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Entretien Figarovox : voile des assesseurs, burkini…

Mis en ligne le 2 juillet, on peut lire en accès libre sur le site Figarovox un entretien avec Aziliz Le Corre  au sujet du voile des assesseurs dans les bureaux de vote et, derechef (car j’avais abordé la question à plusieurs reprises en 20161), du « burkini ». L’entretien se termine par un commentaire de l’ambivalence de l’expression « espace public » et un rappel de la dualité des principes dans le fonctionnement du régime laïque.

Questions d’Aziliz Le Corre pour Figarovox :

1 – « Le maire EELV de Grenoble demande à Jean Castex de préciser les règles d’hygiène et de sécurité sur lesquelles se fondent les règlements intérieurs des piscines à l’égard du burkini. Le débat sur le «burkini« se limite-t-il aux règles d’hygiène, comme le dit Éric Piolle ? »

2 – « Au premier tour des régionales, Jordan Bardella, tête de liste RN en Île-de-France, a voté dans un bureau de vote de Seine-Saint-Denis et l’assesseur était une femme portant le voile. Le vice-président du RN a saisi la préfecture, relançant la polémique sur le port des signes religieux ostentatoires. La laïcité doit-elle conduire à les interdire ? »

3 – « La liberté ne doit-elle pas rester première dans l’espace public ? »

Lire l’intégralité de l’entretien sur le site Figarovox.

1 – Voir notamment, en août 2016 « Le problème n’est pas la laïcité, mais l’islamisme« , entretien avec Alexis Feertchak pour Figarovox  toujours accessible sur le site Figarovox. Un texte avait été également publié par Marianne.net à la même époque.

 

Non, la laïcité n’est pas d’origine chrétienne (par Jean-Pierre Castel)

Jean-Pierre Castel1 examine une idée répandue qui attribue au christianisme l’origine de la laïcité. Récemment reprise par Jacques Julliard dans un article du Figaro que l’auteur commente, cette idée confond distinction et séparation, et ce faisant elle élude ou détourne de son sens la question fondamentale de l’autonomie du politique. L’auteur expose pourquoi à ses yeux il est plus pertinent, en matière de laïcisation de la pensée, de se tourner vers l’héritage grec plutôt que vers « l’exclusivisme des textes sacrés abrahamiques ».

Dans un article du Figaro daté du 7 juin 2021 (p. 18) intitulé « La bombe islamiste contre le compromis laïque », Jacques Julliard attribue aux Évangiles le « principe de séparation entre le temporel et le spirituel » – « Ce que Jésus lui-même a théorisé le premier et que nous appelons en France laïcité », avance-t-il2 –, et propose une analyse pour le moins réductrice, occidentalo-centrée, de la violence islamiste.

Distinguer, séparer, hiérarchiser

Commençons par l’histoire de la laïcité. Distinguer ne veut pas nécessairement dire séparer ! Les versets « Rendez à César ce qui est à César » (Mc 12,13-17 ; Mt 22,15-22 ; Lc 20,20-26) et « Mon Royaume n’est pas de ce monde » (Jn 18, 36) se limitent à distinguer et à hiérarchiser le politique et le religieux, sans les séparer, sans autonomiser l’un par rapport à l’autre. Plaident dans ce sens par exemple :

  • Le jésuite Jean-Pierre Sonnet S. J. : « [I]l n’y a pas à comprendre que le temporel soit ici distingué du spirituel au sens où il y aurait à distinguer et à préserver leurs sphères respectives […] S’il y a une autonomie et une légitimité du pouvoir temporel, ce dernier est lui-même suspendu, comme chaque réalité humaine, à la référence divine et à l’absolu de l’éthique »3.
  • Le dominicain Ceslas Bourdin : « Rendez à César… » signifie seulement que « [l]e pouvoir temporel ne constitu[e] qu’une finalité seconde par rapport au pouvoir spirituel »4 .
  • Le théologien protestant Jean-François Collange : « [à] l’un il convient de rendre la monnaie qui lui appartient, à l’autre la gloire et le culte qu’il est seul à pouvoir revendiquer »5.
  • La théologienne Émilie Tardivel, qui renvoie aux concepts de potestas et d’auctoritas de la république romaine et explique que « Rendez à César… » équivaut à : « Rendez à César la potestas, à Dieu l’auctoritas »6 .
  • Le théologien protestant André Gounelle, qui dénonce une « utilisation tendancieuse et exégétiquement contestable »7 de ces versets.
  • Le philosophe Alain Boyer : « Mon Royaume n’est pas de ce monde » n’implique que « l’idée de l’infinie supériorité de l’autre monde sur le “siècle” » 8.

Ce n’est d’ailleurs que Marsile de Padoue, chanoine mais surtout théoricien politique opposé à la papauté, qui interpréta le « Rendez à César… » dans le sens d’une séparation de l’Église et de l’autorité civile, et ce uniquement pour critiquer les abus de la papauté ; le même propos fut repris deux siècles plus tard par Luther.

L’hétéronomie est en effet logée au cœur de la doctrine chrétienne, comme en témoignent la primauté du logos divin, la filiation divine du pouvoir politique – que revendiquent tant le Christ (« Tu n’aurais sur moi aucun pouvoir, s’il ne t’avait été donné d’en haut », Jn 19, 11), que saint Paul (« Il n’y a point d’autorité qui ne vienne de Dieu », Rom 13, 1)9, que Thomas d’Aquin (« dans la loi du Christ, les rois doivent être soumis aux prêtres »10) –, enfin la subordination des œuvres à la grâce11. Vatican II a certes reconnu « l’autonomie pleinement légitime des réalités terrestres » (Gaudium et Spes,1965, § 36.2), mais a jugé nécessaire de distinguer la « juste autonomie » (§ 36.2) de la « fausse autonomie […] dégagé[e] de toute norme de la loi divine » (§ 41.3), mise en garde répétée depuis par tous les papes successifs. « Cette autonomie n’en est pas une : elle suppose un primat du théologique sur le philosophique »12, résume Christophe Cervellon.

Le passage à l’autonomie et l’héritage grec

Le premier passage historique de l’hétéronomie à l’autonomie correspond au tournant parménidien13, ce passage de l’alètheia archaïque des « maîtres de vérité » de la Grèce archaïque, une vérité assertorique, magico-religieuse – illustrée selon Francis Wolff14 par : « tu dis que les choses sont telles, or, tu dis vrai, donc les choses sont telles » –, à l’alètheia classique de Parménide, Platon et Aristote, lorsque ne fut plus reconnu comme vrai ou faux que ce qui avait fait l’objet d’un débat contradictoire – illustré par : « tu dis que les choses sont telles, or les choses sont telles, donc tu dis vrai ».  Ce premier « procès de laïcisation », selon l’expression de Marcel Detienne et Jean-Pierre Vernant15, accompagna l’expérience démocratique athénienne. Jacques Julliard évoque cette dernière, mais incidemment, sans y reconnaître la première expérience connue de laïcisation de la pensée.

Bien entendu, le christianisme est un syncrétisme judéo-hellénistique, et à ce titre a pu être passeur des idées grecques. Il convient néanmoins d’une part de rendre aux Grecs ce qui leur appartient, d’autre part de ne pas réduire à la seule erreur de membres du clergé l’opposition chrétienne à l’autonomie – qu’il s’agisse de l’autonomie du politique ou plus généralement de la pensée. Jésus était miséricordieux, mais non pas tolérant, comme l’atteste son fameux « Je suis la vérité » (Jean 14, 6).

Certains chrétiens, quelques protestants notamment, Bultmann en particulier, mais aussi les tenants de « la nouvelle théologie » catholique au milieu du XXe siècle, ont certes proposé une interprétation de cette alètheia évangélique comme vérité de sens, de sagesse, proche de l’emeth hébraïque, et non pas comme vérité rationnelle, vérité au sens ordinaire du terme depuis Aristote. Mais la tradition majoritaire, en particulier au sein du catholicisme et depuis Thomas d’Aquin, a toujours refusé cette restriction, au nom de l’unicité de la vérité. « It is incorrect to reduce the concepts logos and alètheia, upon which John’s Gospel centres the Christian message, to a strictly Hebraic interpretation, as if logos meant “word” merely in the sense of God’s speech in history, and alètheia signified nothing more than “trustworthiness” or “fidelity”»16, proclame ainsi Joseph Ratzinger ; citons encore des philosophes universitaires contemporains : « la vérité hébraïque et l’universalité grecque se fondent ensemble. Deux sangs coulent dans nos veines, et l’un n’enlève rien à l’autre »17, écrit Olivier Boulnois, « Qu’y a-t-il derrière la vérité (alêtheia) dans le Nouveau Testament ? Aucune “conception” particulière, pas même dans les textes johanniques, aucune définition dissidente de la vérité, simplement la vérité la plus ordinaire : l’adéquation de la chose et de la pensée », renchérit Philippe Büttgen18. Bref, hormis quelques notables exceptions19, le monde chrétien n’est pas prêt de reconnaître la diversité et surtout l’irréductibilité des régimes de vérité.

La violence islamiste dans le prolongement des prétentions abrahamiques

Venons-en maintenant à la violence islamiste, que Jacques Julliard analyse comme une réaction à notre individualisme, notre consumérisme et notre « autonomie du religieux ». Le plus grand nombre de violences islamistes ne visent-elles pas les musulmans eux-mêmes, pour leur supposé écart doctrinal, rituel et législatif par rapport à telle ou telle conception salafiste de l’islam, plus que pour leur éventuel consumérisme ? À titre d’exemple, le principe d’égalité hommes/femmes, que refusent les islamistes, ne relève guère du matérialisme, occidental ou pas, mais heurte simplement leur lecture de la tradition musulmane. D’une manière générale, le fondement théologique de cette violence découle de la prétention des religions abrahamiques20 à détenir la vérité unique et du commandement corrélatif de mettre à mort les idolâtres, c’est-à-dire tous ceux qui n’adorent pas « le seul vrai dieu » en respectant « le seul vrai culte ». Fort heureusement, nombre des fidèles de ces religions ont su prendre leur distance par rapport à la lettre sacrée, que ce soit par le midrashic way, par l’exégèse ou par diverses formes de spiritualité. Dans le judaïsme et dans le christianisme, ce cheminement a été laborieux, imparfait et malheureusement réversible. Dans l’islam, c’est dix siècles de dogme du Coran incréé et de restriction de la liberté de l’exégèse qu’il faudrait remettre en cause – ce qui nous éloigne quelque peu de la question consumériste !

L’exclusivisme des textes sacrés abrahamiques constitue le fondement théologique de ces violences, voire fournit la justification du passage à l’acte, quelles que soient les motivations autres, identitaires, politiques, sociales, personnelles, qui viennent s’y greffer. Afin de résister au littéralisme et à la tentation de l’absolu, le seul remède n’est-il pas la promotion de la liberté de pensée, cet héritage grec – quelles qu’aient été les limites de fait de la démocratie et de la liberté de pensée à Athènes21 ?

Notes

1Jean-Pierre Castel a publié sur Mezetulle (avec une bibliographie en annexe) « La violence monothéiste n’est pas que politique » http://www.mezetulle.fr/violence-monotheiste-jean-pierre-castel/ . Par ailleurs, il est notamment l’auteur de La mal nommée vérité du christianisme, d’emeth à alètheia à paraître et de Lutter contre la violence monothéiste, avec David Meyer, Jean-Michel Maldamé, Abderrazak Sayadi, L’Harmattan, 2018.

2 – Dans le paragraphe intitulé « Le christianisme, religion de la séparation ».

3 – Jean-Pierre Sonnet S. J., « La Bible et l’Europe : une patrie herméneutique [1] », Nouvelle revue théologique, 2008/2, t. 130, p. 190.

4 – Ceslas Bourdin, « Autorité, pouvoir et service : la transcendance de la condition politique », Revue d’éthique et de théologie morale, 2007/2 (n°244), p. 84. Citons encore le théologien Anthony Feneuil : « Le texte évangélique ne présente donc pas du tout une formule de séparation entre le politique et le religieux, et il n’est même compréhensible qu’à supposer leur intrication, et la rivalité entre Dieu et César. Autrement dit, la lecture “laïque” de cet extrait suppose la distinction qu’il est censé fonder. Bref, c’est une lecture anachronique, qui projette sur le monde ancien des catégories qui relèvent de la modernité, et à l’intérieur du christianisme des distinctions qui lui sont extérieures et résultent plutôt de son affaiblissement, et de l’émancipation des États modernes par rapport aux Églises. » (« La laïcité est-elle vraiment une invention chrétienne ? », The Conversation, 23 mars 2018).

5 – Jean-François Collange, « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu. Sept thèses pour une théologie du politique », Autres Temps. Cahiers d’éthique sociale et politique, n°47, 1995, p. 21. Le verset fait d’ailleurs écho à un verset de l’Ancien Testament qui place la Loi au-dessus des nations : « Rendez aux nations le mal qu’elles vous ont fait et attachez-vous aux préceptes de la Loi. » (1 M 2, 68).

6 – Émilie Tardivel, « Pouvoir et bien commun. une lecture non théologico-politique de Rm 13,1 », Institut Catholique de Paris | Transversalités, 2014/3, n° 131, p. 49. Rappelons que déjà la république romaine distinguait et hiérarchisait l’auctoritas, « la source du pouvoir, qui est de l’ordre du divin (augustus) », et la potestas « le pouvoir lui-même » (Maurice Sachot, Quand le christianisme a changé le monde: I. La subversion chrétienne du monde antique, Paris, Odile Jacob, 2007, p. 288). Cf. aussi André Magdelain, « De l’“auctoritas patrum” à l’“auctoritas senatus” ». Jus imperium auctoritas. Études de droit romain, Rome : École Française de Rome, 1990. pp. 385-403.

7 – André Gounelle : « En 1905, dans le rapport qu’il soumet au Parlement français pour préparer les débats et les votes concernant la loi de séparation des Églises et de l’État, Aristide Briand, chargé de défendre le projet gouvernemental, cite à plusieurs reprises la parole de Jésus : « rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu ». Il se sert de ce verset, ainsi que de la déclaration de Jésus à Pilate : « mon royaume n’est pas de ce monde », pour suggérer que le Christ lui-même désavoue ceux qui, en son nom, préconisent un État confessionnel, religieux et militent pour un ou des cultes officiels, soutenus, favorisés, voire imposés par l’État. Si Briand fait une utilisation tendancieuse et exégétiquement contestable de ces citations, il n’en demeure pas moins légitime de penser qu’elles orientent plus vers une distinction et une séparation que vers une collusion ou d’étroites interférences entre la religion et l’État » (« Le religieux dans une société laïque », publié dans M. Grandjean et S. Scholl (éd.), L’État sans confession. La laïcité à Genève (1907) et dans les contextes suisse et français, Genève, Labor et Fides, 2010 URL : http://andregounelle.fr/eglise/le-religieux-dans-une-societe-laique.php#_ftnref1).

8 – Alain Boyer, « Science, politique et religion. Laïcité et athéisme méthodologique. Éloge des séparations », Droits, 2015/1 (n° 61), p. 71, n. 2.

9 – Ces versets se situent dans le prolongement de l’Ancien Testament, où « le régime des juges comme celui de la monarchie n’ont de sens qu’au regard de la fidélité à l’Alliance avec Dieu » (Ceslas Bourdin, op. cit., p. 83).

10 – Thomas d’Aquin, Du Royaume. De Regno, traduction et présentation par Marie-Martin Cottier, Paris, Egloff, 1946, p. 120-121.

11 – Cette doctrine a une longue histoire, depuis les versets bibliques « Car tous ont péché et sont privés de la gloire de Dieu ; et ils sont gratuitement justifiés par sa grâce, par le moyen de la rédemption qui est en Jésus-Christ » (Rom 3, 24), « Car c’est par la grâce que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi. Et cela ne vient pas de vous, c’est le don de Dieu. » (Ep. 2, 8-9), jusqu’à la Déclaration commune sur la justification par la foi signée en 1999 par les catholiques et par les protestants, « Nous confessons ensemble que la personne humaine est, pour son salut, entièrement dépendante de la grâce salvatrice de Dieu », déclaration qui résolut le conflit soulevé par Luther à propos des indulgences.

12 – Christophe Cervellon, « Autour de Raison et foi d’Alain de Libera », op. cit., p. 163.

13 – Cf. notamment Marcel Hénaff, « Des chamanes aux philosophes : vers la distinction parménidienne », in « La Grèce avant la raison », Esprit, 2013/11 (Novembre), p. 58-71

14 – Francis Wolff, « La vérité dans la Métaphysique d’Aristote », Cahiers philosophiques de Strasbourg, 7 (1998), p. 133-168, http://www.franciswolff.fr/wp-content/uploads/2017/07/La-ve_rite_-dans-la-Me_taphysique-dAristote.pdf, p. 5.

15 – Cf. – Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité en Grèce archaïque, Paris, François Maspero, 1967. Jean-Pierre Vernant en fait la recension dans « Marcel Detienne, Les Maîtres de vérité en Grèce archaïque », in Archives de sociologie des religions, n° 28, 1969, p. 194-196, article repris dans Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, Le Seuil, 2000, Chapitre « Les maîtres de vérité ». Cf. aussi Francis Wolff, « La vérité dans la Métaphysique d’Aristote », Cahiers philosophiques de Strasbourg, 7 (1998), p. 133-168, http://www.franciswolff.fr/wp-content/uploads/2017/07/La-ve_rite_-dans-la-Me_taphysique-dAristote.pdf.

16 – J. Ratzinger, trans. Adrian Walker, The Nature and Mission of Theology: Approaches to Understanding Its Role in the light of Present Controversy (San Francisco: Ignatius Press, 1995), p. 24-25.

17 – Olivier Boulnois, « Culture et liberté », Conférence de carême à Notre-Dame de Paris du 5 mars 2017.

18 – Philippe Büttgen, « Une autre forme de procès. La vérité et le droit dans l’exégèse du Nouveau Testament », Revue de l’histoire des religions, 3 | 2015, p. 325-326.

19 – Citons notamment Paul Ricœur, « Vérité et mensonge », Esprit, Nouvelle Série, n° 185 (12), 1951 : « L’unité réalisée du vrai est précisément le mensonge initial. » (p. 764) […] « Toute l’idée de chrétienté serait à repenser, à partir d’une critique des passions de l’unité. » (p. 767)

20 – La prétention à détenir la vérité unique et le commandement de mise à mort des idolâtres sont d’ailleurs communs aux trois textes sacrés abrahamiques, y compris le Nouveau Testament chrétien (cf. par exemple Rom. 1, 23-32 : ceux qui « adorent des idoles […] méritent la mort »). 

21 – Limites d’ailleurs souvent complaisamment mises en avant, voire dénaturées, comme le met en évidence Jean-Marc Narbonne dans Antiquité critique et modernité, Essai sur le rôle de la pensée critique en Occident, Les Belles Lettres, 2016. À propos en particulier du procès de Socrate, on sait qu’il s’agit d’abord d’un procès politique motivé par la proximité de Socrate à l’égard des responsables de la guerre du Péloponnèse, le prétexte religieux ayant été mis en avant pour contourner la loi d’amnistie, cf. notamment Paulin, Ismard, L’évènement Socrate, Flammarion, 2013.

Dossier. Liberté d’expression/liberté de croyance : critique des missives de François Héran aux professeurs

Dossier : contributions publiées par Mezetulle au débat consécutif aux deux versions de la Lettre aux professeurs de François Héran.

À la suite de l’assassinat du professeur Samuel Paty en octobre 20201, François Héran, professeur au Collège de France, a publié une Lettre aux professeurs d’histoire-géographie, ou comment réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression2. Ce texte s’est attiré une multitude de réactions et de critiques ; son auteur l’a repris et modifié sous la forme d’un livre paru en mars 2021 intitulé Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression3, ouvrage accueilli par nombre d’articles de presse, notamment un entretien accordé par F. Héran au journal Le Monde4.

Mezetulle a mis en ligne, durant cette période, deux textes substantiels consacrés à la critique des thèses et arguments exposés par François Héran dans les références signalées ci-dessus :

Notes

3 – François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, Paris, La Découverte, mars 2021 .

4« La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance », propos recueillis par Ariane Chemin, Le Monde, 10 avril 2021 .

Liberté de croyance et liberté d’expression selon François Héran (par Véronique Taquin)

Réviser la laïcité, pourfendre le « privilège blanc » : une nuit du 4 août à l’envers

Véronique Taquin1 a lu de près le livre de François Héran Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression2 . Dans cette analyse critique détaillée et documentée, elle met en évidence, notamment, comment F. Héran appelle de ses vœux un droit multiculturaliste (sous forme d’une diversité juridique surplombante) qui, par l’effet d’une législation européenne fantasmée, obligerait la France à réviser le droit laïque et républicain engoncé dans un « particularisme ».

Au passage quelques énormités et sophismes sont épinglés, tel le présupposé paternaliste selon lequel les immigrés seraient naturellement brimés par la loi laïque et ne pourraient pas en être, comme les autres, les bénéficiaires – cela en dit long sur une conception de la liberté qui consiste à préserver l’identité et les traditions religieuses figées dans une essence. Une analyse approfondie est également consacrée au retour du délit de blasphème par le biais victimaire des sensibilités offensées, ainsi qu’à la notion infalsifiable de discrimination indirecte.

