante #Metoo. Celle-ci n’hésite pas à reprendre sans vergogne, en la pervertissant, la célèbre formule « J’accuse » ; il faut sortir de cet ultime fake – ce pseudo-film d’un pseudo Roman Polanski – en rappelant que Zola, dans son manifeste, n’accusait pas l’accusé, mais les accusateurs.

Notes

1 – Cf. Le Mirage #Metoo (Le Cherche Midi, 2012), recension sur Mezetulle : https://www.mezetulle.fr/le-mirage-metoo-de-sabine-prokhoris-lu-par-c-kintzler/ Voir aussi l’article https://www.mezetulle.fr/metoo-prenons-garde-aux-sirenes/

2 – On en trouve la théorisation dans l’esthétique classique française, notamment dans les Discours sur le poème dramatique de Corneille, l’Art poétique et les Épîtres de Boileau.

3 – Dérive judiciaire mise en évidence par le tribunal régional de Cracovie. La traduction intégrale de la « Motivation du jugement définitif […] rendu le 30 octobre 2015 » (refus de la demande d’extradition de R. Polanski formée par des USA) est annexée au livre de Sabine Prokhoris, en un volume de 336 pages préfacé par les avocats Delphine Meillet et François Zimeray. Accessible en ligne : https://www.calameo.com/read/0047097988f2028c6d650?authid=uqk96lvJTsXa

4 – Cf. Rosemary’s Baby où à travers les conventions du genre fantastique s’inscrit la vérité de la vertu factice et de la « gentillesse » mièvre de l’Amérique.

5 – Documentaire de Anna Kokoszka-Romer et Mateusz Kudla.

Sabine Prokhoris, Qui a peur de Roman Polanski ? Paris, Le Cherche Midi, 2024.

Genre et islamisme intersectionnel – à partir de Judith Butler

Bien au-delà d’un attentat de masse, le pogrom du 7 octobre 2023 marque un tournant dans la guerre mondiale hybride qui s’étend depuis le 11 septembre 2001 et qui unit diverses tyrannies, islamiques et postcommunistes, contre les démocraties1. Cela, avec d’autant plus de succès que les principes de ces dernières sont attaqués par les militants intersectionnels qui rencontrent un large écho institutionnel, dans les universités en premier lieu.
Comme les trois domaines majeurs qu’articule l’idéologie intersectionnelle sont la race, le « genre » et la religion (essentiellement l’islam), elle prétend lutter contre le racisme, le sexisme et l’islamophobie.
L’antisémitisme sous ses formes les plus diverses rassemble les courants intersectionnels2 et unit les forces de la coalition antidémocratique, comme nous allons le voir à propos de Judith Butler.

Célèbre pour sa notoriété

On ne présente plus Judith Butler, professeur à Berkeley :  réputée créatrice de la « théorie du genre » (bien qu’elle nie que ce soit une théorie, ce qu’on lui accorde bien volontiers), elle est aussi une référence appréciée dans les études postcoloniales. Un professeur de l’Université McGill la présentait naguère comme une sorte de thaumaturge :

« les travaux de Butler sur le genre, le sexe, la sexualité, l’identité queer, le féminisme, le corps, associés à son discours politique et éthique, ont changé la façon qu’ont les chercheurs du monde entier d’envisager l’identité, la subjectivité, le pouvoir et la politique. Ils ont aussi changé les vies d’innombrables personnes dont le corps, le genre, la sexualité et les désirs les confrontent à la violence, l’exclusion et l’oppression »3 (je souligne).

Bref, Butler a beau être connue pour sa notoriété, elle reste modeste et compatissante. Ainsi, Cécile Daumas, dans Libération du 14 octobre 2023, pouvait-elle écrire : « La philosophe américaine admirée par les LGBT+ refuse d’être une icône et continue à penser le présent, de la non-violence à la vulnérabilité des vies » et se félicitait ainsi de sa conférence au Centre Pompidou : « Plus de 800 personnes, gays, lesbiennes, trans, hétéros, non binaires, sont venues écouter Judith Butler tel un quasi-oracle ».

Révisions et négations

Le dimanche 3 mars 2024, à l’invitation notamment du Nouveau parti anticapitaliste, de Paroles d’honneur (média du Parti des indigènes de la République) et en présence de trois députés La France insoumise, Judith Butler a déclaré

« Je pense qu’il est plus honnête, et plus correct historiquement, de dire que le soulèvement du 7 octobre était un acte de résistance armée. Ce n’est pas une attaque terroriste, ce n’est pas une attaque antisémite : c’était une attaque contre les Israéliens ».

Cette déclaration s’autorise de la morale (« il est plus honnête ») et de la vérité historique (« plus correct historiquement »), alors même qu’elle nie ouvertement la réalité historique documentée et établie par diverses commissions d’enquête, en dernier lieu le rapport de Pramilla Patten, envoyée spéciale de l’ONU.

Le pogrom du 7 octobre ne serait donc ni terroriste, ni antisémite. Et comme à son habitude, Butler ne prononce pas le mot islamisme et ne semble pas s’aviser que ces Israéliens étaient juifs et explicitement visés comme tels4. Le Djihad mondial devient ainsi à ses yeux une valeureuse lutte de libération nationale.

Ne voyons surtout pas là une apologie du terrorisme, puisque Butler dénie le terrorisme, mais la dimension négationniste de son propos saurait d’autant moins être négligée qu’elle reprend ici la position du Parti des indigènes de la République, qui a d’ailleurs immédiatement relayé son propos non sans avoir assuré le Hamas de sa « fraternité militante ».

Une position constante

En 2001, après la chute des Talibans, Judith Butler affirmait posément que les femmes afghanes qui retiraient leur burqa étaient des collabos des Américains ; elles refusaient de comprendre « les importantes significations culturelles de la burqa, un exercice de modestie et de fierté, une protection contre la honte, un voile derrière lequel la puissance d’agir féminine peut opérer et opère effectivement »5. La reprise du langage doucereux des islamistes, modestie et fierté comprises, suggèrent que le féminisme LGBT de Butler partage leur mépris des femmes6 — sans parler de leur antisémitisme et de leur hostilité inextinguible envers « l’Occident ». Cette position sur le voile « féministe » est constante : « Pour moi, il est crucial de créer des alliances trans-européennes et de comprendre comment le féminisme est vécu et pensé au sein de l’islam. Je m’oppose à toutes les initiatives visant à interdire le voile, par exemple » (interview au magazine 360°, en 2005).

L’islamisme serait non seulement féministe, mais de gauche. Tout en revendiquant son judaïsme, Butler expliquait en 2006 qu’« il est extrêmement important de considérer le Hamas et le Hezbollah comme des mouvements sociaux progressistes, qui se situent à gauche et font partie d’une gauche mondiale »7.

En 2009, sous le titre Is Critique Secular ? Blasphemy, Injury and Free Speech, elle publie un ouvrage avec sa compagne et deux théoriciens réputés, Talal Asad et Saba Mahmood, connus pour leur proximité avec les Frères musulmans (dont se réclame le Hamas). Cet ouvrage, en prenant pour cible Charlie Hebdo et des caricatures de Mahomet, déroule une critique en règle de la laïcité et entend fonder théoriquement la criminalisation du blasphème. La traduction française, parue aux Presses Universitaires de Lyon, présente ainsi les auteurs :

« ils questionnent ainsi les représentations occidentales de la croyance et de la rationalité et les cadres normatifs qui les prédisposent. Les interrogations et les objections successives de ces intellectuels aux horizons d’étude divers permettent de repenser les oppositions conventionnelles entre Occident et Islam, liberté d’expression et censure, jugement et violence, raison et préjugé »8.

Préfacée éloquemment et chaleureusement par Mathieu Potte-Bonneville, cette traduction française sortit un an après les massacres de janvier à Paris et à Copenhague et deux mois après ceux de novembre à Paris. Elle en apparut alors, aux yeux de certains, comme une justification rétrospective, alors que son édition originale avait participé à sa manière à la campagne mondiale qui a précédé sinon préparé ces attentats.

Par un hasard insistant, Mathieu Potte-Bonneville se trouve à présent en charge de la profuse programmation du Centre Pompidou autour de Judith Butler, invitée « d’honneur » pour l’année 2023-2024.

En 2014, Butler ajoutait une contribution supplémentaire à l’antisémitisme déconstructeur par son chapitre dans l’ouvrage Deconstructing Zionism. Le co-directeur de ce collectif, Gianni Vattimo, figure internationale de la déconstruction, pédagogiquement intitulée « How to Become an Anti-Zionist », après avoir évoqué Ahmadinejad (alors encore Président de la République islamique), insinuait ceci :

« Quant à l’idée de faire “disparaître” l’État d’Israël de la carte – un des thèmes ordinaires de la “menace” iranienne –, elle semble n’être pas complètement déraisonnable. »
Il concluait, sur le même mode de concession euphémique :
« Parler d’Israël comme d’un “péché impardonnable” n’est donc pas si excessif ».

En novembre 2015, après les attentats islamistes de masse, Judith Butler se distingua aussi par des propos qui jetaient bizarrement le doute : parus en anglais dans Verso, ils furent traduits le 19 novembre 2015 dans Libération, sous le titre « Une liberté attaquée par l’ennemi et restreinte par l’État »8bis. Après avoir trouvé l’attentat « choquant » (shocking), Butler jette doublement le doute sur la revendication par Daech. D’une part, écrit-elle, « les experts étaient certains de savoir qui était l’ennemi avant même que l’EIIL [Daech] ne revendique les attentats » : cela accréditerait comme au 11 septembre 2001 la thèse d’un complot. Le thème complotiste reste récurrent dans cette mouvance, et par exemple la charte du Hamas se réfère posément au Protocole des Sages de Sion, ce faux de la police tsariste qui fait à ses yeux autorité.

Enfin, après le 7 octobre 2023, tout en condamnant « la violence » et non le djihadisme, Butler a réitéré son soutien au programme du Hamas : « Le monde que je désire est un monde qui s’oppose à la normalisation du régime colonial israélien [] » (AOC, 13 octobre 2023), sans d’ailleurs revenir sur l’étiquette « de gauche » qu’elle lui avait naguère attribué.

L’islamisme « de gauche »

Les islamistes feraient même partie de la cause révolutionnaire internationale, comme l’assuraient dès 2000 Hardt et Negri : « La postmodernité du fondamentalisme se reconnaît à son refus de la modernité comme arme de l’hégémonie euro-américaine – à cet égard, le fondamentalisme islamique représente bien un exemple paradigmatique »9.

On aura compris que ces postmodernes pro-iraniens et ces djihadistes affiliés aux Frères Musulmans étaient des déconstructeurs et non des destructeurs, des progressistes de gauche et non des tueurs fanatiques.

Le tournant « révolutionnaire » de l’islamisme fut diversement annoncé. Dans son livre, L’Islam révolutionnaire, Ilich Ramírez Sánchez, dit Carlos10, invitait déjà, avec l’ardeur du nouveau converti, les « mouvements antiglobalisation » à rejoindre le combat pour « libérer le monde de l’exploitation impérialiste et la Palestine de l’occupation sioniste ». Pour cette conception métapolitique, les assassins peuvent devenir des héros (ou martyrs), et la répression des démocrates illustre une révolution anti-impérialiste « paradigmatique ». Ce double régime de « vérité » ou du moins ce double langage a été reconnu par Foucault dès l’instauration sanglante de la République islamique, pour laquelle il militait : selon lui, l’Iran n’a pas « le même régime de vérité que nous »11 .

Au-delà de la sidération qu’impose leur violence meurtrière, les islamistes entendent désorienter l’opinion, empêcher la réflexion et inverser les rôles des victimes et des bourreaux. En aggravant la confusion, en l’approfondissant stratégiquement, les idéologues comme Butler pourraient prétendre alors à la mission historique de supplétifs.

L’islamophilie LGBT

On pourrait toutefois s’étonner qu’une « idole » des communautés LGBT soutienne un mouvement islamiste, alors que les pays de droit islamique sont fortement sur-représentés parmi les pays qui pénalisent encore l’homosexualité, et ils sont ceux qui prévoient pour les actes homosexuels les peines les plus lourdes, jusqu’à la peine de mort, ce qui est aussi le cas pour les mouvements islamistes comme Daech et le Hamas. D’ailleurs, on n’a pas entendu les postféministes qui se décrivent comme des « sorcières » s’indigner qu’en Arabie saoudite on décapite encore des « sorcières » au sabre.

Queers for Palestine, Gays for Gaza, Sexworkers support a free Palestine, Black Lesbians for Free Palestine, on ne compte plus les groupes LGBT pro-palestiniens. Ils tiennent ce langage fédérateur : « c’est la situation coloniale en Palestine, qui dure depuis 75ans, qui est la racine de toute cette violence »12. « Le collectif Les Inverti-es a publié un communiqué affirmant : « Les trans, pédés, gouines soutiennent la Palestine ! La libération des LGBT+ passe par la libération du peuple palestinien. »13. Toutefois, les militantes intersectionnelles sont restées silencieuses sur la singularité proprement génocidaire des viols collectifs commis le 7 octobre14, accompagnés d’actes de barbarie atroces — dans lesquels il reste difficile de discerner une juste lutte de résistance à la colonisation impérialiste.

Comme l’ensemble de leurs actions, ces viols ont été documentés par les djihadistes eux-mêmes, qui ont diffusé en direct les flux des caméras fixées sur leurs casques. Franchissant un seuil dans l’histoire de la communication terroriste et dépassant Daesh, ils imposent la vision subjective classique dans les jeux vidéo dit shoot them up, en montrant les meurtres vus par les bourreaux – vision initiatique pour ceux qu’ils veulent recruter. En outre, nouveauté dans l’histoire de l’abjection, ils ont avec les portables de leurs victimes diffusé leur agonie en direct sur leurs réseaux familiaux et amicaux.

Butler ne voit là aucune trace d’antisémitisme et s’est tue sur ces viols, se contentant de réprouver « la violence ». Répondant à une question posée lors de la rencontre décoloniale du 1er mars 2024, elle jeta le doute sur les viols du 7 octobre :

« Qu’il y ait ou non de la documentation sur les allégations de viols de femmes israéliennes [grimace sceptique], OK, s’il y a de la documentation, alors nous le déplorons, mais nous voulons voir cette documentation »15.

