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Les normes et ce qui leur échappe : sur Foucault et Butler (2de partie)

À partir du livre d’Éric Marty « Le sexe des modernes »

Seconde partie de l’article de Daniel Liotta.
Lire la première partie

Sommaire de la seconde partie

2 – Butler

La psycho-sociologie des sujets « genrés »

À juste titre, Marty insiste sur la perspective sociologique qui fonde la pensée de Butler. En effet, un des enjeux majeurs de cette pensée est d’analyser l’efficacité des pouvoirs sociaux qui assujettissent les individus, et nul n’ignore maintenant l’idée de « genre », cette construction sociale d’assignation sexuelle, masculine ou féminine, illégitimement « normée » par l’exigence d’hétérosexualité1. Foucault, qui ne sacralise pas les références à la société mais n’ignore pas non plus son pouvoir, aurait certainement été intéressé par cette idée. Il n’est cependant pas certain qu’il eût donné son assentiment aux développements théoriques proposés par Butler. Ce sont eux qu’il faut à présent indiquer.

Selon Butler, les assujettissements « génériques » sont produits, sur un mode à la fois réitéré et dissimulé, par les conditionnements culturels et par des modèles comportementaux qui mettent en jeu la puissance des stéréotypes. Précisément, ils sont les effets de ce que Butler nomme le « performatif », la répétition d’actes de discours (« c’est un garçon », « c’est une fille ») qui prétendent constater les normes de genres alors qu’ils les font (to perform). Telle est la « performativité du genre », dont l’intelligibilité est le principe d’une anthropologie sociale.

On doit cependant ajouter à cette perspective sociologique une référence elle aussi essentielle à l’idée freudienne de « mélancolie ». Cette référence permet de déterminer sur un second mode un principe d’identification « générique » hétérosexuelle du sujet. La mélancolie, telle qu’elle est comprise par Butler, désigne en effet une triple opération inconsciente : la perte de l’objet de désir – une perte rendue socialement nécessaire par l’interdiction de l’homosexualité lorsque cet objet est du même genre que le sujet – la soumission psychique à l’interdiction de la perte, et l’intériorisation inconsciente de cet objet désiré, perdu et interdit. Ainsi l’identification mélancolique à un genre, masculin ou féminin, et le désir hétérosexuel doivent-ils être conçus comme les effets impensés des prohibitions de l’objet masculin et féminin2. Je suis, « génériquement », ce dont je ne peux jouir car le désir et la jouissance de cet objet sont prohibés.

Toutefois cette référence psychanalytique est quadruplement contestable. En premier lieu, les lecteurs de Lacan et des psychanalystes ont souligné les déformations, volontaires ou non, opérées par Butler des inventions théoriques de Lacan 3. Or ces contresens acquièrent leur signification au regard de la deuxième faiblesse : la référence analytique est sauvage, au sens où l’on parle d’une « interprétation sauvage », c’est-à dire sans fondement clinique et sans écoute singulière d’un sujet en cure. Cette interprétation soumet Freud et Lacan au même principe général de lecture qui érige des penseurs (Foucault, Derrida, Lévi-Strauss, Kristeva ou Althusser) en maîtres, pour se donner le pouvoir de les déformer, de les commenter, de les préciser, de les rectifier, de les mettre indéfiniment en relation et de les faire jouer en des réseaux de renvois et de critiques. Ce que Butler nomme la French Theory. C’est pourquoi la théoricienne doit convenir que son « exégèse » analytique est extérieure au champ analytique et, plus encore, qu’elle ne possède aucune prétention empirique4. De plus, et c’est la troisième critique, la référence analytique hésite entre deux lectures. La première semble soumettre toute hétérosexualité au principe de mélancolie, si bien que l’homosexualité serait nécessairement la vérité inconsciente de l’hétérosexualité, la vérité première et sacrifiée d’un désir qui ne cesse de hanter le sujet. Plus encore, l’interdit de l’homosexualité constitue le premier principe social, puisqu’il est présupposé, prétend Butler, par le principe d’interdiction de l’inceste5. La seconde lecture, plus sobre, pense l’identification mélancolique comme un principe seulement contingent des constructions génériques6. Cependant l’une et l’autre lectures nous situent, plus ou moins caricaturalement, face à ce que Foucault a repéré et critiqué : une pensée de la « sexualité », qui prétend reconnaître dans les façons de désirer et de prendre des plaisirs la vérité dernière de la subjectivité7.

Ces trois difficultés intellectuelles nous paraissent ainsi constituer le prix à payer pour bâtir une anthropologie psychanalytique du genre. Toutefois, nous évoquions quatre défauts. En effet, nous ne voyons pas comment s’articulent la perspective sociologique et la référence analytique, et comment l’anthropologie du genre n’est donc pas condamnée à être irréductiblement fêlée, à moins que l’inconscient ne soit radicalement et énigmatiquement dissous dans un pouvoir social8. Nous ne voyons pas comment il est possible d’articuler ce que l’on nomme parfois l’« autre scène », celle de l’inconscient, et la scène sociale qui produit le performatif et les conditionnements hétérosexuels. Il nous semble que les deux analyses (indépendamment de leur force ou de leur faiblesse respectives) sont condamnées à rester juxtaposées9. L’anthropologie pseudo-analytique de Butler et l’anthropologie sociale dessinent de la sorte deux silhouettes du sujet genré censées se compléter intellectuellement, mais qui restent simplement extérieures l’une à l’autre. Ou, plus modestement : nous ne saisissons pas comment elles pourraient se compléter10.

Or une question essentielle s’impose : en inspectant ces silhouettes, pouvons-nous saisir des enjeux politiques de la pensée de Butler ?

L,G,B,T, etc.

Afin de répondre, considérons le présent culturel et politique d’abord américain, et maintenant européen, dans lequel s’insère sa pensée. Celle-ci se situe au point de juxtaposition de la « sexualité » et d’une analyse de type sociologique. Contre les pouvoirs, le militant et la militante s’identifient à un mode de désir et de jouissance qui est supposé constituer leur vérité et qui fut interdit. De la sorte ils inventent de nouveaux devenirs du « genre », des devenirs volontaires et non plus oppressifs. Mais qu’est- ce donc que le répertoire venu des États-Unis – le L,G,B,T auquel on peut ajouter le Q (le queer), voire le N (le neutre) qui ambitionne de « troubler », voire de « défaire », la binarité « genrée » de l’homme et de la femme – sinon ce que nous pourrions nommer un communautarisme à la fois culturel et sexuel ? Et in fine un mélange d’identifications socio-politiques et de repérages sexuels censés représenter la vérité d’un sujet et que celui-ci peut faire jouer sur un mode volontaire voire parodique – une vérité à la fois sociale (mon appartenance à une « minorité ») et sexuelle (le mode d’être supposé le plus intime de mon désir et de mes plaisirs). Marty, à bon droit, identifie ce répertoire à « flot d’assignations », puis à « une incroyable prolifération taxinomique » qui « semble plus relever d’un stéréotype américain que d’un désir de penser »11.

Éric Marty oppose le LGB, qui désigne des « orientations sexuelles », à la figure du « trans » qui « renvoie à une identité » et à un « désir d’assignation » : l’individu du genre féminin passe au genre masculin (FtM), l’individu du genre masculin au genre féminin (MtF)12 ; toutefois, l’opposition est superficielle puisque, ainsi que Marty le remarque, le LGB est une promotion politique et culturelle des identités.

Certes, le militantisme des LGBT permet de lutter contre l’emprise culturelle des normes hétérosexuelles et peut travailler légitimement à étendre et garantir les droits des sujets. En cela il est appréciable et mérite respect. Comment ne pas penser, par exemple, en Pologne, en Hongrie ou en Russie, aux combats courageux et nécessaires contre un mélange d’autoritarisme religieux, de conservatisme culturel et d’inégalité juridique ? Toutefois, puisqu’elles sont supposées par les luttes en faveur des minorités sexuelles, ces catégorisations sexuelles constituent elles-mêmes des modèles normatifs, des modèles certes non imposés mais choisis. Contre des pouvoirs parfois brutaux et puissants qui affirment l’existence de catégories sexuelles jugées infamantes, contre des pouvoirs qui exigent d’être radicalement combattus, elles érigent en principe de lutte des régularités comportementales et des ressemblances entre des manières d’être, de désirer et de jouir. Ces normes ne hiérarchisent pas les manières d’être et de faire, mais elles les homogénéisent dans la mesure où elles les enveloppent dans des catégorisations déterminées. Elles sont individualisantes, non pas au sens où elles hiérarchisent les cas, mais dans la mesure où elles sont productrices de modèles particuliers : le gay, la lesbienne, le ou la bi-sexuel(elle), voire la « butch » (lesbienne de genre masculin) et la « fem » (lesbienne de genre féminin). Bref, ces catégorisations indiquent des modèles sociaux et sexuels sans les imposer, homogénéisent sans hiérarchiser, et individualisent sans « discriminer ». Ainsi, dans la mesure où ils confondent se rassembler et se ressembler, les militants LGTB s’identifient à l’image commune qu’ils inventent et ne s’autorisent que de cette image. Accepter leurs catégorisations est donc – contre des pouvoirs illégitimes et parfois très violents – se régler sur un imaginaire normatif de la ressemblance, quitte à l’affirmer sur un mode parodique.

Accepter ces catégorisations est régler les luttes sur des particularismes indifférents, voire hostiles, à l’universel et au singulier. Cette indifférence distingue le « gay » du répertoire sexuel du gay de l’érotique foucaldienne. En effet, ne serait-il pas plus légitime de méditer ici une leçon de Foucault ? Afin de lutter contre la norme hétérosexuelle, il est certes nécessaire, dans un premier temps, de retourner des catégories jugées infamantes, en premier lieu celle d’homosexualité, pour affirmer des « droits à la sexualité » non hétérosexuelle. L’enjeu toutefois – cet enjeu que Butler reconnaît13 mais dont elle ne semble pas tirer les légitimes conséquences – est, dit Foucault, de libérer les luttes politiques « de la notion même de sexualité »14. Avec Foucault, il convient de s’émanciper de ce mode confus de penser qui prétend reconnaître la vérité d’un sujet dans ses façons de désirer et de prendre du plaisir. Pour promouvoir quelle érotique selon Foucault ? Pour créer des plaisirs sans reconnaître en eux une vérité subjective, et pour proposer une « culture » des plaisirs qui invente des singularités en s’ouvrant à l’universel, une fois les particularismes mis hors-jeu15. On peut entendre de bien des manières ce programme sur lequel il faudra revenir dans une autre étude : naïveté, projet finalement insensé de se créer comme être de désir et de plaisir, ou bien sagesse lucide de ne pas soumettre l’érotique à l’exigence d’une (re)connaissance de soi. Du moins Foucault a-t-il le mérite de nous épargner le mélange d’identifications communautaires et de prétention à saisir la vérité subjective. Et il nous invite à penser ensemble l’universel et le singulier.