Finalement, pour décider une « nuit du 4 août » à l’envers – événement qui inaugurerait une politique racialiste détruisant le droit national et l’égalité devant la loi – les experts d’un courant identitaire des études postcoloniales seraient-ils plus légitimes que les citoyens ?

Dans trois interventions publiques destinées à revoir la liberté d’expression au profit de la liberté de croyance, François Héran dispense aux professeurs les conseils d’un savant, mais pas seulement : cette charge contre « le camp laïciste »3 invite à « recentrer l’idée républicaine sur ses valeurs de base »4, lesquelles seraient mises à mal par l’abus de la liberté d’expression. Il est d’autant plus important de décrypter les propos de François Héran que celui-ci s’adresse aux professeurs du secondaire depuis sa chaire du Collège de France, prestigieuse institution qui l’a élu en 2017 pour enseigner sur le thème « Migrations et société » : l’autorité institutionnelle sert ici une démarche pour le moins engagée.

Dans sa « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie. Ou comment réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression », parue sur le site de La Vie des idées le 30 octobre 20205, François Héran s’adressait aux enseignants chargés de préparer pour le 2 novembre un cours d’Enseignement Moral et Civique (EMC) en hommage à Samuel Paty, professeur assassiné le 16 octobre 2020 par un terroriste islamiste. En mars 2021 paraissait aux éditions de La Découverte la Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, ouvrage de 247 pages qui actualise et développe la lettre de 13 pages lue en ligne par plus de 200.000 lecteurs en un mois. Au-delà de l’hommage à Samuel Paty, il s’agit alors de savoir quelle orientation donner à un cours sur la liberté d’expression. Enfin, l’auteur reprend les idées essentielles du livre dans l’entretien accordé le 10 avril à Ariane Chemin dans Le Monde pour son lancement, entretien intitulé « La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance »6.

Le 30 octobre 2020, bien conscient que « les enseignants bénéficie[raie]nt du “cadrage” préparé par l’Éducation nationale », François Héran s’appuyait sur la liberté d’expression pour justifier une démarche qui l’oppose directement au ministre de l’Éducation nationale7 : « si la liberté d’expression nous est chère, nous devons pouvoir lui appliquer aussi notre libre réflexion, à condition de l’appuyer sur des données avérées » 8. Mais au-delà de cette libre réflexion, l’invitation militante émerge en conclusion de la charge anti-républicaine, dans un dérapage surprenant : le « vous » ne s’adresse plus alors à tout professeur destinataire de la lettre, mais à l’adversaire nommé peu avant, Pierre-André Taguieff : « Je vous invite, cher collègue, à vous joindre au mouvement » pour agir contre les discriminations et en finir avec la disqualification de ceux qui les combattent, car il y aurait urgence à délivrer la France d’un « double déni », celui de son « passé colonial » et des « discriminations » qui en découlent (p. 240). Le message est repris dans l’entretien accordé au Monde, dans l’espoir d’une nouvelle « nuit du 4 août », pas moins.

Comme nous le verrons, les enjeux politiques des positions prises par François Héran relèvent parfois moins de la formation des éducateurs que de la délibération démocratique qui devrait revenir à l’ensemble des Français en matière de laïcité et de « discriminations » pour savoir si oui ou non ils souhaitent l’alignement de leur droit sur celui d’autres pays européens, et au nom de quoi.

Au nom de l’offense aux sensibilités religieuses

La liberté de croyance serait mal protégée en France par rapport à la liberté d’expression, car on en abuse en offensant les croyants : tel est l’argument avancé par François Héran, partant de l’erreur pédagogique que Samuel Paty aurait commise en montrant des caricatures de Mahomet, et surtout le dessin particulièrement offensant de Coco9. François Héran déplace subtilement l’accusation de blasphème en s’appuyant sur une sensibilité offensée.

Le déplacement de l’accusation de blasphème, de plus en plus abolie en démocratie, vers celle d’offense aux sensibilités religieuses a été étudié depuis un moment déjà. Ironie de l’histoire, Jeanne Favret-Saada a mis en évidence l’évolution de l’argumentation en France chez des prêtres catholiques du XXe siècle dans une affaire de censure bien antérieure aux débats soulevés par le terrorisme islamiste et par des revendications communautaristes musulmanes10. Clément Arambourou notait récemment une convergence entre les critiques de la liberté d’expression dans son rapport avec la liberté de croyance : ces critiques qui « existent à foison dans l’espace politique français […] sont un point de convergence pour ceux qui à gauche sont prêts à toutes les compromissions pour défendre un certain islam comme religion des opprimés et ceux qui à droite veulent imposer une identité française traditionnelle et catholique »11. S’agissant des sensibilités musulmanes offensées, en 2007, peu après l’affaire danoise des caricatures de Mahomet, la stratégie argumentative de Saba Mahmood, universitaire états-unienne islamo-gauchiste, peut s’analyser dans la même perspective quand elle comprend que l’argumentation de son maître Talal Asad, opposé au sécularisme démocratique, ne peut réussir en restant sur le terrain du blasphème : elle joue alors sur le pathos après que Tariq Ramadan, prédicateur islamiste conscient du même problème, se fut efforcé à sa manière de pervertir l’argumentation démocratique12.

François Héran a bien connaissance du déplacement actuel d’une problématique juridico-politique du blasphème vers un discours victimaire, moraliste et psychologisant qui tente de contourner la logique du droit démocratique, quand il mentionne la critique par Guy Haarscher de cette tactique insidieuse (p. 179-181). Néanmoins il préfère mettre en cause la dureté et l’injustice du droit (« summa jus summa injuria. En traduction libre : “poussé à l’extrême, le droit produit le comble de l’injustice” », p. 178), car nous vivons « dans un monde où coexistent de multiples conceptions de l’existence » (p. 178) : en découlerait la nécessité de revoir les prérogatives des « sciences juridiques » en matière religieuse pour mieux tenir compte de la diversité qu’étudient « sciences humaines et sciences sociales » en tout relativisme (p. 160). À moins que le droit devienne multiculturaliste, ou que la construction européenne oblige la France à réviser en ce sens son droit laïque et républicain. C’est dans cette optique que prend sens le raisonnement de l’auteur « à droit constant » (p. 54) : « je ne demande aucune modification de la législation française ou européenne, rien qu’une application raisonnable qui mette en balance tous les droits » (p. 241), cela en influençant les professeurs dans l’attente d’une contrainte européenne renforcée.

Du multiculturalisme au multi-juridisme

Dans ce plaidoyer pour repenser le rapport entre liberté d’expression et liberté de croyance au nom des croyants offensés, l’orientation multiculturaliste de François Héran explique la place faite au port du voile à l’école et du voile intégral dans l’espace commun. Cette position en faveur d’une laïcité accommodante se retrouve dans son soutien à l’Observatoire de la laïcité de Jean-Louis Bianco (p. 29, p. 30)13, dans son soutien au Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), présenté comme « principale association de défense des musulmans dans les affaires de discrimination »14, et dans sa charge contre les positions républicaines du ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer (p. 31). Pour Anne-Marie Le Pourhiet, « l’application de l’idéologie multi-culturaliste prônant les accommodements “raisonnables” et donc des dérogations juridiques fondées sur des croyances religieuses radicales revient […] à mettre le doigt dans l’engrenage du multi-juridisme revendiqué par les théocrates »15. Mais François Héran ne veut voir dans ce type de raisonnement qu’un sophisme, celui de la pente fatale (p. 176), et il ne semble prendre en compte la cohérence contraignante d’un édifice juridique que pour faire valoir la construction d’un droit européen qui s’imposerait aux nations, car « les droits de l’homme ne sont pas un Mikado », d’où l’on pourrait adroitement extraire la liberté d’expression en laissant de côté le droit au regroupement familial : apparition révélatrice d’une préoccupation de démographe engagé en faveur de l’immigration dans un ouvrage censé porter sur la révision du rapport entre liberté d’expression et liberté de croyance à la suite d’un assassinat pour blasphème (p. 146-147). Selon François Héran, il y aurait lieu de « démocratiser toujours plus la République en la libérant de son particularisme » (p. 126), grâce à la construction du droit européen limitant sa souveraineté juridique.

Il y a là une philosophie politique pour le moins discutable. François Héran avance que la législation française est incomplète, caduque, particulière, et qu’il faut la revoir à l’aune d’une « diversité » juridique. La législation de la France serait insuffisamment démocratique du fait même qu’elle est nationale : tel est le postulat idéologique de ce plaidoyer, même si l’État-nation est encore le seul cadre connu dans lequel s’exerce aujourd’hui une souveraineté populaire, c’est-à-dire la démocratie16.

La liberté d’expression étant nécessairement bornée par une limite d’ordre public et les droits d’autrui, la question est de savoir comment chaque État démocratique en fixe les limites. La Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a reconnu une « marge d’appréciation nationale » à chaque pays membre pour régler l’équilibre entre la liberté d’exprimer son opinion ou de manifester sa religion et les contraintes d’ordre public ou les droits d’autrui. La CEDH avait précisé en quel sens entendre cette liberté : « la liberté d’expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population »17.

Seulement la souveraineté juridique des États paraît regrettable à François Héran. Il insinue que ses défenseurs emboîtent le pas à un discours de droite ou d’extrême droite, notamment en France où des politiciens LR (Les Républicains) et RN (Rassemblement national) chercheraient surtout à limiter le regroupement familial des immigrés (p. 146-147) : voilà un procédé de disqualification aujourd’hui courant dans un texte adressé à un auditoire supposé bien-pensant. Le démographe avance également que serait en jeu une défense des gens issus de l’immigration contre la position « républicaine » — comme si ces personnes, énorme présupposé, devaient être considérées comme les offensés de la loi laïque et non pas comme ses bénéficiaires. C’est le thème de la contrainte « paternaliste » que les républicains voudraient exercer pour « forcer » certains de leurs concitoyens à être libres (p. 44, p. 48). Au contraire, selon François Héran, l’authentique liberté, pour des populations issues de l’immigration, résiderait dans la préservation d’une identité religieuse que la laïcité républicaine bafoue – ce qui essentialise les musulmans, alors que les croyances qui s’avèrent activement hostiles au sécularisme « occidental » sont des traditions nouvellement réinventées dans des circonstances particulières, et non une essence18 – n’importe, la loi n’aurait plus qu’à se conformer à la nécessité nouvelle de l’accueil multiculturaliste.

De plus, pour François Héran, le raisonnement s’appuyant sur un droit national perd de sa légitimité en matière de liberté d’expression du fait même de la mondialisation de l’espace où l’on communique. Désormais, « la cantonade est mondiale » (p. 114), dans un monde où « les propos et les images circulent sans frontières » (p. 143), et l’argument est ici décliné dans le registre de la peur, puisque François Héran compare la liberté d’expression et la liberté de croyance aux tours jumelles attaquées en 2001, « à la fois imposantes et fragiles », selon une image qui « n’est pas innocente » (p. 98)19. L’allusion aux tours jumelles est chargée de menaces, mais que déduire de ce nouvel espace de communication ? Car cet espace entrechoque, sans traduction ni règle, des populations hétérogènes et des régimes politiques radicalement différents, en un échange qui, pour être dominé par des géants de la communication mondiale, ne s’en avère pas moins anarchique et violent. Selon François Héran, il s’ensuivrait que les pays démocratiques doivent se voir imposer le respect des croyants dans le monde. Comme si la possibilité d’une circulation planétaire de l’information rendait les pays démocratiques comptables de réactions dans l’opinion de pays étrangers, y compris lorsqu’elles sont manipulées par des pouvoirs dictatoriaux20. Quant à l’apaisement de ces flambées de fanatisme religieux, le seul souvenir de la crise mondiale des dessins de Mahomet (2005-06) devrait rappeler que des accommodements multiculturalistes ne peuvent y suffire : en effet les exigences islamistes en matière de liberté d’expression ne portaient pas sur la législation française et allaient bien au delà, puisqu’elles s’en prenaient au secularism anglo-saxon, socle minimal de toutes les démocraties. Par ailleurs, l’argument pourtant rationnel selon lequel, croyant ou non, on reste libre dans un pays démocratique de lire ou de ne pas lire les images en circulation dans les journaux ou les réseaux sociaux est écarté par François Héran sous prétexte qu’il serait « ressassé » (p. 143).

Par parenthèse, un élève dans une classe se trouve dans une situation très différente, il n’est pas un consommateur libre de consulter ou non un journal ou un réseau social, difficulté perçue par Samuel Paty quand il a proposé aux élèves réticents de sortir de la classe. Personne ne sait comment il comptait présenter et expliquer telle ou telle caricature, et au fond on a déjà réglé la question en sa défaveur en disant qu’il l’a simplement montrée : c’est identifier le temps de la réflexion pédagogique à celui d’une polémique reposant sur le spectaculaire d’une monstration. Or il importe, en l’occurrence, de déconnecter le temps de la réflexion pédagogique de celui de la polémique dans une situation bouleversante : ce n’est ni le moment de trouver la moindre excuse sociologique à un crime abject, ni le moment de schématiser le problème à outrance pour marquer des points dans une cause ou une autre, par exemple en faveur du multiculturalisme comme solution aux problèmes posés par l’immigration, ou encore en faveur des statistiques ethniques comme moyen de combattre les « discriminations » qui résulteraient d’un passé colonial. Dans la voie de cette réflexion nécessaire, il resterait à envisager le prévisible rebondissement des difficultés, dès lors que des croyants invoquent leur sensibilité pour contester la laïcité à l’école ou ailleurs. On peut craindre que le tact ne suffise pas à prévenir des conflits préparés par des agitateurs antilaïques décidés soit à imposer un multi-juridisme (c’est la voie conquérante de l’islam dit « politique »), soit à multiplier provocations, incidents et violences (jusqu’à l’assassinat jihadiste). Prosélytisme religieux et propagande décoloniale sont à pied d’œuvre contre la laïcité, comme le montrent les travaux déjà cités de Gilles Kepel, Bernard Rougier et Hugo Micheron.

Pour en finir avec la détestation de la laïcité républicaine chez François Héran, il faut mentionner la façon dont il symétrise sacralité religieuse et sacralité républicaine pour discréditer la laïcité en niant la rationalité d’une construction politique indépendante des affiliations religieuses, ethniques ou raciales. La défense de la liberté d’expression aurait été, selon François Héran, sacralisée depuis les attentats de 2015 à travers le symbole qu’est devenu Charlie Hebdo, les attentats auraient « sacralisé toutes les caricatures sans distinction », (p. 18), l’unicité de la République n’aurait d’équivalent que dans l’unicité en islam ou tawhid (p. 19), la République aurait ses fanatiques comme l’islam (p. 203-204), la République ne serait qu’une religion particulière (p. 183-184). Ce chapelet d’inversions polémiques converge logiquement avec l’argument principal d’un anti-séculariste ultra-relativiste comme Talal Asad, qui s’appuie sur une généalogie foucaldienne pour réduire une chose à son contraire et dénoncer le sécularisme anglo-saxon comme une religion opprimant les autres, en premier lieu l’islam. Quant aux complicités intellectuelles qui paraissent inconcevables à François Héran entre islamo-gauchisme universitaire et terrorisme (p. 31-34), la rhétorique tendancieuse d’Attentats suicide du même Talal Asad permet de les concevoir malgré sa prudence21, de même que son refus de soutenir Salman Rushdie qui avait osé se désolidariser de sa prétendue communauté musulmane pour faire allégeance à l’ancienne puissance coloniale. Et pourtant cet anthropologue fait autorité dans une mouvance décoloniale qui propage sa doctrine pour contester en France laïcité et valeurs républicaines22.

Au nom des victimes de l’histoire coloniale

Il faut démêler deux types de problèmes dans les propos de François Héran sur le droit de critiquer les religions et l’offense aux croyants : François Héran charge les citoyens d’une obligation de neutralité qui incombe à l’État, et cela en confondant critique des croyances et offense aux croyants.

Comme l’explique Gwénaële Calvès, il y a d’abord chez l’auteur de la « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie » du 30 octobre 2020 une confusion entre les droits reconnus aux citoyens de critiquer toute religion, et l’obligation faite à l’État et à ses agents de s’abstenir de juger telle ou telle croyance religieuse pour autant que son expression ne contrevienne pas à l’ordre public23. À ce défaut repéré par Gwénaële Calvès dans la « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie », François Héran répond dans son livre de mars 2021 en déplaçant son argumentation pour mettre en cause l’État sous prétexte qu’il se serait lié à l’association Dessinez Créez Liberté24 : l’État serait donc responsable des outrages infligés aux musulmans du fait même du matériel pédagogique diffusé pour l’heure d’Enseignement Moral et Civique, peut-être pas utilisé par Samuel Paty, le point serait douteux, mais par d’autres professeurs après son assassinat.

Ensuite il y a, derrière la satire ou la critique des croyances, l’offense aux croyants invoquée par François Héran. Aux termes de la loi, les citoyens sont « libres de critiquer à leur guise, y compris dans des termes virulents ou blessants, la religion en général ou une religion en particulier » 25, et la loi réprime le fait de provoquer « à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminés »26, provocation qui suppose des généralisations et des assignations enfermant les individus dans des groupes. La loi n’interdit pas d’offenser une croyance, une opinion, une doctrine, et offenser une croyance n’est pas offenser une personne. Mais François Héran confond droit positif et « droit rêvé », comme l’explique Gwénaële Calvès : « il est impossible d’affirmer, devant des élèves, qu’[un droit au respect des croyances religieuses »] est effectivement opposable à ceux dont les propos heurtent la sensibilité des croyants, ou tournent leur dieu en dérision. Ce rêve (pour d’autres, ce cauchemar) ne saurait être présenté comme une réalité »27. François Héran prône-t-il ici une évolution du droit en France ?

C’est ici que la victimisation des musulmans en tant que collectif se révèle indispensable à ce plaidoyer tendancieux pour une révision de la laïcité. Car en tirant parti du pathos de l’offense, François Héran ne s’en tient pas à la « souffrance des croyants »28 qui pourraient être individuellement atteints dans leur foi par un dommage spirituel, la dégradation proprement blasphématoire d’une figure sacrée29 : il considère que dans ces outrages « c’est bien un collectif qui est visé, l’ensemble des musulmans » (p. 24), et cela sur des motifs qui ne sont pas nécessairement religieux. C’est ainsi que les musulmans se sentiraient visés par une caricature de Mahomet, puisqu’elle jouerait nécessairement sur « le musulman type, avec son physique », et d’autres traits stéréotypés (p. 24) ; et que certaines caricatures, en associant islam et terrorisme, viseraient en France des « millions de musulmans […] qui souffrent d’être exposés au soupçon de terrorisme » (p. 69). Une image défavorable des musulmans serait ainsi au principe de l’offense impliquée par la critique de l’islam, et sa gravité tiendrait au statut victimaire de ce collectif ; en France il s’agirait de victimes de la colonisation et des discriminations religieuses, ethniques et raciales qui en résultent : dans ces conditions, cesser d’abuser de la liberté d’expression permettrait de « resserrer le lien social » (p. 167), car de nos jours le croyant victime « doit littéralement s’écraser » (p. 113) devant la volonté d’avilissement qu’on fait passer pour une critique (p. 152-153, p. 170).

Le chapitre final précise le contenu du grief fondamental : le « double déni » de l’histoire coloniale et des discriminations empêcherait de comprendre pourquoi la liberté d’expression doit être revue (p. 197-246). Il y est conseillé de méditer les « crimes de la République coloniale » pour « recentrer l’idée républicaine sur ses valeurs de base » (p. 157-158). Cet acte de contrition conduirait à rechercher des accommodements raisonnables avec des revendications religieuses, car « une ancienne puissance coloniale » ne peut prétendre « administrer une leçon de liberté aux peuples qu’elle avait colonisés » (p. 45). Or l’auteur ne se demande pas pourquoi les modèles devraient être recherchés chez d’anciennes puissances coloniales, impérialistes ou même esclavagistes et ségrégationnistes, même si leurs réalisations multiculturalistes, des États-Unis à la Grande-Bretagne, ne fournissent aucune solution miraculeuse, ni pour revenir à la paix civile, ni pour éradiquer le terrorisme islamiste30.

Qu’importe : pour le démographe engagé en faveur de l’immigration, entraîné fort loin des caricatures de Mahomet, les « discriminations ethnoraciales », qui sont des séquelles de la colonisation, relèvent du « racisme systémique » (p. 239) – d’où, dans l’entretien accordé au Monde, des développements sur les réunions racialement non mixtes en glissement incontrôlé vers le thème de la « race », alors que la « question noire » par exemple, est tout à fait distincte de celle de la religion musulmane31. Le lien est fourni par « l’islamophobie » : ce qui serait la plus grave des discriminations systémiques aujourd’hui (p. 233) est dénoncé comme un cas particulier de « racisme d’État » au prix d’une confusion militante entre race et religion. Le professeur au Collège de France partage ainsi la position d’extrémistes racialistes et décoloniaux dont l’emprise, paradoxalement, s’accroît aujourd’hui au nom de la bienséance politique (political correctness). Que sont ces « discriminations systémiques » ? Irréductibles aux inégalités sociales auxquelles elles se surajoutent (p. 216), elles seraient décelées par des études statistiques objectivant le phénomène hors de tout projet de persécution, indépendamment de toute intention de réserver un traitement injuste à quiconque. Il s’agirait de « discriminations indirectes et non intentionnelles » dont l’effet serait massif et mesurable (p. 208, p. 211, p. 213), de surcroît imputable à l’État dès lors que celui-ci ne fait rien pour y mettre fin (p. 233, p. 235). Il est donc longuement question des discriminations d’origine policière dans un ouvrage sur la liberté d’expression.