Les nazis de jadis avaient encore, sinon un sentiment de culpabilité, du moins la prudence de dissimuler leurs crimes et de favoriser le négationnisme. Rien de tel avec ce que l’on peut appeler l’affirmationnisme djihadiste, qui depuis Daesh entend fasciner les partisans et terroriser les survivants.

Malgré les preuves authentifiées, les courants postféministes se sont cantonnés dans le déni, suivant en cela les officiels palestiniens, comme Hala Abou Hassira, ambassadrice de Palestine en France, qui interrogée par France info à propos de des viols commis le 7 octobre, a répondu que « depuis le 7 octobre, Israël n’a pas arrêté de mentir et de manipuler la communauté internationale ».

Aussi, les militantes féministes, juives pour la plupart, qui voulaient dénoncer ces viols dans la manifestation contre les violences sexuelles organisée principalement par NousToutes le 25 novembre 2023, n’ont pu défiler, mises à l’écart et menacées par un groupe « antifasciste » qui assurait le service d’ordre. Le 8 mars, à Paris, les collectifs de féministes juives ont dû être exfiltrés de la manifestation pour les droits des femmes, à la suite d’insultes antisémites, menaces et jets de projectiles16.

Le genre militant

Certains ont craint que l’effet négatif des propos de Judith Butler sur la théorie du genre ne ternisse son lustre, puisque Butler ne distingue pas ses prises de positions politiques et ses orientations philosophiques. En cela, elle n’est qu’un exemple du militantisme académique qui prospère avec les Studies fondées sur des critères identitaires de race ou de sexe. Ces disciplines militantes ne se soucient pas de déterminer leur objet, mais s’en tiennent à leurs objectifs moraux et politiques17.

Puisque, à la suite de Foucault, Butler a fait de son orientation sexuelle un ingrédient, voire un produit d’appel, de sa pensée LGBT, il serait discourtois de séparer la femme de l’œuvre.

Le statut et le contenu des études de genre reste évasif et de longue date elles s’accommodent parfaitement des positions notoires de Butler. L’unanimité mondiale des départements d’étude de genre autour du soutien au Hamas ne semble pas entamée, pas plus que la crédibilité de Butler dans les milieux dont elle reste une icône majeure.

Les soutiens institutionnels

Début décembre 2023, inquiétée par les précédentes déclarations pro-Hamas de Butler, la Mairie de Paris interdisait une réunion d’ultra-gauche avec Judith Butler contre « l’antisémitisme et son instrumentalisation et pour la paix révolutionnaire en Palestine ». La présence annoncée de l’activiste décoloniale Houria Bouteldja, connue pour ses positions antisémites18, avait sans doute joué un rôle. Dans l’article que Butler consacre à cette interdiction, elle ne les évoque pas plus que son homophobie, mais elle critique Anne Hidalgo pour avoir participé à la manifestation du 12 novembre 2023 contre l’antisémitisme, ce qu’elle rattache au « au soutien inconditionnel de la maire à l’égard d’Israël »19.

Les institutions universitaires et culturelles françaises témoignent cependant d’un remarquable attachement à la personne et à la pensée de Butler. Elle a été l’invitée d’honneur de l’École normale supérieure de la rue d’Ulm, pour un cycle de conférences. Et le Centre Pompidou a organisé tout au long de l’année une programmation associée avec Judith Butler, dont un cycle de conférences et maintes rencontres intellectuelles et artistiques. Les budgets associés méritent sans doute eux aussi le respect, car Butler est réputée ne pas intervenir à moins de 5.000 dollars. Devant le scandale, à la dernière minute, le 6 mars, la direction de l’École normale supérieure publia ce tweet : « Les deux conférences prévues sur le thème du deuil qui devaient être prononcées par le professeur Butler le 6 et le 13 mars sont reportées. Cette décision a été prise en accord avec elle et tous les organisateurs ». La formulation feutrée reste cependant dilatoire et ne préjuge pas de l’avenir.

Pour le moment, les autres institutions invitantes, tout comme les Ministères de l’Éducation nationale et de la Culture sont restés silencieux. Je ne sais si cette discrétion pourra se prolonger, car les institutions de tutelle ne sauraient éluder leur responsabilité. On pourrait attendre que la ministre de la Culture, Rachida Dati, ne fasse pas moins preuve de courage politique que la maire de Paris.

Quant au Ministère de l’Intérieur, qui se préoccupe à bon droit des apologies du terrorisme, il a récemment expulsé un imam tunisien pour des déclarations de moindre gravité. Il était certes moins illustre, mais on peut faire confiance au tact de Judith Butler pour qu’elle décide de rentrer d’elle-même à Berkeley et mette ainsi fin à une situation embarrassante.

Comment dénier le déni

À la suite de la suspension des conférences à l’École normale supérieure, Butler cependant publiait dès le 6 mars une tribune où elle se dit « profondément angoissé » [sic], condamne toute violence, évite à nouveau les mots islamisme et terrorisme, et fait du pogrom un « événement » non autrement qualifié20, pour en trouver les causes : « Les décennies de violence qui ont conduit à cet événement, en particulier celles perpétrées par les forces d’occupation, sont antérieures au 7 octobre [] la principale motivation du Hamas était de défier une puissance militaire coloniale »21. Elle condamne au passage « les caricatures racistes », ce qui évoque d’autant mieux Charlie Hebdo que la dessinatrice Coco, survivante du massacre de sa rédaction en janvier 2015, fut la semaine suivante à nouveau menacée de mort pour un dessin sur le ramadan à Gaza paru dans Libération le 11 mars, et vit depuis sous protection renforcée.

Le déni de Butler touchait tant ses propos que les faits qu’ils travestissaient. Il allait trouver le renfort de soixante personnalités intellectuelles présentant Butler comme la victime d’un « faux procès ». Parmi elles, après Annie Ernaux, fidèle partisane de LFI, des philosophes comme Étienne Balibar, des penseurs décoloniaux comme Achille Mbembe, dont l’antisémitisme a suscité l’émoi en Allemagne, une sociologue pro-voile, fille du chef du parti islamiste tunisien Ennahda, etc. On y retrouve aussi bon nombre de ceux qui, comme Ernaux, affirmaient naguère dans une tribune analogue que Bouteldja n’avait rien d’une antisémite.

Pour Butler, le double langage caractéristique de la tradition déconstructive garde une portée stratégique, car il permet d’échapper à toute critique : comme toute thèse radicale se voit doublée par un propos lénifiant qui semble la contredire, celui qui objecte peut être invariablement accusé de se méprendre.

Pour en finir avec la rationalité22, la déconstruction a de longue date rompu avec la pensée catégorielle, et Butler prône le non-binarisme, ce qui autorise ses soutiens à la définir comme « philosophe queer ». Dès lors, elle peut se contredire tout en récusant ses contradicteurs, puisque l’indéfinissable queer échappe par principe à toute apodictique.

L’autre naufrage

Le soutien réitéré au Hamas laissait ouverte la question de son lien avec l’ensemble de la pensée butlérienne et notamment de la théorie du genre. Une journaliste me posait ainsi ces questions : « Les propos de Judith Butler doivent-ils être une étiquette pour la philosophe et la femme qu’elle est ? Peut-on séparer la femme de l’œuvre ? Une partie des études de genre est-elle disqualifiée après les propos de Judith Butler ? La philosophe a-t-elle perdu en crédibilité ? ».

Or en ce début 2024 paraissait un ouvrage attendu, Who is afraid of Gender ? où Butler aurait pu enfin (re)définir le concept de genre, resté jusqu’alors nébuleux pour beaucoup. Il n’en a rien été, car conformément à son titre, l’ouvrage ne cerne ce concept qu’en énumérant ses critiques, de Bolsonaro à Trump, en passant par les féministes universalistes et les médecins qui mettent en garde contre les bloqueurs de puberté23, mais peu importe. Ces victimes de la « panique morale » sont tantôt renvoyées à une extrême droite pléthorique, tantôt couchées sur le divan de Butler qui multiplie d’alarmants diagnostics appuyés par des mentions de Marx et Engels, Althusser et même Laplanche. Elle se livre ainsi à une déconstruction des « éléments syntaxiques » du « mouvement anti-genre », compris comme une « scène fantasmatique » et s’insurge contre « l’imposition coloniale du dimorphisme » ([colonial imposition of dimorphism], c’est-à-dire de la différence entre sexes). Comme le note Kathleen Stock, « Il n’y a pas une seule objection formulée contre les opposants qui n’implique une souillure morale et/ou une stupidité »24. Ce discours purement polémique la dispense de répondre aux objections et résume la pensée à un pur affrontement entre l’Ennemi et Nous.

Sans même évoquer les questions scientifiques qui auraient pu intéresser les multiples départements d’études de genre, Butler s’appuie sur les sources purement militantes comme Pink News. À ce stade, les questions de légitimité intellectuelle ne se posent plus.

La seule incursion théorique notable reste cette définition du genre : « un sentiment ressenti du corps, dans ses surfaces et ses profondeurs, un sentiment vécu d’être un corps au monde de cette manière » [“a felt sense of the body, in its surfaces and depths, a lived sense of being a body in the world in this way”], où l’on retrouve sans surprise le Corps absolu (qui a pris la place de l’Esprit absolu) et l’Être-au-monde de tradition heideggérienne, invoqué aussi par les théoriciens du décolonialisme comme Enrique Dussel. Le genre n’est donc qu’un sentiment profond d’identité, un vague abyssal aux accents mystiques25, en quoi il s’accorde avec les autres idéologies identitaires fédérées par l’intersectionnalité.

Ainsi compris, le genre est une affection fondamentale de l’Être-au-monde, bref un des existentiaux de l’ontologie phénoménologique de tradition heideggérienne, aux côtés de langoisse par exemple, également invoquée par Butler et Heidegger.

Ces rencontres ne sont pas fortuites. La théosophie, mouvement sectaire syncrétique antisémite a fixé une hiérarchie des races et des sexes, qui a formulé une version princeps de l’intersectionnalité, et dominé les courants antirationalistes et antidémocratiques au plan international à la fin du XIXe siècle. Elle a développé ses principes dans trois courants fondés par des théosophes, l’ariosophie qui a formulé les attendus mystiques du nazisme, l’anthroposophie en plein essor aujourd’hui, et le New Age, bien connu pour ses mythologies sexuelles, inspirées du néo-tantrisme des théosophes, du féminin sacré et du sexe astral. Or, le New Age a largement pénétré les universités californiennes, dont Berkeley où officie Butler, et le genre ressemble fort au sexe astral, si bien qu’à la naissance l’enfant peut se trouver exilé dans le « mauvais corps », exil dont il sortira par la transition sociale et chirurgicale qui lui permettra de retrouver son destin véritable. Nous avons retracé comment ce schème gnostique traditionnel avait donné lieu à un parcours initiatique qui va de l’hétérosexualité à l’homosexualité, puis à la transsexualité26).

En somme, le genre n’a pas besoin d’être défini et ne peut l’être, puisqu’il ne s’agit pas d’un concept, mais d’une notion délibérément floue, comme le ressenti invoqué. Sa seule fonction, éminemment agonistique, reste de s’opposer au sexe jusqu’à prendre sa place – par exemple les institutions internationales comme le Conseil de l’Europe n’hésitent plus à parler de « chirurgie de genre ».

Le philosophe Quentin Skinner évoquait naguère la distinction entre deux sortes de concepts, les outils (tools) et les armes (weapons). Le genre cependant n’est aucunement un concept – il faudrait pour cela que la « théorie du genre » soit effectivement une théorie, alors que Butler dit à bon droit que la théorie du genre n’existe pas. Il semble encore moins un outil, qui serait l’instrument d’une rationalité récusée.

En revanche, cette notion idéologique sert d’arme offensive majeure dans la contre-révolution sexuelle en cours27, dirigée contre le féminisme universaliste, et qui s’accorde, jusqu’au privilège du voile, avec le puritanisme islamiste. Usurpant cependant le titre de féministes, ses tenants s’en servent en outre comme arme destructrice, dans une guerre des sexes qui affaiblit pour l’essentiel les pays démocratiques où elle s’étend librement.

Pour la pensée déconstructive qui se recommande de Foucault, comme de Butler qui lui a beaucoup emprunté, toute différence est une discrimination, et toute discrimination repose sur une domination. Donc la différence des sexes se résume à l’oppression d’un genre par un autre : le pouvoir médical et l’état-civil assigneraient dès la naissance la moitié de la population au sexe féminin opprimé28.

Dans cette conception de la vie sociale, la guerre devient permanente : guerre des sexes, des races, des États. Les institutions nationales ou internationales sont réduites à de simples appareils d’oppression.

Ce simplisme polémique permet d’ignorer superbement la réalité. Par exemple, le fait qu’un million et demi de Palestiniens (qu’on appelle par euphémisme des « Arabes israéliens » soient citoyens israéliens, qu’ils soient représentés au Parlement, cela est passé sous silence, car cela ne s’accorderait pas avec le schéma de l’apartheid.

De même, comme le Hamas criminalise l’homosexualité, des homosexuels de Gaza demandent asile en Israël pour échapper à la prison, à la torture ou à la mort, et un bureau particulier mis en place par la Knesset accueille ces réfugiés d’un nouveau genre, si j’ose dire : Butler garde le silence sur ce fait gênant, pourtant dénoncé comme du pinkwashing par des queers « antisionistes »29.

Les faits ne sont que des représentations sociales, qui en tant que telles doivent impérativement être déconstruites. Ainsi la division sexuelle et le dimorphisme on ne peut plus attesté qu’elle induit peuvent-ils être niés pour convenir à l’objectif militant du genrisme. Des attentats de 2015 au pogrom du 7 octobre, le révisionnisme de l’histoire immédiate n’est qu’un cas particulier de cette conception générale. La réalité, qu’elle soit historique ou biologique, serait en effet une convention sociale, insupportablement normative, que tout penseur militant se doit de transgresser, accomplissant ainsi un acte politique.

Cette prouesse ne saurait se réduire au fait que Butler, selon Fiammetta Venner dans Franc-Tireur, aurait « perdu sa boussole » (laquelle ?), ni même à un « aveuglement volontaire », selon Yves-Charles Zarka, puisque son orientation stratégique reflète une politique constante et délibérée, celle d’aveugler dogmatiquement ses lecteurs.