La puissance des particularismes

Au contraire, l’alliance des identifications sexuelles et militantes constitue le régime de savoir et de pouvoir à partir duquel Butler constitue sa pensée. Certes, Butler se pose comme un penseur de la contestation des normes, terme qui très souvent désigne, in fine, tout pouvoir social et tout processus d’identification, et certaines de ses critiques sont tout à fait fondées. Il est nécessaire, écrit-elle, de « saper toute tentative d’utiliser le discours de vérité pour délégitimer les minorités en raison de leur genre et de leurs sexualité »16. Ainsi est-il légitime de « dénaturaliser » les genres et d’affirmer que les idéaux identificatoires sont contingents et ne doivent pas être imposés à titre de normes culturelles et politiques. Il est également légitime de mettre en évidence, avec Butler, qu’aucun individu ne joue parfaitement le rôle social et sexuel qui lui est attribué ; l’identité « genrée » est toujours fragile et troublée, et elle manque donc de « cohérence » (selon un terme qu’affectionne Butler) ; autrement dit, l’idéal identificatoire ne peut jamais être parfaitement imité.

Toutefois, comment Butler se bat-elle, voire se débat-elle, avec le communautarisme social et sexuel ? Indiquons simplement des perspectives de lutte, dont certaines sont repérées par Marty.

  • Butler affirme que le genre « n’est pas réductible à l’hétérosexualité hiérarchique » ; de plus, dit-elle, la binarité du masculin et du féminin ne doit pas être assurée car le genre revendique désormais une « instabilité », c’est-à-dire une absence de cohérence17. Mais son programme militant laisse intact – plus que cela : il conforme et il légitime – les catégories sexuelles, même si une stabilité de principe leur est refusée. Il accorde une puissance axiologique aux identités indissolublement sociales et sexuelles de ces victimes que sont les « minorités ». Nous pouvons également donner raison au propos de Butler : des identités « genrées » (ainsi la butch et la fem) peuvent revêtir une « charge érotique ». Foucault l’affirme également à partir de son propre érotisme18. Mais il nous semble que jouer avec plaisir des rôles libidinaux et sociaux, prendre plaisir à se réunir en faisant jouer ces rôles, ne doit pas signifier fonder sur eux un programme politique.
  • Ainsi que l’écrit Marty, le projet de Butler consiste à présenter « une prolifération en principe sans limite des possibilités de genres »19. En effet, il s’agit, selon Butler, d’«ouvrir le champ des possibles en matière de genres sans dicter ce qu’il fallait réaliser »20. Ce principe de « prolifération » ajoute à la liste des genres, sur un mode non exhaustif, les « intersexes », les « asexuels », les « travestis », les « hésitants » (questionning), les « alliés », les « bi-spirituels » (two spirited), et les « pansexuels » ; le sigle peut ainsi être complété : LGBTTTIQQ2SAAP21. Cependant multiplier les genres, n’est-ce pas seulement multiplier les particularismes et, au lieu de s’en émanciper, leur accorder plus d’extension encore ? Butler remarque elle-même qu’« un simple accroissement numérique » ne peut suffire à constituer un programme politique »22.
  • Selon Butler, il convient d’être attentif à ce qu’une identité, même minoritaire ne soit pas affirmée aux dépens d’une autre. Refusons, écrit-elle, une « identité gay ou lesbienne » qui méconnaîtrait son propre trouble et son manque de cohérence et travaillerait, hélas, à « désavouer toute relation constitutive à l’hétérosexualité »23. Il convient plus encore, précise-t-elle, d’être attentif à ce qu’un combat en faveur d’une identité ne se déploie pas en excluant d’autres combats. C’est pourquoi son programme politique suppose de complexifier les identités (par exemple, celle d’une personne qui se reconnaît à la fois lesbienne et noire, ou femme et colonisée) et de repérer des « carrefours » et des réseaux où les luttes des identités minoritaires doivent stratégiquement s’articuler et intensifier leur « puissance d’agir » (agency ) grâce à leurs convergences24. Toutefois nous devons remarquer que cette intensification n’est pas celle des singularités subjectives mais, écrit Butler, celle du « groupe », et les luttes ont ainsi toujours pour horizon la « communauté » des minorités25. Et de la sorte ni le singulier ni l’universel ne sont reconnus par Butler en leur valeur spécifique. La singularité est mise hors-jeu au profit des identités politiques particulières, et l’universalité est condamnée à être ignorée au profit d’une connexion de ces identités grâce aux carrefours militants.

Il ne s’agit pas ici d’analyser les conceptions spécifiques de l’universel et du singulier selon Butler, assurément complexes. Repérons simplement le statut qu’elle leur accorde selon les principes les plus fondamentaux de son militantisme LGBT. Bien que la militante déclare que « l’affirmation identitaire ne peut être la fin de la politique » et s’oppose clairement au prestige américain de cette affirmation26, ce militantisme semble cultiver les identités particulières sur un mode certes non-binaire, non contraint et instable (une instabilité, une non-cohérence qui préserve cependant la communauté) : sur un mode qui est positif, extensif et réticulé. Nous ne voyons pas comment Butler peut valoriser la catégorie militante de « minorités sexuelles » et affirmer cependant que cette catégorie « ne renvoie pas à une logique identitaire » car, dit-elle, elle permet de lutter en faveur des « personnes très diverses » qui subissent les normes27 ? Ne faut-i l pas lui répliquer que respecter réellement cette diversité est consentir à dissoudre ou, au moins, à dévaloriser la supposée identité sexuelle des minorités28 ? Ce qui nous semble, in fine, l’opération légitime. Et comment peut-elle prétendre que « la théorie queer s’oppose par définition à toute revendication identitaire » et ajouter toutefois qu’« il ne s’ensuit pas pour autant que la théorie queer s’opposerait à toute assignation de genre », sinon en précisant l’opposition légitime à la « législation imposée de l’identité »29. Mais ceci semble signifier que cette législation est acceptée lorsqu’elle n’est pas imposée.

Il convient de prêter attention particulière à l’étude dans laquelle Butler examine une subjectivité dont les devenirs manifestent, écrit-elle, un « écart » et une « incommensurablité » avec les normes. Ce sujet et sa parole s’affirment ainsi, précise-t-elle, « aux limites de l’intelligibilité »30. Or cette inintelligibilité a pour objet à la fois la singularité et l’universalité subjectives ; elle est en effet, d’une part, celle de David auquel il faut « rendre justice »31 et, d’autre part, celle d’une « certaine essence du sujet parlant, qui parle au-delà de ce que l’on peut dire »32. Toutefois, Butler ne s’affronte pas ici à la question, à laquelle on peut penser qu’il convient de répondre par l’affirmative : tout sujet, même si par bonheur son existence n’est pas aussi dramatique que celle de David Reimer, ne s‘affronte-t-il pas à ces limites ? Penser ces limites ne nous oblige-t-il pas à nous confronter à ce qui, en tout sujet, « excède la norme »33 et les genres ? Affirmer, dans un autre texte, que « ce qui est en dehors des normes ne sera pas, à proprement parler, reconnaissable », que « nous n’avons pas de mots » pour dire ce dehors qui importe et « qui fait partie de notre expérience sans que nous le sachions »34, c’est, dans tous les sens du terme, accepter de n’en rien entendre, et s’empêcher de tirer les conséquences de cette extériorité pour parler, penser et agir. Déclarer, enfin, que cette absence de discours « peut également être le signe d’une prise de distance par rapport aux normes régulatrices, et par conséquent constituer un espace pour des possibilités nouvelles »35 ne nous semble pas suffisant ; c’est ne pas travailler à dire ce qui excède les normes, c’est ne pas tirer les conséquences de ce que les identifications génériques ne sont que des semblants, et ne pas s’interroger sur ce qu’est une singularité subjective afin de permettre l’actualisation de ces possibilités.

Une telle actualisation pourrait prendre pour objet des pensées qui acceptent d’entendre et de dire ce qui échappe aux particularismes, notamment une philosophie des devenirs subjectifs (Deleuze36) ou une intelligibilité de la « division subjective » qui disjoint radicalement ressemblance et vérité et ne prétend pas saisir une identité (Lacan) ? La cure analytique ne permet-elle pas de dire et de faire entendre ce qui est irréductible aux identifications sociales et personnelles, afin qu’un sujet puisse peut-être modifier ses façons de vivre ? Il n’est pas question, ici, de déployer des réponses. Indiquons simplement leur enjeu : proposer un discours à un sujet pensé comme irréductible aux normes sociales, un discours qui le confronte aux conditions universelles de la subjectivité. Et l’existence de ce discours permet de conférer une valeur à la fois intellectuelle, morale et politique tant à la singularité qu’à l’universalité37.

Certes poser, comme le fait Butler, qu’aucune subjectivité ne manifeste « une pleine cohérence », car les répétitions normatives sont toujours pour une part vouées à l’échec, et lui reconnaître une irréductible part d’« opacité » permet de s’élever contre la « violence éthique » qui exige que le sujet soit identique à lui-même38. Mais qu’est-ce qui empêche ces propositions de déployer une philosophie et une politique de la singularité subjective ? La conviction que la définition du Je et de son émergence exige de « se faire sociologue »39. Puisque, selon la formule si vague (et malgré beaucoup de références à Foucault, Levinas, Nietzsche, Hegel et « la psychanalyse »), « on ne peut en effet pas isoler le « je«  de la pression de la vie sociale »40, nous comprenons que la subjectivité hors norme ne peut être entendue. Nous comprenons également que la philosophie se déploie en jugements sociaux. Et, puisque la société serait réductible in fine à des normes particulières (imposées ou acceptées, voire parodiées), on comprend pourquoi cette philosophie se déploie en un militantisme dont la défense des particularismes est le principe.

Exposons un dernier signe de cette dévalorisation du singulier et de l’universel au profit de la société et de ses communautés particulières. Les très fortes réserves de Butler contre ce qu’elle nomme « le mariage gay et lesbien » sont fondées sur la conviction que sa reconnaissance juridique enveloppe « une norme qui menace de rendre illégitimes et abjects les arrangements sexuels qui ne se conforment pas à la norme du mariage sous la forme existante ou révisée » ; ainsi les « communautés de minorités sexuelles sont menacées de devenir non reconnaissables et non viables tant que le lien du mariage sera le mode d’organisation exclusif de la sexualité et de la parenté »41. Des remarques s’imposent, outre le constat qu’il y a maintenant bien des années que le mariage n’est pas en Occident le seul mode légitime de sexualité et de parenté. 1) Sont ici posées une continuité et une complicité nécessaires de la possibilité juridique (pouvoir se marier) et la contrainte normative (se marier deviendra une norme qui rendra « abjectes » les relations homosexuelles non maritales). Cette continuité est justifiée par un jugement sociologique très fragile, mais littéralement incontestable, puisque Butler évoque seulement une « menace », celle de l’« abjection » des sexualités homosexuelles non maritales. 2) Cette menace, en admettant qu’elle existe, est toutefois restée sans effet : qui donc aurait observé une intensification de l’abjection attribuée aux couples homosexuels non mariés depuis que la possibilité maritale leur est offerte ? 3) L’universel juridique dont peuvent user tous les sujets singuliers est donc dévalorisé au nom de cette menace que seraient censées subir des communautés particulières42.

