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Prénoms des descendants d’immigrés en France : une imposture scientifique (par J.-F. Mignot)

Jean-François Mignot1 expose la critique d’un article publié en 2019 par l’INED (Institut national d’études démographiques)2  selon lequel, en France métropolitaine en 2008, les prénoms les plus fréquemment portés par les petits-fils d’immigrés du Maghreb seraient « Yanis » et « Nicolas ».
Le problème est que ces résultats, largement médiatisés, sont inexacts : ce que s’emploie à établir le texte ci-dessous en tentant de comprendre comment les auteurs les ont obtenus. Ce qui conduit au second problème : la méthodologie employée par l’article critiqué n’a pas été communiquée, malgré les demandes réitérées. Il s’agit donc non seulement de rectifier les résultats mais encore d’alerter la communauté scientifique et le public sur « une fraude scientifique dont l’objectif est manifestement de biaiser l’image de l’immigration aux yeux du public »3.

Des résultats spectaculaires et largement médiatisés

En avril 2019, le bulletin d’information scientifique de l’Institut national d’études démographiques (INED) a publié un article intitulé : « Quels prénoms les immigrés donnent-ils à leurs enfants en France ? » (auteurs Baptiste Coulmont et Patrick Simon 2019)4. S’inscrivant dans un courant de recherches en sciences sociales qui étudie le choix du prénom comme « un marqueur culturel » et « une mesure de l’assimilation », l’article part de la question suivante : « Les prénoms donnés par les immigrés à leurs enfants, et ceux que reçoivent à la génération suivante leurs petits-enfants, sont-ils puisés dans le registre des prénoms des pays d’origine, ou sont-ils au contraire similaires à ceux donnés par la population majoritaire [c’est-à-dire la population sans ascendant immigré ni natif des DOM] ? »

Fondé sur l’exploitation statistique de l’enquête Trajectoires et origines (TeO) menée en France métropolitaine en 2008, cet article présente notamment deux résultats spectaculaires :

  • Tableau (page 3) : les prénoms les plus fréquents chez les petits-fils d’immigrés du Maghreb sont « Yanis » et « Nicolas » ;
  • Figure 2 (page 3) : si 94 % des immigrés du Maghreb (1ère génération) et 84 % des enfants d’immigrés du Maghreb (2e génération) portent un prénom « arabo-musulman », ce n’est le cas que de 23 % des petits-enfants d’immigrés du Maghreb (3e génération), un ordre de grandeur assez proche des 16 % de petits-enfants d’immigrés d’Europe du Sud qui portent un prénom « latin ».

Dès sa parution, les résultats de cette étude sont abondamment repris par la presse nationale, du journal Le Monde à 20 Minutes et de Libération à Valeurs actuelles, mais aussi dans la presse régionale et étrangère et dans de nombreux médias, radios, chaînes télévisées et sites Internet d’information. La présentation dominante de l’article, fidèle à son contenu, est assez bien illustrée par celle qu’en a donnée le journal Le Monde, dans son article intitulé « Yanis, Sarah ou Inès : quand l’intégration se lit dans les prénoms des petits-enfants d’immigrés »5 :

« Leurs grands-parents s’appelaient Farid, Ahmed et Rachid, Fatima, Fatiha et Khadija. Les petits-enfants s’appellent désormais Yanis, Nicolas et Mehdi, Sarah, Inès et Lina. Ce sont les prénoms les plus portés par les Français descendants d’immigrés originaires du Maghreb. Contrairement à certaines idées reçues, « les petits-enfants de la première génération s’appelant Abdelkader ou Karim sont très largement minoritaires », explique Baptiste Coulmont. »

Comme un doute… Une méthodologie inaccessible

Ces résultats quelque peu contre-intuitifs sont-ils vrais ? Pour le savoir, quatre jours après la publication, j’ai contacté l’un des auteurs pour lui demander des précisions sur la méthodologie utilisée. Suite à nos échanges, je me suis rendu compte que l’encadré méthodologique de l’article (page 2) accumule les inexactitudes et les omissions, ce qui m’a conduit à chercher à vérifier ces résultats.

