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Les habits neufs du délit de blasphème

Jeanne Favret-Saada a bien voulu confier à Mezetulle les « bonnes feuilles » de son livre à paraître chez Fayard Les christianismes contre le blasphème. Cinéma et liberté d’expression, 1965-2006, avec l’aimable autorisation de l’éditeur1. Elle nous convie ici à une passionnante plongée dans l’histoire moderne du délit de blasphème et des « habits neufs » dont il se revêt inlassablement. La période que nous vivons n’est pas en reste : un siècle après sa disparition, en s’engouffrant paradoxalement dans les virtualités d’une loi de 1972 contre le racisme, le délit d’opinion religieuse a fait sa réapparition dans nos prétoires. Il diffère de l’ancien délit de blasphème en ce qu’il ne sanctionne plus les offenses à Dieu mais celles à la « sensibilité de ses fidèles ».

Depuis les années 1980, des associations de défense des intérêts religieux – catholiques dans un premier temps, puis également musulmanes – ont intenté des poursuites en justice pour atteinte grave aux « sentiments religieux d’un groupe de personnes ». Ces plaintes concernent, par exemple, des films (Je vous salue, Marie, ou La dernière tentation du Christ), des affiches publicitaires de films (Ave Maria, Amen) ou de produits commerciaux (des voitures, ou des vêtements portés par les participants à La Cène), des tracts (Sainte-Capote), etc. Ce qui, dans un Royaume de France uniconfessionnel, avait été jadis un crime de « blasphème » s’est ainsi mué, dans une République laïque et pluraliste, en un délit contre un supposé droit universel de l’homme, celui au « respect des convictions religieuses » d’une fraction des citoyens.

Pendant une vingtaine d’années, il s’est trouvé des juges pour cautionner leurs arguments, jusqu’à ce que la Cour de cassation, après la Cour européenne des droits de l’homme, rende normalement impossibles de tels verdicts. Toutefois, ces rappels à l’ordre n’ont pas tari les demandes de poursuites judiciaires, comme si les associations dévotes, parmi lesquelles celle de l’Épiscopat français, attendaient simplement que les juges recouvrent la raison. Ces phénomènes, joints aux exhortations récurrentes à trouver des « accommodements raisonnables » avec les demandes religieuses, incitent à s’informer sur l’histoire du délit de blasphème au temps des monarchies, et à préciser les modalités de sa réapparition cent ans après le fondation d’une République laïque.

Nous considérons aujourd’hui toute accusation de blasphème comme un empiètement insupportable des institutions religieuses sur le domaine de l’État et du citoyen, d’autant que les religions entendent encore régir en détail la vie des sociétés, et qu’elles ne ménagent guère leurs efforts en ce sens. Toutefois, l’histoire judiciaire du blasphème montre aussi l’autre partie du complexe politico-religieux, le fait que l’État, pour sa part, a longtemps exploité l’atout maître que la sacralité religieuse lui apportait : en le haussant infiniment au-dessus des citoyens, assurer leur discipline au moindre coût. Il convient donc de décrire ce phénomène, en insistant particulièrement sur la période finale de la répression du blasphème, quand, après la chute de la monarchie absolue, la France essaie l’une après l’autre plusieurs modalités d’autocratie ou de monarchie limitée : pendant près de soixante ans, toutes les religions reconnues par l’État sont supposées être égales – mais une seule d’entre elles constitue une force politique décisive -, tandis que les proclamations publiques d’athéisme sont interdites, réputées qu’elles sont de menacer l’ordre public.

Le texte qui suit propose donc le parcours historique suivant :

  • I – Alors que l’Ancien Régime (période où le catholicisme, fondement de l’ordre politique et social, est protégé par un roi de droit divin) a puni le crime de blasphème avec une dureté croissante, la chute de la monarchie absolue, en 1791, a entraîné son abolition.
  • II – Au début de la Restauration, un bref épisode libéral a permis de rétablir la liberté de la presse et d’abolir les délits d’opinion à l’exception d’un seul, sur la religion, pour lequel on a créé l’expression équivoque d’outrage à « la morale publique et religieuse ».
  • III – Dès que la droite ultraroyaliste amorce la spirale du triomphe, et que la censure de la presse reparaît, un second délit d’opinion religieuse vient s’ajouter au précédent, l’outrage à « la religion de l’État ».
  • IV – Sur ces deux fondements, la Monarchie de Juillet et le Second Empire incriminent surtout les atteintes aux valeurs bourgeoises – la famille, la propriété privée, l’autorité de l’État -, que le catholicisme est supposé sanctifier.
  • V – L’outrage à la morale publique et religieuse, et celui au catholicisme sont enfin abolis par les lois sur la presse de 1881. D’une façon plus générale, l’arrangement politico-religieux qui a si longtemps rendu possible la criminalisation du blasphème se défait, sa suppression devenant pérenne en 1905 avec la séparation des Églises et de l’État.

I. Le crime de blasphème et son abolition

À partir du XIIe siècle, à mesure que la monarchie se renforce et qu’elle développe l’idéologie du droit divin, le péché religieux de blasphème se mue en un crime politique, poursuivi comme tel par la justice laïque : mal parler de Dieu, c’est insulter le pouvoir royal. Certains historiens du droit notent l’existence d’un contraste saisissant entre, d’une part, l’abondance et la sévérité de la législation, et, d’autre part, la rareté des poursuites (les magistrats détestant se charger d’une infraction aussi flasque) et l’indifférence des populations envers des conduites que le pouvoir royal ne cesse pourtant pas de vitupérer2. Au XVIe siècle, quand le succès des idées protestantes menace l’unité confessionnelle de la nation, le crime de blasphème s’étend aux propos hérétiques, dont la sanction ne peut plus être une simple peine de prison assortie d’une amende. Le juge requiert alors des peines corporelles de plus en plus sévères : bientôt la mort, mais après le percement de la langue et un arsenal d’humiliations et de tortures dignes de Daesh. Signalons que l’Église catholique n’approuve pas toujours l’extrême cruauté des sanctions, et que plusieurs papes incitent leurs champions royaux à la mansuétude. Toutefois, l’accession au trône ou bien la survenue d’une crise politique susceptible d’affecter la sacralité royale s’accompagnent désormais d’un nouvel édit contre le crime de lèse-divinité.

Pendant la seconde moitié du XVIIIe siècle européen, sous l’influence, notamment, de Montesquieu et de Beccaria, la classe cultivée – dont on sait qu’elle découvre alors ce qu’on appellera, pour faire court, l’État de droit – devient de plus en plus hostile à cet absolutisme judiciaire, qui n’a pas d’autre fin que l’apologie de l’institution royale. Des centaines de lettrés, surtout des juristes, reprennent à leur compte les thèses de Montesquieu et de Beccaria, certains d’entre eux ébauchant déjà les fondements d’un nouvel ordre politique. Deux principes des Lumières préparent l’abolition du délit de blasphème. D’une part, l’exigence d’une ferme séparation entre la morale, le droit et la religion : « On ne doit point statuer par les lois divines ce qui doit l’être par les lois humaines, ni régler par les lois humaines ce qui doit l’être par les lois divines » (Esprit des Lois, Livre XXVI, 2). D’autre part, la conviction nouvelle que la religion n’est éventuellement avantageuse que pour sa contribution à l’ordre public : autrement dit, pour son utilité sociale et non plus pour sa sainteté intrinsèque. Enfin, Montesquieu ridiculise la principale justification des poursuites pour le crime de lèse-majesté divine qu’est devenu le blasphème : « Le mal est venu de cette idée, qu’il faut venger la divinité. Mais il faut faire honorer la divinité, et ne la venger jamais. En effet, si l’on se conduisait par cette dernière idée, quelle serait la fin des supplices ? Si les lois des hommes ont à venger un être infini, elles se règleront sur son infinité, et non pas sur les faiblesses, sur les ignorances, sur les caprices de la nature humaine » (Esprit des Lois, XII, 4).

Tout au long du XVIIIe siècle, les juges ont beau appliquer les ordonnances de Louis XIV avec une tiédeur croissante, elles n’en figurent pas moins dans la législation. En 1766, un extraordinaire concours de circonstances – tant locales que nationales, à Abbeville et à Paris – aboutit à l’exécution du chevalier de La Barre : avec l’assentiment du roi et du parlement de Paris, un jeune provincial de vingt ans est condamné à avoir la langue coupée, puis à être décapité et brûlé avec un livre trouvé en sa possession, le dangereux Dictionnaire philosophique de Voltaire. Celui-ci s’est déjà signalé dans deux affaires d’abus de justice concernant des protestants, Calas et Sirven. Quelques jours après, il publie une Relation de la mort du chevalier de La Barre à Monsieur le marquis de Beccaria ; en 1769, il introduit un rappel de l’affaire dans l’article « Torture » de son Dictionnaire philosophique ; enfin, en 1775, il publie Le Cri du sang innocent. Grâce à quoi, en moins de dix ans, l’Europe éclairée rejette avec horreur l’indicible cruauté avec laquelle la justice royale a cru devoir, une fois de trop, venger Dieu.

La Révolution française abolit le crime de blasphème sans même avoir besoin d’en faire une mention explicite : il est tout simplement incompatible avec le nouvel ordre politique et juridique. Cette abrogation exige toutefois deux années d’intense radicalisation politique : le 6 août 1789, l’Assemblée Constituante vote le préambule de la Constitution à venir, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen ; au terme de la journée insurrectionnelle du 5 octobre 1789, Louis XVI accepte enfin de ratifier la Déclaration ; le 13 septembre 1791, il reconnaît une Constitution qui comporte la Déclaration des droits. Or celle-ci transfère la souveraineté du roi à la Nation, soumet le monarque à la loi commune (« Il n’y a pas, en France, d’autorités supérieures à celle de la loi » , « le roi ne règne que par elle »), et fait de lui le chef de l’exécutif, le « roi des Français ». Enfin, le 25 septembre 1791, le nouveau Code pénal est adopté.

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen pose les trois principes fondamentaux de liberté, de liberté d’opinion, et de liberté de communication. Article 4 : « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui : ainsi, l’exercice des droits naturels de chaque homme n’a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi. » Article 10 : « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la Loi »3. Article 11 : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi. » Deux conséquences s’ensuivent. D’une part, les droits naturels des citoyens – eux-mêmes libres et égaux par principe -, ne sont limités que par la loi, c’est-à-dire par des règlements explicites consignés dans un Code avant toute infraction. D’autre part, la liberté d’opinion, notamment en matière de religion, a pour prolongement nécessaire la liberté d’expression. Cela nous paraît aller de soi, mais un tel lien est loin d’être reconnu de façon universelle : le droit islamique, par exemple, accorde une totale liberté de pensée à l’individu à la seule condition qu’elle ne franchisse jamais les bornes de son for intérieur.

Le Code pénal de 1791 se situe dans la filiation directe de la Déclaration des droits de l’homme. Son rédacteur, le constituant Le Peletier de Saint-Fargeau, souligne dans le Rapport sur le projet de code pénal (1791) qu’il a voulu rendre hommage aux « idées du siècle de Montesquieu et de Beccaria », tous deux ennemis jurés de « cette foule de crimes imaginaires qui grossissaient nos anciens recueils de lois. Dont ceux – hérésie, lèse-majesté divine, sortilège, magie – pour lesquels, au nom du ciel, tant de sang a souillé la terre »4. D’une façon plus générale, le Code pénal ne sanctionne que les « vrais crimes », ceux qui concernent les personnes envisagées du point de vue du droit naturel, elles-mêmes et leurs biens matériels : les délits d’expression, ainsi que tous les « délits factices, créés par la superstition, la féodalité, la fiscalité et le despotisme » sont donc abrogés5. La France devient ainsi le premier État au monde dont la législation ignore le blasphème : les États-Unis d’Amérique l’ont aboli en 1787, mais la mesure ne concernait que la Fédération et non les États, qui ont refusé de s’en priver.

L’on sait qu’en France, les délits de presse sont rétablis dès la chute de la monarchie constitutionnelle en 1792, et qu’ils ne tardent pas à viser, au-delà des journaux royalistes, « empoisonneurs de l’opinion publique », toute opinion hostile au pouvoir en place. À l’exception d’une courte période allant de la chute de Robespierre au coup d’État du 18 fructidor an V, la presse française est invariablement censurée entre l’été 1792 et la fin du Premier Empire en 1814. Notons pourtant qu’au cours de cette longue période, le délit d’opinion religieuse n’est jamais poursuivi : la Convention montagnarde réhabilite même le chevalier de La Barre en 1793. Le Consulat et le Premier Empire ne rétablissent pas le crime de blasphème, malgré le Concordat de 1801 avec le Vatican et le Code pénal de 1810, qui protège l’exercice du culte par un nombre infini de dispositions : c’est que Napoléon Bonaparte, soucieux de faire bénéficier l’État de l’utilité de la religion – cette inégalable usine à produire des sujets disciplinés -, est indifférent à sa sainteté supposée, demeurant en cela un homme du XVIIIe siècle.

II. Presque un pléonasme : l’outrage à la morale publique et religieuse

La Charte constitutionnelle que Louis XVIII a octroyée à son peuple lors de son retour d’émigration, prend effet en juillet 1815 après l’intermède des Cent-Jours. D’un côté, elle ancre la monarchie des Bourbons dans la volonté divine et elle adjuge à la personne du roi, « inviolable et sacrée », « l’autorité tout entière » ainsi que les pleins pouvoirs législatif et exécutif6 ; de l’autre, elle concède aux Français une représentation bicamérale (visant à informer le souverain de l’état de l’opinion), et le bénéfice des principaux acquis de la Révolution : l’égalité civile, la liberté individuelle, la liberté de religion, et la liberté de la presse7. (Néanmoins, la « religion catholique, apostolique et romaine » devient « la religion de l’État », et non plus celle de « la majorité des Français ».)

Mais la liberté de la presse, instaurée dès les Cent-Jours, succombe à la première confrontation entre Louis XVIII et les ultraroyalistes, partisans d’un retour pur et simple à la monarchie absolue d’Ancien régime. Ils ont été des adversaires déterminés de la Charte et du projet politique du roi, qu’ils jugent complaisant avec les idéaux des Lumières et l’héritage de la Révolution. En août 1815, la première élection législative du nouveau régime se fait sur la base du cens impérial, qui avait réduit l’électorat à cinquante mille propriétaires fortunés. S’en dégage une Assemblée composée à 88% d’ultras, « une Chambre introuvable » selon le mot du roi, qui n’y trouve pas d’alliés, et qui refuse de lui confier la direction des affaires. Il désigne comme président du Conseil des ministres un aristocrate libéral au nom illustre, du Plessis de Richelieu, qui a émigré en Russie pendant la Révolution mais qui adhère pleinement à la Charte, et qui se situe au centre droit. Un an plus tard, Richelieu a fait voter assez de lois répressives pour que les ultras soient à peu près calmés : le roi peut alors dissoudre la Chambre et conserver son chef du gouvernement. Il lui ordonne d’abaisser le cens électoral (pas trop, tout de même), et de rétablir un degré approprié de censure : une loi sur la presse, le 22 février 1817, rétablit l’autorisation préalable pour les journaux et périodiques, au grand dam des ultras qui clament leur attachement à cette liberté nouvelle – dont bien sûr chacun sait qu’elle ne survivrait pas à leur accession au pouvoir.

Le calme étant rétabli à la fin de l’année 1818, le gouvernement, avec l’appui du roi, peut enfin s’offrir la politique libérale dont il rêvait. L’inspirateur en est le petit groupe des Doctrinaires, conduit par Royer-Collard8 et son élève, le jeune historien François Guizot9. Ils ont appelé de leur vœux l’instauration d’une monarchie qui s’appuierait sur une élite du talent (les « capacités »), et qui serait attentive à l’opinion d’une nation de citoyens libres. Jusqu’ici, ils ne se sont pas montrés spécialement attachés à la liberté de la presse, ayant approuvé sans états d’âme les mesures de censure prises par les ministères précédents. Toutefois, désormais proches du pouvoir en place, ils saisissent l’occasion d’ouvrir plus grand l’espace du débat public, de compléter la Charte, et de poursuivre l’édification de l’État de droit : selon Guizot, ces multiples intentions convergent dans le projet de « fonder légalement la liberté de la presse »10. Il conçoit alors un règlement simultané des différents aspects du droit de la presse dans un ensemble de trois lois : la première, sur les délits commis par voie de presse, la deuxième, sur leur poursuite et leur jugement, et la troisième, sur les conditions de publication des journaux et écrits périodiques.

En mars 1819, le comte de Serre11, garde des Sceaux et proche du parti des Doctrinaires, propose à la Chambre des députés ces lois qui se veulent exemplairement libérales. Elles suppriment en effet toute autorisation préalable, toute censure, et toute entrave sauf un cautionnement onéreux visant à responsabiliser le directeurs de journaux12 ; les délits de presse cessent d’être punis de la déportation, mais seulement de la prison et de l’amende ; enfin, les délits sont réduits à quatre, la provocation directe aux crimes et délits, l’outrage à la « morale publique », l’offense au roi et la diffamation. L’idée centrale est de rendre désormais impossible toute poursuite pour délit d’opinion, notamment en confiant à des jurys de citoyens dans des cours d’assises – et non à des tribunaux correctionnels – le soin d’apprécier et de juger les contraventions.

Ces lois de 1819 auraient en effet presque rétabli la liberté proclamée en 1791 si la première d’entre elles, une fois votée, n’avait comporté un certain article 8 sur l' »outrage à la morale publique et religieuse« 13 : deux petits mots censés préciser la notion apparemment neutre de « morale publique », et qui rétablissent de façon explicite le délit d’opinion en matière de religion. Il convient d’examiner avec soin les circonstances dans lesquelles cette nouvelle formulation du délit de blasphème apparaît, car elle subsistera dans la loi française jusqu’en 188114.

La Charte de 1814 avait posé le principe de la liberté de religion (art. 5. « Chacun professe sa religion avec une égale liberté, et obtient pour son culte la même protection ») avant même de définir la place du catholicisme (art. 6. « Cependant la religion catholique, apostolique et romaine est la religion de l’État ») et celle des religions reconnues, protestantisme et judaïsme, qu’elle évoquait seulement de manière indirecte. L’article 8 sur la liberté d’expression (« Les Français ont le droit de publier et de faire imprimer leurs opinions, en se conformant aux lois qui doivent réprimer les abus de cette liberté ») avait abandonné à la loi le choix des moyens destinés à protéger les religions : c’est précisément l’objet de celle de 1819 sur les délits de presse.

Lors du débat à la Chambre des députés, Hercule de Serre, le rapporteur, présente un article 8 sur la punition de l' »outrage à la morale publique ou aux bonnes mœurs ». La référence aux « bonnes mœurs » est inévitable, puisque ce délit est déjà puni par le Code pénal de 1810 encore en vigueur. Par contre, la notion de « morale publique » est une innovation juridique. De Serre la justifie par « le besoin de rétablir les principes moraux sur leurs fondements » après « les bouleversements qui ont agité, non seulement l’ordre politique, mais l’ordre moral sur lequel repose l’existence même de la société »15. Il dit avoir délibérément évité le terme de « religion », et lui avoir préféré celui de « morale », afin de garantir le droit constitutionnel à la liberté de religion, ainsi que ses inévitables conséquences, l’égalité des cultes et la liberté de controverse entre fidèles de confessions différentes. Le pluralisme religieux et la tolérance, en effet, supposent que chacun soit libre d’exposer ses propres « dogmes et ses principes », et de critiquer – voire même de combattre – les autres religions, puisque leurs idées sont autant d’hérésies et d’outrages à la divinité ; et que leurs pratiques paraissent idolâtres ou superstitieuses. D’ailleurs, la Charte a entériné l’existence d’un désaccord fondamental entre les Français sur leurs principes ultimes. Aussi les conflits religieux n’ont-ils pas leur place dans les tribunaux : leur lieu naturel doit demeurer l’espace public de la controverse, c’est-à-dire la presse.

Le délit de presse qui va tomber sous le coup de la loi est dénommé « outrage à la morale publique » pour deux raisons : d’une part, on l’a vu, sa désignation ne doit pas comporter de référence à la religion ; et d’autre part, elle doit contribuer à instaurer un espace civil commun à tous les Français. Selon le Hercule de Serre, en effet, une religion se compose d’idées (le « dogme »), de pratiques (le « culte »), et de préceptes (la « morale »). Mais alors que les « dogmes » et les « cultes » diffèrent et se combattent, la « morale », fondation commune de toutes les religions, est immuable. Les humains – et parmi eux, les Français, catholiques, protestants ou juifs – partagent donc une même morale religieuse, qui préexiste aux religions positives, et qui leur survivra. À l’aube de l’humanité, elle fut celle des peuples primitifs ; et en 1819, elle réunit tous les Français. Écoutons de Serre :

« La morale publique est celle que la conscience et la raison révèlent à tous les peuples comme à tous les hommes, parce qu’ils l’ont reçue de leur divin auteur, en même temps que l’existence ; morale contemporaine de toutes les sociétés, que sans elle nous ne pouvons pas comprendre ; parce que nous ne saurions les comprendre sans les notions d’un Dieu vengeur et rémunérateur du juste et de l’injuste, du vice et de la vertu, sans le respect pour les auteurs de ses jours et pour la vieillesse, sans la tendresse pour les enfants, sans le dévouement au prince, sans l’amour de la patrie, sans toutes les vertus enfin que l’on trouve chez tous les peuples, et sans lesquelles tous les peuples sont condamnés à périr »16.

L’examen des éclaircissements apportés par de Serre montre qu’en réalité, cette « morale publique » inclut trois composants religieux : des « vérités » ontologiques (l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme), des « vérités » morales (Dieu, juge suprême des comportements humains) et des préceptes moraux, avec leurs inévitables prolongements politiques (le respect envers Dieu, la famille, la patrie et le souverain)17. On aperçoit d’emblée la difficulté à laquelle vont être confrontés les juges chargés de statuer sur de possibles outrages à la « morale publique » : le Dieu postulé par cette loi – transcendant, justicier, et fournisseur de préceptes universels – n’est ni catholique, ni juif, ni protestant, ni celui d’aucune tradition religieuse particulière, car il est une forme vide, l’abstraction qui permet d’instaurer un régime de toleration18.

À l’annonce de ce concept politico-religieux qui ne dit pas son nom – « morale publique » -, deux députés de l’opposition royaliste s’insurgent contre le fait que le gouvernement veut élargir la liberté d’expression sans avoir pris la précaution de protéger formellement la religion, et ils proposent des amendements en ce sens. Le plus radical est celui du représentant de la Haute-Loire, Chabron de Solhilac, un ancien officier chouan de l’Armée catholique et royale des Côtes-du-Nord : il demande que la loi remplace l’outrage « à la morale publique » par celui « à la religion et aux cultes reconnus par l’État ». Or c’est précisément ce que le gouvernement voulait éviter de faire, et que la grande majorité de l’Assemblée refuse d’une même voix : les ultras eux-mêmes – une puissante minorité – verraient certes un immense intérêt à protéger le catholicisme (« la religion de l’État »), mais pas au prix de secourir les protestantismes. L’amendement est donc aisément rejeté.

Au contraire, le député du Calvados, Texier d’Hautefeuille se contente d’ajouter une précision minuscule au texte de l’article 8, en proposant qu’il sanctionne l’outrage « à la morale publique et religieuse… »19. Cette modification minime va susciter un débat dont nous avons, aujourd’hui, quelque difficulté à nous représenter les enjeux parce qu’il oppose des députés également monarchistes, élitistes, et chrétiens. Parmi les libéraux, Royer-Collard, proche des concepteurs du projet de loi, objecte immédiatement que cette adjonction est inutile puisque la « morale publique » est, par définition, inséparable de la religion. Certains ultras formulent aussi la même objection, mais avec d’autres arrière-pensées. Ainsi, le vieux catholique traditionaliste Louis de Bonald, souligne à plaisir les équivoques du gouvernement :

« On ne peut pas plus dire morale religieuse qu’on ne peut dire religion morale, puisqu’une religion qui ne serait pas morale ne serait pas une religion, comme une morale qui ne serait pas religieuse ne serait pas une morale, mais un simple code de bienséances. En un mot, un devoir sans pouvoir »20.

Au banc du gouvernement, l’amendement proposé paraît tout bonnement superflu. Le garde des Sceaux ne comprend pas pourquoi il faudrait préciser « et religieuse », puisque sa définition de la « morale publique » contient déjà tout ce que le député de droite voudrait protéger : en faisant silence sur le caractère religieux de cette morale, de Serre a voulu empêcher que les juges ne la confondent avec la leur propre (ou celle de telle religion positive), que cet article 8 n’a pas vocation à protéger.

Toutefois, en raison de la confusion générale des esprits sur les relations exactes que le gouvernement souhaite établir entre morale et religion, l’amendement de Texier d’Hautefeuille gagne peu à peu des partisans. Aussi le garde des Sceaux finit-il par y consentir : « et religieuse » constitue une « répétition inutile, mais non dangereuse », qui signale « ce qui est commun à tout homme moral, indépendemment du culte qu’il professe »21. La Chambre des députés adopte alors, à la quasi-unanimité, un amendement qui passera longtemps pour une concession inoffensive aux ultras.

À la Chambre des pairs, l’amendement de Texier d’Hautefeuille suscite d’ailleurs le même malentendu, au point que le rapporteur de la loi, le jeune duc de Broglie22 – un libéral très fervent qui, en 1817, a refusé de voter le rétablissement de l’autorisation préalable -, accepte sans difficulté l’idée d’un outrage « à la morale publique et religieuse ». Pour une bien étrange raison, toutefois, si l’on considère que l’établissement d’une loi vise à donner aux juges une méthode simple pour distinguer le licite de l’illicite : car selon de Broglie, « morale publique et religieuse » a l’avantage « de ne rien exclure et de ne rien désigner », si bien que les jurys de citoyens pourront l’adapter à leur perception spontanée des situations, et qu’ils disposeront ainsi, au nom de « la société », d' »une arme pour la défendre précisément au point où elle se sentirait blessée »23.

Les trois lois sur la presse sont promulguées en mai et juin 1819. Envisagées ensemble, elles constituent une formidable rupture avec deux décennies d’entraves à la liberté d’expression, qui a permis, entre autres, l’extraordinaire essor de la librairie au XIXe siècle24. Toutefois, l’article 8 de la première d’entre elles, en créant le délit spécifique d' »outrage à la morale publique et religieuse », permet, pour la première fois depuis 1791, qu’une opinion soit sanctionnée au prétexte qu’elle menacerait le fondement moral c’est-à-dire religieux de la société. Au surplus, les magistrats, comme les jurys, conviés à se prononcer sur les cas d’espèce, vont se révéler incapables de distinguer entre les trois dimensions de ce nouveau délit : ce qui relève du religieux en général (la morale « publique », « ce qui est commun à tout homme moral, indépendamment du culte qu’il professe ») ; ce qui relève du religieux pluriconfessionnel défini par la Charte (la « religion d’État » et celles reconnues) ; et enfin, ce qui relève de la religion positive que la plupart d’entre eux pratiquent spontanément, et sur laquelle ils fondent leurs jugements moraux, à savoir le catholicisme romain. Sans se poser la moindre question, ils ne vont sanctionner que les outrages au catholicisme.

III. Un second délit d’opinion religieuse : l’outrage à la religion de l’État

Les lois sur la presse de 1819 ont pu être votées pour trois raisons : d’abord, grâce à l’abaissement du cens électoral, la Chambre des députés a soudain enregistré un afflux de députés du centre ; ensuite, usant de son droit de nomination, Louis XVIII a nommé de nouveaux pairs qu’il a choisis parmi les libéraux, en nombre suffisant pour paralyser les ultras ; enfin, le souverain a insufflé une énergie suffisante à sa volonté de gouverner au centre. Outre leur libéralisme, les lois « de Serre » étaient remarquables par leur ambition d’inclure dans un seul bloc toutes les mesures concernant la presse : les conditions de publication, les délits et leur poursuite. Or les événements ne vont pas tarder à disloquer cet ensemble, et à démontrer aux promoteurs de ces lois, comme au souverain, la fragilité de leur dessein politique : l’affrontement structurel des deux France empêche que le pays soit, de façon durable, gouverné au centre.

Le 13 février 1820, le duc de Berry, neveu du roi, est assassiné devant l’Opéra par un napoléonien radical, l’ouvrier sellier Louvel, qui veut mettre fin à la dynastie des Bourbons : en effet, ni Louis XVIII ni son frère, le comte d’Artois (et futur Charles X), n’ont de fils. L’enquête de police démontrera bientôt qu’il s’agit d’un acte isolé, mais la droite s’empare prestement de l’affaire, et met en accusation la politique de libéralisation de la vie publique : Louvel n’est-il pas un ouvrier qui sait lire, un ouvrier dont la presse libérale aura infecté l’esprit ? Charles Nodier ne craint pas d’affirmer dans le Journal des Débats :  » J’ai vu le poignard de Louvel, c’était une idée libérale »25. (En réalité, Louvel a peu lu, et surtout pas la presse libérale.) Huit jours suffisent pour que le président du Conseil, pourtant le favori bien-aimé du roi, soit contraint de démissionner. Le duc de Richelieu – lui aussi un centriste, mais de droite – est rappelé. Il n’accepte le ministère qu’après s’être assuré du soutien du comte d’Artois, depuis toujours opposé à la Charte et à toute politique de conciliation avec les tenants de la Révolution et de l’Empire26. Le nouveau chef du gouvernement réalisera trop tard qu’il a conclu un marché de dupes : si la droite soutient un ministère modéré, c’est juste le temps d’en obtenir le vote des lois qui vont bouleverser le jeu politique. Hercule de Serre, le hardi promoteur des fameuses « lois de Serre », accepte d’être une fois encore garde des Sceaux : depuis peu, la crainte du désordre l’entraîne vers la droite, au moment où ses amis Doctrinaires basculent à gauche.

En mars 1820 sont ainsi votées, dans l’urgence, une loi qui suspend la liberté individuelle en cas de soupçon de complot contre le roi, et une autre qui rétablit l’autorisation préalable de publier et la censure. En juin, une loi dite du « double vote » permet que les électeurs les plus fortunés votent deux fois lors d’une même élection ; aussi, dès l’automne, la Chambre des députés comporte-t-elle plus d’ultras que de libéraux. L’année suivante, le clergé obtient le contrôle de l’Université (les étudiants ayant beaucoup manifesté contre ces lois) et, pour faire bonne mesure, celui des collèges : en quelques mois, l’alliance du Trône et de l’Autel, si caractéristique du XIXe siècle monarchique, se met en place.

Dans cette atmosphère de retour aux valeurs de l’Ancien Régime, les procès intentés au romancier Victor Ducange et au chansonnier Béranger montrent que les magistrats et les jurys interprètent toute critique du catholicisme comme un outrage à la « morale publique et religieuse ». En juin 1821, Ducange est inculpé à ce titre pour Valentine ou le pasteur d’Uzès, un roman qui dénonce les excès de l’aristocratie catholique pendant la Terreur blanche de 1815 dans le Midi. L’arrêt de renvoi note que, tout au long du récit, « l’impiété le dispute à la licence et [… que son] but évident est de traîner en ridicule la religion de l’État, ses cérémonies et ses ministères ; et de décrier le gouvernement du Roi »27 : la « licence » pointe vers l’outrage aux bonnes mœurs, et « l’impiété », vers la « morale publique et religieuse », mais la loi n’est en principe pas chargée de protéger la « religion de l’État ». L’auteur est néanmoins condamné à six mois de prison et cinq cents francs d’amende.

Quatre mois plus tard, c’est au tour de Pierre-Jean de Béranger, le déjà célèbre chansonnier populaire28. Longtemps auteur de chansons à boire, il s’est tourné depuis la fin de l’Empire vers des compositions plus politiques et poétiques. Le patronage de Lucien Bonaparte, protecteur des lettres et des arts, lui a valu une bourse, puis un emploi d’expéditionnaire à l’Université. Depuis la Seconde Restauration, la presse libérale a publié ses chansons engagées, qu’il définit d’ailleurs comme « morales » et non pas politiques : elles tapent dur sur l’Ancien Régime, sur ses aristocrates et sa prêtraille, et célèbrent le peuple héroïque de l’épopée napoléonienne, sa gaieté et sa passion pour la liberté29. À la fin octobre 1821, Firmin-Didot publie deux volumes de ses chansons, dont l’un a déjà été édité en 1815 sans éveiller l’attention de la censure. En quelques jours, les dix mille exemplaires sont épuisés, l’éditeur annonce déjà un nouveau tirage, la nouvelle fait scandale à droite : le poète est immédiatement privé de son emploi administratif et cité en justice.

