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Vestiges de l’Amour et mystiques du genre

Avec une gourmandise érudite digne d’un Nom de la rose, François Rastier1 analyse le mille-feuille des mouvements récents qui s’agitent autour de l’identité sexuelle et du genre – retors au point, comme les sectes religieuses de jadis et le gauchisme flamboyant de naguère, de détruire la cause même dont ils se réclament. Il en ramène lumineusement la complexité néo-puritaine à nombre de courants sectaires dont l’acharnement ascétique, la détestation de la différence des sexes et celle de la rationalité parcourent l’histoire de la pensée mystique. Il en relève, aujourd’hui comme autrefois, la férocité : « Dans l’histoire des idées, il est fréquent que des mystiques se dégradent en superstitions et la pop culture d’aujourd’hui, comme la pop philosophy qui s’efforce de la porter au stade théorique, recycle sans trop s’en aviser d’antiques croyances sectaires, d’autant plus néfastes qu’elles engagent leurs partisans à la victimisation et à la violence. »

Si ça continue j’vais m’découper
Suivant les points, les pointillés
Vertige de l’amour, Alain Bashung

Sectes et sexes

La sécularisation, le « désenchantement du monde » n’ont nullement fait disparaître les sectes et les superstitions, mais ont suscité bien au contraire des vocations d’enchanteurs : les messianismes apocalyptiques ont multiplié les sauveurs, comme Hitler selon Carl Schmitt, les ayatollahs providentiels comme Khomeiny et les califes prophétiques comme Al Baghdadi.

La philosophie des Lumières, porteuse de projets d’émancipation et d’autonomie, a d’abord été combattue par des idéologies réactionnaires, qui ont nourri des pensées politiques absolutistes, souvent néo-monarchiques, mais aussi des théories racistes qui entendaient détruire le concept d’humanité, et les droits de l’homme au passage, tout en justifiant les guerres d’agression et les conquêtes coloniales. Ces deux courants complémentaires ont conflué dans le nazisme et les extrêmes droites contemporaines.

Toutefois, le second a pu donner naissance à des philosophies identitaires « de gauche », lointainement dérivées d’un marxisme vulgaire, rejetant la modernité politique en général, avec l’emprise fantasmée de la technique, pour promouvoir la liberté de l’individu aliéné. La subjectivation du romantisme tardif a pu alors revêtir la forme des philosophies de la vie : appuyées sur le prestige de la phénoménologie, elles ont paru restaurer le privilège du vécu. Toutefois le projet scientifique de Husserl a été mis à mal par des auteurs comme Ludwig Klages, idéologue majeur du nazisme, militant pour l’âme (allemande) opprimée par l’esprit rationnel ; ou Heidegger, inspirateur principal de la déconstruction, qui a érigé les « existentiaux », émotions de base, en instruments d’une « lutte au couteau » contre la rationalité. Pour ces auteurs, la connaissance est l’expression d’une identité et le critère de la vérité est la conception du monde d’une communauté — comme l’affirme Heidegger dans son séminaire de 1933-1934 intitulé De l’essence de la vérité.

Les philosophies de la vie sont à présent si banalisées qu’il n’est pas une marchandise qui ne promette une palpitante « expérience client ». Toutefois, une contradiction demeure en leur sein : par exemple, l’existentialisme sartrien était une philosophie de la liberté absolue de l’individu, et se réclamait pourtant de Heidegger — lequel se gaussait en privé de cette méprise, car la pensée identitaire soumet l’individu à sa communauté, puisqu’elle le définit par un trait d’appartenance racial, ethnique, sexuel ou politique : cette appartenance définit son être.

La question des « identités » sexuelles ou « genrées », si omniprésente aujourd’hui, notamment dans un monde académique et culturel sensible aux thèmes vendeurs du narcicissime de masse, permet une sorte de conciliation temporaire : les orientations sexuelles ou de « genre » sont tout à la fois individuelles et collectives dès lors qu’elles sont inscrites dans des « communautés ».

Les religions réglant l’alliance comme la filiation, diverses sectes cherchent à en subvertir les règles, en généralisant tantôt les pratiques ascétiques, pour ne rien concéder à ce monde mauvais, comme ce fut le cas des cathares, tantôt les pratiques orgiaques, qui témoignent d’un temps apocalyptique où les anciennes lois sont abolies ou inversées, comme ce fut jadis le cas de certains anabaptistes ou de fidèles du soi-disant messie antinomiste, Sabbataï Zevi.

À l’époque contemporaine, de multiples sectes, inspirées parfois de Julius Evola ou de Wilhelm Reich, ont convergé dans le New Age et ont mis à profit la sexualité comme moyen de séduction et d’emprise. On retrouve aujourd’hui leurs thèmes, prisés des fanzines punk, chez des auteurs fétiches comme Donna Haraway ou Paul Beatriz Preciado. Alors que Foucault était passé au cours de sa carrière de l’histoire des idées au discours sur la sexualité, Derrida suggéra ensuite d’interpréter la pensée philosophique par ce discours : « Question : Dans un documentaire sur un philosophe, sur Heidegger, Kant, ou Hegel, qu’aimeriez-vous voir ? Réponse : Qu’ils parlent de leur vie sexuelle… Vous voulez une réponse brève ? Leur vie sexuelle »2. Ces paroles ouvrent en épigraphe l’édition américaine du manifeste de Paul Beatriz Preciado, essayiste trans culte qui présente Derrida comme son « mentor », Testo Junkie. Bien que marqué, on le voit, par le Zeitgeist, le propos de Derrida rappelle toutefois des déterminismes que l’on croyait dépassés, comme celui de Sainte-Beuve, croyant comprendre les œuvres par leurs auteurs et notamment par leur vie sexuelle, en examinant le « chapitre des femmes ».

