La fin de la spécificité de l’Occident fut diagnostiquée naguère par Cornelius Castoriadis. Poursuivant ici une série de publications sur Castoriadis1, Quentin Bérard, par le truchement des analyses de Gabriel Martinez-Gros, invite à méditer l’univers décrit au XIIIe siècle par le penseur arabo-musulman Ibn Khaldoun. La modernité occidentale peut alors apparaître comme une parenthèse ; sa dérive, son « délabrement », analysés par Castoriadis avec un certain accablement, semblent pointer vers un horizon impérial dont les formes renouvelées restent à cerner- quelques pistes sont ici esquissées.
Les idées, ici actualisées et étoffées, ont été présentées une première fois à la librairie parisienne « La lucarne des écrivains », le 23 mai 2018 lors d’une soirée-débat intitulée « Vivons-nous dans l’empire ? » consacrée à la présentation de la brochure L’Horizon impérial – Sociétés chaotiques et logique d’empire (n°23, mars 2018)
- La fin de la modernité chez Castoriadis
- L’exception occidentale
- La logique impériale d’Ibn Khaldoun
- Mutations de la vie culturelle, sociale et politique
- Insignifiance et nouveaux obscurantismes
- « Éclipse prolongée » du projet d’autonomie
- Métamorphose de l’« expansion illimitée de la maîtrise rationnelle »
- La question du totalitarisme
- Castoriadis à la lumière d’Ibn Khaldoun
- Dimensions géopolitiques du basculement impérial
- Objections castoriadiennes
- Notes
« Création ex nihilo, création de la forme, ne veut pas dire création cum nihilo, sans « moyens » et sans conditions, sur une table rase. »2
Résumons d’emblée le propos du présent texte : Castoriadis diagnostique la fin de la spécificité de l’Occident, le « tarissement » de cette créativité sociale-historique qui explosa dans tous les domaines de l’activité humaine européenne à partir des XIe-XIIIe siècles. Bien plus que la fin d’une période appelée « modernité », sur laquelle on glose depuis longtemps, il s’agit pour lui d’un véritable basculement civilisationnel, qu’il ne nomme pas à proprement parler sinon par défaut, et dont il n’entrevoit pas la direction. La thèse ici défendue est que son approche, foncièrement ouverte, interrogative et naturellement inachevée, pousse à prendre au sérieux l’univers décrit par Ibn Khaldoun, penseur arabo-musulman du XIIIe siècle qui a décrit avec force un monde impérial qui posséderait sa logique propre à laquelle nos sociétés occidentales semblent répondre de plus en plus. Il est donc question ici de la transition entre l’épuisement de notre modernité et l’aube d’une pré-modernité, soit du passage logique du monde de Cornelius Castoriadis à l’univers Ibn Khaldoun – c’est-à-dire, dans les termes castoriadiens, la métamorphose de sociétés traversées par l’autonomie, versant dans une anomie conduisant progressivement à l’hétéronomie et, dans la langue khaldounienne, le retour à un monde articulant bédouins et sédentaires après cette parenthèse anthropologique qu’aura été l’histoire européenne durant mille ans.
La fin de la modernité chez Castoriadis
Né à Athènes en 1922, Castoriadis entre en politique comme dissident trotskiste pendant la guerre et fondera en 1946 avec Claude Lefort le mythique groupe-revue Socialisme ou barbarie notamment autour de la question de la bureaucratisation des organisations ouvrières, résonnant avec la nouvelle forme sociale-historique qui avait émergé en URSS autour d’un pouvoir total – totalitaire dira-t-on ou encore, en anticipant sur ce qui suit, proto-impérial. Dès le début son interrogation porte, en termes contemporains, sur la fin des mouvements ouvriers visant l’auto-organisation populaire au profit d’organes de direction s’affranchissant de la volonté populaire – partis, syndicats, associations, etc. – soit une verticalisation hiérarchique progressivement étendue à tous les domaines de la vie sociale, ce qu’on pourrait appeler une oligarchisation généralisée des sociétés occidentales. C’est, plus concrètement, une baisse globale de la conflictualité organisée autour du monde du travail (grèves, manifestations, syndicalisation, etc.) au profit de jeux d’appareils mettant en place d’abord un corporatisme, puis un clientélisme avec, en toile de fond, la disparition de tout projet de société cohérent, de toute alternative radicale ou révolutionnaire, de toute utopie, qui avaient jusqu’ici irrigué les cultures occidentales depuis la Renaissance. Ce processus fondamental est, au fond et selon sa philosophie de la création, sans cause dernière, l’institution humaine comme création échappant à tout déterminisme strict. Il pointe par contre des « causes » intermédiaires, telle la société de consommation comme établissement d’une certaine opulence qui fait taire, sans y répondre, les revendications d’égalité politique et de justice sociale ou, de l’autre côté, l’enfer terrestre qu’aura été le totalitarisme communiste, comme si la seule alternative politique ne pouvait être qu’une instauration, ou une restauration, impériale.
