Je propose ce texte au moment où paraît la troisième édition de mon Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen (Paris : Minerve, 2015, nouvelle édition revue, avant-propos de 2015).
Durant la Révolution française, Condorcet construit sa théorie de l’instruction publique parce qu’il s’interroge sur les effets de la liberté politique. Faute de lumières et de pensée réflexive, un peuple souverain s’expose à devenir son propre tyran, et le progrès n’est pour lui qu’un processus d’étouffement : il ne peut être libre que par la rencontre avec les objets du savoir désintéressé formant l’humaine encyclopédie. Il appartient à la puissance publique d’organiser cette rencontre afin que chacun puisse se soustraire à l’autorité d’autrui et s’engage sur le chemin de sa propre perfectibilité. L’égalité prend alors sa forme la plus accomplie : l’excellence et la distinction des talents.
Pourquoi s’intéresser à Condorcet théoricien de l’instruction publique ? Quelles sont les grandes lignes de cette pensée ?
L’origine de l’intérêt que je porte à Condorcet théoricien remonte aux projets de réforme de l’école à la fin des années 70, début des années 80. L’esprit de ces projets, qui irrigue une sempiternelle « réforme », n’a guère changé : il s’agit toujours d’aligner l’école sur un modèle « libéral », c’est-à-dire de la soumettre à son extériorité en lui demandant de se fondre dans « la société ». Les discours qui sous-tendent ces tentatives sont connus : thématique de l' »ouverture de l’école sur le monde », du « lieu de vie », transformation des parents en lobbies de consommateurs, particularisation et mise en concurrence des établissements publics par le biais de « projets spécifiques », substitution de la notion d’objectif à celle de programme, effacement de l’autorité épistémologique (les professeurs ont d’avance toujours tort s’agissant des passages de classe), effacement de la notion de loi commune au profit d’une négociation incessante de toute discipline avec les élèves, sacralisation de la pédagogie dite d’éveil.
La différence avec l’époque dont je parle est qu’à présent l’école réformée existe bel et bien, et que c’est d’elle, et non de l’école de Jules Ferry, que l’on parle lorsqu’on dit que l’école va mal : le résultat consternant de ces réformes est connu.
Mon propos était fondé sur une indignation qui persiste, et une autre source d’indignation vient se joindre à celles que je viens d’évoquer : c’est la manière dont est présentée la notion d' »éducation à la citoyenneté », tout ce prêchi-prêcha vient s’ajouter aux obstacles qui retardent et empêchent le moment d’enseigner. En outre, la plupart des mesures qui sont montées en épingle sont aux antipodes du concept de citoyen, car elles s’appuient sur des activités « de proximité » (rendre visite aux malades, aux vieillards, organiser des actions de type humanitaire). Tout cela procède d’une confusion entre le lien social et le lien politique, entre la société et la cité, entre le prochain et le citoyen. L’école ne se borne pas à socialiser (car tout milieu le fait, y compris le milieu maffieux) ; elle doit encore civiliser et moraliser, et pour cela un minimum d’éloignement et d’accès à la conceptualisation sont nécessaires. Le citoyen ne dérive pas directement d’un mouvement d’identification au prochain : on ne formera jamais alors qu’une communauté, et non une cité. Même si l’idée du prochain prépare le concept du citoyen et y dispose, elle ne le fonde pas. Car c’est proposer une morale mesquine et même dangereuse de croire que l’identification au prochain assoit le lien politique et que la pitié est son moteur principal : comme si la faiblesse de l’autre à laquelle on est invité à s’identifier était le seul fondement de la fraternité et de la solidarité.
La théorie de l’instruction publique élaborée par Condorcet est diamétralement opposée à cette conception adaptative et néo-libérale de l’école, à cette conception sentimentaliste du citoyen ; elle ne fait pas non plus de la faiblesse et de l’identification à la faiblesse le ressort de la fraternité par une égalisation négatrice des talents : c’est une théorie républicaine moderne.
Mon propos est ici borné au concept d’école en tant qu’institution publique, c’est-à-dire comme liée organiquement à cette forme de souveraineté politique qu’est la république moderne. Cela m’amènera donc à parler des fondements philosophiques du concept d’instruction publique, tel qu’il s’est construit en France au moment de la Révolution française, ce qui renvoie finalement à la théorie élaborée par Condorcet dans ses Cinq Mémoires sur l’instruction publique et dans son Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique.
L’école pensée par Condorcet n’a pas été construite. Par certains de ses aspects, l’œuvre scolaire de la IIIe République s’en inspire, mais bien d’autres points l’en éloignent ; dans l’ensemble, Condorcet est beaucoup plus progressiste. Il s’agit donc d’une idée ; cette idée a été pensée avec beaucoup de soin, de cohérence et de profondeur ; elle a fait l’objet d’un projet de loi très précis1. À quoi peut bien servir une idée ? À penser. À juger, à se faire une idée de ce qui a été fait, de ce qui pourrait se faire.
L’originalité de Condorcet est de montrer que la constitution du corps politique républicain ne peut pas faire l’économie de la question du savoir dans sa relation singulière à chaque citoyen.
Le concept d’instruction publique a pour fonction philosophique d’assurer l’articulation entre la souveraineté populaire et la légitimité des décisions issues de cette souveraineté. Il s’agit bien de l’instruction en ce sens que la question de l’erreur y est décisive.
Trois idées accompagnent continuellement cette théorie de l’instruction publique :
- Aucune réalité sociale n’a par elle-même de légitimité et ne peut se présenter comme fin politique. Il faut à une collectivité humaine quelque raison plus forte que sa propre existence de fait pour s’arroger le droit de faire des lois et d’être obéie.