Or il comparaît le 8 décembre 1821, cinq jours après qu’Hercule de Serre, encore garde des Sceaux, eut déposé sur le bureau de la Chambre des députés un projet de loi sur la répression et la poursuite des délits de presse : contredisant ce qu’il avait âprement défendu quelques mois plus tôt, le ministre propose de développer l’article 8 de sa loi, afin d’y introduire l’outrage à la religion de l’État30. Le projet n’aboutit pas, mais il est révélateur du moment politique : Louis XVIII abandonne à présent la direction des affaires à son frère, le comte d’Artois, dont il a pourtant toujours détesté les idées ; les ultra-royalistes viennent de remporter une victoire électorale supplémentaire et, dans la classe politique comme dans la presse, chacun sait que Richelieu va devoir démissionner, et que la période libérale s’achève.

Devant l’entrée de la cour d’assises de Paris, une foule compacte de curieux et de partisans du chansonnier bloque l’entrée, si bien que l’audience commence en retard31. Dans la salle, un public choisi de deux cents personnes a réussi à se caser : des libéraux de premier plan (le pair Victor de Broglie et son beau-frère Auguste de Staël), des femmes du monde, des avocats et des journalistes. Quatre chefs d’accusation ont motivé le renvoi de l’affaire devant le tribunal : l’outrage aux bonnes mœurs, l’outrage à la morale publique et religieuse, l’offense à la personne du roi, et la provocation au port d’un signe de ralliement prohibé. Bien que certains d’entre eux soient interdépendants, je m’en tiendrai à l’outrage à la morale publique et religieuse, qui vise huit chansons32.

Aucune d’entre elles ne professe l’athéisme, car Béranger est un spiritualiste et il vénère le « Dieu des bonnes gens » (c’est le titre d’une chanson qui ne fait pas l’objet d’une incrimination), miséricordieux envers les petits, et courroucé par les puissants qui se sont emparés de son nom. Par contre, les textes mis en cause célèbrent les plaisirs simples – le vin, la bonne chère, l’amour – et moquent leurs contempteurs. Ainsi, dans « Deo gratias d’un épicurien », un jouisseur ponctue chacun de ses plaisirs par une action de grâces, pratique considérée comme une provocation « en ce siècle d’impiété » où « l’on rit du Benedicite« . Et, puisque l’enfer est peuplé d’épicuriens et de jolies filles, chaque strophe de « La descente aux enfers » se conclut par « Tant qu’on pourra, larirette, On se damnera, larira ». Enfin, dans « Mon curé », un aimable ecclésiastique, buveur et jouisseur, comprend trop bien les faiblesses de ses ouailles, et il redit à sa très jeune nièce, un refrain après l’autre, « Baise-moi, Suzanne, Et ne damnons personne ».

« Le Bon Dieu » exprime la philosophie générale de Béranger : le Créateur, navré par l’état moral de la planète, désavoue en bloc la manière dont son nom est exploité par les prêtres (des « nains tout noirs Dont mon nez craint les encensoirs »), les rois (« ces nains si bien parés, Sur des trônes à clous dorés »), et les généraux (des « pygmées M’appelant le Dieu des armées »), et il conclut chaque refrain : « Je veux, mes enfants, que le diable m’emporte, Je veux bien que le diable m’emporte. » « Les missionnaires » moque la politique cléricale en général : Satan, devenu commerçant en prières, répand sur la planète des missionnaires porteurs de son message : « Par Ravaillac et Jean Chatel (deux régicides, des fanatiques du catholicisme) Plaçons dans chaque prône, Non point le trône sur l’autel, Mais l’autel sur le trône. Que les rois soient nos bedeaux. » Enfin, « Les capucins » et « Les chantres de la paroisse » raillent l’innovation politique du moment, l’alliance du Trône et de l’Autel. Le refrain du premier, « Bénis soient la Vierge et les saints, On rétablit les capucins » fait mine de se réjouir du retour annoncé de l’ordre des capucins, chassés de France depuis la Révolution. Le couplet suivant a particulièrement indigné l’avocat général33 : « L’église est l’asile des cuistres, Mais les rois en sont les piliers ; Et bientôt le banc des ministres Sera le banc des marguilliers ». « Les chantres de la paroisse », sous-titré « le Concordat de 1817, chanson à boire » est une charge contre les négociations sans lendemain entreprises par le gouvernement français pour le retour au Concordat de 1516 : « Gloria tibi, Domine, Que tout chantre boive à plein ventre, Gloria tibi, Domine, Le Concordat nous est donné ».

On le voit, le procureur tient pour nulle et non avenue la subtile explication de l’article 8 que de Serre avait exposée à la Chambre des députés. L’avocat de Béranger ne cesse de rappeler à la Cour qu’en ce 8 décembre 1821, son client n’est passible que de la loi sur l’outrage à la morale publique et religieuse, puisque la nouvelle loi sur l’outrage à la religion d’État n’est pas votée. Or, selon la loi en vigueur,

« La morale religieuse n’est pas […] la morale de telle ou telle secte. Ce n’est pas plus celle de l’Alcoran que celle des rabbins ; celle des catholiques que celle des luthériens, des calvinistes, ou des anglicans… », c’est l’idée universelle de religion, nécessaire à tous les hommes. « Vous vous rappelez qu’on voulait y introduire les mots religion chrétienne, afin de faire un délit spécial des offenses dirigées contre cette religion » et que le rapporteur de la loi avait rejeté cet amendement « comme pouvant rappeler des querelles de religion entre les différentes sectes »34.

Toutefois, rien n’y fait : le procureur maintient que « la morale religieuse n’est autre que la morale enseignée par la religion » (le catholicisme), que l’article 8 combat l’impiété « des esprits contre l’existence d’un Dieu et l’authenticité de son culte » (celui qu’il pratique) ; et qu’enfin, cet article protège « tout ce qui est inviolable et sacré », et notamment les ordres religieux catholiques, y compris ceux qui sont encore interdits en France.

À l’instant où le pouvoir rétablit l’idéologie de l’Ancien Régime, il n’est pas étonnant qu’un magistrat important tienne ce genre de propos. Toutefois, l’avocat général a été suivi par un jury, auquel le législateur de 1819 avait attribué un discernement spécial sous prétexte qu’il serait issu du « peuple » : deux propriétaires électeurs, un écuyer, un marchand de cristaux, un fabricant de porcelaine, deux notaires, un chef de division au ministère de l’Intérieur, etc… condamnent Béranger à trois mois de prison et dix mille francs d’amende – que ses admirateurs se cotiseront pour régler35. Interné à la prison de Sainte-Pélagie, il y occupera la cellule que vient de quitter le pamphlétaire Paul-Louis Courier, lui aussi victime de l’article 8, mais pour outrage à la morale publique, et non à la morale religieuse36.

Dès sa prise de fonctions, Joseph de Villèle, le nouvel homme fort du régime, réalise que la droite, malgré ses constantes victoires électorales, est encore entravée par la presse libérale, « un dissolvant auquel aucun gouvernement ne saurait résister »37. Il entreprend donc de faire voter plusieurs lois sur la presse, qui sont toutes promulguées en mars 1822, et qui comportent, entre autres, un étonnant délit « de tendance », et une loi supplémentaire contre l’outrage à la religion, celle-là même que de Serre avait envisagée l’année précédente38. Au surplus, les délits de presse sont désormais transférés des jurys d’assises aux tribunaux correctionnels puis aux cours royales.

Grâce au « délit de tendance », un journal peut être poursuivi sans qu’aucun de ses articles ne tombe sous le coup d’un délit de presse, au cas « où son esprit résultant d’une succession d’articles serait de nature à porter atteinte à la paix publique, au respect dû à la religion de l’État et aux autres religions légalement reconnues en France, à l’autorité du roi, à la stabilité des institutions constitutionnelles… »39. La cour peut suspendre ce périodique pour un mois, puis, en cas de récidive, pour trois mois, et enfin, l’interdire de façon définitive. C’est, en somme, une systématisation du délit d’opinion sur la politique ou les idées du gouvernement : un retour caractérisé à l’arbitraire judiciaire.

L’exposé des motifs de la nouvelle loi sur le délit d’opinion religieuse reconnaît que la précédente, celle de 1819 sur la « morale publique et religieuse », n’exprimait pas de façon explicite ce que « tout le monde avouait (y) exister ». C’est qu’elle protégeait, en réalité, la religion en général, c’est-à-dire une abstraction assez vague : au contraire, la loi du 25 mars 1822 concerne certaines religions positives en particulier. Elle condamne à une peine de prison de trois mois à cinq ans et d’une amende de trois cent à six mille francs « quiconque […] aura outragé ou tourné en dérision la religion de l’État » ; et elle prévoit « les mêmes peines […] contre quiconque aura outragé ou tourné en dérision toute autre religion dont l’établissement est légalement reconnu en France ». Puisque la Charte a proclamé le pluralisme confessionnel, la loi ne peut faire autrement que d’étendre la protection des religions aux protestantismes et au judaïsme, mais chacun sait que leurs représentants ne porteront jamais plainte sous ce prétexte. Aussi faut-il comprendre que la sévérité des sanctions vise à décourager les seule attaques contre le catholicisme. Les peines se sont considérablement aggravées en dix mois, puisque l’article 8 de la loi de 1819, qui d’ailleurs reste en vigueur, prévoyait seulement un mois à un an de prison, et une amende de seize à cent francs40. Que s’est-il passé ? Peut-être le législateur aura-t-il enfin compris comment donner à « la société » les moyens de « se défendre elle-même ».

L’assimilation des intérêts de « la société » à ceux du seul catholicisme trouve son aboutissement dans la loi de 1825 sur le sacrilège. Bien qu’elle ne concerne pas un délit de presse, il convient d’en parler ici, car elle consacre la volonté de protéger le catholicisme, qui redevient donc pendant le règne de Charles X, comme au temps de l’Ancien Régime, le principal support de la sacralité de l’État41. Le titre de la loi – « sur la répression des Crimes et délits
 commis dans les Édifices ou sur les Objets 
consacrés à la Religion catholique 
ou aux autres Cultes légalement établis en France » – conserve la fiction d’un État pluriconfessionnel, mais les actes sacrilèges visés – le vol ou la dégradation des hosties ou des vases consacrés dans les églises – concernent exclusivement le catholicisme, car ils reposent sur la doctrine de la transsubstanciation. Les peines encourues sont draconiennes (la mort ou les travaux forcés à perpétuité), et elles renouent avec la cruelle mise en scène autrefois imaginée pour le crime de blasphème. Toutefois, l’appareil judiciaire et les jurys refuseront de suivre, et ils acquitteront les accusés de manière systématique42. En 1830, la Révolution de Juillet abrogera la loi sur le sacrilège sans qu’elle ait été appliquée, ainsi que l’article 6 de la Charte sur le catholicisme, « religion de l’État » : il redevient celle « professée par la majorité des Français ».

IV. Le blasphème contre la famille, la propriété, et l’autorité de l’État

Réaction libérale contre la politique droitiste de la Restauration, la Monarchie de Juillet a tôt fait de liquider les symboles de l’alliance entre le Trône et l’Autel : dès la déposition de l’héritier de la branche aînée des Bourbons, le sacre et l’idée même d’une monarchie absolue garantie par l’Église deviennent des vieilleries, le drapeau tricolore réapparaît, l’aristocratie et le clergé sont contraints d’adopter des comportements plus modestes, les hiérarchies se modifient, et de nouveaux groupes sociaux commencent à peser sur la décision politique. Celle-ci, pourtant, demeure entre les mains du « roi des Français », assisté par une élite censitaire un peu plus large qu’auparavant, mais néanmoins réduite à la notabilité. À l’exception de quelques franc-tireurs, personne n’exige encore le suffrage universel, ni un véritable régime parlementaire, car les dix-huit années de la Monarchie de Juillet constituent une transition où toutes sortes de compromis sont tentés. Ainsi, bien que le souverain se révèle particulièrement enclin à dissoudre la Chambre des députés dès qu’elle lui résiste, elle n’en devient pas moins le cœur battant de la vie politique, appuyée sur une presse libre, nombreuse, et qui commence à rencontrer un lectorat populaire.

Néanmoins, l’attentat manqué de Giuseppe Fieschi contre Louis-Philippe, en 1835 entraîne un durcissement des lois sur la presse. Et, bien que l’Église et l’État ne soient plus dans la même familiarité qu’au temps de la Restauration, les magistrats redécouvrent la loi de 1819 et son article 8, que le nouveau régime n’avait pas pensé à abroger. La conception de la « morale publique et religieuse » revêt alors une interprétation plus conforme à l’orientation bourgeoise du nouveau régime : la famille, fondement d’un ordre social inégalitaire qui entend se maintenir, devient un composant essentiel de la religion. Par exemple, le 10 mars 1842, Auguste Luchet, un auteur de romans sociaux, comparaît avec son éditeur sur le fondement de l’article 8. Le Nom de famille rapporte les mésaventures d’un bâtard, engendré par une marquise qui l’a conçu avec le fils d’un homme qu’elle avait fait guillotiner pendant la Révolution : cette naissance mélodramatique a fait de l’enfant illégitime la proie d’une passion homicide envers tout ce qui ressemble à un père. Le roman ne paraît ni très convaincant ni promis à un grand succès, mais le procureur se sent tenu de le poursuivre. Non pas, précise-t-il, pour des raisons politiques, mais au nom « des règles éternelles de la morale publique, les préceptes essentiels de la religion, ce lien sacré entre l’homme et la divinité, les principes conservateurs de la famille, qui unissent les hommes entre eux »43.

Toutefois, c’est surtout après l’échec de la Révolution de 1848 et le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte – la presse est alors frappée, une fois de plus, par une législation draconienne – que l’outrage à la « morale publique et religieuse » devient un chef d’inculpation favori : il justifie environ la moitié des procès de presse au Second Empire, au lieu d’un dixième sous la Monarchie de Juillet. Ce fait empirique – en soi, de médiocre importance – requiert, pour être compris, le recours à des considérations plus générales.

On sait en effet que la Deuxième République, de 1848 à 1852, a révélé à la France conservatrice l’innocuité politique du suffrage universel : d’une part, les trois quarts de la population sont des ruraux que leurs curés encadrent encore assez solidement (c’est pourquoi un chef d’État comme Louis-Napoléon Bonaparte, malgré son désintérêt pour la pratique religieuse, leur confie la surveillance des écoles communales et favorise avec opiniâtreté l’essor de l’enseignement catholique) ; d’autre part, en raison du Concordat, tout le personnel clérical, de l’évêque au curé, est à la merci du gouvernement44. Aussi, même après la fin des Bourbons, après celle des Orléans, et le retour des Bonaparte sur un coup d’État, l’autorité publique trouve-t-elle encore un immense avantage à coopérer avec une Église dont les institutions irriguent opportunément la société, et qui génère, au moindre coût politique, des sujets obéissants.

Concernant la vigueur nouvelle des accusations d’outrage à la « morale publique et religieuse », les cas de Gustave Flaubert pour Madame Bovary, et Charles Baudelaire pour Les Fleurs du Mal, inculpés en 1857 par le procureur Pinard avec leurs éditeurs et imprimeurs, sont trop connus pour qu’il soit nécessaire de s’appesantir. Tout a été dit sur l’obstination du magistrat à attribuer aux auteurs la responsabilité morale des actions, des pensées et des sentiments de leurs personnages, et, d’une façon plus générale, à refuser de percevoir ce qu’est le travail littéraire. L’important pour notre propos est qu’en 1857, la « morale publique » – fondée, comme toujours, sur la volonté divine – interdit aux écrivains de défaire le lien qui souderait les trois valeurs sacrées, le Vrai, le Beau, le Bien : l’amoralisme littéraire devient un délit passible de sanctions pénales. Cela n’empêche pas le procureur impérial d’incriminer séparément, comme un outrage à la « morale religieuse », tous les passages dans lesquels un quelconque élément du culte catholique est associé à de la volupté, et de ressusciter ainsi, inchangé mais érigé en délit, l’ancien péché religieux de blasphème. Flaubert est finalement relaxé par le tribunal avec un blâme, sans doute parce qu’il a réussi à faire jouer ses relations mondaines ; et Baudelaire, moins favorisé, est condamné à une amende et à la suppression de six poèmes de son recueil.

Au cours du Second Empire, régime singulièrement autoritaire, d’autres écrivains sont condamnés sur le même fondement à des peines autrement plus lourdes. Ainsi, toujours en 1857 et à l’instigation du procureur Pinard, les éditeurs et l’imprimeur d’Eugène Sue. L’auteur n’y échappe que parce qu’il décède au cours de l’instruction. C’est un feuilletoniste immensément célèbre – tous les Français connaissent Les Mystères de Paris ou Le Juif errant -, qui n’a jamais eu maille à partir avec la justice. Pour exorciser le désespoir où l’avait plongé le détournement de la Révolution de 1848 par le rejeton des Bonaparte, il a commencé à publier dès après, sans être poursuivi, Les Mystères du Peuple, « l’épopée d’une famille de prolétaires à travers les âges ». Au moment où sort le seizième et dernier volume, le procureur Pinard, furieux de n’avoir pas réussi à faire condamner Flaubert, s’en prend à Eugène Sue. Le roman et les responsables de sa diffusion sont condamnés pour six délits : outrage à la « morale publique » et aux « bonnes mœurs », outrage à la « religion catholique », excitation à « la haine et au mépris des citoyens les uns contre les autres », apologie de « faits qualifiés de crimes par la loi pénale », attaques contre « le principe de la propriété », et enfin, « excitation à la haine et au mépris du gouvernement établi par la Constitution ». Les exemplaires et les clichés sont détruits, les éditeurs et imprimeurs sont emprisonnés et condamnés à des amendes exorbitantes.

Or le procureur Pinard n’est pas le seul magistrat du Second Empire qui assigne des auteurs au nom de la « morale publique et religieuse ». En 1858, par exemple, Proudhon (déjà familier des tribunaux) est poursuivi pour un essai anti-religieux, De la justice dans la Révolution et dans l’Église. Le tribunal correctionnel de la Seine le condamne à trois ans de prison au motif que ses propos ont pour « résultat de froisser de la façon la plus douloureuse les croyances religieuses dont la loi commande le respect »45. Même pendant la période dite libérale du Second Empire, les procès ne cessent pas. En 1869, Alfred Naquet, alors un socialiste radical proche de Bakounine, est condamné à quatre mois de prison et cinq cents francs d’amende pour outrage à la « morale publique et religieuse » et pour attaque contre la famille et la propriété : Religion, propriété, famille ne s’en prend pourtant qu’au mariage et à sa sanctification religieuse. (Devenu sénateur de la Troisième République, il rétablira le divorce en 1884).

V. La fin du délit d’opinion religieuse

Le 2 septembre 1870, la défaite militaire devant l’Allemagne et la capture de Napoléon III à Sedan mettent fin au Second Empire sans que la classe politique ait pu le prévoir. Quand, deux jours plus tard, Gambetta proclame la République depuis le balcon de l’Hôtel de ville de Paris, le pays est loin d’en avoir adopté l’idée. La France ne s’interroge alors que sur la poursuite ou non de la guerre : rassurée, en février 1871, par la politique de paix que proposent les monarchistes, elle élit une Assemblée massivement royaliste qui approuve l’armistice. Les problèmes sérieux sont abordés après l’écrasement de la Commune de Paris : pendant plusieurs années, les monarchistes se montrent incapables d’arbitrer entre leurs deux dynasties, Bourbon et Orléans, alors que le camp républicain se transforme en profondeur. Il s’adjoint quelques conservateurs éminents issus du bonapartisme (Thiers, le massacreur de la Commune), et certains de ses leaders radicaux se convertissent à la modération (Gambetta). Au surplus, de nombreux militants entreprennent de sillonner la province pour y propager la bonne parole : en quelques années, ils remportent une adhésion suffisante pour faire élire une Assemblée républicaine et modérée, c’est-à-dire conservatrice. La dernière hypothèque sur le régime républicain est levée le 30 janvier 1879 par la démission du président Mac Mahon, un légitimiste qui n’aura su ni rétablir la monarchie, ni gouverner contre la volonté des Assemblées. L’échec de sa politique d’Ordre moral, violemment anti-républicaine et cléricale, signifie surtout que la France est enfin capable d’une démocratie parlementaire, neuf ans après avoir proclamé la République.

En 1881, trois républicains modérés occupent la présidence de la République (Jules Grévy), celle du Conseil des ministres (Jules Ferry), et celle de la Chambre (Léon Gambetta) : le pouvoir de ces « opportunistes » – selon le sobriquet de leurs concurrents plus radicaux – repose sur une alliance provisoire entre les deux partis situés au centre gauche de l’Assemblée46. Ils se distinguent surtout des courants les plus radicaux par le rythme des réformes qu’ils envisagent : en particulier, ils repoussent d’emblée la fin du Concordat et la séparation des Églises et de l’État, deux exigences traditionnelles du mouvement47. Par contre, de 1881 à 1885, ils entreprennent, avec une entière détermination, de faire voter plusieurs lois destinées à républicaniser la société. Celle sur la presse, du 29 juillet 1881, qui nous intéresse ici, doit être comprise comme un élément de cette politique, au même titre que les autres lois qui organisent les grandes libertés et l’École laïque.

Son article 1er, d’une brièveté stupéfiante – « L’imprimerie et la librairie sont libres » -, efface quatre-vingt-dix années de tutelle de la presse : plus de déclaration de l’imprimeur, plus de contraintes autres pour le colporteur que d’avoir un catalogue, plus d’autorisation préalable, plus de censure, plus de signature obligatoire, plus de timbre, plus de cautionnement pour les journaux48. Eugène Lisbonne, rapporteur de la loi devant la Chambre des députés, souligne que sa grande, son unique nouveauté consiste en ce que, désormais, la liberté de la presse n’est plus limitée que par la sanction a posteriori d’actes délictueux relevant du droit commun49 :

« Nous avons affirmé que le projet ne range dans cette catégorie la manifestation d’aucune opinion, quelle qu’elle soit. Nous avons dit : plus de délit d’opinion, de doctrine, de tendance »50.

De nombreuses incriminations disparaissent ainsi de la législation sur la presse, que nous avons pu voir infligées au cours des décennies antérieures : provocation à la désobéissance aux lois ; attaques contre le principe de la propriété, contre les droits de la famille, contre la Constitution ; excitation à la haine et au mépris du gouvernement, ou des citoyens les uns contre les autres51, et, bien sûr, les deux outrages à la « morale publique et religieuse », ainsi qu’aux « religions reconnues par l’État ». Eugène Lisbonne commente ainsi leur abrogation :

« Tout a été dit, et merveilleusement dit sur ces deux prétendues infractions qui existent encore dans nos lois spéciales. Délits d’opinion s’il en fût, délits insaisissables au point de vue de l’intention, délits stériles au niveau de l’effet qu’ils peuvent produire »52.

Selon Lisbonne, en effet, depuis les avocats des accusés célèbres (Béranger et Paul-Louis Courier) jusqu’à l’ultime garde des Sceaux du Second Empire, trop de juristes ont souligné l’insupportable imprécision de ces délits :

« Il suffit que tel ou tel délit soit vague pour qu’il soit aboli. Nous ne conservons que les délits qui ont un caractère défini, une précision suffisante, ceux qu’incrimine, d’accord avec le droit commun, la conscience universelle. (…) Il n’y a pas de juge possible pour les délits qui résistent à la définition. C’est ce qu’a pensé votre commission. La réforme absolue que nous vous proposons ne pouvait pas s’adapter à l’Empire, quelque libéral qu’il prétendît être devenu. Elle s’adapte à la République »53.

Les temps ont manifestement changé : le retrait des deux délits soulève fort peu d’objections. À la Chambre des députés, l’opposant le plus vigoureux est Charles Freppel, évêque d’Angers, un monarchiste dont l’éloquence est d’ordinaire redoutée. Ce jour-là, il ne trouve que des paroles convenues, trop souvent ressassées : la fin de ces infractions constituerait « une véritable abomination », la Chambre aurait-elle programmé de « sacrifier Dieu » – « tout ce qu’il y a de plus sacré dans le monde » -, ce que, précisément, la loi a mission de protéger ? À l’extrême-gauche, Georges Clémenceau répète le mot de Montesquieu : « Dieu se défendra bien lui-même ! », puis, citant Jules Simon, il réclame « sans ambages, le droit d’outrager une religion »54. Au Sénat, c’est encore un monarchiste qui s’y oppose, Henri de Gavardie, dont la niaiserie provoque souvent l’hilarité de la Chambre. Ces délits doivent être maintenus parce qu’il serait affligeant « de voir qu’une société qui doit toute sa grandeur au christianisme s’efforce de chasser Dieu des institutions ». Devant les commentaires goguenards (« Allons donc ! »), il se rabat sur l’idée qu’ils protègent les fondements même de la « morale universelle ». Les exclamations de la gauche le mettent en rage :

« Vous contestez cela ? Qui le conteste ? Je voudrais bien savoir qui pourrait contester ici, comme vérités devant être sanctionnées par la loi, l’existence de Dieu, l’immortalité de l’âme, et la nécessité d’un culte d’une façon générale ? Personne ne peut contester cela »55.

Un sénateur fait savoir que, justement, il le conteste : « Ah, réplique de Gavardie, vous êtes bien le seul ! » Deux, puis trois autres se signalent alors, et lui conseillent de proposer plutôt un amendement. Il demande le maintien de l’outrage à la « morale religieuse », sans faire référence à la « morale publique » : l’amendement est rejeté dans la gaieté générale, et de la sorte, les deux délits contre la religion sortent de la législation française après avoir protégé l’État pendant une soixantaine d’années.

Lors des débats parlementaires, l’inconsistance des objections cléricales est le fait le plus nouveau, ainsi que le plus stupéfiant : les locuteurs réalisent au moment même où ils parlent qu’ils ont cessé d’être crédibles, alors qu’ils l’étaient encore quelques mois plus tôt, au temps de l’Ordre moral. L’arrangement politico-religieux qui a rendu possible, durant tant de siècles, la criminalisation du blasphème, est soudain périmé, et il l’est une fois pour toutes. Car le jeune régime républicain, alors même qu’il est politiquement incapable de mettre fin au Concordat ou de proclamer la séparation des Églises et de l’État, s’est déjà engagé – et avec quelle énergie, si l’on considère l’œuvre scolaire de ces années-là – dans la voie de la laïcité. Le régime de laïcité proprement dit ne sera véritablement établi qu’en 1905, mais, dès 1881, il est désormais impossible, de poursuivre un écrit au seul prétexte qu’il porterait atteinte à la religion.

En 1819, Hercule de Serre avait prétendu abolir pour toujours les délits d’opinion, sans voir que son anthropologie limitait de deux manières l’ordre de l’opinable. D’une part, l’opinion était assujettie à des vérités indiscutables, prétendument proférées par Dieu, créateur et législateur suprême du monde. D’autre part, la créature était scindée en deux paquets de facultés désaccordées : d’un côté, la raison, vouée à un travail, lent et serein, la construction critique de vérités provisoires ; de l’autre, le chaos de l’irréflexion, fait d’opinions injustifiées, d’émotions, de passions, et d’actions irraisonnées – parmi lesquels des actes de parole injurieux. Aussi, les lois de Serre ont-elles autorisé en principe la critique des religions particulières, comme de toute opinion, à condition qu’elle s’inscrive dans une conception théiste du monde, et qu’elle s’énonce sur un ton modéré56.

À son tour, la loi sur la presse de 1881 a voulu abolir les délits d’opinion légués par les monarchies autoritaires du XIXe siècle, le législateur étant, cette fois, laïque, républicain et positiviste. La nouvelle loi a donc refusé de sanctionner aucune opinion – qu’elle porte sur Dieu, la propriété, la famille, l’État ou sur tout autre sujet -, ni aucun sentiment – qu’il concerne les institutions ou les personnes. Elle n’a reconnu comme délits que certains actes préalablement spécifiés par le Code pénal, ainsi que trois autres, spécifiques à la presse : les offenses aux autorités publiques, l’injure et la diffamation envers le particuliers. Dans sa pratique, la jeune République s’est vite révélée incapable de laisser libres les opinions relatives à l’autorité publique et aux mœurs, mais elle a sans conteste aboli le délit d’opinion religieuse.

 

Nul n’aurait pu imaginer le spectaculaire retournement de situation que nous vivons depuis le début des années 1980. Exploitant les virtualités ouvertes par une loi de 1972 contre le racisme, des associations dévotes issues de l’extrême-droite catholique – bientôt rejointes par une association ad hoc de l’Episcopat – obtiennent des condamnations pour « injure au sentiment religieux », « diffamation religieuse », ou « provocation à la discrimination, à la violence et à la haine religieuse ». Des juristes, parfois réputés, invoquent désormais un « droit au respect des croyances », élevé à la dignité d’un « droit fondamental de la personnalité », et, tant qu’à faire, d’une « norme constitutionnelle d’égale valeur à celle de la liberté d’expression ». Un siècle après sa disparition, le délit d’opinion religieuse a donc fait sa réapparition dans nos prétoires, sinon dans nos lois. Il diffère de l’ancien délit de blasphème en ce qu’il ne sanctionne plus les offenses à Dieu mais celles à la sensibilité de ses fidèles : car si l’on parle encore de « blasphème », ce n’est plus dans les prétoires, où le terme n’a pas cours, mais dans le débat public ou entre dévots.

Cette volte-face n’était pas prévisible pour une raison simple : l’incrimination du nouveau délit, qui se fonde sur la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, a été inaugurée par deux activistes qui la vomissaient, ainsi que toutes les idées responsables de la chute de la monarchie. En 1984, Mgr Lefebvre, un prélat intégriste qui s’était distingué au concile Vatican II par son refus de voter la liberté de conscience, et qui avait fondé une Association Saint-Pie X pour la restauration du catholicisme authentique, assigne en justice l’affiche du film Ave Maria : l’image d’une jeune fille appétissante, les seins nus et attachée à une croix, constituerait un « outrage aux sentiments des catholiques ». Le président du Tribunal d’instance de Paris lui donne raison, et l’affiche est immédiatement retirée. Bernard Antony, directeur d’un journal traditionaliste et député européen du Front National, n’a pu se joindre au procès parce qu’il vient à peine de fonder l’association qui lui ouvrirait le droit de se porter partie civile. Mais dès 1985, son Alliance Générale contre le Racisme et pour le Respect de l’Identité Française et chrétienne (AGRIF), assigne Jean-Luc Godard, réalisateur de Je vous salue, Marie et son producteur pour « diffamation raciste envers les catholiques ». L’AGRIF perd son procès, mais elle inaugure brillamment une politique d’occupation perpétuelle des tribunaux, à seule fin de défendre les « sensibilités catholiques » contre toute production susceptible de les « blesser ».

Il aura donc fallu douze ans à ces deux réactionnaires pour qu’ils acceptent de troquer l’habit du bourreau contre celui de la victime, et le discours intransigeant de la vérité contre celui, larmoyant, de la tolérance. Car la loi Pleven, modificatrice en 1972 de la loi sur la presse de 1881, n’avait voulu que conformer la législation française avec les conventions internationales en matière de lutte contre le racisme et la discrimination57 : si longtemps après la fin de la Deuxième guerre mondiale et dix ans après la fin de la guerre d’Algérie, la France se résolvait enfin, comme tous les États démocratiques, à reconnaître un droit à la non-discrimination aux groupes qui avaient expérimenté l’esclavage, la colonisation, et le racisme. L’enjeu politique était d’ailleurs si dérisoire que la loi fut votée à l’unanimité. Trois dispositions de cette loi vont permettre la réapparition d’un délit d’opinion religieuse.