On comprend alors la fréquence et la virulence des attaques contre Pierre-André Taguieff dans ce livre32. Il a en effet soumis cette victimisation à une analyse historique et critique, en tant que phénomène idéologique, tandis que François Héran ne veut y voir qu’une « formule d’exécration » utilisée de nos jours quand on veut nier l’existence des discriminations (p. 177). Pierre-André Taguieff interprète la dénonciation de « l’islamophobie » comme celle d’un racisme imaginaire à l’intérieur du plus vaste ensemble sur lequel veut mobiliser le pseudo-antiracisme politique : l’opération ne progresse qu’à condition de travailler systématiquement l’opinion selon le couple victimisation/culpabilité sur le thème postcolonial puis dans le cadre de l’offensive décoloniale. Cette offensive décoloniale a gagné d’autant plus de terrain que la gauche intellectuelle entrait en crise et que la gauche politique se décomposait, avec le recul des mobilisations fondées sur la classe sociale. Si Pierre-André Taguieff a vu juste au tournant des années 1980-9033, l’antiracisme s’est transformé en idéologie dominante, susceptible de jouer le rôle d’une idéologie de substitution par rapport au socialisme : après le discrédit jeté sur les utopies marxistes par la vague anti-totalitaire des années 1970-80, la nouvelle religion politique reconstituait son messianisme et sa martyrologie en investissant un prolétariat de substitution, d’abord dans le peuple palestinien puis dans l’ensemble des musulmans, leur religion devenant celle des opprimés. On ne s’étonnera pas que la nouvelle bienséance politique se répande en oblitérant cette analyse idéologique, malgré son information irréprochable et sa profondeur : François Héran répète sans le moindre argument que L’imposture décoloniale de Pierre-André Taguieff ne serait qu’un « pamphlet » 34.

Cette victimisation a une fonction sur le plan juridique, analysée par Anne-Marie Le Pourhiet. Alors que le droit républicain n’accepte que « l’égalité de droit », les revendications communautaires exigent « l’égalité réelle », passant par des mesures « compensatoires » des discriminations « passées » (subies dans le passé par des minorités « dominées »)35. La demande de privi-lèges  (littéralement, les lois particulières dont la Révolution française a entrepris de nous débarrasser) passe par l’invocation d’une injustice subie. Le droit européen fait une place croissante à la notion de discrimination qui contrevient selon la juriste au principe d’égalité devant la loi du droit français. S’y introduit également la notion de « discriminations indirectes » : selon les partisans de cette notion, il s’agit de discriminations réelles qu’un droit faisant abstraction de particularités sexuelles, ethniques, raciales ou religieuses ne pourrait pas ne pas produire, malgré une apparente égalité de traitement, en désavantageant certaines personnes pour des motifs prohibés. La définition est donnée dans une directive européenne de 2000, qui l’ajoute à celle de la « discrimination directe » : « une discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres personnes à moins que […] cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires »36. Ce sont précisément des « discriminations indirectes » que François Héran voudrait voir mesurées dans le cadre d’un Observatoire national des discriminations à instituer selon ses voeux par une nouvelle « nuit du 4 août », comme il le dit dans l’entretien qu’il accorde au Monde le 10 avril 2021. Pour Anne-Marie Le Pourhiet, « la notion de “apparemment neutre” n’a pas de sens, un traitement est neutre ou il ne l’est pas », et la notion de discrimination indirecte a ceci d’ « absurde » qu’elle revient en pratique à refuser toute règle générale, qui a forcément toujours pour effet de « désavantager » quelques-uns »… y compris les naturistes, désavantagés par l’interdiction de se promener nus dans les rues37… Difficile donc de faire prévaloir l’éclairage relativiste de certaines sciences sociales sur les questions religieuses, que ce soit pour mettre en veilleuse l’éclairage des sciences juridiques comme le voudrait François Héran, ou bien pour écarter d’incontournables questions de philosophie politique38.

Dans l’espace politique en recomposition qui est le nôtre, cette exigence d’« égalité réelle », passant par la réparation d’injustices subies par des « minorités » pourrait réunir provisoirement des courants aux objectifs très différents : les partisans d’un néolibéralisme favorable aux migrations et à l’affichage bien-pensant d’une politique de commisération rejoindraient là des idéologues décolonialistes, racialistes, indigénistes, ou intersectionnels dont les objectifs sont révolutionnaires, car tous disent viser une « égalité réelle » que l’égalité devant la loi ne suffit pas à atteindre. Les courants révolutionnaires reprennent la distinction marxiste entre « droits formels » et « droits réels », et voudraient donner des habits neufs à une vulgate communiste qui ressurgit dans une curieuse alliance avec la bien-pensance néolibérale, l’injustice des rapports de classe ne comptant pas parmi les « discriminations »39  : cette convergence repose sur une opposition à l’État-nation, au souverainisme, au droit laïque et républicain, actuellement diabolisés par association avec la droite elle-même amalgamée à l’extrême droite.

Des prétentions scientifiques sujettes à caution

L’injonction à repenser la liberté d’expression pour faire droit à la liberté de croyance, révisée en dignité des croyants de façon très contestable, demande que soit étayée factuellement l’allégation de discriminations religieuses héritées de l’histoire coloniale. Or cet étayage pose problème, aussi bien du côté de l’histoire de la colonisation et de ses séquelles que de la sociologie des discriminations. Concernant l’histoire de la colonisation et de la décolonisation, on se contentera de renvoyer aux travaux solides et précis qui, de Pierre Vidal-Naquet et Gilbert Meynier à Pierre Vermeren, en passant par Sophie Bessis, se tiennent à l’écart des interprétations décoloniales aujourd’hui en vogue, quelles que soient les préférences politiques des chercheurs cités40. On s’en tiendra ici à la question des démonstrations sociologiques qui voudraient se fonder sur des statistiques. On ne peut donner qu’un nombre limité d’illustrations, mais elles suffisent à poser le problème d’interprétation dans une discipline qui, sans être uniformément conquise, s’est souvent précipitée dans la critique antilaïque.

François Héran considère que des études statistiques permettent de démontrer l’ampleur et la gravité des phénomènes de discrimination en France dans l’accès à l’embauche (p. 210, p. 215) et l’accès aux services publics (p. 212), qu’il s’agisse de discriminations ethnoraciales ou de discriminations religieuses qui s’en distinguent (p. 223). Pourtant, certains travaux en cours mettent en question les méthodes utilisées pour produire et interpréter les statistiques correspondantes. La question n’est pas de nier l’existence de discriminations, mais d’examiner de plus près l’argument des discriminations dont il est fait un grand usage militant : c’est précisément son omniprésence dans les médias, chez des politiques et dans l’opinion qui rend nécessaire l’examen critique de certaines évidences idéologiques en circulation.

Par exemple, en étudiant les réactions des lycéens à l’attentat de 2015 contre Charlie Hebdo et à la minute de silence en hommage aux victimes, Jean-François Mignot a infirmé plusieurs idées reçues concernant leurs motivations, leur situation familiale et socio-économique mais également leur sentiment de discrimination pour motif ethno-religieux : le sociologue-démographe montre que le degré d’acceptabilité de la violence est irréductible aux explications convenues dont le discours bien-pensant se contente trop souvent. L’étude rejoint ainsi les conclusions de l’ensemble de cet ouvrage collectif, qui montre que « la radicalité religieuse ne semble pas être principalement la fille de l’exclusion socio-économique et [que] sa racine spécifiquement religieuse semble forte » (p. 366)41.

Autre critique éclairante, Philippe d’Iribarne souligne une confusion trop répandue entre traitement différencié et discrimination religieuse : il voudrait démêler les jugements portant sur des comportements et ce qui relève à proprement parler de la discrimination contre les musulmans. Une analyse très précise du Rapport 2016 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie émanant de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme permet à Philippe d’Iribarne de contester la méthode et les résultats d’une « étude militante » qui prétend démontrer l’islamophobie viscérale de la société française, mais multiplie pour cela questions biaisées et erreurs de raisonnement42. Philippe d’Iribarne revoit l’interprétation de testings récents sur les demandes d’entretien d’embauche, et cette critique serrée le conduit à dégager « le poids idéologique de la vision victimaire de l’islam et des musulmans » qui altère le raisonnement au moment de conclure. Il montre ainsi que les choix entre candidats à l’entretien d’embauche, souvent caractérisés comme « discriminatoires » dans un discours bien-pensant, sont en fait guidés par « l’anticipation rationnelle » des aptitudes supposées des candidats à convenir aux postes, certes dans l’intérêt de l’entreprise, mais d’une façon qui ne relève pas du préjugé dans son irrationalité43 . C’est bien le comportement qui est ainsi apprécié selon une anticipation rationnelle, et si certains indices suscitent des craintes concernant l’aptitude du candidat à remplir le poste, d’autres jouent en sens inverse, le choix se faisant dans l’intérêt de l’entreprise.

Dans un même souci de rigueur, Nathalie Heinich, qui épinglait la confusion entre différence et discrimination dans son Bêtisier du sociologue, y revient dans Ce que le militantisme fait à la recherche44 et s’étonne d’une méconnaissance des « effets de structure » dans certains raisonnements victimaires. Par exemple, quand est occulté le fait que les différences de couleur de peau recouvrent pour une grande part des différences de statut social : délinquance et irrégularité du titre de séjour sont plus fréquentes dans les quartiers populaires, pour des raisons socio-économiques. Curieusement, ce type d’effet de structure est passé sous silence malgré son rôle fondamental en sociologie45. Le même type d’objection s’appliquerait aux enquêtes concernant les violences policières, ou concernant la surreprésentation dans les prisons de descendants d’une immigration originaire d’anciennes colonies. Ajoutons que ces erreurs de raisonnements, chez les adversaires, universitaires ou non, du droit républicain, suscitent la méfiance de lecteurs qui n’oublient pas tout réflexe critique lorsqu’ils y sont confrontés : il en est ainsi lorsque François Héran se présente comme « épargné » par les « interpellations » policières au « terminus d’une ligne de métro située dans une banlieue de la seconde ceinture », contrairement aux personnes « de couleur ou basané[e]s », et en déduit qu’il lui faut mettre en évidence le « privilège blanc » (p. 230-231).

Il est vrai qu’à propos des discriminations, de leur analyse et de la façon de les combattre, on finit par se heurter à des limites dans l’argumentation sur la scientificité des travaux, fort bien indiquées par Wiktor Stoczkowski dans « La guerre des visions du monde à l’Université »46. Néanmoins, avant d’en arriver au choix portant sur des visions du monde, l’allégation de scientificité ne devrait pas inhiber l’esprit critique, et surtout pas dans une période où les conflits les plus durs parcourent les sciences humaines et sociales. Constamment invoquée par les militants racialistes, indigénistes, décoloniaux ou intersectionnels, la réalité d’un « racisme systémique », plus encore celle d’un « racisme d’État », n’est établie par aucune démonstration scientifique, comme l’indiquent les travaux de Pierre-André Taguieff47, qui n’ont jusqu’à aujourd’hui pas été démentis par des analyses statistiques rigoureuses – sans parler de la méthodologie très contestée des enquêtes fondées sur l’auto-déclaration du sentiment de discrimination raciale ou ethno-religieuse.

Reste donc à attendre l’avancée de travaux aussi rigoureux que possible, si l’on veut trouver les moyens de contrarier efficacement les « discriminations », au lieu de se fourvoyer dans une mobilisation victimaire dont les effets pervers sont prévisibles. Wiktor Stoczkowski les pointe à sa manière quand il oppose vision « solidariste » et vision « antagoniste » de la société, puis reconnaît la seconde dans le courant « décolonial » et la récuse en craignant « qu’elle engendre un jour la société qu’elle dépeint »48. De leur côté, Stéphane Beaud et Gérard Noiriel sont fortement inspirés par Bourdieu, ce qui en l’occurrence ne les empêche pas de se méfier d’une victimisation racialiste : ils mettent en garde contre la « violence symbolique » du vocabulaire racial, contre le renforcement de « l’enfermement identitaire » qu’on voudrait combattre, contre l’accentuation de la division des classes populaires49. Pour l’heure, un professeur au Collège de France fait sien un vocabulaire militant qui semble fortement lié à une vision du monde. « Islamophobie d’État », « discrimination institutionnelle », « racisme d’État » (p. 237), « privilège blanc » (p. 230-231), au détriment des « racisés » (p. 219), pure évidence du combat « intersectionnel » (p. 225), ce vocabulaire codé devrait être admis sur la foi d’un argument massue de pure « communication » : à savoir que la critique de ce vocabulaire et des notions correspondantes ne saurait relever pour François Héran que de la cancel culture, puisqu’il s’agirait d’après lui du déni des discriminations (p. 209).

Des opinions à soumettre au plus large débat démocratique

La réflexion de François Héran sur la liberté d’expression est orientée vers la dénonciation de discriminations d’une « ampleur » considérable : c’est le mouvement de son livre. La suite, dont son essai ne traite pas mais dont la conséquence est logique, réside dans une politique de discrimination positive destinée à compenser les préjudices subis, mais l’auteur songe aussi à d’autres mesures dérogatoires quand il évoque, dans son entretien avec une journaliste du Monde, l’encouragement à donner aux réunions non mixtes qui permettent aux discriminés « d’unir leurs forces » contre préjugés et obstacles50. Des changements d’une telle ampleur doivent-ils être institués sans être soumis aux électeurs, avant qu’on n’autorise, par exemple, les réunions syndicales de professeurs dans les conditions de cette non-mixité, et avant que les professeurs ne soient formés pour enseigner dans cet esprit ? Or, comme on le voit dans l’entretien accordé au Monde le 10 avril 2021, les propos de François Héran expriment plutôt une certaine réticence au contrôle par des instances résultant, directement ou non, des élections. Ainsi le vote unanime du Sénat le 1er avril 2021, visant à dissoudre les associations qui organisent des réunions racialement non mixtes, est-il réduit par lui à l’effet d’un « emballement » médiatique.

Qu’arriverait-il, s’il fallait présenter à l’ensemble des électeurs une politique racialiste contraire aux principes du droit français, et d’abord au principe constitutionnel de l’égalité devant la loi ? Posée clairement avec explicitation de ses nombreuses conséquences, la question ne devrait pas déclencher l’approbation. Dès lors qu’on est conscient des risques attachés à la racialisation de la société qui peut découler de l’usage de la catégorie sociologique de la « race », comme le sont Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, on demande que le suffrage universel décide : « ce n’est pas aux experts, écrivent le sociologue et l’historien, mais à l’ensemble des citoyens de décider » s’ils veulent des statistiques ethniques51, pour « créer des catégories étatiques qui n’existent pas dans le droit français », avec tout ce qu’elles impliquent52.

Est-il légitime de démolir progressivement le droit national, sans expliquer clairement aux électeurs les objectifs d’un acte révolutionnaire qui mérite pourtant d’être analysé en tant que tel ? Car la « nuit du 4 août » 1789 a un sens précis dans notre histoire : c’est alors que fut votée l’abolition des privilèges féodaux par l’Assemblée constituante. Est-ce pour abolir le trop fameux « privilège blanc » que l’auteur voudrait trouver appui auprès du Défenseur des droits pour « mettre sur pied un Observatoire national des discriminations digne de ce nom »53 ?

S’agissant des ministres, si l’on en croit François Héran, il faudrait surtout que Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, laisse « les chercheurs débattre » de questions telles que la mesure de l’islamophobie, les études décoloniales ou les méthodes intersectionnelles54. Quant au ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, et au ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, que dire de leur esprit républicain, que semble dénigrer François Héran du seul fait qu’il est républicain ?

Et tout cela pour une « nuit du 4 août » à l’envers, qui supprimerait l’égalité devant la loi ? Espérons que nos concitoyens ne suivraient pas cette contre-révolution prétendument généreuse : espérons qu’ils ne permettront pas la restauration du privilège sous les formes en vogue promues par la « gauche identitaire », qui a déjà fait la preuve de sa nocivité politique 55.

Notes

1Véronique Taquin, professeur de chaire supérieure en classes préparatoires littéraires et écrivain http://lejeudetaquin.free.fr/ .

2 – Voir la référence note suivante.

3 – François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, Paris, La Découverte, mars 2021, p. 29.

4 – François Héran, ouvrage cité, p. 157-158.

6 – François Héran, « La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance », propos recueillis par Ariane Chemin, Le Monde, 10 avril 2021.

7 – François Héran, ouvrage cité, p. 21, p. 31. La lettre du 30 octobre 2020 est reproduite p. 7-20.

8 – Ouvrage cité, p. 8.

9 – On trouve différentes déclinaisons de la même accusation, nécessairement euphémisée dans les tribunes parues à cette occasion : voir Jean-Louis Schlegel et Olivier Mongin, « Les défenseurs de la caricature à tous les vents sont aveugles sur les conséquences de la mondialisation », Le Monde, 3 novembre 2020 ; ou Fabien Truong « Le drame de Conflans-Sainte-Honorine nous rappelle qu’une salle de classe n’est pas une arène politique publique », dans Le Monde, 23 novembre 2020.

10 – Entretien de Jeanne-Favret Saada avec Arnaud Esquerre, « 1988-2019 : Le retour de l’accusation de blasphème est une révolution dans notre vie publique », site de l’association Europe Solidaire Sans Frontière, 12 octobre 2019. Jeanne Favret-Saada, « Les habits neufs du délit de blasphème », Mezetulle, 14 juin 2016 . Voir aussi Catherine Kintzler, « “It hurts my feeelings”. L’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème », Mezetulle, 28 janvier 2020. Voir également Jean-Éric Schoettl, « Le blasphème va-t-il être rétabli au nom du respect dû à autrui ? », Figarovox, le 3 mai 202 .

11 – Clément Arambourou, « Lettre à François Héran », site de la revue Le Droit De Vivre, Ligue internationale de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, 12 avril 2021.

12 – Véronique Taquin, « Judith Butler, l’anthropologie postcoloniale et les dessins de Mahomet », Cités, 72, « Le postcolonialisme », décembre 2017, p. 117-126.

13 – François Héran soutient la tribune « Les menaces sur l’Observatoire de la laïcité cachent mal une dangereuse récupération idéologique », où 119 universitaires mettent en garde contre « la tentation de faire de la laïcité un outil répressif, de contrôle et d’interdiction, en contradiction totale avec la loi de 1905 » : « C’est à cette tendance voulant renforcer le contrôle des cultes et rendre invisible la religion dans l’espace public que s’oppose, depuis son installation, l’Observatoire de la laïcité ».

14 – Le CCIF a été dissous le 2 décembre 2020 à l’initiative du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin.

15 – Anne-Marie le Pourhiet, « Principe d’égalité et discriminations religieuses », La modernité disputée. Textes offerts à Pierre-André Taguieff, Textes rassemblés, édités et introduits par Annick Duraffour, Philippe Gumplowicz, Grégoire Kauffmann, Isabelle de Mecquenem, Paul Zawadzki, CNRS Éditions, 2020, p. 211-217.

16 – Voir Gil Delannoi, La nation contre le nationalisme, Paris, PUF, 2018.

17 – François Héran cite dans sa lettre du 30 octobre l’arrêt rendu le 7 décembre 1976 par la Cour européenne des droits de l’homme : voir ouvrage cité, p. 11.

18 – Gilles Kepel, Les banlieues de l’islam. Naissance d’une religion en France, Paris, Seuil, 1987. Albert Memmi, Portrait du décolonisé, Paris, Gallimard, « Folio », 2004. Pierre Vermeren, Le choc des décolonisations. De la guerre d’Algérie aux printemps arabes, Paris, Odile Jacob, 2015. Florence Bergeaud-Blackler, Le marché halal ou l’invention d’une tradition, Paris, Seuil, 2017. Bernard Rougier (dir.), Les territoires conquis de l’islamisme, Paris, PUF, 2020. Hugo Micheron, Le jihadisme français. Quartiers, Syrie, prisons, Paris, Gallimard, 2020.

19 – François Héran, ouvrage cité, p. 98.

20 – Jeanne Favret-Saada a analysé ce mécanisme dans l’affaire des caricatures de Mahomet, dans Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007. Jeanne Favret-Saada, « L’affaire des dessins de Mahomet et le supposé pouvoir performatif des images », le 11 mars 2016 .

21 – Talal Asad, On suicide bombing, New York, Columbia University Press, 2007, traduit en Attentats suicide. Questions anthropologiques, traduit par Rémi Hadad, préface de Mohamed Amer Meziane, Kremlin-Bicêtre, Zones Sensibles Éditions, 2018. Extrait de l’introduction : « je voudrais suggérer que la violence légitime exercée par et dans les formations étatiques modernes – dont l’État démocratique libéral – possède en outre une particularité absente de la violence terroriste (non du fait d’une quelconque vertu de cette dernière, mais en raison des moyens dont dispose la première) : une combinaison de cruauté et de compassion que sanctionnent légalement, voire qu’encouragent, des institutions sociales progressistes » (« Introduction » en ligne sur le site des éditions Zones sensibles).