- Le seul motif légitime pour lequel on puisse exiger l’obéissance et la soumission d’un être humain devant une décision est la probabilité qu’a cette décision d’être nécessaire et d’être vraie. Cette probabilité doit et peut s’établir. Aucun homme ne peut être tenu par une erreur.
- L’évitement de l’erreur étant la condition essentielle de la liberté, il est nécessaire d’instruire chacun. Ce qui soulève la question : de quoi faut-il instruire, dont dépend la question : comment instruire ?
À proprement parler, Condorcet n’a inventé que la seconde de ces propositions, mais il est le seul à les avoir combinées toutes les trois afin de construire la théorie de l’instruction publique.
La théorie de l’instruction publique s’articule en trois moments :
- Un ensemble de propositions fondamentales renvoie à la relation entre les lumières et la liberté. Le socle philosophique qui soutient le concept d’instruction publique est une théorie de la souveraineté. C’est la réponse à la question : « pourquoi faut-il instruire et de quoi ? »
- Un ensemble de propositions constitutives forme le corps même de la théorie de l’instruction publique. C’est la réponse à la question : « pourquoi l’école doit-elle être un organe de l’État ? »
- Se déduit alors un ensemble de propositions conséquentes sur la manière d’enseigner (ce que nous appellerions « pédagogie »). Je m’efforcerai d’en déduire quelques-unes et de montrer que, bien souvent, les questions pédagogiques cachent des questions politiques.
Fondements philosophiques ou questions préalables
Il y a deux questions fondamentales et préalables : d’abord une théorie de la souveraineté dans son rapport aux lumières, ensuite la question de la nature et du modèle du savoir. Cela peut se résumer ainsi : s’il faut être éclairé pour devenir son propre maître, doit-on pour autant conclure que tout savoir est éclairant ?
Une théorie de la souveraineté
Condorcet part de la question philosophique inaugurale2 : de quel droit une décision peut-elle exiger la soumission ? de quel droit un homme ou un groupe d’hommes peut-il faire la loi ?
En elle-même, aucune volonté ne peut se prétendre légitime, et il n’y a aucune raison pour que je place mon sort entre les mains d’autrui, fût-il un dieu, un prince ou un peuple. L’argument est simple, mais imparable : personne n’étant à l’abri de l’erreur, nul ne détient une légitimité d’essence au nom de laquelle il pourrait m’imposer des décisions fausses ou superflues.
Alors, à supposer que je doive obéir à une autorité, il faudrait que celle-ci puisse non pas prouver qu’elle a raison, ce qui est presque toujours impossible en matière de décision politique, mais prouver que, pour chaque décision, elle s’est donné toutes les garanties, toutes les précautions qui étaient accessibles (au moment de la prise de décision) pour éviter l’erreur3.
Mais pourquoi faudrait-il obéir à une autorité ?
Il faut à cet effet pouvoir démontrer qu’il existe des objets sur lesquels les lois (un accord commun) sont nécessaires : des objets sur lesquels il est impossible de laisser chacun agir à sa fantaisie.
Il faut donc déterminer les objets des lois :
- ce sur quoi il y a nécessité de faire des lois ;
- ce qui laisse intact le reste : ce sur quoi on n’a pas le droit de faire des lois.
Il faut ensuite faire les lois elles-mêmes.
Cela suppose la formation d’un corps politique, et non d’une simple collection de volontés particulières qui se croirait autorisée à réglementer n’importe quoi.
On ne doit donc pas confondre :
- Un ensemble d’esprits rationnels qui se posent la question de l’objet et des limites de la loi, du champ d’application de la loi: un tel ensemble se constitue en corps, il n’est pas donné, il n’existe que parce qu’il se pose la question. Sa légitimité tient à l’ordre rationnel de cette question.
- Une collection de spontanéités qui se croira autorisée, au nom même de l’existence du groupe (au nom du fait, et non pas du droit), à imposer un mode de vie, des croyances, une conformité sociale.
Il y a bien des différences entre corps politique et société.
Le corps politique suppose un détour par l’abstraction raisonnée, et la réflexion sur l’erreur: il ne peut se former que par la réunion d’esprits qui consentent à ce détour.
On voit alors se mettre en place trois exigences :
- Personne a priori ne peut être exclu du corps politique – puisque tous, par définition, sont des êtres rationnels.
- Il faut essayer d’éviter la spontanéité des volontés et les arracher autant que possible à leurs particularités (appartenances de groupes, intérêts de communautés particulières) : éviter toute conduite qui serait de l’ordre de l’immédiateté, qui substituerait le social au politique.
- Il faut que les décisions évitent autant que possible l’erreur.
Au terme d’une analyse complexe, Condorcet parvient à montrer que la délégation temporaire à suffrage universel (assemblée de représentants) est la seule forme permettant de conjuguer les trois paramètres que je viens d’énumérer. Cette forme n’exclut personne. Elle évite le dérapage vers la démocratie directe aussi bien que vers la permanence d’une technocratie. Mais comment peut-elle éviter l’erreur ?
Cela suppose des conditions.
Les conditions de fonctionnement de la délégation
Outre celles que Condorcet trouve entièrement constituées par les grandes théories politiques qui le précèdent4, il en met en place deux autres.