D’abord, le comportement délictueux (discriminatoire, diffamatoire ou injurieux) peut viser non seulement l’appartenance ethnique, nationale, ou « raciale », mais aussi la religion des personnes. Certes, il n’y a délit que si les adeptes d’une certaine religion sont mis en cause en tant que personnes ; et certes, il n’est pas question d’abolir la liberté d’expression et la liberté de conscience, qui autorisent depuis longtemps la contestation des idées, des symboles et des pratiques religieuses. Toutefois, les magistrats se révéleront rapidement incapables de distinguer entre les fidèles (qu’ils dotent d’une « sensibilité » devant être protégée) et leur religion : ainsi, par exemple, quand sont en cause une déclaration pontificale (qu’il s’agisse de l’antisémitisme chrétien ou du préservatif), ou un épisode fâcheux de l’histoire de l’Église.

Ensuite, la loi de 1972 considère que ces comportements sont discriminatoires, diffamatoires ou injurieux quand ils visent non seulement un individu, mais des « groupes de personnes », sans préciser ce qui délimite ces groupes58 : la Convention européenne des droits de l’homme elle-même – encline depuis peu à protéger les « sensibilités religieuses » – a veillé à n’évoquer dans son traité que des individus. Dans la nouvelle loi française, au contraire, il est difficile de désigner avec certitude la cible (individuelle ou collective) que le prévenu est supposé viser : « tous les baptisés de l’Église catholique » (y compris les « progressistes » et ceux qui sont détachés de la pratique) ? les pratiquants ordinaires ? ou un très petit nombre d’entre les fidèles, les dévots qui se disent blessés dans leurs convictions ? Au surplus, quand cette critique s’exprime dans une affiche, le magistrat peut-il la condamner du seul fait qu’elle est placardée dans les rues, c’est-à-dire imposée à tous (celle, par exemple, de Amen, le film de Costa-Gavras) ? Et dans ce cas, veut-on dire que cette imposition constitue une « offense à la liberté religieuse », et donc que la critique des religions doit être exclue des lieux publics ? (La loi sur la presse de 1881 protège en effet, la liberté des affiches et des images exactement au même titre que celle des articles de presse ou des livres).

Enfin, le législateur de 1972 offre à des associations qui auront inscrit dans leurs statuts la lutte contre le racisme le droit de se substituer au ministère public et de se porter partie civile. Or les magistrats auront tendance à considérer les associations confessionnelles comme représentatives de la « sensibilité blessée » des « groupes de personnes » protégés par la loi. L’on peut tout de même se demander si le scandale ressenti par l’Association Saint-Pie X – et même par l’Episcopat – est celui d’un groupe particulier de fidèles ou de tous les « groupes de personnes » catholiques ? Le croisement de ces deux dispositions (l’atteinte à des « groupes de personnes » et le statut des associations admises à agir en justice) contribue évidemment à communautariser la défense des religions.

Les magistrats français n’étaient nullement préparés à faire face à une inflation de procès en défense de la religion, surtout dans le cadre d’une loi antiraciste. Pendant une vingtaine d’années, ils prononcèrent les verdicts qu’ils purent : tantôt favorables à la liberté d’expression, bien qu’avec une motivation souvent fautive, tantôt privilégiant le « droit au respect des croyances », avec une argumentation non moins fragile. En 2002, l’arrivée dans les prétoires des associations musulmanes – pour une déclaration de Michel Houellebecq sur l’islam -, ont prestement remis les pendules à l’heure : s’il faut reconnaître un statut égal à toutes les demandes religieuses, la magistrature française préfère se résoudre à la laïcité. Le jugement rendu en 2007 au procès intenté à Charlie Hebdo pour avoir publié des caricatures du Prophète Mahomet marque, on l’espère, la fin du chaos judiciaire – sinon des procès en défense de la religion.

Références

  • Béranger (1828), Chansons nouvelles et dernières, t. 3, Paris, H. Fournier aîné.
  • Démier, Francis (2012), La France de la Restauration (1814-1830), Paris, Gallimard.
  • Démier (2014), La France du XIXe siècle, 1814-1914, Le Seuil.
  • Desmons, Eric et Paveau, Marie-Anne (2008), Outrages, insultes, blasphèmes et injures : violences du langage et polices du discours, Paris, L’Harmattan.
  • Droin, Nathalie (2011), Les limitations à la liberté d’expression dans la loi sur la presse du 29 juillet 1881. Disparitions, permanence et résurgence du délit d’opinion, Paris, L. G. D. J.
  • Kintzler Catherine (2014), Penser la laïcité, Paris, Minerve.
  • Leveleux, Corinne (2001), La parole interdite. Le blasphème dans la France médiévale (XIIIe-XVIe siècles) : du péché au crime, Paris, De Boccard.
  • Legicom (n° 55, 2015/2), « Liberté d’expression et religion ».
  • Saint-Victor, Jacques de (2016), Blasphème, Brève histoire d’un « crime imaginaire », Paris, Gallimard.
  • Sapiro, Gisèle (2011), La responsabilité de l’écrivain. Littérature, droit et morale en France (XIXe siècle-XXIe siècle), Paris, Seuil.
  • Waresquiel, de, Emmanuel, et Yvert, Benoît (2002), Histoire de la Restauration, 1814-1830, Paris, Perrin.
  • Waresquiel, de, Emmanuel (2015), C’est la Révolution qui continue ! La Restauration, 1814-1830, Paris, Tallandier.

Notes

1 [Note de l’éditeur] Je remercie vivement les éditions Fayard pour cette autorisation. [Edit 31 août 2017] L’ouvrage est paru : voir cette note https://www.mezetulle.fr/les-sensibilites-religieuses-blessees-de-j-favret-saada/.

2 Notamment Corinne Leveleux (2001), dans sa remarquable thèse d’histoire du droit, qu’elle a résumée dans Eric Desmons et Marie-Anne Paveau, eds. (2008), pp. 31-51.

3 C’est bien sûr moi qui souligne.

4 Saint-Victor (2016), op. cit. p. 59. Avant la Révolution, Le Peletier de Saint-Fargeau était président du Parlement de Paris. Devenu député de la noblesse en 1789, il s’empresse de voter la suppression des titres de noblesse (1790), et devient président de l’Assemblée nationale constituante.

5 Selon l’Appendice, les accusés d’un crime qui ne figure pas dans le nouveau Code seront automatiquement acquittés. Voir le texte intégral du Code sur www.ledroitcriminel.free.fr/la_legislationcriminelle/anciens_textes/code_penal_25_09_1791.htm.

6 Ce n’est donc pas un régime parlementaire à l’anglaise, dans lequel le souverain, soumis aux lois votées par le Parlement, se borne à personnifier l’État.

7 J’ai utilisé en particulier Démier (2012 et 2014), de Waresquiel et Yver (2002), et de Waresquiel (2015).

8 Dès les premiers jours de juillet 1789, l’avocat Royer-Collard a participé à la Révolution en souhaitant qu’elle débouche sur une monarchie constitutionnelle. Quand cette perspective s’est éloignée, il est entré au Conseil secret du Comte de Provence, futur Louis XVIII, puis il s’en est retiré après le coup d’État du 18 Brumaire. Professeur d’histoire de la philosophie moderne à la Sorbonne, il se consacre depuis peu à la politique : député de la Marne, et directeur de la Commission d’Instruction publique, il a obtenu la création de l’instruction communale gratuite. Bien que catholique pratiquant, il dénonce dans ses discours les empiètements de l’Église sur les prérogatives de l’État, parmi lesquelles le contrôle de l’enseignement.

9 Le père de François Guizot, un Girondin, a été exécuté alors qu’il était enfant. Eduqué à Genève par une mère calviniste et rousseauiste, il fait ses études supérieures à Paris, où il est très vite remarqué pour son talent : il n’a que vingt-cinq ans quand Louis de Fontanes, grand maître de l’Université, lui confie la chaire d’histoire moderne à la Sorbonne. Il a déjà une position considérable dans la société parisienne et s’est lié d’amitié avec Royer-Collard et les leaders du parti libéral, dont Victor de Broglie à la Chambre des pairs.

10 Démier (2012), p. 260.

11 Hercule de Serre, émigré sous la Révolution et officier dans l’armée de Condé, est rentré en France en 1802. Elu député du Haut-Rhin à la Chambre introuvable de 1815, il y a combattu les ultras. En 1816, le roi l’a nommé successivement président de la Chambre des députés, puis ministre de la Justice dans le gouvernement modéré du général Dessoles.

12 Cette mesure est foncièrement anti-libérale, puisqu’elle réserve le droit de publier à ceux qui peuvent risquer de fortes sommes d’argent. Elle sera combattue à gauche par Benjamin Constant : « […] la lumière et la raison » sont d’autant moins « le partage exclusif d’une partie de la société » que la vocation de la presse est « de dénoncer les abus, d’accueillir la plainte, d’appeler l’attention sur l’arbitraire et les excès du pouvoir » (Démier, 2012, pp. 264-265).

13 C’est moi qui souligne.

14 J’ai utilisé Droin (2011), Mallet-Pujol dans Legicom (2015), Saint-Victor (2016), et Sapiro (2011). La réapparition d’un délit d’outrage à la morale religieuse n’a pas intéressé Démier (2012) et (2014), de Waresquiel et Yver (2002), et de Waresquiel (2015).

15 Sapiro (2011), p. 95. C’est moi qui souligne.

16 Sapiro (2011), p. 96.

17 Plusieurs auteurs récents, notamment des juristes et des historiens du droit, n’ont pas vu que la notion de « morale publique » est intégralement religieuse : ainsi, Droin (2011), Mallet-Pujol dans Legicom (2015), et Saint-Victor (2016).

18 Pour reprendre le terme de Locke, repris par Catherine Kintzler (2014), p. 31.

19 C’est moi qui souligne.

20 Cité par Droin (2011), p. 433. C’est Bonald qui souligne. – À la Déclaration des droits de l’homme, il entend substituer une Déclaration des droits de Dieu, dans laquelle les hommes n’auraient que des devoirs envers lui. Selon sa conception, le roi lui-même n’est qu’un médiateur entre Dieu et les hommes.

21 Mallet-Pujol dans Legicom (2015), p. 9 et Sapiro (2011), p. 97. Cette conception implique qu’on ne saurait être moral sans professer une religion.

22 Son père a été décapité pendant la Terreur, mais l’enfant a été élevé par le second époux de sa mère, le marquis Voyer d’Argenson, lui-même député libéral du Haut-Rhin. Victor de Broglie, nommé pair en 1814, est un familier de Mme de Staël (dont il a épousé la fille), de Royer-Collard et des Doctrinaires. Il a voté contre l’exécution du maréchal Ney et contre les lois d’exception.

23 Sapiro (2011), Ibid.

24 On en trouvera de nombreux exemples dans l’excellent ouvrage de Sapiro (2011).

25 De Waresquiel et Yvert (2002), p. 290.

26 Le futur Charles X avait signé la Charte en 1814 de très mauvaise grâce. Depuis 1815, sa résidence du pavillon de Marsan est le centre de l’opposition ultraroyaliste.

27 Cité par Sapiro (2011), p. 75.

28 On trouvera une analyse détaillée de cette affaire dans Sapiro (2011), pp. 80-89.

29 Béranger a refusé le poste de censeur qu’on lui a proposé pendant les Cent-Jours.

30 Droin (2011), p. 434, § 495.

31 Récit du procès par le Journal des débats et pièces principales dans Béranger (1828), t. 3.

33 Gisèle Sapiro (2011, p. 82) signale que l’avocat général Marchangy représente d’ordinaire le ministère public dans les causes d’ordre politique.

34 Béranger (1828), p. 220. C’est l’avocat qui souligne.

35 La liste complète des jurés figure dans Sapiro (2011), p. 83, n. 102. Je ne partage pas l’appréciation de Sapiro (ibid. p. 84), pour qui Béranger a été condamné à « une peine minime », puisque le minimum serait un mois de prison et seize francs d’amende.

36 Il a publié un pamphlet proprement politique contre le gouvernement. Voir Sapiro (2011), pp. 75-80.

37 Démier (2012), p. 698. Villèle gouverne depuis 1821, il sera président du Conseil jusqu’en 1828.

38 Démier (2012), p. 699 ; Droin (2011), p. 435, § 496 ; Mallet-Poujol in Legicom (2015), pp. 9-12 ; Saint-Victor (2016), pp. 65-66.

39 Démier, ibid. C’est moi qui souligne.

40 Je n’aborde ici que le cas des imprimés, mais ces deux lois visent une gamme de supports infiniment plus étendue : « les discours, cris ou menaces proférés dans des lieux ou réunions publics, écrits, imprimés, dessins, gravures, peintures ou emblèmes vendus ou distribués, mis en vente ou exposés dans des lieux ou réunions publics, placards et affiches exposés aux regards du public », Mallet-Poujol in Legicom (2015), p. 9.

41 En 1825, Charles X tient à se faire sacrer à Reims comme au bon vieux temps. Mais il a beau singer les cérémonies d’Ancien Régime, il ne peut éviter de prêter un serment de fidélité à la Charte de 1814, qui ne lui reconnaît qu’une monarchie limitée.

42 Démier (2012), p. 750.

43 Sapiro (2011) pp. 183-184. Luchet est condamné à deux ans de prison et mille francs d’amende, son éditeur est relaxé pour une raison de forme.

44 Pendant la Deuxième République, les républicains radicaux et les socialistes étaient d’ailleurs hostiles à l’instauration immédiate du suffrage universel, les ruraux leur paraissant inaptes à manifester une conscience politique autonome sans passer par l’étape de l’École laïque.

45 Droin (2011), p. 436.

46 À cette date, les républicains modérés siègent à gauche de l’Assemblée, les radicaux, à l’extrême-gauche, et les légitimistes, orléanistes et bonapartistes à droite.

47 Sous le Second Empire, lorsque Gambetta s’était porté candidat aux élections législatives de Belleville en 1869, ces deux mesures avaient constitué des point essentiels de son programme. Une fois la République advenue, en 1880 Clémenceau, une figure importante de la gauche radicale, en maintient l’exigence contre Gambetta.

48 Sapiro (2011) p. 328.

49 Eugène Lisbonne a été procureur à Béziers, proche de Lamartine pendant la Révolution de 1848, et révoqué après le coup d’État du 2 décembre 1851. Opposant au régime pendant le Second Empire, il a été nommé préfet de l’Hérault dès la proclamation de la République, et il a été élu de l’Union républicaine depuis 1876. Enfin, il a refusé de voter la confiance au gouvernement de Broglie (Ordre moral) en 1877.

50 Débat du 5 juillet 1880, JORF, 18 juillet 1880, Chambre des députés, Annexe n° 2685, p. 8297, sur le chap. IV de la loi,  » Des crimes et délits commis par voie de presse ou par tout autre moyen de publication ».

51 L’incrimination est refusée sous prétexte que « ce sont des sentiments, et l’on ne punit que des actes. […] La haine et le mépris sont des sentiments dont la manifestation même publique échappe à la responsabilité pénale. On ne décrète pas l’estime ou l’affection, on ne saurait interdire le mépris ou la haine. » Saluons l’audace du législateur de 1881 qui, bien que républicain « opportuniste », entérine pleinement l’apparition de la lutte des classes et de conflits politiques irrémédiables.

52 Ibid. Le rapporteur de la loi devant le Sénat, Camille Pelletan reprendra cet argument : « Le projet écarte résolument tous ces dangers imaginaires, tous ces délits arbitraires, qui n’étaient que des réminiscences du Moyen-Age, égarées dans la législation moderne. »

53 Cité par Droin (2011), pp. 436-437.

54 Ibid. Mgr Freppel est un « catholique social », fondateur de l’université catholique d’Angers. Il est évidemment hostile à l’instruction laïque, qu’il juge « inutile, inefficace, et tendant au socialisme d’État ».

55 JORF 12 juill 1881, Débats parlementaires. Sénat, p. 1107-1108.

56 C’est exactement ce qu’admet à l’époque la jurisprudence de la Blasphemy Law britannique, dans laquelle la religion anglicane, support symbolique du Royaume, tient la même place que le théisme en France.

57 La Convention internationale sur l’élimination de toute forme de discrimination raciale ratifiée par la France en 1969, et la Convention européenne des droits de l’homme, signée en 1974.

58 Ainsi, art. 24, al. 5 : « Ceux qui […] auront provoqué à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou non appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée » seront condamnées à une peine de prison et/ou d’amende aggravée. – C’est moi qui souligne.

© Jeanne Favret-Saada, 2016.

« Les frontières de la laïcité » de F. de la Morena

Le livre de Frédérique de la Morena, Les Frontières de la laïcité1, s’attache à identifier la laïcité et à en présenter les traductions juridiques. Devant le glissement vers une « laïcité plurielle », attesté par de nombreux « grignotages », on mesure en le lisant combien le retour au droit est nécessaire pour comprendre les enjeux contemporains et proposer des réponses conformes à la laïcité républicaine.
Le texte qui suit est celui de la préface que j’ai eu le plaisir de rédiger pour cet ouvrage. Je le reprends ici avec l’aimable autorisation de l’éditeur Lextenso ; qu’il en soit remercié. Seuls les intertitres ont été ajoutés pour cette mise en ligne.

Émiettement, contournements, détournements : un constat alarmant

Avec un certain humour, Frédérique de la Morena souligne qu’il est de bon ton de déplorer l’inculture religieuse actuelle, alors que l’inculture laïque est bien plus répandue et d’une manière qui pourrait avoir des conséquences dommageables sur les libertés publiques. Universitaire spécialiste de droit public, l’auteur s’emploie à rétablir cette culture en mobilisant des connaissances juridiques précises et des analyses d’exemples concrets dont il résulte un constat alarmant. Elle le fait dans une démarche a contrario extrêmement instructive, répertoriant les « contournements » c’est-à-dire les détournements dont le principe de laïcité est la cible, ce qui l’établit d’autant plus nettement et l’éclaire d’un jour d’autant plus lumineux. Invocation des « intérêts publics locaux », déguisements subreptices du cultuel en « culturel », désengagement de l’État sous forme d’émiettements territoriaux particuliers, quand ce ne sont pas des dérogations ouvertement avouées et justifiées au plus haut niveau juridique par des arguments qui, s’ils étaient valides, pourraient aussi bien plaider en faveur du rétablissement des droits féodaux ou de la minorité des femmes : on en apprend de belles !

En réalité le terme « inculture » est un euphémisme : on ne peut pas parler, après avoir lu ce livre, d’ignorance ou de méconnaissance, mais bien plutôt d’une obstination à démanteler et à vider de son sens un principe républicain fondamental, obstination tentaculaire doublée d’une sorte d’omerta. Il ne s’agit nullement d’un complot antirépublicain, qu’on aimerait pouvoir circonscrire et dénoncer à grand fracas comme on pourrait le faire pour une association de malfaiteurs. Nulle entente a priori, nulle société secrète, nulle armée de l’ombre n’orchestrent les multiples, répétées et graves entorses au principe de laïcité qui en attaquent les frontières. Non, c’est pire : l’agent dissolvant n’est autre que la pensée naturelle des politiques, à laquelle des décisions jurisprudentielles souscrivent à grand renfort d’acrobaties dont on est effaré de découvrir les détails et les détours.

Le double sens des frontières

Les frontières de la laïcité sont ici prises et explicitées en un double sens.

D’abord vues en elles-mêmes : c’est la constitution du principe de laïcité comme un domaine cohérent, laquelle suppose une idée claire et distincte et donc des limites – ce qui n’exclut pas les points problématiques. La fameuse distinction « public / privé » est éclairée et sortie des ambiguïtés qui empoisonnent maintes discussions aujourd’hui. Le principe de laïcité s’applique au « public », c’est-à-dire à ce qui participe de l’autorité publique, aux objets du droit public (au sein desquels mention particulière doit être faite pour l’école publique) et non pas nécessairement à tout ce qui est accessible au public ! En l’absence d’une telle limitation, on voit bien que ce principe serait contraire à son but, qui est d’assurer la liberté de conscience et d’opinion. Et une question se pose : faut-il pour autant refuser à certains secteurs du droit privé le recours ponctuel, non pas au principe politique, mais à la notion de laïcité ? Un tel refus entraînerait des ruptures d’égalité.

Frontières envisagées ensuite du point de vue des menaces qui pèsent sur le principe de laïcité pour en dissoudre la consistance et bientôt en récuser l’existence. Car si l’on prétend assouplir ce principe en méconnaissant ou en restreignant son champ d’application, c’est le patchwork de la société civile et son modèle paradoxal de « tolérance » qui viennent imposer leurs bigarrures, leurs exclusives et leurs conflits au sein du domaine du droit public. Se mettent en marche la dislocation et la remise en question de la séparation églises-État aboutissant à ce que l’auteur qualifie par la litote de « cadre juridique non-sécurisé ».

Un parcours critique revigorant pour la pensée

Ce parcours critique a de quoi susciter l’inquiétude même pour ceux qui se soucient peu de laïcité, car on y mesure la fragilité du droit et sa perméabilité aux pressions. Et pourtant ce livre est réconfortant. Il réconforte par sa santé politique et la vigueur de son signal d’alarme : il montre que l’orientation du droit est avant tout une affaire de combat et qu’aucun principe en lui-même ne vaut sans le soutien des citoyens ; il invite donc à s’éclairer pour lutter. Mais il est aussi un réconfort intellectuel parce qu’il donne les moyens de caractériser et de récuser l’obstacle que constitue la « pensée naturelle » dissolvant la laïcité. À cet égard, l’insistance sur la notion de frontière a une portée fondamentale qui souligne la grandeur de la réflexion juridique dans un État de droit. Cette grandeur tient principalement à l’idée d’auto-limitation réflexive du droit. En son absence, la loi devient « vaine ou tyrannique », pour reprendre une expression de Rousseau. Vaine parce qu’en s’étendant elle s’émiette et elle perd sa simplicité, son universalité, son intelligibilité. Tyrannique parce qu’elle régente tout et qu’elle s’octroie tous les droits. À vrai dire, l’ouvrage de Frédérique de la Morena montre, s’agissant du principe de laïcité, que ce que Rousseau présente ailleurs comme une alternative se conjugue en une déplorable coordination : la méconnaissance, ou plutôt le mépris des frontières du principe de laïcité transforme la vanité en tyrannie. La dilution du principe dans des assouplissements, accommodements et applications particulières (c’est-à-dire dérogatoires), en rognant l’universalité et la simplicité républicaines, creusent autant de poches où va se nicher le déni de la liberté de conscience, déguisé en libertés locales et différenciées. Poches réparties sur bien des champs, mais dont on peut craindre qu’elles finissent par communiquer entre elles et par introduire, avec la vanité du principe de laïcité, un droit tyrannique sans limites de type contractuel où n’importe quoi est aliénable, y compris les libertés fondamentales, pourvu qu’un collectif suffisamment bruyant (autrement dit un lobby) le réclame au nom de sa particularité. Il est grand temps de rappeler, en s’appuyant sur des analyses juridiques incontestables inspirées par une idée forte du droit, que si la République est indivisible et laïque, c’est parce qu’elle a pour fin la liberté et qu’elle protège, avant tout et de manière égale, les droits des individus, au nombre desquels figure la liberté de conscience.

Note

1 – Frédérique de la Morena (maître de conférences en droit public à l’université de Toulouse 1), Les Frontières de la laïcité, Issy les Moulineaux : LGDJ – Lextenso, collection « Systèmes » 2016. Voir sur le site de l’éditeur.

© Catherine Kintzler, avec l’autorisation de Lextenso éditions, 2016.

Recension du livre de M. Philip-Gay « Droit de la laïcité »

Charles Arambourou propose ici une lecture du livre de Mathilde Philip-Gay Droit de la laïcité (Paris : Ellipses, 2016) : pour examiner cet ouvrage fouillé de récapitulation et d’analyse juridique, rien de tel qu’un juriste. Contrairement aux habitudes du genre de la recension critique, c’est d’emblée que le regard acéré de l’examinateur jette son venenum, ce qui n’en rend que plus appréciables son analyse ultérieure et son jugement général : « c’est du sérieux » !

 

Le sous-titre de l’ouvrage, « une mise en œuvre de la pédagogie juridique de la laïcité », en proclame à la fois l’ambition et la nécessité. Disons tout de suite que c’est du sérieux, ce qui nous change utilement des visions d’un Baubérot1 (que la bibliographie ne cite qu’une fois, on respire !) ou des « accommodements raisonnables » systématiquement prônés par l’Observatoire (gouvernemental) de la Laïcité.

L’auteure, maître de conférences en droit public à l’Université de Lyon 3, dirige un diplôme « religion, liberté religieuses et laïcité », au titre qu’on peut juger porteur de confusion. Confusion confirmée par un beau lapsus freudien dès la fin de l’introduction (p.17), qui annonce une partie 2 intitulée « liberté de pensée, de croyance [sic], et de religion » (au lieu de « liberté de pensée, de conscience, de religion », formule de l’art. 9 de la Convention européenne des droits de l’homme). Cette erreur, quoique non réitérée, est révélatrice de l’affaiblissement juridique actuel de la notion de liberté de conscience, phagocytée par la liberté de religion, qui n’en est pourtant qu’une des variantes possibles.

En témoignent les références suprêmes convoquées par Mathilde Philip-Gay pour définir la laïcité. Le Conseil d’État, dans son rapport public 2004 Un siècle de laïcité, la réduit à « trois principes : ceux de neutralité de l’État, de liberté religieuse [sic], et de respect du pluralisme »2. Quant au Conseil constitutionnel, en constitutionnalisant une partie des articles 1 et 2 de la loi de 19053, il s’est bien gardé d’y inclure et l’interdiction de subventionnement des cultes, et la liberté de conscience ! On se permettra d’énoncer ici un raisonnement logique et juridique aussi simple qu’imparable : la liberté de conscience inclut la liberté de religion, alors que l’inverse n’est pas vrai. La seconde est donc subordonnée à la première. CQFD, aurait dit Spinoza.

On sent bien dans l’ouvrage l’influence de Francis Messner et Jean-Marie Woehrling, co-auteurs avec Pierre-Henri Prélot d’un Droit français des religions, et par ailleurs défenseurs militants du statut d’Alsace-Moselle voire d’un concordat avec l’islam. C’est que l’ambition de Mathilde Philip-Gay est de donner le jour, aux côtés du « droit des religions », à un « droit de la laïcité » autonome. Ambition que l’on saluera, mais que l’ouvrage est encore loin d’avoir réalisée. La raison en est simple, et éclate dès l’introduction : une insuffisance philosophique, génératrice de confusion et de perte de sens juridique.

Catherine Kintzler (Penser la laïcité) est certes citée dans la bibliographie de l’ouvrage, mais, à notre avis, n’a pas été (bien ?) lue. À trop vouloir « distinguer [les] conceptions philosophiques, sociales et juridiques », de la laïcité (p.15), l’auteure en a perdu de vue les fondements conceptuels –au point d’ailleurs de rapprocher la définition de « l’idéal laïque » d’Henri Pena-Ruiz de la désastreuse réduction, citée ci-avant, due au Conseil d’État : contresens total ! De même, l’ouvrage, après avoir estimé « pertinente » la distinction de Patrick Weil entre « espace privé, espace sacré [sic], espace public et espace républicain » (dépourvue en fait de tout fondement légal), se contredit en la remettant immédiatement en cause – confondant au passage les deux sens du mot « public » 4.

Cette faiblesse conceptuelle conduit également l’auteure à abuser et mésuser de l’art. 9 de la Convention européenne des droits de l’homme. Précisons : s’il a valeur juridique supérieure aux lois (dont celle de 1905), il n’en confirme pas moins la hiérarchie entre liberté de conscience et liberté de religion (quoiqu’il introduise une nouvelle source de confusion en la déclinant par l’expression « religion ou convictions »). Par ailleurs, la Cour européenne des droits de l’homme a jusqu’ici toujours validé la construction juridique française du principe de laïcité dans la sphère publique : la loi du 15 mars 2004 notamment, et plus récemment la neutralité des agents publics5. Elle a constamment affirmé que l’art. 9 était aussi un « bien précieux pour les athées, les incroyants, les sceptiques et les indifférents », confirmant la primauté du principe de liberté de conscience.

Autre conséquence majeure de cette incompréhension de la hiérarchie des concepts, certains dossiers sont présentés sans la moindre distance critique, à partir de sources souvent orientées défavorablement à la laïcité. Citons-en deux : l’Alsace-Moselle, qui nous vaut la chanson de « l’attachement des populations » au régime des cultes, alors qu’à peine 14% des lycéens suivent l’enseignement religieux, par exemple ; Mayotte, présentée comme « rupture progressive avec le droit coutumier », alors que les cadis, toujours rémunérés par l’Etat, sont considérés « représentants des musulmans » !

Faute de grille d’analyse cohérente, l’ouvrage est ainsi un rien disparate : parfois des « copier-coller » d’autres sources (sans trop de distance), parfois des approximations et des interprétations contestables. Parfois une assertion engagée (souvent intéressante), parfois de simples compilations…

 

…Mais souvent aussi des données à jour6, et des remarques critiques et pertinentes – car il faut rendre maintenant justice à Mathilde Philippe-Gay.

L’auteure tout d’abord part d’une intention laïque sincère : engagement trop rare pour ne pas être souligné. Par ailleurs, en bonne professionnelle, elle tente un relevé exhaustif des sujets et cas relevant de la laïcité7. On utilisera donc cet ouvrage avec profit (du moins jusqu’aux prochaines jurisprudences, c’est toujours le problème en droit) pour avoir des données précises.

Le plan est certes parfois acrobatique, ou trop abstrait, ce qui rend assez difficile la recherche des données, et entraîne un certain nombre de redites. Mais il faut considérer ce livre plutôt comme une esquisse du droit de la laïcité – tâche de grande ampleur -, qui donnera lieu nécessairement à de nouvelles éditions, et à des refontes. Nous choisirons donc de relever les points dont la lecture nous a particulièrement intéressé, voire satisfait.

Dès l’introduction sont soulevées des problématiques pertinentes :

  • quel lien établir entre le « libre exercice des cultes » (loi de 1905), la « liberté religieuse » vue par le Conseil d’État et la « liberté de pensée, de conscience et de religion » de la Convention européenne ?

  • « l’égalité de tous les citoyens devant la loi » (Conseil constitutionnel) correspond-elle au « principe de pluralisme » évoqué par le Conseil d’État ? Nous traduirions pour notre part : indivisibilité de la République, ou diversité ?

  • le Conseil constitutionnel s’est refusé à constitutionnaliser l’interdiction de subventionnement public des cultes en 2013 : ne devrait-il pas le faire ? C’est très bien vu, mais il faudrait y ajouter la liberté de conscience.

On conseillera la lecture de la partie historique de « l’exception musulmane », qui rappelle utilement le refus de la République coloniale d’appliquer la loi de 1905 à ses colonies (ou départements) à majorité musulmans. Toutefois, l’auteure en tire des conclusions que nous ne partagerons pas, car le cadre juridique de la laïcité n’a pas été, comme elle le soutient, « pensé pour d’autres confessions », mais bel et bien pour toutes8, selon les principes juridiques universalistes issus des Lumières. Saluons (p. 52) une critique engagée de « l’absence de révolte en doctrine juridique » contre la « sombre parenthèse » du statut des juifs sous Pétain : le doyen Hauriou en prend pour son grade !

 

À titre de test, nous avons examiné quelques dossiers d’actualité sensibles. Le résultat est globalement très positif pour l’ouvrage et son auteur.

  • Seule l’Alsace-Moselle ne réussit pas le test, pour les raisons évoquées plus haut. Cependant, l’auteure souligne bien l’impossibilité d’étendre ou d’élargir le statut local. Les timides propositions de l’Observatoire de la Laïcité sont citées9, ainsi que la « dissidence » de trois de ses membres10.

  • En revanche, le test de la loi du 15 mars 2004 (port des signes religieux par les élèves de l’école publique) est totalement positif. L’ouvrage rappelle la validation par la CEDH de toutes les décisions d’exclusion prises en application de ce texte (auquel la Ligue de l’Enseignement persiste à s’opposer…).

  • L’entreprise privée fait l’objet d’un développement nourri et bien équilibré11. Au passage, il est rappelé que « dans l’entreprise, la liberté religieuse du salarié est protégée »12. L’auteure donne d’utiles conseils en la matière : dans une entreprise hors service public, il convient d’invoquer le principe de « neutralité », non celui de « laïcité » (réservé à la sphère publique) notamment dans les « chartes » (celle de Paprec, par exemple) qui n’ont pas de valeur juridique. Mais elle relève très justement que l’assemblée plénière de la Cour de cassation, dans l’affaire Baby-Loup, a reconnu l’existence « d’entreprises de tendance laïques » -ce que, pour notre part, nous ne cessons de souligner.