Contre ce mouvement de pensée, il faut rappeler que rien n’est plus étranger à Foucault que cette conception de Butler selon laquelle – retournons une citation du premier43 – la seule réalité à laquelle puisse prétendre la pensée critique et militante, c’est la société. Foucault a refusé, disions-nous, de proposer une anthropologie ; il a congédié la « sexualité » ; il a fréquemment congédié avec elle – à tort ou à raison – la psychanalyse ; il a différencié la société et les programmes de pouvoir ; enfin, il a accordé une écoute et une intelligibilité aux rationalités et aux existences hors norme sans mépriser par principe la pensée normative, et fut attentif à nouer le singulier et l’universel. Butler a proposé une anthropologie du sujet genré ; elle a développé une pensée de la sexualité fondée sur une supposée psychanalyse ; elle a toutefois érigé la société en objet ultime de la philosophie et de la politique ; elle n’a pas accordé d’écoute et d’intelligibilité à ce qui est hors-norme, et a soumis la pensée du « je » à une sociologie des particularismes. On ne doit pas reprocher à Butler d’avoir inventé et suivi son propre mouvement de pensée qui, malgré les hommages et les références, l’oppose frontalement à Foucault. Toutefois il nous semble que son anthropologie oscille, sans pouvoir les articuler, entre une sociologie et une psychanalyse, que cette psychanalyse apparaît dogmatique et fragile, que cette sociologie conditionne l’intelligibilité du Je à l’analyse des particularités sociales et interdit toute mise en valeur du singulier et de l’universel.

Conclusion : la littérature, la psychanalyse et l’école

Nous désirons finir par une considération en apparence secondaire. On repère aisément l’importance que revêtait la littérature pour des penseurs qui sont les matériaux de la French Theory. S’agissant de Barthes, analyste de la littérature, cela va de soi. La littérature fut un objet d’expérimentation et un souci philosophique majeur de Derrida. Elle constitua également un objet de pensée stratégique en certaines périodes du parcours de Foucault. Deleuze écrivit un magnifique Proust et les signes et réunit certaines de ses études littéraires en un volume44. Quant à Lacan, de Poe à Joyce, en passant par Claudel, Racine, Blanchot et Duras (la liste n’est pas exhaustive), il ne cessa de confronter la psychanalyse à la littérature.

Marty repère fort bien le sort fait à la littérature par beaucoup de « théories du genre » : la dévalorisation – voire la condamnation – de la littérature et des lectures littéraires auxquelles se livrèrent Barthes et Deleuze45. Nous n’osons penser, avec lui, que le discrédit de la littérature naîtrait de son identification à des « œuvres le plus souvent d’hommes blancs aisés et souscrivant, y compris dans leurs transgressions, au discours de la domination »46 ? Plus sobrement, elle est jugée « élitiste », écrit-il, par des penseurs du genre47.

La littérature et, en général, l’art sont effectivement « élitistes » pour des pensées et des pratiques selon lesquelles rien ne fait limite aux pouvoirs, ainsi lorsque un État prétend arbitrairement imposer ses lois et ses normes dans les relations culturelles et sociales – ou lorsque des communautés prétendent dominer l’espace politique et culturel. L’on conçoit fort bien que la littérature et les arts soient dépréciés par les militants des communautés et que, au contraire, elle importe à ceux qui désirent ne pas s‘identifier aux particularismes. En effet les arts, et donc la littérature, sont irréductibles aux particularismes ; ils sont les inventions de singularités et prétendent, en traversant et en exploitant les particularismes, s’adresser à tous.

Toutefois ils s’adressent à tous, à la condition que chacun soit instruit de leur existence. C’est pourquoi, il convient, en dernier lieu, de considérer de nouveau l’école. Ne doit-elle pas être l’institution grâce à laquelle les sujets sont instruits des arts et, en particulier, de la littérature, quelle que soit leur particularité « sociale » ou « genrée » ? Il faut dire de Lacan, Barthes, Deleuze et Derrida ce que Jean-Claude Milner dit de Foucault avec une naïveté qui n’est que superficielle : ils étaient de bons élèves d’une école qui les avait instruits48. Afin qu’il y ait d’autres élèves, et de bons élèves, afin qu’ils puissent se confronter à la littérature et lire ces penseurs, il est nécessaire que l’école puisse accomplir sa mission de limite aux particularismes sociaux. Ainsi entendons-nous, dans le livre de Marty, moins qu’une nostalgie mais plus qu’un souci. Disons la griffe du désir et une inquiétude jamais explicitées, qui semblent pourtant porter et animer ses analyses : contre la dévalorisation de la littérature, réaffirmer sa puissance et son caractère précieux et indispensable à titre de création artistique et d’expérience de pensée.

Céder sur la littérature, c’est céder sur l’articulation paradoxale du singulier et de l’universel. Ajoutons : céder sur le nouage de l’universel et du singulier, c’est également céder sur la psychanalyse, à moins d’en faire une bonne à tout faire des adaptations sociales, une thérapie sociale. Le psychanalyste ne rencontre pas un représentant de telle ou telle communauté sociale ou de tel « genre »; il rencontre un sujet en sa singularité, précisément un sujet singulier dans son rapport à des structures universelles : un corps parlant et parlé qui fait l’expérience du rapport singulier à une langue.

On peut donc le dire brutalement : si le discours des particularismes sociaux et sexuels l’emporte, alors la psychanalyse, la littérature – et la philosophie qui est aussi la rencontre d’une singularité créatrice avec l’universel du discours rationnel – ne pourront recevoir qu’une place secondaire et toujours suspecte. Si ce discours soumet à ses pouvoirs les institutions politiques et culturelles, alors les sujets pour se dire et tenter de se faire entendre seront plus intensément contraints qu’ils ne le sont présentement de se confier à des communautés sociales qui pourront, pensent-ils, les protéger et les reconnaître. Mais à condition qu’ils se désingularisent et s’affirment hors de l’universel. C’est-à-dire qu’ils se nient comme sujets.

Lire la première partie

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Notes de la seconde partie

1. Une « notion dérivée de la sociologie », écrit Butler citée par Marty, LSM, p. 22, note 2.

2. Trouble dans le genre et La vie psychique du pouvoir qui semble préciser et approfondir le premier livre, proposent les analyses les plus développées de cette « mélancolie ».

3. Sur ce point, contentons-nous ici de renvoyer à Marty qui repère les contresens flagrants sur la « forclusion » lacanienne, LSM, p. 65-70

4. « J’aimerais caractériser et situer le type de texte que je produis comme un certain genre de critique culturelle de la théorie psychanalytique qui n’appartient ni au champ de la psychologie ni à celui de la psychanalyse, mais qui cherche néanmoins à établir un lien avec ces deux disciplines. […] Je ne défends aucune approche empirique, ni ne veux rendre compte des positions psychanalytiques présentes sur le genre, la sexualité, la mélancolie », VP, p. 206-207.

5. « L’hétérosexualité est produite non seulement à travers la réalisation de l’interdit de l’inceste mais, avant cela, par la mise en place de l’interdiction de l’homosexualité » (ibid, p. 203). Comprenons cet « avant » : l’interdit de l’homosexualité et la mélancolie précède l’interdiction de l’inceste théorisée par Lévi-Strauss non seulement d’un point de vue chronologique, mais aussi sur un mode logique et ontologique : « l’interdit de l’inceste présuppose l’interdit de l’homosexualité, car il fait l’hypothèse de l’hétérosexualité du désir », ibid. 

6. « Je dirai, d’un point de vue phénoménologique, qu’il existe de multiples modes d’expérience du genre et de la sexualité qui […] ne supposent pas que le genre soit stabilisé par la mise en place d’une hétérosexualité sans faille », « le genre est acquis au moins en partie par la répudiation des attachements homosexuels », ibid, p. 204 ; nous soulignons. Encore plus sobrement : « l’hétérosexualité est cultivée à travers des interdits », p. 205.

7. Ainsi, sur un mode nécessaire ou contingent, « la plus « authentique«  mélancolique lesbienne est incarnée par la femme strictement hétérosexuelle, et le plus « authentique«  mélancolique gay est l’homme strictement hétérosexuel », ibid, p. 218. Mais, inversement (et énigmatiquement, car l’hétérosexualité n’est pas prohibée), « une mélancolie spécifiquement gay » a pour principe « une perte [de l’hétérosexualité] qui ne peut être reconnue comme telle », p. 221.

8. « Je me suis emparé de la notion psychanalytique de forclusion, et je lui ai donné un caractère spécifiquement social », Humain, inhumain. Le travail critique des normes. Entretiens, Paris, Éditions Amsterdam, 2005, trad. J. Vidal et C. Vivier, p. 105. Voir note 32.

9. Sur la difficulté, voire l’impossibilité, de concevoir pareille articulation, renvoyons aux analyses d’Anne Emmanuelle Berger dans Le grand théâtre du genre. Identités, Sexualités et Féminisme en « Amérique », Paris, 2013, Berlin, p. 57 et suiv.

10. Nous n’entendons pas ce que signifie la formule, « la notion de performativité du genre appelle une refonte psychanalytique à travers la notion d’acting out, car elle émerge dans l’articulation de la mélancolie et dans la réaction de pantomime à la perte, par laquelle l’autre est incorporé dans les identifications formatrices du moi », VP, p. 238. Le dernier chapitre de La vie psychique du pouvoir, qui a certain égard se présente comme une explication de cette formule, ne nous permet pas de l’entendre.

11. LSM, respectivement, p. 32 et p. 480.

12. Ibid, p. 483.

13. TG, p. 200 et suiv.

14. « Le gay savoir », entretien publié dans les Entretiens sur la question gay, Béziers, H&O, 2005, p. 47 et 48. Cette idée essentielle de La volonté de savoir et de l’érotique gay est fréquemment énoncée : ainsi DE, n° 200, t. III, p. 260-261 et n° 313, t. IV, p. 308-312.

15. C’est ainsi que Foucault affirme d’une part : « Si nous devons nous situer par rapport à la question de l’identité, ce doit être en tant que nous sommes des êtres uniques. Mais les rapports que nous devons entretenir avec nous-mêmes ne sont pas des rapports d’identité ; ils doivent être des rapports de différenciation, de création, d’innovation. » (Ibid., t. IV, p. 739) C’est pourquoi il propose « une culture qui invente des modalités de relations, des modes d’existence, des types de valeurs, des formes d’échanges entre individus qui soient réellement nouveaux » et ajoute, d’autre part : « Cela va créer des relations qui sont, jusqu’à un certain point de vue, transposables aux hétérosexuels. » (Ibid., t. IV, p. 311) Simon Wade, qui relata sa rencontre avec Foucault en 1975 en Californie, cite des propos du philosophe : « Je crois que le terme “gay” est devenu obsolète – en vérité, comme tous les termes du genre qui indiquent une orientation sexuelle précise. La raison en est la transformation de notre compréhension de la sexualité. On mesure combien notre recherche du plaisir a été considérablement limitée par le vocabulaire qui nous a été imposé. Les gens ne sont pas ceci ou cela, gay ou hétéro. Il y a une gamme infinie de ce que nous appelons le comportement sexuel et de mots qui empêchent cette gamme de se réaliser – soit des mots qui figent le comportement, qui sont faux et mensongers. », Foucault en Californie, Paris, Zones, 2021, trad. G. Thomas, p. 85. Il faut certes se méfier des jeux de la mémoire, ils sont ceux de l’oubli et de la déformation. Toutefois, la référence au plaisir ainsi que la critique de la « sexualité » et de ses catégories nous invitent à accorder un certain crédit au propos. Wade affirma que Foucault avait lu son manuscrit et autorisé sa publication ; voir la préface de H. Dundas, p. 10-11.