La fonction d’obscurcissement de la sexualité ainsi comprise reste majeure, et l’on voit par exemple l’historien Johann Chapoutot, après tant d’autres, expliquer que Heidegger ne pouvait être nazi, puisqu’il avait une liaison avec Hannah Arendt3. Enfin, cet obscurcissement tourne vite à l’obscurantisme, dès lors que chaque communauté sexuelle ou de genre se dit porteuse d’une vision du monde déterminante, au détriment de la rationalité et de l’objectivité même.

LGBTQIA+ : du genre au mythe

Le sigle LGBT, avec diverses additions optatives (LGBTQIA+), est devenu familier non seulement dans les médias, dans la vie associative, mais aussi dans le monde académique, l’usage d’abord anglophone s’étant imposé à l’échelon international4. On ne compte plus les ouvrages et travaux de recherche qui se penchent sur les catégories qu’il condense, si bien que dans ce qui suit, nous tiendrons pour connue, sinon pour acquise, la théorie du genre5.

Le premier trigramme, LGB, pour Lesbians, Gays et Bis, résume le monde de l’homosexualité, avec une précellence chevaleresque pour les lesbiennes, placées en tête, les gays s’effaçant devant elles ; et les Bis (bisexuel·le·s) ferment la marche en additionnant à leur guise les deux premières catégories.

Le second trigramme, TQI, pour Trans (transsexuels), Queer (personnes affichant un genre indécis), et Intersex (personnes au sexe indéfini), résume le monde de la sexualité indéfinissable.

Quant aux signes finaux, A renvoie aux personnes qui se disent asexuelles, et le + ouvre libéralement la liste toujours ouverte des catégories non encore répertoriées, sauf bien entendu les hétérosexuels et les cisgenres6. Tout cela s’énonce en anglais américain, qui revêt universellement le prestige d’une langue sapientielle.

Déconstructions

La théorie du genre procède explicitement du courant philosophique connu sous le nom de déconstruction7, qui entend mettre à bas la tradition philosophique occidentale, dominée par des auteurs critiquables, parce qu’anciens, blancs, mâles, voire juifs : aux classiques de la French Theory, Derrida, Foucault, se sont adjointes des théoriciennes comme Judith Butler, Joan Scott ou Avital Ronell.

Pour la déconstruction, une première étape fut l’inversion des valeurs, d’ascendance nietzschéenne : Nietzsche, en Antéchrist proclamé, prônait l’Umwertung, thème traditionnellement satanique, comme en témoigne l’invocation des sorcières dans Macbeth : « Foul is fair, and fair is foul !». Ici, dans le premier trigramme, l’inversion de l’hétérosexualité en homosexualité permet traditionnellement cette inversion : toutefois, elle conserve une binarité catégorielle souvent critiquée à présent comme entachée d’un binarisme jugé normatif.

Or pour la philosophie déconstructive, l’inversion des valeurs n’est qu’une première étape, car l’objectif demeure l’indistinction catégorielle, de manière à parvenir à la destitution complète de la rationalité. Aussi le deuxième trigramme concrétise-t-il cette indistinction, soit en transformant un terme en son contraire logique — mais en conservant trace, par une relève transcendante ou Aufhebung, du terme originel, ce qu’accomplit le (ou la) Trans8; soit en assumant une indistinction statique, ce qui revient à l’inclassable Queer, ainsi catégorisé malgré tout ; soit enfin l’Intersexe.

On retrouve là les catégories de la logique binaire, telles qu’elles ont été réélaborées par Viggo BrØndal, où aux contraires + et – s’adjoignent des termes complexes (+-) certains avec dominance positive ou négative9. Enfin, l’Asexuel s’incarne dans le terme neutre (ni +, ni -) et le signe + final accueille tous ceux qui ne se reconnaissent dans aucune de ces catégories et réfléchissent encore à quelle « communauté » ils pourraient s’intégrer.

Scission

Les communautés ainsi constituées dénoncent régulièrement les hétéros (ceux qui se satisfont du binarisme patriarcal) et les cisgenres (ceux qui se satisfont de leur genre) qui en sont complices : par exemple, Virginie Despentes s’en prend aux « cis meufs »10.

Toutefois, l’unité de combat des communautés de genre ne saurait voiler des contradictions internes : inutile d’épiloguer ici sur les agacements traditionnels entre les deux premières communautés, notamment les accusations de machisme concernant les gays. Deux fédérations se dessinent : celle du groupe catégoriel (LGB) et celle du groupe non-catégoriel (TIA), la première dominée par les lesbiennes post-féministes11 et la seconde par les trans et leurs défenseurs.

D’une part, des catégorielles accusent (vrai ou faux, peu importe ici) les trans M to F d’être en fait restés des hommes et à ce titre refusent d’accepter ces violeurs en puissance dans les espaces réservés, vestiaires, toilettes ou dortoirs, mais aussi prisons et centres d’hébergement d’urgence pour femmes victimes de violences masculines.

Réciproquement, des non-catégoriels, pour la plupart transactivistes, ont multiplié les critiques, voire les attaques contre les catégoriels. Dans une étude sur l’écriture inclusive12, on a pu souligner les contradictions entre les auteurs qui multiplient les marques supposées du féminin, et ceux qui créent des formes neutres, le français en étant dépourvu. Ces deux tendances de l’inclusivisme graphique correspondent à une contradiction entre les gays & lesbians, homosexuels accusés de binarisme inversé, et les queer et trans qui prônent le non-binarisme13.

Cette contradiction peut exposer des LGB à de virulentes accusations de transphobie, à se voir qualifiés de cisgenre voire de terf14. Dans le Wyoming, des transactivistes se battent contre un projet de loi de criminalisation des mutilations génitales féminines au prétexte que « parler de mutilations génitales féminines, c’est employer un langage qui exclut les transgenres, car les porteurs de vagins ne sont pas tous des femmes, et les femmes n’ont pas toutes des vagins »15.