1- La première est mathématique. Le recours au suffrage est nécessaire, aussi bien pour la formation que pour le fonctionnement des assemblées. Mais il peut, par sa forme même, contenir des causes d’erreur : ce sont les célèbres paradoxes du scrutin ; ils ne sont pas toujours susceptibles de solution, mais il faut au moins les connaître afin de les éviter. Conjointement, Condorcet développe la théorie du motif de croire et celle de l’exigence de pluralité5.
« On sait que dans la vie il existe des circonstances où la plus petite probabilité suffit pour déterminer à faire telle action, ou telle autre, plutôt que de rester sans agir ; et qu’il en est d’autres où l’on ne doit pas se déterminer, soit pour agir, soit pour l’une des deux actions proposées, à moins d’avoir une très grande probabilité qu’on ne s’exposera point à un grand danger, qu’on ne portera aucune atteinte aux droits d’autrui.
Ainsi, quand un homme se soumet à la décision d’un autre, il a droit d’exiger que, dans certains cas, elle ait une très grande probabilité ; et dans d’autres, il doit se contenter qu’elle soit seulement plus probable que l’opinion contraire… »6.
Toute décision doit donc être proportionnée dans sa forme à la nature de son objet : c’est le concept d’exigence de pluralité. Dès 17857, Condorcet se fonde sur un argument analogue pour récuser la peine de mort dans son principe même : celle-ci, du fait de sa nature, exigerait une procédure absolument certaine, ce qui est impossible.
2 – Mais, à supposer que les conditions formelles soient toutes satisfaites, un problème demeure : si les votants sont aveugles, la décision restera imbécile, faute d’être éclairée et faute de se donner les meilleures chances d’éviter l’erreur. C’est donc ici que la nécessité des lumières apparaît comme condition de la liberté ; il faut instruire. Les conditions mathématiques ne suffisent pas, il faut leur ajouter, si j’ose m’exprimer ainsi, des conditions transcendantales : l’homo suffragans doit être un homo cogitans8.
Ainsi, nous avons répondu à la première partie de la question préalable : pourquoi faut-il instruire ? Pour ne pas tomber dans l’esclavage, danger auquel un peuple souverain est exposé de manière particulière, puisqu’il peut devenir son propre tyran.
Tout savoir est-il libérateur ?
Que l’instruction soit nécessaire est une conclusion correcte, mais trop large ; car tout savoir n’est pas libérateur.
Il existe des savoirs clos, qui enferment un homme dans le cercle étroit des utilités immédiates, par exemple les savoir-faire empiriques qui transmettent des recettes. D’autres s’appuient sur une révélation, un « crois-moi sur parole » : les modèles cléricaux font obstacle à l’autonomie de la raison, ce sont des modèles paralysants et inégalitaires. D’autres enfin se proposent ouvertement la manipulation, ce sont les vieilles techniques rhétoriques et sophistiques auxquelles les modernes « techniques de communication » n’ont rien à envier.
Lier l’instruction à la liberté suppose le choix des lumières, modèle ouvert et raisonné qui satisfait deux exigences.
1 – Une exigence épistémologique et réelle. Il existe des dispositifs intellectuels dont le pouvoir explicatif est plus grand que d’autres, et qui sont plus propres à faire face aux développements inéluctables d’un progrès aveugle. Incarnées par la trilogie Galilée / Bacon / Descartes9, la science et la philosophie classiques mettent en place un tel dispositif, qui peut se résumer dans le concept d’ordre raisonné dont s’inspire l’Encyclopédie.
« L’ordre consiste en cela seulement que les choses qui sont proposées les premières sont connues sans l’aide des suivantes, et celles qui sont proposées les suivantes doivent être connues à l’aide des seules qui les précèdent »10
En se développant, l’humanité découvre sans cesse de nouveaux procédés, la masse des vérités s’accroît. Mais cette masse risque de se retourner contre ceux-là mêmes qui en bénéficient, s’ils n’en maîtrisent ni les raisons ni les effets. L’analyse que Condorcet fait du progrès11 se confirme chaque jour sous nos yeux ; désertification, pollution, etc. : toutes sortes de catastrophes suivent de l’usage sauvage des « techniques avancées ». Contrairement à un tenace préjugé d’origine rousseauiste12, la responsabilité n’en échoit pas aux lumières, mais à leur défaut.
« …ce n’est pas l’accroissement des lumières, mais leur décadence qui a produit les vices des peuples policés ; et […] enfin, loin de jamais corrompre les hommes, les lumières les ont adoucis, lorsqu’elles n’ont pu les corriger ou les changer. »13
Il faut qu’un progrès volontaire et réfléchi de la pensée prévienne le progrès aveugle et mécanique des choses et des usages. Le modèle raisonné et théorique du savoir, qui rend les phénomènes intelligibles en les ramenant à leurs éléments et à leurs principes, donne à l’humanité la force intellectuelle pour dominer l’énorme masse des vérités susceptible de l’écraser.
Éclairer avant d’appliquer ou de manipuler, exercer sa raison en toutes circonstances avant de songer à l’efficacité : tel est le programme proposé par les lumières. Aussi l’obsession de l’utilité immédiate est-elle une très mauvaise politique ; elle mutile les esprits en les rendant incapables de maîtriser leurs propres techniques. C’est pourquoi Condorcet fera de l’enseignement technique un enseignement général, c’est-à-dire un enseignement qui procède par principes
« Si on enseigne une science comme étant la base d’une profession, il est inutile d’arrêter les élèves sur la partie pratique de cette science, parce que l’exercice de la profession à laquelle on les destine conservera, augmentera même l’habitude nécessaire à cette pratique; mais si on ne veut pas qu’elle devienne une routine, il faudra dans l’éducation insister beaucoup sur les principes de théorie que, sans cela, ils seraient exposés à oublier bientôt. »14.