16. TG, p. 27.

17. Défaire le genre, Paris, Éditions Amsterdam, 2012, trad. M. Cervulle, p. 71.

18 . Respectivement Butler, ibid, p. 241 et Foucault DE, n° 358, IV, p. 735 et suiv.

19. LSM, p. 32.

20. TG, p. 26.

21. On peut avoir une idée de cette prolifération en tapant la requête « liste des genres lgbt » dans un moteur de recherche.

22. Ces corps qui comptent, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, trad. C. Nordmann, p. 240.

23 . Ibid, p. 122.

24. Ibid, p. 124 et suiv.

25. Selon Butler, il s’agit bien de viser « l’augmentation de la puissance d’agir des groupes » (ibid, p. 127) et ainsi d’« esquisser la carte d’une communauté future » (ibid, p. 128). Marty propose une lecture de es pages dans LSM, p. 228-230.

26 Humain, inhumain, op. cit., p. 112.

27. Ibid, p. 128.

28. La formulation de Butler nous semble résumer la contradiction, qu’il ne suffit pas d’énoncer pour s’en émanciper : « Je continue de garder espoir en une coalition des minorités sexuelles qui transcendera la simplicité des catégories identitaires. […] Mobiliser des catégories identitaires à des fins de politisation, c’est toujours courir le risque de voir l’identité devenir l’instrument du pouvoir auquel on s’oppose. Ce n’est pas une raison pour ne pas utiliser, ou être utilisé-e par, l’identité », TG, p. 49-50.

29. Défaire le genre, op. cit., p. 20. Nous soulignons.

30. Ibid, respectivement, p. 91 et 92.

31. Ce sujet est David Reimer. Né avec des chromosomes XY, il subit une erreur chirurgicale à l’issue de laquelle son pénis fut brulé et amputé. Il fut soumis à une « chirurgie de réassignation » sexuelle, qui impliqua (entre autres opérations) l’ablation des testicules et fut éduqué comme une fille, sous le prénom de Brenda. Cependant, à partir de 8 ans, il manifesta ne pas se reconnaître en cette féminité et refusa avec horreur toute féminisation médicale de son corps. À l’adolescence, il obtint une reconstruction du pénis. David Reimer se suicida à l’âge de 38 ans. Cette histoire, que nous résumons trop brutalement, inspira à Butler des réflexions qui nous semblent subtiles, « Rendre justice à David : réassignation de sexe et allégorie de la transsexualité » (p. 75 et suiv.). Si les faits sont avérés, ils mettent particulièrement bien en évidence la double objectivation psycho-médicale à laquelle fut soumis ce sujet. La première équipe, constituée de médecins et de psychologues, prétendit inventer la féminité de Brenda et la régler sur des normes sociales et physiques, au nom d’un « constructivisme » qui réduit le « genre » à des inventions sociales. La seconde équipe prétendit fonder l’exigence de masculinité de David sur la présence génétique, et donc naturelle, du chromosome Y.

32. Ibid, p. 91.

33. Ibid, p. 90.

34. « Retour sur les corps et le pouvoir » dans Incidences, 4-5, 2008-2009, trad. N. Ferron et C. Gribomont, p. 111.

35 . Ibid.

36. Signalons simplement que, selon Deleuze, la « majorité » désigne, non pas ce qui est quantitativement le plus important, mais la domination des modèles. Inversement, « la minorité » désigne non pas un particularisme mais la « figure universelle » (Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 588), c’est-à-dire « le devenir de tout le monde » lorsque les modèles n’imposent plus leur pouvoir (p. 133-134). Cette « minorité » est inséparable des puissances singulières d’affirmations et de « devenirs créatifs » émancipés des modèles. Penser ensemble cet universel et ces singularités est un des enjeux essentiels de Mille plateaux.

37. Marty nous semble ici trop sévère, lorsqu’il évoque, à propos des réflexions de Butler sur David Reimer, un « cryptohumanisme », qui « contredit l’implacable sociologisme auquel Butler nous a habitué », LSM, p. 485. Nous interprétons les propos de Butler comme une incapacité – ou faut-il dire un refus ? – de penser ce qui n’est pas réductible aux normes et de poser le principe de la singularité et l’universalité. Mais, certainement, cette incapacité empêche la militante de penser le statut de la subjectivité indépendamment des combats des minorités.

38. Le récit de soi, Paris, PUF, 2007, trad. B. Ambroise et V. Aucouturier, p. 42.

39 . Ibid, p. 7.

40 . ibid, p. 136.

41. Défaire le genre, op. cit., p. 17-18. Sur ce texte, voir Marty, LSM, p. 28.

42. Remarquons cependant que dans l’Entretien du 4 décembre avec C. Pagès et M. Trachman, proposé dans le Site « La vie des idées », Butler affirme la légitimité du « mariage gay ». Elle remarque, bien plus sobrement que « aux États-Unis, la position en faveur du mariage gay a eu tendance à installer une nouvelle normativité au sein de la vie gay, en accordant en récompense aux gays et aux lesbiennes qui adoptent la vie de couple, la propriété et les libertés bourgeoises la reconnaissance publique. » Elle regrette que « ce sujet soit devenu plus important que d’autres objectifs politiques, en particulier le droit des personnes transgenres à être protégées de la violence, y compris de la violence policière, la poursuite de la formation, de l’action sociale et du traitement du VIH, la nécessité de services sociaux pour les personnes LGBTQ qui ne sont pas en couple, une politique sexuelle radicale qui ne se calque pas sur les normes maritales prédominantes. » Toutefois il ne nous semble pas que ces objectifs légitimes soient oubliés ou dévalorisés à cause du mariage gay.

43. Rappelons la critique que Foucault adresse au « principe, souvent implicitement admis, que la seule réalité à laquelle devrait prétendre l’histoire, c’est la société elle-même » ; voir p. 3, note 10.

44. Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993.

45. LSM, p. 25, p. 289

46 . LSM, p. 26.

47. Ibid.

48. J.-C. Milner, « D’une sexualité l’autre » in Milner J.-C., Zizek S., Lucchelli J.-P. Sexualités en travaux, Edition Michèle, Paris, 2018, p.25-26.

Les normes et ce qui leur échappe : sur Foucault et Butler (1re partie)

À partir du livre d’Éric Marty « Le sexe des modernes »

Dans ce travail d’analyse et d’explication de textes croisés, Daniel Liotta, à partir d’un livre d’Éric Marty, examine les déformations spéculatives imposées par la philosophe américaine Judith Butler à certaines œuvres françaises de la seconde moitié du XXe siècle, particulièrement celles de Michel Foucault. Cette déformation a reçu le nom de French Theory. Il met en lumière le statut distinct que Foucault et Butler accordent à l’universel, au particulier et au singulier lorsqu’ils pensent la « sexualité » et les normes sexuelles. Il montre en quoi et pourquoi Foucault et Butler sont fondamentalement en désaccord dans leur conception de l’universel et du singulier. Alors que Foucault propose une « culture » des plaisirs qui invente des singularités en s’ouvrant à l’universel une fois les particularismes mis hors-jeu, la pensée de Butler soumet la pensée du « je » à une sociologie des particularismes, interdisant toute valorisation du singulier et de l’universel.

Ce parcours très riche propose (première partie) une réflexion sur l’individualisation et la singularisation, la norme et la loi selon Foucault. Il aborde ensuite (seconde partie) une analyse de la puissance des particularismes, des communautarismes sexuel et social.

Sommaire de la première partie

En 2021, Éric Marty a proposé un livre volumineux et très savant, Le sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre, qui donne beaucoup à penser. C’est un livre bienvenu alors que les adeptes des « théories du genre » sont de plus en plus puissants ; ils sont devenus une force politique et culturelle qui pèse sur les évolutions des démocraties, non seulement en Amérique mais en Europe. Il est impossible ici de résumer ce travail, et en exposer les enjeux spéculatifs exigerait de très longues analyses. Indiquons toutefois un des fils directeurs du livre : les déformations spéculatives imposées par la philosophe américaine Judith Butler à certaines œuvres françaises de la seconde moitié du XXe siècle. Cette déformation a reçu un nom : la French Theory. Celle-ci n’est pas le repérage d’un moment fort important de la pensée française dont on égrène aisément des noms majeurs : Lévi-Strauss, Lacan, Althusser, Barthes, Foucault, Deleuze, Derrida. Elle est une invention américaine dont les matériaux sont constitués de textes de ces auteurs. Or ces textes et leurs concepts, leurs démonstrations, leurs enjeux furent détournés et soumis à des contresens – ou retravaillés, dira-t-on, si l’on est optimiste et généreux. Le résultat est une défiguration assumée, une « transposition d’un « sens propre en un sens impropre » »1, écrit Marty citant Butler. Une transposition dont on peut penser qu’elle n’est pas nécessairement le signe d’une virtuosité spéculative, mais qu’elle est aussi celui d’un relâchement intellectuel.

L’enjeu du livre de Marty est de mettre en lumière les différentes conceptions de la « sexualité » proposées par la French Theory et des penseurs français de la seconde moitié du XXe siècle. Le nôtre est plus modeste : à partir du travail de Marty mettre en lumière le statut distinct que Foucault et Butler accordent à l’universel, au particulier et au singulier lorsqu’ils pensent la « sexualité » et les normes sexuelles. Insistons sur ce substantif : les deux penseurs se présentent comme des penseurs de la norme. Les confronter permettra d’élucider les devenirs de ce concept souvent évoqué mais peu défini et de comprendre pourquoi Foucault et Butler sont fondamentalement en désaccord dans leur conception de l’universel et du singulier. Et de dégager des enjeux politiques et intellectuels de notre présent.

1 – Foucault

Les normes

Partons du livre de Marty. Celui-ci repère avec raison le « diagnostic » énoncé par Foucault d’une « évolution de la « Loi«  vers la norme ». Cependant il ajoute que ce diagnostic est « actif, et non descriptif », et que Foucault « soutient cette évolution » qu’il veut « intensifier »2. Afin de mesurer la pertinence du propos, il convient dans un premier temps de préciser le diagnostic de Foucault ; il ne suffit pas de dire, en effet, que la norme engage un type de pouvoir souple et susceptible de « jeu »3 : il est nécessaire de la conceptualiser, ce que Marty ne fait pas, et de la différencier de la loi. Et il faudra, dans un second moment, indiquer les perspectives politiques de l’axiologie proposée par Foucault.