Marguerite Stern, militante féministe, ex-Femen, organise des collages d’affiches contre les « féminicides » ; or elle a affirmé récemment : « Je considère que c’est une insulte faite aux femmes que de considérer que ce sont les outils inventés par le patriarcat qui font de nous des femmes. […] C’est un fait biologique » (Le Monde II, 31 janvier 2020). Ce propos a été jugé inadmissible, car il reconnaît la différences des sexes, sans se référer aux « genres ». Il lui a donc valu de la part des activistes intersectionnelles des menaces de mort au nom des trans et, portant l’insulte suprême, terf, des affiches autour de son domicile faisant d’elle une sorcière (en tout cas hérétique, peut-être juive) : « Brûlons les terfs ! ».

Bien que fondé sur la biologie élémentaire, le simple rappel de la différence des sexes peut à présent être puni par la loi. Par exemple, en 2019, Maya Forstater, une chercheuse britannique, a été licenciée par le Center for Global Development (CGD), organisation caritative qui anime des campagnes contre la pauvreté et les inégalités, après avoir tweeté qu’une personne ne peut changer son sexe biologique, parce qu’il est inscrit dans chacune de ses cellules. Elle a porté plainte, mais le juge James Tayler a statué que son opinion ne relevait pas de la « croyance philosophique » et n’était donc pas protégée par la loi, d’autant moins qu’elle était « absolutiste » (absolutist). La plaignante fut donc déboutée — et la réalité avec elle16.

Ciel et Terre

Comment en est-on arrivé là ? Le débat porte évidemment sur la pertinence de la définition biologique du sexe. La biologie a établi l’ommiprésence de la division sexuelle dans le règne animal, du moins chez les pluricellulaires, et dans une grande partie du règne végétal. Cela reste négligeable pour les théoriciens du genre qui estiment que le sexe est une construction sociale du patriarcat, et que le seul critère d’identité recevable reste celui du genre, comme identification à une communauté, dépositaire d’une vision du monde. L’identification revêt un caractère initiatique dont les phases sont la révélation intime, l’entrée dans une communauté (le coming in), puis la proclamation à la face des autres communautés (le coming out).

Quand l’esprit transforme la matière par profération, on entre dans le domaine de la magie. La profération peut ainsi transformer magiquement le réel, transfigurer le sexe en genre et la graphie en instrument de lutte contre la domination.

Quand, en 1979, Jean-François Lyotard décréta dans La condition postmoderne la fin des grands récits portant un projet d’émancipation (qu’ils soient politiques, scientifiques ou religieux), il reprenait alors à Austin, philosophe du langage, le thème de la performativité qui caractérisera le post-modernisme encore de mise. Est performatif un énoncé dont l’énonciation accomplit un acte. Austin omit toutefois de rappeler que la théorie des performatifs fut élaborée au XIIIe siècle, notamment par ses prédécesseurs à Oxford, Roger Bacon et Robert Kilwardby, qui formulaient une théorie des formules sacramentelles17. Le succès d’un performatif dépend ainsi d’un magistère dogmatique, jadis celui de l’Église, aujourd’hui celui des universitaires déconstructeurs et post-coloniaux.

On comprend mieux pourquoi Butler, dans Trouble dans le genre, reprit de Lyotard la théorie de la performativité, puisque le genre est instauré par son énonciation. Ainsi le coming out devient un second baptême, dont le bénéficiaire est aussi l’officiant, born again qui réalise ainsi une fusion identitaire par sa propre désignation.

Les communautés identitaires ainsi instituées ne sont évidemment pas des groupes biologiques, mais des groupes politiques, tous opposés à l’ordre hétérosexuel imposé par le patriarcat, notamment occidental (et blanc). Précisons donc la dualité entre le biologique et le politique — ou plus précisément le politico-religieux.

Rétrospection

Dans l’érotique occidentale, deux courants se distinguent depuis l’antiquité tardive : le courant néoplatonicien dominé par la figure de Plotin et le courant chrétien dominé par la figure d’Augustin.

À la suite de Platon, Plotin distingue deux formes de l’amour, représentées par deux déesses, l’Aphrodite terrestre ou pandémienne, et l’Aphrodite céleste (ou uranienne) : elles symbolisent deux moments de la reconduction de l’homme vers l’unité perdue, l’Un qui dépasse même l’Être dans cette mystique : l’amour terrestre (et donc la sexualité au sens biologique du terme) est une première étape vers l’amour céleste, car la volupté conduit vers la beauté, qui dépasse ses objets terrestres. L’amour dit platonique n’est nullement une renonciation mais un dépassement, et il prend place dans une initiation mystique.

Dans l’histoire de l’érotique, le thème initiatique, encore présent dans la littérature courtoise des troubadours, s’est évidemment laïcisé, mais la dissociation des deux formes d’amour demeure une des clés du romantisme, de Jane Austen à Gustave Flaubert, faisant du roman d’initiation une école de la frustration et de l’échec, ce que reprend encore Aragon.

De nos jours, par son caractère biologique, le sexe rappelle fort l’Aphrodite terrestre. Par son caractère idéalisé, autodéfini, résultant d’un performatif magique, le genre hérite du caractère initiatique de l’Aphrodite céleste. Toutefois, comme aujourd’hui les théologies sont politiques, la théorie du genre revendique hautement sa fonction politique — voir par exemple la contribution de Judith Butler au collectif Deconstructing Zionism. À ce compte, et en bref l’hétérosexualité, engluée dans le biologique, est réactionnaire, alors que l’homosexualité, et mieux encore la transsexualité, sont politiquement progressistes, voire révolutionnaires.