Pour les reproduire, je dispose des mêmes données que les auteurs, l’enquête TeO étant accessible aux chercheurs qui en font la demande. Ne me manque que leur méthodologie, c’est-à-dire leur nomenclature des prénoms par origine ainsi que leur programme informatique. J’ai donc demandé, à partir d’avril 2019, ces éléments méthodologiques, non soumis au secret statistique et que nombre de revues scientifiques publient en ligne (en annexe des articles). Pendant 20 mois, malgré mes demandes répétées, j’ai été confronté à un refus systématique de communication — et ce, de la part des auteurs mais aussi des représentants de l’INED : le rédacteur en chef de la revue, la directrice de l’INED et le référent à l’intégrité scientifique de l’INED. Si les auteurs ont finalement communiqué leur nomenclature des prénoms — non sans lui avoir préalablement substitué une nomenclature fallacieuse, qui incluait parmi les prénoms originaires des « États de langue arabe » des prénoms grecs, turcs, espagnols et portugais —, ils ne m’ont communiqué qu’un programme informatique incomplet, qui ne permet pas de reproduire leur Figure 3 sur la proportion de prénoms « arabo-musulmans » chez les petits-enfants d’immigrés du Maghreb selon la religiosité du parent. Ce faisant, les auteurs et l’INED ont non seulement empêché la reproduction à l’identique de leurs analyses : ils ont aussi violé les règles de l’intégrité scientifique et la « Charte nationale de déontologie des métiers de la recherche »6.

Essai de la reproduction des résultats « au plus près »

Pour savoir si les résultats de l’article sont exacts, je reproduis le tableau et les trois figures sur la même base de données que les auteurs : la version nominative de l’enquête TeO. L’échantillon privilégié, le seul sans doublons, est représentatif des personnes de 18-50 / 18-60 ans en ménage ordinaire et de leurs enfants de 0-17 ans, habitant en France métropolitaine en 2008 (N = 42 208). Cet échantillon (pondéré) permet de reproduire divers mouvements de la mode des prénoms en France depuis les années 1950, ce qui indique qu’il est de bonne qualité, tout comme la variable « prénom » de l’enquête. J’utilise aussi la même nomenclature des prénoms par origine que les auteurs, une fois expurgée de leurs erreurs de recodage (comme leur inclusion des prénoms « arméniens » parmi les prénoms « arabo-musulmans »). Cette nomenclature de l’INED concorde globalement bien avec une autre nomenclature conçue indépendamment et elle est globalement conforme aux connaissances établies en onomastique.

Essai de reproduction du premier résultat : « Nicolas »

Coulmont et Simon (2019, p. 3) indiquent qu’en France métropolitaine en 2008, les prénoms les plus fréquents chez les petits-fils d’immigrés du Maghreb seraient « Yanis » et « Nicolas ». Est-ce vrai ? L’échantillon maximal TeO des petits-fils d’immigrés du Maghreb ne contient que 23 « Yanis » et 11 « Nicolas » — des effectifs trop faibles pour permettre d’établir un palmarès des prénoms comme celui qui a été publié. Mais sur l’échantillon retenu, « Nicolas » est effectivement l’un des prénoms les plus portés par les petits-fils d’immigrés du Maghreb, tout comme « Jérémy » et « Benoît ». Ce sont même plus de 3 % des petits-fils d’immigrés du Maghreb qui seraient prénommés « Nicolas ». Et si l’on reproduit le tableau sur d’autres échantillons, il arrive que « Nicolas » soit le prénom le plus fréquent chez les petits-fils d’immigrés du Maghreb !