De fait, malgré les apparences, l’islamisme et le postféminisme, bien au-delà de Butler, partagent des valeurs communes qui s’illustrent dans leur compagnonnage : le refus de l’universalisme au profit des « communautés », la haine de l’Occident et tout particulièrement d’Israël (seul état démocratique du Moyen-Orient) et des États-Unis, l’antisémitisme et la crainte panique d’un féminisme véritablement émancipateur.

Enjeux géopolitiques

Les enjeux de l’islamophilie universitaire et culturelle ne se limitent pas aux cercles intellectuels et ils ont déjà des conséquences géopolitiques majeures. Par exemple, aux USA, appuyée par les mobilisations universitaires, la propagande islamiste menace le candidat démocrate à la prochaine élection présidentielle dans les cinq États clés, les swing states, en premier lieu le Michigan, qui compte 175.000 électeurs musulmans, et où 100.000 votes blancs propalestiniens viennent d’être comptabilisés aux primaires du parti démocrate.

Les islamistes parient en effet sur Trump, le meilleur ennemi de la démocratie qu’ils abhorrent. Dans cet état, la mairie de la ville industrielle d’Harmstrack est tenue par un yéménite, Amer Ghalib, qui pose volontiers avec l’ancien conseiller à la sécurité de Donald Trump, Michael Flynn, démis pour ses liens avec la Russie en 2017, et connu pour sa proximité avec le groupe conspirationniste QAnon. Un proche du maire, Nasr Hussain, s’interroge sur un site dédié à la ville : « Est-ce que l’Holocauste n’était pas une punition préventive de Dieu contre “le peuple élu” et sa sauvagerie actuelle contre les enfants et les civils palestiniens ? »30.

[Voir aussi :  François Rastier « Judith Butler et le programme du Hamas« .]

Notes

1– Cf. « Université : le nouvel essor de l’antisémitisme, de la géopolitique à la théologie apocalyptique », L’Arche, n°703, mars-avril, pp. 54-59.

2Sur l’antisémitisme de la “théorie critique de la race », on pourra au besoin consulter « Les ‘’blancs’’, des juifs par extension ? », Le Droit de vivre, 2023, en ligne :  Les blancs, des juifs par extension ?

3« In Defense of Judith Butler », The Huffington Post (consulté le 27 avril 2015).

4 – Un cadre du Hamas déclarait à un journaliste du Monde, qui mettait en doute l’existence du Paradis : « Allah l’a confirmé. On sait que nous sommes l’outil islamique pour nous débarrasser des juifs » (« Combattants palestiniens », 24 novembre 2006 ; le journaliste traduit œcuméniquement Allah par Dieu).

5 – Ce passage au discours indirect est cité par Butler, sans indication d’auteur, et vient en appui de son propos ; voir Sabine Prokhoris, Au bon plaisir des docteurs graves, À propos de Judith Butler, Paris, PUF, 2017, p. 163-164. Pour l’analyse de Vie précaire, voir pp. 163-169.

6 – Ce mépris de la féminité se double d’un refus personnel, et par exemple Mme Butler refuse d’être appelée par un pronom féminin — ce qu’elle pourrait ressentir comme une offense.

7 – « Judith Butler responds to attack : “I affirm a Judaism that is not associated with state violence” », Mondoweiss, en ligne : <http://mondoweiss.net/2012/08/judith-butler-responds-to-attack-i-affirm-a-judaism-that-is-not-associated-with-state-violence >, août 2012.

8– Pour une recension, voir Jeanne Favret-Saada, « Au nouveau chic radical : « Laïcité, dégage ! ». Sur le livre La Critique est-elle laïque?, Mezetulle, le 1er février 2016 .

9 – Michael Hardt et Antonio Negri, Empire, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 2000, p. 149.

10 – Ilich Ramírez Sánchez, L’Islam révolutionnaire, Monaco, éd. du Rocher, 2003.

11In Janet Afary et Kevin B. Anderson, Foucault and the Iranian Revolution : Gender and the Seductions of Islamism, Chicago, University of Chicago Press, 2005, p. 125. (Rappelons les trente mille prisonniers politiques massacrés en 1988 sur l’injonction d’une fatwa de Khomeiny et la conférence négationniste internationale organisée en 2006 par Ahmadinejad). Voir aussi la synthèse de Michael Walzer, « Islamism and the Left », Dissent, hiver 2015.

13Voir https://www.instagram.com/p/CyRW4wRLyvG/?img_index=1. Enfin, le collectif juif queer Oy Gevalt a organisé une célébration de Hanoukka en solidarité avec le peuple palestinien, d’autant plus touchante que Oy Gevalt fut le cri d’alerte traditionnel des communautés ashkénazes en cas de pogrom.

14 – Le viol fait partie des crimes constitutifs de la qualification de génocide.

15 – La mise en doute de prétendues « allégations » appuie désormais une campagne internationale. Par exemple, suite à la publication de l’accablant rapport Patten publié par l’ONU, le collectif EuroMed Rights, dont fait partie la Ligue des droits de l’homme, déclarait le 8 mars, à l’occasion de la journée internationale de la femme : « Nous condamnons sans équivoque les nombreuses allégations de viol, d’enlèvement, de torture et d’autres peines cruelles et inhumaines révélées par la Rapporteuse spéciale des Nations Unies sur la violence à l’égard des femmes dans son rapport daté du 19 février 2024. Nous demandons une enquête internationale et indépendante sur cette question ». Cette enquête est précisément celle qu’ils contestent en refusant d’en tenir compte.

17 – Cela leur permet de cautionner malgré tout par l’autorité académique diverses dérives, comme celle de Claudine Gay, présidente de Harvard, qui répondit à la question « Appeler au génocide des juifs constitue-t-il une forme de harcèlement [envers les étudiants juifs du campus] qui viole les règles de conduite de votre université, oui ou non ? » : « Cela peut être le cas, selon le contexte ».

18 – Son célèbre slogan « Mohamed Merah, c’est moi », inversion de Je suis Charlie, signe son identification au tueur de l’école juive de Toulouse.

20 – Heidegger utilisait déjà le terme d’événement (Ereignis) pour désigner et voiler tout à la fois l’extermination des juifs (voir l’auteur, Heidegger, messie antisémite, Le bord de l’eau, 2018).

22 – Ce n’est pas là une bénigne irresponsabilité, et bien que cela dépasse la personne de Butler, on doit rappeler le lien séculaire entre antirationalisme et antisémitisme. Nietzsche affirmait déjà que la Raison est juive parce qu’elle permet de cacher les nez crochus : « Rien n’est en effet plus démocratique que la logique ; elle ignore toute considération de personnes et considère les nez crochus comme droits » et il conclut à propos des juifs : « ce fut toujours leur tâche que d’amener un peuple à la raison [en français dans le texte] » (Le gai savoir, § 263). En 1916, Heidegger, premier prophète de la destruction (Destruktion) de la philosophie, euphémisée depuis Derrida en « déconstruction », s’indignait auprès de sa fiancée de « l’enjuivement » de l’Université et s’engageait à mener contre la rationalité une « lutte au couteau », assimilant ensuite la rationalité au calcul, puis aux juifs définis par leur « tenace habileté à compter ».
La déconstruction a fait de la transgression une vertu politique et même un programme métaphysique, elle s’applique à lever les frontières disciplinaires (au nom de la transversalité de notions iconiques comme le genre). La transgression s’applique plus généralement aux institutions, réduites à une normativité répressive, et s’attaque par exemple à la justice (« on ignore la justice », s’écriait Adèle Haenel, et une militante MeToo renchérissait : « la justice, c’est moi ».
Or le judaïsme est une religion fondée sur l’observance de la Loi, et qui ne soucie guère de la foi. Occupée à déconstruire toute loi, la militance déconstructive ne peut être qu’antijudaïque ; d’autant plus que le Lévitique proscrit toute modification corporelle alors que la mystique du genre culmine dans la Transition, transgression des frontières de sexe, pour culminer dans une martyrologie rédemptrice.

23 – Elle oublie bizarrement les mollahs iraniens et s’en prend au Pape.

25 – Le style diffus et pathétique de Butler rappelle irrésistiblement les effusions de béguines comme Mechtilde de Magdebourg (voir Vollmann-Profe, Gisela (ed.). Mechthild vonMagdeburg, Das fließende Licht der Gottheit, Frankfurt am Main, Deutscher Klassiker Verlag, 2003.

26Petite mystique du genre, Paris, Intervalles, 2023.

27 – Voir notamment Beatriz Preciado, Manifeste contra-sexuel, 2000, réed. septembre 2024, Vauvert, Au diable vauvert.

28 – Voir Éric Fassin : « Le sexe est une catégorie du savoir (et non de la réalité elle-même). D’ailleurs, inscrit dans l’état civil, n’est-il pas institué par l’État ? » (Le mot race — Cela existe, 1, AOC, 2019). Fassin, préfacier de Butler pour la traduction française de Troubles dans le genre, a eu le privilège de la compter dans son jury d’habilitation — dont le dossier avait précisément cette préface pour pièce maîtresse.

29 – Il faudrait selon eux dénoncer le pinkwashing d’Israël, qui voudrait attirer le tourisme LGBT pour satisfaire un atavique goût du lucre, bref, selon un collectif pro-Hamas « dénoncer haut et fort les tentatives d’Israël de se faire passer pour l’allié des femmes et des LGBTI. La chercheuse queer Jasbir Puar et Sarah Schulman, ancienne militante d’Act Up New York, ont en effet documenté les tentatives d’Israël depuis au moins 2005 de refaire son image à l’internationale (sic) en instrumentalisant les droits des femmes et des LGBT ».

30 – Je souligne ; voir Judith Perrignon, « À Detroit, les Arabes-Américains soudés derrière les Palestiniens et en colère contre Joe Biden », Le Monde, 20 janvier 2024.

Castoriadis et les bien-pensants (seconde partie)

Seconde partie
(Lire la première partie)

III – Une anticipation du « décolonialisme »

Tiers-mondisme

Ce « vide occidental » résonne bien entendu avec le devenir des sociétés non-occidentales, et particulièrement avec le « mythe arabe » :

« On dit à peu près aux Arabes : Jetez le Coran et achetez des vidéos-clips de Madonna. Et, en même temps, on leur vend à crédit des Mirages. S’il y a une « responsabilité » historique de l’Occident à cet égard, il est bien là. Le vide de signification de nos sociétés […] ne peut pas déloger les significations religieuses qui tiennent ces sociétés ensemble. »1

Mais la critique anti-occidentale épargne bien entendu le tiers-monde, pour tous ces « compagnons de route, qui ont pu se payer le luxe d’une opposition apparemment intransigeante contre une partie de la réalité, la réalité « de chez eux », combinée avec la glorification d’une autre partie de cette même réalité – là-bas, ailleurs, en Russie, en Chine, à Cuba, en Algérie, au Vietnam ou, à la rigueur, en Albanie »2. Simple transposition, pour Castoriadis, des réflexes idéologiques hérités : « Opérations dérisoires car elles consistent à simplement reprendre le schéma de Marx, à en enlever le prolétariat industriel et lui substituer les paysans du Tiers-monde. »3

Ainsi, et contre le tiers-mondisme de l’époque qui a mué aujourd’hui en anti-occidentalisme aveugle et passionné, les jugements de C. Castoriadis n’épargnent guère les pays étrangers, qu’il a toujours refusé de considérer comme des simples « victimes » de l’Occident :

« Les sociétés non occidentales sont toujours dominées par un lourd héritage de significations imaginaires hétéronomes, essentiellement religieuses, mais pas seulement. Le cas de l’islam est le plus flagrant, mais il est loin d’être le seul ; l’Inde, l’Afrique et même l’Amérique latine en offrent des manifestations frappantes. Toutes ces sociétés assimilent facilement certaines techniques provenant de l’Occident – celles de la guerre, de la manipulation télévisuelle, de la torture policière – mais guère les autres créations de l’Occident : les droits humains, les libertés même si elles sont partielles, la réflexion et la pensée critique, la philosophie. L’Occident a réussi à y ébranler en partie les structures sociales (mais beaucoup moins mentales) traditionnelles, il y a fait pénétrer certaines techniques mais pas du tout la dimension émancipatrice de son histoire. La plupart de ces sociétés sont dans un état hautement instable, à la fois en décomposition et en ébullition, et les États occidentaux sont incapables de « gérer », comme on dit maintenant, leurs rapports avec elles – sauf à les « gérer » comme on l’a fait avec la guerre du Golfe [de 1991]»4

Sur le décolonialisme

À propos du colonialisme occidental des siècles passés, ses positions s’opposent violemment au discours victimaire aujourd’hui si répandu, qui voudrait réduire les non-occidentaux à d’éternelles victimes, en même temps que nourrissant une

« […] idéalisation du monde dit sous-développé. Je dis pour ma part : vous êtes comme les autres, ni meilleurs, ni pires. Vous pouvez fort bien vous égorger les uns les autres, et en réalité vous le faites très souvent. En France, j’ai appartenu à la faible minorité qui a tenté de lutter contre la guerre d’Algérie. Mais j’ai toujours été certain que, si les positions avaient été inversées et que les Algériens dominaient la France, ils s’y seraient comportés, en gros, comme les Français se sont comportés en Algérie. »5

De même :

« Les Arabes se présentent maintenant comme les éternelles victimes de l’Occident. C’est une mythologie grotesque. Les Arabes ont été, depuis Mahomet, une nation conquérante qui s’est étendue en Asie, en Afrique et en Europe (Espagne, Sicile, Crète) en arabisant les populations conquises. Combien d’« Arabes » y avait-il en Égypte au début du VIIe siècle ? L’extension actuelle des Arabes (et de l’islam) est le produit de la conquête et de la conversion, plus ou moins forcée, à l’islam des populations soumises. Puis ils ont été à leur tour dominés par les Turcs pendant plus de quatre siècles. La semi-colonisation occidentale n’a duré, dans le pire des cas (Algérie), que cent trente ans, dans les autres beaucoup moins. Et ceux qui ont introduit les premiers la traite des Noirs en Afrique, trois siècles avant les Européens, ont été les Arabes.