22 – Voir par exemple Mohamed Amer Meziane, qui introduit le dossier « Décoloniser la laïcité » de Multitudes, 2015/2, n° 59, juin 2015, et y traduit Talal Asad sous le titre « Penser le sécularisme » (p. 69-82). Voir aussi Nadia Marzouki, « La réception française de l’œuvre de Saba Mahmood et de l’asadisme » (p. 35-51).

24 – L’association Dessinez Créez Liberté (DCL) a été créée par Charlie Hebdo peu après l’attentat de janvier 2015 perpétré contre le journal.

25 – Gwénaële Calvès, article cité.

26 – Ajout, par la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, à l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881.

27 – Gwénaële Calvès a critiqué en juriste les arguments littéralistes de François Héran sur l’apparition récente des mots « liberté d’expression » et sur leur absence de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, d’où découlerait que c’est une idée neuve (article cité).

28Lettre aux professeurs, ouvrage cité, p. 177.

29 – C’était la voie privilégiée par Saba Mahmood, qui faisait valoir la relation intime du croyant au Prophète, ainsi qu’une croyance dans le pouvoir spirituel des images, fort éloignée de la conception chrétienne du symbole. Voir Véronique Taquin, « Judith Butler, l’anthropologie postcoloniale et les dessins de Mahomet », Cités, 72, « Le postcolonialisme », décembre 2017, p. 117-126.

30 – Farhad Khosrokhavar l’a montré pour la Grande Bretagne à travers un ensemble de comparaisons entre pays européens, mais il n’en modifie pas pour autant sa position multiculturaliste : Le nouveau jihad en Occident, Paris, Robert Laffont, 2018.

31 – Le dérapage se voit dans l’entretien accordé au Monde le 10 avril 2021 par François Héran.

32Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, ouvrage cité, p. 21, p. 32, p. 202, p. 219-220, p. 229-230, p. 239.

33 – Pierre-André Taguieff mentionne ses convergences avec Paul Yonnet et Jean-François Revel dans L’imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme, Paris, Éditions de l’Observatoire/Humensis, 2020, p. 262, p. 269, p. 303. Voir sur ce point ma recension de l’ouvrage dans le numéro 86 de Cités, à paraître en juin 2021.

34 – Pierre-André Taguieff, L’imposture décoloniale, ouvrage cité, 2020, et Liaisons dangereuses. Islamo-nazisme, islamo-gauchisme, « Questions sensibles », Paris, éd. Hermann, 2021.

35 – Pour la critique de la notion de « discrimination passée », voir Anne-Marie Le Pourhiet, « Pour une analyse critique de la discrimination positive », Le Débat, Gallimard, mars-avril 2001, n° 114, p.166-177.

36 – Directive 2000/78/CE du Conseil de l’Union Européenne 27 novembre 2000, article 2. Anne-Marie Le Pourhiet, « Principe d’égalité et discriminations religieuses », article cité.

37 – Anne-Marie le Pourhiet, article cité, p. 214.

38 – Anne-Marie Le Pourhiet soulève de vraies questions dans « L’égalité », dans Serge Guinchard (dir.), Le grand oral – protection des libertés et des droits fondamentaux, Issy-les-Moulineaux, Lextenso-éditions, 2016, p. 651 sq. Elle relève dans la critique de l’égalité juridique (et donc du modèle républicain français) « une mixture [de ses] contestations réactionnaires [par Edmund Burke et Joseph de Maistre] et marxiste ». Elle souligne le sens clientéliste des atteintes à la règle méritocratique, et voit dans la discrimination positive le retour d’ « une appropriation privée et corporatiste de la chose commune que la Révolution française avait justement entendu éradiquer ».

39 – L’énumération des discriminations prohibées repose sur vingt-trois critères dans le dernier état de l’article 225-1 du Code pénal français et la liste pourrait bien s’allonger (voir Anne-Marie Le Pourhiet, Le grand oral – protection des libertés et des droits fondamentaux, ouvrage cité). Cependant, comme le remarquent Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, « Alors que le problème de la sous-représentation des femmes ou des minorités revient périodiquement dans le débat public, pratiquement personne ne trouve surprenant qu’il n’y ait aucun ouvrier parmi les députés, bien qu’ils constituent 20% de la population active » (Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Marseille, Agone, 2020, p. 165).

40 – Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet, « Des vérités bonnes à dire à l’art de la simplification idéologique », à propos de Coloniser exterminer, d’Olivier Le Cour Grandmaison, Études coloniales, 10 mai 2006. Pierre Vermeren, Le choc des décolonisations. De la guerre d’Algérie aux printemps arabes, Paris, Odile Jacob, 2015. Sophie Bessis, La double impasse. L’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand, Paris, La découverte, 2015.

41 – Jean-François Mignot, « Les lycéens face aux attentats de 2015 », dans La tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, sous la direction de Olivier Galland et Anne Muxel, Paris, PUF, 2018, p. 153-202.

42 – Philippe d’Iribarne, L’islamophobie. Intoxication idéologique, Albin Michel, 2019, « L’islamophobie vue par la CNCDH. Entre démarche militante et légèreté scientifique », p. 23-36. Voir le Rapport 2016 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), Paris, La documentation française, 2017.

43 – Philippe d’Iribarne, L’islamophobie. Intoxication idéologique, Albin Michel, 2019, « Les employeurs sont-ils islamophobes ? », p. 55-78.

44 – Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, Paris, Klincksieck, 2009, p. 90-92 sur la confusion entre différence et discrimination, p. 68-69 sur l’ignorance des effets de structure. Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, Paris, Gallimard, « Tracts », à paraître fin mai 2021.

45 – Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, ouvrage cité, p. 68-69.

46 – Wiktor Stoczkowski, « La guerre des visions du monde à l’Université », site de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, 9 avril 2021.

47 – Pierre-André Taguieff, « Racisme institutionnel », article du Dictionnaire historique et critique du racisme, sous sa direction, Paris, PUF, 2013.

48 – Wiktor Stoczkowski, « La guerre des visions du monde à l’Université », article cité.

49 – Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Marseille, Agone, 2020, p. 213, p. 369-371.

50 – François Héran, « La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance », propos recueillis par Ariane Chemin, Le Monde, 10 avril 2021, article cité.

51 – François Héran en est partisan. Voir par exemple, « Cessons d’opposer les principes républicains à la statistique ethnique », Le Monde, 20 juin 2020.

52 – Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, ouvrage cité, p. 375.

53 – François Héran, entretien cité, 10 avril 2021.

54 – François Héran, entretien cité, 10 avril 2021.

55 – C’est le titre d’un ouvrage états-unien de Mark Lilla, La gauche identitaire. L’Amérique en miettes, Paris, Stock, 2018.

« Le Bêtisier du laïco-sceptique »

Vient de paraître Le Bêtisier du laïco-sceptique (éditions Minerve, 2021) textes de Renée Fregosi, Nathalie Heinich, Virginie Tournay, Jean-Pierre Sakoun, avec des dessins de Xavier Gorce. Un petit livre réjouissant, alerte, « manuel de survie en temps de polémique » qui armera intellectuellement et ré-armera moralement les militants laïques et plus largement tous ceux qui ont à cœur de perpétuer, soutenir et développer l’esprit républicain.

Les quatre auteurs (Renée Fregosi, Nathalie Heinich, Virginie Tournay et Jean-Pierre Sakoun), l’ont concocté comme un petit feu d’artifice. Il aborde, en sept chapitres et 46 réponses courtes et teintées d’humour, les questions et les idées reçues au sujet de la laïcité, qui est alors remise au centre des institutions républicaines.

Sont traités et éclairés non seulement les inepties habituelles (« la laïcité française est liberticide », « c’est un concept poussiéreux qui n’est plus adapté aux sociétés modernes où coexistent différentes cultures », « catéchisme d’État », etc.), non seulement les dénis et diversions (« L’important, c’est la lutte contre le terrorisme », « la laïcité n’est pas menacée »…) mais aussi des sujets de fond (« la laïcité concerne l’État, pas la société », « la laïcité, c’est la neutralité de l’État »..).

Les pingouins du dessinateur de presse Xavier Gorce, avec leurs apostrophes et dialogues hyperlogiques et féroces, n’ont rien d’une illustration redondante  : ils sont en eux-mêmes des condensés de questions qui alimentent la pensée en déclenchant le rire.

On sort de ce livre rasséréné et heureux de vivre en France.

À la suite du bêtisier, une brève bibliographie et des annexes présentent les textes essentiels qui fondent la laïcité, notamment (Annexe 2, p. 134-135) un « ancêtre visionnaire » : le décret du 21 février 1795 qui dit déjà que la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte.

Le Bêtisier du laïco-sceptique, Paris : Minerve, 2021.

Quelques publications récentes CK sur la laïcité

Quelques textes récemment publiés dans la presse en ligne ou imprimée. Avec mes remerciements à Adel Mtimet (site Arwiqa-Portiques), Guy Konopnicki (Marianne) et Emmanuel Debono (Le DDV Licra).

« Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? », sur le livre d’Aline Girard

Le livre d’Aline Girard Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? (Minerve, 2021)1 ne s’inscrit pas dans le consensus qui, depuis le début des années 2000, entoure la question : il l’examine et montre que, loin de se réduire à une mise à jour pédagogique, les modalités d’introduction de cet enseignement en font un « événement idéologique majeur » qui affecte l’idée même d’école républicaine.
J’ai eu le plaisir de lire ce livre très documenté et argumenté dès son premier jet et d’en écrire la préface que je publie ci-dessous, avec l’aimable autorisation de l’éditeur Minerve. Je la fais suivre d’une brève analyse qui s’appuie sur le parcours du livre.

Préface (p. 7-10)

Après avoir lu l’étude d’Aline Girard, j’ai rouvert le manuel d’histoire classe de 3e que j’avais étudié pour réviser le « Brevet » – programme couvrant la période de la fin du XVe siècle à la veille de la Révolution française. Sur 35 chapitres, 5 sont intégralement consacrés aux mouvements, doctrines et conflits religieux, avec force détails et documents annexés – outre les mises au point, fréquentes et illustrées, dans d’autres chapitres, notamment relatives à la littérature, à la musique, aux arts plastiques. C’est ainsi que, élevée dans une famille d’athées, à l’âge de 14 ans j’ai appris les mots « indulgences » et « transsubstantiation », les différences entre catholicisme, luthéranisme, calvinisme et anglicanisme, l’influence et l’étendue de l’Empire ottoman. Sans compter qu’il avait été largement question, les années précédentes, des dieux de l’Egypte ancienne et de sa théocratie, de l’Olympe des Grecs, de l’architecture romane, de l’invention de l’ogive, du plain-chant… j’en passe. Et on nous serine depuis bientôt vingt ans qu’il faut « introduire » l’étude des « faits religieux » à l’école publique ! Peut-être cet enseignement avait-il cessé, était-il tombé en désuétude ? Même pas : comme le note l’auteur en citant malicieusement la préface de Jack Lang au Rapport Debray, il a toujours figuré dans les programmes, confié au jugement éclairé des professeurs des disciplines dites « critiques ».

Qu’une telle introduction soit superflue, contrairement à ce que tentent de faire croire les « rapports » dont l’histoire est retracée au début de cette étude, c’est précisément la question à laquelle il fallait remonter afin de briser l’évidence du projet, d’en révéler les aspects inaperçus dans leur ampleur et leur cohérence. En osant récuser cette trompeuse transparence, en décelant son opacité, Aline Girard transforme la question et ouvre un champ d’investigation.

À la manière de la Verfremdung de Brecht, mais aussi, si l’on y pense bien, de tout questionnement fécond, l’auteur s’interroge sur l’étrangeté de ce qui se présente comme évidence : vouloir introduire un enseignement qui existe déjà, c’est bizarre…. Redonner de l’éclat à un tel enseignement qui s’était peut-être affaibli (mais est-il le seul?), l’enrichir d’aspects nouveaux, c’est cela qui va de soi, la mise à jour nécessaire à tout programme d’instruction publique : mais il s’agit alors d’un événement pédagogique mineur inscrit dans la nature évolutive de l’institution. Alors pourquoi cette insistance, pourquoi cette abondance zélée d’études et de rapports, pourquoi une telle mobilisation ? Une autre hypothèse apparaît : c’est donc autre chose, sous les mêmes habits, qu’il est question d’introduire. Autre chose que ce dont les professeurs traitaient et traitent, et d’une autre manière : quoi au juste, et pourquoi ?

L’idée directrice se met en place au chapitre 2 : plus que d’une introduction, il s’agit d’un déplacement et d’une réorientation qui donnent un sens différent aux objets abordés. Les religions étaient en effet « convoquées en tant que de besoin comme références ou objets d’étude historique, sociologique, philosophique ou comme source d’inspiration artistique »2 dans un ensemble régi par l’idée des humanités : voilà la position que l’on va congédier en adoptant un angle d’attaque s’ordonnant à un autre système de valeurs que la référence humaniste et critique. Ce qui devrait se présenter comme un événement pédagogique mineur et ordinaire s’avoue alors comme un événement idéologique majeur.

Une anecdote3 nous met la puce à l’oreille. Durant un débat, un enseignant interroge Régis Debray : « Y a-t-il un objectif politique derrière cet intérêt pour l’enseignement du « fait religieux » ? Si l’on veut utiliser les enseignants pour calmer les élèves musulmans des banlieues, il faut au moins nous le dire clairement et que nous sachions si nous en sommes d’accord ». Régis Debray répond en lâchant le morceau : « Mais bien sûr, c’est bien de cela qu’il s’agit » ! Non que le projet se réduise à un objectif étroitement clientéliste, mais l’essentiel du déplacement s’y révèle dans son ampleur, à la fois agent et bénéficiaire de l’entreprise générale de destruction de l’école républicaine. Il ne s’agit plus de fournir à chaque esprit l’air du large qui lui permettra de prendre ses distances avec lui-même et de se penser comme singularité, mais de présenter l’ensemble des phénomènes religieux comme une dimension sociale et anthropologique lourde, inévitable, comme « phénomènes sociaux totaux » en lesquels chacun est de ce fait même invité à s’inscrire, à se reconnaître. L’école est délibérément placée sur orbite sociale dans une opération d’identification contraire à son principe. L’appartenance supposée de l’élève est sollicitée, alors qu’une école républicaine et laïque devrait au contraire lui en épargner le poids en l’introduisant au moment critique, en le dépaysant. Au prétexte de s’ouvrir, l’horizon se ferme, à grand renfort de relativisme et de « diversité » culturels, sur une normalisation des religions, aux antipodes d’une laïcité d’inspiration humaniste et critique qui n’a ni à les sacraliser ni à les ignorer comme objets de connaissance et de pensée.

Cette insistance indiscrète sur la dimension collective et coalisante des religions, cette prétention à en faire la quintessence de la « recherche du sens » invitent les élèves à se réclamer d’une religion en vigueur ou à s’y engager : forme d’assignation contraire à la laïcité, mais aussi forme d’exclusion qui frappe les élèves – fort nombreux – issus d’un milieu non-croyant, alors qu’un enseignement critique et distancié (à commencer par les religions auxquelles plus personne ne croit) les instruit sans catégoriser ni rabaisser quiconque. Cette disqualification principielle de la pensée non-religieuse (et que dire de la pensée irréligieuse?) laisse entendre qu’il n’y aurait d’accès à la spiritualité, au questionnement métaphysique, que par le biais des religions : avec leur surface qu’on s’empresse d’étendre, avec leur pression sociale qu’on s’empresse d’alourdir, c’est aussi leur empire philosophique qui est rameuté. Quelle belle revanche après plus d’un siècle d’enseignement humaniste dans une « école sans Dieu » !

Analyse et commentaire (texte inédit)

Sous l’éclairage d’un projet de réinsertion socio-religieuse, s’ouvre, s’ordonne et s’explique le champ que parcourt l’étude d’Aline Girard. En remontant d’abord à « la cause de la cause » : l’abandon de la mission émancipatrice de l’école par l’instruction au profit d’un « lieu de vie » adaptatif voué aux « compétences » et aux « savoir-être » ». Comment s’étonner que, dessaisie du fondement libérateur immanent que sont les savoirs, l’école soit conviée à chercher du « sens » et de la « spiritualité » ailleurs que dans les forces humaines ? La volonté inlassable des religions de peser sur la vie publique s’en trouve réhabilitée, renforcée par l’attribution de financements massifs à l’école privée confessionnelle et par l’appel aux religieux dans la formation des maîtres du public. La conformité (ou plutôt la conformation) aux recommandations européennes en faveur d’une forte visibilité des religions et de l’institutionnalisation de leurs positions saute aux yeux : la France s’incline devant un système de valeurs aux yeux duquel elle pouvait naguère s’enorgueillir d’être un « trouble-fête ». Cette contribution à réinstaller une porosité croissante entre l’État et les religions s’accompagne d’un désastre culturel dont elle est complice, particulièrement à l’école, avec le règne de la post-vérité, la remise en cause des enseignements, la diffusion des idéologies ethno-essentialistes et racialistes. Tout cela, nous l’avons sous les yeux de manière éparse depuis des décennies : il s’agissait d’en saisir l’unité et la cohérence politiques. Pour procéder à cette mise en ordre qui a quelque chose de déductif, il fallait dégager le fil conducteur de son intelligibilité.

Condorcet craignait que l’école publique devienne un temple. Il pensait à la fonction religieuse proprement dite, celle d’une piété de soumission qui se règle sur des dogmes particuliers. L’école post-moderne vise à surclasser cette crainte en mimant une laïcité de façade : y est diffusée non pas la croyance en une religion, mais la croyance au dogme relativiste interconvictionnel, la croyance qu’il est « normal » d’avoir une croyance, la légitimation subreptice du religieux comme socle du lien politique. Devant une telle perversion, on peut affirmer que l’école républicaine ne doit pas craindre d’être (ou de redevenir) un temple dans la fonction initiale et initiatique d’un espace de recueillement contemplatif et libérateur : installer la sérénité, imposer silence au tourbillon social afin de saisir chacun de son pouvoir immanent de comprendre et de se libérer en s’appropriant progressivement ce que les hommes ont fait de mieux, et dont il faut rappeler le beau nom d’encyclopédie. Se tisse alors un lien qui ne doit rien à une transcendance, à une extériorité, mais qui réunit des sujets découvrant leur propre autonomie par le travail concret de l’appropriation des connaissances. Telle est « l’urgence laïque » demandant qu’on réinstitue l’école.

Notes

1– Aline Girard, Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? Paris : Minerve, 2021. Voir la présentation sur le site de l’éditeur : https://www.editionsminerve.com/catalogue/9782869311619/

2 – Voir p. 30.

3 – Voir p. 37.

Entretien CK avec Valérie Toranian « Revue des deux mondes »

La Revue des deux mondes de février 2021 publie un entretien avec Valérie Toranian réalisé fin novembre 2020, et que la Revue intitule « La laïcité est le contraire d’un intégrisme ».

Lien vers l’entretien : Catherine Kintzler :« La laïcité est le contraire d’un intégrisme »

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Dossier : les « mœurs laïques » ?

Avec deux articles très argumentés de Jean-Éric Schoettl et de Gwénaële Calvès, un débat est ouvert sur la notion d’habitus laïque. La laïcité est avant tout un principe d’organisation de l’association politique et elle s’exprime par un corpus juridique, des lois. Mais au-delà de cet aspect fondamental, peut-on parler de moeurs laïques pratiquées par la population au sein même de la société civile ?

Ne s’agit-il pas de comportements induits par les règles juridiques, ou rapportés – parfois à tort – à l’existence de celles-ci, ou dus à des caractères sociaux sans rapport avec la laïcité comme le nombre important de personnes sans religion ? Cette sorte de civilité qui fait que, en France, du moins jusqu’à présent, on reste discret sur ses appartenances, est-elle essentiellement liée à la laïcité au point qu’elle en serait le soubassement social à préserver ?

Mezetulle propose une brève contribution au débat en avançant une question : sans préjuger de son rapport à la laïcité, cette vertu de discrétion n’est-elle pas aujourd’hui à double tranchant ? Cette forme de civilité pourrait être un alibi pour la crainte d’affirmer ses opinions. Faut-il par « discrétion » s’abstenir de critiquer, de caricaturer, de heurter des « sensibilités » toujours plus enclines à s’offusquer et qui par là tendent à saturer l’espace partagé ?

 

Des habitus laïques ? Des habitus antilaïques ? (par Gwénaële Calvès)

Selon Gwénaële Calvès, la notion d’habitus laïque est hautement problématique 1. Si un comportement perçu comme « laïque » est imposé par la loi, il ne relève pas d’un habitus. S’il n’est pas imposé par la loi, mais qu’il relève de l’usage ou de la coutume, en quoi peut-on le rapporter au principe de laïcité ? Ces difficultés d’identification touchent à une question fondamentale : la laïcité a-t-elle vocation à régir les mœurs ?

 « Les lois de laïcité » (comme disait naguère, à très juste titre, le Conseil d’État) forment un ensemble complexe mais cohérent, qui organise la séparation du religieux et du politique. S’y ajoutent les normes que le juge et l’administration formulent pour interpréter, compléter ou contourner ces lois, ainsi que la normativité assourdie (le droit « mou ») qui se dégage des vade-mecum, des prises de position ministérielles, des chartes, des guides…

Depuis toujours, cet univers de lois et de normes se trouve investi de significations plurielles et conflictuelles. C’est inévitable, puisque les cultures et les identités politiques laïques sont multiples, adossées à des mémoires, des représentations, des valeurs différentes.

