Le débat sur le port du voile intégral en 2009-2010 n’a pas seulement eu pour effet de poser un problème de civilité au sens politique du terme. Il a rappelé que le statut du visage a toujours quelque chose d’énigmatique et d’ambivalent. La civilité d’une humanité ordinaire se situe dans une zone moyenne, entre les extrêmes tout aussi inquiétants et mortifères d’une exposition absolue et d’une dérobade absolue. La pratique du masque n’est pas univoque, car il ya des masques faits pour révéler et d’autres faits pour dissimuler, et la plupart des masques – à commencer par notre propre visage, celui que nous offrons au regard d’autrui – font l’un et l’autre. Peut-on en dire autant, mutatis mutandis, de la main et peut-on voir dans le gant une forme de masque ambivalent ?
[Ce texte a initialement été publié sur mezetulle.net le 3 décembre 2009, je l’ai repris dans le chap. III de Penser la laïcité (Minerve, 2014).]
Une nudité requise et ambivalente. L’énigme du visage
Le visage et les mains sont des énigmes, des paradoxes parce qu’ils se présentent au premier abord comme ce qui se montre, les seules parties de notre corps que nous exposons presque constamment nues. Non seulement nous n’avons pas honte de les montrer, mais encore nous nous sentons tenus de le faire. Il nous arrive de considérer comme insultant ou du moins comme mal élevé ou parfois comme inquiétant quelqu’un qui nous les dérobe volontairement.
Parcourons d’abord quelques exemples.
Dans nombre de sociétés anciennes, la pratique du voile intégral a existé et révèle une ambivalence. On voile le visage du monarque, personne hors du commun, au-dessus des lois ordinaires : aucun regard ne peut l’envisager sous peine de sacrilège. Mais on voile aussi la face des moins-que-rien, des condamnés à mort : personnes également hors du commun, cette fois au-dessous de la loi. Avec ces deux figures de l’intouchable, terme que j’emploie ici au sens littéral, on retrouve l’ambivalence du sacré : est sacré ce qui ne peut être approché sans qu’on le souille ou sans qu’on en soit soi-même souillé. On peut aussi rappeler le voile du visage comme manifestation de l’irreprésentable : on dit que le célèbre peintre grec Timanthe, dans un tableau sur le sacrifice d’Iphigénie, avait représenté Agamemnon le visage voilé, tant sa douleur était au-delà de toute figuration. J’en conclus que la présence nue du visage est située dans une zone moyenne, accessible, une zone de contact avec autrui et non dans une région de mutisme et d’effroi.
Autre point révélateur : la perte du visage. Celle des accidentés, des grands brûlés, qui est traumatisante, comme l’est celle de la greffe d’un « autre » visage. Perte du visage qui eut lieu aussi dans les camps d’extermination, où il fallait, pour pouvoir survivre, rendre son visage totalement lisse, inexpressif, le gommer et le rendre sans caractère, dérober et éteindre son regard : une perte d’identité humaine qui est une défiguration. La défiguration est une façon particulièrement efficace de s’en prendre à l’humanité de quelqu’un, y compris lorsqu’il est mort. Ce n’est pas sans raison que la Passion du Christ comprend une défiguration, prélude à une transfiguration, et la croix n’est pas seulement l’instrument du supplice : elle est aussi la forme épurée du visage glorieux d’après la résurrection. On insulte quelqu’un en s’en prenant à son visage, une insulte raciste fréquente consiste à dire « ils n’ont pas figure humaine ». Celui qui perd la face se sent pour un instant exclu de la dignité humaine.
Une autre série d’exemples peut être tirée de ce que j’appellerai notre expérience fantasmatique et pourtant ordinaire du visage. Nous le projetons sur les animaux, que nous aimons à nous représenter « de face » comme sur les affiches de publicité pour les aliments pour chiens et chats : ils nous « envisagent ». Quant aux extra-terrestres et autres monstres, ils ne nous fascinent jamais autant que lorsque nous leur prêtons une face – ils nous font peur précisément dans la mesure où ils nous ressemblent tout en nous défigurant…
On peut aussi trouver des choses analogues pour la main – le châtiment de la main coupée, la mutilation des mains sur des cadavres comme signe d’infamie, les expressions comme la main heureuse ou malheureuse, avoir la main, la main du diable, les mains qui se promènent toutes seules dans les contes fantastiques et dont on peut tout craindre… mais c’est moins caractéristique que pour le visage. Par exemple, on ne peut pas trouver un équivalent exact de la défiguration. Je m’interrogerai un peu plus tard sur cette différence entre visage et main.