Problème : personne ne semble avoir entendu parler d’autant de petits-fils d’immigrés du Maghreb prénommés « Nicolas ». Ni les experts des migrations qui ont bien voulu répondre à mes questions, ni les recherches par entretiens menées auprès des couples « mixtes », ni la presse écrite, ni la radio et la télévision françaises, ni les ouvrages publiés en français depuis 1970, ni les moteurs de recherche Internet ou l’encyclopédie Wikipedia, ni l’annuaire téléphonique et les réseaux sociaux en 2021, ni même les décès en France ne comptent suffisamment de « Nicolas » originaires du Maghreb. Alors, que se passe-t-il ? Un examen de la méthodologie de l’enquête permet d’envisager que ses bases de données contiennent une erreur. Une partie de ces « Nicolas » ne seraient-ils pas des petits-enfants de rapatriés français ou européens de l’ex-empire colonial français en Afrique du Nord (y compris des Français et des Européens d’Algérie), autrement dit des petits-enfants de pieds-noirs ? Les pieds-noirs ne sont pas considérés comme des immigrés, parce que suite à l’indépendance des pays du Maghreb, ils ont conservé la nationalité française.

Pour vérifier si ces « Nicolas » ne seraient pas des petits-fils de pieds-noirs, j’examine d’abord les prénoms de leur entourage familial. Leur entourage porte des prénoms largement « français » ou européens (87 %) et ils ne sont pas, typiquement, les enfants de « Mohamed » et « Sarah », mais plutôt ceux de « Christine » et « Philippe ». J’estime ensuite combien d’immigrés et de descendants d’immigrés du Maghreb de l’enquête sont vraisemblablement des pieds-noirs et descendants de pieds-noirs, en combinant 4 critères : (i) l’enquêté qui est immigré (G1) ou enfant d’immigrés (G2) du Maghreb se déclare « plutôt d’accord » ou « tout à fait d’accord » avec l’idée que « on le voit comme un Français », (ii) dans son enfance ses parents originaires du Maghreb ne lui parlaient ni arabe ni berbère, et ni (iii) aucun de ses parents originaires du Maghreb ni (iv) lui-même n’est musulman. D’après ces estimations, la plupart (9/11) des « Nicolas » du tableau publié ne seraient pas des petits-fils d’immigrés du Maghreb, mais des petits-fils de pieds-noirs. Plus généralement, 1 % des immigrés (G1) et 10 % des enfants d’immigrés (G2) du Maghreb de l’enquête TeO seraient des (descendants de) pieds-noirs, mais surtout, 26 % des petits-enfants d’immigrés (G3) du Maghreb seraient des petits-enfants de pieds-noirs, ce qui explique pourquoi le tableau publié comprend un prénom comme « Nicolas », mais seulement chez les petits-enfants (G3). Comme les pieds-noirs sont par définition nés avant 1962 alors que, dans l’enquête TeO, les immigrés du Maghreb peuvent être nés jusqu’en 1990, les pieds-noirs sont en moyenne bien plus âgés que les immigrés du Maghreb, si bien qu’en moyenne ils ont eu plus de temps d’avoir leurs petits-enfants.

Une fois les immigrés du Maghreb et leurs descendants dissociés des pieds-noirs et de leurs descendants, les prénoms les plus fréquents chez les petits-fils d’immigrés du Maghreb de l’échantillon retenu sont non pas « Yanis » et « Nicolas », mais « Karim » et « Nassim ». Si les petites-filles d’immigrés du Maghreb portent des prénoms relativement diversifiés, les petits-fils portent pour la plupart des prénoms « arabo-musulmans ». Le Top 20 des prénoms les plus portés par les petits-fils d’immigrés du Maghreb ne comporte aucun prénom « français » non ambigu et aucun des prénoms du Top 20 des fils d’enquêté du groupe « majoritaire » — une situation très différente de celle des descendants d’immigrés d’Europe du Sud (ou d’Asie). Pas étonnant, donc, que le prénom « Nicolas » ne fasse pas partie du Top 3 des prénoms des petits-fils d’immigrés du Maghreb, d’autant qu’il est celui d’un saint catholique qui est associé à la Reconquista. « Nicolas » est en revanche un prénom porté par des descendants de pieds-noirs, comme le réalisateur Nicolas Bedos ou le journaliste Nicolas Demorand.