2- Une exigence juridique : trouver une forme de savoir permettant à celui qui s’en instruit d’échapper à l’asservissement intellectuel. C’est à quoi répond encore l’ordre des raisons. Et même s’il n’enseigne pas tout (ce qui est du reste impossible), il enseigne à juger en remontant aux principes du jugement. C’est ainsi que Condorcet définit le concept de savoir élémentaire scolaire :
« En formant le plan de ces études, comme si elles devaient être les seules, et pour qu’elles suffisent à la généralité des citoyens, on les a cependant combinées de manière qu’elles puissent servir de base à des études plus prolongées, et que rien du temps employé à les suivre ne soit perdu pour le reste de l’instruction. »15
Le savoir scolaire ne reflète donc pas l’ordre réel et historique des découvertes ; il reconstitue après coup l’ordre fictif qui va de l’élémentaire au dérivé. La leçon des choses, obscure et confuse, s’efface devant le schéma du tableau noir, clair et distinct : le monde concret s’éclaire par le monde invisible des concepts.
En faisant le détour par le concept de lumières, l’instruction publique installe chaque sujet dans un rapport au savoir qui est d’intellectualité et de liberté. Une telle élévation de pensée, qui traite les enfants du peuple à une hauteur convenable, deviendra par la suite caractéristique du rapport des Français à leur École, et elle doit faire honte aux zélateurs d’une école « collée aux besoins, aux réalités locales, professionnelles, économiques ».
Le problème soulevé par ce concept de savoir scolaire est celui de la proportion entre d’une part l’idéal d’un savoir minimum satisfaisant à l’ensemble des exigences et de l’autre l’extension réelle de l’ensemble des Lumières à un moment donné. Un écart assez faible de connaissance entre deux hommes peut engendrer l’asservissement (savoir lire / ne pas savoir lire), alors qu’un écart très grand peut n’avoir que des conséquences négligeables en un état donné du savoir (le simple maître d’école qui connaît les éléments des mathématiques n’est pas asservi par le génie d’un d’Alembert).
Nous voici parvenus au terme de la question préalable : il faut instruire pour être libre, et faire choix d’un modèle raisonné et ouvert du savoir.
Les propositions constitutives. Le concept d’école publique
Modèle civil et modèle juridique
Il est donc nécessaire d’instruire, mais pourquoi confier l’instruction à la machine de l’État ? Il reste à établir le concept d’une école liée organiquement à l’institution républicaine.
La pensée spontanée donne la préférence à une conception civile de l’école. Le contact nécessaire entre la masse de la population et l’instruction pourrait être assuré par des « services », dus pour la plupart à l’initiative privée ou à celle des collectivités locales, initiative éventuellement encouragée et subventionnée par la puissance publique, mais qui n’interviendrait qu’à titre de partenaire. On aurait alors affaire effectivement à un modèle civil, éclaté, décentralisé, l’ensemble étant soumis à un marché réglé par la demande des usagers et les capacités locales, par opposition à un service public à part entière.
Ce modèle libéral, si on y pense bien, propose un réseau unique d’enseignement au sein duquel les établissements sont concurrents ; on verra plus tard que l’existence d’un réseau public installe une forme de concurrence beaucoup plus exigeante.
Une telle organisation, outre qu’elle compte sur la bonne volonté des agents sociaux, présente des défauts importants : dispersion, gaspillage, soumission aux intérêts particuliers et immédiats, utilitarisme étroit, inégalité géographique et sociale. Mais son défaut le plus grave vient de ce qu’elle raisonne uniquement en termes de société, et non en termes de droit de chacun : elle ne voit que des volontés particulières ou des collections de volontés particulières (celle du village, du groupe socioprofessionnel, de la région …) et demeure aveugle à la volonté générale, celle du citoyen pris abstraitement. On dirait aujourd’hui : c’est une conception qui se règle sur les sondages, sur une arithmétique sociale, et non pas sur le droit.
Or, s’en remettre au dynamisme de la société civile reviendrait à installer l’inégalité de principe : inégalité épistémologique, car des pans entiers du savoir seraient condamnés sous prétexte d’inutilité ; inégalité juridique, puisque les « services », dépendant des données locales et des conjonctures économiques, n’auraient pas d’homogénéité territoriale : un citoyen pourrait n’avoir pas les mêmes droits qu’un autre selon son lieu de naissance.
Il ne suffit donc pas de s’adresser à tous de façon statistique ; il faut s’adresser à tous de façon universelle, c’est-à-dire à chacun. Il y a bien de la différence entre l’ensemble social et le corps politique. Il faut se donner la singularité du citoyen et non pas l’ensemble de « la population » : il suffirait qu’un seul citoyen soit négligé pour que le corps entier de la nation soit opprimé. Curieusement – à nos yeux en tout cas – Condorcet ne conclut nullement à l’obligation scolaire : il suffit pour lui, qui raisonne en termes juridiques très stricts, que personne ne puisse se plaindre d’avoir été négligé du fait de la puissance publique.
Voilà pourquoi l’instruction relève du politique (pris au sens de l’organisation de la cité) et non du social. Parce que l’instruction est liberté publique nécessaire à l’exercice de la souveraineté, et non liberté privée, il appartient à la puissance publique d’en garantir l’homogénéité, le développement et la protection. Faisant expressément partie des « combinaisons pour assurer la liberté16« , l’instruction sera donc une institution organique, une institution forte et territorialement homogène. Projets d’établissement et fermetures d’école sont diamétralement opposés à cette idée17.