Mais existe-t-il, en sus de ces lois et normes, des « habitus » laïques que nous aurions tous en partage, quelle que soit notre conception de la laïcité ?

Si la notion d’habitus désigne des mœurs, des usages, des manières de se comporter en société (par exemple d’interagir avec autrui, de se vêtir, de se nourrir, de se distraire), la question peut paraître absurde. La laïcité vise, depuis l’origine, à assurer la liberté et l’égalité. Son projet n’a jamais été d’imposer le respect d’un manuel de savoir-vivre. Elle n’a pas vocation à régir les mœurs.

Que pourrait alors recouvrir l’étonnante notion d’« habitus laïque » ? Et quel serait son contraire, l’habitus antilaïque, le comportement ou la manière d’être qui s’analyse comme un manquement à la laïcité ?

L’habitus laïque

L’habitus laïque peut s’envisager comme une norme sociale qui résulte, indirectement, d’une norme juridico-politique : la laïcité. Son contenu serait une forme de discrétion, voire de silence, en matière religieuse ; une réticence à faire publiquement état d’éventuelles convictions religieuses ; une tendance à refouler les pratiques religieuses dans les espaces privés et communautaires.

On peut sans doute en identifier des traces dans la sphère publique, ainsi que dans la société civile.

Dans la sphère publique, le silence sur le religieux est bien sûr imposé, le plus souvent, par le droit de la laïcité. Ce n’est pas un habitus qui astreint les agents publics à une obligation de neutralité confessionnelle, c’est la loi.

Là où la loi ne s’applique pas, seule la coutume républicaine conduit à exclure Dieu de la vie politique. Nous ne sommes pas aux États-Unis, et il est bien certain que nos dirigeants ne nous invitent jamais à prier, qu’ils n’invoquent jamais publiquement l’aide de Dieu pour gouverner le pays, et que de manière générale ils s’attachent à réaffirmer que la religion est extérieure à la sphère de l’autorité publique et de la loi commune.

Dans les rapports entre les gouvernants et les cultes, l’étiquette laïque – ou la tradition républicaine – a néanmoins beaucoup évolué au fil du temps.

Le 11 novembre 1918, par exemple, le président de la République, le président du Conseil et le président de la Chambre des députés se sont abstenus d’assister au Te Deum célébré à Notre-Dame de Paris. Le 26 août 1944, en revanche, le général de Gaulle était présent pour la même messe d’action de grâce. Et aujourd’hui, il est courant de voir des responsables politiques assister à des offices religieux, même si les usages républicains leur imposent d’y assister passivement, en simples spectateurs.

Un manquement à ces usages n’est bien sûr pas sanctionné : Nicolas Sarkozy a ainsi communié lors d’une messe catholique où il représentait l’État. Il lui est même arrivé de faire un signe de croix, en pleine cour des Invalides, devant les cercueils de soldats français tombés en Afghanistan. Les habitus laïques des gouvernants sont inégalement partagés.

Ils semblent mieux ancrés du côté des cultes et des Français religieux qui s’abstiennent, le plus souvent, d’invoquer Dieu à l’appui de leurs revendications. La Manif pour tous, ce puissant mouvement d’opposition à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe dont chacun savait qu’il était mû par des convictions religieuses, s’est ainsi présentée comme une sorte de collectif d’anthropologues, qui entendait défendre les structures invariantes du couple et de la parenté. En d’autres temps, les mêmes invoquaient le droit naturel (pour s’opposer, par exemple, à la loi de 1938 qui a reconnu une pleine capacité civile à la femme mariée), ou se présentaient comme les gardiens de droits fondamentaux (le droit à la vie, par exemple, pour s’opposer à la légalisation de l’avortement).

La raison de leur silence tient à ce que l’argument religieux n’est pas audible sur la scène politique française. Encore une fois, nous ne sommes pas aux États-Unis.

Il est vrai que les demandes d’exemption (par des maires réclamant une clause de conscience pour ne pas célébrer un mariage homosexuel, par des élèves réclamant une dispense d’assiduité…), ou même des demandes d’adaptation des règles de fonctionnement du service public (horaires d’ouverture, menus de la cantine…), se font de plus en plus insistantes. Mais leurs chances de succès restent très faibles, puisque le droit français est notoirement rétif à ce genre de revendications. Il est conforté à cet égard par le droit européen (quoi qu’on en dise), et peut-être aussi par un habitus laïque ancré dans la société civile.

Dans la société française, on ne jette pas sa religion au visage d’autrui. Il s’agit là d’une règle de civilité largement respectée : les personnes qui pratiquent une religion restent le plus souvent discrètes sur leur pratique, dans la plupart des espaces sociaux.

Est-ce une conséquence – indirecte – des lois et normes de laïcité ?

Peut-être. Les règles de laïcité permettent à chacun de vivre hors de toute religion, et surtout elles permettent le déploiement d’une myriade de relations sociales d’où toute référence à la religion est bannie.

L’état civil est laïcisé depuis 1792, le recensement ne comporte aucune question sur la religion depuis 1872, les employeurs ne collectent pas l’impôt d’église, les fichiers qui font apparaître les opinions religieuses des personnes sont en principe interdits… Tout cela ne crée pas un climat propice à l’affirmation spontanée, en société, d’une éventuelle affiliation religieuse. C’est une information qu’en général on garde pour soi.

Par ailleurs, nous avons la chance de bénéficier de ces « espaces de respiration laïque », comme les appelle Catherine Kintzler, que sont les services publics. Notre école publique est une école sans Dieu, Dieu est absent de nos tribunaux, de nos caisses d’allocations familiales, de nos mairies, etc., de sorte qu’une partie de notre vie en commun – de nos interactions quotidiennes – se déroule en des lieux où prévaut une règle de silence sur le religieux. Cela contribue peut-être à ancrer l’idée selon laquelle la religion doit rester à sa place, et ne pas s’afficher dans les lieux fréquentés par tous.

D’autres facteurs expliquent sans doute aussi cette situation, et ils n’ont rien à voir avec la laïcité.

D’abord, dans leur majorité, les Français n’ont pas de religion. C’est une assez bonne raison pour ne pas en parler. Ensuite, la religion n’est pas spontanément perçue comme un facteur de paix et de concorde entre les citoyens. Les Français se souviennent des massacres, violences et conflits en tout genre suscités dans leur pays par la question religieuse. Enfin, il existe chez nous une tradition de dévalorisation de la religion, au confluent de plusieurs veines (rabelaisienne, voltairienne, Père Duchesne, Charlie-Hebdo…). Cette tradition nationale ne saurait toutefois s’analyser comme un « habitus laïque », tout simplement parce qu’un certain nombre de Français impeccablement respectueux de la laïcité sont, par ailleurs, de fervents chrétiens, musulmans, juifs ou autres.

Des habitus antilaïques ?

L’habitus antilaïque – le type de comportement qui heurterait la laïcité – ce serait quoi ?

D’après ce qu’on peut lire ou entendre dans la période actuelle, sont probablement visés le phénomène dit de « religion dans la rue », ainsi que le développement de mœurs étrangères à la société française, plus ou moins directement liées à la religion musulmane.

La religion dans la rue, qui se déploie hors de ses temples, a joué un rôle majeur dans l’histoire de la construction laïque. Je ne parle pas du sujet anecdotique du port de la soutane, dont il fut décidé en 1905 qu’il resterait libre, mais des « manifestations extérieures du culte », régies par l’article 27 de la loi du 9 décembre 1905.

Après l’arrivée au pouvoir des républicains, en 1879, de nombreux maires avaient interdit, par voie d’arrêté municipal, les cortèges, les processions, les convois funéraires ostentatoires et autres messes en plein air. Cela n’avait pas manqué de susciter des tensions parfois vives, l’« espace public », comme on dit aujourd’hui, faisant l’objet de deux revendications contraires : celle des catholiques, qui réclamaient le droit de manifester leur culte à l’extérieur de leurs églises, et celle de libres penseurs qui se disaient agressés par ces exhibitions, et atteints dans leur liberté de conscience.

En 1905, la solution la plus raisonnable semblait consister à inscrire dans la loi le principe de l’interdiction, ne serait-ce que pour tarir une source importante de conflits locaux. Aristide Briand justifiait aussi (et surtout) le principe de l’interdiction générale en invoquant une règle de neutralité de la rue. Sans cette neutralité, avait-il soutenu avant de changer complètement d’avis sur ce point, la liberté de conscience ne saurait être assurée.

«Les Églises […] n’ont pas le droit d’emprunter la voie publique pour les manifestations de leur culte et imposer ainsi aux indifférents, aux adeptes des autres confessions religieuses, le spectacle inévitable de leurs rites particuliers […]. La séparation entre le monde religieux et le monde laïque […] doit être absolue et décisive » (Rapport du 4 mars 1905 au nom de la Commission relative à la séparation des Églises et de l’État, p. 332).

Cette solution n’a finalement pas été retenue par le législateur, qui a décidé de soumettre les manifestations extérieures du culte au droit commun de la police municipale. Cela signifie que ces manifestations ne peuvent être interdites que si le risque de trouble à l’ordre public est avéré, et qu’il est impossible d’y parer autrement que par l’interdiction.

Or la volonté de protéger la neutralité religieuse de la rue est étrangère à la notion d’ordre public. Le Conseil d’État l’a clairement souligné en 1909, par son arrêt Abbé Olivier qui a partiellement annulé un arrêté municipal qui interdisait la présence visible des membres du clergé dans les convois funéraires catholiques, spectacle de nature, selon le maire, à « blesser les sentiments religieux et philosophiques » des passants. Dans son ordonnance du 16 août 2016 suspendant un arrêté municipal qui bannissait le port du burkini, le Conseil d’État a tout naturellement repris, mot pour mot, le passage central de son arrêt de 1909. La volonté de protéger la neutralité religieuse de la plage est étrangère à la notion d’ordre public.

Bien sûr, la nécessité de protéger l’ordre public peut conduire à limiter certaines formes d’expression religieuse dans la rue. En témoigne la loi de 2010 interdisant la dissimulation du visage dans l’espace public, dont il faut rappeler qu’elle est dénuée de tout rapport avec le principe de laïcité.

Les mœurs liées à l’islam – comme religion ou civilisation – ne posent pas davantage problème sous l’angle de la laïcité, sauf dans l’hypothèse où elles seraient invoquées comme la source d’un droit à s’exempter du respect de la loi commune (j’ai déjà évoqué cet aspect des choses).

Pour le reste, de quoi s’agit-il ? Sont généralement évoqués les pratiques alimentaires et vestimentaires, les rapports entre les sexes, et l’omniprésence des interdits religieux dans la vie quotidienne. Ces mœurs dites musulmanes – qui sont parfois de facture toute récente, comme la nouvelle crispation autour des anniversaires, qu’il serait strictement interdit de célébrer – ne facilitent pas le vivre-ensemble. Cela résulte parfois d’une démarche délibérée, lorsqu’un projet politique d’inspiration séparatiste travaille à conforter ces mœurs, pour créer une véritable contre-société soudée autour d’une référence à l’islam.

La réalité du problème, dans certaines villes, est indéniable, mais quel rapport avec la laïcité ? Lorsqu’un homme refuse de me serrer la main parce que sa religion le lui interdit, il serait ridicule de ma part d’invoquer la loi et les normes laïques, et plus encore un « habitus laïque » de la société française. Le type de relations qu’entretiennent les femmes et les hommes dans notre société n’est en rien imputable à la séparation des Églises et de l’État !

La montée en puissance de l’islam politique, ou même simplement de pratiques religieuses rigoristes, exclusives, non négociables, menace la cohésion sociale et les libertés individuelles. Elle marque aussi une régression intellectuelle majeure. Que faire pour l’enrayer ? Je ne détiens évidemment pas la solution. Mais je sais que si la laïcité doit être invoquée, ce ne peut pas être une « laïcité d’habitus », une laïcité « saucisson-pinard», celle des apéros en plein air organisés à Barbès par des groupes d’extrême droite.

Cette conception identitaire de la laïcité est la négation même des principes, des idéaux et des exigences laïques.

1 Gwénaële Calvès a développé cette réflexion à l’invitation des organisateurs du cycle de conférences « République, École, Laïcité » du Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et du Conseil des sages de la laïcité du Ministère de l’Éducation nationale. Comme on le verra, son analyse est sensiblement différente de celle qu’on peut lire dans l’article de Jean-Eric Schoettl « Laïcité : la norme et l’usage » . Les deux approches ont été présentées par leurs auteurs lors de la séance de clôture (9 décembre 2020) du cycle de conférences. On les trouve en téléchargement sur la page du Conseil des sages du site du Ministère de l’Éducation nationale :
https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-41537
Gwénaële Calvès est professeure de droit public à l’université de Cergy-Pontoise, notamment auteur de Envoyer les racistes en prison ? Le procès des insulteurs de Christiane Taubira, LGDJ, coll. Exégèses, 2015 et de Territoires disputés de la laïcité. 44 questions (plus ou moins) épineuses, PUF, 2018.

Laïcité : la norme et l’usage

Dans ce texte issu d’une conférence donnée le 9 décembre 20201, Jean-Éric Schoettl expose en quoi la notion de laïcité excède son strict noyau juridique. Nos mœurs lui ont donné une dimension coutumière, un « habitus ». Une culture laïque tacite, aujourd’hui fortement malmenée, privilégie ce qui nous rassemble et répugne aux ségrégations que connaissent les sociétés organisées sur une base ethnico-religieuse. Mais est-il légitime (et dans quelle mesure ?) d’attendre du législateur qu’il donne force normative à des usages ?

Des avancées juridiques substantielles

Le principe de laïcité, dans sa dimension juridique, trouve sa source dans la loi de séparation du 9 décembre 1905 dont nous fêtons aujourd’hui le 115e anniversaire.

L’article 1er de la Constitution en fait un attribut de la République (« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances […] »).

De son côté, l’article X de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (qui fait partie intégrante de notre « bloc de constitutionnalité ») dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». « Manifestation », « ordre public », « établi par la loi » : chaque mot compte. L’article X de la Déclaration habilite le législateur à intervenir pour « établir un ordre public » en matière de manifestation des opinions religieuses…

Tant par son contenu que par sa place dans la hiérarchie des normes, le principe de laïcité, dans son acception juridique, est plus substantiel que la présentation édulcorée qui en est souvent faite depuis quelques années.

Ce principe impose une obligation de neutralité aux personnes publiques et aux personnes privées chargées d’une mission de service public (ainsi qu’à tous leurs agents, quel que soit leur statut).

Il fait également obstacle à ce que les particuliers se prévalent de leurs croyances pour s’exonérer de la règle commune régissant les relations d’une collectivité publique avec ses usagers ou administrés. Ainsi en a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 novembre 2004 sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe.

Par sa portée juridique, le principe de laïcité ferme la voie à tout projet concordataire.

Il n’interdit pas que l’État dialogue avec les représentants des cultes, mais s’oppose à ce que soit transposée à la sphère publique française la pratique canadienne des « accommodements raisonnables ».

L’habitus laïque national

Toutefois, ce noyau juridique, si dense soit-il, n’épuise pas la notion de laïcité telle que l’ont entérinée nos mœurs. Je veux parler de la dimension coutumière de la « laïcité à la française », de notre « habitus » laïque national. Cette dimension tient en une consigne, opportunément rappelée par Jean-Pierre Chevènement en accédant à la présidence de la Fondation de l’islam de France : la discrétion. Un modus vivendi s’est enraciné autour de l’idée que la religion se situait dans la sphère privée et dans les lieux liés au culte et qu’elle ne devait « déborder » dans l’espace public que dans certaines limites….

La laïcité est devenue depuis plus d’un siècle, sur le plan coutumier, un principe d’organisation permettant de « faire société » en mettant en avant ce qui réunit plutôt que ce qui divise. Ce principe d’organisation a une dimension philosophique et pédagogique en lien étroit avec chaque item de la devise de la République :

  • Le lien avec la liberté, c’est la construction de l’autonomie de la personnalité et de l’esprit critique, tout particulièrement à l’école, grâce à l’apprentissage des matières et disciplines scolaires ; grâce aussi à la mise à distance des assignations identitaires ; grâce enfin à ce droit précieux (particulièrement apprécié des enfants venus de pays où l’on est d’abord défini par son origine et sa religion) : le « droit d’être différent de sa différence » ;
  • Le lien avec l’égalité, c’est la commune appartenance à la Nation et le partage de la citoyenneté, de ses droits et de ses devoirs ;
  • Le lien avec la fraternité, c’est cette empathie qui me conduit, lorsque j’entre en relation avec autrui dans la Cité, à privilégier ce qui nous rassemble et à mettre en sourdine ce qui pourrait nous séparer.

Principe d’organisation, principe philosophique, principe pédagogique, la laïcité a permis de bâtir un « Nous national » en brassant et non en segmentant, en valorisant tout un chacun comme citoyen et non comme membre d’une communauté, en refusant les ségrégations que connaissent les sociétés organisées sur une base ethnico-religieuse.

Est-il besoin de rappeler que l’État laïque, s’il est areligieux, n’est pas antireligieux ? Qu’il respecte toutes les croyances ? Qu’il trouve d’ailleurs sa source lointaine dans le précepte évangélique selon lequel « Tu rendras à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu » ? Que les laïques réputés « durs », fortement représentés au Conseil des sages de la laïcité, ont, pour nombre d’entre eux, des convictions ou des attaches religieuses ? Comme l’abbé Grégoire dont le nom place cette salle du CNAM sous des auspices particulièrement favorables pour nos débats ?

Une culture laïque malmenée

En revanche, la soumission de l’espace public à des prescriptions religieuses, surtout lorsqu’elles sont importées, ne peut que prendre à rebrousse-poil une culture laïque qui, dans les relations sociales, fait prévaloir le commun sur les particularités natives.

Ainsi, l’offre de repas halal dans une cantine administrative ou d’entreprise creuse un fossé qui va à l’encontre de notre idéal laïque de convivialité. Elle ne pousse guère en effet à faire table commune. 

Un courant, que je qualifierais de révisionniste, voudrait – au nom de l’accueil de l’Autre – faire oublier l’existence séculaire de cette culture laïque, fondée en grande partie sur la mise entre parenthèses des appartenances religieuses et communautaires dans l’espace public.

Que, sur le plan coutumier, la laïcité ait été vécue jusqu’ici comme un pacte de discrétion est pourtant une évidence historique et la grande majorité de nos concitoyens ne s’y trompe pas.

Si l’extrême gauche « décoloniale » voit dans la laïcité le pavillon de complaisance du « racisme systémique », la remise en cause de la laïcité à la française se fait principalement « à bas bruit ». Elle prend moins la forme d’une contestation frontale que celle d’une édulcoration sournoise. Rendent compte de cet affadissement les adjectifs dont le mot laïcité se voit désormais affublé : ouverte, inclusive, positive. Méfions-nous de ces adjectifs qui, telles des sangsues, ne se fixent sur un substantif que pour mieux le vider de sa substance.

Le principe de laïcité est aujourd’hui très « flouté » sémantiquement, y compris par des instances officielles. Comme le dit justement Marlène Schiappa, cela devient un mot-valise.

Ce floutage va jusqu’à ce contresens, qui aurait sidéré les républicains du début du XXe siècle : le respect de la liberté de conscience imposerait des obligations positives aux personnes publiques afin de faciliter la manifestation des croyances dans la sphère publique. Les collectivités publiques devraient ainsi adapter le fonctionnement des services publics aux exigences religieuses de leurs agents, de leurs usagers et de leurs administrés. Il appartiendrait par exemple à une commune, au nom du « vivre ensemble » et de la non-discrimination, de fournir des repas halal et d’organiser le ramadan à la cantine scolaire. Ce qui, soit dit en passant, conduit à séparer publiquement, voire à ficher, musulmans, mauvais musulmans (les seconds se trouvant ainsi désignés à la réprobation des premiers) et mécréants.

Et tout cela au nom d’une « laïcité inclusive » qui n’est jamais que la laïcité historique retournée comme un gant.

La vérité historique, c’est qu’un pacte de non-ostentation s’est tacitement noué en France au travers du concept de laïcité. Il a permis d’enterrer la hache de guerre entre l’Église catholique et l’État. Il a garanti la cohabitation paisible de la croyance et de l’incroyance. Il a autorisé agnostiques et fidèles de diverses religions à partager leur commune citoyenneté dans une respectueuse retenue mutuelle. Chacun y a trouvé son compte, y compris les Églises.

Dans mon enfance, au Lycée Carnot, au début des années 60, nous enlevions et dissimulions nos médailles religieuses lors des classes de gymnastique, car nous avions intériorisé le pacte de discrétion. C’était, ressentions-nous, une question de courtoisie envers nos petits camarades qui étaient peut-être incroyants ou d’une autre religion. Nous ignorions d’ailleurs le plus souvent ces appartenances et ne cherchions pas à les connaître, alors qu’elles sont aujourd’hui souvent revendiquées dans les collèges et lycées de certains quartiers, chaque élève s’y voyant malheureusement enfermé par ses petits camarades dans un compartiment ethnico-religieux.

Le président de la République a récemment utilisé une belle formule pour caractériser cette laïcité philosophique et coutumière : « Laisser à la porte les représentations spirituelles de chacun, pour définir un projet temporel commun ». Il ne faudrait pas s’écarter de cette ligne.