Cette évolution, que Cornelius Castoriadis décrit inlassablement jusqu’à sa mort en 1997, se révèle un véritable basculement civilisationnel dont on peut décliner les principaux aspect : les peuples européens qui s’étaient érigés en acteurs principaux de leur histoire sociale et politique depuis au moins le XVIIe siècle, subissent un désarmement idéologique, organisationnel (la solidarité et la combativité populaires disparaissent) et réel ; l’auto-organisation populaire villageoise ou bourgeoise, paysanne et ouvrière se fond dans une délégation généralisée de pouvoir au profit d’organes de commandement oligarchiques ; la notion d’intérêt général incarnée dans les communes, le syndicat, la classe ou la nation se dissout dans la résignation d’une société fatalement divisée en classes sociales, mais aussi en lobbys, en corporations ou en clans en rivalité permanente ; la visée d’émancipation individuelle et collective laisse place à une véritable fin de l’histoire érigeant comme modèle une prospérité pacificatrice contrôlée par un État surplombant. Ce monde nouveau est en réalité rien de moins qu’une sortie tendancielle de l’Occident tel qu’il s’était auto-constitué depuis peut-être mille ans, et c’est peut-être hors de sa sphère d’influence qu’il faudrait alors trouver des critères d’intelligibilité pour donner sens à ce « délabrement de l’Occident » que décrivait Castoriadis, et qui pourrait se révéler être une authentique métamorphose.
L’exception occidentale
C’est chez un autre auteur que nous trouvons une analyse complémentaire de cette spécificité occidentale en sursis sur laquelle insistait Castoriadis. Gabriel Martinez-Gros, historien contemporain de l’islam médiéval, décrit une péninsule européenne où, depuis l’an Mil, se forment exceptionnellement (de même que dans la Grèce antique, pourrait-on ajouter) des sociétés singulièrement structurées à la fois par un polycentrisme politique entre royaumes ou entre nations, des peuples à la fois acteurs, productifs et en armes, des économies décentralisées, que l’on dira « capitalistes » ainsi qu’un déploiement de souverainetés populaires puis de projets démocratiques. S’y déroulent certes des poussées unificatrices, pseudo-impériales, en premier lieu les ambitions de l’Église, le Saint Empire romain germanique, les conquêtes coloniales, la domination napoléonienne ou, plus près de nous, les épisodes totalitaires russe puis allemand – mais toutes échouent à établir un unique État surplombant. Font corps avec cet univers occidental d’une exceptionnelle créativité ces nouveautés civilisationnelles radicales que sont l’évacuation des divinités, le changement progressif de la place des femmes, l’horizon de justice sociale, la sortie des hétéronomies héritées, etc. C’est cette modernité qualifiée par Castoriadis d’auto-institution explicite qu’il voit s’épuiser depuis l’après-guerre en analysant avec une grande finesse – et un accablement non moins grand – les cahots de nos « sociétés à la dérive », selon son expression, dérive qui semble nous diriger vers un tout autre horizon, impérial, et qui reste à cerner.