Tout cela ne diminue pas le poids des crimes coloniaux des Occidentaux. Mais il ne faut pas escamoter une différence essentielle. Très tôt, depuis Montaigne, a commencé en Occident une critique interne du colonialisme, qui a abouti déjà au XIXe siècle à l’abolition de l’esclavage (lequel en fait continue d’exister dans certains pays musulmans), et, au XXe siècle, au refus des populations européennes et américaines (Vietnam) de se battre pour conserver les colonies. Je n’ai jamais vu un Arabe ou un musulman quelconque faire son « autocritique », la critique de sa culture à ce point de vue. Au contraire : regardez le Soudan actuel, ou la Mauritanie. »6

L’hétérodoxie de ces propos oblige à préciser un point important : ce que C. Castoriadis exprime, ici comme partout ailleurs dans ces extraits choisis, n’est absolument pas « accidentel », « subjectif » ou « conjoncturel » au sens où un philosophe serait amené à exprimer une opinion personnelle sans rapport direct avec le cœur de son travail intellectuel c’est précisément le contraire. Ici les positions qu’il dénonce ne sont en rien innocentes :

« On joue sur la culpabilité de l’Occident relative au colonialisme, à l’extermination des autres cultures, aux régimes totalitaires, à la fantasmatique de la maîtrise, pour sauter à une critique, fallacieuse et auto-référentiellement contradictoire, du projet gréco-occidental d’autonomie individuelle et collective, des aspirations à l’émancipation, des institutions dans lesquelles celles-ci se sont, fût-ce partiellement et imparfaitement, incarnées. (Le plus drôle est que ces mêmes sophistes ne se privent pas, de temps en temps, de se poser en défenseurs de la justice, de la démocratie, des droits de l’homme, etc.) »7

Ce « projet d’autonomie » qu’il ne voit se constituer que dans la Grèce antique puis repris dans l’Occident moderne est une capacité d’auto-interrogation et d’auto-institution, il ne le retrouve dans aucune autre culture :

« Contrairement à ce que certains ont dit (ou souhaiteraient), la démocratie ne fait pas partie de la tradition chinoise. Ce n’est pas vrai. Il y a eu des mouvements, il y a eu le taoïsme, etc., ce n’est pas ce que nous appelons démocratie. Les Chinois, certains Chinois du moins, manifestent à Tien-Ân-Men, l’un d’eux est là, devant les blindés, il se fait écraser en revendiquant la démocratie. Qu’est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire qu’il y a quand même un appel de ces valeurs, comme il y en a un – bien que les choses soient là très bâtardes, c’est désagréable – dans les pays de l’Est européen après l’effondrement du communisme. Ce que je veux dire, c’est que, à partir du moment où ces valeurs sont réalisées quelque part – ne serait-ce que de façon très insuffisante et très déformée, comme elles l’ont été ou le sont encore en Occident , elles exercent une sorte d’appel sur les autres, sans qu’il y ait pour autant une fatalité ou une vocation universelle des gens pour la démocratie. »8

Racisme et type anthropologique

De la même manière, et bien plus profondément, il précise dans le même texte qu’« un Chinois, un Indien traditionnel ne considère pas comme allant de soi le fait de prendre des positions politiques, de juger sa société. Au contraire, ça lui paraîtrait même inconcevable. Il ne dispose pas des cadres mentaux pour le faire. ». Chaque société forme un individu lui correspondant, les deux notions recouvrant une même chose d’un point de vue collectif ou individuel : un type de société implique un type d’individu ou, pour C. Castoriadis s’inspirant de l’anthropologie culturelle d’une Ruth Benedict (1887-1948) ou d’un Abram Kardiner (1891-1981), un type anthropologique. Banalité pour tout révolutionnaire, psychanalyste ou ethnologue, la chose est aujourd’hui simplement oubliée au nom d’une sorte d’« indifférentialisme » culturel béat et particulièrement pervers.

Ainsi, toutes les gauches contemporaines converties à « l’indigénisme » ou au « décolonialisme » ne peuvent que condamner ce petit texte important, « Réflexions sur le racisme » de 19879, où Castoriadis affirme que « […] l’idée que le racisme ou simplement la haine de l’autre est une invention spécifique de l’Occident est une des âneries qui jouissent actuellement d’une grande circulation. » Après avoir pointé les éléments racistes dans la culture hébraïque, chrétienne, musulmane ou hindouiste pour en pointer le caractère consubstantiel à la psyché humaine, il précise :

« L’idée qui me semble centrale est que le racisme participe de quelque chose de beaucoup plus universel que l’on ne veut bien l’admettre d’habitude. Le racisme est un rejeton, ou un avatar, particulièrement aigu et exacerbé, je serais même tenté de dire : une spécification monstrueuse, d’un trait empiriquement presque universel des sociétés humaines. Il s’agit de l’apparente incapacité de se constituer comme soi sans exclure l’autre – et l’apparente incapacité d’exclure l’autre sans le dévaloriser et, finalement, le haïr. »

Ainsi, impossible de s’en tenir à

« la schizophrénie euphorique des boys-scouts intellectuels des dernières décennies, qui prônent à la fois les droits de l’homme et la différence radicale des cultures comme interdisant tout jugement de valeur sur des cultures autres. Comment peut-on alors juger (et éventuellement s’opposer à) la culture nazie, ou stalinienne, les régimes de Pinochet, de Menghistu, de Khomeini ? Ne sont-ce pas là des « structures » historiques différentes, incomparables, et également intéressantes ? Le discours des droits de l’homme s’est, dans les faits, appuyé sur les hypothèses tacites du libéralisme et du marxisme traditionnels : le rouleau compresseur du « progrès » amènerait tous les peuples à la même culture (en fait, la nôtre – énorme commodité politique des pseudo-philosophies de l’histoire). […] C’est le contraire qui s’est, surtout, passé. Les « autres » ont assimilé tant bien que mal, la plupart du temps, certains instruments de la culture occidentale, une partie de ce qui relève de l’ensembliste-identitaire qu’elle a créé – mais nullement les significations imaginaires de la liberté, de l’égalité, de la loi, de l’interrogation indéfinie. La victoire planétaire de l’Occident est victoire des mitraillettes, des jeeps et de la télévision – non pas du habeas corpus, de la souveraineté populaire, de la responsabilité du citoyen. […] Et que faites-vous à l’égard des cultures qui explicitement rejettent les « droits de l’homme » (cf. l’Iran de Khomeini) – sans parler de celles, l’écrasante majorité, qui les piétinent quotidiennement dans les faits tout en souscrivant à des déclarations hypocrites et cyniques ? »

C. Castoriadis termine par une anticipation des problèmes vertigineux qui pose ce qui est aujourd’hui pudiquement appelé « multiculturalisme » (le « vivre-ensemble », en novlangue) :

« Je termine par un simple exemple. On a longuement parlé il y a quelques années – moins maintenant, je ne sais pas pourquoi – de l’excision et de l’infibulation des fillettes pratiquées comme règle générale dans une foule de pays musulmans africains (les populations concernées me semblent beaucoup plus vastes qu’il n’a été dit). Tout cela se passe en Afrique, là-bas, in der Turkei, comme disent les bourgeois philistins de Faust. Vous vous indignez, vous protestez – vous n’y pouvez rien. Puis un jour, ici, à Paris, vous découvrez que votre employé de maison (ouvrier, collaborateur, confrère) que vous estimez beaucoup se prépare à la cérémonie d’excision-infibulation de sa fillette. Si vous ne dites rien, vous lésez les droits de l’homme (le habeas corpus de cette fillette). Si vous essayez de changer les idées du père, vous le déculturez, vous transgressez le principe de l’incomparabilité des cultures. Le combat contre le racisme est toujours essentiel. Il ne doit pas servir de prétexte pour démissionner devant la défense de valeurs qui ont été créées « chez nous », que nous pensons être valables pour tous, qui n’ont rien à voir avec la race ou la couleur de la peau et auxquelles nous voulons, oui, raisonnablement convertir toute l’humanité. »

Questions pratiques éminemment actuelles, et qui se destinent à dominer la vie politique future et que l’intense chasse aux sorcières pseudo-« antifasciste » cherche à faire taire :

« Il y a une rhétorique et une mythologie du « fascisme toujours imminent » dans la gauche et chez les gauchistes qui créent un épouvantail pour se masquer les vrais problèmes. »10

Pour le dire plus clairement :

« Le fascisme […] se réclame désormais de l’antifascisme »11.

La question musulmane

La fréquente référence à l’islam n’est ici pas accidentelle et la complaisance, déjà à l’époque, de la gauche à son endroit est pour C. Castoriadis un motif d’accablement. Ici encore, il s’agit d’une position qui s’ancre profondément dans sa philosophie où « l’institution hétéronome de la société et la religion sont d’essence identique. Elles visent, toutes les deux, le même et par les mêmes moyens. »12, c’est-à-dire la dépendance du sujet à une instance mythique fantasmatiquement extra-sociale. Ainsi, « l’énoncé: « la Loi est injuste », pour un Hébreu classique, est linguistiquement impossible, à tout le moins absurde, puisque la Loi a été donnée par Dieu et que la justice est un attribut de Dieu et de lui seul. »13 – ou, pour le dire plus franchement ; « je suis entièrement solidaire des anarchistes dans leur anticléricalisme intransigeant : Ni Dieu, ni maître, ni Dieu ni César ni tribun. »14. Si la quasi-totalité des sociétés humaines connues dans l’histoire se sont essentiellement constituées dans l’aliénation religieuse – et il n’en épargne aucune – l’islam contemporain en offre une forme paradigmatique, et de plus en plus caricaturale, un prototype de l’hétéronomie provoquant une confrontation que l’Occident refuse obstinément d’entendre :

« l’intégrisme ou « fondamentalisme » islamique est plus fort que jamais, et s’étend sur des régions que l’on croyait sur une autre voie (Afrique du Nord, Pakistan, pays au sud du Sahara). Il s’accompagne d’une haine viscérale de l’Occident, ce qui se comprend : un ingrédient essentiel de l’Occident est la séparation de la religion et de la société politique. Or l’islam, comme du reste presque toutes les religions, prétend être une institution totale, il refuse la distinction du religieux et du politique. Ce courant se complète et s’auto-excite par une rhétorique « anticolonialiste » dont le moins que l’on puisse dire, dans le cas des pays arabes, est qu’elle est creuse. »15

Ainsi l’aspect théorique de cette interrogation, posée il y a trente ans, s’estompe progressivement :

« Quand, il y a dix ou quinze ans, le colonel Kadhafi – on disait « Il est fou », peut-être… – déclarait que la bifurcation catastrophique de l’histoire universelle, ça a été quand Charles Martel a arrêté l’expansion arabe à Poitiers et que ce qu’il faudrait vraiment, c’est islamiser l’Europe… Si on veut être islamisé, c’est très bien. Si on ne veut pas être islamisés, qu’est-ce qu’on fait ? »16

La question migratoire

La question renvoyait déjà, quoiqu’en des termes moins dramatiques qu’aujourd’hui, à celle que l’on appelle encore l’immigration, sur laquelle, ici encore, les positions de Castoriadis sont particulièrement hérétiques, mais toujours aussi cohérentes.

À la question « limmigration ne va-t-elle pas devenir le problème explosif de la France et de l’Europe ? », il répond :

« Cela peut le devenir. Le problème n’est évidemment pas économique : l’immigration ne saurait créer des problèmes dans des pays à démographie déclinante, comme les pays européens, tout au contraire. Le problème est profondément politique et culturel. Je ne crois pas aux bavardages actuels sur la coexistence de n’importe quelles cultures dans la diversité. Cela a pu être – assez peu, du reste – possible dans le passé dans un contexte politique tout à fait différent, essentiellement celui de la limitation des droits de ceux qui n’appartenaient pas à la culture dominante : juifs et chrétiens en terre d’Islam. Mais nous proclamons l’égalité des droits pour tous (autre chose, ce qu’il en est dans la réalité). Cela implique que le corps politique partage un sol commun de convictions fondamentales : que fidèles et infidèles sont sur le même pied, qu’aucune Révélation et aucun Livre sacré ne déterminent la norme pour la société, que l’intégrité du corps humain est inviolable, etc. Comment cela pourrait-il être « concilié » avec une foi théocratique, avec les dispositions pénales de la loi coranique, etc. ? Il faut sortir de l’hypocrisie qui caractérise les discours contemporains. Les musulmans ne peuvent vivre en France que dans la mesure où, dans les faits, ils acceptent de ne pas être des musulmans sur une série de points (droit familial, droit pénal). Sur ce plan, une assimilation minimale est indispensable et inévitable – et, du reste, elle a lieu dans les faits »17

Hormis ce tout dernier point, il est difficile, aujourd’hui, de démentir le diagnostic, tout comme il est impossible d’infirmer les sombres perspectives qu’il dessinait il y a trente ans pour les décennies à venir :

« L’immigration clandestine augmente au fur et à mesure que la pression démographique s’élève, et il est sûr qu’on n’a encore rien vu. Les Chicanos traversent pratiquement sans obstacle la frontière mexicano-américaine – et bientôt ce ne sera plus seulement des Mexicains. Aujourd’hui, pour l’Europe c’est, entre autres, le détroit de Gibraltar. Et ce ne sont pas des Marocains ; ce sont des gens partis de tous les coins d’Afrique, même d’Éthiopie ou de la Côte d’Ivoire, qui endurent des souf­frances inimaginables pour se trouver à Tanger et pouvoir payer les passeurs. Mais demain, ce ne sera plus seulement Gibraltar. Il y a peut-être quarante mille kilomètres de côtes méditerranéennes bordant ce que Churchill appelait « le ventre mou de l’Europe ». Déjà, des fugitifs irakiens traversent la Turquie et entrent clandesti­nement en Grèce. Puis il y a toute la frontière orientale des Douze. Va-t-on y installer un nouveau mur de Berlin, de trois ou quatre mille kilomètres de long, pour empêcher les Orientaux affamés d’entrer dans l’Europe riche ? On sait qu’il existe un terrible déséquilibre économique et social entre l’Occident riche et le reste du monde. Ce déséquilibre ne diminue pas, il augmente. La seule chose que l’Occident « civi­lisé » exporte comme culture dans ces pays, c’est les techniques du coup d’État, les armes, et la télévision avec l’exhibition de modèles de consommation inatteignables pour ces populations pauvres. Ce déséquilibre ne pourra pas continuer, à moins que l’Europe ne devienne une forteresse régie par un régime policier. »18

Il précise en 1992 à propos des dangers que fait peser l’immigration massive en Europe19 :

« Au-delà du problème des conditions matérielles… Il y a le problème, bien plus important selon moi, de ce que j’appelle les significations imaginaires : « Nous sommes allemands, nous sommes anglais, nous sommes français… Nous avons bâti des cathédrales, nous avons eu Shakespeare ; nous avons eu Goethe, nous avons un mode de vie, un artisanat, etc. Et qui sont donc ces gens qui viennent ?… et ainsi de suite. […] J’espère que la leçon à tirer, si je puis dire, de cette discussion ne sera pas un pessimisme sans bornes mais bien la nécessité de prendre conscience de ces problèmes et de tenter de dire haut et fort ce que nous voyons partout où nous nous trouvons. […] Nous avons donc ce problème terrible, mais les réponses théoriques qui pourraient être données seraient absolument privées de sens et sans espoir en l’absence d’une volonté politique et d’une prise de conscience de ces problèmes par la population laborieuse, ce qui fait aujourd’hui défaut. »

Dans son article de 1983 « Quelle Europe ? Quelles menaces ? Quelle défense ? », texte méconnu, synthétique et percutant, Castoriadis s’alarme à la fois de l’effondrement interne de l’Occident, des ambitions hégémoniques de l’impérialisme russe, et de la déliquescence du monde non-occidental, chacune faisant peser le danger extrême de l’effacement de l’apport crucial de la modernité occidentale :

« Ce qui est menacé, c’est la composante démocratique des sociétés « européennes », et ce qu’elle contient comme mémoire, source d’inspiration, germe et espoir de recours pour tous les peuples du monde ».