Machine ou machination ?
Mais ce modèle de l’institution organique recèle un obstacle redoutable : si la machine dégénérait en machination, et se transformait en embrigadement d’État ? Condorcet formule lui-même ce scrupule avec toute l’ampleur possible :
« En général, tout pouvoir, de quelque nature qu’il soit, en quelques mains qu’il ait été remis, de quelque manière qu’il ait été conféré, est toujours ennemi des lumières »18.
La solution est paradoxale : c’est précisément en protégeant l’instruction par la loi qu’on pourra la rendre indépendante des pouvoirs. Il faut donc mettre l’instruction à l’abri des groupes de pression, y compris celui que forme le gouvernement de la République.
A cet effet, trois espèces de dispositions seront prises.
1 – Mettre les savoirs et leurs agents autant que possible à l’abri des pouvoirs (qu’ils soient civils, politiques, religieux, économiques). La question apparaît clairement au niveau du recrutement des maîtres. Ceux-ci ne sauraient être choisis sur les critères politiques ou idéologiques, cela va de soi, mais -et cela mérite réflexion- on ne peut pas non plus les nommer sur des critères exclusivement psychologiques, sociaux ou pédagogiques, ou sur des critères d’exigence purement locale19.
Les critères de compétence dans la discipline enseignée seront privilégiés ; ils sont du reste les seuls retenus par Condorcet pour l’enseignement secondaire et supérieur. Condorcet imagine un système très complexe de cooptation hiérarchisée, et il trouve même que les concours ne présentent pas assez de garanties.
Une fois nommés, il serait absurde d’assujettir les maîtres à une volonté particulière -pas plus celle de leur propre corporation que celle des parents, des élèves, du groupe influent dans la localité… Ils seront donc fonctionnaires, protégés par leur statut et « jouiront d’un état permanent », responsables individuellement devant la loi.
2- Mais cette mesure entraîne à son tour un problème (c’est une des caractéristiques de la pensée de Condorcet : souvent, une proposition destinée à résoudre une question, produit à son tour une question qu’il faut résoudre). Une fois installés et protégés, de tels fonctionnaires, même individuellement responsables, même rigoureusement contrôlés, seront nécessairement tentés d’abuser de leur position.
Il faut donc mettre les citoyens à l’abri du pouvoir des maîtres. A cet effet, outre les exigences du contrôle légal, une mesure spectaculaire de pédagogie négative règle l’hygiène de l’école publique : il est exclu de recourir à toute autre méthode que raisonnée ou expérimentale. Pédagogie négative : elle laisse aux maîtres la liberté de leurs procédés d’enseignement et d’exposition, mais elle leur interdit comme contraires au droit trois sortes de comportement.
– On ne peut pas se fonder sur l’affectivité : « enthousiasme », séduction ou terreur relèvent d’un même mépris du caractère essentiellement rationnel de l’enfant. C’est méconnaître en lui le sujet autonome :
« Une fois excité, il [l’enthousiasme] sert l’erreur comme la vérité ; et dès lors il ne sert réellement que l’erreur, parce que, sans lui, la vérité triompherait encore par ses propres forces.
Il faut donc qu’un examen froid et sévère, où la raison seule soit écoutée, précède le moment de l’enthousiasme.
Ainsi, former d’abord la raison, instruire à n’écouter qu’elle, à se défendre de l’enthousiasme qui pourrait l’égarer ou l’obscurcir, et se laisser entraîner ensuite à celui qu’elle approuve ; telle est la marche que prescrit l’intérêt de l’humanité, et le principe sur lequel l’instruction publique doit être combinée.
Il faut, sans doute, parler à l’imagination des enfants ; car il est bon d’exercer cette faculté comme toutes les autres ; mais il serait coupable de vouloir s’en emparer, même en faveur de ce que nous croyons être la vérité. »20
Cela ne signifie nullement que l’affectivité doive être absente de l’enseignement, mais seulement qu’elle ne doit pas en être le moteur.
– On ne peut pas se fonder sur la croyance, ce qui exclut aussi toute religion civile : le rationalisme de Condorcet est directement contraire au culte de la Raison et son juridisme à celui de la Loi.
– On ne peut pas se fonder sur la stricte utilité immédiate : l’enseignement technique n’est pas le lieu d’une servitude professionnelle.
Le principe directeur, on le voit, est la considération que chaque enfant, avant d’être une particularité (ayant un sexe, une origine socioculturelle, peut-être une religion, etc.), est un sujet rationnel et un sujet de droit : l’école doit avoir assez de grandeur et de talent pour écarter tout autre regard sur lui comme discriminatoire et injurieux. L’école n’est pas là pour river un homme à sa réalité empirique, à son origine, à la religion de ses parents, elle n’a pas non plus à inculquer l’amour des lois. Voilà pourquoi Condorcet écarte l’idée d’éducation nationale au profit de celle d’instruction publique, s’opposant en cela à maint autre projet révolutionnaire, comme ceux de Rabaut Saint-Étienne et de Le Peletier de Saint-Fargeau qui se fondent sur une conception communautaire de la nation21. Voilà pourquoi aussi il fonde l’instruction des filles et celle des garçons sur les mêmes principes.