La logique impériale d’Ibn Khaldoun
L’autre de l’Occident c’est, pour Gabriel Martinez-Gros, les dynamiques impériales décrites par Ibn Khaldoun (1332 – 1406) et dont il se fait l’excellent lecteur contemporain. Ses travaux, pourtant cruciaux, ne rencontrent pas d’écho à la mesure de leur importance si ce n’est à travers les analyses précoces et brillantes d’un Guy Fargette3, encore plus méconnu – mais la pensée, presque clandestine aujourd’hui, semble cantonnée aux interstices. Servi par une érudition impressionnante, Martinez-Gros décèle dans la logique impériale d’Ibn Khaldoun une authentique pensée politique qu’il applique en 2006 à l’empire arabo-musulman4 puis, en 2014, à l’histoire universelle depuis l’Antiquité5, des Assyriens aux Britanniques en passant par les Macédoniens, les Chinois, les Romains, etc.
La puissance de cette logique impériale khaldounienne repose sur une dialectique entre la peur de la violence et l’appât du gain, dont l’articulation cyclique engendre deux types de collectivités, les sédentaires d’un côté et les bédouins de l’autre. Les premiers sont ces populations désarmées peuplant le cœur de l’empire surplombé par un État impérial qui monnaye sa protection contre l’extorsion de l’impôt, principe unique de l’accumulation économique. L’empire est universel, sans rival dans le monde connu, dominé par une élite ethnico-religieuse gérant le troupeau des peuples et des cultures, bigarrés et hiérarchisés selon les rapports de force – on peut parler de multiculturalisme réellement existant. Aux marges de l’empire, ou quelquefois à l’intérieur même, existent ou se constituent les marges bédouines, tribus brutales, armées et soudées par une solidarité organique (la ‘asabiya), convoitant l’opulence de l’empire qu’elles harcèlent, pillent, infiltrent. Cette réserve de violence est à la fois combattue et instrumentalisée par l’État impérial, contre d’autres barbares du limes ou pour mater jacqueries et révoltes fiscales. Ces peuples des confins, ces tribus des marches obtiennent finalement le monopole de la violence et s’instituent à terme comme nouvel État impérial, fondant une nouvelle dynastie en spoliant, à leur tour, les populations domestiquées. Mais, au contact de la vie urbaine, de la prospérité et du raffinement des élites déchues, ces barbares se civilisent en adoptant leur culture et, au fil des générations, se pacifient, perdent leur capacité de violence, donc celle de lever l’impôt comme celle de défendre la ville impériale des assauts des nouvelles marges prédatrices et jalouses qui surgissent inévitablement…
Ce schéma, ce cycle, cette mécanique aux multiples variations « collent » étonnamment à l’histoire dès qu’une masse démographique est dépassée : c’est ainsi que le Maghreb d’Ibn Khaldoun n’est déjà plus dirigé par les Arabes, naissant sous domination berbère, mourant sous le début du règne des mamelouks circassiens – tout comme, par exemple, les empereurs « romains » ne sont rapidement plus romains ou italiens, comme les empereurs « chinois » sont en réalité Mandchous, Mongols, etc. La grille de lecture khaldounienne est tout aussi stimulante intellectuellement que celle de Tocqueville, de Marx ou de Hegel et éclaire, certes d’une lumière lugubre, nos métamorphoses présentes.
Mutations de la vie culturelle, sociale et politique
C’est ainsi que les constats dressés par Castoriadis dès les années 1950-1960, et précédemment évoqués, prennent un sens tout à fait singulier : la disparition du mouvement ouvrier, c’est la fin de la ‘asabyia populaire, l’établissement d’un monde de sédentaires régentés et ponctionnés par un État étranger dépossédant ses populations dominées et sans aucune perspective ni cohésion. C’est dans la vie sociale, par exemple, le constat de la désocialisation, de la rupture des liens à l’échelle du collectif de travail, de la famille, du voisinage, etc. parallèlement à ce qu’il appelle la « privatisation » de l’existence, le repli sur la sphère dite « privée » – ce que l’on appelle couramment l’« individualisme ». Castoriadis réfute fermement ce terme : il n’y a plus d’individu posant des choix originaux et singuliers, s’aventurant hors des normes en s’affrontant à ses désirs, comme les mondes grecs puis occidentaux en a produit pendant des siècles – s’y substitue son contraire, une masse conformiste (l’époque est celle du « conformisme généralisé »), égoïste et indifférente, l’industrie publicitaire promettant à « chacun » tous les moyens de se démarquer des « autres » par la distinction consumériste, la « rat race » tendant à devenir le seul liant social – better than the Jones6.