Pour justifier cette opposition, il nous faut revenir à la conception chrétienne, et particulièrement augustinienne, du péché, restée étrangère au platonisme et au paganisme en général. Réputé l’instrument de la Chute, le sexe conduit au péché de chair, alors que le genre s’en démarque et participe de la rédemption, puisqu’il s’écarte du biologique. En somme, l’hétéro prend la suite du pécheur : c’est bien l’hétérosexualité qui valut à l’humanité d’être chassée du Paradis. Le cisgenre, celui qui se satisfait de son sexe et/ou de son genre prescrit, est condamné, car c’est un pécheur endurci, qui refuse de s’écarter de son statut biologique. Dès lors cependant, l’homosexualité, et mieux encore la transsexualité, pourraient devenir des voies de la rédemption.

Transposée ici entre le sexe et le genre, l’opposition métaphysique de la matière et de l’esprit doit beaucoup au substrat manichéen de la pensée de saint Augustin avant sa conversion. Avec la Réforme, l’augustinisme s’est radicalisé en puritanisme, et il n’est pas surprenant que dans les milieux universitaires anglo-américains, pénétrés d’anglicanisme et d’évangélisme, l’obsession des catégories créées autour du genre et du sexe, la casuistique des micro-agressions et les répressions victimaires qu’elle autorise et inventorie, transposent de façon créatrice la normativité caractéristique du puritanisme depuis le XVIe siècle. La déconstruction en inverse cependant les valeurs, conformément à son programme de tradition nietzschéenne, et l’on voit, à l’échelon international, s’affronter autour de la théorie du genre des milieux religieux traditionalistes et des néo-puritains déconstructeurs.

L’inversion de la norme en maintient toutefois les catégorisations, tout en prétendant subvertir les valeurs qui lui sont attachées. L’enjeu majeur, pour les militants les plus radicaux, sera d’en finir avec le binarisme, et la figure complexe de la transsexualité devient donc le centre de leur réflexion militante. C’est le thème majeur d’un ouvrage de référence, traduit un peu partout, et devenu un succès de librairie, King Kong Théorie de Virginie Despentes : « King Kong, ici, fonctionne comme la métaphore d’une sexualité d’avant la distinction des genres telle qu’imposée politiquement autour de la fin du XIXe siècle. King Kong est au-delà de la femelle et au-delà du mâle. Il est à la charnière, entre l’homme et l’animal, l’adulte et l’enfant, le bon et le méchant, le primitif et le civilisé, le blanc et le noir. Hybride, avant l’obligation du binaire […] »18.

Passons sur le style laborieux de cette écrivaine laurée, sur l’histoire singulière qui ferait remonter la distinction des « genres » à une politique répressive de la fin du XIXe siècle ; sur la confusion malencontreuse entre genre et sexe, puisqu’à la phrase suivante elle parle des sexes (mâle et femelle) et non des genres. Dans le film éponyme, King Kong, le gorille géant, symbole gigantesque de l’amour biologique le plus bestial, dans sa version viriliste, se voyait sublimé par la rencontre platonique, forcément platonique, mais pourtant passionnée entre la Belle et la Bête. Ici, il devient un androgyne transcendant : « au-delà de la femelle et au-delà du mâle » et témoin d’une origine disparue : « hybride, avant l’obligation du binaire ».

Sans doute involontaire, l’allusion au Banquet de Platon reste évidente, puisque c’est là qu’Aristophane explique l’amour humain par la division de l’Androgyne primitif : ses deux moitiés ayant été séparées, tant la femme que l’homme sont incomplets, et cherchent en vain dans l’amour (hélas hétérosexuel) à retrouver l’unité perdue qui restaurerait leur complétude (voir 189c-193e).

Dès lors, de nombreux auteurs ont imaginé que des figures mythiques incluant les deux sexes, voire aussi plusieurs genres, témoignaient d’une unité supérieure, et incarnaient à leur manière la coïncidence des contraires, qui obsède à travers les siècles les métaphysiciens qui entendent dépasser la rationalité. Aux premières années de l’ère chrétienne, Philon d’Alexandrie commentait dans ce sens cette phrase de la Genèse « Et Il les partagea par le milieu » (Genèse, XV, 10), passage que l’on a lu comme la naissance du monde des différences, le Logos ou verbe divin opérant par dichotomie. Et de nos jours, les associations chrétiennes gaies et lesbiennes insistent aussi sur cet autre passage : « Il les créa homme et femme » (Genèse, I, 27)19.

La transidentité rédemptrice

Dès lors, commenta au Quattrocento le néo-platonicien Marsile Ficin, l’Amour est la force qui nous permet de retrouver notre unité originelle : « En nous rétablissant dans notre état complet, nous depuis longtemps divisés, il nous a reconduits au ciel »20. De fait, pour diverses traditions occultes, l’androgynie est un apanage divin ; par exemple, le mage alchimiste Agrippa de Nettesheim affirme que selon Hermès Trismégiste, « les dieux possèdent les deux sexes » (utrumque diis sexum inesse)21, et il appuie son propos tant sur Orphée que sur Apulée.

Repris dans les croyances ésotériques les plus diverses, ce thème se retrouve dans Swedenborg, et Balzac en a tiré Séraphitus, roman mystique : l’étrange Séraphîtüs aime Minna, qui voit en lui un homme, mais il est aussi aimé par Wilfrid, qui le considère comme une femme, Séraphîta. Cet androgyne, l’« être total », né de parents swedenborgiens, finit, sous les yeux de Minna et Wilfrid, par se transformer en séraphin et monter au ciel.

Dans le bas monde matériel, relevant de l’Aphrodite terrestre, les différences existent inévitablement, car elles le définissent (saint Augustin le situe « in regione dissimilitudinis », Confessions, VII, 10.17)22. En revanche l’effacement des différences permet non seulement d’en finir avec la rationalité, mais avec la réalité de ce bas monde humain. Notamment, la différence des sexes, attachée au péché, se voit sublimée par le genre inassignable des anges.