Essai de reproduction du second résultat : le « 23 % »

Coulmont et Simon (2019, p. 3) indiquent qu’en France métropolitaine en 2008, seulement 23 % des petits-enfants d’immigrés du Maghreb portent un prénom « arabo-musulman ». Là encore, est-ce vrai ? Même en conservant les petits-enfants de pieds-noirs parmi les petits-enfants d’immigrés du Maghreb, ce ne sont pas 23 % mais 37 % des petits-enfants d’immigrés (G3) du Maghreb qui porteraient un prénom « arabo-musulman ». Et une fois les petits-enfants d’immigrés du Maghreb dissociés des petits-enfants de pieds-noirs, il apparaît que sur l’échantillon TeO retenu, 49 % des petits-enfants d’immigrés du Maghreb portent un prénom que la nomenclature de l’INED catégorise comme « arabo-musulman » — loin devant les proportions de prénoms « spécifiques » que l’on peut observer chez les petits-enfants d’immigrés d’Europe du Sud (8 %), d’autre Europe (19 %), d’autre Afrique (9 %) ou d’Asie (5 %) (voir graphique ci-dessous).

Proportion de prénoms spécifiques par origine et « génération », en France en 2008

Lecture : parmi les personnes originaires du Maghreb, la part de prénoms spécifiques (« arabo-musulmans ») passe de 94 % (G1) à 76 % (G2) puis 49 % (G3), d’après la nomenclature de l’INED.

Champ : personnes de 18-50 / 18-60 ans en ménage ordinaire et leurs enfants de 0-17 ans habitant en France métropolitaine en 2008, données pondérées, N = 42 208. Les G1, G2 et G3 Maghreb qui en réalité sont probablement (descendants de) rapatriés sont exclus des analyses.

Source : TeO.

Les petits-enfants d’immigrés du Maghreb sont non seulement ceux qui portent le plus souvent un prénom spécifique à leurs origines, mais aussi ceux qui portent le moins souvent un prénom « français » (15 %), loin derrière les petits-enfants d’immigrés d’Europe du Sud (59 %). La sur-rétention des prénoms d’origine s’observe d’ailleurs chez d’autres populations d’origine musulmane en Europe, comme chez les descendants d’immigrés du Pakistan au Royaume-Uni et chez les descendants d’immigrés de Turquie en Allemagne.

Essai de reproduction des autres résultats

La figure 1 de l’article présente des résultats sélectifs, ce qui nuit à la connaissance des faits et biaise l’image globale qui s’en dégage. Si, depuis la fin des années 1940, de moins en moins de prénoms attribués en France sont « français », ce n’est pas seulement — comme le montre la figure 1 — parce que le groupe « majoritaire » attribue de moins en moins de prénoms « français » (au profit de prénoms « internationaux ou anglophones »), mais aussi — ce que cette figure 1 ne montre pas — parce que le groupe « minoritaire » (composé des immigrés, des natifs des DOM et de leurs descendants) attribue lui aussi de moins en moins de prénoms français (au profit de prénoms « arabo-musulmans »), et parce que ce groupe « minoritaire » devient démographiquement de plus en plus important au fil du temps. Quant à la figure 3 de l’article, elle sous-estime la part de prénoms « arabo-musulmans » chez les petits-enfants d’immigrés du Maghreb, même s’il est avéré que plus les petits-enfants d’immigrés du Maghreb ont des parents religieux, plus ils se sont vu attribuer des prénoms « arabo-musulmans ».

Une seule option : la rétractation

Contrairement à ce que les auteurs indiquent — un message repris par la plupart des médias en avril 2019 —, les descendants d’immigrés du Maghreb n’abandonnent pas leurs prénoms spécifiques presque autant que les descendants d’immigrés d’Europe du Sud. Au contraire, les descendants d’immigrés du Maghreb sont, de loin, ceux qui abandonnent le moins leurs prénoms spécifiques (et ceux qui se voient le moins souvent attribuer un prénom « français ») : il ne s’agit pas là simplement d’une « idée reçue », mais d’un fait solidement établi. Les principaux résultats étant faux (ou sélectifs au point que cela biaise l’image globale qui s’en dégage), l’article doit faire l’objet d’une rétractation en bonne et due forme.

Erreurs de bonne foi ou fraude scientifique ?