C’est alors une « mutation anthropologique » qui s’effectue, le type d’être humain façonné par les sociétés occidentales abandonnant son intranquillité, ses conflits et ses responsabilités pour s’adonner, le plus naturellement du monde, au divertissement permanent, à la consommation ostentatoire et à ses hobbys, accompagnant cette « montée de l’insignifiance ». On retrouve cette dernière dans la vie intellectuelle et culturelle, où s’installe le règne du « n’importe quoi », dissolvant peu à peu tous les repères permettant à la pensée de s’orienter et de nourrir l’action politique. Il écrivait, par exemple, en 1977 lors de l’entrée en scène des « nouveaux philosophes »7 : « Qu’est-ce qui donne donc la possibilité à Bernard-Henri Lévy de parler et de publier par exemple ? Comment se fait-il qu’il peut faire du marketing de « philosophie », au lieu d’être huitième parfumeur dans le harem d’un sultan — ce qui serait peut-être davantage dans l’ordre des choses ». L’allusion ici au monde impérial est bien sûr polémique, mais n’en est pas moins parlante, tout comme l’est sa dénégation en 1997, lors de sa dernière intervention publique : « Alors est-ce que cette situation est durable ? Est-ce que c’est passager ? Et combien durable, etc. ? On ne peut pas le dire, en tout cas je ne fais pas métier de prophétie dans ce genre d’affaires. La société actuelle n’est certainement pas une société morte : on ne vit pas dans Byzance ou dans la Rome du Ve siècle ap. J.-C., il y a toujours quelques mouvements, il y a des idées qui sortent, qui circulent, des réactions, etc., elles restent très minoritaires et très fragmentées par rapport à l’énormité des tâches qui sont devant nous. »8. Inutile de développer en quoi l’immobilisme impérial vers lequel nous tendons contraste violemment avec l’explosion généralisée de l’inventivité occidentale depuis le haut Moyen Âge.
Ce vide politique, vide social et vide intellectuel, Castoriadis le condense dans une formule : la « société des hobbys et des lobbys » – qu’il est tentant de traduire par le plus célèbre « Panem et circenses ».
Insignifiance et nouveaux obscurantismes
Pourtant disparu il y a plus d’un quart de siècle, Castoriadis rend pensable l’émergence, sur ce vide envahissant, du wokisme d’un côté et des obscurantismes exogènes de l’autre, que l’on confond souvent9. Il est ainsi fécond de rapprocher ses critiques impitoyables des mouvances pseudo-subversives des années 1960 aux années 1990 de celles d’aujourd’hui : on y retrouve la même radicalité absurde, la même absence de toutes perspectives politiques, les mêmes mythologies délirantes et le même avachissement de la pensée, le tout rationalisé et encensé par ces intellectuels, ces « divertisseurs » à la mode, dont la fonction est bien de faire « penser à côté »10. Parallèlement, héritée de son analyse en profondeur des apories marxistes qui l’avait évidemment immunisé contre leurs grands recyclages dans le tiers-mondisme, on ne peut que constater l’actualité frappante de sa féroce lucidité quant aux cultures extra-européennes, à l’immigration, à l’islam ou au multiculturalisme11, lorsqu’on connaît aujourd’hui le caractère invasif de ces thématiques. Wokisme et obscurantisme prennent sous nos yeux des significations très particulières dans notre cadre proto-impérial : le premier est devenu une véritable idéologie impériale intimidante, visant la pacification des peuples dominés, quasi-religion de la caste dominante qui se substitue à leur capacité d’agir, comme l’a été le christianisme dans l’empire romain et le bouddhisme dans l’empire chinois12, tandis que le second est l’appel (la dawa) des bédouins infiltrant les villes impériales et menant le troisième assaut historique sur le vieux continent.
En ce sens, l’insignifiance qu’il diagnostiquait n’est plus de mise : elle s’est transformée en une sur-signifiance : que l’on pense aux passions – bien mauvaises – voire aux hystéries – plus ou moins intéressées – que déclenchent des mots qui, jusqu’à une date récente, ne soulevaient pas une paupière comme « laïcité », « race », « colonisation », « identité » etc. Il faudrait rajouter « femme », « prophète », « Blanc », « Juif », etc. Comme si ces mots acquéraient de nouveau un sens, mais un sens résolument nouveau, lourd et menaçant.