Surveiller et punir (1975) et le Cours du Collège de France de 1977-1978, Sécurité, territoire, population, permettent de déterminer ce qu’est une norme, ce mot que désormais on emploie tant mais sans lui accorder une armature conceptuelle précise. Allons, grâce à ce Cours, des espèces vers le genre, et différencions d’abord deux types de normes. D’une part ce que Foucault baptise « du mot barbare » de « normation » ; celle-ci définit la norme de la « discipline », c’est-à-dire d’un pouvoir qui travaille à rendre les individus à la fois dociles et productifs4. Cette norme se caractérise par l’invention d’un modèle. Celui-ci peut être le bon geste du soldat, la façon adéquate de travailler en usine, la position correcte de l’écolier pour effectuer tel exercice (ainsi l’écriture). L’effectuation empirique – la gestuelle de ce soldat, le mode de travail de cet ouvrier, le comportement de cet élève – est appréciée selon son degré de conformité au modèle. D’autre part, Foucault repère ce qu’il nomme la « normalisation » ou, ailleurs, la norme de « régulation »5 ; celle-ci est d’ordre statistique.

Considérons un exemple que Foucault emprunte au début du XIXe siècle. L’enquête médicale détermine une moyenne empirique globale des décès causés par la variole dans une population et elle détermine également des moyennes particulières en précisant les âges, les régions ou les professions de cette population. L’enjeu est de produire l’alignement de telle moyenne particulière sur la moyenne globale élevée au rang de modèle : que la courbe de morbidité des enfants de moins de trois ans se rapproche du taux moyen de morbidité générale qui, grâce à ce rapprochement, subira une heureuse variation. Il semble que nous soyons fidèles à cette perspective conceptuelle lorsque nous nous référons à l’existence de normes économiques (le taux moyen de chômage, d’inflation, de créations d’entreprise), sociales (le taux moyen de suicides dont Durkheim fonde la théorie dans son livre de 1897 Le suicide6), voire culturelles (la moyenne statistique d’acceptation ou de pratique de telle coutume ou de telle croyance). Ce que l’on nomme les faits économiques, sociaux ou culturels est souvent constitué par le repérage de telles régularités statistiques.

La « normation » et la « normalisation » sont donc deux espèces du genre norme, qui est toujours un modèle, soit inventé de toutes pièces, pourrions-nous dire, soit érigé à partir d’une moyenne statistique. Le pouvoir normatif se déploie ainsi :

  • institution d’un modèle ;
  • distribution des cas, c’est-à-dire d’événements empiriques singuliers (tels gestes, telles courbes de morbidité) repérés à partir du modèle. Ces événements sont certes différents (des gestes fort dissemblables d’ouvriers ou de soldats, des courbes distinctes) ; ils sont cependant homogénéisés, et deviennent des « cas », dans la mesure où ils sont appréciés par rapport au modèle ;
  • comparaison des écarts entre le modèle et les cas : tel geste, telle moyenne est plus ou moins proche du modèle ;
  • hiérarchisation des cas selon les degrés de proximité avec le modèle : ce geste et cette moyenne apparaissent, selon cette perspective, plus ou moins « normaux » ou « anormaux ».

En imposant un modèle, en homogénéisant, en comparant et en hiérarchisant, le pouvoir normatif est individualisant, selon deux sens liés. D’une part, il différencie, il « individualise » les événements selon leur relation au modèle : il les transforme, disions-nous, en cas. D’autre part, il détermine des individualités, des « subjectivations », constituées à partir de ces cas ; il conçoit – il définit et travaille à produire – les individualités à partir de ces cas. Ainsi émergent les figures du bon ou du mauvais soldat, de l’ouvrier efficace ou inefficace, de l’élève appliqué ou négligent. Émerge aussi la figure des patients et des malades dont la maladie est plus ou moins normale ou anormale (il est plus ou moins normal d’être atteint de la variole selon l’âge, la région ou la profession ; un exemple contemporain : il est plus normal d’être affecté de pathologies lourdes de la Covid si l’on n’est pas vacciné que si on l’est). C’est pourquoi la norme est par principe individualisante mais non singularisante : elle ne retient des manières d‘exister et des manières de faire que les événements homogénéisés à partir de modèles particuliers.

La volonté de savoir expose les principes d’enquêtes historiques sur la norme et la sexualité. Le livre étudie l’émergence et le développement, à partir du XVIIe siècle, d’un « pouvoir sur la vie » qui se présente sous deux formes principales : une « anatomo-politique du corps humain » qui vise à le discipliner et une « bio-politique de la population » fondée sur des « contrôles régulateurs »7 ; nous reconnaissons les deux projets de normation et de normalisation. Or le XIXe siècle prétend fonder en raison l’idée de « sexualité », notion confuse qui mêle des phénomènes anatomiques et physiologique, des comportements, des modalités de sensibilité, de désir et de plaisir, notion qui est cependant supposée définir les assises de notre subjectivité8. Nous comprenons alors l’importance de ce que Foucault nomme la « valorisation médicale de la sexualité ». Cette mise en valeur articule la norme disciplinaire – qui longtemps imposa le modèle de l’enfant et de l’adulte chastes et conçut la masturbation et les « perversions » comme anormales – et la norme de régulation, car ces vices furent supposés se transmettre héréditairement et produire une « dégénérescence » qui affectait la santé moyenne d’une population9.

Toutefois, évitons un contresens. Foucault ne prétend pas fonder une sociologie historique de la santé, de l’usine, de l’école, de la prison ou de la médecine. Il étudie une classe singulière d’événements historiques. Il analyse l’émergence des règles d’une rationalité productive, pédagogique, punitive ou médicale qui dessinent les programmes d’un « pouvoir sur la vie ». Mais produire cette analyse n’est pas affirmer que cette rationalité et ces programmes sont par principe appliqués dans la société, ce n’est pas affirmer qu’ils constituent nécessairement des réalités sociales. Repérant les contresens et les confusions qu’il convient d’éviter en lisant Surveiller et punir, Foucault écrit : il « faudrait peut-être aussi interroger le principe, souvent implicitement admis, que la seule réalité à laquelle devrait prétendre l’histoire, c’est la société elle-même »10. (Nous devrons garder ce propos en l’esprit lorsque nous considérerons le travail de Butler.) Ainsi précise-t-il : « Quand je parle de société « disciplinaire« , il ne faut pas entendre « société disciplinée« . Quand je parle de la diffusion des méthodes de discipline, ce n’est pas affirmer que « les Français sont obéissants » »11. Les programmes d’assujettissement et d’emprise sur les corps ne sont certes pas disjoints des devenirs sociaux des individus et de leurs comportements ; ils n’en constituent cependant pas les principes nécessaires. Butler commet donc un contresens en attribuant à Foucault une conception du pouvoir « comme formant le sujet […], comme la condition même de son existence et la trajectoire de son désir »12.

Selon cette perspective, nous devons repérer deux principes intellectuels essentiels de Foucault. D’abord bien distinguer (mais non opposer) d’une part les analyses des rationalités et des programmes de pouvoirs et, d’autre part, les descriptions, voire les « enquêtes », sur les configurations sociales et effectives des pouvoirs. Or Foucault entend souvent par « société » les lieux dans lesquels les pouvoirs investissent et maîtrisent les corps et les comportements, mais également ces lieux dans lesquels se déploient des pratiques de résistance et « des foyers d’instabilité dont chacun comporte ses risques de conflit, de luttes, et d’inversion, au moins transitoire, des rapports de force »13. De la sorte un programme de pouvoir n’est pas un constat social de soumission.

Le second principe consiste à refuser l’anthropologie et à lui préférer une simple affirmation : un être humain a un corps et il pense. Ce refus est une constante de la pensée de Foucault et ses enjeux dépassent les problèmes de la norme. Or il est possible de mettre en relation ce refus de l’anthropologie avec le constat empirique selon lequel des individus sont certes soumis à des programmes d’assujettissement, mais luttent contre ces programmes et parviennent parfois à s’en déprendre ou leur sont étrangers. Ne pas pratiquer l’anthropologie c’est aussi ne pas prétendre savoir ce que sont les hommes et ne pas les supposer par principe être modelés par les pouvoirs. Butler regrette que Foucault « ne s’attarde pas sur les mécanismes spécifiques décrivant la formation du sujet dans la soumission » et que « le domaine de la psychè en son ensemble [soit] passé sous silence dans sa théorie »14. Ce regret oublie que les pouvoirs normatifs de la société, quand ils existent, ne sont pas la nécessaire condition d’existence des sujets et ne sont jamais pensés par Foucault comme les principes de la connaissance de l’homme.

Des résistances aux pouvoirs normatifs existent, sous des formes immédiates ou méditées, travaillées par une pensée immédiate ou réfléchie. De plus, d’autres modes de rationalité et de pouvoir sont présents qui entrent en concurrence ou en rivalité avec la norme, ainsi la loi. Confrontons rapidement les normes et les lois. Celles-ci n’imposent pas de modèle homogénéisant, elles distinguent le licite et l’illicite. Elles ne différencient pas et ne hiérarchisent pas les individus ; elles déterminent des actes selon la distinction du permis et du défendu, et doivent permettre de punir l’infracteur si elles sont transgressées15. Cependant le pouvoir normatif est si puissant que Foucault n’hésite pas à déclarer que, dès le XVIIIe siècle, « la loi fonctionne toujours davantage comme une norme » et que l’intense activité juridique qui se déploie à partir de ce siècle doit souvent être entendue comme une affirmation des pouvoirs normatifs16. Les lois, dès lors, légalisent les pouvoirs de la norme. Ceux-ci imposent ainsi leurs impératifs au droit militaire, au droit des entreprises, au droit de l’école ou aux législations politiques de la santé. De la sorte, les formes les plus concrètes d’autorités légales – les commandements des supérieurs hiérarchiques, du contremaître et de l’enseignant, l’autorité dont jouissent les médecins ou les surveillants pénitentiaires, les initiatives du juge d’application des peines – sont réglées par des exigences et des soucis normatifs.

Une double question s’impose alors : est-il possible et légitime de résister aux pouvoirs des normes ? Afin de répondre, il faut esquisser une axiologie.

Les perspectives axiologiques

Tâchons de nous repérer dans les axiologies de Foucault. Il nous semble d’abord nécessaire de distinguer trois perspectives, de la plus large à la plus étroite. En premier lieu, il convient d’affirmer que « le pouvoir n’est ni bon ni mauvais en lui-même. Il est quelque chose de périlleux. En exerçant le pouvoir, ce n’est pas au mal qu’on touche mais à une matière dangereuse »17. Il existe ainsi une dangerosité de principe, mais non une négativité de principe, de tout pouvoir. Deuxième proposition : il est à la fois impossible (en fait) et dogmatique (en droit) de condamner globalement et radicalement le pouvoir normatif « sur la vie ». N’est-ce donc pas en son nom que se déploie également un « droit à la santé »18  – mauvaise formule à laquelle il faut substituer « le droit d’accès » aux « moyens de santé »19 – et qu’une politique institue une « Sécurité sociale », une médecine et un droit du travail20 ? Est-il nécessaire de rappeler, alors que nous traversons des « crises sanitaires », que des normes médicales peuvent aussi travailler à sauver des vies et veiller à un certain bien-être physique et social des individus ? Enfin, troisième proposition, les « normations », en particulier « sexuelles », peuvent certainement donner lieu à des jeux et à des plaisirs de transgression21.

Mais ces précisions axiologiques ne signifient pas que « la norme » soit par principe valorisée par Foucault. Être réglé par une norme, c’est être soumis à un « modèle ». Or, le militantisme de Foucault, de cinq points de vue au moins, déploie des discours et des « résistances » contre cette soumission.