L’énigme du visage – et à un moindre degré celle de la main – dans sa présence « nue » apparaît à la lumière des exemples que j’ai parcourus, ou plus exactement à la lumière de leur ambivalence, comme un clair-obscur. Le visage se montre mais il se montre comme un chiffre, comme une signature qui dit et qui cache en même temps. D’ailleurs nous « reconnaissons » notre semblable (y compris dans des êtres fantasmatiques ou fictifs) non pas seulement parce qu’il nous ressemble mais parce que cette ressemblance est troublante, porteuse de secret.
Voilà l’énigme : une nudité qui n’en est pas une, où on sait qu’on ne voit pas tout ce qu’il y a à voir, où on sait que tout n’est pas visible ; une nudité à double fond, qui montre et qui cache.
Au début de l’acte IV (sc. 2) de Phèdre de Racine, Thésée, à la vue du visage d’Hippolyte qui s’approche, dit en aparté :
« Ah ! Le voici. Grands dieux ! à ce noble maintien
Quel œil ne serait pas trompé comme le mien ?
Faut-il que sur le front d’un profane adultère
Brille de la vertu le sacré caractère?
Et ne devrait-on pas à des signes certains
Reconnaître le cœur des perfides humains ? »
Ce qui s’affiche sur le visage, en même temps que la marque d’une espèce, en même temps qu’un caractère troublant propre aux êtres qui parlent et qui peuvent mentir, c’est aussi un écart infime qui fait la singularité de chacun – le raciste le dit de façon négative : « ils sont tous pareils », manière de dire que ce ne sont que des animaux. Ce qui se dérobe en se montrant « derrière » le visage, c’est l’imprévisibilité de l’autre, c’est l’altérité morale sous les traits d’une identité de façade.
Mon visage est donc tout à la fois un affichage, une présence nue, une promesse de transparence, d’authenticité, et un habillage, une dérobade, un mensonge. Une face à tous les sens du terme : autrement dit un masque.
Un masque travaillé à figure humaine, chiffre déchiffrable
Ce qui me semble au cœur de l’énigme, c’est que la prétendue nudité du visage est à la fois une nudité et un écran de fumée, à la fois une présence et une absence dérobée. L’énigme c’est la conjonction des deux.
Car nous supportons mal l’un des deux, pris isolément et absolument, sans l’autre. Nous sommes très mal à l’aise si nous percevons dans un visage (à tort ou à raison) soit une nudité totale, une exposition sans réserve, soit un masque total, une dissimulation entière. Ce qui est absolument présent et ce qui est absolument caché nous effraie.
La vue d’un visage sans masque, un visage où tout est là, étalé, est difficile à soutenir : c’est une forme d’obscénité dont nous détournons le regard. Les Anciens l’ont représenté sous sa forme la plus extrême : la face de Méduse, une arme redoutable, cadeau de Persée que la déesse Athéna porte sur son bouclier. Quiconque la regarde, l’envisage, est pétrifié, mort sur place. La face hideuse et hilare de Méduse c’est l’exposition sans limite ; la voir, c’est voir les tréfonds, les entrailles, c’est voir ce qui exténue toute vision. C’est le traumatisme que subit l’enfant qui voit le sexe de sa mère. C’est la performation monstrueuse qui transgresse la maxime de La Rochefoucauld « le Soleil ni la mort ne se peuvent regarder en face ». Nous en avons aussi nos versions modernes : la face étalée du clown auguste, effrayante si l’on y pense bien, dont Stephen King a exploité le caractère terrifiant dans son roman It. Mais tout visage un peu trop démonstratif ou grimaçant, un peu trop expressif produit cet effet de gêne – devant celui du dément qui écarquille les yeux, s’esclaffe et nous montre sa glotte en pleine face, nous nous détournons.
A l’opposé, nous sommes tout aussi mal à l’aise à la vue d’un masque total, d’une dérobade absolue et permanente. Là encore, les Anciens me serviront de guide : le casque intégral du guerrier grec de l’époque classique ne laissait entr’apercevoir que les yeux, et il n’y a rien de plus inexpressif et de plus inquiétant en même temps. Comme la face de Méduse, le masque du guerrier est porteur de mort et il est en réalité porté par un mort, par quelqu’un qui n’existe que par et pour la mort. C’est peut-être cela qui me fait frémir à la vue d’une femme revêtue d’un voile noir intégral : « je ne suis personne et toi qui me regardes, tu es en danger », oui j’ai peur que ce voile vienne me recouvrir et qu’il ensevelisse avec moi toutes les femmes qui osent se montrer. Pensons aussi aux masques qui indifférencient : la tête de mort, la forme des masques dans le film La Nuit des masques de John Carpenter (1978), le domino, figure inquiétante du carnaval. Et sous une forme qui pour être atténuée et ordinaire n’en est pas moins effrayante : figer son visage comme celui d’un mannequin, le rendre totalement froid et impassible, c’est aussi produire cet effet sidérant. Le masque du clown peut aussi basculer de ce côté-là. Il est très facile de terrifier un enfant en singeant le mannequin en immobilisant ses traits pendant quelques minutes. La Beauté froide que fait parler Baudelaire a ce caractère glacial et glaçant :
« Je trône dans l’azur comme un sphinx incompris ;
J’unis un cœur de neige à la blancheur des cygnes ;
Je hais le mouvement qui déplace les lignes,
Et jamais je ne pleure et jamais je ne ris. »
On n’a pas du tout envie de la fréquenter…
Alors, pour avoir figure humaine, nous nous efforçons de placer notre visage dans une zone qui évite ces deux extrêmes. Et pour l’y placer, nous devons travailler notre visage, afin de le rendre à la fois expressif mais pas trop et distant mais pas trop. Nous le faisons par mimétisme, selon des normes sociales qui peuvent varier, et on l’apprend aux enfants en leur traçant des limites apparemment contradictoires mais qu’ils comprennent pourtant très bien : « ferme la bouche, ne dévisage pas les gens comme ça, regarde-moi en face, ne me fixe pas insolemment, veux-tu bien baisser les yeux ». Les aveugles de naissance travaillent là-dessus de manière réfléchie.