Eritis sicut dii, telle fut la promesse encore non tenue du Serpent. Comment le Trans revient-il donc à l’unité divine d’avant la séparation des sexes ? Cela ne va pas sans suppléments techniques, injection massives d’hormones et chirurgies coûteuses — voir notamment de Paul Beatriz Preciado, philosophe activiste, trans F to M, disciple de Derrida et de Butler, le manifeste Testo Junkie : Sexe, Drogue et Biopolique (Grasset et Fasquelle, 2008).

La recréation du Surhomme est parfaitement légitimée par l’idéologie transhumaniste. Par exemple, une des personnalités les plus en vue du mouvement transhumaniste, Martin·e Rothblatt, devenue femme après opérations et traitements médicamenteux, se présente comme le PDG le mieux payé·e du pays, avec un salaire mensuel de 38 millions de dollars. Créatrice d’un mouvement transhumaniste, Terasem, elle déclare : « Des programmes aussi […] accessibles qu’iTunes permettront de faire revivre une personne d’une autre façon ». Or le programmatique Testo Junkie finit par un chapitre au titre prometteur : Vie éternelle.

Prétendant relater une « expérience politique », l’ouvrage pourrait bien relever d’une théologie politique ésotérique. Commentant le programme de Paul Beatriz Preciado, Romain Jeanticou écrit : « ce qu’il appelle de ses vœux, c’est une abolition révolutionnaire de l’assignation sexuelle à la naissance. Plus d’hommes, de femmes, d’hétérosexuels, d’homosexuels. Et ainsi, assure-t-il, plus de système de domination fondé sur ces différences »23.

On comprend mieux alors la précellence du Trans et l’énergie dévotionnelle des transactivistes qui les conduit à attaquer d’abord les féministes, complices de l’ordre patriarcal, parce qu’elles croient à l’existence des femmes, alors même que selon Monique Wittig, « les lesbiennes ne sont pas des femmes » ; puis ils s’en prennent même aux gays et aux lesbiennes, suspects de binarisme. En somme, le Trans n’est pas seulement transsexuel ou transgenre, il devient aussi transcendant, résumant en lui toutes les puissances.

Or, dans la mystique dégradée qui s’attache à la théorie du genre, le monde terrestre régi par le binarisme patriarcal est condamné comme la machination d’un Pouvoir mauvais. C’est donc le mouvement performatif de la Politique qui doit s’attacher à le détruire dans ses fondements. On retrouve là un thème gnostique, très présent dans le messianisme politique contemporain, de Heidegger24 à Schmitt et Agamben : ce monde est immonde, comme on le répète de saint Augustin25 à Luther et à Jean-Luc Nancy. Despentes renchérit à présent : « Votre monde est dégueulasse. […] Votre puissance est une puissance sinistre. […] Le monde que vous avez créé pour régner dessus comme des minables est irrespirable » (loc. cit.).

Toutefois, le néo-puritanisme dont témoigne la cancel culture, la mise en accusation généralisée, les attaques diffamatoires entendent préparer un combat final, car le mythe, quand il entre dans l’histoire, le fait dans un bain de sang, comme en témoigne cette adresse de Paul Beatriz Preciado : « Et même si, un jour, nous vous soumettons, nous vous exotisons, nous vous violons et vous tuons, si nous accomplissons une tâche historique d’extermination, d’expropriation et de soumission comparable à la vôtre, nous serons alors tout simplement comme vous » (loc. cit.). L’antique pugnacité des Amazones fait place à un brutalisme martial où s’exprime une haine sans fard, jusqu’au programme de l’extermination, devenue mission historique. L’Ange au sexe inassignable devient ainsi un ange exterminateur.

Conséquences de l’inconséquence

Dans l’histoire des idées, il est fréquent que des mystiques se dégradent en superstitions et la pop culture d’aujourd’hui, comme la pop philosophy qui s’efforce de la porter au stade théorique, recycle sans trop s’en aviser d’antiques croyances sectaires, d’autant plus néfastes qu’elles engagent leurs partisans à la victimisation et à la violence.

Les implications politiques sont immédiates, puisqu’il s’agit de récuser la démocratie, en épargnant toutefois l’extrême droite, tout en inversant son langage racialiste : « le problème du fascisme démocratique n’est pas l’extrême droite, c’est le système représentatif anthropocentrique, patriarco-colonial selon lequel le consensus social est obtenu par un pacte de libre communication entre individus humains égaux — définis par avance en termes de citoyenneté bourgeoise, neurodominante, hétéropatriarcale et blanche »26.

La confusion entre les niveaux de sens, du sexuel au racial, du politique à l’économique, reste ici constante si bien que la théorie du genre finit par se noyer dans un flux de néologismes comme hétéropatriarcat (on voit mal ce que serait un homopatriarcat) ou nécropolitique (dérivé inversé de la biopolitique de Foucault). Ainsi, l’on relève des phrases, toujours affirmatives, comme : « L’hétéropatriarcat se caractérise par la définition nécropolitique de la souveraineté masculine »27. Cette indistinction témoigne de l’unité du monde immonde qu’il s’agit de détruire. Mais qui le gouverne ? L’auteur conclut sa diatribe contre Polanski par : « Le grand capital hétéropatriarcal préfère la soumission universelle aux différences identitaires. » Toutefois, ce discours identitaire laisse transparaître une indication délicate, car la phrase précédente se termine par le mot Juifs. L’emprise planétaire du « grand capital hétéropatriarcal » ne serait-elle pas le fait de ces héritiers des Patriarches ? Dans sa propre diatribe contre Polanski, où elle mêlait la pédophilie, la réforme des retraites et le mauvais goût des jurys, Virginie Despentes résumait : « C’est toujours l’argent qu’on célèbre dans ces cérémonies ». L’essayiste Pascal Bruckner lui répondit : « Qui aime l’argent ? […] Le Juif »28.