  • Un premier principe de combat est indiqué dans La volonté de savoir : inventer des pratiques de plaisir non soumises à la « sexualité » et ses normes22. Dans de nombreux entretiens ce combat est pensé sous la forme d’une érotique gay, voire d’une « culture gay » dont le principe est la « création » de nouvelles manières, singulières et mobiles, de s’affecter de plaisirs et d’inventer des « échanges entre individus »23. À l’opposé des normes individualisantes mais non singularisantes, l’érotique gay est essentiellement une invention de relations inter-subjectives et de plaisirs singuliers. L’enjeu n’est pas de découvrir, grâce à la reconnaissance de leurs plaisirs et de leurs désirs, la supposée vérité des sujets comme s’y emploie la « sexualité », mais de les convier à se ré-inventer singulièrement grâce aux plaisirs.
  • Les deux derniers livres non posthumes, L’usage des plaisirs et Le souci de soi, permettent de penser une reprise – c’est-à-dire une réactivation critique et sélective – de l’érotique grecque des plaisirs et de l’« art de la subjectivation » latin. Ils nous convient à une expérience plus ample encore : nous confronter à une rationalité foncièrement hétérogène à la « sexualité » et, en général, à la norme. À cet égard, il n’est guère étonnant que Marty, qui ne souligne pas la critique foucaldienne des pouvoirs normatifs, ne consacre qu’une ligne très désinvolte aux deux derniers monuments non posthumes de Foucault24.
  • Foucault fut toujours critique envers un droit soumis à la norme et, en particulier, envers l’idée d’individu « dangereux », c’est-à-dire anormal au regard de normes psychologiques, sociales ou comportementales. « Autant qu’on sache, la loi punit un homme pour ce qu’il a fait. Mais jamais pour ce qu’il est. Encore moins pour ce qu’il serait éventuellement, encore moins pour ce qu’on soupçonne qu’il pourrait être ou devenir »25. La loi doit punir le justiciable en raison des actes qu’il a commis, non en raison de sa subjectivité (présente ou future) supposée par les diagnostics psychiatriques26.
  • L’intérêt – ne disons pas l’adhésion – pour le « néo-libéralisme » a pour objet une « société dans laquelle le mécanisme de la normalisation générale et de l’exclusion du non-normalisable » n’est pas « requis » ; en effet, à une anthropologie de l’individu dangereux est alors substituée une rationalité économique des profits et des pertes27.
  • Enfin, repérons l’insistance sur la création d’un nouveau droit, émancipé de la norme, un droit parfois identifié à un « droit des gouvernés », aux « droits de l’homme » ou à une « citoyenneté internationale ». Parce que la loi, « autant qu’on sache », punit un sujet seulement en raison de ses actes, ne permet-elle pas de penser un droit national et internationale non soumis à la rationalité normative ? Il n’est pas étonnant que l’intervention finale sur l’Iran de Khomeiny, la prise de position contre la Pologne de Jaruzelski, le souci envers les Boat Peoples soient ponctués de références au droit28.

Par-delà les discours de Foucault, qui n’aurait peut-être pas accepté les conclusions que nous proposons ici, insistons sur cette valorisation du droit. Les normes sont particulières et individualisantes, mais non singularisantes, disions-nous. Or la loi peut être – et doit être – fondée à la fois sur l’exigence d’universalité et sur le respect des singularités subjectives. Alors la loi est réglée par le principe suivant : que les droits et les devoirs de chacun soient ceux de tous les autres, si bien que le déploiement de la singularité de chacun est légitime à condition qu’il ne transgresse pas les droits de tous. Les lois, de ce point de vue, n’exigent pas de normalité, elles n’exigent pas de manières d’être psychiques ou corporelles normales. Elles exigent que le sujet ne transgresse pas les devoirs qui sont les siens parce qu’ils garantissent les libertés des autres, et elles œuvrent à garantir l’égalité juridique. La loi se fonde donc sur deux principes : l’égalité et la liberté (l’égalité dans le déploiement des singularités subjectives). Cependant nos démocraties n’instituent-elles pas et ne défendent-elles pas ces droits, répliquera-t-on ? Mais, précisément, la soumission de la loi aux rationalités normatives qu’elle ne cesse d’invoquer subordonne son formalisme à des « modèles ». Un exemple, ici, suffira, l’institution dans les démocraties occidentales de ce que le droit français nomme la « rétention de sûreté » et que les juristes généralement et légitimement considèrent comme un scandale : le maintien de l’enfermement d’un justiciable qui a accompli sa peine, en raison de sa supposée « dangerosité » déterminée par des experts psychiatres.

Toutefois une dernière précision s’impose : refuser la soumission du droit à la norme ne signifie pas nécessairement rompre avec les normes, mais les régler sur la loi. Indiquons deux exemples. Ainsi que le dit Foucault en 1983, l’institution ce que l’on nomme inadéquatement un « droit à la santé » exige un débat politique grâce auquel les limites respectives de l’autonomie individuelle et de la protection sociale doivent être l’objet d’une réflexion sérieuse29, propos auxquels notre actualité sanitaire donne un brusque relief. Or, la détermination de ces limites ne doit pas être laissée à l’appréciation des seuls experts. Ou encore : elle ne doit pas être soumise sans discussion à des normalisations économiques ou sociales. « Réexaminer la rationalité qui préside à nos choix de santé »30 exige, précise Foucault, de régler la pensée politique sur le double principe d’indépendance et d’égalité des individus – une exigence que seules des décisions juridiques raisonnées doivent, in fine, fonder.

Second exemple, que nous proposons en notre nom : l’école. Il convient de se féliciter qu’elle ne soit plus une institution disciplinaire, qui travaille à rendre les élèves assez instruits et dociles pour en faire des travailleurs productifs et obéissants. On doit cependant méditer la remarque de Kant :

« on envoie tout d’abord les enfants à l’école non dans l’intention qu’ils y apprennent quelque chose, mais afin qu’ils s’habituent à demeurer tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu’on leur ordonne, en sorte que par la suite ils puissent ne pas mettre réellement et sur le champ leurs idées à exécution. »31

À l’école, ce que Kant nomme pour sa part la « discipline » a pour finalité de rendre possible l’instruction en émancipant le sujet de son immédiateté affective, et en l’éduquant ainsi à une première maîtrise de lui-même. Cette norme scolaire est légitime si elle est nécessaire à l’instruction et aux commandements qui rendent l’instruction possible. À quelle fin ? Pour que les sujets, instruits, puissent développer une lucidité critique envers les pouvoirs qui prétendent les gouverner et participent à produire une politique légitime. Seule une politique scolaire réglée sur les exigences de l’instruction publique peut donc fonder la légitimité des normes éducatives.

Il est temps, désormais, de comparer ces principes à ceux de Butler.

Lire la seconde partie.

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Notes de la première partie

1 . Éric Marty, Le sexe des modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre (abrégé LSM), Paris, Seuil, 2021, p. 74. La citation de Butler renvoie à son livre Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, trad. C. Nordmann, p. 207 ; cette formule a explicitement pour objet le concept analytique de « forclusion ». Butler affirme que « Trouble dans le genre prend racine dans la French Theory, qui est elle-même une drôle de construction américaine », Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité (abrégé TG), Paris, La découverte, 2006, trad. C. Kraus, p.29.

2. LSM, p. 417-418. Ici, Marty se règle explicitement sur le jugement du psychanalyste Jean Laplanche.

3. Ibid, p. 419.

4. Sécurité, territoire, population territoire, population, Cours du Collège de France de 1977-1978, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 58-65. Cette description est identique à celle proposée dans Surveiller et punir ; voir Surveiller et punir (SP), Paris, Gallimard, 1975, p.185.

5. « Il faut défendre la société », Cours du Collège de France, 1976, Paris, Gallimard-Seuil, 1997, p. 225.

6. Le suicide, Paris, PUF, 2013.

7 . La volonté de savoir (VS), Paris, Gallimard, 1976, p. 182-183.

8. Ibid, p. 204-206.

9. « Il faut défendre la société », op. cit., p. 224-225 ; VS, p. 191-192.

10. DE, n° 277, t. IV, p. 15. Foucault souligne. Selon Paul Veyne, dont on connaît la proximité intellectuelle et amicale avec Foucault, celui-ci déclarait à propos des historiens : « lls n’ont que la Société à l’esprit, elle est pour eux ce qu’était la Physis pour les Grecs. », cité dans Foucault. Sa pensée, sa personne, Paris, Albin Michel, 2008, p. 39.

11 . Ibid, p. 15-16.

12. La vie psychique du pouvoir (VP) Paris, Éditions Léo Scheer, 2002, trad. B. Matthieussent, p. 22. Butler souligne. De même, dit-elle, « dans Surveiller et punir, c’est le pouvoir disciplinaire qui semble déterminer des corps dociles incapables de résistance. », ibid, p. 159. Les commentaires de Surveiller et punir proposés par Butler sont toujours marqués par la confusion entre les programmes et les réalités sociales. Considérons deux exemples. Certes le prisonnier, écrit Foucault, « devient le principe de son propre assujettissement » (SP, p. 204, cité par Butler, ibid. p.138), mais ce devenir n’est pas décrit comme une réalité empirique de l’emprisonnement, mais comme un principe d’un « modèle généralisable de fonctionnement » dont le Panopticon de Bentham fournit le « diagramme » (SP, p. 206-207). Certes, écrit encore Foucault, l’« âme », c’est-à-dire l’intériorisation corporelle des pouvoirs, est dite la « prison du corps » (SP, p. 34, Butler, ibid p. 138, 145). Mais la formule qui renverse le jeu de mots platonicien – le corps (sôma) est le tombeau ou le gardien (séma) de l’âme – désigne l’effet et l’instrument d’un programme de pouvoir. Elle ne signifie donc pas que les corps et les âmes des détenus, des travailleurs ou des élèves soient effectivement et nécessairement emprisonnés par les normes. Elle signifie encore moins la proposition si extraordinairement massive de Butler selon laquelle « il n’y a aucun corps en dehors du pouvoir, car la matérialité du corps – en fait, la matérialité elle-même – est produite par et dans le rapport direct à l’investissement du pouvoir » (Butler, ibid, p. 145). 

13 . SP, p. 32.

14. VP, p. 23.

15 . SP, p. 185. Cette page distingue très précisément les rationalités respectives de la loi et de la norme.

16. VS, p. 190.

17. DE, n° 353, t. IV, p. 694.

18. VS, p. 191.

19. DE, n° 325 ? t. IV, p. 377.

20. Marty repère bien que la critique générale qu’adresse Foucault à ce pouvoir sur la vie peut donner lieu à des « effets pervers », ainsi « la mise en cause de la sécurité sociale », voir LSM, p. 426.

21. « Il y a, dans la sexualité, un grand nombre de prescriptions imparfaites, à l’intérieur desquelles les effets négatifs de l’inhibition sont contrebalancés par les effets positifs de la stimulation », DE, n° 336, t. IV, p. 530 ; ainsi en va-t-il, énonce plusieurs fois Foucault, des plaisirs de la masturbation.