  • Le passage sur les crèches de la Nativité n’est pas à jour des jurisprudences contradictoires plus récentes, qui ne font d’ailleurs que confirmer l’avis de l’auteure selon laquelle « l’analyse littérale » de l’art. 28 de la loi de 1905 (interdisant l’apposition des signes et emblèmes religieux sur les bâtiments publics) est « parfaitement claire ». Elle n’hésite d’ailleurs pas à trouver « contestable » le jugement du TA de Montpellier favorable à la crèche de Béziers.

  • Les repas rituels, halal ou casher, n’ont pas leur place dans les cantines publiques : « même si ce n’est pas l’opinion de l’ensemble de la doctrine », l’auteure soutient que « financer de tels repas contrevient certainement à l’interdiction de subventionner d’une manière permanente les cultes ». On ne peut qu’approuver.

  • Le port des signes religieux par les tiers13 accompagnateurs de sorties scolaires peut faire l’objet d’une limitation, « à condition [qu’elle soit] justifiée par des considérations liées à l’ordre public et au bon fonctionnement du service public de l’éducation ». C’est la position du Conseil d’Etat que M. Bianco et la ministre refusent de lire, qui valide implicitement la circulaire Chatel. Rappelons que l’ordre public scolaire et le fonctionnement du service public sont laïques de par la Constitution…

  • À propos de la neutralité scolaire, on appréciera les références majeures à Condorcet (voir l’ouvrage réédité de C. Kintzler), et à Jean Zay (circulaire de 1937).

  • Enfin un utile rappel concerne les signes religieux à l’Université : « un pays peut prévoir » (car cela relève de sa « marge d’appréciation » selon la CEDH) « que les étudiants devront s’abstenir de porter des signes religieux. » L’auteure pense manifestement qu’une loi nouvelle est nécessaire : nous serons plus réservés sur ce point, car la loi actuelle paraît suffire14, à condition qu’une circulaire ministérielle en rappelle les conséquences à toutes les Universités.

On saluera l’effort d’enrichissement par des comparaisons internationales (notamment avec les systèmes anglo-saxons), même si, à notre avis, la modification substantielle de la laïcité introduite par le droit conventionnel et européen est insuffisamment soulignée.

Enfin, une distinction entre « laïcité comme valeur » et « laïcité comme principe » nous a paru intéressante, sans que nous puissions l’approfondir, faute d’avoir lu un autre ouvrage de Mathilde Philip-Gay (La laïcité : un principe, des valeurs, avec Hugues Fulchiron). Même si le terme de « valeur » (voir ce qu’en disait J.M. Muglioni sur ce site) est à écarter, il nous semble que cette distinction correspond à celle que nous établissons nous-mêmes (voir également sur ce site) entre les « convictions laïques » et le « principe de laïcité ».

Osons dire que pour l’heure, c’est le seul ouvrage juridique que nous conseillerions sur la laïcité. Que d’autres ne nous en veuillent pas : le test de la loi du 15 mars 2004 est révélateur et impitoyable15!

[Référence du livre : Mathilde Philip-Gay, Droit de la laïcité, Paris : Ellipses, 2016.]

Notes

1 – Jean Baubérot (Les7 laïcités françaises, Paris : Maison des sciences de l’homme,  2015) croit distinguer « sept laïcités » – dont une « laïcité concordataire » [sic] : cet historien sait-il au moins que la loi de 1905 a précisément eu pour objet de supprimer le concordat ?

2 – Rapport (sans valeur jurisprudentielle) dont on citera cette perle : « le régime des cultes d’Alsace-Moselle est une variété de la séparation des Églises et de l’État » – autrement dit, la confusion des deux instances et leur séparation, c’est la même chose. Les conceptions du CE ainsi exposées ont inspiré le rapport Machelon de 2006, qui visait à « toiletter » la loi de 1905 (toilette funèbre, bien sûr).

3 – Question prioritaire de constitutionnalité Association APPEL, 21 février 2013

4 – Sphère publique = soumise au droit public (collectivités et services publics) ≠ espace public = ouvert au public (rue, magasins, accès aux services publics, etc.)

5 – Ebrahimian c. France, 26 novembre 2015 : une assistante sociale contractuelle dans un hôpital public est soumise à l’obligation de neutralité religieuse découlant du droit français.

6 – Sauf, à la date du présent article, les dossiers des crèches de la Nativité et de la statue de Jean-Paul II (à Ploërmel), sans doute du fait de la date de remise du manuscrit.

7 – On regrettera simplement que soient oubliés les accords France-Vatican de 2008 (signés par B. Kouchner) sur la reconnaissance par l’Université française des diplômes canoniques.

8 – Y compris celles qui ont disparu, ou qui n’existent pas encore, ou que seuls leurs adeptes connaissent…

9 – Dont la suppression du caractère obligatoire de l’enseignement religieux à l’école publique, qui a récemment fait l’objet d’un Appel de personnalités laïques.

10 – Françoise Laborde, Jean Glavany, Patrick Kessel, dont les arguments sont contestés.

11 – Il est dommage que l’auteure n’ait pas vu que l’art. L.1132-1 du Code du travail ne transposait pas correctement la directive européenne 78-2000 (textes cités), puisqu’il réduit le couple « religion ou convictions » (également protégées contre les discriminations) à « convictions religieuses » !

12 – Ce que certains, y compris juristes, ont fait mine d’ignorer en lisant l’art. 6 du préambule initial de la loi El Khomri.

13 – Le terme de « parents » est impropre, cette qualité ne donnant par elle-même aucun droit à l’accompagnement, que d’autres adultes peuvent par ailleurs assurer.

14 – Art. L141-6 du Code de l’éducation : « Le service public de l’enseignement supérieur est laïque […]. Il doit garantir à l’enseignement et à la recherche leurs possibilités de libre développement scientifique, créateur et critique. »

15 – Ainsi le professeur Miaille (La laïcité, Dalloz, 2015 – ouvrage par ailleurs utile), ne cite cette loi qu’à contrecœur, et en attribuant son origine à « des défenseurs de la laïcité quelquefois inattendus ou de fraîche date » [sic].

© Charles Arambourou et Mezetulle, 2016.

Débat sur le livre de Pierre Manent « Situation de la France »

Récapitulation des articles en ligne sur Mezetulle

La publication, à l’automne 2015, du livre de Pierre Manent Situation de la France1 a suscité de nombreuses discussions.
On trouvera ici les liens, en ordre chronologique, vers les articles publiés par Mezetulle autour de cet ouvrage. L’ensemble forme un dossier cohérent, puisque l’auteur a bien voulu participer au débat en répondant aux arguments critiques qui ont été avancés. Les dates sont celles de la publication en ligne sur Mezetulle.

On lira aussi les nombreux commentaires des lecteurs, dont certains sont très étoffés et argumentés, postés sur l’article de C. Kintzler – voir en particulier les discussions avec « Adeimantos » et avec « Adrien Louis ».

Voir l’article d’analyse comparée entre Situation de la France de Pierre Manent et Penser la laïcité de Catherine Kintzler publié par Adrien Louis sur le site AMEP : Adrien LOUIS, « La laïcité au défi de l’amitié civique », Site de l’AMEP, mai 2016, p. 1-8. URL : http://etudespolitiques.org/wp/laicite-amitie-civique/.

 

[N.B. Le dépôt de commentaires est désactivé sur ce billet d’annonce. Merci aux lecteurs de poster leurs commentaires sur les articles proprement dits.]

  1. Paris, Perpignan : Desclée de Brouwer []

Pierre Manent répond à André Perrin sur le livre « Situation de la France »

Le débat ouvert sur Mezetulle1 au sujet du livre de Pierre Manent Situation de la France s’enrichit avec une deuxième étape comprenant deux textes : Mezetulle publie ci-dessous le second, signé par Pierre Manent.

La lettre d’André Perrin à laquelle Pierre Manent répond ici a été rédigée dès la parution du livre de Pierre Manent en octobre 2015 : on la trouvera en suivant ce lien. Le texte de la présente réponse de Pierre Manent a été rédigé en mars 2016.

Que les deux auteurs soient vivement remerciés pour avoir bien voulu confier ces textes à Mezetulle.

Réponse de Pierre Manent à la lettre d’André Perrin
[Lire la lettre d’André Perrin à Pierre Manent]

Cher André,

J’essaie, avec un retard impardonnable, de répondre à votre commentaire amicalement critique de mon petit livre. Réponse difficile car nous nous accordons explicitement sur beaucoup de points importants, comme vous le soulignez vous-même. Sur certains points, non moins importants, comme les relations entre le christianisme et la séparation laïque, notre désaccord tient plus au contexte et à l’intention des propositions qui suscitent votre perplexité qu’à une divergence essentielle : je n’ai aucun doute que les principes modernes, laïcité comprise, sont un développement critique intérieur à l’Europe chrétienne. Enfin, certaines de vos inquiétudes, en particulier sur mes concessions aux mœurs musulmanes, tiennent à la trop grande concision de mon propos – ce qui est clairement de ma faute. Je commence par là.

Je suis parti des «mœurs » non pour essentialiser l’islam mais au contraire pour n’avoir pas à le faire. Laissant de côté tous les débats sur le contenu, le sens et les avenirs possibles de cette religion, je le prends comme il se présente, et il se présente par ses mœurs. C’est-à-dire les mœurs musulmanes telles qu’elles sont visibles aujourd’hui en France, et non pas au Pakistan ou ailleurs. (Je ne dis rien de l’excision, parce que ce n’est pas une partie des mœurs de la plupart de nos concitoyens musulmans, mais je suis favorable à l’interdiction légale : il s’agit d’une mutilation grave, ce qui n’est pas le cas de la circoncision des mâles.) Un correspondant musulman – musulman fort pieux et patriote français fort prononcé – me reproche de dire « les mœurs musulmanes » quand je devrais dire « les mœurs maghrébines » (il ne les aime pas). Peu importe l’adjectif. Les mœurs c’est la présence visible d’un groupe humain. Elles sont distinctes de la loi politique à laquelle tout citoyen doit obéissance. Les musulmans s’installant en France sont censés connaître la loi. Ils savent qu’ils entrent dans un pays où on n’a qu’une femme, où on est libre de choisir son conjoint, comme sa religion, qu’on a le droit de quitter quand on le souhaite. Devenant citoyens français, ils acceptent en principe cela. (La République ne fait pas respecter strictement la loi sur tous ces points, pour une part par faiblesse, pour une autre part parce que la loi pénètre difficilement l’intimité des mœurs, ce pourquoi les sages estiment qu’il vaut mieux corriger les mœurs par les mœurs que par la loi !) Ceci est fort clair. Ce qui introduit des complications, c’est que des deux côtés sont apparues des mœurs nouvelles. Du côté musulman une insistance nouvelle sur le vêtement comme signe de piété. De notre côté une insistance nouvelle sur la mixité et la liberté entière ou presque de vêtement et d’allure. C’est ici l’enjeu principal. C’est sur cette question – nos mœurs et les leurs – que les critiques à mon égard sont les plus vives.

Je n’étais pas favorable à la loi de 2004. Elle a eu manifestement de bons effets. Je m’en réjouis. Gardons-la. En sens inverse, si certaines tensions peuvent être atténuées en concédant des heures de piscine distinctes pour les garçons et les filles d’âge scolaire, pourquoi pas ? C’est ici que je me sépare effectivement d’un certain dogmatisme de la mixité qui est récent, et qui à mon sens est trop peu attentif à l’expérience. La mixité est souvent difficile à vivre pour les enfants-adolescents, surtout quand elle implique d’exposer le corps. J’ai fait toutes mes études primaires et secondaires sous un régime de non-mixité, et je ne vois pas que mes droits, ni ceux des élèves du lycée de filles, aient été lésés. Je pense que vous serez d’accord avec moi sur ce point, mais certains, ou plutôt certaines qui me critiquent, regardent cela comme l’équivalent du servage ou de la torture judiciaire. J’ai très délibérément refusé toute complaisance pour cet emportement. Je sais bien l’objection que les plus raisonnables peuvent m’opposer : ces concessions sont peu de chose en elles-mêmes, mais elles encouragent de nouvelles demandes qu’il sera difficile de repousser. Soit. C’est un risque, mais il n’est pas si difficile d’y faire face puisqu’il n’est pas si difficile de distinguer entre l’enfance-adolescence et l’âge adulte. En revanche, dans les hôpitaux, il est impossible de modifier notre façon de faire pour deux raisons. Une raison pratique : le fonctionnement des services serait impossible. Une raison de principe : soigner le corps souffrant réclame que le soignant comme le soigné renoncent à la pudeur, ou la « suspendent ». Sur la plupart de ces points, je pense que nos appréciations sont très proches.

Mes « concessions », que j’ai un peu « théâtralisées » dans le livre, sont en vérité peu de chose. Si elles suscitent des sentiments qui vont jusqu’à l’indignation, c’est parce que je ne marque pas d’indignation à l’égard des mœurs musulmanes, et que je ne montre pas un zèle actif pour les femmes ou féministes musulmanes. Il est vrai. La militance féministe, le souci des droits des femmes, spécialement musulmanes, font partie de la vie normale de nos sociétés. C’est très bien ainsi. Une partie du féminisme contemporain n’a pas ma sympathie. Je m’en accommode. Une partie des mœurs musulmanes dans ce domaine me semble, comme à beaucoup, non seulement réduire la liberté des femmes mais endommager l’humanité des hommes. Comment transforme-t-on une forme de vie aussi enracinée ? Je cherche l’amélioration non dans la dénonciation militante, qui est d’ailleurs souvent appuyée de thèses « anthropologiques » que je désapprouve, mais d’une part dans l’application rigoureuse de la loi, d’autre part dans la participation plus complète à la vie de la nation – une nation dont la « marque chrétienne » me paraît plus éducative même sur ce point que la militance féministe. Bref, je ne propose pas des « accommodements raisonnables » qui laisseraient la moindre ouverture à une législation particulière – les Canadiens jouent avec cette idée – ni à un changement de la loi, mais seulement de l’état d’esprit dans lequel elle est appliquée, par exemple pour le financement des lieux de culte.

Voici alors comment je résume le débat. Pour moi, nous devons faire cité commune avec des musulmans qui formeront pour un temps indéterminé une « partie » distincte du corps social et civique. Pour mes critiques les plus vifs, cette perspective est inadmissible : ou ils veulent les « forcer à être libres », ou ils posent abstraitement une incompatibilité essentielle entre la France laïque et l’islam. Votre position, cher André, me semble être que la solution – laïque – est « au coin de la rue » : le plus grand nombre d’entre eux est mûr pour la laïcité, ils acceptent massivement que leur fille épouse un non musulman (p. 3). Je ne le crois pas. Les années récentes ont vu une intensification de la présence des mœurs musulmanes – signes vestimentaires, ramadan – plutôt que son atténuation. Les musulmans que je peux connaître directement ou indirectement ont le plus souvent un conjoint musulman. Dans le quartier de Figuerolles, j’ai vu au long des années la vie musulmane s’étendre et se consolider, dans la paix et une certaine convivialité, mais dans la séparation. Donc, oui, ils vont constituer une communauté visible et tangible pour un temps indéterminé. Je ne réclame pas que les catholiques visent à une telle visibilité, je les mets en garde explicitement contre la rivalité mimétique, mais il est vrai que cette situation de l’islam en France oblige à reposer la question de la visibilité des religions dans l’espace public. Les termes sont un peu solennels, mais il serait périlleux, non seulement pour le christianisme mais aussi pour la République, de laisser à l’islam le monopole public du Nom divin.

Vous ne considérez pas du tout la contrepartie de mes concessions, qui est la demande adressée aux musulmans de prendre leur indépendance par rapport au monde arabo-musulman. Plus généralement vous ne considérez pas la « question extérieure » qui est pour moi première et qui est déterminante dans mon diagnostic comme dans mes propositions de solution. Vous me dites que vous ne voyez pas la « vérité » qu’il y a dans notre désignation par les islamistes comme des « croisés ». Comment ne la voyez-vous pas ? Même en oubliant les Croisades, qu’une civilisation immobile comme la leur ne saurait oublier, comment oublieraient-ils que depuis au moins l’expédition d’ Égypte ils sont soumis à la domination militaire, politique, économique, intellectuelle de cet ensemble humain qu’ils désignent par sa marque religieuse comme il est naturel à une civilisation qui se définit en ces termes ? Nous n’avons pas accompagné les Américains en Irak, du moins pas en 2003, mais du Liban à l’Afrique de l’Ouest en passant par la Syrie, l’Algérie et le Maroc, la France – laïque et chrétienne – n’a cessé dans la période moderne de prétendre au gouvernement de ces régions. Aujourd’hui encore, velléités en Syrie, action militaire effective au Mali, nous y prétendons. Ces faits sont déterminants pour notre situation qui est inséparablement politique et spirituelle. C’est en tenant compte de ce contexte que, comme vous le dites très bien, je soutiens que les musulmans ne pourront s’intégrer à la société qu’en trouvant leur place dans la nation. Seule la nation en effet est susceptible d’avoir la densité politique et spirituelle suffisante pour une telle tâche. Je ne dis pas que la France aujourd’hui a cette densité, ce n’est pas le cas. J’essaie de tourner les esprits et les cœurs de ce côté. Je m’en prends à la laïcité non par ressentiment catholique – vous admettrez que je donne explicitement l’avantage aux « républicains » contre les « cléricaux » – mais parce que la « laïcité » promet une solution aisée puisque familière à un problème qui réclame une démarche très difficile car entièrement inédite.

Nous aurons, je l’espère, l’occasion de poursuivre cette conversation. En attendant, je vous remercie à nouveau, cher André, pour la générosité et la pertinence de votre lecture.

Avec ma fidèle amitié,

Pierre

@ Pierre Manent et Mezetulle, 2016.

1 – [NDE] La première étape de ce débat ((amorcée par la reprise d’un article de Martine Storti « Le porc, les femmes et le philosophe ») réunit un article de C. Kintzler « Situation de la France de Pierre Manent : petits remèdes, grand effet » et la réponse de P. Manent « Pierre Manent répond à Catherine Kintzler ». Référence du livre de Pierre Manent : Situation de la France, Paris et Perpignan : Desclée de Brouwer, 2015.

[Lire la Lettre d’André Perrin à laquelle répond ici Pierre Manent]

[Voir l’ensemble du débat publié sur Mezetulle]

Lettre d’André Perrin à Pierre Manent sur le livre « Situation de la France »

Le débat ouvert sur Mezetulle1 au sujet du livre de Pierre Manent Situation de la France s’enrichit avec une deuxième étape comprenant deux textes. Mezetulle publie ci-dessous le premier texte, signé par André Perrin.

En effet, parallèlement à la discussion entre C. Kintzler et Pierre Manent2, et indépendamment d’elle, André Perrin et Pierre Manent ont échangé une correspondance critique sur le même sujet. La lettre d’André Perrin publiée ci-dessous a été rédigée dès la parution du livre de Pierre Manent, en octobre 2015. La réponse de Pierre Manent (à peu près contemporaine de sa réponse à C. Kintzler), date de mars 2016 : les lecteurs la trouveront en suivant ce lien.

Que les deux auteurs soient vivement remerciés pour avoir bien voulu confier ces textes à Mezetulle.

Lettre d’André Perrin à Pierre Manent sur le livre Situation de la France
[Lire la réponse de Pierre Manent]

Cher Pierre,

Je dois en premier lieu faire état de mon total accord avec votre analyse de la situation de la France telle qu’elle découle du tournant de mai 68 et que je résume comme je la comprends : la paradoxale « victoire politique d’un mouvement essentiellement apolitique », ou, pour le dire autrement, la victoire de la société civile contre l’État qui entraîne la délégitimation des règles collectives et substitue au citoyen agissant l’individu jouissant dont l’État libéral moderne étend indéfiniment les droits. La dissociation des droits de l’homme et des droits du citoyen, voire la dissolution de ceux-ci dans ceux-là, conduit à un déclin du politique et à un affaiblissement de la nation, longtemps dissimulés par l’illusion de la « construction  européenne ». Corrélatif de ce déclin, il y a celui de la religion : les catholiques rasent les murs et vivent comme dans la clandestinité. Dans un tel contexte nous sommes incapables de concevoir que le religieux puisse être une force agissante.

Or en face de nous, à l’intérieur comme à l’extérieur, il y a l’islam, lui aussi engagé dans un processus de dépolitisation, mais en quelque sorte inverse du nôtre : non par l’extension indéfinie des droits individuels mais par le pouvoir illimité de la loi divine. La vivacité du religieux dans l’islam produit un double effet : une forte cohésion sociale que, privés de transcendance, nous avons perdue et une motivation pour l’action (dans le pire des cas sous la forme du terrorisme). Cette double dépolitisation se double d’une double passivité : passivité de l’islam (dans la rigidité de ses mœurs) et passivité de l’Europe (dans son ouverture à tous vents). Mais là encore il y a dissymétrie entre ces deux passivités car la passivité du repli sur soi a de la force tandis que celle de l’abandon à tous les courants n’est que faiblesse. Il en va de même dans l’opposition de l’archaïsme de leurs mœurs et du nihilisme des nôtres : le nihilisme a la puissance du rien tandis que l’archaïsme offre consistance et résistance.

La situation de la France c’est donc leur force contre notre faiblesse. La question est alors de savoir comment dans un tel rapport de forces nous pouvons intégrer les musulmans. Votre thèse est négativement que la laïcité républicaine est impuissante à le faire et positivement que les musulmans ne pourront s’intégrer à la société qu’en trouvant leur place dans la nation, ce qui suppose que celle-ci les reçoive en tant que communauté et non pas en tant qu’individus (au rebours de la fameuse formule de Clermont-Tonnerre).

Pourquoi la laïcité ne peut-elle être la solution au problème posé par l’islam ? On ne peut pas attendre que nous fassions aujourd’hui avec les musulmans ce que la IIIe République a fait jadis avec les catholiques pour deux raisons. D’une part parce que les premiers sont extérieurs à l’histoire nationale tandis que les catholiques n’avaient pas à être intégrés : ils étaient depuis toujours partie-prenante de l’histoire de France. D’autre part parce que notre État est beaucoup plus faible que la IIIe République : il est sans autorité et a détruit dans l’éducation tout ce qui avait le pouvoir de rassembler.

Tout cela est vrai. Faut-il en conclure que l’intégration sur la base de la laïcité est désormais impossible ou qu’elle est rendue beaucoup plus difficile ? Qu’il faut redoubler d’efforts ou renoncer ? Vous pensez qu’elle est impossible et qu’il faut « céder ». Céder, c’est-à-dire accepter franchement leurs mœurs, mœurs dont vous dites qu’ils ne peuvent guère se séparer.

Mais quelles sont ces mœurs dont ils ne peuvent se séparer et que nous devons accepter ? Presque toutes semble-t-il puisque seules deux exclusions sont prononcées, celle de la polygamie et celle du voile intégral. Quel est donc le reste ? Vous ne dites rien de l’excision peut-être parce que vous considérez qu’elle ne fait pas partie des mœurs musulmanes, ce qui est vrai en droit, mais pas en fait. Il est vrai que le Coran ne prescrit pas plus l’excision que la circoncision, mais l’une et l’autre sont préconisées par des imams et des jurisconsultes qui s’appuient sur divers hadiths. Par ailleurs les 28 pays du Moyen-Orient et d’Afrique subsaharienne où l’excision est pratiquée sont des pays à forte majorité musulmane et c’est dans ceux qui sont à peu près exclusivement musulmans (Égypte, Mali etc.) que le taux de femmes excisées avoisine ou dépasse 90%. Vous ne dites rien non plus du droit à l’apostasie et des mariages forcés, peut-être parce que vous considérez que ces questions sont de toute façon réglées par le droit français. Vous donnez deux exemples, celui de la viande à la cantine et de la mixité à la piscine. Sur le premier je suis entièrement d’accord avec vous dès lors qu’il s’agit de menu unique et de porc obligatoire. J’ai d’ailleurs le sentiment qu’on cherche là à créer de toutes pièces un faux problème. Les fonctions que j’ai exercées dans les dernières années de ma carrière m’ont amené à déjeuner régulièrement dans les cantines des lycées et je n’y ai jamais vu de menu unique. En règle générale les élèves ont le choix entre deux ou trois plats aussi bien pour l’entrée que pour le plat de résistance et le dessert. Il ne doit pas être difficile de proposer, le jour où il y a du porc, un plat de poisson ou un plat végétarien. Il en irait différemment bien sûr si les musulmans exigeaient des menus hallal. Je suis plus réservé sur le second point qui engage la question des rapports des hommes et des femmes dans la civilisation européenne et qui a aussi des incidences sur l’École : faudra-t-il organiser la séparation des sexes dans les cours d’EPS ? Et quid du voile islamique dans les collèges et les lycées ? Dans la mesure où vous n’excluez que le port du voile intégral vous laissez supposer qu’il faudrait revenir sur la loi de 2004, c’est-à-dire sur une loi qui, loin de produire les effets catastrophiques annoncés par ses détracteurs, a été très rapidement bien acceptée et respectée. Quel bénéfice pourrait-on escompter de son abrogation ? On peut penser que les élèves chrétiens n’ayant jamais arboré des croix ostensibles et les élèves juifs ayant largement déserté l’école publique depuis une quinzaine d’années, le voile islamique serait le seul signe religieux à avoir droit de cité à l’école ; mais le voile islamique n’a pas une signification univoquement religieuse : il est tout autant politique et identitaire, de telle sorte qu’on peut craindre une surenchère. Quel argument opposerait-on à des élèves qui voudraient afficher leur identité à eux, par exemple celle d’une France « blanche et chrétienne » ? Une École où voisineraient des voiles islamiques, des flammes tricolores, voire des faucilles et des marteaux ne me semble propice ni à la « concorde civique » ni à la sérénité de l’enseignement.

Vous dites que « le contrat tacite de l’immigration ne comportait pas que les musulmans dussent adhérer à l’idée occidentale des relations entre les sexes » (p. 73). Dès lors qu’un contrat est tacite, il n’est pas très aisé de s’entendre sur ses termes. J’observe cependant que la floraison du voile est bien postérieure aux débuts de l’immigration. Dans les écoles en particulier le voile était totalement inconnu avant 1989. De même les problèmes posés aujourd’hui dans les hôpitaux par certains musulmans qui refusent que leurs épouses soient examinées et soignées par des médecins de sexe masculin sont, semble-t-il, récents. Je ne suis donc pas du tout sûr que nos compatriotes musulmans ne puissent pas se « séparer » de mœurs dont ils se sont fort bien séparés il n’y a pas si longtemps. Mais si c’était le cas faudrait-il donner tort à ces féministes musulmanes qui, depuis une dizaine d’années, luttent contre les pressions que les imams et les « grands frères » exercent sur les femmes dans les « cités » pour exiger le port du voile, proscrire le maquillage, punir la fréquentation de non-musulmans et imposer le respect du ramadan ?

Enfin je ne vois pas bien pourquoi des musulmans qui tiennent ces mœurs pour « obligatoires ou désirables » (p. 72) accepteraient la « liberté complète de pensée et d’expression » (p. 76) que nous exigerions à titre de compensation. Du reste vous convenez vous-même que cela leur sera sans doute difficile à accepter.

J’en viens maintenant au versant positif de votre thèse : il faut recevoir les musulmans comme selon vous ils le réclament, « non seulement comme des individus titulaires de droits égaux, mais comme une communauté … » (p. 141). J’avoue que j’ai du mal à voir ce que cette proposition implique concrètement, d’autant plus que vous rejetez en même temps le communautarisme, défini comme repli, séparation et non-participation (p. 148), tout en ajoutant qu’ « une certaine « communautarisation » est inévitable » (p. 165). S’agit-il d’un statut personnel musulman comme celui des Maorais à Mayotte ? D’ « accommodements raisonnables » comme au Québec ? Il ne le semble pas puisque vous dites que le dispositif que vous préconisez « n’est nullement contraire […] à la « séparation » libérale ou laïque » (p.147). Ce dispositif exige-t-il des modifications constitutionnelles ou législatives ? Le seul exemple que vous donnez est l’entorse faite à la loi de 1905 qui permet de financer indirectement le cultuel par le biais du culturel. Bref la question que je me pose est de savoir si vous appelez à un changement d’état d’esprit ou à un changement de la loi.

Vous écrivez à propos des musulmans qu’ « on ne leur a laissé que le choix abstrait et passablement spécieux entre le communautarisme et la laïcité comprise comme neutralisation religieuse de la société » (p. 149) et vous demandez s’ils doivent ôter les signes de leurs mœurs (ibid.) ou « dérober à la vue les signes de leur appartenance religieuse » (p. 140). Mais précisément parce que la laïcité de l’État n’implique aucunement la laïcité de la société, on ne leur demande pas cela. Le port du voile n’est prohibé que dans les établissements d’enseignement public destinés à des élèves mineurs, nulle part ailleurs. Ni dans les lycées privés, ni dans les universités, ni dans les rues, ni à la poste ou à la préfecture, ni dans les hôtels, comme l’a mis en évidence l’épilogue judiciaire de l’affaire Fanny Truchelut. Partout dans l’espace public de la société civile le voile islamique a droit de cité au même titre que la soutane et celui-là est beaucoup plus courant que celle-ci ; et s’il s’agit du regard qui est porté sur ces signes religieux je dirai que le voile me paraît mieux accepté que la soutane : un prêtre ensoutané est immédiatement catalogué comme « intégriste » tandis que l’idée selon laquelle une jeune fille musulmane peut avoir bien d’autres raisons de se voiler a fait son chemin. Et je ne dis rien de la kippa dont le port est aujourd’hui à peu près impossible au-delà du périmètre de certains quartiers très « communautarisés ». Ainsi lorsque vous écrivez plus loin que « les musulmans formeront inévitablement une communauté visible et tangible dans la nation française » (p. 165), faut-il comprendre qu’elle sera visible et tangible comme la communauté des catholiques l’est aujourd’hui ou d’une autre manière ? Et dans ce dernier cas cela signifie-t-il que les catholiques se verront reconnaître le droit à une visibilité qu’ils n’ont pas aujourd’hui ? Et si oui, le rapport de forces entre catholiques et musulmans est-il tel que cette reconnaissance serait également favorable aux uns et aux autres ?

S’agissant de la laïcité il y a un autre point, plus théorique, sur lequel je ne parviens pas à vous suivre. Vous considérez que la thèse selon laquelle la laïcité étant inscrite dans le christianisme a préparé l’Europe à la séparation moderne de l’Église et de l’État, si elle comporte assez de vraisemblance pour devoir être prise au sérieux, est un « lieu commun » d’une faible utilité pour penser notre rapport au monde arabo-musulman (p. 91-92). Vous lui objectez que pour un principe « fondamental » il a mis bien du temps pour être reconnu et réalisé dans le monde chrétien. Comme principe constitué tel que nous le connaissons, c’est évidemment vrai, mais il n’en demeure pas moins que la constitution de ce principe a des conditions historiques de possibilité. Or la séparation du temporel et du spirituel s’est effectuée très tôt sous la forme du conflit du Pape et de l’Empereur, de la querelle des investitures, de l’opposition du gallicanisme et de l’ultramontanisme. Il n’y a rien eu d’équivalent à ma connaissance dans le monde islamique, dans cet islam que Maxime Rodinson a qualifié d’ « Église-État ». Et la rupture chrétienne avec le juridisme, le privilège accordé à l’intériorité de la conscience par rapport à l’extériorité de la loi (« le Sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le Sabbat ») à la fois expliquent que la laïcité soit née en terre chrétienne plutôt qu’en terre d’islam et permettent de penser encore aujourd’hui notre rapport à l’islam.