N’importe, ce discours trouve bien des complaisances et rencontre un succès croissant dans les milieux culturels29 et académiques et finit par imposer partout ses mots-clés, ses graphies inclusives et ses éléments de langage.

Se prétendant antirépressif, subversif, ce discours s’oppose cependant aux revendications féministes les plus élémentaires et les plus justifiées, du contrôle des naissances à l’interdiction de l’excision. Par exemple, Preciado s’oppose ainsi à la pilule contraceptive : « La pilule […] est liée au colonialisme et au racisme, et reproduit techniquement des différences de genre »30.

Ce discours détourne aussi les luttes sociales en combats de sexes, de genres et de races, comme la picrocholine « guerre des toilettes », toujours en cours, qui veut imposer partout des toilettes spéciales réservées aux Trans.

Sous couleur de vaincre le patriarcat (occidental), il s’attaque à la démocratie et à l’État de droit, ainsi qu’à la laïcité. Enfin, antisémitisme aidant, il légitime des programmes politiques destructeurs, en premier lieu celui de l’islamisme31, tout aussi irrationnel, mais hélas beaucoup plus cohérent.

N.B. : J’ai plaisir à remercier ici Édith Fuchs, Sabine Prokhoris et Jean Giot.

Notes

1 – [NdE] : Directeur de recherche au CNRS, spécialisé en sémantique des textes. Derniers ouvrages : en 2018, aux Classiques Garnier, Faire sens, de la cognition à la culture, et Mondes à l’envers. De Chamfort à Samuel Beckett ; aux éditions Le Bord de l’eau, Heidegger, Messie antisémite. Ce que révèlent les Cahiers noirs ; en 2019, Exterminations et littérature. Les témoignages inconcevables (PUF).

2 – « Question: If you could see a documentary on a philosopher, on Heidegger, Kant, or Hegel, what would you like to see in it? Jacques Derrida’s answer: For them to talk about their sex life. . . . You want a quick answer? Their sex life », Jacques Derrida. Derrida, directed by Kirby Dick and Amy Ziering Koffman, New York, Zeitgeist Video, 2003, DVD.

4 – L’ordre établi n’est pas strict et comporte des variantes et additions régionales, au Québec par exemple.

5 – Voir Sabine Prokhoris, Au bon plaisir des docteurs graves. À propos de Judith Butler, Paris, PUF, 2017. [NdE recension sur Mezetulle].

6 – Cisgender (comme on parlait de Gaule cisalpine) : dans un ouvrage de référence, une militante biologiste trans et bi définit les cisgenres comme ceux qui « ont toujours connu leurs sexes physique et mental alignés » (Julia Serano, Whipping Girl : A Transsexual Woman on Sexism and the Scapegoating of Femininity, Seal Press, 2007, 1re éd., p. 12).

7 – Derrida traduit euphémiquement par déconstruction les mots Abbau (littéralement mise à bas) ou Destruktion chez Heidegger.

8 – Il ne s’intègre pas dans la catégorie qu’il dépasse, d’où par exemple la revendication de toilettes spécifiques.

9 – Cf. Robert Blanché, Introduction à la logique contemporaine, Paris, Armand Colin, 1957 ; Algirdas-Julien Greimas et François Rastier, « The interaction of semiotic constraints », Yale French Studies, 1968 41, pp. 86-105.

10 – « Désormais on se lève et on se barre », par Virginie Despentes, Libération, 1 mars 2020 ; en ligne : https://www.liberation.fr/debats/2020/03/01/cesars-desormais-on-se-leve-et-on-se-barre_1780212

11 – Les gays sont de longue date établis mais politiquement divisés ; les bisexuels restent discrets et connaissent naturellement des oscillations identitaires.

12 – L’auteur, « Écriture inclusive et exclusion de la culture », à paraître dans Cités, n°82, juin 2020, p. 133-144.

13 – Voir dans le mouvement musical Queercore le manifeste intitulé « Don’t be Gay » publié dans le fanzine punk hardcore Maximum Rock’n’Roll.

14 – « Trans Exclusionary Radical Feminist ». Ces femmes sont considérées comme des ennemies, d’où les slogans Die Terfs ! ou Kill terfs !

15 – « female genital mutilation is transgender-exclusionary language, as not all people with vaginas are women, and not all women have vaginas ». https://christineld75.wordpress.com/2020/03/10/aucune-feministe-nest-transphobe-le-lobby-trans-activiste-est-misogyne/

16 – « Judge rules against researcher who lost job over transgender tweets », The Guardian, 18 décembre 2019, en ligne : https://www.theguardian.com/society/2019/dec/18/judge-rules-against-charity-worker-who-lost-job-over-transgender-tweets

17 – Voir Irène Rosier, La parole comme acte. Grammaire et sémantique au XIIIe siècle, Paris, Vrin, 1994.

18 – Paris, Grasset, 2006, p. 120.

19 – Voir Goodenough, « A Neo-Pythagorean Source in Philo Judaeus », Yale Classical Studies, 1932, p. 115-164. Philon et à sa suite Origène déduisirent de ce passage que le premier homme était androgyne. Et rien n’exclut qu’Origène ne se soit châtré pour approcher de la perfection.

20 – « De Amore », IV, vi, Opera, Turin, Bottega d’Erasmo, 1959-1962, II, p. 1330 : « Quod nos olim divisos in integrum restituit in caelo ».

21De Occulta Philosophia, III, vii, Cologne, Heinrich Cornelius, 1533, p. 222.

22 – L’histoire de cette définition est très riche, du Politique de Platon, à Plutarque, Porphyre, le Pseudo-Denys, Scot Érigène ; voir notamment E. TeSelle, « ’’Regio dissimilitudinis’’ in the Christian tradition and Greek philosophy », Augustinian Studies, 6, 1975, p. 153-179.