Il précise encore : « [L’Europe] est ensuite menacée d’être submergée par un Tiers Monde trois fois plus peuplé que les pays « européens ». »20

Conclusion

« On n’honore pas un penseur en le louant ou même en interprétant son travail, mais en le discutant, le maintenant par là en vie et démontrant dans les actes qu’il défie le temps et garde sa pertinence. » 21

On pourrait aisément multiplier les thématiques et les citations – le problème rencontré ici aura été celui de l’embarras du choix. Elles placent Cornelius Castoriadis résolument hors de la bien-pensance contemporaine, a fortiori de ses franges militantes et médiatiques où il se voit entraîné à l’occasion. Et, a contrario, on trouvera tout le reste de son œuvre pour nuancer, équilibrer, contrebalancer les positions ici décrites, mais qui ne seront pas contradictoires (ainsi, au hasard, ses déclarations favorables à la construction de mosquées22 ou le vote immigré23), et qui l’ancrent définitivement dans la voie de l’émancipation humaine sans compromission et hors schéma préconçu – et c’est, précisément, l’objectif de ce texte. Car il est aussi inepte d’assigner Castoriadis à droite, à l’extrême gauche, au centre, sur Mars ou ailleurs, tout comme de se prévaloir d’une fidélité quelconque à des positions : il a fait œuvre et non doctrine, tentative explicite de penser les basculements de son époque, invitant à faire de même aujourd’hui, à chercher hors de ce qu’il nommait la « pensée héritée », déclinée en idéologies de plus en plus débilitantes tenant lieu de discours savants. La question n’est pas de se placer pour ou contre, avec ou sans Castoriadis, dans une fidélité rigide ou un pseudo-inventaire pro domo, à sa « droite » ou à sa « gauche », mais bien d’essayer de penser penser la vérité, l’histoire, la réalité et de le rencontrer dans cette ambition pour entendre ce qu’il a à nous dire. Qui prétendra que ce point de départ ne fait pas écho, de plus en plus dramatiquement, à notre situation ? :

« Je reste toujours, plus que jamais, profondément convaincu que la société actuelle ne sortira pas de sa crise si elle n’opère pas, sur elle-même, une transformation radicale – en ce sens, je suis toujours un révolutionnaire. Et je pense que cette transformation ne peut être que l’ouvre de l’immense majorité des hommes et des femmes qui vivent dans cette société. »24.

Mais cela est-il encore concevable ? se demandait-il inquiet, bien souvent, nous offrant le mot de la fin :

« Tout ce que nous avons à dire est inaudible si n’est d’abord entendu un appel à une critique qui n’est pas scepticisme, à une ouverture qui ne se dissout pas dans l’éclectisme, à une lucidité qui n’arrête pas l’activité, à une activité qui ne se renverse pas en activisme, à une reconnaissance d’autrui qui reste capable de vigilance ; le vrai dont il s’agit désormais n’est pas possession, ni repos de l’esprit auprès de soi, il est le mouvement des hommes dans un espace libre dont ce sont là quelques points cardinaux. Mais cet appel peut-il être encore entendu ? Est-ce bien à ce vrai que le monde aujourd’hui désire et peut accéder ? Il n’est pas au pouvoir de qui que ce soit, ni de la pensée théorique comme telle, de répondre d’avance à cette question. Mais il n’est pas vain de la poser, même si ceux qui veulent et peuvent l’entendre sont peu nombreux ; s’ils peuvent le faire sans orgueil, ils sont le sel de la terre. »25

Lire la première partie

Notes de la seconde partie

4 – « La fin de l’histoire ? », 1992.

6 – « Guerre, religion et politique », 1991 ; voir aussi « Entre le vide occidental et le mythe arabe », 1991, op. cit.

7 – « La montée de l’insignifiance », 1993, op.cit.

9 – « Réflexions sur le racisme », 1987.

10 – « Transition », 1978.

11 – « Pologne, notre défaite », 1983.

13 – « Pouvoir, politique, autonomie », 1988.

15 – « Le délabrement de l’Occident », 1991, op. cit.

17 – « Guerre, religion et politique », 1991, op. cit.

18 – « La force révolutionnaire de l’écologie », 1992, op. cit.

19 – Lors d’un débat avec Hans Magnus Enzensberger autour de son livre, paru deux ans plus tard en France, La Grande Migration, suivi de Vues sur la guerre civile (Gallimard,  « L’infini », 1994, traduit par Bernard Lortholary, Paris). Enregistrement audio en anglais dans un ICA Talks (Institute of Contemporary Arts, London), Hans Magnus Entzensberger : The Great Migration, Globe’ 92: European Dialogues, 07/12/1992, intervention de Castoriadis à 19’ 08’’, (ma traduction. Lien consulté en mars 2022, devenu inaccessible).

21 – « Les destinées du totalitarisme », 1981.

22 – « De l’écologie à l’autonomie », 1980, op. cit.

24 – « Y a-t-il des avant-gardes ? », 1987.

Castoriadis et les bien-pensants

Quentin Bérard1 nous invite à relire (ou à lire) Cornelius Castoriadis en prenant quelque distance avec les lectures convenues qui depuis des années l’enrôlent un peu trop facilement au service de l’agitation gauchiste, de la cause des migrants, du néo-marxisme ou du pacifisme et de l’écologisme contemporains, voire de la « déconstruction » et du « décolonialisme ». Ces opérations de récupération s’effectuent au prix de l’escamotage du contenu de bien des textes. L’auteur offre et commente ici de substantiels extraits qui placent Castoriadis hors de la bien-pensance contemporaine. L’objet n’est pas de l’assigner à une autre position, ce qui réitérerait en l’inversant le geste d’embrigadement, mais de montrer en quoi il fait œuvre et, en rencontrant son ambition de penser les basculements de son époque, de s’en inspirer pour penser ceux de la nôtre.

Première partie.
Lire la seconde partie

« Tout a été déjà dit. Tout est toujours à redire.
Ce fait massif, à lui seul, pourrait conduire à désespérer.
L’humanité semblerait sourde ; elle l’est, pour l’essentiel »2.

Introduction

Cornelius Castoriadis (1922 – 1997) semble devenu, au fil des vingt-cinq années qui se sont écoulées depuis sa mort, une sorte de classique silencieux, connu sans être reconnu – ou l’inverse. Ainsi, un travail universitaire de sciences sociales se doit de citer son opus magnum, au moins, L’institution imaginaire de la société (1975) ; tout journaliste doit savoir prononcer son nom et, grossièrement, placer quelques-unes de ses formules les plus connues comme « l’époque du conformisme généralisé », « le délabrement de l’Occident » ou encore « la montée de l’insignifiance » ou « le monde morcelé », quelquefois à contre-emploi ; et un militant approximativement de gauche aura, a minima, lu ou entendu une fois son entretien avec Daniel Mermet3 en 1996 ou sa conférence-débat avec Daniel Cohn-Bendit « De l’écologie à l’autonomie »4 de 1981, voire pour les plus radicaux, son quasi-manifeste « Racines subjectives et logique du projet révolutionnaire »5 de 1964 permettant d’habiller commodément sa subversion d’auto-institution sociale explicite et d’anti-totalitarisme.

La présence fantomatique de C. Castoriadis hante donc les cercles politico-intellectuels d’une « gauche » plus ou moins militante. À travers articles, revues, livres, radios, conférences, thèses ou mémoires, blogs et causeries diverses, on convoque commodément et sans frais l’engagement de celui-ci pour la démocratie directe, l’autonomie individuelle ou la justice sociale. Permettant de pimenter un peu la litanie des « penseurs » plus conventionnels mais usés jusqu’à la corde, son nom dépayse quelque peu et sonne comme garant d’une profondeur estimée subversive et/ou intellectuelle pour les partisans de cet indéfinissable « autre monde possible » face à leurs ennemis héréditaires proclamés : oligarchie, libéralisme, capitalisme, droite ou extrême droite, xénophobie, racisme et tutti quanti. Et c’est ainsi que l’on croise, inopinément et plus ou moins explicitement, un Castoriadis enrégimenté au service de l’agitation gauchiste ou de la cause des migrants, du néo-marxisme ou du pacifisme et de l’écologisme contemporains, voire de la « déconstruction » et du « décolonialisme »…

Mais ces opérations routinières de récupération, dont la gauche est experte depuis un siècle, se font évidemment au prix de l’escamotage d’un élément de taille : le contenu des textes, dont la simple lecture (il faudrait préciser en cet an de grâce 2023 : une lecture complète, attentive et honnête) évente un procédé que C. Castoriadis a passé sa vie à analyser, dénoncer et contrer. Ce n’est pas seulement qu’il ne reconnaissait plus le sempiternel et dilatoire clivage droite / gauche – « Les gens découvrent maintenant ce que nous écrivions il y a trente ou quarante ans […] à savoir que l’opposition droite/gauche n’a plus aucun sens » écrivait-il… il y a également trente ou quarante ans6 – mais surtout que la gauche, ses extrémités, ses déclinaisons et tous leurs rapiéçages idéologiques faisaient intégralement, fondamentalement et centralement partie du problème. Il écrivait, en 1977 :

« Compilation, détournement et déformation des idées des autres, abondamment cités lorsqu’ils sont « fashionables », tus (ou cités « à côté » : procédé qui se propage) lorsqu’ils ne le sont pas. Dans l’accélération de l’histoire, la nouvelle vague des divertisseurs fait franchir un nouveau cran à l’irresponsabilité, à l’imposture et aux opérations publicitaires. Pour le reste, elle accomplit bien sa fonction. Ces clowneries ne dérangeront pas la « gauche » officielle : elles ne peuvent que la conforter et la rassurer. »7

Le quart de siècle qui s’est écoulé depuis que sa voix s’est éteinte n’a fait que précipiter une dérive que l’insurrectionnalisme, l’islamo-gauchisme, l’« indigénisme », le « néo-féminisme », « l’écologie décoloniale », le racialisme, le wokisme ou le « sans-frontiérisme » poussent à la caricature. La dissidence de C. Castoriadis vis-à-vis de la bien-pensance contemporaine est totale : non seulement à propos de la « gauche » en général, partis, syndicats, groupuscules ou intellectuels de service (les « divertisseurs »), des mouvements sociaux, de l’héritage des années soixante, du féminisme ou de l’écologie mais plus encore sur la question de l’identité occidentale, du racisme, de la colonisation, de l’islam ou de l’immigration.

I – La gauche et ses excroissances

C. Castoriadis était parvenu, au début des années soixante au sein du groupe-revue « Socialisme ou Barbarie » (1945-1967) fondé avec Claude Lefort, « au point où il fallait choisir entre rester marxistes et rester révolutionnaires »8 – phrase aujourd’hui redevenue incompréhensible pour beaucoup. Leurs travaux de l’époque auront finalement consisté en une réfutation du marxisme menée de l’intérieur, mettant à nu son caractère clairement idéologique et les tropismes magico-religieux de ceux qui s’en réclament ou qui, de nos jours, et c’est bien pire, en sont imbibés sans même le savoir en en reprenant les schémas les plus messianiques. Il écrivait, en 1959 :

« Tout ce qui a existé et existe comme forme instituée au mouvement ouvrier — partis, syndicats, etc., — est irrémédiablement et irrévocablement fini, pourri, intégré dans la société d’exploitation. Il ne peut pas y avoir de solutions miraculeuses, tout est à refaire au prix d’un long et patient travail. »9

Les « révolutionnaires »

Cette ambition n’a pas été relevée, évidemment, et plus de quarante ans après, le constat de celui qui s’est dit révolutionnaire jusqu’à son ultime texte10 reste cruellement actuel :

« Il y a un paradoxe tragi-comique dans le spectacle de gens qui se prétendent révolutionnaires, qui veulent bouleverser le monde et qui en même temps cherchent à s’accrocher à tout prix à un système de référence, qui se sentiraient perdus si on leur enlevait ce système ou l’auteur qui leur garantit la vérité de ce qu’ils pensent. Comment ne pas voir que ces gens se placent eux-mêmes dans une position d’asservissement mental par rapport à une œuvre qui est déjà là, maîtresse de la vérité, et qu’on naurait plus qu’à interpréter, raffiner, etc. (en fait : rafistoler…). »11

Les écrits lumineux de C. Castoriadis sur les mois de mai-juin 1968, à la fois enthousiastes et très sévères quant à l’absence de perspectives des émeutiers et leur inévitable récupération12, semblent écrits pour les insurrectionnalistes actuels, qu’ils soient sur canapé ou Blacks Blocs. Ce qu’il nomme le « révoltisme » – on psalmodie aujourd’hui la « convergence des luttes » – repose en réalité sur la croyance en un « privilège politico-historique des pauvres » repris de l’« héritage chrétien »13 :