22. VS, p. 208.

23. DE, n° 313, t. IV, p. 311. Sur l’invention des plaisirs et des désirs, voir n° 358, t. IV, p. 735 et suiv.

24. Ces deux livres ne seraient « en partie au moins, une compilation des mœurs des Anciens », LSM, p. 384.

25. DE, n° 228, t. III, p. 507.

26. Nous renvoyons ici à l’étude déjà publiée dans Mezetulle, « Les raisons de la dangerosité » @réf.

27 . Naissance de la biopolitique, Cours du Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 265. Voir p. 253 et suiv.

28. Il est vrai que beaucoup d’articles de Foucault manifestent un jugement positif et même un certain enthousiasme envers la révolution iranienne et la « spiritualité » religieuse qui, pensait-il, la portait. Ce jugement l’empêcha d’être attentif aux potentialités théocratiques et dictatoriales que cette révolution allait rapidement actualiser. Toutefois la « Lettre ouverte à Medhi Bazargan » (avril 1979), l’éphémère Premier ministre de Khomeiny, oppose le moment du « soulèvement » aux « devoirs très lourds » et trop souvent non respectés du nouveau gouvernement ; Foucault insiste également sur l’obligation de toujours assurer les droits de la défense dans les « procès politiques » lorsque sont jugés de supposés anciens bourreaux ; voir DE, n° 265, t. III, p. 781-782. Nous nous permettons de renvoyer à notre étude, « Foucault après la révolution. L’universel, le singulier et la légitimité » dans Philosophie, Paris, Minuit, n° 154, juin 2022, p. 57 et suiv.  

29. DE, n°325, t. IV, p. 367 et suiv.

30 . ibid, p. 379.

31 . E. Kant, Réflexions sur l’éducation, Paris, Vrin, 1966, trad. A. Philonenko, p. 71.

« Traité féministe sur la question trans » de Christine Le Doaré, lu par Valérie Soria

Valérie Soria propose une recension détaillée de l’ouvrage de Christine Le Doaré Traité féministe sur la question trans. De violentes polémiques, des solutions faciles à mettre en œuvre (Librairie BoD, 2024). Ce livre est précieux et très éclairant pour qui veut avoir une vue objective et mesurée concernant les débats sociétaux tournant autour de la question transgenre. Appuyé sur des données objectives chiffrées, il établit un état des lieux et propose des solutions de bon sens afin de permettre l’apaisement des polémiques.

Christine Le Doaré est une militante féministe universaliste et laïque. Elle a été Présidente du Centre LGBT Paris Île de France de 2005 à 2012, Présidente de SOS Homophobie de 1997 à 2003. Elle a exercé en tant que juriste conseil. Très engagée dans les combats féministes et lesbiens dans sa vie militante, elle possède une réelle expertise concernant les questions LGBT sans jamais transiger sur leur caractère universaliste, principalement l’égalité des droits et les droits des femmes1. Cet ouvrage est précieux et indispensable pour qui veut avoir une vue objective et mesurée concernant les débats sociétaux tournant autour de la question transgenre. Loin des ouvrages à teneur outrancière qui, de part et d’autre, agitent le microcosme médiatique depuis quelques années, Christine Le Doaré se fixe pour objectif dans son essai d’établir un état des lieux, de s’appuyer sur des données objectives chiffrées et de proposer des solutions de bon sens afin de permettre l’apaisement des polémiques.

«  Pendant des décennies la question trans n’intéressa que les personnes concernées ou spécialistes de l’identité sexuelle. Puis de rares féministes s’exprimèrent pour mettre en doute les théories trans-activistes ainsi que leurs modalités d’action »2. Depuis 2010, la polémique gronde entre les trans-activistes et les féministes radicales et universalistes : les parties en présence sont prisonnières de leurs logiques propres, il n’y a aucune communication entre elles. Débats militants, dira-t-on, à quoi bon s’y intéresser ? Il ne s’agit pas seulement de cela puisque les médias, en particulier les réseaux sociaux, sont touchés par ces affrontements très vifs. Au-delà de ces controverses, ce sont, pour les professeurs et personnels d’éducation, les élèves qui, à un âge où l’on se cherche, sont devenus les cibles de ces revendications. Personne ne peut donc balayer d’un revers de main ces questions de genre, de sexe, d’orientation sexuelle et d’identité de genre.

Mise au point lexicale : sexe, genre, orientation sexuelle, identité de genre

Pour avoir une vue claire sur ces sujets, il est nécessaire de s’entendre rationnellement sur les définitions élémentaires de termes qui sont souvent employés à tort et à travers. C’est ce à quoi s’emploie Christine Le Doaré dans le premier chapitre de son traité. Il s’agit de fixer les définitions du sexe, du genre, de l’orientation sexuelle et de l’identité de genre.

« Le sexe est un ensemble d’attributs biologiques et de caractéristiques physiologiques et physiques qui permet de déterminer si un individu est de sexe masculin ou féminin. On s’attache donc aux chromosomes, aux niveaux d’hormones et à l’anatomie du système reproducteur pour savoir si un nouveau-né est de sexe féminin ou masculin »3. La définition est scientifique car « le sexe est […] une donnée scientifique observable et vérifiable et de manière indéniable »4. Bien entendu il peut y avoir des anomalies mais elles sont minimes. Le sexe existe bel et bien en tant que donnée biologique immuable, tout comme la différence des sexes, féminin et masculin. Nier cela revient à quitter le terrain de la science pour celui de l’idéologie qui relève de la croyance.

Qu’est-ce que le genre ? « Si le sexe décrit un ensemble de caractéristiques biologiques et physiques, le genre introduit une notion de construction sociale. Les rôles sociaux de genre féminin et masculin découlent de la domination masculine et du système patriarcal »5. La définition du genre obéit alors à une lecture féministe stricte. C’est intéressant car cela sera modifié par les théoriciens queer comme Judith Butler, figure emblématique de cette idéologie, qui introduisent la dimension de possibilité de réinterpréter le genre. Ce qui prévaut donc, ce n’est pas le sexe mais le genre et les stéréotypes de genre qui conditionnent le sexe. On assiste à l’effacement du sexe au profit du genre afin d’ouvrir l’espace pour réinterpréter le genre selon notre volonté et surtout selon le ressenti, car c’est bien de lui qu’il s’agit désormais chez les idéologues du genre.

La question se pose alors en ces termes : quelle est l’articulation entre le sexe et le genre et, par extension, l’orientation sexuelle et l’identité de genre sont-elles à traiter sur le même registre ? C’est la problématique déterminante et décisive de cet essai.

L’orientation sexuelle est : « […] une inclinaison, un mode d’attirance affective et sexuelle. Il en existe au moins trois : l’hétérosexualité, l’homosexualité et la bisexualité. Une personne est attirée de manière constante par les personnes de son propre sexe, du sexe opposé ou indifféremment par les deux ». C’est donc « un état de prédisposition amoureux et sexuel »6.

L’identité de genre, quant à elle, « […] a été initiée par les théoriciens queer et le mouvement LGBTQI+ pour déconstruire les catégories de genre, mais surtout pour élaborer les revendications propres aux personnes transgenres »7. Si ces deux dénominations se retrouvent placées sur le même plan, et qu’on postule qu’elles ont quelque chose de commun, alors cela signifie que le tournant pris par le militantisme LGBT, en devenant LGBTQI+, est légitimé à imposer un prisme qui a des répercussions non négligeables sur les luttes pour les droits des femmes mais aussi sur les revendications trans-activistes qui ont reconfiguré les luttes LGBT depuis plus d’une décennie. Et cela va au-delà, notamment chez les mineurs lorsqu’ils expriment leur désir de changer de genre parce que ressentant d’être nés « dans le mauvais corps ».

La question des mineurs et l’impact des écrans sur la perception de soi

Cette question des mineurs est centrale pour les parents, pour les pouvoirs publics et pour l’Éducation Nationale en particulier8. Lorsque nous sommes confrontés en tant que professeurs à ces questions d’identité chez nos élèves, nous sommes bien souvent dépassés par les enjeux et par la manière, pour un professeur de SVT ou de philosophie d’aborder l’éducation à la sexualité ou les notions de nature et de culture. Il est nécessaire voire souhaitable de bien maîtriser les distinctions conceptuelles que rappelle Christine Le Doaré, afin de rester objectif, rationnel et de ne pas entrer dans les polémiques et controverses militantes qui peuvent très vite dégénérer en accusations de transphobie. L’École a pour but d’instruire de la façon la plus rationnelle qui soit et de transmettre des connaissances objectives permettant d’accéder à l’autonomie de pensée et à l’exercice raisonné du jugement, tâches qui relèvent de l’exploit en cette période de primat du ressenti sur la pensée libre et sur les savoirs scientifiques.

Les réseaux sociaux prennent une part dominante dans l’effet de diffusion de la question transgenre, en particulier auprès des jeunes. Le temps passé devant les écrans et dans les groupes de discussion animés par les influenceurs est énorme. Pour un jeune enfant ou un jeune adolescent qui traverse, comme tout le monde durant une période de la vie, la question de l’identité, ces sites et ces groupes ont un fort impact sur leur personnalité. Par conséquent, les laisser livrés à eux-mêmes, dans cet entre-soi communautaire, dans cette « nouvelle famille », ne peut que fausser leur jugement et les conduire à engager des démarches de changement de genre sur fond de mal-être ou bien pour jouer avec l’identité et pas nécessairement en changer. Dans la balance, l’École et les familles ne pèsent pas lourd et il est important de mesurer l’influence que les réseaux sociaux, utilisés sans apprentissage du discernement, peuvent produire dans des esprits en devenir. Pouvoir disposer d’un lexique clair sur ces questions constitue un atout majeur pour les parents comme pour les personnels éducatifs.

Une inclusion qui exclut les féministes non intersectionnelles et réduit au silence les voix discordantes

L’ouvrage de Christine Le Doaré ne porte pas seulement sur les mineurs, il présente la question transgenre au niveau politique et sociétal selon plusieurs niveaux. Au chapitre 2, l’auteur aborde la reconfiguration du mouvement de libération homosexuelle et lesbienne qui, en cheminant avec les trans, est devenu LGBTQI+. « L’orientation sexuelle qui était l’ADN du mouvement de libération homosexuelle s’est selon certains enrichi des questions trans et pour d’autres, dilué voire perdu dans les questions d’identité de genre »9. Le maître-mot n’est plus l’émancipation mais l’inclusion. Devenir de plus en plus inclusif, ce mouvement s’est divisé en micro-identités, comme les intersexes, les genderfluid, les asexuels et tant d’autres identités particulières, ce qui produit  « une surenchère victimaire entre toutes ces ultra-minorités »10. Inclusivité paradoxale car, dans le même temps, les lesbiennes universalistes et les lesbiennes radicales sont vilipendées dans les cortèges en étant traitées de TERFs, de transphobes et de putophobes11. Ce ne sont pas seulement des invectives mais des menaces de mort, des agressions qui pèsent sur ces militantes féministes désormais bannies des marches LGBTQI+.

De quoi l’accusation de transphobie est-elle le nom ?