Ce travail d’évitement de l’exhibition absolue et de la dissimulation absolue est une composition, c’est la fabrication d’un masque. Nous nous masquons à la fois pour éviter de nous montrer absolument nus et pour éviter de porter un masque intégral. Nous nous masquons pour nous donner figure humaine, pour nous rendre présentables. Il y a donc masque et masque. Il y a le masque qui cache totalement, effrayant, menaçant, et il y a le masque qui montre, qui humanise. Certes, ce dernier peut mentir, mais il parle, alors que Méduse et le guerrier intégralement casqué se taisent ou hurlent à la mort. Nous nous maquillons, nous nous rasons, à la fois pour faire mentir notre visage et pour le révéler de manière avenante, pour le faire parler. C’est ce travail d’animation et d’apaisement mesurés qui humanise notre face d’anthropoïde et qui rend notre visage chiffrable. Il faut qu’autrui perçoive mon visage comme un chiffre, mais comme un chiffre déchiffrable. En société, et plus particulièrement lorsque nous savons que nous sommes dévisagés par des inconnus, nous essayons de tendre vers un état d’équilibre, nous nous tenons très bien : nos visages sont calmes sans être morts, ils sont animés sans être grimaçants.
Le gant et la main désœuvrée
En un sens on peut dire la même chose pour la main, si l’on fait une transposition partielle dans le domaine du contact.
Dans toute société existe un code de l’approche, de la distance entre les corps et de l’attouchement, ainsi que de la visibilité des mains et bien sûr il y a codification du geste principalement effectué par les mains. Cacher totalement ses mains n’est pas correct – et les amateurs de western savent que c’est très risqué. Refuser sa main, c’est une insulte, rester immobile totalement peut être une insolence, de même et à l’opposé gesticuler, toucher tout le temps quelqu’un, serrer trop chaleureusement une main, la garder trop longtemps, la broyer… Mettre ses mains sur ou sous la table, sur ou sous les draps… rester les poings obstinément fermés, jouer avec son stylo, garder ses gants, les enlever trop ostensiblement (procédé de strip-tease) : autant d’attitudes opposées mais qui peuvent avoir le même effet d’insolence ou d’inconvenance.
De même que sont analogues les commandements dans leurs contradictions apparentes : « montre tes mains, n’ouvre pas les mains tout le temps, ne serre pas les poings, ne mets pas tes mains dans les poches, serre-moi la main franchement, mais sans me faire mal ».
On a donc là aussi toute une zone de compromis entre le trop présent et le trop absent, le trop visible et le trop caché, entre l’attouchement trop appuyé et l’évitement total de contact.
Mais d’un autre côté, la nudité ou la dissimulation de la main, sa présentation ou son évitement, ne sont pas comparables à ceux du visage.
D’abord, même s’il est frappé par la symétrie bilatérale, le visage est unique, alors que nous avons deux mains bien séparées et autonomes : la dualité place les mains dans l’ordre de l’espace évolutif, elles sont de ce fait, même immobiles, inscrites dans le déplacement, dans le mouvement. Par définition, une main n’est pas figée, et elle peut ignorer ce que fait l’autre main. S’ajoute à cela que la main est vouée au mouvement, à l’action, à la préhension.
Ensuite, la main n’a pas d’yeux : elle peut être vue, mais elle ne peut pas être le siège de ce jeu de miroirs du « voyant-vu ». C’est par le toucher que les choses passent ici. Et le toucher simplifie, radicalise, grossit : il y a contact ou non ; dans l’attouchement la main est soit totalement présente soit totalement absente.