« Éclipse prolongée » du projet d’autonomie
Plus fondamentalement, Castoriadis définit l’Occident comme issu d’une double ontologie, dont on n’a jamais mesuré la puissance heuristique.
– D’un côté le « projet d’autonomie », apparu en Grèce antique, réinventé dans l’Europe médiévale, visant l’émancipation individuelle et collective contre l’hétéronomie, c’est-à-dire l’auto-institution explicite de la société sous la forme de la démocratie, l’interrogation illimitée irriguant la philosophie et la science, la créativité sociale-historique. Il voit ce projet se déployer dans l’histoire dans toutes les dimensions ouvertes par l’auto-gouvernement des villes franches contre les pouvoirs seigneuriaux, les métamorphoses de la Renaissance, les Lumières, les révolutions classiques (hollandaise, anglaise, américaine, française) puis les mouvements ouvriers auto-organisés et insurrectionnels, se dispersant au XXe siècle dans les mouvements féministes, écologistes, régionalistes.
– De l’autre côté, l’autre noyau ontologique occidental, ce qu’il a nommé l’« expansion illimitée de la (pseudo) maîtrise (pseudo) rationnelle », c’est-à-dire ce prurit d’accumulation, de contrôle, de puissance, d’instrumentalisation de l’existant, que l’on retrouve à la fois dans l’économisme capitaliste (et communiste), l’inflation techno-scientifique, l’emprise des pouvoirs oligarchiques (notamment gouvernementaux ou patronaux), avec comme point culminant l’institution du totalitarisme, en germe dans la Terreur révolutionnaire, amenée à un point inégalé par le stalinisme puis le maoïsme et leurs funestes avatars.
Deux dynamiques singulièrement occidentales, distinctes et opposées mais que l’on voit entrelacées autour des notions de raison, de libéralisme, de technique, d’utopie ou de guerre.
Sans surprise, au vu de ce qui précède, Castoriadis voit un affaissement gravissime de ce projet d’autonomie gréco-occidental, une « éclipse prolongée ». La dynamique, quasi-millénaire, d’émancipation sociale des différentes hétéronomies s’estompe depuis le mitan du XXe siècle, et l’activité consciente des peuples cesse d’être l’acteur principal de l’histoire. Leur retrait congédie la perspective de sociétés autonomes instaurant des démocraties directes. Le régime occidental actuel, le système représentatif, d’« oligarchie libérale », se généralise mais, faute de perspective, s’effrite et s’enraye, les multiples droits conquis de haute lutte au fil des siècles se voyant progressivement rongés par une reprise des mécanismes classiques d’arbitraires bureaucratiques politico-économiques. Il en va de même pour la vie de l’esprit, où l’engourdissement culturel dans le « touristico-muséique » stérilise peu à peu tous les domaines où elle s’était développée. Pire : la réflexivité, la capacité de critique et d’auto-interrogation se pervertissent en autodénigrement, culpabilité, repentance et haine de soi – que Castoriadis comprend comme refus fondamental de la socialité comme telle13 – qui rationalisent ce « délabrement de l’Occident » et constituent aujourd’hui la colonne vertébrale de l’idéologie de l’élite, dominante et minoritaire. La rupture de cette histoire presque millénaire nous fait changer non seulement de société mais de monde, de civilisation, et il ne semble pas difficile de voir en quoi cette fin du projet d’autonomie, même si des réactions populaires viennent régulièrement rappeler qu’il n’est peut-être pas complètement mort14, pointe vers l’univers impérial.