Pourquoi des auteurs et une institution de recherche qui considèrent leurs résultats comme fiables, ou méthodologiquement défendables, empêcheraient-ils de reproduire leurs résultats ? Quel besoin auraient-ils de communiquer une nomenclature fallacieuse et un programme informatique incomplet et de violer leurs engagements ainsi que la « Charte nationale de déontologie des métiers de la recherche »7 ? Deux chercheurs compétents — l’un spécialiste des prénoms, l’autre spécialiste des immigrés et fin connaisseur des catégorisations statistiques des immigrés du Maghreb et des pieds-noirs — auraient-ils pu croire qu’en métropole en 2008, les prénoms les plus fréquents chez les petits-fils d’immigrés du Maghreb étaient « Yanis » et « Nicolas », sans se poser de questions ni prendre le temps d’examiner les prénoms de l’entourage de la dizaine de « Nicolas » concernés ? Auraient-ils pu ne pas être alertés par le fait que, parmi les petits-enfants d’immigrés du Maghreb de leur figure 3, seulement 50 % sont d’origine musulmane ?

Vraisemblablement, les auteurs ne savaient que trop bien que leurs spectaculaires résultats étaient faux ou douteux : c’est pourquoi, dès fin avril, début mai 2019, ils ont empêché leur libre examen. Patrick Simon et l’INED ont d’ailleurs un passif en matière de manipulations statistiques destinées à « démontrer » que, contrairement aux idées reçues, les immigrés du Maghreb et leurs descendants s’intègrent pleinement dans la société française. Tout indique que l’objectif de Patrick Simon — chercheur-militant de la mouvance idéologique « décoloniale », Directeur de recherche à l’INED, directeur de département à l’Institut Convergences Migrations et chercheur associé à Sciences Po Paris — est d’influer favorablement sur les attitudes du grand public à l’égard des immigrés et de l’immigration. Il est regrettable que ces méconduites scientifiques bénéficient de la complaisance du milieu de la recherche, non seulement au sein de l’INED mais plus globalement en sociologie et en démographie de l’immigration.

En publiant ce travail, je vise plusieurs objectifs :

  • faire rétracter l’article de Coulmont et Simon (2019), et rétablir la vérité au sujet des prénoms des descendants d’immigrés en France ;
  • alerter la communauté des chercheurs en sciences sociales sur une imposture scientifique : l’INED, qui est l’institut de recherche censé informer le public et les pouvoirs publics sur les questions démographiques, non content d’avoir publié — et diffusé aux journalistes — des énormités, a violé les règles de l’intégrité scientifique et m’a empêché de vérifier ses résultats ;
  • alerter les journalistes et le grand public sur une fraude scientifique dont l’objectif est manifestement de biaiser l’image de l’immigration aux yeux du public ;
  • alerter sur le contexte académique qui a permis tout cela : la complaisance du milieu de la recherche en sociologie et en démographie de l’immigration, et le manque de fiabilité scientifique de ce champ de recherche, qui souffre d’un biais idéologique volontiers « décolonial ».

En biaisant les faits publiés et communiqués aux journalistes, au grand public et aux pouvoirs publics, les méconduites scientifiques sapent la confiance dans la recherche et dégradent le débat démocratique. Si la recherche en sciences sociales doit aider à éclairer le débat public et à lutter contre certaines idées colportées par des militants de tous bords, c’est en apportant aux citoyens des arguments factuels, fondés sur une méthode scientifique dénuée d’idéologie.

Notes

1 – [NdE] Jean-François Mignot est démographe au CNRS. Il s’intéresse aux comportements familiaux sur le long terme en France et dans le monde. Site web https://www.gemass.fr/member/mignot-jean-francois/ . L’article qui suit s’inspire d’une étude plus ample publiée par l’auteur : https://hal.archives-ouvertes.fr/halshs-03316741/document , accompagnée d’analyses complémentaires : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-03358803/document . On peut lire un article récent de J.-F. Mignot sur ce sujet dans la revue en ligne Telos https://www.telos-eu.com/fr/pourquoi-les-petits-enfants-dimmigres-du-maghreb-p.html

2 – L’Institut National d’Études Démographiques (INED) est un « établissement public à caractère scientifique et technologique » comme le CNRS ou l’INSERM, chargé d’informer le public et les pouvoirs publics sur les questions démographiques.