Je ne vous suis pas non plus lorsque vous ajoutez, et en italiques, que « ce qui est dit de l’homme et à l’homme par les déclarations des droits de l’homme n’a rien à voir avec ce que la prédication chrétienne dit de l’homme et à l’homme » (p. 93). Certes ce n’est pas exactement la même chose encore que la raison que vous donnez ne me convainque pas car la doctrine du péché originel ne contredit pas l’idée que Dieu a créé l’homme libre, absolument libre et même d’une liberté qui n’est pas moins grande que la liberté divine si, comme dit Descartes, « on la considère formellement et précisément en elle-même ». Dieu a créé l’homme libre de lui dire non, de lui tourner le dos et de s’engager délibérément vers le mal. C’est pourquoi la formulation « il est né esclave du péché » est terriblement équivoque : s’il était absolument impossible de ne pas pécher, quel péché y aurait-il à pécher ? Je tiens donc que l’autonomie du sujet moderne, dont il est question dans les droits de l’homme, a quelque chose à voir avec la liberté chrétienne, même si c’est à Dieu et non à notre autoconstitution que nous devons cette liberté, et au Christ que nous devons cette libération. Quant aux droits de l’homme ils ont bien une genèse et une histoire : ce n’est pas par génération spontanée que les idées de liberté, d’égalité et de fraternité ont pu émerger de sociétés esclavagistes et inégalitaires et finir par s’imposer. Hegel avait vu juste, je crois, en disant que si les Grecs et les Romains savaient que quelques-uns sont libres, c’est par le christianisme qu’on est arrivé à la conscience que tous sont libres, que la liberté de l’esprit constitue la nature propre de l’homme.

J’en termine avec mes réserves sur un point de détail. À propos des musulmans français vous écrivez : « Certains d’entre eux, on le sait, désignent Européens et Américains comme les « croisés ». Il y a plus de vérité dans cette exagération que dans nos dénégations » (p. 152). J’avoue avoir du mal à voir la vérité de cette exagération. Passe encore pour les Américains, mais les Européens ? Mais les Français ? S’il s’agit des catholiques vous dites vous-même qu’ils rasent les murs, ce qui est une curieuse façon de partir en croisade, et vous ajoutez que l’Église catholique est aujourd’hui « la moins intolérante et la plus ouverte des forces spirituelles qui nous concernent » (p. 159). S’il s’agit de la société française dans son ensemble, outre qu’elle est largement déchristianisée, elle s’est massivement opposée à la seconde guerre d’Irak : à 80% selon les sondages de l’époque, 7% seulement des Français ayant souhaité un plus fort engagement, et 27% ayant déploré un trop fort engagement alors même que la France avait pris la tête avec Villepin de l’opposition à l’entreprise américaine.

Je voudrais enfin vous dire pourquoi je ne désespère pas de la laïcité et pourquoi je ne crois pas que l’intégration de nos compatriotes musulmans requière qu’on rabatte en quoi que ce soit de ses exigences. Comme je vous l’ai dit je partage à peu près entièrement votre analyse de la situation. En revanche je n’apprécie pas exactement de la même manière que vous le rapport des forces en présence. Lorsque vous opposez leur force à notre faiblesse vous ne sous-estimez assurément pas notre faiblesse, mais peut-être surestimez-vous leur force. Tout en reconnaissant l’hétérogénéité du monde musulman et ses divisions vous écrivez « Il reste que pour le plus grand nombre, en tout cas pour un nombre assez grand pour déterminer et fixer la forme de la vie commune, l’islam reste la règle évidente et obligatoire des mœurs » (p.59). C’est sans doute vrai à l’extérieur, mais à l’intérieur ? Un peu plus haut vous dites : « certains en nombre indéterminé peuvent même avoir abandonné la religion commune ou ne la plus suivre qu’épisodiquement ou superficiellement … ». Certes ce nombre n’est pas aisé à déterminer puisque l’établissement de statistiques ethniques et religieuses est problématique, mais nous disposons tout de même de quelques indications. Selon le ministère de l’intérieur et l’enquête INSEE/INED de 2010, 1/3 seulement des musulmans (c’est-à-dire des personnes d’origine musulmane) se déclareraient croyants et pratiquants. Le chiffre du sondage IFOP réalisé en juillet 2011 pour le journal La Croix est un peu plus élevé : 41%, mais selon ce même sondage seuls 25% des musulmans vont à la mosquée le vendredi et 6% ont fait le pèlerinage à La Mecque. 34% se disent croyants mais non pratiquants et 25% sans religion. À la question : « Accepteriez-vous que votre fille épouse un non-musulman ? », 76 % répondent qu’ils l’accepteraient sans difficulté comme une chose sans importance et 17% qu’ils l’accepteraient sans que cela leur fasse plaisir. Seuls 4% répondent qu’ils ne l’accepteraient en aucun cas.

Je pense pouvoir en déduire que le plus grand nombre des musulmans vivant en France – des personnes d’origine musulmane – est mûr pour la laïcité et que ce n’est pas le moment de les en priver, surtout lorsqu’ils la réclament. Déjà à l’époque où allait être votée la loi proscrivant les signes religieux dans l’enceinte de l’école, un sondage IFOP publié par le magazine Elle avait montré que la majorité des femmes musulmanes vivant en France étaient favorables à cette loi. Bien des élèves musulmanes, surveillées par des imams et des « grands frères » aux abords des établissements scolaires, aimaient dans l’École le seul lieu où elles pouvaient retirer leur foulard et souhaitaient tout sauf qu’on leur donne le droit de l’y porter, droit qui se fût inévitablement transformé en devoir. Par ailleurs il y a en France un taux de mariages et d’unions mixtes important, dix fois plus élevé qu’en Grande-Bretagne ou qu’en Allemagne. Sans doute ces chiffres doivent-ils être pondérés aujourd’hui comme le signale Michèle Tribalat, dans la mesure où les Français rejoints sont souvent eux-mêmes d’origine étrangère, de sorte que ces mariages mixtes ne sont pas véritablement exogames. Il n’en demeure pas moins que les unions entre Français d’origine européenne et maghrébins sont beaucoup plus fréquentes que celles entre Britanniques « de souche » et Pakistanais ou Allemands et Turcs. Le communautarisme d’outre-Manche n’a ni favorisé l’intégration, ni empêché les émeutes raciales, ni fait obstacle à la préparation d’actes terroristes. Déjà à la suite des émeutes de 2001 le rapport Cantle avait remis en cause la politique différentialiste. Aujourd’hui que David Cameron et Angela Merkel prennent acte l’un et l’autre de l’échec du multiculturalisme dans leurs pays, est-ce bien le moment de remettre en cause notre laïcité ?

Je pense tout au contraire qu’il nous faut nous appuyer sur cette majorité de nos compatriotes musulmans qui, en dépit de leur origine, sont ouverts à la laïcité parce qu’ils en perçoivent bien les avantages et qui aspirent à nous rejoindre dans nos mœurs pour combattre la minorité – dont il ne faut certes pas sous-estimer la puissance – de ceux qui rêvent de nous imposer à travers les leurs un modèle de civilisation dont nous ne voulons pas.

Bien amicalement à vous,

André

© André Perrin et Mezetulle, 2016.

[Lire la réponse de Pierre Manent à André Perrin]

[Voir l’ensemble du débat publié sur Mezetulle]

Notes de l’éditeur

1 – La première étape de ce débat (amorcée par la reprise d’un article de Martine Storti « Le porc, les femmes et le philosophe ») réunit un article de C. Kintzler « Situation de la France de Pierre Manent : petits remèdes, grand effet » et la réponse de P. Manent « Pierre Manent répond à Catherine Kintzler ». Référence du livre de Pierre Manent : Situation de la France, Paris et Perpignan : Desclée de Brouwer, 2015.

2 – Voir la note précédente.

La prétendue « laïcité à l’entreprise » : la droite s’emmêle

Le principe de laïcité ne concernant que la sphère publique, il ne saurait s’appliquer dans l’entreprise privée, sauf si celle-ci est chargée d’une mission de service public. Pour avoir rappelé « La liberté du salarié de manifester ses convictions, y compris religieuses », le préambule Badinter au projet de loi El Khomri a fait l’objet de critiques contradictoires, donc également faibles, comme nous l’avons montré1. Mais voici que l’extrême-droite et la droite s’y mettent, faisant assaut de laïcité contre la réforme souhaitée par le MEDEF !

Étonnants laïques, juristes ignorants

Le FN a tiré le premier, le 16 mars 2016, par un communiqué de Bertrand Dutheil de La Rochère, dénonçant un « article anti-laïque » « [introduisant] les dissensions religieuses au sein de l’entreprise », lesquelles, juridiquement « insécurisées », seront prêtes à tous les « accommodements raisonnables » [sic] pour « acheter la paix sociale ». C’est beau comme du « Riposte Laïque » !

Le 21 mars, Jean-François Copé, décidément en mal d’existence, dégaine à son tour : « ce combat [laïque] n’appartient à aucun parti politique. », dit-il pour se défendre de courir après le FN. Et d’annoncer une pétition contre l’introduction de « ce type d’élément religieux dans l’entreprise », qui va se trouver « insécurisée », car – tenez-vous bien – , « il n’y a jamais eu de référence religieuse dans le code du travail ». Eh bien, perdu !

La sincérité laïque d’une droite amatrice de crèches de la Nativité dans les bâtiments publics au nom de la « tradition chrétienne de la France » prête à rire. Mais c’est son ignorance du code du travail, bien prévisible puisqu’elle le déteste, qui lui fait proférer des énormités. Rectifions !

Les convictions religieuses sont déjà autorisées à l’entreprise (ce sont même les seules !)

En effet, le code du travail actuel interdit explicitement les discriminations pour, notamment, « convictions religieuses ». M. Copé trouvera ces « références religieuses » à l’art. L1132-1 (les lecteurs de l’UFAL le savent), répétées à l’art. L1321-3 – 3, qui interdit que le règlement intérieur contienne de telles discriminations.

Comme nous l’avons montré dans notre précédent article2, le problème est que, par un tour de passe-passe, les « convictions religieuses » (avec les « opinions politiques ») sont les seules à se voir protégées par le code du travail actuel : à cet égard, la formulation du préambule Badinter est préférable.

En revanche, dans le projet de loi, les motifs justifiant des « restrictions aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives » (actuellement « la nature de la tâche à accomplir »), sont excessivement élargis à « la bonne marche de l’entreprise » – critère que semble donner carte blanche au seul employeur.

L’attaque par la droite de la réforme El Khomri au nom (usurpé) de la « laïcité » vise à brouiller les pistes, puisque, pour l’essentiel, FN et LR approuvent le torpillage du code du travail voulu par les patrons, et le trouvent même trop mou ! Elle invite aussi les défenseurs des droits des salariés, comme ceux de la laïcité, à se méfier des lectures trop rapides…

© Charles Arambourou et UFAL, 2016. L’article ci-dessus a été publié le 22 mars sur le site de l’UFAL, repris ici avec l’aimable autorisation de l’UFAL et les remerciements de Mezetulle.

Notes de l ‘éditeur

1- Dans l’article « Le torpillage du code du travail menace-t-il aussi la laïcité ? » publié le 8 mars sur le site de l’UFAL (Union des familles laïques). Mezetulle engage vivement les lecteurs qui veulent en savoir plus à lire cet article plus développé. On lira également l’analyse de l’initiative du groupe Paprec d’installer une charte de la laïcité en entreprise. 

2 – Voir la note précédente.

Pierre Manent répond à Catherine Kintzler

Lettre de P. Manent à CK au sujet de l’article qu’elle a consacré au livre « Situation de la France »

En décembre dernier, j’ai publié sur Mezetulle un texte faisant état de ma lecture – très critique ! – du livre de Pierre Manent Situation de la France. Averti de cette publication par mes soins dès sa mise en ligne, Pierre Manent l’a accueillie avec une grande générosité, et a annoncé une réponse. Celle-ci m’est parvenue il y a quelques jours sous la forme d’une lettre. C’est avec l’aimable autorisation de l’auteur – et en le remerciant très vivement – que Mezetulle la publie ci-dessous. Le débat (également enrichi par les nombreux commentateurs de mon article) se poursuivra !
CK

Pierre Manent à Catherine Kintzler (9 mars 2016)

Chère Catherine Kintzler,

Voici donc la réponse que je tenais à faire à votre compte rendu1 dont j’ai apprécié la clarté, la fermeté et la sincérité.

Sur la laïcité, vous tendez à confondre, me semble-t-il, ma critique des usages qui en sont faits, en particulier de l’extension/infléchissement que beaucoup donnent à la notion, avec une critique du principe de laïcité en tant que tel. Sur ce dernier point, vous ne trouverez rien dans le livre qui aille à l’encontre de la séparation entre commandement/loi politique et commandements/conseils religieux. Non seulement j’honore ce principe formellement mais encore, considérant le moment historique de l’institution française de la laïcité, et le débat entre les deux grands partis – laïque et clérical, je donne explicitement l’avantage politique au parti laïque selon le critère du bien commun, en l’occurrence pour l’institution d’un parcours complet d’éducation indépendant de toute influence religieuse et donc commun à tous les citoyens. On a remarqué que je proposais une vision passablement irénique de l’épisode. C’est exact. Je tenais à ne donner aucun aliment à mes coreligionnaires qui aujourd’hui encore, ou à nouveau, gémissent sur les persécutions subies sans mesurer ni le progrès du bien commun et même de l’amitié civique permis par cette laïcité ni les nombreux avantages que l’ Église elle-même en a retirés.

Le problème aujourd’hui, c’est que les conditions générales de la vie civique ont profondément changé. Vous l’admettez, le souci de l’éducation commune s’est étiolé ou dissipé. Mais pourquoi ? Parce que la référence collective s’est étiolée ou dissipée. La référence collective, c’est-à-dire la République française. S’il est une critique qui est très injuste parce que très inexacte, c’est l’imputation d’avoir écrit un livre antirépublicain. C’est tout le contraire. Tout mon propos est aimanté par le souci théorique et pratique de la chose commune. Souci théorique : reconquérir une capacité de saisir les « tout » alors que la doxa ne nous donne à voir et ne nous autorise à penser que des individus. Souci pratique : chercher les voies d’une recomposition du bien commun. Je suis, il est vrai, très éloigné de ce que vous appelez « la conception philosophique du modèle républicain », parce que ce modèle « immanentiste, minimaliste et atomiste » est à mes yeux fort peu républicain – il est républicain lite, car il ignore la question de ce qui nous « communise » et qui ne saurait être simplement le partage des droits et libertés même les plus étendus. Donc je me débrouille comme je peux avec ces « tout » et ces « faits sociaux » dont j’ai peine à croire que je les « tire de mon chapeau ». Ni les classes sociales ni les groupes religieux ne sont de mon invention. Si l’on veut refonder la république, il faut reprendre conscience et connaissance de ses parties constituantes que l’idéologie des droits encore une fois nous interdit de penser. C’est sur ce point surtout qu’un certain usage de la laïcité est paralysant parce que celle-ci est supposée capable par elle-même, par son seul dispositif, de résoudre tout problème politique/social posé par les religions. Donc il n’y a pas – par exemple et spécialement – de problème musulman en France si seulement nous sommes des laïques rigoureux. C’est ce postulat que je conteste. Il y a un problème politique des musulmans, et d’abord celui de leur dépendance à l’égard de pays étrangers, aux régimes souvent fort défectueux, et en général d’un monde arabo-musulman dans un état de décomposition politique, sociale et morale qui rend urgente la « nationalisation » des musulmans français.

Vous me dites alors que « les musulmans » n’existent pas comme tels, qu’ils n’ont pas de problème avec la laïcité, et que je ne dois pas les assigner à une identité qui les sépare. Je ne pense pas que les Français depuis vingt ou trente ans, quand ils parlent des « musulmans », parlent de quelque chose qui n’existe pas. Quant à l’appartenance à la nation civique, l’expérience de la classe ouvrière et de sa longue séparation nous interdit d’assimiler égalité des droits et participation « réelle » au commun. La critique sociale a longtemps dénoncé à ce propos « l’illusion politique ». Sans me vanter c’est un argument analogue que je soutiens à propos des musulmans. Il n’est ni plus ni moins condescendant à leur égard que n’étaient condescendants à l’égard de la classe ouvrière ceux qui se souciaient de sa participation collective à la République.

Ici permettez-moi de citer une phrase qui signale que votre intention critique vous entraîne au-delà de la vraisemblance : « Le califat, qui s’y connaît, a très bien compris que l’immense majorité des Français de confession musulmane et des musulmans vivant en France n’ a pas de problème avec la laïcité … ». Je laisse de côté la compétence politique ou scientifique attribuée ici au califat, mais si cela est vrai, de quoi parlons-nous et pourquoi nous échauffons-nous ? Vous, moi, nous disputons d’un problème qui n’existe pas. La laïcité fait son office et tout est bien dans le « cher vieux pays ». Plus précisément, la proposition que vous m’opposez, je pourrais la faire mienne, et c’est pour la faire mienne que j’avance ces concessions pour lesquelles je suis vertement tancé. Je propose en effet une laïcité réduite à l’essentiel, et compatible avec une présence sociale des mœurs musulmanes, une laïcité réduite en effet à la souveraineté exclusive de la loi politique. Mais si, comme vous le soutenez, la laïcité inclut tous les droits liés aux mouvements d’émancipation, y compris les plus récents, comment pouvez-vous dire que « l’immense majorité des Français de confession musulmane et des musulmans vivant en France n’a pas de problème avec la laïcité… » ? Comment dire que je sacrifie les droits des femmes en acceptant les musulmans comme ils sont, s’ils sont déjà dans leur immense majorité acquis à cette laïcité qui comprend éminemment les droits acquis récemment par les femmes en Occident ? Ou je sacrifie les droits des femmes, et cela signifie que « les musulmans » constituent en effet un fait social résistant et que leurs « mœurs » les séparent du reste du corps civique ; ou ces mœurs sont de mon invention, sortent de mon chapeau, et il n’y a pas de danger particulier pour les droits des femmes parmi des musulmans français ou étrangers qui n’ont aucun problème avec la laïcité perfectionnée que vous recommandez. Il faut choisir. La seule critique plausible, c’est en effet non pas que j’invente des mœurs musulmanes mais que le compromis que je propose est désavantageux pour les femmes musulmanes. C’est un risque assurément. J’ai souligné dans le livre combien cette question me semblait importante et difficile à résoudre, et avoué que je n’avais pas la solution. Je n’ai pas couvert de paroles convenues et rassurantes ma perplexité. Simplement je ne pense pas qu’on se rapproche d’une solution en « damnant » les (hommes) musulmans sur cette question, c’est-à-dire en leur disant à peu près ceci : il y a quelque chose d’essentiellement pervers, ou pathologique, ou dégradant, dans votre attitude – en tant que musulmans – à l’égard des femmes. Il est bon que cette critique soit portée, par des musulmans et des non musulmans, comme elle l’est aujourd’hui fréquemment, et comme elle le sera normalement dans une société où règne la liberté complète d’opinion et d’expression que je recommande. Il ne me semble pas souhaitable qu’elle définisse l’opinion sociale à l’égard de l’islam dans nos pays. Je mets plus d’espoir dans la participation plus active des musulmans à une vie nationale où l’égalité, la liberté et la sécurité des femmes font en effet partie de « nos mœurs » et sont garanties par la loi. Je ne leur dis pas : conformez vos mœurs (mauvaises) à nos (bonnes) mœurs. Je leur dis : venez participer à une vie commune où vos mœurs et nos mœurs sont exposées à la critique mais où nous obéissons tous à la loi et visons tous la concorde et l’amitié civique.

Encore une fois, ma proposition suppose et affirme la souveraineté de la loi politique. Lorsque j’écris : « Nous n’avons pas posé de conditions à leur installation », vous supposez que je les dispense d’obéir à la loi ! Je ne pensais pas devoir préciser que mes concitoyens musulmans étaient comme moi tenus d’obéir à la loi de la République. C’est pourquoi je parle de leurs « mœurs » dans ce qu’elles ont de distinct et de séparateur, sans que cela soit nécessairement contraire à la loi : le vêtement (réglementé par la loi dans certains cas), la nourriture (que la loi n’a pas à réguler, me semble-t-il), les fêtes (réglementées parfois pour des motifs d’ordre public), une certaine aversion pour la mixité (aversion à laquelle je serais disposé à faire des concessions lorsqu’il s’agit d’enfants d’âge scolaire), une sociabilité spécifique qui fait que dans les quartiers l’espace public est principalement occupé par des hommes, etc. On peut penser ce qu’on veut de ces mœurs, je ne me réjouis ni de leur présence, ni de leur extension et consolidation, mais enfin elles existent et je suggère qu’il n’est guère praticable de les dissoudre ou restreindre directement, mais plus judicieux d’employer une stratégie indirecte.

Une dernière remarque sur les non-croyants et les indifférents qui « ne forment pas communauté » car leur existence est « par nature atomisée ». Si cela est vrai, cela ne les empêche pas de gouverner la République puisque c’est ce parti, le parti laïque avancé, qui inspire la législation de ce pays, comme vous le soulignez vous-même en vous réjouissant des progrès de celle-ci « tout particulièrement à l’époque actuelle ou récente ».

Il ne serait pas raisonnable de prolonger ces considérations qui ne visent qu’à nourrir une conversation dont j’espère qu’elle se poursuivra. Je relève cependant vos derniers mots qui évoquent avec assurance et même certitude la « bienveillance »  avec laquelle mon livre serait lu « par une partie des décideurs et des intellectuels pourvoyeurs de think tanks ». Ici c’est la vérification empirique qui fait foi. Je vous assure que ces décideurs ne se sont pas encore manifestés. C’est sans doute qu’ils n’ont pas vu dans mes propositions cette « faiblesse qui appelle la faiblesse » que vous croyez discerner, mais au contraire un appel ambitieux à l’action, qui leur est antipathique et en somme inintelligible.

Bien à vous,

Pierre Manent

© Pierre Manent, 2016.
Pierre Manent est directeur de recherches à l’École des hautes études en sciences sociales. Voir sa page web sur le site du Centre de recherches CESPRA de l’EHESS.

1 – Note de l’éditeur. Il s’agit de l’article « Situation de la France de Pierre Manent : petits remèdes, grand effet. Un brûlot anti-laïque et anti-républicain. » en ligne le 19 décembre 2015 sur Mezetulle. J’encourage vivement les lecteurs à prendre connaissance du débat qui a lieu dans les commentaires de cet article. CK

[Edit du 16 avril 2016. Voir l’ensemble du débat publié sur Mezetulle]

Un observatoire de la laïcité personnalisé (par Loïck Gourdon)

Faites-le vous-même !

Mezetulle a reçu de la part de Loïck Gourdon1 une recette de bricolage ludique DIY2 pour fabriquer un Observatoire de la laïcité. Comme on le verra, c’est rapide, facile et très peu de compétences sont requises – seule l’étape 2 réclame un peu d’attention et de délicatesse. J’étais sur le point de lui demander de joindre un tuto vidéo, mais je pense que c’est superflu : on comprend au quart de tour. D’ailleurs l’étape 4, très fun, est largement illustrée par l’actualité.

Dans la lignée des derniers avis rendus par l’Observatoire de la laïcité et des commentaires de son président Jean-Louis Bianco, la voie est ouverte à une vision très personnalisée de la loi de 1905. Chacun peut donc participer au nouveau grand jeu : Construis toi-même ton observatoire de la laïcité !

  • Étape 1 : Lis d’un œil distrait la loi de 1905 ; c’est juste une base de discussion.
  • Étape 2 : Assure-toi que tes réflexions n’indisposeront aucune religion. Si tu en es certain, tu peux commencer à jouer.
  • Étape 3 : Recherche parmi l’ensemble des revendications religieuses celles que tu souhaites justifier ou satisfaire et crée ton observatoire sur ces bases.
  • Étape 4 : Accuse tous ceux qui refusent de jouer avec toi d’être des intégristes laïcards.
  • Étape 5 : Fais reconnaître ton observatoire comme un organisme porté au dialogue et déclare qu’il s’agit d’une institution.
  • Étape 6 : Fais-toi inviter à la télé pour lutter contre les archaïsmes. Si tu fais le 20 heures, tu as gagné.

Texte initialement publié par le site de l’Association pour une Constituante, que je remercie pour l’autorisation de reprise sur Mezetulle.

  1. Militant laïque, membre de l’Association pour une Constituante. []
  2. Do It Yourself : faites-le vous-même. []

Deux obédiences maçonniques perdent la boussole

… en se plaçant sous la houlette d’un ministère

En voyant l’annonce d’un colloque intitulé « La jeunesse à la rencontre de la franc-maçonnerie » je crois rêver. Le logo officiel du ministère de l’Éducation nationale y trône en haut et au centre, flanqué de ceux de la Grande Loge de France et de la Grande Loge Féminine de France. Autrement dit, deux obédiences maçonniques organiseraient une « rencontre avec la jeunesse » sous le haut patronage du ministère de l’Éducation nationale ! Bravo pour la prétendue indépendance maçonnique, et bravo pour la prétendue laïcité de la République !

Franchement, j’ai d’abord cru à un canular antimaçonnique lancé avec un document contrefait. Mais non ça a bien l’air d’être vrai : on trouve l’annonce sur le site de la Grande Loge de France, ainsi que sur des blogs d’information maçonnique tout ce qu’il y a de sérieux et dignes de confiance, comme Hiram.be ou Gadlu.info.

colloqueJeunesse

Fort heureusement, seules deux obédiences (il y en a une bonne vingtaine en France) perdent la boussole. Mais le mal est fait : les sites antimaçonniques et d’extrême droite s’en donnent à cœur joie, se gaussent bruyamment sans faire de détail…. ils auraient tort de se gêner.

Soyons plus précis quant aux modalités de participation des responsables politiques à ce genre de manifestation.

Il me semble tout à fait normal, et cela arrive fort souvent, qu’une obédience maçonnique (comme n’importe quelle association) invite tel ou tel ministre, ou tel ou tel représentant politique pour une conférence publique à des fins de discussion. Mais elle organise cette manifestation elle-même, en toute indépendance, et peut de ce fait ouvrir largement le débat : les exemples ne sont pas rares où un ministre de la République française s’est rudement fait « tancer » publiquement lors de telles séances. Pour les mêmes raisons, il me semble tout à fait normal, et cela arrive fort souvent, qu’une obédience maçonnique organise une rencontre en vue de se faire connaître, que ce soit avec le public tout entier ou une portion du public, ou comme ici « avec la jeunesse ». Mais elle doit le faire elle-même, sans afficher de partenariat avec un gouvernement, et non sous le « haut patronage » – comme cela est clairement écrit sur l’affiche – d’un ministère.

Et que dire d’une République laïque qui accorde son « haut patronage » à telle ou telle obédience maçonnique ? Pourquoi ne le ferait-elle pas pour d’autres associations, y compris confessionnelles ? Que diraient les francs-maçons si une église co-organisait une « rencontre avec la jeunesse » avec le Ministère de l’Education nationale ? Quand le pape utilise son statut de chef d’Etat pour des rencontres officielles, cela est critiqué, à juste titre. Que diraient les citoyens attachés à la laïcité si le logo officiel de la République française côtoyait en haut d’une affiche celui de l’Eglise catholique ou autre ? La laïcité n’est pas à géométrie variable ni à sens unique.

Faut-il que l’air du temps soit pesant et confus pour que deux obédiences maçonniques perdent la boussole au point de négliger leur propre indépendance et d’afficher aussi insolemment (faut-il écrire « aussi naïvement » s’agissant d’associations « philosophiques » ?) un tel « haut patronage »? Mais ce faisant, elles nuisent à la franc-maçonnerie tout entière.

Quant au Ministère de l’Education nationale, il ne faut plus s’étonner de rien : les grandes déclarations sur la laïcité, on en voit ici un exemple, ne sont qu’un vernis. La panique enflant à l’approche des élections présidentielles, le clientélisme règne, comme le montre l’affiche, probablement sortie d’un cabinet de com, qui égrène soigneusement les « diversités » : on ne raisonne qu’en termes de « communautés » et d’« identités ».

L’affiche atteint un maximum de force comique quand on sait que, des deux obédiences « partenaires » qui placent leur opération sous la houlette d’un ministère, l’une est exclusivement masculine et l’autre exclusivement féminine ! À l’issue du colloque, si d’aventure quelques « jeunes » étaient tentés par l’adhésion, il y aura un grand moment : celui où on les « orientera » vers des directions différentes selon leur sexe.

NB. Pour la clarté de cet article, les lecteurs ont le droit de savoir que je suis FM, membre du Grand Orient de France (obédience qui ne participe pas à l’opération et où les Loges sont libres d’initier hommes et femmes).

© Catherine Kintzler, 2016

[Edit du 23 mars 2016. On dirait que le message est passé : Mme Vallaud-Belkacem a retiré le logo faisant état du « haut patronage » de son ministère. C’est un « effet Mezetulle » ? http://blogs.lexpress.fr/lumiere-franc-macon/2016/03/14/gldf-glff-un-tout-petit-flottement-sur-le-parrainage-de-najat-vallaud-belkacem/ ]

Condorcet plus que jamais

Entretien avec UFAL-Info

À l’occasion de la 3e édition de Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen le trimestriel UFAL-Info1 m’a conviée à un entretien. Les questions portent sur l’institution et la politique scolaires bien sûr, mais aussi sur les « valeurs » républicaines et sur l’attirance d’une fraction de la jeunesse pour la radicalisation.

Je remercie UFAL-Info de m’autoriser à reprendre cet entretien, paru dans le numéro 63 du journal.

1. Votre ouvrage Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen vient d’être réédité (Minerve), 30 ans après la première édition. Pour quelles raisons vous a-t-il paru nécessaire, en 1984, d’écrire un livre sur Condorcet ? Pour quelles raisons avez-vous jugé opportun de le rééditer aujourd’hui ? 

CK – Au début des années 80 est apparu de manière institutionnelle le thème de l’adaptation de l’école à la demande sociale – ce que j’appelle « régler l’école sur son extérieur ». On allait « dépoussiérer » un enseignement jugé « ringard » et « élitiste » – à commencer par la réforme des méthodes de lecture, on voit aujourd’hui le résultat! Il fallait « ouvrir l’école sur le monde ». La transmission raisonnée des savoirs était critiquée comme une forme d’oppression et de déni de la créativité de l’enfant. Se répandait une novlangue pédagogique parfois comique – le « référentiel bondissant » est devenu célèbre – on ne parlait pas d’élèves mais d’ « apprenants », l’école devenait « un lieu de vie » et un professeur qui prétendait travailler sans mettre les tables en cercle était accusé de procéder « frontalement ». Une pédagogie officielle s’installait.

J’ai voulu mettre à disposition et réactiver la théorie la plus puissante de l’école républicaine : une pensée nécessaire pour résister et pour faire des propositions. Condorcet montre que l’école de la République devrait se régler sur son intériorité constituée par les savoirs libres et libérateurs. Cette lecture m’a aussi donné le plaisir de découvrir une philosophie complète.

Au moment de sa première publication, le livre a circulé de manière discrète, tant la croyance dans le caractère progressiste des « rénovations » adaptatives était répandue : ceux qui s’y opposaient étaient des esprits chagrins. Il a fallu, malheureusement, 30 ans et plusieurs promotions d’écoliers ayant subi les réformes pour que la nocivité de cette politique scolaire obstinée apparaisse clairement. Je pense que la lecture de Condorcet aujourd’hui est d’autant plus utile et opportune.

2. À propos de l’école, et pour un républicain, le nom de « Jules Ferry » était plus évocateur que celui de Condorcet. Partagent-ils la même conception de l’école ? À vos yeux, l’école de Jules Ferry est-elle la réalisation du programme que Condorcet a conçu sous la Révolution française ? 

CK – Les grandes lois scolaires de la fin du XIXe siècle sont une pièce maîtresse de la législation laïque. Cette école de la IIIe République avait pour objet principal la transmission de connaissances, on ne badinait pas avec la trilogie élémentaire lire-écrire-compter.

L’école de Jules Ferry a également installé ce que j’appelle le dépaysement scolaire. L’enfant devient élève lorsqu’il est placé dans un espace critique où les seules autorités sont la raison et l’expérience, où il est considéré pour lui-même et non comme « fils, fille de… » ou « originaire de… ». L’école offre une double vie à l’élève. Même si on rendait pendant l’été les petits paysans aux travaux agricoles, l’école les soustrayait périodiquement et momentanément à leur environnement, mais n’effectuait en cela aucun rapt.

À d’autres égards, l’école de Jules Ferry reste en deçà du programme de Condorcet. L’école selon Condorcet est mixte ; il expose dans son Premier mémoire sur l’instruction publique que les femmes ont les mêmes droits que les hommes, et que le savoir est de même nature pour eux et pour elles. L’école de la IIIe République sépare filles et garçons et introduit dans leur instruction des éléments de différenciation correspondant aux rôles sexuels sociaux de l’époque. Autre point de divergence : avant la première guerre mondiale, l’école a été un outil d’embrigadement, l’esprit revanchard allait au-delà du patriotisme. L’école pensée par Condorcet est étrangère à cette dimension, que Condorcet aurait considérée comme une « religion civile ».