L’instruction se bornera à ce qui peut s’établir par l’autorité de la raison et de l’expérience raisonnée. C’est déjà beaucoup, et il ne faut nullement y voir une forme d’étroitesse ou de scientisme. Cela comprend, outre les disciplines scientifiques (qui sont privilégiées par Condorcet22), l’exercice problématique de la raison (que nous appelons aujourd’hui : philosophie), et aussi les disciplines artistiques, sans oublier l’éducation physique.
3 – Pourtant, même si les deux premières précautions ont été prises, on ne sera pas à l’abri d’un insidieux danger : la machine pourrait, du fait même de son propre poids, devenir inerte et s’assoupir dans une médiocrité générale. Or, il faut cependant s’assurer de la bonne qualité du service public et offrir aux citoyens ce qui se fait de mieux.
À ce risque d’essoufflement, il n’y a pas de parade directe et interne. La loi peut bien demander aux plus savants de recruter les maîtres, mais elle ne peut pas faire en sorte que le niveau du savoir soit toujours au maximum de ce qu’il peut être.
La seule garantie contre une baisse générale de niveau est l’existence d’une concurrence extérieure. Et cela va faire de l’institution qu’est l’instruction publique un cas à part au sein de la machine d’État. En effet, si l’Instruction relève bien de l’organisation républicaine, elle ne saurait faire, comme la Justice ou la Police, l’objet d’un monopole public : la nature même du service qu’elle dispense a besoin du stimulant de la compétition externe.
Il faut donc, non pas que la concurrence joue entre les établissements du réseau public -ce qui serait un retour au modèle civil- mais qu’elle existe entre deux réseaux parfaitement distincts. L’école privée est nécessaire ; elle est pour l’Instruction publique un aiguillon et un censeur naturel :
« Tout citoyen pouvant former librement des établissements d’instruction, il en résulte pour les écoles nationales l’invincible nécessité de se tenir au moins au niveau de ces institutions privées »23.
Les propositions conséquentes : du rapport entre le pédagogique et le politique
Au cours de cette seconde partie, j’ai dégagé, chemin faisant, un certain nombre de conséquences quant à l’organisation même de l’enseignement et à la manière d’enseigner. En réalité, ce sont ces conséquences qui m’intéressaient au premier chef, parce que nous y sommes constamment confrontés et que toute politique scolaire est tenue d’avoir une position sur elles. Je suis partie de la critique de la politique scolaire menée depuis un peu plus d’une vingtaine d’années.
Les notions d’équipe pédagogique, de communauté scolaire, de différenciation pédagogique, d’ouverture à l’environnement social culturel économique, l’alibi de la différence sociale et culturelle des élèves érigé en principe de discrimination sous les apparences de bons sentiments, la critique de l’encyclopédisme, la critique de l’abstraction, le culte imbécile du concret, la critique du concept de discipline scolaire, l’idée que l’école est faite pour la société, la confusion entre former et instruire, entre informer et instruire, la manie des sorties qui diluent l’école dans la société civile, le culte des associations qu’il faut inviter, consulter et même faire défiler devant les élèves, la confusion entre la tolérance civile qui s’applique dans la rue et la laïcité stricte applicable à l’espace de la puissance publique, l’idée de recruter les enseignants sur motivation et sur aptitude à travailler ensemble, c’est-à-dire sur leur conformité à une pure opinion pédagogico-politique : tout cela me choque, sans doute parce que je suis professeur de philosophie, mais j’ai voulu savoir si mes raisons étaient seulement liées à la discipline que j’enseigne. En réalité, tous les éléments que je viens d’énumérer s’éclairent parfaitement, à la lumière de la lecture de Condorcet : c’est une politique.
Et derrière les problèmes pédagogiques, la plupart du temps, ce sont des problèmes politiques qui sont posés. Il faut donc, lorsqu’on discute pédagogie, oser aussi discuter politique.
Toutes les mesures auxquelles je viens de faire allusion me semblent se rattacher à une conception civile du système d’instruction, elles sont plus proches du modèle civil que du modèle juridique. Les combattre, c’est s’opposer à une conception de la nation au nom d’une autre conception de la nation : c’est opposer politique à politique.
Les points d’appui du pédagogique
Toutes ces mesures s’autorisent de deux points d’appui, qui sont aujourd’hui considérés comme sacrés. S’en prendre à eux, c’est être un mauvais citoyen, un esprit ringard et malveillant, un inadapté social.
Le premier point d’appui est psychologique, c’est une pseudo-psychologie : la croyance à l’existence de l’enfant et de l’adolescent comme entités consistantes. Sans aller jusqu’à dire que ce sont des idées fausses, on peut du moins clairement établir que ce n’est qu’une hypothèse, contredite par de très grandes théories, non seulement philosophiques (Locke, Hegel par exemple) mais aussi des théories psychologiques, notamment la théorie freudienne. Sur cette question de la prétendue spécificité de l’enfant, on ferait mieux de s’en tenir à quelques notions de bon sens, connues de mémoire d’humanité : une vie régulière, des règles clairement énoncées, des tâches proportionnées aux forces.