3 – [NdE] J.-F. Mignot m’avait envoyé une première version de son texte dès août 2021. Mais, désireux de laisser du temps à l’INED pour une éventuelle rétractation, et par ailleurs dans l’attente d’une réponse à ses demandes réitérées (effectuées pendant 2 ans et demi) de communication de la méthodologie, il m’avait demandé d’en différer la mise en ligne. Il m’a envoyé une seconde version, cette fois pour publication, le 6 janvier 2022 : c’est celle qu’on peut lire ici.
Je précise que je publie cet article pour des raisons scientifiques ; il s’agit d’un très bel exemple, appliqué ici à l’établissement des faits, de ce que les scientifiques appellent une démarche de réfutation. Le fait de donner tel ou tel prénom à un enfant n’appelle pas à mes yeux une interprétation socio-politique univoque et abrupte comme on le croit souvent à tort : c’est ce que montre notamment l’article que J.-F. Mignot a publié le 21 janvier dans la revue en ligne Telos (voir référence à la note 1).

7 – Voir note précédente.

« La République aux 100 cultures » de D. Schnapper

Recension par Philippe Foussier

Philippe Foussier a lu l’ouvrage de Dominique Schnapper La République aux 100 cultures (Paris : Arfuyen, 2016).

Ancienne présidente de la Société française de sociologie, ex-membre du Conseil constitutionnel, Dominique Schnapper est sans doute l’une des meilleures spécialistes françaises des questions de citoyenneté et d’intégration, auxquelles elle a consacré une douzaine d’ouvrages. Ce petit volume reprend une série de contributions produites entre 2006 et 2015 et balaie la problématique avec rigueur et nuance sans jamais verser dans la prose jargonnante. Ainsi, pour elle, ce n’est pas dans son principe que le « modèle républicain » est obsolète. Mais c’est au contraire les manquements à ce modèle qui créent l’échec partiel de la politique d’intégration. Ledit modèle, « qui assure l’égale participation de tous à la vie collective, ne peut être efficace que s’il est effectivement respecté et s’il ne devient pas une formule vide, purement incantatoire, sans prise sur la réalité sociale ». Il a certes davantage de mal à s’affirmer dans un contexte qui ne lui est pas favorable : « L’universalisme républicain, légué par la tradition française, est aujourd’hui battu en brèche sous l’influence diffuse des Etats-Unis dont les modèles sociaux et intellectuels tendent à s’étendre ». L’ethnicisation voire même la racialisation des rapports sociaux en est l’illustration la plus saillante. Et l’importation du modèle anglo-saxon multiculturaliste de juxtaposition de communautés risque à terme de « déboucher sur l’inégalité des statuts politiques. Le danger existe d’accentuer plutôt que de contrôler la fragmentation sociale, alors même que la logique économique et marchande, dans les sociétés démocratiques d’aujourd’hui, s’impose toujours plus aux dépens des liens civiques ».

L’intérêt des analyses de Dominique Schnapper, qui a en outre travaillé sur les problèmes liés au chômage, à la drogue et au racisme, est de se distinguer de nombre de sociologues qui s’illustrent davantage par une vision doctrinaire ou des postures militantes que par une démonstration rigoureuse de nature à contrarier leurs présupposés. « Quelle identité transmettre s’il n’existe pas de projet politique et d’idéal commun – même si cet idéal comporte une large part de rêve et de mensonge ? », questionnait l’auteur en 2006. « On évoque les ombres et les lumières de l’histoire de France, mais ce sont les ombres qui obsèdent la vie scientifique, politique et médiatique », remarquait-elle alors. Sortir de l’autoflagellation et de la repentance chronique permettrait peut-être en effet à la communauté des citoyens d’échapper à cette sorte de dépression nationale dans laquelle la France semble s’être plongée et dont Dominique Schnapper posait déjà le diagnostic il y a dix ans.

© Philippe Foussier et Mezetulle, 2016.

Voir le livre de D. Schnapper sur le site de l’éditeur.