3. La principale finalité des réformes actuellement mises en œuvre consiste moins à « mettre l’enfant au coeur du système » qu’à substituer à la notion de savoir celle de compétence. Une telle substitution paraît à certains anodine. D’autres s’en réjouissent, considérant que la seconde est moins abstraite que la première et que l’acquisition de compétences prépare davantage les élèves à leur future vie professionnelle. Partagez-vous cette analyse ?

CK – Il est nécessaire de mettre en œuvre les éléments du savoir dans des situations, des problèmes particuliers – par exemple il ne suffit pas de savoir la table de multiplication, il faut savoir aussi quand il faut faire une multiplication. On peut appeler « compétence » cette capacité à mobiliser des éléments qui ont été compris. Mais cela s’enseigne en même temps que les contenus, c’est indissociable.

Si l’on sépare la notion de compétence du rapport substantiel avec un véritable contenu de savoir, on va vers une forme de mutilation des esprits : c’est là qu’on peut parler d’abstraction ! Je sais me débrouiller pour regarder dans un moteur, repérer les pièces principales, voir si une durite fuit, mais si je n’ai pas vraiment compris le principe du moteur ma « compétence » est limitée et risque de devenir très vite obsolète. Il est donc prioritaire de s’interroger sur ce qui est fondamentalement libérateur à long terme et non sur ce dont on pense avoir besoin à tel ou tel moment. C’est pourquoi la notion de programme est constitutive d’une école libératrice : les programmes présentent les objets du savoir par champs disciplinaires dans un ordre raisonné d’intelligibilité. La « compétence » s’arrête à une conception instrumentale. Mais quand on acquiert des éléments, si rudimentaires soient-ils, non seulement cela permet une mise en œuvre, mais c’est une base pour aller plus loin.

Derrière la notion de compétence, il y a une conception comportementaliste. Que penser d’une école qui se contenterait de mener les élèves sur le chemin de la « débrouillardise », qui leur épargnerait l’élargissement auquel tout esprit humain a droit en les limitant à « savoir faire telles ou telles opérations » ou pire à « savoir adopter un comportement social adéquat » ? On n’a pas le droit de « former » un être humain si on ne l’a pas d’abord instruit ou tout au moins si on ne se soucie pas de l’instruire tout en le formant, de sorte qu’il puisse voir au-delà.

4. Depuis les attentats de janvier dernier, la République a de nouveau le vent en poupe : le Ministère de l’Éducation nationale a annoncé une mobilisation autour des valeurs républicaines, a institué à tous les niveaux un enseignement moral et civique, a constitué une « réserve citoyenne » pour faire la promotion des valeurs de la République. Faut-il se réjouir de ces décisions ? La République doit-elle exiger des citoyens qu’ils connaissent et partagent des valeurs ?

CK – Cela répond à un souci que l’on peut comprendre. Mais une école qui instruit vraiment se garde d’inculquer une sorte de religion civile. Le prêchi-prêcha me semble peu approprié, et même il peut devenir contre-productif. L’idée de « valeur » est fragile : on croit à des valeurs, et on peut changer de croyance si on rencontre une parole plus forte, un gourou. Ce qui importe c’est d’avoir des principes solides qui ne vacillent pas à la moindre objection. Il faut donc comprendre en quoi les principes républicains sont fondés, en quoi ils sont à la fois protecteurs et libérateurs, pour être à même de les défendre, et aussi éventuellement de les améliorer.Un enseignement moral et civique ne confond pas instruction et prédication.

On peut aborder la morale très tôt, par des exemples simples, des histoires, et plus tard on peut accéder à l’énoncé plus abstrait des principes. Mais je pense que la morale à l’école consiste avant tout à installer les élèves dans un climat de sérénité, à rendre possible l’enseignement lui-même. On ne hurle pas dans les couloirs, on ne se vautre pas sur les tables, on ne prend pas la parole n’importe comment pour dire n’importe quoi, on se concentre, on réfléchit. C’est par des choses aussi simples que commence le respect des autres et de soi-même. Lorsqu’un élève, dans le calme, comprend une règle de grammaire, une opération d’arithmétique, il se sent fort et libre sans nuire à personne, et il comprend aussi que tout autre est capable de la même chose : en même temps que sa propre liberté, il découvre vraiment le concept d’autrui.

5. Des politiques et des intellectuels considèrent que l’Etat ne peut lutter efficacement contre la radicalisation s’il n’a pas les moyens de contrôler les religions, plus particulièrement l’islam. On entend dire ici et là qu’il faudrait, en ce sens, toiletter la loi de 1905. Vous avez écrit deux ouvrages sur la laïcité (Qu’est-ce que la laïcité ? et Penser la laïcité). Que répondez-vous à ce discours ? 

CK – Ces tentatives proposent tout simplement d’abolir la laïcité en la sacrifiant sur l’autel du radicalisme terroriste. Elles tournent en ce moment autour de deux thèmes : le financement public des cultes, et l’idée d’un « contrat » qu’il faudrait proposer aux communautés religieuses – notamment l’islam qu’on s’acharne à fétichiser sous sa forme la plus rétrograde.

Financer des édifices cultuels avec l’argent public serait faire de la liberté de culte un droit-créance, ce qu’elle n’est pas. Il faudrait pour cela considérer les religions comme étant d’utilité publique, ce qui reste à prouver. On placerait la liberté de culte au-dessus de la liberté de conscience, et on introduirait une distinction entre croyants et non-croyants. Selon un sondage Sociovision de novembre 2014, ceux qui en France pratiquent un culte sont 10% et ceux qui se déclarent indifférents à toute religion sont près de 40% : ce sont des estimations à méditer. On avance que certaines mosquées sont financées par l’étranger et qu’un financement public y remédierait. Cet argument ne tient pas la route : en quoi un cadeau public empêcherait-il les cadeaux privés ?

Quant à l’idée de contrat, elle est impertinente. Il n’y a pas de contrat entre la République française et les citoyens : ce sont les citoyens, par l’intermédiaire de leurs représentants élus, qui font les lois. À plus forte raison ne peut-il y avoir de contrat entre la République et une portion des citoyens (définie sur quel critère : religieux, ethnique?). La République n’est pas un deal avec tel ou tel groupe, elle n’achète pas l’observance des lois. Un tel « contrat » ouvrirait la porte à la reconnaissance politique de communautés, et négligerait ceux qui ne se réclament d’aucune appartenance. 

6. Les Français ont découvert, au moment des attentats, qu’une fraction de la jeunesse était tentée par « l’aventure djihadiste ». Certains commentateurs ont avancé l’hypothèse selon laquelle un certain attrait pour l’héroïsme était l’une des causes de leur départ en Syrie. La notion d’héroïsme n’est pas étrangère aux recherches que vous avez faites dans le champ de l’esthétique et plus particulièrement de l’esthétique classique. Que pensez-vous de cette hypothèse ? Vous paraît-elle fondée ? ​

CK – On ne peut pas exclure cette dimension, surtout quand on a enseigné pendant 37 ans à des grands adolescents et à des jeunes adultes. C’est l’âge héroïque et du sublime où on est capable d’aller jusqu’à l’irréparable pour une cause que l’on croit supérieure à toute autre considération. Le problème n’est pas de s’enflammer, mais de respecter les limites au-delà desquelles on bascule dans le crime et le délit. Le théâtre de Corneille montre la symétrie entre les « grandes vertus » et les « grands crimes », et pose le problème. Le héros cornélien subordonne toutes ses passions à une passion dominante, pour le meilleur ou pour le pire. Ce n’est pas en se détournant de telles questions ni en faisant une morale de la tiédeur à des jeunes subjugués par des gourous et des vidéos fascinantes qu’on les fait basculer du côté du meilleur : il leur faut des raisons solides aptes à tenir tête à tous les sortilèges, il faut qu’ils puissent travailler leurs passions en raison.

Si l’école républicaine n’est pas capable d’engager ces jeunes esprits souvent raffinés et toujours curieux sur la voie de la rationalité critique, de leur montrer que l’exercice de la raison n’est pas pantouflard et ne se réduit pas à pianoter sur une calculette, mais qu’il a su affronter, dans de très grands textes et par de pénibles découvertes, les questions les plus problématiques et les plus hautes que les hommes se sont posées depuis des millénaires, alors cette école abandonne les esprits aux charlatans, elle suscite une soumission qui se prend pour une liberté. Si elle prend peur devant la soif d’élévation et qu’elle l’étouffe avec de la « proximité » et des « compétences », elle dégoûte les esprits qui peuvent alors se tourner vers des sirènes dont la voix est plus forte qu’un appel aux bons sentiments.

Donc à votre question, je ferai une réponse lacunaire : il faut lire Corneille et les grands textes littéraires ; il faut faire des mathématiques – celles qui démontrent et qui pour cela envoient promener les évidences – ; il faut rétablir les sciences dans leur dimension polémique et critique ; il faut rappeler en quoi le moindre geste technique contient des années et parfois des millénaires de savoir ; il faut lire les grands philosophes ; il faut écouter des musiques qui ne sont pas des narcotiques mais qui font de l’oreille un organe pensif. Il faut des nourritures fortes qui élèvent sans nuire, qui mettent les esprits debout. Mais pour porter et expliquer ces nourritures, il faut aussi des professeurs qui soient des intellectuels reconnus comme tels et fiers de l’être, et non des gentils animateurs.

© UFAL-Info, 2016.

  1. journal d’information de l’Union des familles laïques []

« La Laïcité, défi du XXIe siècle » de Gérard Delfau

Il y a des textes d’analyse politique rédigés avant les massacres de novembre 2015 que leurs auteurs préféreraient peut-être aujourd’hui ne pas avoir écrits – ou avoir écrits autrement. Il y en a d’autres au contraire qui rétrospectivement n’en prennent que plus de pertinence : le dernier livre de Gérard Delfau1 (achevé durant l’été 2015) est de ceux-ci. Loin d’être démentie ou même affadie par la rupture de 2015, son analyse de la laïcité se nourrit des leçons de l’histoire, à tous les sens du terme, et offre à ses lecteurs des références solides pour réfléchir sur le passé, pour s’en inspirer et pour penser le présent. Le « bloc législatif laïque », loin d’être achevé, poursuit sa vie et aujourd’hui, plus que jamais, il se présente comme un défi planétaire : « le XXIe siècle sera laïque, ou ne sera pas ».

Comme en témoigne son vibrant avant-propos, le livre de Gérard Delfau s’inscrit dans l’après-janvier 2015 avec une formule saisissante : « nous avons perdu notre innocence » (p. 13). Cette expression n’a pas le sens qu’elle pouvait prendre aux USA après septembre 2001 – l’innocence perdue ici n’est pas celle d’un peuple qui se croyait universellement aimé, ni celle d’une île-continent idyllique qui se découvre menacée et fragile. Le « nous » dont parle l’auteur s’applique tout particulièrement aux partisans et aux militants de la laïcité, trop longtemps bercés par l’incantation et le prêchi-prêcha, par la fausse évidence d’une idée dont ils ne voulaient plus connaître la difficulté et l’ampleur. Elle désigne aussi ceux qui, par générosité, ont lié question laïque et question sociale au point de les faire coïncider. Or la question laïque excède la question sociale. Vouloir cette coïncidence à tout prix, c’est rester désarmé devant les errements qui feignent d’ignorer la nature des groupes politiques se réclamant d’une guerre sainte. C’est se priver d’arguments face à ceux qui avancent les seules causes sociales pour rendre compte de la violence religieuse. La « sociologie de l’excuse » se nourrit de confusion conceptuelle et politique. L’auteur rappelle à juste titre (p. 71) qu’elle fut pratiquée sous une autre forme au début du XXe siècle par certains courants socialistes qui différaient le combat laïque au prétexte qu’il s’agissait d’une diversion bourgeoise destinée à freiner la lutte prolétarienne. Il y revient dans le cours de l’ouvrage, en abordant sans préjugés le discours de culpabilisation post-coloniale.

Rendue rétrospectivement encore plus béante par les massacres de novembre 2015 à Paris, encore plus révélatrice du mécanisme de « l’idiotie utile » par les agressions de Cologne, la rupture dont s’autorise l’ouvrage n’en fait cependant pas un livre de circonstance. Il s’agit surtout d’un ouvrage de fond qui doit faire référence. Un bilan détaillé réussit à conjuguer le récit historique et l’approche juridique pour les éclairer mutuellement. De la Révolution française à l’affaire Baby-Loup et aux enjeux européens de notre époque, c’est une fresque qui conserve le souci du détail, et cela sans jamais ennuyer le lecteur, émaillée d’explications de texte judicieuses (par exemple les 4 premiers articles de la loi de 1905, le testament laïque de Jules Ferry) où l’auteur n’hésite pas à mettre à l’épreuve ses propres déclarations passées.

La fameuse loi de 1905 de séparation des Églises (noter le pluriel) et de l’État, y est bien sûr traitée avec une grande acuité et l’ampleur qu’elle mérite. L’auteur remet quelques pendules à l’heure en rappelant qu’il ne s’agit pas d’un compromis avec le catholicisme, ni de l’œuvre d’une majorité anti-religieuse revancharde : c’est le résultat à la fois d’une longue évolution de laïcisation des institutions et du sursaut d’un pays en crise qui se libère sous la menace d’un coup d’État militaire.

Et puis, on l’oublie trop souvent, cette poutre maîtresse du « bloc législatif laïque » est loin d’en épuiser l’alpha et l’omega ; elle ne couvre ni n’explique pas tout.

Après en avoir exposé le déploiement historique (où la période actuelle n’est pas en reste) et l’ampleur juridique, l’auteur propose une lumineuse représentation synoptique de ce « bloc législatif » dans un tableau commenté (pp. 170-171). Quand on parle du dispositif laïque, il faut notamment y inclure l’état civil et le mariage, la municipalisation des cimetières et des funérailles, le droit des associations, les droits des femmes, la laïcisation de l’hôpital public, la fin de vie, la question actuelle des « entreprises de conviction » et du droit du travail, ainsi que les questions politiques à l’échelle européenne et mondiale. Tous ces aspects sont abordés avec minutie et clarté, exemples et commentaires de décisions de justice à l’appui. Sans oublier bien sûr les lois scolaires qu’il est peu éclairant de vouloir rattacher à la loi de 1905 qu’elles précèdent, et qui poursuivent leur chemin aujourd’hui notamment avec la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux ostensibles à l’école publique. À cet égard, on peut regretter que l’auteur reste muet sur les réformes scolaires qui, menées depuis trente ans toutes tendances politiques confondues, détruisent l’idée même d’instruction publique au profit d’une école publique « lieu de vie » assujettie à son extérieur et à la demande sociale, laquelle ne jure que par des « compétences » et des comportements : même si on y affiche une « charte de la laïcité », une telle école est-elle vraiment laïque ? La laïcité scolaire ne consiste-t-elle pas avant tout à discipliner pour libérer, à installer la sérénité pour instruire et mettre les esprits debout, et non à saturer les élèves de bons sentiments et de discours édifiants sur des « valeurs » qu’une république laïque devrait se garder d’ériger en religion civile ?

Ce point aveugle est d’autant plus étonnant (ou excusable!) que l’auteur, ancien sénateur, ancien vice-président du Parti radical de gauche, jette un regard lucide et sans concession sur les tentatives de « toilettage », les atermoiements et autres accommodements qui contournent la loi, ou qui adjectivent la laïcité pour mieux la dénaturer, quelle qu’en soit l’inspiration politique – et la gauche n’est pas spécialement épargnée. De façon très argumentée, il règle leur compte à la notion impertinente de « pacte laïque », aux tentatives récentes en faveur d’un régime dérogatoire pour l’islam, aux dérives communautaristes, ainsi qu’aux théories de saupoudrage et de diversion qui noient le concept de laïcité dans un pluriel destiné à l’affaiblir.

Ce n’est pas uniquement par cet aspect critique que l’approche historique de la laïcité pratiquée par Gérard Delfau rejoint l’approche philosophique que j’ai présentée dans mes propres ouvrages2 sur le sujet. La convergence thématique et politique des deux démarches, qui diffèrent par leurs méthodes et leurs outils, fait qu’elles s’instruisent et s’enrichissent mutuellement. Écrit dans un style fluide, ce livre clair, précis et complet peut être lu comme un récit, consulté comme un ouvrage de référence, et servir d’exemple pour nourrir et poursuivre un combat libérateur.

[On lira aussi la recension par Pierre Hayat dans le journal en ligne Respublica du 6 janvier 2015]

1 – La Laïcité, défi du XXIe siècle, Paris : L’Harmattan, 2015. Sur ce thème, Gérard Delfau a publié auparavant Du Principe de laïcité. Un combat pour la République (Paris : Les Éditions de Paris, 2005) et Éloge de la laïcité (Paris : Vendémiaire, 2012).

2 – Qu’est-ce que la laïcité ? (Paris : Vrin, 2007) et Penser la laïcité, (Paris : Minerve, 2014).

© Catherine Kintzler, Mezetulle, 2016.

Au nouveau chic radical : « Laïcité, dégage ! »

Sur le livre « La Critique est-elle laïque ? »

En se penchant sur l’ouvrage récemment traduit en français La Critique est-elle laïque ?1 Jeanne Favret-Saada revient sur le cas de l’affaire danoise des caricatures, qu’elle a elle-même étudiée dès 20072. Elle montre, entre autres, que La Critique est-elle laïque ? prend son départ dans une version tronquée de la crise des dessins de Mahomet en vue de justifier une critique cinglante de la laïcité, y compris sous la forme anglo-américaine du secularism . Malgré ses oripeaux scientifiques, le livre ne recule pas devant les approximations, les méthodes douteuses et les contresens. Mais c’est qu’il s’agit de soutenir une cause « progressiste » : secularism et laïcité figureraient parmi les instruments que l’Occident libéral s’est forgés afin de soumettre les peuples de la planète à son hégémonie.

 

Ce petit livre, paru en 2009 aux USA sous le titre Is Critique Secular ? Blasphemy, Injury and Free Speech3, rapportait les conclusions d’un séminaire tenu deux ans auparavant à Berkeley sur le caractère laïque ou non de la « théorie critique ». Il avait appuyé sa réflexion sur le cas de l’affaire danoise des dessins de Mahomet en 2005-2006, que j’avais moi-même étudiée dans Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins4. Or dans le livre de ces chercheurs américains, les références aux événements survenus pendant l’affaire (entre 30 septembre 2005 et printemps 2006) étaient rarissimes et grossièrement partiales, malgré la présence de deux anthropologues, Talal Asad et Saba Mahmood, en principe voués à l’empirie.

Du coup, j’avais étudié l’armature intellectuelle du volume : qu’était-ce donc que cette « théorie critique », dont les auteurs découvraient qu’en aucun cas, elle ne saurait être secular, bien qu’elle prétendît venir en droite ligne de la Kritik kantienne (donc de la pensée des Lumières), de Marx, puis de Foucault ? Bien sûr, j’avais lu quelques livres de Butler, mais j’ignorais son œuvre récente ainsi que celle de Wendy Brown. Après avoir quelque peu besogné dans ces chapitres et consulté les autres publications des deux anthropologues – car j’avais conservé le souvenir d’une monographie lumineuse de Talal Asad, en 1970, sur les Kababish du Nord-Soudan -, j’avais jugé inutile de pousser plus avant : pour finir, Is Critique Secular ? était une petite production, d’une petite secte. Du radicalisme de campus, anti-impérialiste, anti-libéral, et anti-laïque, une production groupusculaire qui n’espère pas donner à penser mais catéchiser ses fidèles. Le livre, en somme, s’adressait à ces croyants potentiels que sont les étudiants, leur proposant la conversion de travaux universitaires en un credo politico-théorique.

Or ce manifeste vient d’être traduit en français, avec une préface de Matthieu Potte-Bonneville qui nous prévient qu’il s’agit là d’une œuvre importante, issue de la grande pensée de Foucault. De divers côtés, on m’a demandé ce que j’en pensais, car il se disait que ce texte était appelé à compter dans le débat intellectuel français. Stupéfiée, j’ai interrogé des collègues américains sur la réception, en 2009, de Is Critique Secular ? sur les campus (énorme), et sur le poids des deux anthropologues, Asad et Mahmood, dans la discipline (énorme). Relisons donc ce livre, en français et en 2015, puisqu’il sort un an après les massacres de janvier à Paris à Copenhague et deux mois après ceux de novembre à Paris, qui ont jeté rétrospectivement une lumière crue sur l’affaire danoise.

Monter une affaire est un travail de longue haleine

Dans mon propre livre sur les événements danois de 2005-2006, j’ai consacré les trois premiers chapitres à leurs préalables : le passé du Danemark en matière de racisme et d’immigration, le changement de majorité parlementaire à partir de 2001, et l’hésitante politique d’immigration du nouveau gouvernement.

L’affaire des dessins de Mahomet est, au départ, une modeste controverse médiatique qui oppose le journal danois le plus important, le Jyllands-Posten, à cinq imams résidant au Danemark. Deux d’entre eux, qui ambitionnent d’y être reconnus comme les porte-paroles de l’islam et qui sont en conflit avec la presse depuis longtemps, protestent contre la publication, le 30 septembre 2005, de douze dessins représentant le Prophète. Ceux-ci figurent à titre de vignettes illustratives dans une grande enquête sur l’autocensure des artistes par crainte de l’activisme salafiste5. Intitulée « Les Visages de Mahomet », elle vise explicitement ces imams « qui portent l’image publique de l’islam » et qui, au contraire de leurs paisibles coreligionnaires, affichent le « sentiment gigantesque, démesuré, de leur propre importance » ainsi qu’une « sensibilité exacerbée devant toute manifestation de désaccord », devant toute « critique de leur conduite personnelle » dont ils font « une insulte au Livre sacré »6. Ces deux imams et trois de leurs collègues, rassemblés dans un « Comité Européen de défense du Prophète », vont lancer une double protestation contre ces dessins : parce que le Jyllands-Posten a enfreint l’interdiction de représenter le Prophète, et parce que ces dessins seraient des caricatures (ce n’est en réalité le cas que pour quatre d’entre eux).

D’emblée, le Comité recourt à deux méthodes de pression : la mobilisation de la population musulmane du Danemark, et le recours à des États musulmans ainsi qu’à leurs organisations internationales. Mais le premier procédé démontre très vite son insuffisance (il n’y aura qu’une seule manifestation, ratée), tandis qu’au bout de cinq mois, le second produit la crise internationale la plus grave que le Danemark ait subie depuis la Deuxième guerre mondiale : les représentants autoproclamés d’une minorité immigrée sont parvenus à enrôler dans leur cause d’importants représentants de l’islam mondial et, potentiellement, son milliard trois cents millions de fidèles.

La Critique est-elle laïque ? Non, bien sûr !

Donc, les auteurs de l’ouvrage américain de 2009 ont entrepris de répondre à la question de savoir si la « Critique » est ou non « laïque ». Le choix de cet adjectif par les traducteurs français semble venir d’une intention de radicaliser le propos des auteurs, ce qu’ils font de deux manières. D’une part, en attribuant une majuscule à « critique » afin de souligner le caractère vénérable de cette activité, destinée à déstabiliser les évidences et les certitudes, tout « ce qui va de soi ou qui paraît donné dans l’ordre des choses »7. D’autre part, en optant pour le concept français de « laïcité », et en désignant ses partisans par le terme de « laïcistes » :

« Malgré les différences historiques considérables entre le monde anglo-saxon et la France, et donc entre secularism et laïcité, nous avons pensé que leurs points communs étaient plus nombreux et plus décisifs dans ce contexte : réduction du religieux à une croyance intime, neutralité supposée de l’État, dimension normative de cette neutralité, etc. »8

Inutile d’objecter aux auteurs de La Critique est-elle laïque ? que leur définition est impropre et qu’elle repose, comme Catherine Kintzler ne se lasse pas de le répéter, sur une confusion entre le domaine de l’autorité publique (qui s’abstient en matière de croyance et d’incroyance) et celui de la société civile, libre d’afficher en public ses opinions, même religieuses. Car ces auteurs n’entendent nullement construire philosophiquement un concept de laïcité, mais proposer une généalogie à la Foucault (il y aurait une épistémè du secularism, concept politique permettant à « l’État libéral » de produire un certain type de sujet), dont Talal Asad a publié le résultat en 1993, et qui a rapidement fait école9. Le principe de neutralité ne serait alors qu’une ruse de l’État moderne, qui assurerait favoriser le libre épanouissement des religions afin de mieux les reléguer dans le champ clos de l’intimité personnelle et donc les plier à ses normes.

Or cette proposition insoutenable – « l’État libéral » cantonnerait les religions dans le for intérieur des citoyens – permet aux auteurs d’en avancer une autre, qui paraît constituer la cible principale du volume : jamais l’État moderne n’a réellement procédé à une quelconque séparation avec la religion (il s’est contenté d’en absorber ceux des aspects qu’il ne pouvait pas anéantir) ; par ailleurs, il n’est pas souhaitable qu’une semblable séparation soit jamais imposée à ces nouveaux venus dans les démocraties euro-américaines que sont les musulmans.

Selon Wendy Brown, les participants au séminaire Is Critique Secular ? se sont rassemblés sur ce projet : depuis les Lumières et Marx, la critique de la religion a été un préréquisit de la pensée critique ; cent cinquante ans plus tard et dans un monde radicalement transformé, où en sommes-nous ? La réponse à cette question exige qu’on accepte de « mettre à l’épreuve le caractère supposément laïc de la Critique » – d’où la forme interrogative du titre10. Toutefois, le propos oscille perpétuellement entre deux registres, celui de l’assertion dogmatique (non, la Critique n’est pas laïque, malgré le préjugé tenace qui « domine l’université occidentale dans son ensemble ») ; et celui de l’interrogation, qui paraît avoir été adopté pour sa vertu magique, car sa forme, par elle-même, effectuerait la « dispersion […], dissémination et désorientation » des idées reçues11.

L’affaire des dessins vue par la Critique

Le séminaire de 2007 a jugé que la crise des dessins danois lui offrait une « occasion extraordinaire » pour apercevoir les conventions jusque-là inaperçues qui régissent les discours sur « la laïcité, la religion, l’insulte, l’offense, le blasphème, la liberté d’expression, la dissidence et la critique ». Les exposés de Talal Asad et Saba Mahmood ont alors joué un rôle central, puisqu’ « ils se concentraient sur l’affaire des caricatures danoises, c’est-à-dire sur les protestations et les débats autour de la publication en 2005, dans un journal danois, d’une série de dessins caricaturant le prophète Mahomet »12.

Quatre commentaires sont ici nécessaires. En premier lieu, la traduction de l’ouvrage (comme c’est aussi le cas dans la presse française) parle de « caricatures » pour désigner douze dessins de presse dont quatre seulement satirisent le Prophète. Or le texte américain du livre parle de cartoons, un terme générique qui recouvre l’ensemble des dessins de presse humoristiques ; et l’on se souvient que la consigne du Jyllands-Posten – « Dessinez le Prophète comme vous le voyez » – laissait ouvertes toutes les possibilités, et que les artistes l’avaient comprise ainsi. En deuxième lieu, Wendy Brown n’indique ni les circonstances dans lesquelles le journal danois a entrepris cette expérience (vérifier l’existence, chez les artistes, d’une peur de dessiner Mahomet), ni le contexte éditorial de leur publication, le dossier sur l’apparition récente de ce sentiment de menace au Danemark et en Suède. En troisième lieu, cette affaire a certes suscité des « protestations » et des « débats », mais aussi une crise internationale majeure, et une épidémie de violences (avec de nombreux morts et blessés, ainsi que des destructions de bâtiments) que ses instigateurs ont eu le plus grand mal à éteindre. En quatrième lieu, entre la publication des dessins et la fin de la crise de très nombreux acteurs sont intervenus : il conviendrait de les identifier, et de préciser quelle fut leur action au jour le jour, car il aura fallu leurs efforts cumulés pour produire une « affaire ».

La Critique est-elle laïque ? prend donc son départ dans une version tronquée de la crise des dessins de Mahomet, en vue de justifier une critique cinglante de la laïcité, y compris sous la forme anglo-américaine du secularism : tous deux figureraient parmi les instruments que l’Occident libéral s’est forgés afin de soumettre les peuples de la planète à son hégémonie.

Talal Asad et la guerre de civilisations

Malgré ma fréquentation de l’œuvre de Talal Asad, j’ai quelque mal à comprendre selon quels principes de méthode il a constitué l’objet empirique dont traite sa contribution à ce volume, « Liberté d’expression, blasphème et critique laïque ». De toute évidence, il a en tête une formation idéologique, la « civilisation occidentale » et son antagonisme obsessionnel avec « la civilisation islamique ». C’est le thème principal de son travail depuis les années 90, mais cette fois, Asad a pris comme angle d’attaque un aspect particulier de la crise des dessins de Mahomet, les idées véhiculées par les Euro-Américains au cours de l’abondant débat public auquel elle a donné lieu.

Pourtant, plutôt que de les exposer et de les mettre en rapport avec les événements que ces polémiques commentaient, Asad les fourre dans une ample besace censée contenir l’idéologie de l’Occident : des slogans de politiciens néoconservateurs américains en 2001 (la « guerre au terrorisme » islamique), la pensée de Francis Fukuyama (l’annonce, en 1992, de la victoire idéologique du libéralisme), le discours du pape Benoît XVI à Ratisbonne (qui, quelques mois après la fin de la crise danoise, se serait emparé de la raison grecque pour en doter le christianisme et combattre un islam qui convertirait par l’épée13), les thèses de Marcel Gauchet sur le christianisme comme religion de la sortie de la religion (1985), des discours xénophobes de politiciens danois sur l’immigration musulmane, une phrase tirée de l’Évangile selon Saint-Jean (« seule la vérité libère » même si elle blesse, fondement supposé de l’injonction à froisser les convictions d’autrui), etc.

Or si l’on prend la peine d’examiner d’un peu près la crise danoise, elle ne montre guère à l’œuvre un Occident chrétien unanime, mobilisé dans une action de masse contre « l’islam ». Ainsi : en 2005-2006, la classe politique et la presse danoises ont été très partagées sur la publication des dessins comme sur les moyens de sortir de la crise ; la population non musulmane n’a pas suivi les idéologues des partis ou des médias, car elle a établi une distinction nette entre l’action des imams salafistes du Comité de défense du Prophète et l’opinion des musulmans vivant au Danemark, reconnaissant d’ailleurs à tous le droit à la liberté d’expression14 ; toutes les institutions religieuses du pays ont désapprouvé la parution des dessins de Mahomet, etc. Bref, à part l’extrême-droite, dont un parti participait à la majorité gouvernementale sans avoir d’impact direct sur la solution de la crise, la nation danoise ne s’est nullement constituée en « civilisation occidentale », sûre de son hégémonie, et acharnée à punir la « civilisation islamique » d’avoir menacé la liberté d’expression. Au demeurant, l’énorme majorité des musulmans vivant au Danemark a refusé de se solidariser avec les imams du Comité, et même de manifester contre les dessins – bien que, évidemment, elle ne les ait pas applaudis.

De même, Talal Asad a beau enrôler Benoît XVI dans son idée fixe – l’Occident, la démocratie, la notion de la vérité qui libère, etc., seraient issus du christianisme, lequel est en guerre avec l’islam -, le pape n’en a pas moins condamné la publication des dessins danois, comme l’ont fait d’ailleurs toutes les religions organisées : il y a un bon demi-siècle qu’en matière de « blasphème », elles font cause commune contre ceux qu’elles appellent les « laïcistes ». Enfin, la plupart des dirigeants des États occidentaux (à l’exception d’Angela Merkel) et des grandes organisations internationales ont condamné la publication des dessins, et fait l’impossible pour calmer le conflit. C’est même la raison pour laquelle, en février 2006, la presse européenne a diffusé les dessins du Jyllands-Posten : elle estimait la liberté d’expression menacée par la démission des dirigeants euro-américains autant que par les porte-paroles de l’islam à travers la planète.