Le second point d’appui est sociologique : la population, la ville, la banlieue, le monde rural, l’entreprise, l’environnement, l’origine sociale et ethnique, l’appartenance à une religion, le sexe. Tout ce qui divise l’humanité est invoqué. Cela se justifierait, si cette invocation était destinée à construire l’humanité au-delà de ces divisions, mais c’est tout le contraire : on s’autorise de différences sociales, qui existent toujours et qui sont présentes à l’école, pour les renforcer par des mesures spécifiques de différenciation pédagogique. Au lieu d’interpréter cette différenciation dans le sens d’un renforcement de moyens envers ceux qui en ont le plus besoin, on allège au contraire l’exigence républicaine. Je prends un exemple : l’enseignement de la dissertation. La critique selon laquelle cet enseignement reposait trop souvent sur de l’implicite est parfaitement juste. Il faut donc le rendre explicite, et d’autant plus qu’on a affaire à des élèves qui sont peu familiers de ce genre d’exercice. Or que nous propose-t-on ? De ne plus enseigner la dissertation à ces élèves-là – sous prétexte qu’ils n’y arriveront pas – on nous propose donc de réserver la dissertation à d’autres – ceux qui y arriveront, en vertu de leur origine. C’est un enseignement discriminatoire qui transforme une donnée sociale en destin et en prétexte au cynisme pédagogique. Et qu’on ne vienne pas me dire « les élèves de technique n’ont que faire de la dissertation », car c’est une proposition cynique et injurieuse.
Les points d’appui utilisés par Condorcet sont aux antipodes. Point d’appui juridique : le sujet du droit, c’est lui qui prend place sur les bancs de l’école. Et si j’entre dans ma classe en pensant d’abord à l’origine sociale de celui-ci, aux problèmes familiaux de celle-là, à la religion de cet autre, jamais je ne commence la classe, je m’arrête aux obstacles qu’il faut justement briser. Il faut leur donner de l’air: faire en sorte « que l’enfant venu du fond du désert commence en même temps que ses camarades », comme l’écrit J. Muglioni24 . L’école démocratique ne doit compter que sur elle-même, elle n’a pas le droit de renvoyer les élèves à l’extérieur, elle doit pouvoir aussi offrir une double vie à chaque élève.
Point d’appui épistémologique en second lieu. Les savoirs, la réalité épistémologique, ne peuvent pas être décidés par la loi. Ce n’est pas à la loi de décider qu’il y a de la physique, de la chimie, de la littérature, de l’histoire, etc., elle n’a jamais pu le faire, cela est au-dessus de son autorité. Elle ne peut que reconnaître les savoirs et organiser leur développement et leur enseignement (elle peut aussi leur faire obstacle, mais elle ne change rien, fondamentalement, au savoir pris en lui-même). Dans une république, la loi doit se plier à la réalité épistémologique. Les savoirs ont le droit d’être enseignés parce qu’ils existent et qu’il n’est jamais inutile pour personne de savoir quoi que ce soit. Un bon système d’instruction publique doit proposer la totalité du savoir humain (c’est la fonction de l’Université), et il doit aussi se poser le problème de l’accessibilité raisonnée à cette totalité en termes de liberté et de progressivité (c’est la fonction de l’enseignement élémentaire).
La finalité politique
Des points d’appui, on en vient alors rapidement à la question de la finalité, qui est une question politique.
Une politique scolaire qui se donne pour fin l’adaptation sociale, dont le mot d’ordre est à l’extérieur, dans la conformation aux réalités socio-économiques, c’est une vraie politique, une politique qui se forme une idée préalable et totalisante de la nation. La nation doit être globale, productive, communautaire, elle réclame des citoyens qui vivent ensemble, qui se retroussent les manches, qui ont le culte de la constitution, qui s’unissent dans une religion civile : il faut y pourchasser l’individualiste, particulièrement l’intellectuel. Je ne caricature pas, car cette politique a été parfaitement définie par le débat sur l’instruction publique mené durant la Révolution française. Je renvoie aux Rapports d’hommes aussi opposés par ailleurs que Rabaut Saint Étienne d’une part, Le Peletier et Bouquier de l’autre25. Ils sont d’accord sur une conception ecclésiale de l’objet politique, qui accorde les impératifs du travail et ceux de l’union sacrée.
L’école de Condorcet n’a pas de fin. Elle est finalité sans fin. Le mot d’ordre est que chacun s’y saisisse de sa propre liberté. À cet effet, le détour par l’encyclopédie du savoir raisonné est nécessaire. Un point très important se trouve éclairé ici : la différence entre une pédagogie sur programme (qui propose des objets d’étude, selon un critère de progressivité et de complétude, objets qui s’imposent non pas en vertu d’un impératif social, mais par eux-mêmes et parce qu’il est bon, pour quiconque, de savoir) et une pédagogie sur objectifs (qui propose une conformité, selon l’idée que l’on se fait de la société, selon l’idée que l’on se fait de l’insertion de tel ou tel dans la société, et selon l’idée que l’on se fait de l' »enfant » et de l' »adolescent »).
Un fonctionnement paradoxal
Alors, tous les procédés que nous avons rencontrés se réordonnent d’une façon paradoxale.
L’option psycho-sociologisante, sous des apparences libérales et avenantes, se retourne et révèle sa nature profondément antidémocratique et autoritaire. Le « mou » devient « dur ». Le culte de l’équipe, si convivial et chaleureux, se retourne en contrôle incessant par des incompétents et des envieux (malheur à celui qui ne pense pas aux autres ! mais l’altruiste, lui , ne cesse de penser à l’autre : et s’il était plus fort, plus habile, plus savant, plus intelligent que moi ?). L’illustration la plus navrante au niveau scolaire en est les décisions de passage de classe, prises aujourd’hui principalement par ceux qui sont incompétents.
Les différenciations, traitées en dogme deviennent différences de droits. Une école qui renonce à exiger d’un enfant qu’il se tienne tranquille un quart d’heure, une école qui renonce à blâmer un élève qui a saccagé la salle des professeurs, cette école a déjà érigé une différence socio-psychologique en dogme et relégué ceux qu’elle a peur de discipliner dans la délinquance: c’est tout simplement de l’abandon d’enfant.