23 – Paul B. Preciado : « Ce n’est pas l’artiste Polanski que l’on protège, mais la souveraineté hétéropatriarcale », Télérama, 8 mars 2020.

24 – « Überwindung der Metaphysik », XVI, in Vorträge und Aufsätze, Gesamtausgabe, t. VII, Francfort sur le Main, Klostermann, 2000, p. 92.

25 – Voir notamment Sermones de Scripturis, 105, 6, 8 ; 116, 3,3 ; De civitate Dei, 7, 26.

26 – Paul B. Preciado, « Le corps de la démocratie », Libération, 3 janvier 2019, en ligne : https://www.liberation.fr/debats/2019/05/31/le-corps-de-la-democratie_1730853

27 – Paul B. Preciado « L’ancienne académie en feu », Libération, 1 mars 2020 à 20:41 https://www.liberation.fr/debats/2020/03/01/l-ancienne-academie-en-feu_1780215

28 – « De quoi Roman Polanski est-il le nom ? », Le Point, 5 mars 2020.

29 – Par exemple Preciado est en 2020 philosophe invité au Centre Pompidou pour des conférences sur la sexualité, avant une résidence au Musée d’Art Moderne.

30 – « The pill […] has to do with colonialism and racism, and technically reproducing gender differences », in « Pharmacopornography: An Interview with Beatriz Preciado », by Ricky Tucker, The Paris Review, 4 décembre 2013. Rappelons qu’il existe des contraceptifs pour hommes et que la pilule a été diffusée après la fin de la colonisation. Preciado se donne en exemple pour s’être émancipée de son milieu familial franquiste : elle semble n’avoir changé que les arguments, non les conclusions.

31 – Virginie Despentes, ex-jurée Goncourt, rendit cet hommage empathique aux tueurs de Charlie Hebdo : « J’ai été aussi les gars qui entrent avec leurs armes. Ceux qui venaient de s’acheter une kalachnikov au marché noir et avaient décidé, à leur façon, la seule qui leur soit accessible, de mourir debout plutôt que de vivre à genoux. J’ai aimé aussi ceux-là qui ont fait lever leurs victimes en leur demandant de décliner leur identité avant de viser leur visage. », in « Les hommes nous rappellent qui commande et comment », Les Inrocks, 17 janvier 2015, en ligne : https://www.lesinrocks.com/2015/01/17/actualite/actualite/virginie-despentes-les-hommes-nous-rappellent-qui-commande-et-comment/. Dans la même veine, Judith Butler ne manqua pas au lendemain des attentats massifs du 13 novembre 2015 d’alimenter les thèses complotistes : « Les experts étaient certains de savoir qui était l’ennemi avant même que l’EI ne revendique les attentats », tout en agitant le spectre de la dictature de François Hollande : « Sommes-nous en train de pleurer les morts ou de nous soumettre à la puissance d’un État de plus en plus militarisé et d’accepter la suspension de la démocratie ? », in « Une liberté attaquée par l’ennemi et restreinte par l’État », Libération, 19 novembre 2015, https://www.liberation.fr/france/2015/11/19/une-liberte-attaquee-par-l-ennemi-et-restreinte-par-l-etat_1414769. Dans Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001, Paris, Amsterdam, 2005, Butler rappelle « les importantes significations culturelles de la burqa […] un exercice de modestie et de fierté, une protection contre la honte, […] un voile derrière lequel la puissance d’agir féminine peut opérer et opère effectivement. » (p. 175).

Identité et liberté de non-appartenance

L’injonction à l’identification par collection parcourt le discours politique et alimente le clientélisme. Le marquage identitaire se banalise et chacun est invité à se référer à des appartenances supposées lui donner « visibilité » jusque dans le champ politique. Mon identité est-elle le résultat de ces assignations où moi et les miens se pensent en exclusivité ? Ma liberté se réduit-elle à faire allégeance à des appartenances que l’association politique aurait pour fonction de faire coexister ?

Ces réflexions sur l’identité et l’identitaire ont été publiées dans L’Obs n° 2770 du 7 au 13 décembre 2017, p. 30-31, sous le titre « Le marquage identitaire se banalise ». Je remercie particulièrement Marie Lemonnier d’avoir accueilli ce texte.

 

La querelle Valls-Plenel dépasse leurs personnes et vaut comme symptôme. Les renvoyer dos à dos, c’est envisager qu’on puisse réitérer sans état d’âme le « oui c’est condamnable, mais… » qui suivit le massacre à Charlie Hebdo. C’est cautionner la relativisation des victimes de l’islam politique au motif d’un « respect » qu’il faudrait observer envers une identité malheureuse en quête de reconnaissance publique. Une telle identité procède d’une identification catégorielle souvent hâtive – en l’occurrence, l’idée selon laquelle les « musulmans » formeraient un groupe homogène aimanté par l’islamisme. À la lumière d’événements récents (l’organisation de stages en « non-mixité raciale » par le syndicat d’enseignants SUD-Education 93, par exemple), le différentialisme avancé par les « indigénistes » et accueilli par la bienveillance militante de Plenel révèle sa nature ségrégationniste ; il pose la question de savoir si une république laïque se réduit à organiser la coexistence de « diversités » : du même coup, c’est la conception même de l’individu qui est affectée.

Depuis des années, l’injonction à l’identification de collection parcourt le discours politique et alimente le clientélisme. Le marquage identitaire se banalise et chacun est invité à se référer à des appartenances supposées lui donner « visibilité » jusque dans le champ politique. Mon identité se confondrait avec une série adhésive dont l’expression séparatiste « J’appartiens à ma famille, à mon clan, à mon quartier, à ma race, à l’Algérie, à l’islam »1 pervertit, en le singeant, l’engagement humaniste qui, de Descartes à Fénelon et à Montesquieu, déborde les proximités pour s’élargir au genre humain.