Métamorphose de l’« expansion illimitée de la maîtrise rationnelle »
La chose est plus compliquée concernant le « noyau imaginaire » de l’expansion illimitée de la (pseudo) maîtrise (pseudo) rationnelle. Loin d’être déclinante, elle semble changer de nature même si les écrits de Castoriadis restent allusifs. Il y a cette étatisation généralisée de l’existence, l’aliénation presque complète de la société aux réseaux de pouvoirs proportionnelle à l’absence notable d’auto-organisation populaire – ou sans suite. Cette étatisation, et c’est capital si l’on peut dire, atteint évidemment la sphère économique : très loin de la fable d’un « libéralisme triomphant » que la gauche entonne rituellement, Castoriadis en bon économiste, identifie clairement l’État comme occupant le centre de la vie économique caractérisant là, spectaculairement, un trait impérial de première importance, à l’opposé d’une dynamique d’accumulation indépendante de tout pouvoir qui est au cœur des mécanismes capitalistes. Il y aurait d’autant plus lieu de s’interroger sur la nature ou l’existence du « capitalisme » actuel que Castoriadis, pour évoquer un capitalisme sans les contrepoids et résistances qu’ont été les mouvements populaires formels ou diffus l’obligeant pendant des siècles à se réformer continûment, évoque « un animal social-historique totalement différent »15… Effectivement, nombre d’observateurs notent la généralisation d’un « capitalisme » répondant de moins en moins aux critères classiques et adoptant des traits d’une accumulation « féodale » ou « antique » – consommation ostentatoire, logiques rentières, ententes et népotisme généralisés, prédations et dépendances, etc. – c’est-à-dire des formes sociales pré-modernes. Bien sûr, les sociétés occidentales sont encore loin de la stérilité impériale et la surenchère technologique s’accélère mais Castoriadis avait noté depuis longtemps que les grands paradigmes scientifiques, dont certains datent de plus d’un siècle, ne connaissent aucune révolution malgré les crises profondes qui traversent toutes les disciplines, à l’image de la vie artistique16. Tout se passe comme si, emporté par une inertie sociale-historique et coupé de tout ressort créatif, l’univers technologique s’était auto-constitué et poursuivait sa course sans butée ni contre-tendances17.
La question du totalitarisme
Une question importante, et liée, ne peut être ici qu’esquissée : celle de l’actualité du totalitarisme. Si Castoriadis le qualifiait dans les années 1950-60 de « capitalisme bureaucratique total » (opposé à celui, « fragmenté », des sociétés occidentales), il le décrit par la suite comme une société où l’expansion illimitée de la (pseudo) maîtrise (pseudo) rationnelle se déployait librement en l’absence d’institution socio-politique héritée d’un projet d’autonomie historique – cas de la Russie, de la Chine, etc. Cet héritage étant progressivement rogné en Occident, la question de l’actualité de dynamiques totalitaires se pose sérieusement, d’autant que se développent au sein de nos sociétés deux dynamiques indépendantes mais convergentes : d’un côté la puissance des capacités de surveillance, de contrôle et de manipulation fournies par les technologies numériques et de l’autre les réflexes authentiquement proto-totalitaires que reprennent les franges stalino-gauchistes aujourd’hui au service des mouvances communautaristes, racialistes et islamistes en plein essor. Mais le totalitarisme reste une émanation typiquement moderne, en tant qu’idéal de maîtrise absolue, notamment des âmes – l’emprise impériale se satisfaisant d’une domination sans partage « suffisamment quant à l’usage », pour reprendre une expression aristotélicienne. Considérer le totalitarisme comme l’expression moderne de poussées impériales permet de comprendre son émergence princeps au cours de l’histoire dans des régions semi-occidentalisées et d’envisager les formes hybrides qui surgiront à l’avenir18.
Castoriadis à la lumière d’Ibn Khaldoun
Il est possible de lire sur ce point Castoriadis à la lumière des thèses d’Ibn Khaldoun, et d’éclairer ainsi anthropologiquement ces deux « noyaux imaginaires ». Ainsi Castoriadis, voyant les prémisses de cette « expansion illimitée de la maîtrise rationnelle » dans la bureaucratie ecclésiastique médiévale tardive, et celle-ci étant un reliquat nostalgique de l’empire romain, il ne semble pas impertinent de la considérer comme une forme modernisée, c’est-à-dire rationalisée, technicisée et illimitée de la domination structurant les empires historiques, ontologiquement totalisants, centralisés et autoritaires. De manière complémentaire, si Castoriadis s’en tenait aux moments grec et européen pour décrire le « projet d’autonomie individuelle et collective », il pouvait concéder l’existence de proto-autonomies extra-occidentales : sans doute alors pourrait-on le concevoir comme une systématisation, une radicalisation et une institutionnalisation de ces moments anti-impériaux, progressivement interstitiels, de polycentrisme géopolitique où la rivalité et l’émulation entre entités stables (cités-États, royaumes, nations) font surgir une créativité tous azimuts, un réalisme pratique et une tendance égalitaire19. Il ne serait, dès lors, pas illogique que cette dialectique, cristallisée dans la civilisation occidentale qui aura repris en les métamorphosant deux tendances de l’histoire universelle, accouche, en se défaisant, d’une logique impériale, forcément particulière, hors de laquelle elle s’était instituée dix siècles durant.