« Comme le réformisme, le « révoltisme » ou bien est totalement incohérent, ou bien est d’une secrète mauvaise foi. Aucun politique, aucun homme qui pense et essaie de faire quelque chose relativement à la société, ne peut jamais proposer ou prendre une disposition sans s’interroger sur les répercussions que cette disposition pourra avoir sur les autres parties du système. […] ou bien [le « révoltiste »] est incohérent, ou bien il est un révolutionnaire qui refuse de s’avouer tel, c’est-à-dire nourrit le secret espoir qu’un jour toutes ces révoltes pourront quelque part se sommer, se cumuler, s’additionner en une transformation radicale. Allons plus loin, puisqu’aussi bien le « révoltisme » semble aujourd’hui gagner du terrain auprès de gens très honorables et fort proches. Quel en est le « fondement » philosophique ? […] [que] toute société est essentiellement aliénée, l’aliénation tient à l’essence du social. (Conséquence immédiate : l’idée d’une société non aliénée est une absurdité.) »14

Cette conception, profondément a-politique, n’est finalement que la rationalisation ou l’intellectualisation de la disparition de tout projet de société, y compris et surtout au sein des populations elles-mêmes. Cela aurait engendré, mécaniquement, la contre-offensive oligarchique de la fin des années 70 :

« D’où est donc venue la force de ce pseudo-libéralisme depuis quelques années ? Je pense que, pour une grande partie, elle vient de ce que la démagogie « libérale » a su capter le mouvement et l’humeur profondément anti-bureaucratique et anti-étatique qui remuent la société depuis le début des années 60. […] L’échec des mouvements des années 60 a convergé avec les tendances profondes du capitalisme bureaucratique, poussant les gens à l’apathie et à la privatisation. »15

Les mouvements sociaux

La gauche assagie n’est pas plus cohérente : à l’occasion du mouvement lycéen de 1986 qu’il salue tout en déplorant l’absence totale de perspective des manifestants, il pointe

« ‟l’inconsistance des nouveaux républicains”. C’est-à-dire des anciens gauchistes ou communistes reconvertis à des idéaux républicains ou démocratiques, et qui à partir du moment où le mouvement était là, se sont mis à applaudir à tout rompre sans se demander une seule seconde si, dans une république ou une démocratie il est concevable qu’une section particulière de la population impose sa volonté contre ceux qui passent pour être la représentation nationale et même contre la Constitution. Dans le langage de droite, qui a poussé des hurlements horrifiés, « c’est la rue qui fait la loi », etc. ; mais ce n’est pas parce que la droite hurle comme ça, c’est son rôle, que je trouverai moins incohérents les « républicains » qui disent « bravo ». »16

Critique qu’il reprend lors du mouvement de novembre-décembre 1995 contre la réforme des retraites initiée par le ministre Alain Juppé, à l’occasion duquel il a refusé de signer tous les textes en circulation :

« Le premier (celui proposé par [la revue] Esprit) approuvait le plan Juppé, en dépit de quelques réserves théoriques, et était inacceptable pour moi. Le second (connu comme « liste Bourdieu ») était imprégné de la langue de bois de la gauche traditionnelle et invoquait la « République » – laquelle ? – comme s’il y avait une solution simplement « républicaine » aux immenses problèmes posés actuellement. Un mélange d’archaïsme et de fuite. »17. Il ne s’attarde pas sur la « gauche politique [et] les organisations syndicales [qui] ont encore une fois exhibé leur vide. Elles n’avaient rien à dire sur la substance des questions. Le Parti socialiste, gérant loyal du système établi, a demandé de vagues négociations. Les deux directions syndicales, CGT. et FO., ont sauté dans le train du mouvement après son déclenchement, en essayant de redorer leur blason. À cet égard, rien de nouveau. ».

Son regard sur les manifestants eux-mêmes reste tout aussi désespérément d’actualité :

« Ce qui est neuf, en revanche, et très important, c’est le réveil social auquel on vient d’assister. En surface, les revendications étaient catégorielles et le mouvement semblait se désintéresser de la situation générale de la société. Mais il était évident, à considérer les réactions des grévistes aussi bien que l’attitude de la population dans sa majorité, qu’au cours de cette lutte il y avait autre chose : un profond rejet de l’état de choses existant en général. Ce rejet, les grévistes n’ont pu l’exprimer que par des revendications particulières. Comme celles-ci, par leur nature même, ne tiennent pas compte de la situation générale, on aboutit forcément à une impasse. »

C. Castoriadis insistera sur le « corporatisme » des grévistes, faisant réagir les animateurs de Radio Libertaire qui l’interviewaient l’année suivante18, et sera mis en demeure de s’expliquer sur ces positions, jugées « gênantes » par l’auditoire, en 1997 lors de sa dernière conférence publique19.

« Toute la Gauche occidentale ment »

En réalité, c’est bien toute la gauche qui, pour lui, est devenue l’artisan de l’effondrement politico-intellectuel occidental et fournisseur officiel de sa dénégation en même temps que de sa rationalisation. L’article méconnu « Illusion et vérité politiques »20, écrit en 1978-1979 mais édité en 2013, contient des pages qui mériteraient d’être reproduites ici in extenso :

« […] ce que l’on appelle aujourd’hui la Gauche est, extérieurement, l’héritier de mouvements et de courants qui s’étaient voulus, et avaient effectivement été jusqu’à un certain point, les protagonistes de la clarification, de la dénonciation des mensonges du pouvoir, du dévoilement des mystifications, de la lutte pour la vérité sociale et politique. Au départ, la Gauche a dénoncé, démystifié, éclairé. Au bout de sa carrière, elle est devenue, dans tous les pays, arracheur de dents politique. […] Pour que l’illusion moderne de la Gauche marche, il faut que le partisan de la Gauche coopère activement à sa propre mystification, y mette du sien, pallie les contradictions flagrantes et les stupidités manifestes de la propagande des partis, s’invente des raisons et des rationalisations, bref : participe. Dans un domaine du moins, on aurait tort d’accuser les partis de Gauche d’être hypocrites lorsqu’ils parlent d’autogestion : ils font ce qu’ils peuvent pour encourager l’autogestion de la mystification, l’auto-mystification de leurs partisans. Impossible, en effet, pour ceux-ci d’être simplement nourris par les mensonges de leurs Partis à l’état cru ; il faut encore qu’ils les métabolisent, il faut aussi et surtout qu’ils transforment périodiquement leurs propres organes de métabolisation, car la nature de la matière première change. On doit constater que, malgré leur étonnante inventivité et créativité, ils auraient difficilement pu, au-delà d’un certain point, continuer de remplir cette tâche surhumaine sans le secours vital d’une foule d’enzymes d’une grande variété occupant les sites successifs de la chaîne métabolique qui va du cerveau des Partis au cerveau des électeurs : les Intellectuels de Gauche, grands, moins grands et tout petits. »

À l’époque de ce texte, la gauche était passée par le stalinisme plus ou moins déclaré, le trotskisme, le maoïsme ou le situationnisme, le titisme et tous les tiers-mondismes, algérien, cubain, chinois, vietnamien, le régionalisme et l’humanitarisme et s’apprêtait à s’adonner au mitterrandisme, au droit-de-l’hommisme, à l’antiracisme pour aujourd’hui verser sans retenue dans l’immigrationnisme, le multiculturalisme et l’anti-autoritarisme et culminer dans une collaboration de plus en plus explicite avec un nouveau totalitarisme à visée mondiale le totalitarisme musulman encore appelé islamisme21. Plus que jamais, ces lignes de Castoriadis résonnent, sans même évoquer les comportements électoraux où l’électeur de gauche ne s’embarrasse même plus d’auto-mystification : son besoin de croire s’attache seulement à un stimulus pavlovien d’un côté et à un ennemi ontologique souvent inconsistant de l’autre (C. Castoriadis, par exemple, n’a cessé de dénoncer l’ineptie de l’usage du terme « libéralisme » pour décrire un quelconque état de fait économique existant). Bref, : « Toute la Gauche occidentale ment »… L’origine de cette dégénérescence continue qui ne s’embarrasse d’aucun bilan et s’enfonce derechef aujourd’hui dans une surenchère de radicalité creuse – est à chercher loin.

L’héritage ambigu des mouvements des années soixante

La critique de cette gauche institutionnelle ou pseudo-révolutionnaire, que C. Castoriadis n’a cessé de formuler, n’est donc absolument pas une accusation d’insuffisance ou de manque de radicalité – reposant sur un spontanéisme qu’elle ne quitte que pour se bureaucratiser, sa subversion est vide. Pire, ses idéologues les plus en vue (Lacan, Foucault, Althusser, Bernard-Henri Lévy, etc.) et leur « nihilisme pseudo-subversif » en rationalisent les échecs, comme ce fût le cas pour celui de Mai 68 :

« Ce que les idéologues fournissent après coup, c’est à la fois une légitimation des limites (des limitations, en fin de compte : des faiblesses historiques) du mouvement de Mai : vous n’avez pas essayé de prendre le pouvoir, vous avez eu raison, vous n’avez même pas essayé de constituer des contre-pouvoirs, vous avez encore eu raison, car qui dit contre-pouvoir dit pouvoir, etc. ; et une légitimation du retrait, du renoncement, du non-engagement ou de l’engagement ponctuel et mesuré : de toute façon, l’histoire, le sujet, l’autonomie, ne sont que des mythes occidentaux, cette légitimation sera du reste rapidement relayée par la chanson des nouveaux philosophes à partir du milieu des années 70 : la politique vise le tout, donc elle est totalitaire, etc. (et elle en explique aussi le succès). Avant de se replier sur les « résidences secondaires » et la vie privée, et pour ce faire, les gens ont eu besoin d’un minimum de justification idéologique (tout le monde n’ayant pas, hélas, la même admirable liberté à l’égard de ses dires et actes d’hier que tel ou tel autre, par exemple). C’est ce que les idéologues continuaient à fournir, sous des emballages légèrement modifiés. (…) pour les dizaines ou centaines de milliers de gens qui avaient agi en mai-juin mais ne croyaient plus à un mouvement réel, qui voulaient trouver une justification ou légitimation à la fois à l’échec du mouvement et à leur propre privatisation commençante tout en gardant une « sensibilité radicale », le nihilisme des idéologues, lesquels s’étaient en même temps arrangés pour sauter sur le train d’une vague « subversion », convenait admirablement. »22

C. Castoriadis constate :

« En un sens Mai 68 n’est sorti du stade de la fête révolutionnaire que pour entrer dans la décomposition. Cette constatation conduit à l’interrogation, la plus grave de toutes aujourd’hui, sur le désir et la capacité des hommes de prendre en main leur propre existence sociale. »23

Il note :

« En cela aussi, le capitalisme est une nouveauté anthropologique absolue, la culture établie s’effondre de l’intérieur sans que l’on puisse dire, à l’échelle macro-sociologique, qu’une autre, nouvelle, est déjà préparée « dans les flancs de l’ancienne société ». » 24

C. Castoriadis dresse ainsi un bilan calamiteux de ces courants subversifs depuis un demi-siècle, bilan aussi inaudible aujourd’hui que celui du soutien de l’URSS ou de la Chine maoïste pour les générations précédentes :

« Les grands mouvements qui ont secoué depuis vingt ans les sociétés occidentales – jeunes, femmes, minorités ethniques et culturelles, écologistes – ont certes eu (et conservent potentiellement) une importance considérable à tous points de vue, et il serait léger de croire que leur rôle est terminé. Mais actuellement, leur reflux les laisse en l’état de groupes non seulement minoritaires, mais fragmentés et sectorisés, incapables d’articuler leurs visées et leurs moyens en termes universels à la fois objectivement pertinents et mobilisateurs. Ces mouvements ont ébranlé le monde occidental, ils l’ont même changé – mais ils l’ont en même temps rendu moins viable encore. Phénomène frappant mais qui, finalement, n’est pas surprenant : car, s’ils ont pu fortement contester le désordre établi, ils n’ont ni pu ni voulu assumer un projet politique positif. Le résultat net provisoire qui a suivi leur reflux a été la dislocation accentuée des régimes sociaux, sans apparition de nouveaux objectifs d’ensemble ou de supports pour de tels objectifs. […] La société « politique » actuelle est de plus en plus morcelée, dominée par des lobbies de toute sorte, qui créent un blocage général du système. Chacun de ces lobbies est en effet capable d’entraver efficacement toute politique contraire à ses intérêts réels ou imaginaires ; aucun d’entre eux n’a de politique générale ; et, même s’ils en avaient une, ils ne posséderaient pas la capacité de l’imposer. »25

Conséquence :

« Jusqu’au début des années 70, et malgré l’usure manifeste des valeurs, cette société soutenait encore des représentations de l’avenir, des intentions, des projets. Peu importe le contenu, et que pour les uns cela ait été la révolution, le grand soir, pour les autres le progrès au sens capitaliste, l’élévation du niveau de vie, etc. Il y avait, en tout cas, des images apparaissant comme crédibles, auxquelles les gens adhéraient. Ces images se vidaient de l’intérieur depuis des décennies, mais les gens ne le voyaient pas. Presque d’un coup, on a découvert que c’était du papier peint – et l’instant d’après même ce papier peint s’est déchiré. La société s’est découverte sans représentation de son avenir, et sans projet – et cela aussi c’est une nouveauté historique. » 26

C. Castoriadis avait noté, dès 1959, que la contestation de la société pouvait être congruente avec un retrait dans la vie privée, qu’il appelle la « privatisation des individus », débouchant sur un désinvestissement de la vie politique elle-même : « [la privatisation] est d’une certaine façon le rejet en bloc de la société actuelle. »27. Il en reprend le constat vingt ans plus tard :

« La désintégration des rôles traditionnels exprime la poussée des individus vers l’autonomie et contient les germes d’une émancipation. Mais j’ai noté depuis longtemps l’ambiguïté de ses effets. Plus le temps passe, plus on est en droit de se demander si ce processus se traduit davantage par l’éclosion de nouveaux modes de vie que par la désorientation et l’anomie. »28

Les racines historiques de cette décomposition sociale, C. Castoriadis les explicitera dans de multiples textes29, les rattachant à des processus civilisationnels de long terme, mais au fond sans « explication » rationnelle univoque et dernière, conformément à sa philosophie de la création et de l’imaginaire, fondamentalement anti-déterministe. Mais les errements de la « gauche », dans ce contexte de délitement généralisé, ne sont pas qu’une de ses conséquences : ils en sont une des causes premières ou plutôt, afin d’être plus fidèle à sa pensée, un des principaux produits / producteurs, éléments auto-catalyseurs.