Et le ministre de l’Éducation nationale a lui-même souligné que le respect de la croyance de l’autre, c’était aussi le droit de ne pas avoir à subir la manifestation publique intempestive des croyances d’autrui.

Il est problématique de codifier une dimension coutumière

Toutefois, pour inscrite qu’elle soit dans nos mœurs, pour inhérente qu’elle soit à la tradition républicaine, cette dimension coutumière de la laïcité n’est pas toujours, tant s’en faut, étayée par le droit positif. Elle n’en avait pas besoin jusqu’ici, précisément parce qu’elle était inscrite dans nos mœurs.

Comment ne pas le voir ? La dimension coutumière du principe de laïcité, notre habitus laïque, sont mis à rude épreuve par la prolifération des foulards islamiques ou par les prières de rue. L’ostentation, et plus encore la pression prosélyte que produit la manifestation publique des croyances, se réclament de la liberté de croyance individuelle, mais font bon marché de la liberté de conscience d’autrui. Elles déchirent le « pacte de discrétion ». Il ne s’agit pas de l’islam, mais de sa forme radicale, obscurantiste et conquérante : l’islamisme.

C’est un phénomène planétaire dont notre pays ressent logiquement le contrecoup, compte tenu de l’importance de sa population originaire de pays musulmans. N’en cherchons pas la cause dans les barres de HLM ou les « mauvais regards ». Comme nous l’expliquent ceux de nos amis de culture musulmane qui adhèrent sans états d’âme aux valeurs de la République, et ils sont nombreux, l’islamisme n’est pas l’islam, mais c’en est une maladie endémique.

La déchirure du pacte de discrétion suscite le haut-le-cœur que provoque toujours un attentat contre les mœurs, surtout sur fond d’attentats terroristes.

Nous attendons alors du législateur (ou de l’arrêté du maire ou du règlement intérieur de l’entreprise) qu’il donne force normative aux codes comportementaux malmenés.

Mais c’est problématique dans le cadre juridique actuel.

Les règles auxquelles nous pensons pour codifier notre habitus laïque (tenue vestimentaire, relations entre sexes, etc.) ne seraient en effet jugées « adéquates, nécessaires et proportionnées » par le juge judiciaire, administratif, constitutionnel et conventionnel que dans des circonstances particulières (impératifs d’hygiène ou de sécurité, nécessités objectives de bon fonctionnement d’un service) ou dans des hypothèses exceptionnelles.

Ce n’est d’ailleurs pas sur la laïcité que se sont fondés le Conseil constitutionnel, puis la CEDH [Cour européenne des droits de l’homme], pour admettre la loi française interdisant l’occultation du visage dans l’espace public. Le législateur français ne s’était pas non plus placé sur ce terrain, car le débat parlementaire invoquait principalement non la laïcité, mais les exigences minimales de la vie en société et la dignité de la personne humaine, particulièrement de la femme.

La nécessaire conciliation entre liberté d’expression religieuse et dignité de la femme a été reconnue par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 7 octobre 2010 « dissimulation du visage dans l’espace public ».

Quant à la CEDH, c’est au titre des exigences de la vie en société qu’elle a jugé la loi française non contraire à la Convention. La CEDH admet indirectement la primauté de ces exigences sur plusieurs droits conventionnels, mais entend rester dans la conciliation entre droits en voyant dans la prohibition de la dissimulation du visage dans l’espace public la garantie du droit des tiers « à évoluer dans un espace de sociabilité propice aux échanges »2. « La Cour (je cite l’arrêt) peut admettre que la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble ».

Lorsque l’opinion demande à ses élus de faire barrage au communautarisme par une application intransigeante du principe de laïcité, elle se réfère à une notion large de la laïcité qui est celle de l’histoire vécue de la séparation, mais non exactement celle du droit.

Les Vade mecum de la laïcité souffrent de la même ambiguïté lorsqu’ils se prononcent sur les obligations qu’elle impose à chacun :

  • Les uns se retranchent dans une vision exclusivement juridique de la laïcité, les autres évoquent sa dimension philosophique ;
  • Les uns sont inspirés par le souci de forger des valeurs communes, les autres obnubilés par la lutte contre les discriminations ;
  • Les uns cherchent à construire un sentiment d’appartenance national, les autres à valoriser les différences ;
  • Les uns incitent à mettre à distance les assignations communautaires et religieuses, les autres à reconnaître des droits spécifiques à chaque minorité ;
  • Les uns sont axés sur les devoirs de l’individu à l’égard de la collectivité, les autres sur ses droits.

Ce n’est pas un mystère, par exemple, que l’Observatoire de la laïcité (placé auprès du Premier ministre) et notre Conseil des sages de la laïcité tirent du principe de laïcité des interprétations, disons, non convergentes.

Certes, le législateur peut intervenir en matière de laïcité, pour resserrer quelques écrous dans le sens des usages et sentiments majoritaires. Des lois ponctuelles sont intervenues à cet égard, par exemple :

  • Pour la prohibition du voile à l’école en 2004 ;
  • Ou pour la réaffirmation (par la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires) de l’obligation de non ostentation religieuse dans la fonction publique 3 ;
  • Ou pour les dispositions sur le règlement intérieur des entreprises introduites dans le code du travail par la « loi El Khomri » 4.

Des réponses juridiques ? Ne pas renoncer à l’universalisme

Toutefois, pour faire coïncider la notion juridique de laïcité avec son sens intuitif, il y a de fortes raisons d’estimer indispensable une révision constitutionnelle, de préférence adoptée par voie référendaire.

Dans cet esprit, la proposition de loi constitutionnelle votée en première lecture au Sénat (au mois d’octobre dernier) inscrivait dans le marbre constitutionnel, dans le prolongement de la décision du 19 novembre 2004 du Conseil constitutionnel, le principe selon lequel : « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune ».

Comme le précisait l’exposé des motifs de la proposition, cette « règle commune » s’entendait non seulement de la loi, du décret ou de l’arrêté ministériel, préfectoral ou municipal, mais encore du règlement intérieur d’une entreprise ou d’une association. Ce qui aurait fourni une assise constitutionnelle sûre à la position courageuse des responsables de la crèche Baby Loup comme aux dispositions de la loi El Khomri sur le règlement intérieur des entreprises.

Malheureusement, l’Assemblée nationale, en rejetant le texte, a « posé un lapin » à l’Histoire.

Que ce soit par une initiative constitutionnelle, ou au travers du projet de loi « confortant les principes de la République », inscrit au conseil des ministres de ce matin [9 décembre 2020], il nous faut agir.

Ce projet de loi traite d’une immense question : l’intégrité nationale, aujourd’hui menacée par l’archipélisation de la société.

Le règlement de cette question appelle, certes, des réponses culturelles, psychologiques, économiques, sociales, éducatives. Mais, en bonne partie, il appelle aussi des réponses juridiques, car la cohérence d’une société s’exprime et se cimente au travers des normes qu’elle se donne. À cet égard, il faut se rendre à l’évidence : le droit actuel est insuffisant pour combattre l’islamisme radical.

Il s’agit, comme le note le Conseil d’État dans son avis sur le projet de loi, de « faire prévaloir une conception élective de la Nation, formée d’une communauté de citoyens libres et égaux sans distinction d’origine, de race ou de religion, unis dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ».

Dans ce combat, nous pouvons heureusement compter sur toute une partie de l’islam de France. C’est ainsi que, dans un document diffusé en février 20205, le recteur de la Grande mosquée de Paris, M Chems-Eddine Hafiz, expose que : « le repli sur soi, communément appelé communautarisme, ne sert ni les musulmans ni la République qui ne reconnaît, à juste titre, que la communauté nationale. Celle-ci doit être en toute circonstance unie dans sa diversité ».

Unie dans sa diversité.  Ce propos réconfortant fait écho aux paroles de Stanislas de Clermont-Tonnerre présentant la loi sur l’émancipation des juifs en 1791 : « Il faut tout leur refuser en tant que nation ; tout leur accorder comme individus ».

La République perdra son âme si elle renonce à cet universalisme, qui est son principe fondateur, en échange d’un nébuleux « vivre ensemble » réduisant le pacte social à une coexistence de communautés essentialisées par la religion, l’origine ethnique ou l’orientation sexuelle.

Notes

1 – Dans le cadre de la séance de clôture (9 décembre 2020) du cycle de conférences 2020-2021 « République, École, Laïcité » organisé par le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et le Conseil des sages de la laïcité du Ministère de l’Éducation nationale. On trouvera une version du texte dans les Actes du cycle de conférences République, école, laïcité 2019-2020, Paris, Ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports – CNAM, 2020, p. 209-219.
[Edit du 20 décembre] Lors de la même séance du 9 décembre 2020, Gwénaële Calvès a donné une conférence intitulée « Des habitus laïques ? Des habitus antilaïques? » publiée sur Mezetulle.

2 CEDH, Grande Ch., 1er juillet 2014, S.A.S. c. France, n°43835/11, §121.

3 – « Le fonctionnaire […] exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. À ce titre, il s’abstient notamment de manifester, dans l’exercice de ses fonctions, ses opinions religieuses ».

4 – « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ».

5 – « Prévenir la radicalisation. Vingt recommandations pour traiter les menaces qui pèsent sur la société française et sur l’islam », https://www.mosqueedeparis.net/prevenir-la-radicalisation-les-vingt-recommandations-de-la-grande-mosquee-de-paris/

Que tout enseignement véritable est laïque

Jean-Michel Muglioni médite, une fois de plus, sur l’école et sur l’acte même d’enseigner. Celui-ci, loin de se réduire à une pure et simple exposition de ce que le maître sait déjà, n’instruit les élèves que si le maître réactive en lui-même le moment de découverte « dans le bonheur de voir naître l’intelligence d’abord en soi-même ». Car c’est l’éclosion de la lumière en tout esprit qui est la substance l’enseignement. « Il en résulte une certaine idée de la laïcité de l’école » et que, faute de mettre le savoir au centre de l’école, il ne sert à rien d’y prêcher une morale, fût-elle républicaine.

Qu’est-ce qu’être un professeur ?

Ce n’est pas exposer un savoir tout fait, tout cuit, c’est chaque fois, même si ce qu’on enseigne a été découvert il y a plusieurs milliers d’années, comme l’arithmétique élémentaire, quand même on l’enseignerait pour la dixième fois, c’est le redécouvrir avec les élèves comme si c’était la première fois. Non pas en jouant, comme un acteur de théâtre, à le découvrir, c’est-à-dire en faisant semblant, mais en le découvrant soi-même, dans le bonheur de voir naître l’intelligence d’abord en soi-même. Alors et alors seulement l’élève peut voir la même lumière l’éclairer, la lumière de son propre esprit. Faire et refaire ainsi le parcours des Méditations cartésiennes tout au long d’une carrière de professeur de philosophie n’enferme donc pas dans une routine ennuyeuse. De même apprendre à lire et à compter aux enfants de cours préparatoire est chaque année un éblouissement pour l’instituteur comme pour eux : il institue l’homme en eux, ils s’élèvent d’eux-mêmes à hauteur d’homme.

Pourquoi des savants, parfois, ne peuvent enseigner

On comprend donc que parfois des savants toujours portés à aller plus loin dans leur science ne parviennent pas à enseigner : ils s’intéressent à des résultats plus qu’à la lumière qui leur permet de les trouver et il leur arrive d’oublier les commencements. Tel mathématicien ne comprendra jamais qu’un apprenti ne comprenne pas ce qui pour lui va de soi. Tel amoureux de la poésie immergé depuis toujours dans la littérature n’a pas conscience qu’un élève peut y être totalement étranger. Ce sont des praticiens prisonniers de leur savoir et de leur passion, qui jamais ne s’élèvent vraiment au point de vue réflexif.

Pourquoi enseigner est-il impliqué par l’idée même de la philosophie ?

La philosophie est un savoir réflexif. Quelque savoir constitué que le philosophe considère, à quelque savoir philosophique qu’il parvienne lui-même, il s’interroge sur ce qui en fait un savoir. Attentif à ce qui fait que savoir est possible, c’est-à-dire à ceci qu’un esprit peut apprendre à savoir, il est conduit naturellement à devenir professeur et plus que tout autre professeur à réfléchir sur la nature de sa tâche. C’est aussi pourquoi depuis plus de quarante ans les professeurs de philosophie ont plus que d’autres résisté aux réformes qui ont détruit l’école.

Apprendre, c’est comprendre

Tout ce que je dis ici repose sur une idée du rapport de l’esprit au savoir qui fonde la pratique de l’enseignement proprement dit : il n’y a de savoir véritable que celui que l’esprit est capable de justifier, dont il peut rendre compte, qu’il comprend. Appliquer la règle de trois comme une recette sans avoir la moindre idée de ce qu’est une proportion n’est pas savoir, alors que comprendre une proportion est savoir. On peut faire une soustraction mécaniquement, et il est important de pouvoir le faire. Savoir, c’est comprendre le sens d’une retenue. Que parfois nous puissions appliquer des recettes pour obtenir des résultats, soit ! Mais c’est la part servile de l’apprentissage1. Apprendre vraiment, au sens où ce terme désigne à la fois l’activité du maître et celle de l’élève, c’est toujours s’interdire d’admettre ce qu’on ne comprend pas et, répétons-le, ne tenir pour vrai que ce dont on peut rendre raison.

L’école laïque, seule école véritable, seule libre

Il en résulte une certaine idée de la laïcité de l’école, d’une école publique qui, si elle est organisée par l’État, n’est pas une école d’État : l’État paie les professeurs et garantit leur liberté, il ne définit pas les contenus enseignés, ni l’art d’enseigner2. Dans une école laïque, ces contenus ne sont pas imposés par les nécessités sociales ou politiques, mais par les nécessités internes au savoir et à l’ordre selon lequel il peut être appris, c’est-à-dire par lequel il est intelligible. Laïque, l’école est libre, libre aussi bien par rapport aux idéologies de la société civile qu’aux croyances religieuses. La laïcité de l’école ne se réduit pas à son rapport aux seules religions mais à toute croyance. L’école investie par la société civile n’est pas laïque. Je ne dis pas qu’une école vraiment laïque ait jamais existé.

Instruire et non prêcher

Catherine Kintzler, dans son intervention aux Chemins de la philosophie sur France Culture3, a donc pu utiliser l’expression : « enseigner de manière laïque ». Il fallait oser ce pléonasme puisque ce n’en est plus un dans l’école détruite. Ainsi suivre l’ordre des raisons des Méditations est une expérience laïque, informer des prétendues idées de Descartes ne l’est pas : c’est aussi bête que si l’on apprenait par cœur la suite des nombres sans savoir compter. Et en ce sens j’ose soutenir qu’il y avait plus de laïcité dans l’enseignement des jésuites que dans l’école de nos réformateurs. C’est pourquoi les décisions prises aujourd’hui pour lutter contre le fanatisme islamique sont contraires à la laïcité, puisqu’il n’est pas d’abord question que l’école instruise mais qu’elle prêche une morale républicaine. L’échec est certain, tant qu’on n’aura pas remis le savoir en son centre – y compris dans ce qu’il faudrait appeler instruction civique et morale et non pas éducation morale et civique. Les mots ont un sens, comme on l’apprendrait dans une véritable école.

Apprendre à savoir peut seul apprendre à distinguer croire et savoir

L’éveil de la raison ne peut venir que du savoir lui-même auquel l’apprenti est confronté, de sorte qu’il comprenne que comprendre n’est pas croire. À cette condition seulement il pourra croire sans fanatisme. Car il ne s’agit pas de s’opposer à ses croyances, et en cela l’école laïque peut être dite neutre. Il ne s’agit pas non plus de le rappeler à la loi républicaine, si l’obéissance va de soi dès qu’on entre dans l’école parce qu’on est là pour apprendre à l’abri des violences sociales. Alors seulement, parce que la pratique scolaire est républicaine et laïque, et sans même avoir à le dire – je ne me souviens pas qu’on m’ait jamais dit à l’école ou au lycée que je devais respecter la loi républicaine et la laïcité ! – alors seulement il est possible d’espérer qu’on soit républicain en dehors de l’école.

PS – L’enjeu universel de la laïcité

J’ai donné à la laïcité une signification qui ne la réduit pas au rapport de l’école et des religions. Or la laïcité a d’abord été au début de la Troisième République la libération de l’école alors sous l’emprise de l’Église. Puis est venue en 1905 la séparation des Églises et de l’État : la laïcité a bien été dans les deux cas une définition du rapport de l’école et de l’État avec les religions, et d’abord avec l’Église romaine. Mais, de même que certains catholiques dès le début du XXe siècle, et aujourd’hui, se réjouissent de cette séparation qui libère l’Église du temporel et la rend à sa vocation spirituelle, il est permis de penser que la laïcisation de l’école l’a rendue à sa vocation qui est l’enseignement, et d’abord l’enseignement élémentaire. Ce qui veut dire à l’enseignement des éléments à partir desquels le savoir peut se constituer en chacun. Ainsi l’enseignement de la lecture, c’est-à-dire de l’écriture alphabétique, rend chacun en mesure de lire tout ce qui est publié : il donne la possibilité à l’élève de lire cela même que l’école ne lui a pas dit de lire, qu’elle n’en ait pas eu le temps ou même qu’elle ait eu la volonté de le lui cacher. L’enseignement laïque donne à ceux auxquels il s’adresse la possibilité de le juger. C’est bien dire qu’il ne délivre pas l’esprit de la seule tutelle de l’Église et que tout enseignement véritable est laïque en ce sens.

Notes

1 – Voilà sans doute une compétence. Ai-je tort de m’inquiéter de voir que compétence a remplacé savoir ou connaissance dans le vocabulaire ministériel ?

2 – C’est pourquoi, comme le voulait Condorcet, l’instruction est obligatoire, non l’inscription dans une école publique.

Écouter l’émission « Les Chemins de la philosophie » du 13 nov 2020

On peut écouter – ou réécouter – en « podcast » l’émission « Les Chemins de la philosophie » (Adèle Van Reeth, France Culture) diffusée en direct le vendredi 13 novembre 2020, dont j’étais l’invitée dans la série « Profession philosophe ».

https://www.franceculture.fr/emissions/les-chemins-de-la-philosophie/les-chemins-de-la-philosophie-emission-du-vendredi-13-novembre-2020

Je profite de cette annonce pour remercier très vivement toute l’équipe de l’émission qui  a effectué un travail approfondi de préparation, et assuré un « suivi » technique impeccable. Sans parler de l’ambiance chaleureuse et stimulante dans laquelle j’ai été placée au moment du « direct » – ce qui n’était pas facile à distance par liaison téléphonique …

Voir le site de l’émission avec les podcasts de la série « Profession philosophe » :

https://www.franceculture.fr/emissions/series/profession-philosophe

 

CK invitée émission « Le temps du débat » Fr Culture

Emission réalisée « à distance » par voie téléphonique, en raison des contraintes sanitaires.

Détails et liste des invités sur le site de l’émission, consacrée à la laïcité https://www.franceculture.fr/emissions/temps-du-debat

Merci à Emmanuel Laurentin et à Chloë Cambreling pour cette invitation.

Entretien CK avec Philomag : « Le terrorisme islamiste entend dicter sa loi à l’école »

Michel Eltchaninoff m’a invitée à un entretien pour Philosophie magazine. Le texte vient d’être publié (23 octobre) sous le titre « Le terrorisme islamiste considère que l’école est à sa disposition et entend lui dicter sa loi », en accès libre sur le site Philomag.

En voici de brefs extraits. Merci Philomag !

« Mise en place dès le début des années 80, la politique d’« ouverture de l’école sur le monde » et de mise en suspicion des savoirs, que j’ai critiquée notamment en écrivant un livre sur Condorcet en 1984, n’a sans doute pas été faite pour l’islamisme, mais l’islamisme aurait été bien bête de ne pas s’en emparer pour imposer insolemment son agenda. »

« La question du blasphème est impertinente : il n’y a de blasphème que pour des croyants et cette notion est inconnue de la législation. »

« Le martyre de Samuel Paty marque un point de non-retour, il entre dans l’histoire. S’en détourner en refusant toute manifestation marquante appelant à la mobilisation républicaine s’ajouterait à une longue et honteuse série de dénis. »

« Une leçon n’est pas une manifestation qui assène des slogans, on n’y réclame pas l’adhésion […] mais l’intelligibilité. Jamais un professeur ne « montre » un objet sous le régime de l’exhibition, de l’exhortation ou de la détestation. »

« Je ne vois pas pourquoi on devrait s’interdire de critiquer l’islam, y compris de manière virulente. Pourquoi faudrait-il lui épargner le moment critique que rencontrent heureusement toutes les religions, toutes les philosophies, y compris et surtout par le travail de leurs propres penseurs ? »

« […] il faut cesser de se laisser intimider à coups de culpabilisation et de retournement victimaire, il faut cesser d’exercer la liberté d’expression à sens unique. »

Lire l’entretien sur le site Philomag.