La soumission à la logique de l’usager et de la demande du marché n’est autre qu’un postulat obscurantiste et esclavagiste – sans compter que c’est, en réalité, un très mauvais calcul. La logique de la « communauté scolaire » qui livre littéralement les élèves à leur environnement, qui vend l’école au plus offrant ou au plus puissant, renvoie à une option politique antirépublicaine et anti-laïque : l’idée que la société est un dieu devant lequel chacun est requis de s’incliner. On abandonne par là l’idée que la cité est de l’ordre du politique, du droit, de la pensée au profit d’une conception qui ne s’autorise que des faits. La gestion se substitue à l’interrogation politique.
L’option républicaine, centralisatrice, dirigiste, plutôt rigide en apparence, se retourne en production incessante de droits dont jouissent les individus. C’est l’objet d’une série de paradoxes qui me fourniront ma conclusion.
- La liberté étant incompatible avec l’ignorance, il faut se plier à la rude discipline de l’effort raisonné : je ne suis libre que si je peux répondre de mes pensées.
- Bien que naturellement dépositaire de la raison, aucun homme n’en a l’usage entier spontanément et immédiatement. La médiation de l’instruction est nécessaire pour que chacun entre en possession de l’exercice de son jugement. Il n’y a pas d’usage pur et simple de la raison, cela s’apprend, et cela s’apprend sur des objets : voilà pourquoi les Français ont mis les lumières au pluriel.
- Les lumières étant nécessaires, et devant être répandues sur chacun, seule la machine d’État sera assez forte pour en assurer la diffusion, l’extension et la protection contre toutes les formes de pouvoir.
- La confiance que chaque citoyen place dans les maîtres dépend de l’élitisme de leur recrutement et de la rigueur d’une pédagogie négative.
- La bonne qualité du service public d’instruction est garantie par l’existence distincte d’un réseau privé.
Un dernier paradoxe répond enfin à un scrupule.
Une fois répandue sur tous, l’instruction n’engendrera-t-elle et ne soulignera-t-elle pas la plus cruelle des inégalités, celle des forces, des génies et des talents ? Non, réplique Condorcet : il faut combattre l’inégalité uniquement lorsqu’elle est cause de dépendance et d’asservissement. Le concept de liberté règle le concept d’égalité. Aucun dispositif n’a le droit d’empêcher un homme d’atteindre le plus haut niveau d’excellence dont il est susceptible : l’école doit au contraire y aider. En revanche, l’instruction publique a le devoir de ne laisser subsister personne dans un état d’ignorance et d’abrutissement qui le livrerait à la tutelle directe d’autrui.
Alors, si chacun est capable de se diriger d’après ses propres lumières, si chacun jouit d’assez d’autonomie intellectuelle pour ne pas être contraint sans cesse de s’en remettre aveuglément à un autre, les différences de talent et d’habileté, si grandes soient-elles, ne peuvent être nuisibles, elles sont la paisible jouissance d’un droit naturel :
« Cette obligation [ il s’agit de l’obligation qu’a l’Etat de proposer une instruction publique] consiste à ne laisser subsister aucune inégalité qui entraîne de dépendance.
Il est impossible qu’une instruction même égale n’augmente pas la supériorité de ceux que la nature a favorisés d’une organisation plus heureuse.
Mais il suffit au maintien de l’égalité des droits que cette supériorité n’entraîne pas de dépendance réelle, et que chacun soit assez instruit pour exercer par lui-même, et sans se soumettre aveuglément à la raison d’autrui, ceux dont la loi lui a garanti la jouissance. Alors, bien loin que la supériorité de quelques hommes soit un mal pour ceux qui n’ont pas reçu les mêmes avantages, elle contribuera au bien de tous, et les talents comme les lumières deviendront le patrimoine commun de toute la société.
Ainsi, par exemple, celui qui ne sait pas écrire, et qui ignore l’arithmétique, dépend réellement de l’homme plus instruit, auquel il est sans cesse obligé de recourir. Il n’est pas l’égal de ceux à qui l’éducation a donné ces connaissances ; il ne peut pas exercer les mêmes droits avec la même étendue et la même indépendance. Celui qui n’est pas instruit des premières lois qui règlent le droit de propriété ne jouit pas de ce droit de la même manière que celui qui les connaît : dans les discussions qui s’élèvent entr’eux, ils ne combattent point à armes égales.
Mais l’homme qui sait les règles de l’arithmétique nécessaires dans l’usage de la vie n’est pas dans la dépendance du savant qui possède au plus haut degré le génie des sciences mathématiques, et dont le talent lui sera d’une utilité très réelle, sans jamais pouvoir le gêner dans la jouissance de ses droits. L’homme qui a été instruit des éléments de la loi civile n’est pas dans la dépendance du jurisconsulte le plus éclairé, dont les connaissances ne peuvent que l’aider, et non l’asservir.
[…]Il en résultera sans doute une différence plus grande en faveur de ceux qui ont plus de talent naturel, et à qui une fortune indépendante laisse la liberté de consacrer plus d’années à l’étude ; mais si cette inégalité ne soumet pas un homme à un autre, si elle offre un appui au plus faible sans lui donner un maître, elle n’est ni un mal ni une injustice ; et, certes, ce serait un amour de l’égalité bien funeste, que celui qui craindrait d’étendre la classe des hommes éclairés et d’y augmenter les lumières. « 26