Dimensions géopolitiques du basculement impérial
Dernier point de comparaison : l’échelle géopolitique. Notoirement lucide sur les « socialismes réellement existants », Castoriadis n’a jamais été dupe des régimes non-occidentaux issus des décolonisations aux barbaries plus ou moins sanglantes et encore moins complaisant envers les internationalismes masquant de « nouveaux » impérialismes. Mais il est un pan de son travail particulièrement méconnu : celui relatif à l’analyse de la Russie post-stalinienne. Il n’a été ainsi que très rarement fait état de son idée de « stratocratie », organisation sociale structurée autour de l’institution militaire, et de sa formule « la Force Brute pour la Force Brute » alors qu’elles préfiguraient de manière extraordinaire l’actuelle Russie poutinienne et sa tentative de restauration du tsarisme »20 . Cette prédominance de l’institution de la violence armée est peut-être une des caractéristiques les plus constantes du monde impérial – imperium, le pouvoir du glaive – et de ses guerres permanentes. S’il serait abusif de voir une quelconque prescience dans les mises en garde de Castoriadis face au danger russe et à l’impuissance occidentale, notamment européenne, qui ont donné lieu à d’infinis malentendus et moqueries, elles mériteraient, tout comme son travail concomitant et très conséquent sur la guerre21, d’être aujourd’hui reconsidérées.
Objections castoriadiennes
Inversons, pour finir, la question pour se demander ce qui, dans l’œuvre de Castoriadis, s’opposerait à l’hypothèse d’un horizon impérial pour nos sociétés. Cette question semble ne recevoir qu’une réponse : c’est le fond de sa philosophie, ce qu’il jugeait son apport principal dans le domaine de la philosophie politique22, l’idée que les sociétés humaines émanent d’un imaginaire radical, et qu’en tant qu’institutions imaginaires, elles sont des créations humaines ex nihilo – alors que la logique impériale est un déterminisme plein, qui plus est transhistorique. À cela une réponse sérieuse existe, sans doute la seule, tirée de sa même philosophie : les déterminismes s’imposent dans la mesure exacte où la créativité sociale-historique se tarit, où la volonté d’émancipation s’estompe, où le projet d’autonomie recule face à l’éternel retour de l’hétéronomie, « pente naturelle » de l’être humain, lorsque plus rien ne s’oppose à la clôture sur elles-mêmes des significations sociales – et tel était le quotidien du psychanalyste qu’il était, confronté à la répétition névrotique du sujet. La logique impériale, comme fonctionnement spontané des grandes sociétés qui perdure dans de multiples institutions comme dans la transmission de types anthropologiques, serait la pente naturelle des sociétés humaines. On pourrait alors se demander pourquoi, conscient comme personne de ce lent effondrement occidental, qu’il comparait à celui, plus brutal, du « bloc de l’Est », il ne s’est pas, de lui-même, penché sur ce retour possible de la logique impériale. D’autant que, Grec d’origine, il s’était arraché à un monde encore largement pré-moderne, naissant au moment précis (1922) où la péninsule hellénique s’émancipait enfin de quatre siècles de tutelle de l’empire ottoman. Sans doute que, ayant embrassé tôt la patrie de la modernité qu’était la France à ses yeux, il n’a jamais pu se résoudre à envisager que cet Occident, qu’il voulait voir se dépasser lui-même dans une autonomie collective ou démocratie directe, puisse dévaler aussi rapidement cette pente historique par un mouvement accéléré, au point de s’offrir aussi rapidement au retour d’un néo-obscurantisme généralisé qu’il osait croire relégué définitivement dans un passé révolu.