Ce regard acéré permet à C. Castoriadis d’anticiper : l’analyse de l’échec des mouvements contestataires des années 1960-70 et la rationalisation de cet échec par les idéologues du moment l’amènent à identifier une forme de contestation anomique qui se cristallisera au cours des années 2010, pour prendre finalement la forme du « wokisme » contemporain30.

II – Une anticipation du wokisme

C’est, par exemple, le cas des mouvements des femmes. C. Castoriadis, incontestablement favorable aux mouvements féministes pluriséculaires, anticipe en 1976 sans difficulté ce qui se donne aujourd’hui pour tel :

« Nous sommes en train de voir et de vivre là quelque chose qui dépasse même de loin la crise de la société capitaliste puisque ce qui est virtuellement détruit, c’est quelque chose – la définition de la « condition féminine », peut-être l’idée même d’une « condition féminine » – qui est antérieur à la constitution des sociétés dites « historiques ». […] Or, moyennant aussi le mouvement des femmes, nous assistons actuellement à une décomposition croissante de cette forme réglée, qui va de pair d’ailleurs avec la disparition de toute une série d’autres repères et pôles de référence des individus des groupes, de la société, relatifs à leur vie. On peut en dire autant des mouvements des jeunes, et même de l’évolution des enfants. »31

En 1993, le constat d’une « confusion des genres » – aujourd’hui à son paroxysme – est approfondi :

« Que les citoyens soient sans boussole est certain, mais cela tient précisément à ce délabrement, à cette décomposition, à cette usure sans précédent des significations imaginaires sociales. On peut le constater encore sur d’autres exemples. Personne ne sait plus aujourd’hui ce que c’est que d’être un citoyen mais personne ne sait même plus ce que c’est qu’être un homme ou une femme. Les rôles sexuels sont dissous, on ne sait plus en quoi cela consiste. Autrefois, on le savait, aux différents niveaux de société, de catégorie, de groupe. Je ne dis pas que c’était bien, je me place à un point de vue descriptif et analytique. Par exemple, le fameux principe : « la place d’une femme est au foyer » (qui précède le nazisme de plusieurs millénaires) définissait un rôle pour la femme : critiquable, aliénant, inhumain, tout ce que l’on voudra – mais en tous cas une femme savait ce qu’elle avait à faire : être au foyer, tenir une maison. De même, l’homme savait qu’il avait à nourrir la famille, exercer l’autorité, etc. De même dans le jeu sexuel : on se moque en France (et je pense, à juste titre), du juridisme ridicule des Américains, avec les histoires de harcèlement sexuel (qui n’ont plus rien à voir avec les abus d’autorité, de position patronale, etc.), les réglementations détaillées publiées par les universités sur le consentement explicite exigé de la femme à chaque étape du processus, etc., mais qui ne voit l’insécurité psychique profonde, la perte des repères identificatoires sexuels que ce juridisme essaie pathétiquement de pallier ? Il en va de même dans les rapports parents-enfants : personne ne sait aujourd’hui ce que c’est que d’être une mère ou un père. »32

Et il ne serait pas difficile, non plus, de convoquer ici les propos de C. Castoriadis sur ce dernier point (« Il y a […] une usure de l’épreuve de réalité pour les enfants : rien de dur à quoi ils se cognent, il ne faut pas les priver, pas les frustrer, pas leur faire de la peine, il faut toujours les « comprendre »33) ou concernant les positions des écologistes (« [dont la] composante politique est inadéquate et insuffisante […] et tend à faire de ces mouvements des sortes de lobbies. Et quand il y a prise de conscience de la dimension politique, elle me semble insuffisante. »34), des néo-ruraux (« on assiste actuellement à un renouveau de la mythologie du bon sauvage, de retour à des états naturels, qui sont des comportements de fuite et d’impuissance »35), des pacifistes (« moi, petit Européen, je veux survivre – que les autres crèvent si ça les amuse »36) ou encore la création artistique (« la culture contemporaine est, en première approximation, nulle. »37).

C. Castoriadis s’indignait, il y a aujourd’hui presque cinquante ans, d’une même vacuité sur le terrain politico-intellectuel :

« Qu’est-ce qui se passe actuellement, quel est l’infâme salmigondis qui est à la mode à Paris depuis des années ? À tous les coins de rue, du Bois de Vincennes jusqu’au Bois de Boulogne, on fait de l’iconoclasme. Et évidemment, on fait de l’iconoclasme de l’iconoclasme précédent, et la surenchère de l’iconoclasme, etc. Le résultat final est la nullité, le vide total du « discours subversif » contemporain, devenu simple objet de consommation et par ailleurs forme parfaitement adéquate du conservatisme idéologique « de gauche ». »38

C’est peu de dire que le nec plus ultra de l’intelligentsia de l’époque le laisse de marbre :

« Le « discours dominant » d’un certain milieu « contestataire » aujourd’hui, cet horrible salmigondis qu’est le freudo-nietzschéo-marxisme, c’est rigoureusement le n’importe quoi. »39

Ce « n’importe quoi » (la formule est redondante), c’est l’interminable dégradation du marxisme et de ses courants attenant, son hybridation avec la désorientation globale, ce que l’on a nommé le post-modernisme qui débouche aujourd’hui sur l’appel des déconstructionnistes :

« Les « généalogies », les « archéologies » et les « déconstructions », si l’on s’en contente et si on les prend comme quelque chose d’absolu, restent quelque chose de superficiel et représentent en fait une fuite devant la question de la vérité – fuite caractéristique et typique de l’époque contemporaine. La question de la vérité exige que nous affrontions l’idée elle-même, que nous osions, le cas échéant, en affirmer l’erreur ou en circonscrire les limites – bref, que nous essayions de la mettre à sa place. »40

Très loin de ces considérations, la critique s’obstine à ne prendre pour objet que l’Occident, et lui seul :

« Je ne discuterai pas ici cette dernière conception, ressuscitée aujourd’hui par différents mouvements (féministe, noir, etc.) qui condamnent la totalité de l’héritage gréco-européen comme produit de « mâles blancs morts ». Je me demande pourquoi ne condamne-t-on pas, sur le même principe, l’héritage chinois, islamique ou aztèque, produits par des mâles morts, respectivement jaunes, blancs ou « rouges ». »41

Cette démission généralisée se retrouve logiquement à des niveaux bien plus profonds, provoquant un « effondrement de l’auto-représentation de la société », un vide identitaire dont la simple évocation de nos jours déclenche un orage d’anathèmes :

« la société présente ne se veut pas comme société, elle se subit elle-même. Et si elle ne se veut pas, c’est qu’elle ne se peut ni maintenir ou se forger une représentation d’elle-même qu’elle puisse affirmer et valoriser, ni engendrer un projet de transformation sociale auquel elle puisse adhérer et pour lequel elle veuille lutter. »42

C. Castoriadis constatera, des années plus tard et sans réellement de surprise, la persistance par défaut de la nation comme représentation collective :

« L’imaginaire national résiste d’autant plus que toutes les autres croyances s’effondrent. La nation est le dernier pôle d’identification. Encore paraît-il bien fragile. Au début des années 80, alors que la menace russe était encore présente, une majorité de Français pensait qu’il fallait négocier en cas d’invasion. Les « vrais » nationalistes assistent plus ou moins impuissants aux conséquences de la diffusion mondiale du capitalisme. D’abord, les centres de décision peuvent de moins en moins être nationaux. Ensuite, les cultures nationales se dissolvent dans une soupe mondiale, qui pour l’instant est atroce, mais qui pourrait et devrait être autre chose. Les identités nationales se diluent de plus en plus, sans que rien ne vienne les remplacer. Elles se survivent donc dans une affirmation crispée : « nous sommes des Français », « nous sommes des Allemands », etc. La nation est une forme qui en droit est historiquement dépassée, mais qui en fait ne l’est nullement. C’est une grande antinomie de l’époque. »43

Lire la seconde partie

Notes de la première partie

1 – Quentin Bérard, fondateur du site Lieux Communs s’inscrivant dans la continuité du travail de Cornelius Castoriadis et animateur du podcast Hérétiques, auteur occasionnel à la revue La Décroissance et Front Populaire, enseignant en biologie et écologie, auteur du livre Éléments d’écologie politique. Pour une refondation (Libre&Solidaire, 2021).

2 – Cornelius Castoriadis, « Voie sans issue ? », 1987. (Afin d’alléger les notes du présent article et du fait des rééditions de nombreux textes ici cités – parution originale, rééd. UGE 10/18, puis éd. C. Bourgeois ou du Seuil etc, puis éd. du Sandre, sans compter les « éditions pirates » et leurs larges disponibilités sur internet – les références seront ici réduites, sauf cas contraire, au titre de l’article et à la date de composition). On se reportera à l’excellente bibliographie exhaustive élaborée et actualisée par Claude Helbling (ici remercié) : « Bibliographie détaillée, en français, de et sur Cornelius Castoriadis ».

3 – Novembre 1996, émission Là-bas si j’y suis, publié sous le titre Post-scriptum sur l’insignifiance, éd. de l’Aube, 1998.

4 – Conférences et débat, 27 février 1980, Cornelius Castoriadis et Daniel Cohn-Bendit et le public de Louvain-La-Neuve. De l’écologie à l’autonomie, collection Techno-Critique, éd. du Seuil,1981, réed. Le Bord de L’eau, Lormont, 2014.

5Regroupant les deux paragraphes, « Racines subjectives du projet révolutionnaire » et « Logique du projet révolutionnaire » de L’institution imaginaire de la société, Seuil, 1975.

6 – « La montée de l’insignifiance », 1993 ; cf. aussi « ‟Nous traversons une basse époque” », tribune parue dans Le Monde, 12 juillet 1986 sous le titre « Castoriadis, un déçu du gauche – droite ».

7 – « Les divertisseurs », 1977 (l’échange qui suivit dans Le nouvel Observateur avec André Gorz, « Sartre et les sourds », mérite lecture).

8 – L’institution imaginaire, op. cit. 1975, p. 21 (rééd. 1999).

11 – « Marx aujourd’hui », 1983.

12 – « La révolution anticipée », 1968.

13 – « Une exigence politique et humaine », 1988 (Réédité dans Une société à la dérive, 2005, sous le titre : « Ni nécessité historique, ni exigence seulement ‘morale’ : une exigence politique et humaine »).

14 – « L’exigence révolutionnaire », 1976.

15 – « Nous traversons une basse époque », 1986, op.cit.

19 – Toulouse, 22 mars 1997, présentée par Robert Redecker, et retranscrite sous le titre « La capacité de reconnaître les sociétés autres va de pair avec la mise en question de ses propres institutions« 

20 – Quelle démocratie ?, tome II, éd. du Sandre, passage entier pp 25-39.

21 – Pour une tentative de lecture de l’islamisme contemporain à partir, notamment ,de l’analyse du totalitarisme par C. Castoriadis, voir sur Lieux Communs ; Islamisme, totalitarisme, impérialisme (2017).

24 – « Introduction » à La Société bureaucratique », 1973 ; voir aussi « Le mouvement des années soixante », 1986, op.cit.

26 – « Psychanalyse et société II », 1983.

28 – « La crise des sociétés occidentales », 1982, op.cit.

29 – Et sous une forme ramassée dans « Les coordinations de 1986-1988 », préface, rédigée en 1994 au livre de Jean-Michel Denis, « Les coordinations », Syllepse, 1996, pp. 9-13.

30 – Sur le sens de celui-là à partir d’un point de vue de C. Castoriadis, Cf. « Wokisme et obscurantisme : articulations et complémentarité », Quentin Bérard, Front Populaire 11 juillet 2022.

31 – « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

32 – « La montée de l’insignifiance », 1993.

33 – « Psychanalyse et société II », op. cit. ; cf aussi « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit. et « La crise du processus identificatoire », 1989.

34 – « La force révolutionnaire de l’écologie », 1992 ; cf. aussi « Une interrogation sans fin » 1979.

36 – « Les significations imaginaires », 1982 ; cf aussi « Doit-on et peut-on défendre les oligarchies libérales ? », début des années 1980 ; voir aussi « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

38 – « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

40 – « L’exigence révolutionnaire », 1976, op. cit.

42 – « La crise des sociétés occidentales », 1982, op. cit.

43 – « Gorbatchev : ni réforme ni retour en arrière », 1991.

Archives Jacques Muglioni en ligne

Le site Septembre, à l’issue d’un gros travail qui se poursuivra, a mis en ligne les Archives Jacques Muglioni. On y trouve aussi bien des textes de jeunesse, publiés dans des journaux de gauche ou d’extrême gauche que les textes publiés par exemple dans la revue de l’APPEP (Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public), et les notes qu’il adressait au ministre en tant qu’inspecteur général. On y voit que les combats d’aujourd’hui sont très anciens.

Comme le dit le texte de présentation, « Le lecteur découvrira peut-être ici qu’il y a parfois plus de pensée dans un humble corrigé de dissertation que dans un bruyant traité, plus d’intelligence dans le choix de morceaux choisis que dans un spectaculaire commentaire de l’actualité contemporaine. Chacun choisit sa scène. Et l’apparente modestie de l’espace que Jacques Muglioni s’est reconnu comme sien ne lui a interdit ni de partager de précieuses réflexions avec ses élèves, ni d’être reconnu et admiré par certains de ses anciens élèves qui ont atteint un tout autre degré de reconnaissance publique ou académique. »

Outre un menu qui donne accès à des références biographiques, à une bibliographie et bien sûr aux différentes catégories de textes accessibles en ligne –  articles très nombreux dont beaucoup inédits,  cours et corrigés, interventions publiques -,  plusieurs index facilitent la circulation. Une rubrique est consacrée à des textes sur Jacques Muglioni.