Pour sa part, Talal Asad n’estime pas que la liberté d’expression ait été à aucun moment été menacée dans cette affaire. Certes, « la communauté musulmane » a « réagi » à la publication des « caricatures » du Jyllands-Posten, mais c’est la réaction euro-américaine à la réaction musulmane qui pose question à l’anthropologue : pourquoi « la société laïque libérale » ne tolère-t-elle pas qu’on soulève publiquement une objection religieuse ? Du fait qu’il se cantonne à l’analyse des discours « occidentaux-chrétiens », Asad omet de signaler que les objections des imams indignés se sont situées dans le cadre normal du débat public – celui de la société civile – tant que leurs auteurs se bornaient à protester et à organiser des manifestations. Ils étaient en effet parfaitement fondés à s’élever contre la publication de dessins du Prophète15, et bien sûr à invoquer leur sensibilité religieuse blessée par la publication des quatre caricatures. Pour qu’une affaire proprement politique puisse naître, il a fallu des actions d’une toute autre nature : que ces imams contactent l’ambassadrice d’Égypte à Copenhague, que celle-ci mobilise ses collègues de pays musulmans en poste au Danemark, que des courriers diplomatiques soient échangés avec le Premier ministre danois, que le Comité Européen de défense du Prophète effectue un voyage au Moyen-Orient, etc. Cette discrète activité internationale des imams ne fut connue de la presse danoise que deux semaines après leur retour : le scandale fut tel que le Comité européen de défense du Prophète déclara une paix unilatérale au gouvernement, et qu’ils se tint désormais soigneusement à l’écart de l’affaire qu’il avait suscitée.

Aussi n’ai-je pas réussi à comprendre sur quoi Talal Asad se fonde quand il prétend s’appuyer sur le cas de l’affaire danoise pour propulser la Critique au-delà de la laïcité16.

Les passions morales et leurs effets

Dans un paragraphe de sa communication intitulé « Comment les Musulmans pensent-ils la liberté d’expression ? », Talal Asad nous dit qu’en islam, la croyance n’est pas conçue comme un ensemble d’idées, de propositions auxquelles on adhérerait parce qu’on les tiendrait pour vraies (« croire que… »), mais comme un engagement que le fidèle prendrait envers Dieu devant sa communauté (« croire à… », « avoir foi en… »). Dans son for intérieur, le musulman peut penser ce qu’il veut, y compris que Dieu est une crapule ou un non-être : tant qu’il garde son opinion pour lui, il demeure en accord avec les prescriptions de l’islam. Par contre, toute communication hétérodoxe, même en privé à ses proches et a fortiori dans la société civile ou dans l’espace public, doit être sanctionnée, parce qu’elle est assimilée à une tentative de séduction d’autrui : elle « travaille à le rendre infidèle, à lui faire rompre un engagement social existant », et de ce fait, elle met en danger « l’ordre social », « la communauté ». Malgré les manœuvres rhétoriques d’Asad, qui exalte à plusieurs reprises le respect de la tradition islamique pour la liberté intérieure (car le forçage des consciences, normal dans le christianisme, y est prohibé), et la conception sophistiquée qu’elle se fait de la séduction, le message de l’islam est clair : il reconnaît absolument la liberté de croyance, mais il interdit absolument la liberté d’expression – dès lors, la question de savoir comment il « pense » celle-ci paraît secondaire.

L’auteur noircit plusieurs pages dans l’intention de nous faire saisir la logique de la condamnation pour apostasie qui frappa en 1995 le professeur égyptien Nasr Hamid Abu Zayd, car il avait enseigné l’herméneutique du Coran (plusieurs années après Mohammed Arkoun en France). Selon Asad, Abu Zayd a enfreint les règles de « l’engagement islamique », il est donc normal qu’il soit condamné à subir les « conséquences sociales » de sa conduite : renvoi de l’université, dissolution de son mariage… (l’auteur ne signale ni que les plaignants étaient des salafistes, ni que le professeur Abu Zayd dut s’enfuir avec son épouse pour demeurer marié et survivre)17. Ces pages, dont la logique échappe à la première lecture, ont en réalité pour objectif de faire comprendre à la fois pourquoi il est urgent de rompre avec une conception laïque de la religion, et quelle notion en avaient les musulmans du Moyen-Orient et d’Asie qui ont protesté avec violence contre les « caricatures » de Mahomet en 2005-2006.

Selon Asad, puisque la foi islamique n’a pas de contenu propositionnel (elle ne dit pas ce qu’il faut croire) et qu’elle est un « engagement » de toute la personne envers Dieu-et-la-communauté (il faut avoir foi en ce monolithe), les Occidentaux devraient cesser d’être surpris par la « violence irrationnelle des musulmans face à la publication des caricatures »18. Comment le fidèle pourrait-il « garder le silence » devant un blasphème dont la présence menace « cette relation vivante » ? il exprime ses croyances parce qu’il « doit le faire ». Les modernes héritiers du christianisme ont été habitués par le processus de sécularisation à donner des contenus propositionnels à leurs idées sur Dieu, à particulariser leurs liens (avec Dieu, avec la société, avec le prochain), à pratiquer le détachement envers les « engagements », et à refuser tous les tabous : il est temps qu’ils admettent qu’ils ont désormais parmi eux des gens susceptibles d’agir, éventuellement avec violence, en vertu de « passions morales », au nom d’une « religion politique ». (Asad ne signale pas qu’ils sont aidés en cela par le poids géopolitique des États dans lesquels l’islam est majoritaire, et par le fait que l’islam est la seule religion au monde à disposer d’une organisation internationale reconnue, l’Organisation de la Conférence islamique. Celle-ci a proclamé en 1990 une Déclaration des droits de l’homme en islam, placés sous l’autorité de la Ummah et de la charia ; la liberté de religion en est exclue, et la liberté d’expression soumise à des limitations drastiques.)

L’islam dévot et la sémiotique de l’image

Saba Mahmood est connue du public français pour l’enquête qu’elle a effectuée au Caire, de 1995 à 1997, Politique de la piété. Le féminisme à l’épreuve du renouveau islamique19. Arrivée en Égypte féministe laïque, elle semble y avoir eu la révélation de ce que peut un mouvement religieux, surtout quand il concerne des femmes qui s’inculquent mutuellement les pratiques de piété et l’intériorisation des vertus islamiques. La plus importante d’entre elles est la modestie, dont Mahmood nous détaille l’apprentissage, mais en insistant sur l’extraordinaire autonomie (la fameuse agency) que, paradoxalement, ces femmes conquièrent grâce leur passage par le « mouvement des mosquées ». Problème : cette ethnographie si minutieuse ne fait aucune référence à l’organisation du mouvement, à son histoire, à sa relation avec un quelconque courant religieux ou politique, ni, enfin, à une quelconque autorité masculine. L’anthropologue américaine paraît du moins avoir découvert à cette occasion qu’une religion est plus qu’une doctrine, un ensemble d’idées sur les êtres naturels et surnaturels, plus même qu’un ensemble de textes sacrés, des rites et des règles de conduite : c’est avant tout une réunion de communautés vivantes qui font circuler des valeurs spirituelles entre l’espace collectif (« public ») et le for intérieur de ses membres.

Dans La Critique est-elle laïque ?, la communication de Saba Mahmood porte sur « l’affrontement » implacable entre deux « visions du monde », « laïque » et « religieuse », que l’affaire des dessins de Mahomet aurait dévoilé avec un singulier éclat20. À l’instar de ses collègues, l’anthropologue affirme que « l’État laïc », tout en se prétendant neutre en matière de convictions ultimes, promulgue des lois qui contraignent les religions de multiples manières, et qui en réduisent le domaine d’exercice au « privé », le for intérieur des individus21. Or, quand ils travaillent sur le terrain, les anthropologues ne rencontreraient jamais des individus (ces fictions juridiques, dont la loi dit qu’ils opèrent librement leurs choix entre les « doctrines » auxquelles ils sont susceptibles d’adhérer), mais seulement des personnes, des êtres complexes, engendrés par une communauté qu’ils n’ont pas choisie et qui fait d’eux ce qu’ils sont, y compris en matière religieuse.

À travers le monde, les musulmans hostiles à la publication des dessins danois y ont réagi soit par des protestations verbales, soit par des violences. Parmi ces conduites, Saba Mahmood élimine les violences et les plaintes relatives à la commission d’un blasphème par les artistes : non pas qu’elle les dénie, mais parce qu’elle les juge inappropriées. Elle voudrait en effet mettre sa compétence professionnelle au service de la cohabitation pacifique de tous dans des sociétés euro-américaines désormais multiculturelles. Aussi, se pose-t-elle cette unique question sur les événements de 2005-2006 : pourquoi les partisans de la « vision laïque du monde » ont-ils été incapables de comprendre l’offense subie par les musulmans, le fait qu’ils aient ressenti une atteinte portée à l’image du Prophète comme si elle avait visé leur personne propre ? Plus précisément : pourquoi les non-musulmans ont-ils été incapables de voir que les « caricatures » n’étaient pas pour les fidèles de l’islam de simples « représentations », car la personne de Mahomet est pour eux une « figure d’exemplarité » avec laquelle ils ont « une relation plus proche de l’assimilation et de l’incorporation que de la représentation »22 ?

Son analyse porte donc exclusivement sur une fraction des fidèles de l’islam, qu’on pourrait désigner par le terme de dévots, afin de souligner leur engagement dans des pratiques d’adoration les conduisant à se souder à la personne du Prophète. Or même une « laïciste » dans mon genre peut parfaitement comprendre qu’ils aient ressenti une « blessure morale » devant des caricatures du Prophète (quatre dessins sur les douze qu’a publiés le Jyllands-Posten), et qu’ils se soient sentis atteints au plus profond d’eux-mêmes. Pourquoi Mahmood s’imagine-t-elle que j’ai l’esprit bouché par « la sémiotique classique de l’image » (qui semble avoir été promulguée avec les lois de laïcité), et que je ferais mieux de l’échanger avec une autre, qui fait des images des êtres dotés d’agencéité ? Il se trouve que je lis depuis quinze ans les publications relatives à cette théorie de « l’acte d’image », qui tente de démontrer que les images ont un effet par elles-mêmes sur leurs spectateurs, indépendamment des dispositions intérieures de ceux-ci et des intentions de l’artiste. Selon Mahmood, cette théorie permettrait d’avancer « que les images sont des êtres animés, vivants, sensibles, renfermant des sentiments, des intentions et des désirs, et qu’elles exercent une action sur le monde qui ne tient pas à la seule interprétation » du spectateur ; car « elles créent une forme de relation au spectateur, elles apportent une transformation sociale, elles agissent sur le réel ». L’anthropologue conclut triomphalement : « Voilà pourquoi […] certaines images sont ‘offensantes ' »23. Voilà pourquoi votre fille est muette.

S’il se vérifiait toutefois que les images, dès l’instant de leur publication, échappent à ce point à leurs créateurs, je ne vois pas quelle politique serait concevable, sinon une interdiction universelle des images, au titre du principe de précaution — qu’il s’agisse de dessiner des Prophètes, des bambins ou des voitures. Comme cela ne semble pas être la voie vers laquelle l’humanité se dirige, j’aimerais au moins que Mahmood explicite ce qu’aurait dû faire la rédaction du Jyllands-Posten le 30 septembre 2005 : puisque des chrétiens n’ont pas à se soumettre aux interdits d’autres religions, les artistes étaient donc en droit de représenter le Prophète ; mais concrètement, comment auraient-ils dû le faire, puisque fatalement leur création devait leur échapper ? Déjà, les auteurs de La Critique est-elle laïque ?, sans pourtant avoir donné à penser qu’ils étaient eux-mêmes des dévots, ont vu des caricatures dans tous les dessins. L’on peut craindre dès lors que les artistes danois auraient eu beau faire, dès lors qu’ils produisaient une image du Prophète, elle aurait fatalement « bouleversé la relation affective », ou « violé l’intimité » que les « musulmans pieux et orthodoxes » entretiennent avec leur « figure d’exemplarité »24. Ergo, seuls les musulmans sont fondés à le dessiner. Mais justement, c’est interdit. Au secours.

La Critique non laïque est-elle une activité sensée ?

Notes

1La Critique est-elle laïque ? Blasphème, offense et liberté d’expression, par Talal Asad, Wendy Brown, Judith Butler et Saba Mahmood (2015), traduit par Francie Crebs et Franck Lemonde, Lyon, Presses Universitaires de Lyon, 182 pp.

2 – Dans Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins (voir les références à la note 4). Jeanne Favret-Saada est anthropologue ; ancienne directrice d’études à l’École pratique des hautes études, elle a publié de nombreux ouvrages. On trouvera une bibliographie et des textes en ligne sur le site de l’École des hautes études en sciences sociales qui a consacré une journée d’étude à ses travaux en 2012 http://gspm.ehess.fr/document.php?id=1408

3 – Berkeley, Townsend Center for the Humanities, 154 p.

4 – Paris, 2007, Les prairies ordinaires. Je l’ai republié l’an dernier chez Fayard, augmenté de données et des réflexions sur les affaires Rushdie en 1989 et Charlie-Hebdo/l’Hyper-Cacher en janvier 2015. Mon travail se fonde sur une enquête effectuée au Danemark, et sur la consultation de la presse des pays concernés.

5 – Talal Asad estime « trop facile » mais sans dire pourquoi l’idée d’une « peur paralysante de critiquer les musulmans » chez les artistes (op. cit. p. 74).

6 – Favret-Saada, op. cit., pp. 81-86.

7 – La Critique majuscule, ce sera l' »examen raisonné et systématique », et non le criticism, banal jugement de valeur, souvent défavorable (id. pp 19-20). Wendy Brown en parle aussi comme de « la Critique politique, sociale, et culturelle » (ibid. p. 22).

8 – « Note sur la traduction », ibid. pp. 19 et 20. Les traducteurs ne commentent pas le fait qu’en parlant de « laïcistes », ils emploient le même terme que les dévots du christianisme, selon qui les laïques manquent par définition de modération.

9 – 1993, Formations of the Secular. Christianity, Islam, Modernity, Stanford, Stanford University Press. 2006 ; David Scott & Charles Hirschkind, eds. Powers of the Secular Modern : Talal Asad and his Interlocutors, Stanford, Stanford University Press.

10 – Wendy Brown, Introduction, ibid. pp. 21 et 22. Ou encore : « La Critique est-elle ou doit-elle être laïque en elle-même ? La laïcité est-elle un préréquisit de la Critique ? » (ibid. p. 33).

11 – Les amateurs de novlangue déconstructiviste trouveront p. 22 une vingtaine de lignes savoureuses.

12 – Wendy Brown, ibid. p. 21.

13 – Malgré sa maladresse, le discours de Benoît XVI semble plutôt avoir voulu réunir la Chrétienté et l’Islam sous le patronage du logos – en engageant il est vrai l’islam à entrer dans le conflit des interprétations de la tradition. Cf. Jean Bollack, Christian Jambet, Abdelwahab Meddeb (2007), La conférence de Ratisbonne : enjeux et controverses, Paris, Bayard Presse.

14 – De jeunes sociologues danois ont effectué une inventive enquête d’opinion au plus fort de la crise : Sniderman, Paul M., Petersen, Michael Bang, Slothuus, Ruth, Stubager, Rune (2014), Paradoxes of Liberal Democracy. Islam, Western Europe, and the Danish Cartoon Crisis, Princeton, Princeton University Press.

15 – Peu avant le 30 septembre 2005, l’un d’entre eux, Ahmed Abu Laban, téléphona au rédacteur en chef du Jyllands-Posten pour le convaincre de ne pas enfreindre l’interdit religieux de l’islam : cette démarche n’était que déplacée. Elle eut pour effet de confirmer le journal dans le bien-fondé de son projet.

16 – Talal Asad évoque de façon oblique Edward Saïd, l’auteur de Orientalisme (1978, Londres, Routledge and Kegan Paul), sans préciser que celui-ci a été foncièrement libéral, démocrate, et laïque, qu’il dénonçait sans ambages ce qu’il ne craignait pas d’appeler « le fondamentalisme musulman » (notamment dans le mouvement Palestinien), et qu’il a exhorté les intellectuels du Moyen-Orient à prendre publiquement la défense de Salman Rushdie (« Contre les orthodoxies », dans Pour Rushdie, Cent intellectuels arabes et musulmans pour la liberté d’expression, Paris, 1993, La Découverte, pp. 257-258).

17 – Il se trouve que j’ai étudié ce cas, et que j’ai lu la même bibliographie en anglais et en français que Talal Asad. Il ne dit pas qu’au cours des années 1990, des activistes salafistes ont investi les institutions judiciaires égyptiennes, les contraignant à appliquer la charia contre quelques esprits libres ; et que des attentats ont été commis contre des journalistes et des écrivains : c’est à cette époque que Naguib Mahfouz a été attaqué au couteau, que Farag Foda a été assassiné, etc.

18Ibid. p. 35, n. 2.

19 – Traduction N. Marzouki, Paris, La Découverte, 2009. Saba Mahmood enseigne l’anthropologie sociale et culturelle à l’université de Berkeley.

20 – J’avoue n’avoir pas saisi la pertinence du chiasme qu’elle introduit dans son titre, « Raison religieuse et affect laïque : un clivage incommensurable ? » – bien que j’aie scruté le texte avec attention, ainsi que trois interviews que Mahmood a données à Paris (Mediapart, 25 décembre 2015, Le Monde, 8 janvier 2016, et Libération, 18 janvier 2016).

21 – Encore la méprise (décidément increvable) sur les domaines respectifs du « privé » et du « public » en régime laïque. Selon Mahmood (Mediapart), l’Etat laïque « désarticule » le lien « entre le ressenti intérieur et la manifestation extérieure, entre l’intimité de la foi et l’expression publique de celle-ci ».

22 – Extraits de son interview à Mediapart.

23Le Monde. Comme lectrice des travaux sur « l’acte d’image », je signale qu’ils n’osent pas souvent des affirmations aussi naïvement animistes que celles-ci.

24 – Extraits des interviews de Mahmood à Libération et Le Monde.

© Jeanne Favret-Saada et Mezetulle, 2016.

Observatoire de la laïcité. Soutien à Elisabeth Badinter

« Il fallait que ça pète » a déclaré hier Françoise Laborde, sénatrice de Haute Garonne. Au sujet de l’Observatoire de la laïcité, elle décrit des procédés et des prises de position qu’elle connaît bien y compris de l’intérieur et depuis longtemps puisqu’elle est membre de cet Observatoire. Je ne peux que m’associer à ses propos et soutenir par la même occasion la prise de position de Jean Glavany et de Patrick Kessel.

En lisant le texte de la pétition lancée par Mohamed Sifaoui et Laurence Marchand-Taillade demandant au Premier ministre de mettre fin aux fonctions de M. Jean-Louis Bianco (président actuel de l’Observatoire de la laïcité) et de M. Nicolas Cadène (son rapporteur général), j’ai pourtant hésité.

D’abord parce que je répugne de manière générale à demander la démission de personnes, en m’adressant aux instances qui les ont installées. Ensuite parce que le texte de la pétition inclut dans les dispositions laïques la loi de 2010 sur la dissimulation du visage. Or cette loi n’a rien à voir avec la laïcité, elle n’interdit le port d’aucun signe religieux dans l’espace civil car ce n’est pas en tant que signe religieux qu’elle s’applique, entre autres, au port du voile intégral. Elle préserve la possibilité d’identification et elle relève d’une mesure d’ordre public qui vise indistinctement burkas, écharpes de casseurs et autres cagoules. On me dira que c’est un détail. Nullement. L’inclure dans le dispositif laïque n’est pas anodin, c’est laisser entendre que la laïcité demanderait l’invisibilité totale des religions dans l’espace civil, c’est glisser vers une forme d’extrémisme laïque et alimenter les idées fausses par lesquelles ses détracteurs présentent la laïcité comme un « nettoyage » tous azimuts.

Mais assez d’états d’âme. La coupe est pleine !

Elisabeth Badinter a été, parallèlement, l’objet d’une campagne hostile lancée par le rapporteur général de l’Observatoire, qui a qualifié des propos très sensés qu’elle a tenus sur France Inter comme nuisibles à la laïcité. Un comble. Ce serait comique si cela ne s’inscrivait pas dans l’orientation continue, obstinée, que décrivent Françoise Laborde, Jean Glavany et Patrick Kessel.

On lira sur sur ce sujet avec profit l’excellente analyse de Bernard Teper publiée sur Respublica : « Soutien à Elisabeth Badinter ». On lira aussi l’article de Caroline Fourest « Pourquoi Jean-Louis Bianco a fâché tant de laïques« , et le billet du président de l’Union des familles laïques.

Oui, Françoise Laborde a raison1, « il fallait que ça pète », il faut que ça pète. M. Bianco doit démissionner. Je ne vois pas du reste comment l’Observatoire peut travailler sereinement sous sa présidence alors que plusieurs de ses membres, dont certains ont tiré la sonnette d’alarme depuis longtemps, ont suspendu leur participation ou démissionné2. Cet organisme est d’ores et déjà discrédité.

Et il faut soutenir Elisabeth Badinter !

Notes

1 Je note avec satisfaction que Françoise Laborde a changé d’avis concernant les accompagnateurs scolaires, puisqu’elle déclare dans cet entretien à l’Obs que le port du voile dans ces circonstances est une forme de prosélytisme alors qu’il y a tout juste un an elle se déclarait favorable à cette présence religieuse au sein de l’école .

2 On a appris hier en fin de journée la démission du sénateur M. Hugues Portelli. Le président du Sénat, M. Gérard Larcher, refuse de lui donner un « successeur », parlant de « pétaudière » au sujet de l’Observatoire. 

© Mezetulle, 2016

Le livre de R. Debray et D. Leschi : « La laïcité au quotidien »

Régis Debray et Didier Leschi se sont associés pour proposer ce petit « guide pratique » La laïcité au quotidien (Folio, 2015). À travers 38 questions classées en entrées alphabétiques, c’est autant un guide sur « ce qu’il faut faire » qu’un exercice du jugement, lequel fait appel à la loi et aussi au bon sens.

Il s’agit de « mettre cartes sur table » afin de donner, en des cas délicats ou difficiles, de quoi « trancher ». Le feuilletage du petit volume est déjà en lui-même instructif pour tous ceux qui s’imaginent que la laïcité se borne à la loi de 1905 de séparation des églises et de l’État. Les dispositions laïques ne sont figées ni à cet objet ni à ce moment. Elles vivent, se développent et concernent de nombreuses situations, entre autres : funérailles, séjour à l’hôpital, mariage, liberté d’expression, protection de la recherche, distinction entre injure et blasphème, droit de mourir dignement, droit du travail, présence des magistrats à des cérémonies religieuses, bâtiments publics…

Guider cette « laïcité au quotidien », tel est l’objet du livre, mais donner aussi de quoi penser – et cela en contradiction plutôt amusante avec un affichage anti-intellectualiste coquettement affirmé p. 9 : pour sortir de l’infinité des débats, substituons un « que faire » à un « qu’en penser ? ». Le recours à la loi n’est pas un prêt-à-penser, comme le montre bien l’article « Mariage », qui soulève de manière subtile la question de l’antériorité chronologique du mariage civil sur un éventuel mariage religieux comme une forme d’ingérence – cela mérite méditation. Du reste nos deux auteurs savent bien que recourir à la loi suppose qu’on en rende compte. Cela suppose aussi une volonté politique ferme et éclairée que le livre ne se cache pas d’appeler.

Or chacun des « cas » pratiques abordés dans ce petit volume, loin de dire sèchement « ce qu’il faut faire » en présentant une grille toute prête, propose la construction réfléchie et commentée d’un jugement, qu’il s’agisse de l’application directe d’un texte juridique ou d’un jugement de bon sens s’effectuant sur le modèle d’une jurisprudence qui produit ses principes en accord avec la loi.

Un exemple permettra de caractériser cette double démarche et montre que les enjeux de pensée ne sont pas congédiés. L’article « Jupe longue » aborde le cas des fameuses robes1 que certaines élèves portent à l’école. A-t-on affaire à des signes ostensibles d’appartenance religieuse qu’il faudrait alors interdire dans le cadre de l’école publique ? Or la loi du 15 mars 2004, heureusement, n’énumère pas expressément les signes visés par l’interdiction. Elle le ferait qu’elle ne serait pas une loi, car ce serait particulariser des objets que les contrevenants auraient vite fait de contourner. Un signe est rarement lexical, absolu, mais presque toujours syntaxique et relatif, pris dans une continuité qui lui donne son sens. Le principe du jugement consiste donc ici à s’interroger sur l’existence d’une telle cohérence, d’une telle continuité : le port de cette jupe s’accompagne-t-il d’autres manifestations comme le refus d’assister à certains cours ? J’ajouterai : succède-t-il à des tentatives de port du voile ? C’est cette cohérence syntaxique qui permet de décider – et au passage, de constater que la loi est bien faite car elle invite à instruire chaque cas.

On sait gré aux auteurs de remettre les pendules à l’heure à maintes reprises en remontant à des principes clairs pour instruire la démarche. Il en va ainsi de l’assistance de personnages officiels à des cérémonies religieuses (distinguer entre présence de courtoisie et participation effective). Il en va ainsi des accompagnateurs scolaires2. C’est ici la nature de l’activité (la distinction entre le scolaire et le périscolaire) qui permet de dépasser le brouillage compassionnel sur les « mamans voilées ». S’agit-il d’une activité scolaire, d’une sortie de l’école, organisée par l’école ? Il est alors clair que l’accompagnateur doit respecter la règle scolaire. On regrette, dans cet ordre d’idées, que les auteurs soient restés si tièdes sur la question des manifestations religieuses à l’université : s’il est clair que les étudiants, par définition majeurs, n’ont pas à être protégés les uns des autres autrement que par le droit commun, on ne peut ignorer que le travail d’enseignement et de recherche est gravement menacé, y compris à travers la personne des enseignants-chercheurs, et rendu impossible dans des cas déjà trop nombreux qu’il serait imprudent de minimiser.

On leur sait gré aussi d’avoir mis hors-sujet, à la faveur du dernier article « Zèle », tout appel à une forme de religion civile : il n’appartient pas à la puissance publique d’ériger la loi en culte ; recourir au prêchi-prêcha des « valeurs » est une erreur sur la nature de l’association politique. De même, (article « Histoire et mémoire »), il n’appartient pas à la loi de décider de ce qui est vrai et de pénaliser l’énonciation de ce qu’elle tient pour faux, pourvu qu’il n’y ait pas injure : car c’est rendre la recherche impossible, c’est disqualifier d’avance toute démarche hypothétique et donc l’idée même de vérité au sens scientifique. Mais alors pourquoi s’incliner (p. 89) devant la loi Gayssot, qualifiée pourtant de « dérogation à la liberté d’expression et de recherche » ? La justification invoque le passe-partout des contournements de la loi par la puissance publique : c’est qu’on peut tenir cette dérogation « pour une mesure d’ordre public »… Et pourquoi tempérer le bel article « Liberté de l’art » par une « observation » où la Shoah et Auschwitz sont présentés comme inclus dans une « zone de sacralité » comparable à d’autres formes de « sacré » : comme si ces faits, scientifiquement établis, étaient de l’ordre d’une croyance ?

Les quelques remarques critiques faites ci-dessus ne doivent pas être de nature, toutefois, à détourner les lecteurs d’un ouvrage à la fois clair, pratique, réfléchi et écrit d’une double plume alerte. En s’imposant la concision, les auteurs se sont aussi obligés à retenir les cas les plus difficiles : en les éclairant, ils ne donnent pas des « recettes » de laïcité limitées à quelques « études de cas », ils fournissent des exemples d’exercice du jugement dont on sera bien avisé de s’inspirer.

© Mezetulle, 2016.

  1. voir sur ce site l’article de Marie Perret []
  2. Voir le dossier sur cette question []

« Situation de la France » de Pierre Manent: petits remèdes, grand effet

Un brûlot anti-laïque et anti-républicain

Dans Situation de la France, Pierre Manent diagnostique un état de faiblesse et propose des remèdes. Selon lui, le régime laïque se révèle impuissant à inclure une des composantes sociales de la France, à savoir « les musulmans ». Il serait alors nécessaire de modifier le dispositif en leur proposant un contrat, point d’entrée d’une reconnaissance politique des religions. À l’issue de l’ouvrage, c’est toute la conception philosophique du modèle républicain – immanentiste, minimaliste et atomiste – qui est congédiée.

1 – Visite rapide d’un brûlot anti-laïque et anti-républicain

Dans Situation de la France1, Pierre Manent s’emploie à diagnostiquer un état de faiblesse et à proposer des remèdes. Selon lui, le dispositif républicain actuel se révèle impuissant à inclure une des composantes sociales de la France, à savoir « les musulmans », et son impuissance aurait pour cause principale la laïcité – thème obsessionnel du livre. Pour guérir cette faiblesse, il serait nécessaire de modifier le dispositif en proposant aux musulmans un « contrat » comprenant la reconnaissance officielle d’un mode de vie qui leur serait propre.

Avançant quelques concessions qui semblent à première vue fort modestes, la proposition agit comme un effet domino que l’auteur déploie de proche en proche. Quelques remèdes, notamment l’introduction d’une dose de reconnaissance des communautés à « marqueurs religieux », finissent par remettre en question l’ensemble du modèle républicain. Le tout est recomposé sous la houlette d’un holisme national aimanté par un catholicisme fédérateur des esprits que l’auteur rappelle à sa vocation pastorale et politique : le retour de la transcendance dans la conduite des affaires publiques. À l’issue de l’ouvrage, ce n’est pas seulement la laïcité apparente – obsession et bête noire de l’auteur – qui est congédiée, mais avec elle la conception philosophique (immanentiste, minimaliste et atomiste) de l’association politique qu’elle révèle et qui la rend possible.

Tout dans ce livre devrait me hérisser et me déplaire. Je m’en voudrais cependant de passer sous silence le plaisir certain que j’ai pris à le lire. J’y relève des passages roboratifs et bien sentis sur l’ineptie et la nuisance de la notion d’ « islamophobie », sur la nocivité d’une politique scolaire qui s’acharne à vider l’enseignement de son contenu d’instruction libératrice, et sur l’incapacité de l’État à conduire un projet politique ferme – observations que je partage avec l’auteur et dont je tire des conclusions opposées aux siennes. Mais surtout c’est un livre, destiné à une lecture sans reprise d’haleine. S’y déploie une parole audacieuse, dans un style fluide et ferme, d’une seule traite, sans les béquilles « pour les nuls » que seraient des chapitres et des sous-titres, parole livrée au souffle du lecteur sans repères autres que de simples numéros, mais aussi sans les points d’assurance d’une référence consultable, d’une note de bas de page, d’une citation, d’un seul exemple précis et discriminant, encore moins d’éléments bibliographiques. Cette confiance demandée au lecteur se retourne aisément. À vouloir ainsi parler d’autorité, on risque de ne pas être cru sur parole.

Je m’emploierai dans les lignes qui suivent à me tenir sur un autre versant, à briser le sortilège en recourant à la lourdeur inélégante d’une argumentation laborieuse. Il faut dire pourquoi la médecine douce de Pierre Manent est un philtre drastique destiné à nous purger du modèle politique républicain.

2 – Une présentation sophistique du régime laïque

J’ai parlé d’une obsession de la laïcité. Dans Situation de la France, l’auteur entretient constamment la confusion sur ce concept.

Tantôt il rappelle à juste titre (même s’il le fait péjorativement) que le principe de laïcité n’a de sens que dans le domaine de l’autorité publique et de ce qui participe d’elle, et qu’il ne peut s’appliquer à la société civile, laquelle est libre dans le cadre du droit commun. Tantôt il avance – et plus fréquemment – que la laïcité aurait pour objet un « effacement de la présence publique du religieux » (4e de couv.), ou l’installation d’une « société religieusement neutre » (p. 32), consistant aujourd’hui à « faire disparaître la religion comme chose sociale et spirituelle » (p. 42) et prétendant obtenir une « transsubstantiation de l’islam observable en le rendant invisible » (p. 75)2.