À la mémoire de Samuel Paty, professeur

Vendredi 16 octobre, Samuel Paty, professeur, a été décapité parce qu’il enseignait. Réduire cet assassinat à un crime revient à esquiver le caractère politique de la visée hégémonique qu’il véhicule. Car cette atrocité se présente comme une exécution expiatoire menée au nom d’un ordre supérieur qui devrait supplanter non seulement les lois de l’association politique, mais aussi tout rapport autonome à la connaissance, à la pensée. Elle révèle aussi que la guerre menée contre la République a dépassé la période des tests politiques, ainsi que celle des commandos organisés terrorisant la société civile, pour atteindre un niveau alarmant de diffusion. En étendant les poches d’aisance où il il se meut « comme un poisson dans l’eau », le terrorisme islamiste contamine le corps social et menace de le submerger.

Si l’école est laïque, ce n’est pas seulement comme institution et parce qu’elle est un organe du dispositif républicain, c’est aussi parce qu’elle tire (ou devrait tirer) son autorité de la constitution des savoirs, laquelle échappe à toute transcendance, à toute imposition d’une parole ou d’un livre unique, et ne peut se construire qu’avec des esprits en dialogue. Voilà ce que tout professeur est chargé de travailler et de défendre, non pas dans la célébration d’un « vivre-ensemble » incantatoire et abstrait, mais avec et par le segment du savoir qu’il maîtrise et qu’on n’ose plus appeler « discipline ».

Installer chaque esprit dans ce dialogue fructueux et inquiet qui a pour condition première le dépaysement, la distance avec soi-même, voilà ce que faisait Samuel Paty, professeur. Il aurait dû pouvoir le faire normalement, en expliquant, en illustrant1, en argumentant dans une ambiance de sérénité assurée par l’institution : en somme en professant, protégé des pressions et mettant de ce fait ses élèves, avec lui, à l’abri du tourbillon social. Mais, comme des milliers de professeurs aujourd’hui et depuis bien des années, il le faisait malgré, contre les assauts qui renvoient sans cesse l’école à son extérieur, il le faisait en dépit des pressions qui, au prétexte de mettre les élèves (et les parents) au centre du dispositif scolaire, l’assujettissent à la férocité et à la fluctuation des demandes sociales. Ce qui devrait être un travail serein et somme toute ordinaire est devenu un acte d’héroïsme.

Samuel Paty a été assassiné et décapité pour avoir exercé sa fonction, parce qu’il enseignait : c’est en sa personne le professeur qui a été massacré. Par cette atrocité, sommation est faite à tous les professeurs d’enseigner et de vivre sous le régime de la crainte. Des groupes qui encouragent ces manœuvres d’intimidation à sévir au sein même de l’école s’engouffrent dans la brèche ouverte il y a maintenant trente ans, laquelle s’acharne à assujettir l’école aux injonctions sociales. On ne voit que trop à quelles extrémités celles-ci peuvent se porter. Non l’école n’est pas faite pour « la société » telle qu’elle est. Sa visée est autre : permettre à chacun, en s’appropriant les savoirs formés par l’humaine encyclopédie, de construire sa liberté, dont dépend celle de la cité. Il faut cesser de convoquer les professeurs à leur propre abaissement. Réinstaurer l’école dans sa mission de transmission des savoirs et protéger ceux qui la mettent en œuvre, voilà ce qu’on attend d’une politique républicaine. Sans cet élargissement qui appelle une politique scolaire exigeante et durable, l’hommage national qui doit être rendu à la personne martyrisée de Samuel Paty restera ponctuel.

Il est faux de dire que l’auteur de cet assassinat était un « solitaire », comme s’il fallait éviter de dire qu’il s’agit d’un acte de guerre. Un homme isolé n’est pas nécessairement un « solitaire ». En l’occurrence il se nourrit au fast food bien garni des exhortations, imprécations, intimidations et autres menaces qui, diffusées sur internet et dans certaines mosquées, partout étalées2, relayées, font de chaque assassin se réclamant de la cause islamiste un vengeur héroïque. Il y a bien longtemps que cette guerre a commencé. Elle a posé un jalon dès 1989, en s’attaquant déjà à la laïcité de l’école républicaine3. Elle a ensuite dépassé la période des tests politico-juridiques, puis celle des commandos organisés terrorisant la société civile à coups meurtriers de Kalashnikov pour atteindre aujourd’hui un niveau d’extension tel qu’aucune parcelle de la société ne peut assurer qu’elle est à l’abri de sa présence et de sa menace4. Pratiquant avec virtuosité le retournement victimaire et la culpabilisation à l’ « islamophobie », convertissant l’accusation impertinente de « blasphème » en pleurnicherie des « sensibilités offensées », tissant ses liens avec le « décolonialisme » et le néo-racisme, la forme idéologique de cette guerre gangrène l’université et se diffuse dans la société civile5.

En étendant les poches d’aisance où il il se meut « comme un poisson dans l’eau », le terrorisme islamiste contamine le corps social et menace de le submerger. Un ordre moral féroce s’installe par accoutumance, à tel point qu’il devient « normal » et « compréhensible » pour un homme de songer à en assassiner un autre pour avoir osé une opinion contraire à une parole prétendue absolue, qu’il devient « normal » et « compréhensible » pour un groupe d’appeler à la vengeance. La banalisation des marqueurs religieux s’étend et prétend non pas simplement à la liberté pour elle-même, mais au silence de toute critique et de toute désapprobation la concernant. Et il se trouve de bonnes âmes pour comprendre, excuser et encourager cette abstention. L’appel au « respect de l’autre » est-il à ce point nourri de haine de soi qu’il doive prendre la forme d’une autocensure s’interdisant toute critique publique ? Est-il à ce point méprisant et paternaliste à l’égard de ceux qu’il prétend prendre sous son aile qu’il se croie obligé de leur épargner cette critique ? Est-il à ce point retors qu’il faille en son nom faire fonctionner la liberté d’expression à sens unique ?

Le sursaut nécessaire n’appartient pas qu’au politique : devant l’infusion sociale qui répand et banalise le totalitarisme islamiste, les nécessaires mesures politiques et juridiques qui sont appelées aujourd’hui de toutes parts, si fermes soient-elles, seront sans effet sans un mouvement civil issu des citoyens eux-mêmes. Cessons de courber l’échine ou de regarder ailleurs devant la culpabilisation, devant l’insolence et la violence du « République bashing » qui convertit la haine du colonialisme en haine de la République, qui confond universalisme et uniformisation, qui est prêt à sacrifier les individus sur l’autel antique des communautés et des ethnies, qui fétichise les appartenances et ne voit pas que sans la liberté de non-appartenance, il n’est pas d’appartenance valide. Aucun régime n’a été aussi libérateur que le régime laïque, aucune religion placée en position d’autorité politique ou ayant l’oreille complaisante de cette autorité n’a produit autant de libertés : osons la laïcité, osons la République. « Il nous faut reconquérir tout ce que la République a laissé faire »6.

Merci à Causeur pour la reprise de ce texte le 19 octobre en accès libre sur son site (avec des intertitres de la rédaction du magazine).

Notes

1 – L’expression « il a montré des caricatures de Mahomet » est un raccourci. Aucun professeur ne « montre » quoi que ce soit sous le régime épatant de l’exhibition. « Montrer », pour un professeur c’est, soit recourir à une illustration, utiliser un document, une ressource en l’incluant dans un ensemble explicatif et progressif, soit exécuter un geste, un exercice afin d’exposer et d’expliquer un modèle ou un exemple dont les élèves pourront s’inspirer.

2 – J’ai eu la surprise, en téléchargeant il y a deux jours l’édition de 1929 de L’Ethique de Spinoza (Garnier, traduction Appuhn) sur Amazon en accès libre, de la voir précédée et suivie de deux textes de propagande islamiste.

3Affaire dite des « foulards » au collège de Creil. Voir le manifeste dit « des Cinq » « Profs ne capitulons pas », Le Nouvel Observateur du 2 novembre 1989 sur le site du Comité laïcité République http://www.laicite-republique.org/foulard-islamique-profs-ne-capitulons-pas-le-nouvel-observateur-2-nov-89.html

4 – On se reportera, entre autres, aux deux ouvrages collectifs dirigés par Georges Bensoussan, Les Territoires perdus de la République (Paris, Mille et une nuits, 2004) et Une France soumise (Paris, Albin-Michel, 2017) ainsi qu’au collectif dirigé par Bernard Rougier Les territoires conquis de l’islamisme (Paris, PUF, 2020).

6 – Citation extraite du discours prononcé par Emmanuel Macron, président de la République, aux Mureaux le 2 octobre 2020. Voir une brève analyse et la référence sur ce site : https://www.mezetulle.fr/discours-des-mureaux-sur-le-separatisme-e-macron-brise-un-tabou-ideologique-mais-la-politique-suivra-t-elle/ .

Discours des Mureaux sur le séparatisme : E. Macron brise un tabou idéologique, mais la politique suivra-t-elle ?

Ce n’est peut-être pas de gaieté de cœur que le président de la République brise un tabou idéologique à l’avantage des républicains laïques en prononçant le discours du 2 octobre aux Mureaux1. Désigner clairement l’islamisme, déculpabiliser la critique publique de « la » religion, parler d’insécurité culturelle, rappeler la liberté de « blasphémer », avouer que, après avoir pensé à un modèle concordataire, il en est revenu : ce n’est pas rien, cela va à contre-courant du consensus multiculturaliste à modèle anglo-saxon qui semble avoir eu jusqu’à présent sa faveur. Et il n’est pas anodin qu’il songe (un peu tard…) à regarder vers l’électorat républicain laïque et à lui envoyer un signe. Mais que vaut un signe s’il n’est pas accompagné et suivi d’une politique ?

Pendant 30 ans, l’opinion des « décideurs » a fait de l’attitude religieuse une norme sociale ; en particulier elle s’est appliquée à ériger l’islam, sans distinction et quelle qu’en soit la forme, en un tabou au-dessus de toute critique. Pendant 30 ans, les vannes de la politique antilaïque ont été largement ouvertes2 et s’en alarmer c’était ipso facto encourir l’accusation infamante de complicité avec l’extrême droite. L’intervention du président renverse officiellement le courant, y compris à l’égard des politiques auxquelles il a participé ou qu’il a lui-même conduites. La liberté de réprobation publique, par exemple au sujet du port du voile – réprobation qui relève tout simplement de la liberté d’expression -, ne fonctionne plus à sens unique.

Après ce discours, un procès en « islamophobie » tel que celui qu’a subi Henri Pena-Ruiz l’an dernier de la part de la France insoumise devient difficile3 ! D’ailleurs, il n’y a qu’à voir les contorsions de Mélenchon et de ses acolytes, écouter le profond embarras de « la gauche », pour mesurer non pas le bougé idéologique (celui-ci existe depuis plusieurs années) mais son accréditation publique. On sort avec soulagement de plusieurs décennies de déni.

S’agissant des mesures en elles-mêmes, dans l’ensemble ça va plutôt dans le bon sens – à supposer qu’elles soient véritablement suivies d’effet. Remarquons que la loi de 1905 est mobilisée comme point d’appui alors qu’elle était jusqu’à présent soupçonnée d’obsolescence. Cela n’empêche pas quelques sérieux doutes sur la finalité, la fiabilité et la « faisabilité » desdites mesures.

On peut s’inquiéter du projet « serpent de mer » consistant à vouloir contribuer à la construction d’un « islam en France », comme si la puissance publique devait prendre part à cette tâche ; on ne voit pas, si elle y participe, comment cela pourrait se faire sans enfreindre l’article 2 de la loi de 1905 interdisant tout financement attribué à un culte. Davantage : qu’en est-il au juste du rôle confié dans cette affaire au CFCM (Conseil français du culte musulman) et à l’AMIF (Association musulmane pour l’islam de France), dont on connaît les liens avec les formes les plus rétrogrades de l’islam, comment comprendre la confiance qui leur est accordée sans autre forme de procès ?4

Le contrôle des associations est nécessaire. Mais ce qui a manqué jusqu’à présent, ce ne sont pas les dispositions législatives et réglementaires permettant de les contrôler et de « sourcer » leurs financements, c’est la volonté politique de les appliquer, et les moyens pour le faire.

Quant à l’obligation de fréquenter un établissement scolaire, j’y ai toujours été défavorable, préférant m’en tenir à l’obligation d’instruction assujettie à des programmes nationaux et sanctionnée par des diplômes nationaux dont la puissance publique a le monopole. D’abord parce que la liberté de l’enseignement est un principe fondamental (dont il ne découle nullement que l’enseignement privé doive recevoir un financement public). On peut penser que le Conseil constitutionnel se posera la question sous cet angle des libertés. J’y suis défavorable ensuite pour des raisons spécifiques au fonctionnement même de l’enseignement : l’obligation de la fréquentation scolaire serait un puissant outil entre les mains de l’Éducation nationale pour étendre l’emprise d’une pédagogie officielle, d’un ensemble de comportements allant bien au-delà de l’exigence du contenu et du dispositif de l’instruction. Le président de la République a donc raison de dire que cette proposition, si elle était adoptée, modifierait profondément les lois scolaires installées par la IIIe République. Or l’effet attendu (fermeture des écoles sauvages et des lieux d’endoctrinement) est en réalité accessible par l’application stricte des dispositions existantes. Au lieu de missionner des inspecteurs pour imposer aux professeurs des méthodes dont on connaît les résultats catastrophiques, il serait plus avisé de les mobiliser hors les murs pour contrôler l’enseignement hors-contrat… Et que dire de la dévitalisation de la notion même d’examen national par l’introduction de plus en plus importante du « contrôle continu », autrement dit de l’appréciation « maison » ?

Sur bien des points, le président de la République se contente de rappeler des lois et règlements existants : le souffle politique qu’il leur imprime est-il un effet rhétorique, un coup d’épée dans l’eau ? On tâchera de conclure sur une note positive. Ce faisant il souligne combien ces dispositions ont été négligées, pour ne pas dire bafouées, il en rappelle l’urgence et peut-être n’est-il pas mauvais, à ce sujet, de présenter comme des nouveautés ce qui aurait dû relever de la continuité d’une politique laïque : c’est reconnaître que cette continuité a été rompue et qu’il importe de la restaurer. Oui M. le Président, « Il nous faut reconquérir tout ce que la République a laissé faire »5.

Notes

1 – Voir référence ci-dessous note 5.

2 – On se souvient, entre autres, du « Rapport Tuot » sur la politique d’intégration commandé en 2013 par Jean-Marc Ayrault alors Premier ministre (analyse toujours en ligne sur le site d’archives Mezetulle.net http://www.mezetulle.net/article-politique-d-integration-et-culpabilisation-120271374.html ).

3 – Voir sur ce site l’article « Soutien à Henri Pena-Ruiz » https://www.mezetulle.fr/soutien-a-henri-pena-ruiz-vise-par-une-tribune-dans-liberation/ ainsi que l’édifiante discussion où un commentateur considère que Mezetulle « mérite un signalement pénal » pour racisme…

4 – Voir l’éditorial de Valérie Toranian du 5 octobre 2020 dans la Revue des deux mondes, qui soulève également la question de la formation des imams https://www.revuedesdeuxmondes.fr/separatisme-islamiste-discours-reussi-combat-incertain/ . On lira aussi l’analyse publiée le 6 octobre sur le site de l’UFAL https://www.ufal.org/laicite/laicite-communiques-de-presse/discours-du-president-de-la-republique-sur-le-%e2%80%89separatisme%e2%80%89-lislamisme-est-enfin-designe-mais-cest-avec-certains-de-ses-representants-que-l/ et celle du Comité laïcité République publiée le 2 octobre https://www.laicite-republique.org/separatisme-plusieurs-propositions-du-president-vont-dans-le-bon-sens-clr-2-oct.html

5 – Citation extraite du discours. Lire et télécharger sur le site de l’Elysée le texte intégral du discours d’Emmanuel Macron prononcé le 2 octobre aux Mureaux https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/10/02/la-republique-en-actes-discours-du-president-de-la-republique-sur-le-theme-de-la-lutte-contre-les-separatismes . On regrette que le texte soit émaillé de fautes d’orthographe – dont la présence, certes excusable dans une transcription « sur le vif », est difficilement compréhensible dans la publication officielle pdf téléchargeable… Cela manque de tenue !

Rester Charlie, encore et toujours

L’administration de Mezetulle étant en panne le 2 septembre lors de l’ouverture du procès des attentats islamistes de janvier 2015 – Charlie Hebdo, Montrouge, Hyper Cacher-, je ne peux mieux faire que de relayer aujourd’hui la page-titre de Charlie Hebdo du 2 septembre….
« Rester Charlie » était le titre d’un article de Marie Perret publié dans Mezetulle le 12 janvier 2015, lendemain du jour où « des millions de personnes sont descendues dans la rue dimanche pour dire Je suis policier, Je suis juif , Je suis Charlie » .

Edit du 14 septembre. J’ai signé la tribune « Pour Charlie. Nous ne vous laisserons pas seuls » : en ligne sur Le Monde.fr . Le site EGALE en publie le pdf avec la liste des signataires.

Relire sur Mezetulle  :

et, de Jeanne Favret-Saada :

Gisèle Halimi : oser lutter

J’ai fait la connaissance de Gisèle Halimi peu après « l’affaire des foulards » de Creil à l’automne 1989. Le manifeste « Profs ne capitulons pas ! Lettre ouverte à Lionel Jospin » a été publié dans Le Nouvel Observateur daté du 2 novembre 89. C’est à cette même date que Gisèle Halimi, invitée à « Soir 3 », explique pourquoi elle a démissionné de SOS racisme. On peut voir l’archive sur le site de l’INA .

Elle a participé, dans les mois qui suivirent, à la fondation du Comité Laïcité République1, et c’est à cette occasion que je l’ai rencontrée. Je me souviens de sa fermeté, de son calme, de son argumentation lumineuse, précise et concise. En présence de son énergie, de son éclat, à son écoute, on se sentait tiré vers le haut, on avait honte de ne pas oser lutter. Puisse son souvenir raviver, entretenir et développer la salutaire audace du combat féministe universaliste !

On lira dans Marianne « La femme est l’avenir de l’homme, hommage à Gisèle Halimi » par Henri Pena-Ruiz, avec « un bref inventaire de ses luttes » ; ainsi que, sur le site du Comité Laïcité République, le bref article « coup de gueule » de Jean-Pierre Sakoun « Gisèle Halimi et les délires ‘néoféministes’ ». Sans oublier l’entretien de Sonia Mabrouk avec Aziliz Le Corre pour Figarovox « Le féminisme de Gisèle Halimi se conjuguait avec l’universalisme« .

1 – Comité fondateur de soutien : Maurice Agulhon, Louis Astre, Pierre Bergé, Henri Caillavet, Jean-Pierre Changeux, Fanny Cottençon, Régis Debray, Manuel de Dieguez, Clément Durand, Alain Finkielkraut, Yves Galifret, Max Gallo, Gisèle Halimi, Catherine Kintzler, Albert Memmi, Sami Naïr, Claude Nicolet, Emile Papiernik, Jean-Claude Pecker, Yvette Roudy, Claude Villers.

L’Église catholique et la pandémie : revendication d’exception et surenchère encombrante

La date de reprise éventuelle des rassemblements cultuels, fixée initialement au 11 juin puis ramenée au 2 juin, a soulevé les protestations de l’Église catholique, au point que le Premier ministre a évoqué, dans une de ses récentes déclarations, la possibilité de l’avancer au 29 mai1. On remarque depuis quelques jours une multiplication de déclarations mi-plaintives mi-indignées de la part de responsables catholiques2 (soutenus par des responsables politiques) qui semblent décidés à revendiquer un statut d’exception, prétendument « vital », sinon pour leur religion, du moins pour les religions en général. En quoi ils sont surclassés par l’outrance offensive d’un appel catholique international qui, pour revendiquer une liberté exclusive, n’hésite pas à recourir au complotisme3.


Les religions sont-elles d’intérêt public ? 

Qualifier les rassemblements religieux de « nécessité vitale », c’est, sur un plan général, méconnaître (ou feindre de méconnaître) le minimalisme républicain laïque en matière de non-reconnaissance des cultes.

Dans un récent article4, Henri Pena-Ruiz rappelle que les religions n’ont pas le monopole de ce qu’on appelle (un peu trop restrictivement à mes yeux) « la spiritualité » et que l’exercice de celle-ci n’a pas à être apprécié (et encore moins hiérarchisé) par la puissance publique. Mais parler de « nécessité vitale », c’est, au-delà même du contexte particulier de l’état d’urgence sanitaire que nous aborderons plus loin, supposer que les religions pourraient relever d’une forme d’intérêt public. Cet intérêt demanderait plus que la jouissance ordinaire de la liberté (comme c’est le cas pour la liberté de culte) : une reconnaissance et donc un soutien positif de la part du pouvoir civil. Le raisonnement a été maintes fois utilisé pour réclamer un financement public des cultes.

Il arrive que l’autorité publique soutienne des activités particulières telles que des associations culturelles ou sportives, par exemple en les subventionnant. Naguère, un commentateur me faisait remarquer qu’on subventionne des stades et des clubs de rugby, alors que nombreux sont les citoyens et contribuables qui ne s’intéressent pas à ce sport ou même qui lui sont hostiles : alors pourquoi ne pas reconnaître et soutenir les religions ?

Tentons d’éclaircir la question en faisant varier les exemples en ordre décroissant.