Voici un extrait du Discours prononcé par Jacques Muglioni lors du Colloque des professeurs de philosophie dans les Ecoles normales, École normale d’Auteuil mai 1981 (publié dans les Actes du colloque, Paris, CNDP, 1982 et dans la revue Humanisme 2020/3, n°328 et 2020/4 n° 329 (version intégrale en ligne https://septembre.space/archives-jacques-muglioni/category/Discours ) :

« L’instruction seule est la garantie de l’éducation vraie. Loin de prétendre commander directement les volontés et d’inspirer irrésistiblement les actions, l’instruction se propose seulement, mais essentiellement, de permettre à l’élève de se munir de capacités liées à la faculté de comprendre, et dont il fera ensuite à ses propres fins un libre usage. Pour mieux la déconsidérer, on s’applique à la confondre avec une accumulation passive d’informations. Et c’est bien le sens dérisoire que retiennent des expressions telles que « la transmission » ou « le contrôle des connaissances », où s’efface le vrai sens d’instruire qui veut dire bâtir, assembler, ranger, mettre en ordre. Avec ce mot, on peut dire en latin : dresser des tables (instruere mensas), monter sa maison (instruere domum), ranger l’armée en ordre de bataille (instruere exercitum). En terme de droit, instruire c’est mettre une cause en état d’être jugée. L’instruction primaire a toujours en principe pour objet de mettre l’enfant en état de lire, d’écrire, de compter, pour que, par ces capacités mêmes, il soit en mesure de conduire sa vie d’homme et de remplir ses devoirs, comme d’exercer ses droits, de citoyen. L’instruction est toute l’assise de l’éducation républicaine. Si donc cette idée était périmée, ce ne serait pas seulement une conception de l’enseignement qui aurait vécu. »

Archives Jacques Muglioni

 

« Lettre ouverte aux antisionistes… » de Liliane Messika, lue par Yana Grinshpun

L’auberge espagnole nommée antisionisme

Yana Grinshpun1 a lu le livre de Liliane Messika Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies (éditions de l’Histoire). Ce dernier montre que l’antisionisme, opinion volontiers adoptée par des gens de bonne foi (les BIMI = Bien Intentionnés Mal Informés) qui croient ainsi faire profession d’humanisme et de justice, a principalement pour fonction d’abriter l’antisémitisme tout en le déniant. À ceci près que « si l’antisémitisme du passé visait les Juifs en tant qu’individus, l’antisionisme d’aujourd’hui cible « le Juif collectif », nommé Israël ».

L’antisionisme, une « opinion éclairée » ?

Il y a des haines qui sont toujours d’actualité, dont la vivacité millénaire et l’efficacité ne cessent d’étonner. Par exemple, la haine des origines, curieux phénomène psycho-social observé dans le monde occidental depuis la naissance du judaïsme. Pour la société polythéiste, les Juifs étaient des êtres à part avec leur Dieu-Être Un, invisible et abstrait. De la part des chrétiens et plus tard des musulmans, ils subissent la haine de l’origine. Et « pour le haineux, l’origine de l’autre lui rappelle toujours qu’il en veut à la sienne » (Daniel Sibony). Ce fut et c’est le cas de l’antisémitisme chrétien et musulman. Depuis l’existence de l’État d’Israël, l’on ne parle plus de la haine des origines, dont les manifestations sont punies par la loi, en tant que circonstances aggravantes de racisme, mais d’antisionisme, une « opinion éclairée », critique anodine de la politique israélienne.

Quelle est donc cette opinion éclairée des gens qu’Israël obsède ? Sont-ils antisémites, comme on l’entend souvent dire, et sinon, par quoi sont-ils éclairés ?

Dans son essai Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies, paru aux Éditions de l’Histoire, Liliane Messika propose une réponse très complète, documentée, argumentée et dépassionnée, à cette question qui suscite des passions. Son livre s’adresse à un public qu’elle a très justement défini comme « les BIMI » (Bien Intentionnés Mal informés). On ne pourrait mieux décrire tous les gens de bonne foi, qui n’ont ni le temps ni l’envie de rechercher des informations, de les vérifier et de les analyser :

« Beaucoup de gens croient sincèrement faire preuve d’humanisme et de justice en se déclarant « antisionistes ». Il est contre-productif de les traiter d’antisémites, car ceux qui le sont vraiment le nient grâce à cette nouvelle dénomination, et ceux qui ne le sont pas se sentent injustement accusés, alors qu’ils sont des BIMI : Bien Intentionnés, Mal Informés ».

Il existe en effet, dans notre pays, des gens sans préjugé ni certitude sur les Juifs et les Israéliens. Ils ne se lèvent pas le matin pour écrire un message de soutien aux Palestiniens, ils ne pensent pas que si deux sœurs « colons » sont tuées par des terroristes, c’est parce qu’elles l’ont bien cherché, ils ne manifestent pas contre Israël et n’ont pas d’idées préconçues sur les Juifs ou sur leur pays. Ils perçoivent certainement le matraquage médiatique qui conditionne un grand nombre d’esprits, mais ils sont prêts à entendre des informations pas toujours accessibles par la voie officielle. Ils sont également réceptifs à un discours factuel, historique et dépassionné. Liliane Messika s’adresse à des gens capables de réfléchir, de faire une addition et une soustraction (opérations parfois importantes pour comprendre l’inflexion idéologique d’un discours), de penser logiquement et de se former un jugement sans être influencés par les discours moralisateurs ou indignés de Tiktok ou autres Twitter.

Cet ouvrage salutaire est fondé sur des faits aux sources vérifiables, sur des analyses historiques, des citations verbatim de textes officiels européens et… arabes, des témoignages insoupçonnables de favoritisme « pro-Juifs ». Le lecteur y trouvera une mine d’informations historiques que peu de non-spécialistes connaissent.

Par exemple sur la composition et le fonctionnement de l’ONU, ils constateront que le nombre de résolutions édictées contre Israël dépasse chaque année mathématiquement la somme de toutes celles qui condamnent les pays totalitaires pratiquant la peine de la mort, la torture et le gazage des populations. Un échantillon de ces décisions onusiennes pour 2021 montre une résolution unique contre la dictature la plus cruelle de la planète, la Corée du Nord, une seule aussi contre la Syrie, où la guerre civile dure depuis dix ans et où le bombardement à l’arme chimique, les tortures, les arrestations arbitraires, la destruction des infrastructures, la terreur contre la population sont endémiques. Par contre, Israël a été condamné quatorze fois, sans que les attaques du Hamas, du Fatah et autres contre lui soient mentionnées. Est-ce par amour inconditionnel des Palestiniens  ou par haine inconditionnelle d’Israël ? La question est légitime.

Messika sait compter : le « droit international », dont se réclament les chancelleries et la plupart des ONG, est élaboré par 93 régimes plus ou moins tyranniques et 74 régimes plus ou moins démocratiques. Elle rappelle également qu’en mars 2018, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a accueilli le ministre iranien de la justice, un tortionnaire responsable de massacres de masse. Le reste est à l’avenant. En 2021, Le Qatar, l’Érythrée, le Kazakhstan et la Somalie ont été élus, avec… l’Iran, à la Commission de la condition des femmes de l’ONU (CSW). « En 2023, 70 % des membres du Conseil onusien des Droits de l’homme étaient des dictateurs. Et la France avait voté pour l’élection de l’Iran ».

Endoctrinement ou enseignement ?

Liliane Messika dénonce dans les écoles ce que l’auteur de ces lignes a constaté à de nombreuses reprises à l’université : nombre d’enseignants d’histoire, en France, expliquent que les «  Israéliens ont conquis le pays de Palestine, l’ont occupé et colonisé ». Mais l’État de Palestine n’a jamais existé, ni comme royaume, ni comme pays. Messika cite des historiens et des personnalités du monde arabe qui l’attestent dans un chapitre important : « Témoignages désintéressés et des intéressés ». Ces professeurs d’histoire devraient le lire pour ne plus raconter n’importe quoi. Par exemple, Hafez el Assad, le dictateur syrien, dit clairement qu’il n’existe pas de peuple palestinien, que ces gens sont syriens et qu’ils font partie du peuple arabe. Zuher Mohsen, haut gradé de l’OLP, explique que l’invention du peuple palestinien permet de « poursuivre une lutte contre l’État d’Israël ».

Avant 1967, ceux qu’on appelle aujourd’hui « les Palestiniens » ne constituaient pas une entité géopolitique et n’aspiraient pas à un État. Lorsqu’ils s’en sont vus proposer un, par le partage de la Palestine mandataire, la Ligue arabe l’a refusé en leur nom. Ce refus n’est pas un complot juif, mais un fait historique.

Messika propose un bref recensement des colonisations successives de ce territoire, où des Juifs ont toujours habité. Accessible à ceux qui sont rebutés par les traités spécialisés, ce rappel permet de constater combien le terme « colonisation » est inapproprié car, d’une part, on ne colonise pas des entités mythiques et, d’autre part, les Juifs ne disposant pas d’une métropole, ils n’auraient pas pu en expédier des « colons » pour s’accaparer une terre qui leur était étrangère. Il s’agit du retour d’un peuple à sa patrie originelle, un retour attendu depuis deux millénaires. Il en va de même pour le terme « apartheid », lié à la juridiction raciste d’Afrique du Sud et souvent allégué contre Israël. Les preuves de cette diffamation sont factuelles. Parmi les plus saillantes : la condamnation pour corruption d’un ancien président juif de l’État par un juge arabe, l’existence d’un parti islamiste proche des Frères Musulmans au sein du Parlement, 50% de médecins arabes dans les hôpitaux, etc.

Une paix véritable, à laquelle disent œuvrer les Européens, peut-elle être fondée sur un mensonge ? Non, évidemment. On peut dire sans hésiter que le plus gros mensonge historique colporté par le discours scolaire européen est celui-ci, trop largement enseigné dans nos écoles, à nos enfants.

Pour combattre le racisme rien de tel que l’antisémitisme

L’auteur montre non seulement comment les faits sont manipulés, mais aussi comment est construit le discours légitimant la violence contre les Juifs, identifiés aux Israéliens. Elle cite la phrase de Mohammed Merah, devenue célèbre, parce qu’honnête et directe : « Je tue des juifs en France, parce que ces mêmes juifs-là tuent des innocents en Palestine ». Merah dit ce que cachent (ou ne cachent même pas) de nombreux intellectuels qui justifient les meurtres des Juifs en France et en Israël. Quand j’ai analysé en détail son discours, dans le cadre universitaire, en montrant les processus de légitimation de sa violence, des confrères m’ont dit qu’il avait raison et qu’il s’agissait de venger « des actes racistes » et mes articles n’ont jamais été publiés. Liliane Messika n’a donc rien inventé. Se référant à Robert Wistrich, grand historien de l’antisémitisme, elle montre que si l’antisémitisme du passé visait les Juifs en tant qu’individus, l’antisionisme d’aujourd’hui cible « le Juif collectif », nommé Israël.

Au bout de 304 pages de faits et d’analyses fort limpides et souvent drôles, car l’auteur a du style et de l’humour, le chapitre final donne la réponse à la question posée en préambule, sur la nature de l’antisionisme :

« Accuser l’état juif d’apartheid avec un parti arabe au gouvernement, de génocide quand sa population arabe a un taux de croissance supérieur à tous les pays arabes avoisinants, cela génère des pogromes, comme d’accuser les Juifs de manger des petits chrétiens ou d’empoisonner les puits. Eh oui, l’antisémitisme est bien l’antisionisme et si ce n’est lui c’est donc son fils ».

Liliane Messika, Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies. L’antisionisme, « faux-nez » de l’antisémitisme, Les éditions de l’Histoire, 2023.

1 – Yana Grinshpun est linguiste et analyste du discours. Elle est co-directrice de l’axe « Nouvelles radicalités » au sein du Réseau de Recherche sur le Racisme et l’Antisémitisme, co-fondatrice du blog Perditions idéologiques. Parmi ses derniers travaux Le genre grammatical et l’écriture inclusive en français ; Crises langagières: discours et dérives des idéologies contemporaines (co-dirigés avec J. Szlamowicz) et La fabrique des discours propagandistes contemporains. Comment et pourquoi ça marche (L’Harmattan, 2023).

Un site internet de référence consacré au philosophe Alain

Quelle meilleure date qu’un dimanche de Pâques pour annoncer le lancement du nouveau site consacré au philosophe Alain ? Créé par l’Association des amis d’Alain, soutenu par l’Institut Alain, il présente sur sa page d’accueil des textes selon l’actualité, par exemple aujourd’hui un beau texte intitulé « La fête de Pâques » qui commence ainsi :

« Il faut être déjà avancé dans l’astronomie pour célébrer dans la nuit de l’année la naissance du Sauveur ; la Noël n’appartient pas à l’enfance humaine. Au contraire, la fête de Pâques fut toujours et partout célébrée. Sous tant de noms, d’Adonis, d’Osiris, de Dionysos, de Proserpine, qui sont la même chose que le Mai, la Dame de Mai, Jacques le Vert, et tant d’autres dieux agrestes, il faut au temps des primevères célébrer la résurrection : cette métaphore nous est jetée au visage. Et, par contraste, ces retours du froid sont des flèches de passion. Au matin, après une nuit de glace, la mort est énergiquement affirmée ; les tendres pousses sont réduites à la couleur de la terre et des arbres nus ; quelque chose est consommé. Espoirs trompés, pénitence, et quelquefois révolte, comme en cette fête des Rameaux où la foule porte des branches de buis et de sapin ; cette forte mimique entrelace l’espoir, la déception et l’impatience en couronne printanière. Naïf poème, sans aucune faute. » [lire la suite sur le site]

Des Propos d’Alain sont classés par thèmes accessibles par un menu : Bonheur, Politique, Nature, Littérature, Guerre, Esthétique, Religion, Sagesse, Éducation, Économie, Hasard, et une série de Propos traduits en anglais.

Outre des textes du philosophe, parfois difficiles à se procurer, et des témoignages de son temps comme celui de Jaurès, on y trouvera des études petites ou grandes sur Alain, sa pensée, ses prises de position politiques, sur son époque, etc. – entre autres cet article de Jean-Michel Muglioni « Le philosophe Alain et le féminisme ».

L’actualité des publications et des interventions (conférences, colloques…) y est passée en revue. Un podcast audio permet d’écouter des interventions.

philosophe-alain.fr