De plus, lorsque nous voyons une main, elle ne nous cache pas grand-chose d’elle-même : nous voyons bien si elle est fermée ou non, et ce qu’elle cache, ce n’est pas elle-même, c’est autre chose sur laquelle elle est repliée. La main ne se masque pas elle-même, elle n’est pas à elle-même son propre écran, son propre mensonge. On soigne ou on néglige ses mains, on étudie leurs mouvements, mais on ne peut pas les maquiller comme on maquille son visage. Pour masquer la main, il faut la ganter, il faut lui appliquerune seconde peau. C’est le gant qui réintroduit la main dans l’univers de l’énigme visible.
Il n’est question ici, on l’aura compris, que du gant ordinaire que nous portons en ville – on ne parle ni de la moufle qui protège bien mieux du froid mais qui annule la forme, ni du gant de travail ou de protection qui est asservi à une finalité précise. Le gant dissimule tout en montrant. Plus encore que le visage en effet, la main avoue l’origine sociale, elle porte les cicatrices du labeur, elle porte aussi les bijoux – la chevalière de l’aristocrate aussi bien que le cal de l’ouvrier ou la bosse du scribe. Elle est chargée, elle dit l’habileté et la maladresse, elle est habitée par le geste qu’elle effectue, qu’elle esquisse, ou dont elle se repose. Elle est vouée à une opération extérieure et même au repos elle en porte l’anticipation ou le souvenir. Même la main oisive arrive difficilement à se recueillir sur elle-même : elle s’occupe, joue, se projette à l’extérieur, fait diversion, elle fait des mines.
Le gant, non déterminé par une tâche spécifique (gants de ménage, gants de chirurgie) et pourvu qu’il n’engonce pas trop la main, efface ou du moins atténue cette charge et cette vocation à l’affairement extérieur. En effaçant cette charge, loin de dissimuler la main, il lui rend une visibilité plus pure, plus étrange en la rendant un peu gauche et orpheline. Il la dépouille de son occupation et la renvoie à une sorte de gratuité qui n’apparaît pas bien à mains nues. Il la rend à une forme de réflexion en la libérant de son affairement.
Avec des gants je ne peux presque rien faire, le stylo me glisse des doigts, je laisse tomber mes tickets de métro, je ne peux pas jouer au penspinning, je dois également modérer des gestes qui deviendraient trop manifestes : le gant assagit la main. Mais surtout, et c’est un paradoxe, il la désœuvre. Un peu comme la danse désœuvre le corps, le fait bouger ou s’immobiliser pour rien, pour lui-même.
Les mains gantées sont désœuvrées. Ce désœuvrement les rend à elles-mêmes, fait d’elles des mains humaines, des mains de réflexion et pas seulement des mains qui s’oublient, occupées à faire quelque chose. Le gant rapatrie la main dans un corps libre et gratuit, il stoppe sa fuite centrifuge et la délivre pour un instant de la vocation ouvrière qui la projette vers l’extérieur. Le paradoxe est que la main désœuvrée est soustraite au travail, elle qui est pourtant l’emblème du travail, du savoir-faire : la main gantée ne sait pas faire grand-chose, sauf être une main ! Le gant ontologise la main. Et lorsque nous nous dégantons pour nous toucher civilement dans une rituelle poignée de main, nous avons cette fois, par le toucher et la nudité apprivoisée d’une main détournée de son labeur, le même sentiment d’une délivrance et d’une relation gratuite à nous-mêmes et aux autres.
Références
- Baqué Dominique, Visages. Du masque grec à la greffe du visage, Paris : Ed. du Regard, 2007.
- Courtine-Denamy Sylvie, Le visage en question : de l’image à l’éthique, Paris: La Différence, 2004.
- Focillon Henri, Eloge de la main, à la suite de Vie des formes, Paris : PUF, 1996 (1939)
- Frontisi-Ducroux Françoise, Du masque au visage, aspects de l’identité en Grèce ancienne, Paris : Flammarion, 1995.
- Le Breton David, Des Visages : essai d’anthropologie, Paris : Métailié, 1992 et 2003.
- Levinas Emmanuel, Totalité et infini, essai sur l’extériorité, Paris : Le Livre de poche, 1990 (1960).
– Ethique et infini, dialogues avec Philippe Nemo, Paris : Fayard, 1982. - Maertens Thierry, Le Masque et le miroir : essai d »anthropologie des revêtements faciaux, Paris : Aubier-Montaigne, 1978.
- Minces Juliette, La Femme voilée, Paris : Calmann-Lévy, 1990 (et Hachette, 1992).
- Pouillaude Frédéric, Le désœuvrement chorégraphique, Paris : Vrin, 2009.
© Catherine Kintzler, 2009.
Ce texte a été initialement publié sur mezetulle.net en décembre 2009. Repris en grande partie dans le chapitre III de Penser la laïcité, Paris : Minerve, 2014.