Il est de l’intérêt de tous que la loi existe, qu’elle soit la même partout et appliquée de la même manière. Il est de l’intérêt de tous que la force publique soit la seule habilitée aux tâches de maintien de l’ordre. Il est de l’intérêt de tous que chacun ait une retraite et une couverture sociale décentes. Il est de l’intérêt de tous que la maternité soit protégée (et pourtant seules les femmes accouchent…). Il est de l’intérêt de tous qu’on étudie à l’école des disciplines que tous n’étudieront pourtant pas. Il est de l’intérêt de tous que la recherche fondamentale (« qui ne sert à rien » dans l’immédiat) soit promue et encouragée. On voit bien, sur cette première série d’exemples, que le mot « tous » ne désigne pas (dans l’expression que j’ai employée : « intérêt de tous ») un ensemble empirique, mais un universel. Même si je sais que je n’apprendrai jamais l’astrophysique, il est de mon intérêt de citoyen en général que cette discipline soit développée.

Poursuivons la série en la compliquant. Il est de l’intérêt de tous que la culture soit soutenue et développée. Par exemple il y a des théâtres, des orchestres entièrement subventionnés. Il y a aussi et ensuite des zones intermédiaires, que la puissance publique encourage mais qu’elle ne prend pas entièrement à sa charge : on peut prendre l’exemple de certains musées, de certains théâtres – et généralement des établissements à financement mixte. L’exemple des installations sportives peut prendre place ici et montre que le soutien public peut s’investir dans des domaines qui n’allaient pas de soi autrefois ; la question n’est jamais définitivement close et c’est le rôle des assemblées d’en décider. Amateur de rugby, je trouve qu’il est acceptable et normal de soutenir d’autres sports. Oui, mais alors on insistera : pourquoi, sur cette voie, ne pas soutenir des associations cultuelles ?

Cultuel et culturel

L’exemple de la rénovation d’une cathédrale mobilisant des moyens puisés dans les impôts des contribuables nous amènera au plus près du point litigieux. Il illustre la distinction entre le culturel et le cultuel. Une cathédrale est rénovée grâce à mes impôts : mais ce n’est pas pour y prier que le bâtiment est ainsi rénové. Il se trouve qu’on y prie aussi (il est mis à la disposition d’un culte), mais, et cela en vertu de la loi de 1905 dite « de séparation », c’est un monument public. Le caractère religieux de l’édifice n’est pas aboli pour autant, mais il est ici traité sous son aspect culturel qui s’adresse à tous : on ne m’impose aucun acte de foi en rénovant des statues ou des vitraux, on ne s’introduit pas dans ma conscience. On me fait savoir que la puissance publique s’intéresse à sauvegarder un monument faisant partie du patrimoine commun5.

Voilà une des raisons pour lesquelles aucune religion en tant que telle, c’est-à-dire en tant que système de croyance (ni aucun ensemble de religions), ne peut entrer dans le domaine de l’utilité publique, ni même dans celui des choses culturelles que la puissance publique peut soutenir. Car soutenir un culte c’est soutenir une croyance, et l’État ne doit ni imposer ni accréditer aucune croyance. Soutenir l’athéisme serait du même ordre : ce serait financer l’imposition d’une incroyance. En revanche l’étude des religions fait partie du domaine culturel, et entre dans le champ des sciences humaines, lequel est produit et enseigné dans des établissements payés ou soutenus par la puissance publique.

Toute religion est par nature exclusive

Un autre angle permettra de préciser le sujet. Qui est bénéficiaire des décisions publiques ? Tous ! Alors là, laissez-moi rire, m’objectera-t-on : il y a bien des postes publics réservés à ceux qui ont tel ou tel diplôme, postes pourvus sur titres ou sur concours ? C’est exact, mais personne a priori n’est exclu en vertu de ce qu’il est ou de ce qu’il croit. L’accès est a priori et en droit ouvert, quelle que soit l’origine, la croyance, etc. On n’est pas admis (ou refusé) à un concours de la fonction publique parce qu’on croit à la résurrection des corps mais parce qu’on satisfait (ou non) à des conditions techniques ou scientifiques que tous peuvent viser et remplir en droit.

Et le stade de rugby ? Tous n’y vont pas, mais tous peuvent y aller en droit. On ne fait pas le tri entre les spectateurs sur des critères a priori comme leur appartenance, leur lieu de naissance, leur couleur, leur croyance. Quand on rénove les vitraux d’une cathédrale avec une partie de l’argent public, la jouissance de cette rénovation est proposée et accessible à tous. Lorsque j’entre dans la cathédrale de Rouen, personne ne s’inquiète de savoir si je me signe, personne n’exige de ma part un acte d’appartenance.

On voit à nouveau et sous cet angle pourquoi les religions ne peuvent entrer dans cette sphère accessible en droit à tous : c’est que par définition elles sont réservées à ceux qui les embrassent. Une religion exclut a priori tous ceux qui n’y adhèrent pas ; et quand elle les accepte c’est en vue de les convertir. Le « nous » des croyants est communautaire : sa capacité d’exclusion est corrélative de sa capacité d’inclusion. Une grande idée du catholicisme, comme son nom l’indique, est de prétendre à l’universalité, mais cette universalité ne peut s’effectuer qu’en excluant la liberté de ne pas croire ou de croire autre chose.

L’inclusion dans l’association civile ne s’accompagne pas d’une telle injonction : l’association civile, quand elle est laïque, est indifférente aux appartenances. C’est ainsi que raisonnent (ou devraient raisonner) les élus lorsqu’ils s’interrogent sur l’opportunité de voter une subvention : ne pas seulement se demander si telle association est utile, mais se demander aussi si sa nature exclut a priori une partie des administrés en fonction de ce qu’ils sont, de ce qu’ils croient. Des critères d’admissibilité peuvent être décidés, mais ils ne peuvent discriminer les bénéficiaires en fonction de leurs appartenances. On aura donc des motifs valables pour soutenir telle association de charité notoirement gérée par une confession religieuse, à condition qu’elle ne réserve pas ses secours aux seuls fidèles de cette religion et qu’elle ne se livre pas au prosélytisme dans ce cadre. Mais on ne pourra pas subventionner ou reconnaître par tout autre moyen un culte en tant que tel, qui ne peut pas, par sa nature, satisfaire à cette condition.

Et pour la même raison, on ne peut pas non plus soustraire un ou des cultes à la règle commune qui s’exerce au nom de tous et dans l’intérêt de tous.

L’état d’urgence sanitaire actuel s’en prend-il plus aux rassemblements cultuels qu’à d’autres ?

Ce qui vient d’être dit est un cadre général, qui vaut dans une situation ordinaire. Or nous sommes dans une situation extra-ordinaire, une situation d’urgence qui appelle des mesures particulières – une loi d’urgence sanitaire restreignant notamment certaines libertés. On peut certes critiquer ces restrictions, s’interroger sur leur bien-fondé juridique, en demander la levée ou l’assouplissement, mais cette critique doit-elle prendre la forme d’une revendication d’exception ? Or c’est dans ce cadre que les plaintes des responsables religieux interviennent : à les entendre, les cultes seraient particulièrement maltraités par la décision d’interdiction des rassemblements et il faudrait faire exception pour eux en les exemptant de cette interdiction.

Dans le contexte particulier actuel et temporaire de l’état d’urgence sanitaire, peut-on soutenir que les cultes sont privés de liberté plus que ne le sont d’autres activités de type culturel ? Rappelons que l’application de l’état d’urgence sanitaire n’interdit pas les cultes, mais les rassemblements tels que représentations théâtrales, festivals, cinémas, réunions, cérémonies collectives… « On ouvre les écoles et les bibliothèques mais on interdit les réunions religieuses !» : tel est le raisonnement appuyant la revendication d’ouverture de ces réunions. Oui, mais les écoles et les bibliothèques sont d’intérêt public au sens où nous l’avons exposé, et les dispositions particulières actuelles leur imposent d’éviter la forme du rassemblement.

Faisons, encore une fois, varier la proposition.

« On ouvre les écoles et les bibliothèques mais les réunions maçonniques ne peuvent pas non plus avoir lieu ! » : le dispositif frappe d’autres formes de « vie spirituelle » que les rassemblements cultuels. À ma connaissance, aucune obédience maçonnique n’est venue déposer sa larme victimaire et revendicative à l’Élysée ou à Matignon. Il est vrai que, pour beaucoup des responsables religieux revendicatifs, l’activité maçonnique, hum, ce n’est pas vraiment une nourriture spirituelle « vitale »…

« On ouvre les écoles, mais on interdit les représentations théâtrales, les concerts, les conférences, etc. » : oui, et c’est pour la même raison qu’on interdit les rassemblements religieux. Le motif de l’interdiction tient à leur forme et à leur nombre, et non à une volonté de persécution antireligieuse, à une volonté de s’en prendre à leur contenu ou à leur objet. Une décision laïque, en l’occurrence, consiste à rester aveugle au contenu et à l’objet même des rassemblements et à les traiter de manière égale.

C’est là qu’apparaît le fond de la question, car c’est précisément ce qui blesse. Cette décision temporaire de restriction de liberté est prise sans considération du contenu des activités, en ne tenant compte que de leur forme et de leur nombre, lesquels sont en l’occurrence pertinents en matière de transmission du virus. La décision s’apprécie en relation avec la situation et, comme le dit la loi d’urgence, « aux seules fins de garantir la santé publique ». Elle montre que, aux yeux d’une association politique laïque soucieuse de l’ordre public et en ces circonstances, les rassemblements cultuels n’ont pas en soi plus de valeur que d’autres rassemblements présentant les mêmes propriétés et qu’ils doivent être traités de la même manière.

Aller à la messe, aller au cinéma, aller au concert…

Voilà le point visé par les reproches de matérialisme, de méconnaissance de l’anthropologie élémentaire – laquelle, selon Mgr Aupetit, requiert la pratique d’une religion parce que « c’est vital » . « Aller à la messe ce n’est pas la même chose que d’aller au cinéma ! » ajoute-t-il6. Ce n’est pas non plus la même chose d’aller au cinéma que d’aller au concert, d’assister à une conférence ou de se réunir dans un temple maçonnique : ces rassemblements ayant des objets et des contenus différents, chacun d’entre eux est spécifique ! Mais la messe, quand même, c’est autre chose, c’est plus important, ça demande quelques égards, non ? Non. Dans sa forme, la messe est un rassemblement tout comme le cinéma, le concert ou la tenue maçonnique : de ce point de vue, elle ne saurait faire exception. Oui mais, nous dit-on, les prêtres sont « responsables » et sauraient faire respecter des mesures sanitaires de protection des fidèles ! On n’en doute pas. Mais on ne doute pas non plus que les directeurs de salles de cinéma, de théâtre, les organisateurs de concerts, etc., soient tout autant responsables et capables…

Les responsables religieux devraient plutôt se féliciter que la puissance publique se détermine ici sans avoir égard au contenu, qu’elle ne professe aucune position « anthropologique », qu’elle ne décide pas s’il est meilleur d’aller à la messe plutôt qu’au cinéma ou dans une réunion maçonnique, s’il est meilleur d’embrasser telle ou telle religion plutôt qu’une autre ou plutôt qu’aucune.

En ces circonstances particulières (où, comme on l’a dit, les dispositions en question ont pour fin « de garantir la santé publique »), si la puissance publique accordait à la messe – ou à tout autre rassemblement religieux – une attention spéciale en fonction de son contenu et de son objet spécifiques, attention qui la placerait en position d’exception, cette puissance publique s’engagerait sur la voie de la reconnaissance d’une « utilité  spirituelle ». Outre que cela, comme on le voit déjà, déclencherait une concurrence entre instances autoproclamées se réclamant d’une telle utilité, cela pose une question fondamentale. Que serait une association politique qui s’occuperait (comme le dit Locke pour récuser cette idée) du « soin des âmes » en accordant à un ou des cultes un statut d’exception ? Ne pratiquerait-elle pas une ingérence dans la conscience des citoyens et ne romprait-elle pas la liberté des cultes, qui suppose leur égalité ? Ne faut-il pas s’en tenir ici au minimalisme laïque, qui laisse un tel « soin de son âme » à la conscience de chacun et qui laisse les cultes s’organiser librement dans le respect du droit commun ? Paraphrasons Locke encore une fois : l’association politique n’a pas à assurer le « salut des âmes », mais la sauvegarde des droits et biens civils – en l’occurrence la « santé publique ».

Du reste, en lâchant le grand mot de « liberté religieuse », certains politiques avouent qu’ils ont une piètre idée de ces biens civils et de la puissance libératrice de la laïcité7. Car cette expression, très restrictive, trahit une absence de souci pour l’irréligion. Or une association politique laïque assure tout autant la liberté irréligieuse, mais elle ne serait pas laïque si elle la qualifiait ainsi. Plus justement, la loi de 1905 parle de « liberté de conscience », dont la liberté de pratiquer un culte et celle de n’en pratiquer aucun sont des cas particuliers.

Une surenchère encombrante et outrancière

Une surenchère bien encombrante vient en outre submerger et surclasser tapageusement ces modestes plaidoyers. Le 7 mai, un remarquable « Appel pour l’Église et pour le monde aux fidèles catholiques et aux hommes de bonne volonté » est diffusé à l’initiative de Mgr Carlo Maria Viganò8.

Si Valeurs actuelles, en reprenant ce texte, parle élogieusement d’une « charge sans concession de plusieurs cardinaux »9, le journal La Croix en relève, avec un effarement non dissimulé, la « tonalité complotiste »10. Effectivement. En minimisant la gravité de la pandémie, en mettant en cause la recherche (prétendument mercantile) de vaccin, le texte, sans nommer un seul pays, s’alarme des restrictions de libertés produites par des mesures d’urgence sanitaire et les qualifie de « prétextes » politiques. Et il poursuit :

« Nous avons des raisons de croire – sur la base des données officielles relatives à l’incidence de l’épidémie, et sur celle du nombre de décès – qu’il existe des pouvoirs fort intéressés à créer la panique parmi la population dans le seul but d’imposer de façon permanente des formes de limitation inacceptables de la liberté, de contrôle des personnes, de suivi de leurs mouvements. Ces formes de limitations liberticides sont un prélude inquiétant à la création d’un gouvernement mondial hors de tout contrôle. »

Mais c’est à un autre moment du texte que je m’intéresserai pour finir. Ce vibrant appel à soutenir les libertés ne se contente pas d’évoquer un « ennemi invisible » contre lequel il appelle les fidèles à résister, il lui donne en réalité un visage, présenté comme tentaculaire et invasif : l’Autorité civile.

« L’État n’a pas le droit de s’ingérer, pour quelque raison que ce soit, dans la souveraineté de l’Église. La collaboration de l’autorité ecclésiastique, qui n’a jamais été refusée, ne peut impliquer de la part de l’Autorité civile des formes d’interdiction ou de limitation du culte public ou du ministère sacerdotal. Les droits de Dieu et des fidèles sont la loi suprême de l’Église à laquelle elle ne veut ni ne peut déroger. Nous demandons que les limitations à la célébration des fonctions publiques du culte soient supprimées. » [Le passage en italique est souligné dans le texte d’origine.]

L’État n’a pas à s’ingérer dans la souveraineté de l’Église : bien sûr, mais il n’est pas vrai que cette abstention doive être absolue et doive écarter « quelque raison que ce soit » – car il peut arriver que ladite « souveraineté » empiète sur le droit commun. La non-ingérence est une base de la loi de 1905 garantissant la liberté de culte « sous les seules restrictions édictées ci-après dans l’intérêt de l’ordre public »11. Personne, aucune association, ne peut revendiquer une liberté absolue, personne n’est au-dessus du droit commun. Par ailleurs, on fera remarquer qu’un régime concordataire est par définition une ingérence de l’État dans les affaires religieuses et cette fois en tant que telles (nomination des évêques par exemple). Il faudrait donc, dans cette logique revendicative, en réclamer l’abolition et s’en tenir à une stricte séparation.

D’autre part, cette non-ingérence est réciproque. Or c’est ce que semble oublier le texte, qui revendique (en le soulignant) un fonctionnement à sens unique : « Les droits de Dieu et des fidèles sont la loi suprême de l’Église à laquelle elle ne veut ni ne peut déroger ». Si les fidèles peuvent, au sein de l’association politique et en tant que citoyens, œuvrer en faveur de ce qu’ils estiment conforme à leur engagement religieux, s’ils doivent faire respecter leurs droits comme ceux de tout autre (qu’il soit ou non croyant), ils doivent faire tout cela dans le respect du droit commun, dont ils sont à la fois sujets et législateurs. Mais « les droits de Dieu » et ceux d’un « Roi et Seigneur de l’Histoire » s’étendent-ils jusqu’à s’élever au-dessus de l’autorité civile au nom d’une loi supérieure ? Croyant ou non, n’aura-t-on pas de bonnes raisons de craindre ceux qui se proclament les législateurs, les représentants et les exécutants d’une « loi suprême » ?

[Edit du 25 mai]. Sur le référé du Conseil d’État intervenu le 18 mai après publication de cet article

18 mai : le Conseil d’État statuant en référé ordonne au premier Ministre de « lever l’interdiction générale et absolue de réunion dans les lieux de culte et d’édicter à sa place des mesures strictement proportionnées aux risques sanitaires et appropriées en ce début de déconfinement ». En lui accordant une importance plus grande qu’aux autres libertés fondamentales, il montre que la liberté de culte est traitée de manière exceptionnelle. On lira à ce sujet le communiqué du Collectif laïque national ci-dessous ou en ligne sur le site de l’UFAL.


Notes

1 Il se trouve que le 29 mai précède tout juste la célébration de la Pentecôte le dimanche 31 mai. En donnant des signes de fléchissement devant les pressions, cette déclaration ouvre immédiatement la boîte de Pandore de la rivalité victimaire : le Ramadan se terminant le 24 mai, les musulmans montent aussitôt au créneau pour dénoncer un traitement inégal… On lira l’excellent article signé Hadrien Mathoux en ligne dans Marianne du 8 mai 2020 https://www.marianne.net/societe/necessite-vitale-pour-les-catholiques-la-bruyante-offensive-mediatique-de-l-eglise-contre-le , où on trouvera de nombreuses références sur l’ensemble de la question, notamment la déclaration d’Edouard Philippe à l’AN le 5 mai.

2 – Voir l’article cité note précédente pour de nombreuses références. On peut consulter un florilège de ce mouvement de protestation sur nombre de sites catholiques de tendance conservatrice. Voir par exemple ces deux articles du site Aleteia  : https://fr.aleteia.org/2020/04/29/pas-de-messe-publique-avant-le-2-juin-la-vive-reaction-des-eveques/  ; https://fr.aleteia.org/2020/05/04/le-gouvernement-pret-a-etudier-une-reprise-des-messes-publiques-des-le-29-mai/ . Voir la déclaration de l’évêque de Nanterre faisant état d’un « tropisme anticlérical et anticatholique » sur le site Le Salon beige https://www.lesalonbeige.fr/interdiction-du-culte-public-jusquau-2-juin-des-eveques-refusent-de-capituler/ . On consultera aussi la récapitulation dans le post-scriptum de la revue de presse du Comité Laïcité République du 8 mai http://www.laicite-republique.org/l-offensive-mediatique-de-l-eglise-contre-le-confinement-des-messes-marianne.html . Le CLR a publié de son côté un texte relatif à cette date d’autorisation des rassemblements cultuels : http://www.laicite-republique.org/le-clr-regrette-et-conteste-que-le-gouvernement-ait-modifie-la-date-d.html .
Il importe en outre de souligner que ces postures ne font pas l’unanimité au sein des fidèles ; on notera par exemple un communiqué de presse qui ne mâche pas ses mots sur le site NSAE (« Nous Sommes Aussi l’Église ») daté du 11 mai et intitulé « Quitter ce positionnement exclusif » ; ainsi que le communiqué du CEDEC (Chrétiens pour une Église Dégagée de l’École Confessionnelle) téléchargeable sur le site Laïcité aujourd’hui https://www.laicite-aujourdhui.fr/?Deconfinement-ecclesial .

3 – Voir la référence infra notes 8 et 9.

4 – Henri Pena-Ruiz « La laïcité réexpliquée aux responsables religieux » en ligne sur le site de Marianne le 5 mai https://www.marianne.net/debattons/billets/chronique-intempestive-la-laicite-reexpliquee-aux-responsables-religieux .

5Professeur de l’enseignement public, quand je commentais avec mes étudiants Jésus guérissant les aveugles de Nicolas Poussin, je ne les conviais à aucun acte de foi. Je les mettais en présence d’une pensée, d’une iconographie, avec un recul critique, mais jamais en présence d’un credo ni d’une « vérité » unique.

7Bruno Retailleau fait état de la « liberté religieuse » comme « faisant partie de nos droits fondamentaux » (Tweet du 29 avril 2020).

8 – On peut le lire en plusieurs langues sur son site d’origine, avec la liste des signataires – dont nombre de prélats connus pour leurs positions très conservatrices https://veritasliberabitvos.info/appel/ .

11 – Rappelons, par exemple, l’article 35 : « Si un discours prononcé ou un écrit affiché ou distribué publiquement dans les lieux où s’exerce le culte, contient une provocation directe à résister à l’exécution des lois ou aux actes légaux de l’autorité publique, ou s’il tend à soulever ou à armer une partie des citoyens contre les autres, le ministre du culte qui s’en sera rendu coupable sera puni d’un emprisonnement de trois mois à deux ans, sans préjudice des peines de la complicité, dans le cas où la provocation aurait été suivie d’une sédition, révolte ou guerre civile. »