Confusions et ambivalences

Une telle vision brouille la définition juridique et la pratique de la laïcité comme régime politique, lequel articule deux éléments. D’une part le principe de laïcité, valide dans le domaine de l’autorité publique et ce qui participe d’elle, qui réclame de celle-ci l’abstention en matière de croyances et d’incroyances (c’est en ce sens qu’on peut parler « d’effacement de la présence publique du religieux »). De l’autre l’infinité de la société civile dont la liberté d’opinion, d’expression et d’affichage est entière, y compris en public, dans le cadre du droit commun : on voit alors se retourner le sens de l’expression « effacement de la présence publique du religieux ». Cette dualité n’est pas exposée pour elle-même, mais elle est interprétée de manière unilatérale en termes d’effacement à la faveur de l’ambivalence du terme « public »3. Le procès de la laïcité pour tentative de « nettoyage » n’est certes pas nouveau, mais le procédé qui le soutient ici s’apparente à un sophisme du gruyère qui prétend anéantir la substance du fromage en regardant ses trous.

Effectivement, « la marque religieuse », et Pierre Manent a raison de le rappeler même si c’est pour le déplorer, « n’intéresse pas le corps politique » (p. 165). Mais pourquoi déplorer que ce principe d’abstention « ne dise rien de la société » (p.32) ? Encore heureux que son minimalisme n’impose à la société rien d’autre que ce qui relève du droit commun, qu’il la laisse libre de se déterminer, aussi bien individuellement que collectivement en matière de convictions et de mœurs ! Croire ou faire croire que ce qui n’a pas de statut politique serait inexistant juridiquement et invisible socialement est une supercherie à laquelle seuls des lecteurs à la fois ignorants et aveugles peuvent se laisser prendre. Les entreprises, les associations y compris cultuelles ont un statut juridique sans avoir d’efficience politique, les manifestations religieuses ne sont nullement contraintes de se tenir à l’abri du regard d’autrui, et de manière générale la liberté d’expression est la règle dans la société civile.

Il est répété à l’envi tout au long du livre que « les musulmans » ne pourraient pas déployer leur façon de vivre sur le territoire national. Comme si les lecteurs, même s’ils limitent leur expérience à la rive gauche de Paris intra muros et à quelques quartiers chics de la rive droite, n’avaient jamais rencontré une femme portant le voile dans la rue ou dans les transports publics, jamais vu un rayon halal dans un supermarché, jamais pu observer autour d’eux des pratiques diverses du ramadan ! Et, après s’être ainsi rendu aveugle et avoir fait croire au lecteur qu’il vit dans un désert d’expression religieuse, on a l’effronterie de déclarer la laïcité « abstraite » !

Il n’y a rien de plus concret et de plus libre que cette respiration qui distingue deux espaces, qui ne soumet personne ni à une uniformisation étatique, ni à une uniformisation par assignation à une appartenance privée. On peut habiter cette séparation4, précisément parce qu’on y respire.

Dans le procès intenté à la laïcité, P. Manent ne craint pas l’outrance : « ce qui est à l’œuvre – écrit-il p. 129 – c’est la disqualification de tous les contenus de vie partageables au motif qu’ils n’ont pas été choisis par chacun, ou qu’ils n’agréent pas à chacun ». On ne peut mieux confondre la notion d’espace zéro qui a pour objet, précisément, le déploiement de tous les contenus d’opinion (qu’ils soient ou non partageables, y compris ceux qui n’existent pas encore, pourvu qu’ils ne soient pas contraires au droit commun) avec un outil ravageur de désertification et de stérilisation de l’espace civil.

Effacement des religions ou laïcité ?

Une autre idée fausse mais largement répandue – et c’est là-dessus que commence le livre – consiste à installer la confusion entre la sortie de la religion et la laïcité, autrement dit entre le mouvement historique de sécularisation et les propriétés juridiques et philosophiques du régime laïque. J’ai suffisamment procédé à l’examen de cette question, à travers une analyse du livre de Jean-Claude Monod5, pour me contenter d’en reprendre ici les grandes lignes.

Que la laïcité s’inscrive dans le processus historique de sécularisation, que à bien des égards leur histoire soit parallèle, ce sont des évidences. Mais peut-on légitimement en conclure que le dispositif laïque comme régime politique a les mêmes propriétés qu’une sortie croissante de la religion ? Il y a là un glissement théorique qui confond les conditions historiques avec les conditions intellectuelles, l’étude des propriétés d’un concept avec celle d’un processus dans l’histoire. La preuve en est que jamais la laïcité n’a réclamé un effacement en extension ou une atténuation en intensité du religieux, jamais elle n’a pour conséquence une exigence de « modération » de la foi : elle n’est en rien opposée à la ferveur, elle réclame seulement aux religions l’abandon de leurs prétentions politiques. Alors oui, d’accord avec Pierre Manent pour dire qu’il faut « suspendre le postulat selon lequel la religion est destinée à s’effacer des sociétés modernes » (p. 20), mais on fera remarquer que la laïcité n’a jamais installé ce postulat.

3 – Un régime laïque incapable, inadapté et obsolète ?

« Notre régime doit céder » : une faiblesse est un motif pour s’affaiblir davantage

La grande affaire, cheville ouvrière du livre, est la présence de l’islam en France. Selon l’auteur, les musulmans auraient installé un état des mœurs susceptible de transformer substantiellement notre existence politique. Le régime laïque se révélerait incapable de traiter cet aspect, pris au dépourvu parce que fondamentalement inadapté à la situation nouvelle. Il faudrait alors changer ce régime. C’est dit p. 69 avec un aplomb tranquille : « notre régime doit céder et accepter franchement leurs mœurs puisque les musulmans sont nos concitoyens »6.

On admirera au passage le raisonnement : « puisque les X sont nos concitoyens et qu’ils récusent par leurs mœurs le régime politique, alors il faut changer ce régime et l’aligner sur les mœurs des X ». Reste à savoir si la mineure du syllogisme est vraie (les mœurs de nos concitoyens musulmans, ici et maintenant, seraient-elles contraires au régime laïque?) – c’est ce qu’on abordera plus loin.

Revenons à la prétendue incapacité d’une politique laïque. Qu’elle soit due à la constitution même du régime laïque plutôt qu’à la faiblesse des politiques à la promouvoir et à l’appliquer durant des décennies, ce sont deux hypothèses que l’auteur ne distingue pas, trop occupé qu’il est à ramener la seconde à la première : la laïcité ne marche pas (on néglige de dire qu’elle a été constamment affaiblie et « accommodée »7) donc il faut l’abandonner. En résumé : une faiblesse est un motif pour s’affaiblir davantage. Pour remonter un malade, rien ne vaut une bonne saignée.

Une laïcité en miroir avec le catholicisme

Intervient alors un argument répandu, à l’appui d’une obsolescence de la laïcité. Notre régime laïque aurait été déterminé par sa relation singulière et exclusive avec le catholicisme, notamment à travers les débats dont est issue la loi de 1905. P. Manent n’est pas le seul à avancer l’idée à des fins d’effacement de la laïcité : Marcel Gauchet l’a fait dans un entretien à Philosophie Magazine8. Un effet de miroir avec le catholicisme rendrait la laïcité dépendante de ce contexte et donc inadaptée à l’émergence de nouveaux phénomènes religieux.

Mais le fait que le catholicisme était dominant au moment de la loi de 1905 ne limite pas la portée de cette loi. Avec un tel raisonnement, on peut aussi prétendre que les droits de l’homme ne valent que pour la population montante au moment de leur proclamation – c’est un poncif des critiques des droits de l’homme : ils ont d’abord été faits pour une classe bourgeoise qui avait besoin de briser les féodalités par la promotion des droits individuels égaux9.

On fera remarquer que la législation laïque ne s’est pas figée en 1905. Elle continue à vivre, et tout particulièrement à l’époque actuelle ou récente (avortement, émancipation des femmes mariées, mariage civil, loi de mars 2004 sur les signes religieux à l’école, discussions sur la fin de vie, sur les cellules-souches). À l’autre bout, l’expérience historique laïque commence bien avant le début du XXe siècle, notamment avec la Révolution française. Loin de disqualifier la laïcité, cette expérience est exemplaire de ce que peut accomplir un peuple résolu à se défaire de l’autorité politique d’une religion hégémonique.

Fondamentalement, la question est de savoir s’il y a des avancées du droit, lesquelles profitent à tous. Les lois laïques posent plus de libertés et garantissent plus de sécurité que ne l’a fait aucune religion, et que ne l’a fait aucun modèle de type concordataire. Prétendre que la laïcité s’appliquerait mal à l’islam, c’est fétichiser la version la plus réactionnaire – la plus bruyante – de l’islam qui refuse toute adaptation, c’est déjà avoir décidé, de manière désinvolte et méprisante, que « les musulmans » s’y reconnaissent indistinctement.

« Les musulmans » auraient-ils un problème avec la laïcité ?

L’idée d’une cession face aux « mœurs musulmanes » ainsi fétichisées s’autorise d’un préalable particulièrement choquant pour la fille d’immigré que je suis : « Nous n’avons pas posé de conditions à leur installation » (p. 69). Comme si l’installation dans un pays ne valait pas ipso facto pour acceptation de ses lois. Comme si nos concitoyens de religion et de culture musulmane étaient marqués par une tache d’étrangeté foncière appelant un traitement particulier.

Vraiment, « les musulmans » méconnaîtraient les lois, les subiraient plus que les autres et seraient incapables de comprendre ce qu’est un régime laïque ? Vraiment, il suffirait de s’installer en France et d’y agir à sa guise pour pouvoir se prévaloir d’une modification de facto du régime politique au motif d’un je ne sais quel « contrat tacite» ? Disons plutôt que, par faiblesse et clientélisme, les politiques qui se sont succédé n’ont pas osé appliquer les lois, et qu’elles ont vu dans « les musulmans » une communauté fantasmatique coalisée autour d’une version rétrograde de l’islam qu’il ne faudrait pas « stigmatiser ». Voilà comment on tire argument d’une erreur de politique pour en commettre une autre, mais cette fois législative : il faudrait maintenant éclaircir ce fameux « contrat » et le rendre explicite… en cédant bien sûr !

N’est-ce pas supposer, de manière insultante, que « les musulmans », pris de manière indistincte, seraient particulièrement sourds au langage de la loi et entièrement réfractaires à tout principe laïque ? C’est effectivement ce qui est dit p. 34-37 : on ne pourrait pas faire avec l’islam ce que la laïcité a accompli avec le catholicisme. Vouloir réussir avec les Français de confession musulmane ce que la IIIe République a réussi avec les catholiques serait « une idée fausse dont nous périssons » : il faut croire donc que les musulmans seraient particulièrement et massivement réfractaires au mode de vie propre à un régime républicain laïque ? Or Merah a assassiné un militaire français de confession musulmane au motif de son allégeance républicaine. Les frères Kouachi ne se sont pas embarrassés de scrupules pour tirer indistinctement sur tous ceux qui travaillaient pour les mécréants de Charlie Hebdo ou qui entendaient les protéger. Le 13 novembre, aucune précaution n’a été prise par les massacreurs pour épargner les musulmans présents au Bataclan et attablés dans les cafés. Bien au contraire. L’odieuse police morale religieuse visant les musulmans vivant en France apparaît de plus en plus clairement. Pierre Manent ferait bien de lire de près les communiqués du Califat10 qui les menacent précisément parce qu’ils sont coupables à ses yeux d’être en paix avec une république laïque et d’en adopter le mode de vie. Le Califat, qui s’y connaît, a très bien compris que l’immense majorité des Français de confession musulmane et des musulmans vivant en France n’a pas de problème avec la laïcité et que, suprême apostasie, beaucoup pourraient même être touchés par l’indifférence religieuse.

Depuis une réflexion de cabinet avec des catégories taillées à coup de serpe, on vient demander à la laïcité de s’infléchir pour s’adapter à tel ou tel « fait social » qu’on tire de son chapeau, de s’adapter à telle ou telle vision ultra-réactionnaire se réclamant d’une religion. Pierre Manent a écrit son livre avant le 13 novembre 2015 : son discours pouvait encore passer pour l’expression philosophique d’un anti-laïcisme fort répandu. Lu aujourd’hui, il prend rétrospectivement les accents d’une capitulation qui propose de sacrifier la laïcité sur l’autel du terrorisme.

4 – Un programme contractuel apparemment dérisoire

Trois clauses d’un contrat de reconnaissance

Reste à examiner l’ordonnance alignant les petits remèdes. Le programme d’explicitation du « contrat tacite » se résume apparemment à trois clauses dont l’auteur, dans les commentaires qu’il en a faits dans les médias, se plaît à souligner la modestie.

  1. Il ne faut pas imposer de porc à la cantine dans les écoles publiques (p. 72). Mais où a-t-on vu que la loi impose le cochon ? Pierre Manent confond ici une fois de plus la laïcité avec une tapageuse politique locale de provocation dont on connaît parfaitement l’origine et les motifs.

  2. On sera accommodant sur la manière de concevoir les relations entre les sexes – par exemple il n’est pas gênant d’accéder aux demandes de non-mixité pour les séances scolaires de piscine (p. 72). Les femmes et leur condition n’étant pas vraiment une question politique, il n’y a pas de raison de « damner une civilisation » en la jugeant sur le sort qu’elle leur réserve (p. 74) : qu’en termes nuancés cet abandon en rase campagne est dit ! En revanche on sera intraitable, scrogneugneu, sur la polygamie et sur le port du voile intégral.

    Martine Storti11 a relevé l’articulation de ces deux premières clauses en montrant que l’insignifiance de la première (le porc) n’a de sens qu’à mettre en évidence le cynisme de la seconde (les droits des femmes n’ont pas de pertinence politique).

  3. Outre les crans d’arrêt de la polygamie et du port du voile intégral (que la loi interdit déjà), le contrat établira le caractère non négociable de la liberté d’expression et de pensée, de l’attitude critique (p. 76-80). Il est sans doute insuffisant de s’en tenir à la loi qui les garantit déjà ?

On ne fera pas à Pierre Manent l’injure de croire qu’il s’est donné la peine d’écrire un livre sur un menu de cantine ou la séparation filles-garçons à la piscine, ni pour dire qu’il faut répéter dans un contrat avec un groupe particulier des éléments déjà clairement énoncés par la loi et que nul n’est censé ignorer. On peut s’interroger sur ce que signifie une formule aussi anodine que « accepter les mœurs ». Faut-il réclamer l’abrogation de la loi de 2004 sur le port des signes religieux à l’école publique – revendication que l’islam radical brandit au nom du respect des mœurs ? Faut-il accepter que les musulmanes qui refusent de porter le voile restent sans protection face au harcèlement au nom de la pudeur et de la bienséance islamiques ? La thérapeutique du docteur Manent, pointilleuse sur les piscines et les menus scolaires, ne s’arrête pas sur ces minuscules détails.

Quatrième clause serpent de mer : le financement public des cultes

Une quatrième clause, plus discrète, nous met sur la piste et rompt avec l’apparente superfluité des trois précédentes. On la déniche p. 136. Un serpent de mer réapparaît : le financement public des cultes. C’est par une petite porte : une aide accordée par les collectivités locales. Sauf que « cette aide n’est guère conforme à la loi de 1905 » (dont il faudrait abroger l’article 2), mais puisqu’elle « se justifie », pourquoi pas ? J’ai déjà réfuté ad nauseam ces « justifications », mais il faut y revenir brièvement en cinq points.

  • Faut-il transformer la liberté de culte en un droit-créance financé par la puissance publique ? Cela aboutirait à rompre l’égalité en introduisant des discriminations entre les citoyens. Selon un sondage Sociovision de novembre 2014, ceux qui pratiquent effectivement un culte sont 10% en France, et ceux qui se déclarent indifférents à toute religion sont près de 40%. Ce sont des estimations à méditer. Les non-croyants et les indifférents ne réclament aucune reconnaissance officielle, mais faut-il qu’ils paient pour des cultes que beaucoup réprouvent ?

  • Pour soutenir l’idée d’une aide publique à des religions auxquelles une grande partie des citoyens n’adhère pas, il faudrait prouver qu’elles sont d’utilité publique, ce qui est loin d’être acquis.

  • Le principe de la reconnaissance officielle suppose une liste explicite de religions bénéficiaires et mènerait à un régime de type concordataire dans lequel la liberté des cultes, exposée à l’ingérence de l’État, n’est pas garantie.

  • L’argument selon lequel un financement public empêcherait un financement venant de l’étranger ne tient pas la route : en quoi un cadeau public pourrait-il empêcher des cadeaux privés ?

  • L’idée selon laquelle un financement public permettrait un contrôle du radicalisme terroriste dans les mosquées oublie qu’un tel contrôle est prévu par la loi de 1905. « Je te finance et en retour tu me garantis la paix » : depuis quand l’observance de la loi entre-t-elle dans un deal ? Qu’est-ce qui empêche les musulmans de s’organiser eux mêmes en proposant, comme certains imams l’ont fait, une sorte de Conseil de l’ordre ?

5 – Un ample projet politique de communautarisation sous la houlette d’une transcendance enfin retrouvée

L’Église reprend du service public

Le projet apparaît alors dans son ampleur. La proposition de reconnaissance officielle des « musulmans » n’est que la partie émergée d’un iceberg politique dont on mesure la profondeur dans la dernière partie du livre. Elle s’accompagne, comme on peut s’y attendre, de considérations sur les deux autres grandes présences religieuses – juive et chrétienne – qui font que le paysage religieux français n’est pas majoritairement musulman. Nul besoin de lire entre les lignes pour comprendre que leur reconnaissance politique serait incluse dans le paquet-cadeau offert à un islam réduit à sa version la plus rétrograde.

Se dévoile alors un édifice théologico-politique national invité à fédérer « cinq grandes masses spirituelles » – judaïsme, islam, protestantisme, Église catholique, idéologies des droits de l’homme – au sein desquelles l’Église catholique, réinvestie d’une mission publique, reprend du service : « elle ne peut plus être laissée sous la cloche de la laïcité selon l’interprétation donnée désormais de celle-ci » (p. 161). Elle jouera le rôle de médiateur au motif que la France serait une nation de marque chrétienne. On reste confondu devant ce projet maximaliste qui n’ose pas s’avouer providentiel, qui avance précautionneusement une évocation de Bossuet12, mais qui propose clairement de réinsérer la liberté « dans un ordre spirituel » dont la nature ne fait guère de doute.

Un anti-atomisme

Il faut reconnaître que l’auteur a prévenu : « une certaine communautarisation est inévitable. Elle est même souhaitable dans la mesure où elle prévient le mensonge idéologique de la nouvelle laïcité qui prétend nous obliger à faire semblant d’être seulement des individus-citoyens » (p. 165).

C’est oublier que nombre de citoyens pratiquant une religion sont aussi d’ardents défenseurs de la laïcité et du modèle politique immanentiste et atomiste qu’elle suppose.

C’est oublier que beaucoup de pratiquants, même fervents, ne renonceraient pas facilement à jouir de la respiration laïque et qu’ils se trouvent très bien d’être des individus-citoyens à l’abri d’une indiscrète assignation publique.

C’est oublier l’existence des non-croyants et des indifférents. Non qu’ils soient plus dignes de considération que les autres, mais leur existence même pose un problème fondamental de philosophie politique déjà relevé par Locke en 1689. Ces indifférents, par définition, ne forment pas communauté : rien ne permet de les enrôler sous une bannière, fût-elle « l’idéologie des droits de l’homme » ; leur existence est par nature atomisée. Comment alors constituer un lien politique sans les exclure ou les déprécier ? C’est à cette question fondamentale que répond la laïcité : construire un lien politique qui ne doit rien dans sa pensée à un lien préalable, qu’il soit religieux, ethnique, culturel. J’ai recouru pour expliciter ce point primordial au concept de classe paradoxale13 : retenons seulement ici que l’atomisme des singularités (le droit des individus) est constituant de toute association politique laïque. On ajoutera que ces indifférents ne peuvent ni ne veulent se constituer en lobby. Ils seraient donc quantité négligeable comme est négligeable aux yeux de l’auteur l’assiette de l’association politique républicaine, formée essentiellement d’individus14.

La République est-elle un contrat ? Un modèle archaïque et inégalitaire

Avec cette notion de reconnaissance négociée, on se trouve en présence d’un modèle contractuel. Or il n’y a pas de contrat entre la République française et les citoyens : ce sont les citoyens, par l’intermédiaire de leurs représentants élus, qui font les lois, c’est le sens même de la souveraineté nationale. Ou alors, si on veut entrer dans la technique philosophique, on peut parler d’un contrat de type rousseauiste, dans lequel tous contractent avec tous et moi avec moi-même, ce qui exclut tout contrat politique avec une portion des citoyens définie a priori par une appartenance communautaire préalable – religieuse, ethnique ou autre.

La République n’est pas un deal avec tel ou tel groupe (constitué comment et avec quelle légitimité ?), elle ne traite pas avec des lobbies, ce n’est pas une association de type commercial. Ce n’est pas en vertu d’un traitement particulier qu’on obtient ses droits, sa liberté, sa sécurité : on les traduit en termes universels pour qu’ils soient compossibles, juridiquement énonçables, applicables en même temps à tous et c’est dans cet esprit qu’on s’efforce de faire les lois. On n’y réussit pas toujours, mais, du mariage civil aux lois scolaires, de la séparation des églises et de l’État à l’émancipation juridique et politique des femmes en passant par la protection de la recherche en biologie et les avancées sur le droit de mourir dignement, les dispositions laïques sont exemplaires à cet égard.

Alors si cette préconisation de contrat politique avec un groupe ne se réduit pas à une inutile répétition de la loi, si elle est à prendre vraiment au sérieux, elle revient à abolir modèle républicain par la reconnaissance de communautés en tant qu’agents politiques, ayant des droits et des devoirs spécifiques, reconnaissance coalisant des ensembles par des assignations sur la légitimité desquelles on peut s’interroger. D’une telle reconnaissance seraient en outre exclus par définition tous ceux qui ne se réclament d’aucune appartenance et qui sont pourtant très nombreux en France. Enfin c’est balayer d’un revers de main la thèse minimaliste de l’immanence du politique, la mieux à même de protéger l’État des religions, les religions de l’État, les religions les unes des autres et d’assurer la liberté de conscience.

Les petits remèdes révèlent leur grand effet : un modèle politique archaïque et inégalitaire dans son principe, mais parfaitement adapté à une société qui trouve son compte dans des formations moléculaires faisant obstacle à l’universalité du modèle républicain. Nul doute que ce livre sera lu avec bienveillance par une partie des « décideurs » et des intellectuels pourvoyeurs de think tanks, puisqu’il susurre à leurs oreilles que la faiblesse appelle la faiblesse et qu’une génuflexion devant ce que l’islam radical a de plus rétrograde serait une bonne affaire.

Notes

1 – Paris et Perpignan : Desclée de Brouwer, 2015.

2 – Présentation ultra-laïciste dont j’ai proposé une analyse dans mon Penser la laïcité (Paris : Minerve, 2014) chapitre I – voir notamment le tableau p. 40 qui met en évidence l’identité structurelle entre la dérive « assouplie » et la dérive durcie.

3 – On la trouve dans l’ouvrage de Jean-Marc Ferry Les Lumières de la religion. Entretien avec Elodie Maurot, (Paris : Bayard, 2013), où il est question notamment de « privatisation forcée de l’appartenance religieuse » et d’ex-communication (avec un tiret) des religions (p. 25). L’auteur en fait un usage toutefois plus nuancé et plus référencé que celui qu’en fait ici Pierre Manent, dans la mesure où il s’intéresse plus à la contribution des religions à la « raison publique » (selon un modèle habermassien) qu’à une reconnaissance politique ès qualités des communautés religieuses.

4 – « On n’habite pas une séparation », p. 151.

5 – Jean-Claude Monod, Sécularisation et laïcité, Paris : PUF, 2007. Voir la discussion de ce livre dans Penser la laïcité., chapitre I, p. 30 et suivantes.

6 – C’est l’auteur qui souligne céder.

7 – On rappellera, entre autres, Lionel Jospin introduisant le port des signes religieux à l’école publique, le rapport Machelon, la loi Carle, le financement d’édifices religieux, les rapports remis à JM Ayrault en octobre 2013, le peu de zèle dans l’application des lois laïques, sans compter les nombreux hommes politiques réclamant le « toilettage » de la loi de 1905.

8 – Philosophie magazine n°95 (décembre 2015-janvier 2016), voir p. 72.

9 – Voir Bertrand Binoche Critiques des Droits de l’Homme, Paris, P.U.F., 1989.

10 – On lira l’analyse de Philippe-Joseph Salazar, « Le communiqué du Califat a une dimension cachée » dans Philosophie magazine n°95 (décembre 2015-janvier 2016), p. 50, ainsi que celle de Jean-Claude Milner, « Le Califat a des lettres » en ligne sur le site du Monde des livres, en téléchargement pdf ici .

11 – Martine Storti « Le porc, les femmes et le philosophe », en ligne sur le site de l’auteur, repris sur Mezetulle.

12 – P. 160. P. Manent n’en retient qu’une modélisation affaiblie de la fonction médiatrice de l’Église. Mais dans un livre presque entièrement exempt de références, l’évocation de Bossuet ne peut qu’attirer l’attention en apportant la figure symétrique à la contre-référence faite à Épicure un peu plus haut (p.108). Plutôt que de revenir à la religion d’Épicure qui repose sur l’indifférence entre les hommes et les dieux, redonner sens à la Providence divine.

13 – Voir Penser la laïcité, p. 27 et suivantes, où j’expose ce concept emprunté à Jean-Claude Milner.

14 – Cf p. 119 : « Qui ne sait parler que le langage des droits individuels ne traitera jamais de manière pertinente un problème social ou politique ».

© Catherine Kintzler, 2015.

Lire aussi « Le porc, les femmes et le philosophe » par Martine Storti.

22 mars 2016, lire la réponse de Pierre Manent « Pierre Manent répond à Catherine Kintzler« 

[Edit du 16 avril 2016. Voir l’ensemble du débat publié sur Mezetulle]

La laïcité comme respiration

« Approche philosophique : la laïcité comme respiration », article de CK paru dans le n° 455 de la revue L’ENA Hors les murs (octobre-novembre 2015), au sein d’un dossier très consistant (pas moins de 26 contributions) intitulé « La laïcité aujourd’hui », coordonné et présenté par Jean-Christophe Gracia.

Passage mis en exergue par la rédaction :

La laïcité comme régime politique est une cible éminente pour les visées intégristes parce qu’elle installe une respiration dans l’articulation entre l’association politique et la société civile. Elle est de ce fait le point de résistance le plus puissant pour se prémunir de ces visées – à condition de ne pas renoncer à cette puissance par des assouplissements ou un durcissement qui la ruinent.

L’ENA Hors les murs est la revue de l’Association des anciens élèves de l’Ecole nationale d’administration.

Ne pas sacrifier la laïcité sur l’autel du terrorisme

Interview CK dans Philosophie Magazine n° 95 – tout le numéro est passionnant!

À lire dans Philosophie Magazine n° 95 (décembre 2015-janvier 2016), p. 73 une interview de Catherine Kintzler – propos recueillis par Martin Legros -, intitulée « Ne pas sacrifier la laïcité sur l’autel du terrorisme ». Ce numéro, avec un impressionnant dossier sur le terrorisme, est de bout en bout passionnant.

Ce numéro de Philosophie Magazine est, de bout et bout, passionnant et de haute tenue. Entre deux longs entretiens, l’un avec Francis Wolff et Joao Maria Pires sur la musique, l’autre avec Elisabeth Badinter sur le fanatisme, un dossier « Terrorisme, terreur » a été réalisé en urgence. Y sont proposées des analyses qui tranchent avec les sempiternels textes compassionnels où des « intellos », faute de pouvoir cette fois accuser les victimes, s’épuisent en incantations « ça-n’a-rien-à-voir-avec-l’islam » et en culture de l’excuse drapée dans un sociologisme pourvoyeur d’omerta.
Le ton du dossier de Philo Mag, heureusement dissonant par rapport à ce chœur défaitiste et féroce, ne renonce jamais à la hauteur de la pensée. On lira (p. 50), entre autres, une impressionnante analyse signée Philippe-Joseph Salazar, du communiqué de l’EI revendiquant les massacres du 13 novembre, intitulée « Le communiqué du Califat a une dimension cachée » .

L’interview de CK par Martin Legros p. 73 est consécutive à une interview de Marcel Gauchet (p. 68-72), à la fin de laquelle ce dernier déclare :  « Nous devons redéfinir la laïcité en fonction des problèmes particuliers que pose la religion musulmane».

Les questions de Philosophie Magazine à CK :

  • Pour répondre au défi du terrorisme et du fanatisme, certains envisagent de changer les règles de la laïcité. Que leur répondez-vous ?
  • Certains avancent que la laïcité a été édifiée en réponse au catholicisme, ce qui la rendrait obsolète face à l’islam ?
  • L’État peut-il contrôler les lieux et les ministres du culte ou aider à financer la construction de mosquées sans renoncer à sa neutralité ?
  • Pourquoi ne pas proposer un contrat social à la communauté musulmane qui fixerait les obligations et les attentes mutuelles ?

Passage mis en exergue par la rédaction : « Dire que la laïcité s’applique mal à l’islam, c’est fétichiser la version la plus rigide de cette religion».

Voir le sommaire et la présentation du numéro sur le site de Philosophie Magazine.

Le vade-mecum laïcité de l’Association des maires de France

L’Association des maires de France a publié un excellent Vade-Mecum sur la laïcité à l’attention des élus locaux. Mais on peut s’en servir même si on n’est pas élu. À travers les thèmes de la vie communale (associations, scolarité, activités sportives et culturelles) le texte clarifie une grande partie des questions actuelles qui se posent souvent à la faveur d’abus de langage ou de malentendus.

Sa composition, présentée sur chaque point en trois rubriques identifiables du premier coup d’œil  (Rappel des principes et du droit – Préconisations – Lexique), s’appuie sur une lecture très attentive et fine des dispositions légales pour analyser des situations courantes et suggérer des conseils sans pour autant s’ériger en autorité.

Un bon exemple de cette finesse juridique est l’analyse de la question des accompagnateurs scolaires développée page 11. Elle montre en quoi l’étude du Conseil d’État de novembre 2013 (qui rappelle notamment que les accompagnateurs occasionnels n’ont pas le même statut que les personnels de l’Éducation nationale), pourvu qu’on la lise jusqu’au bout, n’invalide nullement la circulaire Chatel de mars 2012 qui préconise la neutralité d’affichage.

On peut télécharger l’intégralité du Vade-Mecum sur le site de l’AMF.

Voir le dossier Les sorties scolaires et leurs accompagnateurs.

© Mezetulle, 2015.

À lire, deux entretiens sur l’école et sur la laïcité

Deux entretiens Catherine Kintzler. Dans le magazine « papier » Marianne du 6 au 12 novembre au sein du dossier que Alexis Lacroix consacre à « Condorcet, le professeur de liberté ». Et sur le site Figarovox, rubrique Politique, « Grand entretien » avec Alexandre Devecchio, intitulé « La laïcité, c’est d’abord une liberté ».

Florilège des passages mis en valeur dans des « pavés » par la rédaction du journal.

Marianne (p. 70-73 – voir le sommaire du numéro) :

« Le fils de paysan doit être traité comme l’enfant de notable »

« Entre d’Alembert et le plus humble des instituteurs, Condorcet ne voit pas une rupture, mais un continuum »

Figarovox :

« Dans un régime laïque, chacun peut adhérer à une communauté, mais il n’y a aucune obligation, ni même aucune supposition d’appartenance, aucune assignation. »

« Face à la montée des intégrismes (qui sont par définition diamétralement opposés à toute pensée critique), les autres grandes démocraties ne sont pas mieux loties, et beaucoup, faute d’avoir des dispositions juridiques comme la laïcité, sont davantage exposées aux affrontements communautaires. »

« P. Manent renvoie la laïcité à une de ses interprétations par l’opinion et appelle à une forme de communautarisation à marqueurs spirituels. »

« Les injonctions faites aux enseignants les détournent de l’essentiel. On leur demande de négocier avec les élèves, de se justifier, de considérer tout ce qui est extérieur pour différer le moment d’enseigner vraiment. Heureusement, une fois la porte de la classe fermée, beaucoup résistent et font leur travail, contre vents et marées qui les assiègent et qui trop souvent les désavouent. »

« Vous devez enseigner sans faiblir, droit dans vos bottes scrogneugneu, mais si des élèves contestent au nom d’une croyance religieuse, mettez en place des techniques d’évitement, et à la fin si ça ne marche pas (et ça ne peut pas marcher dès qu’il y a évitement), fuyez. »