Suis-je le résultat de ces assignations où moi et les miens se pensent en exclusivité ? Ma liberté se réduit-elle à faire allégeance à des appartenances que l’association politique aurait pour fonction de faire coexister ?

Dans la Médée de Corneille (I, 5), Médée est au comble du dénuement – Jason la laisse tomber, elle n’est plus qu’une barbare, rejetée de tous. Sa confidente remue le couteau dans la plaie :

« Votre pays vous hait, votre époux est sans foi
Dans ce triste revers, que vous reste-t-il ?
[Médée répond] :                                 –  Moi »

Ce moi est à la fois sublime et dérisoire. Dérisoire, parce que si on énumère ses propriétés c’est pitoyable ou outrecuidant. Sublime parce que le mot, superbement isolé en fin de vers, évoque en cet instant fugace et fulgurant un point profond qui nous émeut. Je ne suis pas seulement une barbare, une femme, une épouse délaissée, une mère…, je ne me réduis pas à un « profil » : je suis un sujet, un « Je », infime reste qui excède ce bric-à-brac.

L’idée philosophique d’individualité n’est pas celle d’une individuation biologique, économique, ethnique, religieuse ou sociale. Le concept de sujet-législateur, qui fonde l’autorité politique en régime laïque, lui est apparenté. Mon identité comme personne juridique et agent politique n’a pas a priori de propriétés catégorielles, elle est identique par principe à celle de tout autre – « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Autrui n’est pas forcément celui qui me ressemble : c’est un autre moi, absolument identique principiellement, comme être libre, pensant et sensible, et absolument différent du fait même de cette identité de principe.

En établissant chacun dans ce droit égal et universel, l’individualité juridico-politique ne confine pas les individus à leur état réel. Loin de les méconnaître, elle leur ouvre l’éventail des possibilités, leur permet de déployer leur singularité pourvu que les droits d’autrui (qui sont les miens) soient préservés. Ce déploiement peut s’enraciner dans une communauté préexistante au corps politique ou disjointe de lui. Mais le droit d’adhérer à une communauté n’est effectif que subordonné à la liberté de non-appartenance.

Une législation laïque ne se contente pas de séparer les Églises et l’État. Elle disjoint complètement la constitution du corps politique de tout lien (ethnique, religieux, coutumier…) qui lui serait préalable ou extérieur. Elle considère que le droit des individus est premier : on ne peut pas se réclamer d’un droit collectif pour assigner un individu à un groupe ou pour entraver son droit. On voit la conséquence sur la notion de « droit des communautés » : on peut se reconnaître dans une communauté mais on doit pouvoir s’en détacher sans craindre de représailles. C’est en ce sens que l’ensemble de la législation républicaine est laïque ; elle assure d’abord à tout individu le droit d’être comme ne sont pas les autres, elle ne conçoit de Contrat social que celui qui rend possible le Promeneur solitaire.

L’organisation laïque ne s’oppose donc pas aux communautés, pourvu qu’elles respectent le droit commun, elle est contraire au communautarisme. On parle de communautarisme à partir du moment où une association fait pression sur ceux qu’elle revendique comme ses membres, les intimide pour qu’ils la rejoignent et adoptent un style de vie uniformisé : sous l’effet de normes morales, la singularité est entravée. On bascule dans le communautarisme politique lorsque de tels regroupements réclament des droits spécifiques, quand s’exerce une obligation d’appartenance au sein de laquelle personne ne peut apercevoir un point de fuite, revendiquer « la différence de sa différence ». Certains de ces regroupements, tel l’islam politique proclamant une vocation planétaire, ne souffrent ni la différence individuelle ni l’existence d’autres communautés, et le font savoir en versant le sang.

S’il trouve une validité dans le cadre du droit commun, le rassemblement identitaire ne peut pas être reconnu comme agent social exclusif, encore moins être érigé en agent politique ayant autorité sur une portion de la population. L’association politique laïque n’est pas elle-même une collection identitaire, elle ne réunit pas non plus des collections constituées sur ce modèle. Ce n’est pas en vertu d’un traitement lobbyiste qu’on obtient ses droits, sa liberté, sa sécurité : on les traduit en termes universels pour qu’ils soient compossibles, juridiquement énonçables, applicables en même temps à tous et c’est dans cet esprit qu’on s’efforce de faire les lois.

Rendre la singularisation universellement possible : tel est le défi que doit relever une république laïque. Le lien qui unit ces atomes politiques est celui par lequel ils défendent également leurs droits et peuvent dire : « Ne touche pas à celui qui n’est pas mon pote mais qui est mon égal ! ». Il en résulte un ensemble politique qui transcende les identifications : on peut accepter de combattre et d’engager sa vie pour que cet ensemble se constitue, se perpétue, se fortifie, résiste aux injonctions et aux violences qui le fracturent.

Voici comment j’imagine le propos qu’une république laïque pourrait adresser à ceux qui sont tentés ou qui, inversement, sont menacés par le communautarisme : « Si vous avez un culte, une coutume, une appartenance, vous pouvez les vivre et les manifester librement, pourvu que cela ne nuise à aucun autre droit. Si vous n’avez ni culte ni coutume ni appartenance, si vous voulez vous défaire de ceux qui vous ont été imposés ou en changer, la loi vous protège. Si vous tentez d’ériger une appartenance en autorité politique, si vous considérez une partie de la population comme une ‘chasse gardée’, alors vous trouverez la loi en face de vous. »

 

1 – Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des Indigènes de la République, dans Les Blancs, les Juifs et nous, Paris : La Fabrique, 2016, p. 72.

© Catherine Kintzler, L’Obs 7-13 décembre 2017, Mezetulle 14 décembre 2017.