Notes
1– [NdE] Voir les articles de Quentin Bérard sur ce site.
2– Cornelius Castoriadis, « Individu, société, rationalité, histoire », 1998, in Le monde morcelé. Les carrefours du labyrinthe III, Seuil, 1990, réed. 2000, p.67.
3– Voir « Renaissance d’un impérialisme archaïque » et « La quatrième guerre mondiale s’avance », respectivement dans le bulletin Le crépuscule du XXe siècle, n°13 de 2005 et n°16 de 2006, repris dans livre inédit Crépuscule de l’Occident ou du XXe siècle ? (2019, 260 p.), p. 7 et 17. On lira, pour une synthèse, « Cités, Empires, Nations », Le crépuscule du XXe siècle n°38-39, mai 2021. Textes disponibles sur le site collectiflieuxcommuns.fr. Évoquons aussi, pour être complet, les interventions d’Aurélien Marq dans les colonnes de Causeur.fr.
4 – Ibn Khaldoun ou les sept vies de l’islam, éd. Actes Sud
5 – Brève Histoire des empires. Comment ils naissent, comment ils s’effondrent, éd. Seuil, où l’on trouvera le mieux décrit le contraste Occident / monde impérial évoqué au paragraphe précédent. On lira également son synthétique et très incisif Fascination du Djihad, 2016, Puf.
6– Expression populaire anglo-saxonne illustrant ce que David Riesman a appelé en 1950 dans La foule solitaire (Arthaud, 1964) la personnalité « extro-déterminée » (« other-directed ») prise dans la course aux signes extérieurs de réussite, anticipant ainsi le diagnostic d’un retour à des civilisations de la honte, et plus de la culpabilité.
7 – « Les divertisseurs », 1977.
8– « La capacité de reconnaître les sociétés autres va de pair avec la mise en question de ses propres institutions »
9– Cf. Bérard Q. « Wokisme et obscurantisme : articulations et complémentarités » revue en ligne Frontpopulaire.fr, 11 juillet 2020.
10– Cf. Bérard Q. « Le wokisme à la lecture de C. Castoriadis », site Mezetulle.fr, 25 novembre 2024.
11– Cf. Bérard Q. « Castoriadis et les bien-pensants », site Mezetulle.fr, 12 et 13 décembre 2023.
12– Pour reprendre les thèses très stimulantes du même Martinez-Gros dans son ouvrage ultérieur La traîne des empires, impuissance et religion, Passés composés, 2022.
13– Cf. « Les racines psychiques et sociales de la haine », 1996.
14– Cf. Bérard Q. « Les gilets jaunes face à l’empire », site collectiflieuxcommuns.fr, décembre 2019.
15– « L’époque du conformisme généralisé », 1989 et « Marxisme-léninisme, la pulvérisation », 1990.
16– « Transformation sociale et création culturelle », 1978 et surtout « Science moderne et interrogation philosophique », 1972.
17– Cf. Bérard Q. « Développement technique et configuration géopolitique », site collectiflieuxcommuns.fr, août 2021.
18– « Les destinées du totalitarisme », 1981, cf. aussi. Bérard Q. « Islamisme, totalitarisme, impérialisme », site collectiflieuxcommuns.fr, août 2017.
19– Sur cette dialectique, on lira David Cosandey, Le secret de l’Occident, pour une théorie générale du progrès scientifique, 2008 Flammarion.
20– Cf. Cf. Bérard Q. « Islamisme, totalitarisme,… », op. cit. ainsi que Raffaele Alberto Ventura, « Castoriadis devant la guerre en Ukraine », Le Grand Continent, 25 février 2022. On mentionnera, pour l’histoire, qu’il ne semble n’y avoir que Guy Fargette qui reprit précocement ces analyses pour comprendre l’effondrement de l’URSS, cf. Les mauvais jours finiront… Bulletin n°9, « Synthèse de la situation en URSS », juin 1989, n. 12, pp.19-21.
21– Voir la reprise de ses écrits dans Guerre et Théories de la guerre (Écrits politiques, 1945-1997, VI), Éd. du Sandre, Paris, 2016
22– « La capacité… » , op. cit.