L’accusation de transphobie fait désormais partie des moyens d’ostraciser et de réduire au silence toute personne qui remet en question les diktats idéologiques des trans-activistes. Entendons-nous bien, Christine Le Doaré pose dans son essai les conditions de son analyse : il n’est pas question de bafouer les droits des personnes trans : « Des lois punissent toute discrimination ou violence à l’encontre des personnes trans qui ont parfaitement le droit de vivre leur vie comme elles l’entendent sans subir de rejet ou de jugement de valeur »12. En revanche, il s’agit également de respecter les droits des femmes et des mineurs et de permettre une parole libre, non parasitée par l’idéologie trans-activiste qui, d’ailleurs, ne remporte pas les suffrages de tous les trans.

Ces antagonismes méritent que l’on s’y attarde car ils mettent en relief des points d’achoppement qui questionnent. C’est d’abord un antagonisme entre les trans et les féministes non intersectionnelles. « Tant que les revendications trans portaient sur le droit de vivre sans discrimination ni violence, les mouvements féministes n’y trouvaient rien à redire. Quand les trans ont revendiqué de disposer de papiers d’identité conformes à leur sexe de réattribution, non plus »13. Que s’est-il passé pour que la situation dégénère ? L’imposition d’un nouveau lexique par l’idéologie trans-activiste a joué un rôle éminent dans la torsion de la réalité et dans la perte de toute rationalité scientifique. Il suffit de se rappeler le lexique trans du Planning Familial qui a fabriqué des termes et fourni des définitions destinés à servir l’idéologie du genre et le trans-activisme14. En somme une novlangue du genre qui efface la réalité du sexe et de la différence des sexes.

Le cœur de cet antagonisme entre les féministes et les trans-activistes concerne la plupart du temps les « femmes trans -m to f-, qui dans les premiers temps de leur vie ont été socialisées en tant qu’hommes » mais pas seulement car «  […] dans le sillage du mouvement LBTQI+ et du néo-féminisme queer, des hommes trans -f to m- sont devenus plus nombreux et plus visibles et désormais ce sont les filles qui transitionnent le plus »15. Une évolution majeure a eu lieu en quelques décennies, qui a eu des répercussions sur les femmes (dites femmes cis dans le lexique queer et trans-activiste, autrement dit les femmes qui sont en accord avec leur sexe biologique) ainsi que sur les lesbiennes. Toutes les transitions de genre ne s’accompagnent pas d’une transformation chirurgicale qui serait irréversible, mais comment penser l’augmentation chez les filles de cette réassignation de genre ? « L’homophobie, la lesbophobie en particulier, imprègnent toujours nos sociétés, et il n’est pas impossible que des jeunes femmes trouvent plus facile de changer de genre pour aimer des personnes de leur sexe plutôt que d’assumer leur homosexualité »16. Évoquer la résurgence des thérapies de conversion sous une forme nouvelle, celle accompagnée par les cliniques de transition de genre et par certains psychiatres complaisants, fait courir le risque d’être traité de transphobe. Or n’est-il pas raisonnable de prendre le temps d’examiner la demande de changement de genre lorsqu’elle est exprimée par un mineur, donc par un individu en devenir ? Pour les filles, combattre les stéréotypes sexistes au lieu de vouloir devenir un garçon est un chemin difficile, ce qui devrait nous questionner tous quant à ce qu’il reste à faire pour combattre le sexisme de façon efficace. Pour une lesbienne, il en va de même : s’assumer en tant que telle n’est pas acquis et force est de constater que le poids des normes et des stéréotypes est écrasant aujourd’hui encore. Pourtant, il y a mille et une façons d’être une femme, tout comme d’être un homme. Faut-il pour autant congédier le fait biologique et effacer le sexe au profit du genre ? Le renforcement des stéréotypes ne profite pas aux droits des femmes et, par extension aux droits humains.

Les droits et la sécurité des femmes en péril

Avec le trans-activisme et l’idéologie queer s’impose une nouvelle lecture de la réalité au détriment de toute rationalité scientifique. Mais cela va jusqu’à la mise au pilori des femmes qui osent interroger, avec ironie ou non, les présupposés et les conséquences de cette déconstruction débridée. Les procès en sorcellerie reviennent en force, il n’est que de songer au cas de J.K Rowling : «  L’auteure de Harry Potter condamne avec force et depuis toujours toute discrimination et violence à l’encontre des personnes trans. Féministe, elle milite pour la sécurité des femmes cis-genre mais elle a expressément souligné que les femmes trans devaient l’être aussi et avaient le droit à l’égalité et à la dignité »17. Or elle est la cible des trans-activistes pour avoir usé du vocable « femme trans » pour désigner les m to f, autrement dit les hommes qui effectuent une transition de genre pour devenir des femmes. « Femme trans » est considéré comme réactionnaire, transphobe et donc insupportable pour les nouveaux inquisiteurs qui menacent de manière violente des personnalités comme J.K. Rowling et bien d’autres18. Ce sont les féministes, lesbiennes ou non, qui font les frais de ces entreprises de démolition sectaires. Ce sont aussi des intellectuels, des professeurs, des journalistes qui sont victimes de harcèlement, de menaces et d’intimidation systématiques.

Par ailleurs, la situation dans les infrastructures où se trouvent les femmes fait question et ne peut que nous alerter : dans le sport et les compétitions sportives en particulier où des femmes trans affrontent des femmes cis-genre. Comment garantir l’équité et la sécurité ? « Les instances sportives internationales devraient mener de sérieuses études, distinguer les disciplines sportives qui mettent en jeu la force, la puissance et la vitesse des autres, c’est-à-dire la majorité, et dans ces disciplines neutraliser toute distorsion de concurrence en interdisant aux femmes trans –m to f- de concourir avec des femmes cis-genre ou leur attribuer un handicap pour rééquilibrer les chances .
La seule autre alternative consiste à créer des compétitions sportives pour les catégories cis-genre et trans. Ce pourrait d’ailleurs être la bonne réponse à cette problématique »19.

Ces questions de droits et de sécurité touchent aussi le milieu carcéral. Des femmes trans sont victimes de violence transphobe, d’agressions sexuelles dans les prisons. Ce fait est objectivement constaté et les réduire à l’isolement constitue une double peine. Par ailleurs, cette violence peut provenir de la part des femmes trans à l’égard des femmes cis-genre : des viols ont été comptabilisés, notamment au Royaume-Uni en 2021 ainsi qu’au Canada et aux États-Unis20. Il faut réfléchir à une politique d’incarcération qui prenne en compte ces données mettant les femmes en péril.

Adopter une approche nuancée et équilibrée

Christine Le Doaré met en relief « une concurrence des droits que rien ne légitime »21. Les femmes ont lutté pour leur émancipation et pour leurs droits et beaucoup de féministes voient dans les revendications trans qu’elles jugent excessives une résurgence de la domination patriarcale. Quant aux stéréotypes de genre que les féministes ont combattus, comment accepter que ceux-ci soient tout au contraire renforcés par les trans ? Il ne s’agit pas pour l’auteur de congédier le genre puisqu’il est « une construction sociale »22, il ne s’agit pas d’essentialiser et de parler de femmelité23 en versant dans un discours biologisant qui fait les choux gras de l’extrême droite identitaire, il s’agit plutôt d’équilibrer le débat et proposer des solutions raisonnables.

Le constat que dresse Christine Le Doaré alerte sur l’urgence de se réapproprier le débat : «  Nous sommes donc confrontés à une vague de transition de genre qui interroge et les droits des femmes sont menacés. Mais le problème que pose la question trans va bien au-delà, il est révélateur des dérives qui président [à] la manière dont sont traités les droits humains »24.

Au niveau international, ce qu’on appelle les principes de Jogjakarta ont été posés en 2006 par des militants LGBTQI+. Ce sont des principes juridiques qui portent sur les droits humains et qui mettent au même niveau l’orientation sexuelle et l’identité de genre. Cette équivalence n’est pas sans poser problème, dans la mesure où l’identité de genre est construite et relève d’un ressenti qui peut concurrencer les droits des femmes et leur sécurité dans le sport ou dans le milieu carcéral et tout lieu où les femmes sont regroupées. Il est important que les décideurs politiques fassent la part des choses entre les revendications excessives des trans-activistes et plus globalement des queer et une attitude réactionnaire et régressive. « Pourtant, il n’est pas difficile de faire la distinction entre, d’un côté une juste lutte contre les discriminations, et de l’autre une nécessaire prudence quand il s’agit d’adolescents ou encore un minimum de décence quand il s’agit de protéger les femmes dans le sport, l’univers carcéral ou les lieux non-mixtes pour des raisons de sécurité »25.

La question de la sécurité revient souvent sous la plume de l’auteur, il faudrait en approfondir les dimensions et sans doute la considérer comme le préalable à l’émancipation. Le terme d’inclusion est sans cesse brandi par les trans-activistes et les libéraux, cela questionne quant à son articulation envisageable ou non avec l’universalisme. Les solutions passent par le dialogue entre les différentes parties et un certain courage politique au lieu de la frilosité et de la démagogie ambiantes.

Christine Le Doaré prend le parti de reconnaître « que les transgenres constituent une catégorie de personnes, au même titre qu’existent une catégorie de personnes femmes et une autre catégorie de personnes hommes »26. Elle élargit cette typologie à quatre catégories : femme, femme trans, homme, homme trans. Cela permet, selon elle, de développer à l’intérieur de chaque catégorie des particularités propres et de chercher des aménagements ajustables à chacune d’entre elles. Cela pourrait favoriser davantage d’équité au niveau des droits humains et dans les différents registres des pratiques sociales. On éviterait ainsi les polémiques et les affrontements délétères actuels. Aux militants trans-activistes et queer et aux décideurs politiques de faire preuve de courage et de volontarisme.

Une question subsiste après la lecture de cet essai très complet et mesuré : comment penser l’universalisme à partir de la typologie que propose l’auteur ? N’est-on pas plutôt engagé sur la pente d’un particularisme à géométrie variable qui certes a le mérite d’échapper à un inclusivisme mécanique et égalitariste mais laisse en suspens l’horizon universaliste source d’émancipation humaine.

Un essai mesuré à lire avec attention pour être plus informé et outillé sur ces questions brûlantes.

Christine Le Doaré, Traité féministe sur la question trans. De violentes polémiques, des solutions faciles à mettre en œuvre, Librairie BoD, 2024.

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« Caroline Éliacheff et Céline Masson sont-elles ‘transphobes’ ? » Par Elisabeth Perrin https://www.mezetulle.fr/caroline-eliacheff-et-celine-masson-sont-elles-transphobes-par-elisabeth-perrin/

« Genre et islamisme intersectionnel, à partir de Judith Butler » par François Rastier https://www.mezetulle.fr/genre-et-islamisme-intersectionnel-a-partir-de-judith-butler/

« Au bon plaisir des ‘docteurs graves’. À propos de Judith Butler » de S. Prokhoris, lu par J. Favret-Saada https://www.mezetulle.fr/au-bon-plaisir-des-docteurs-graves-a-propos-de-judith-butler-de-s-prokhoris-lu-par-j-favret-saada/

Notes

1 – Le blog de Christine Le Doaré est consultable à partir du lien suivant : https://christineld75.wordpress.com/ . On lira avec profit le précédent ouvrage de Christine Le Doaré qui dresse un état des lieux des luttes féministes et du mouvement LGBT : Fractures. Le féminisme et le mouvement LGBT en danger (éditions Double Ponctuation, 2021).

2Traité féministe sur la question trans, p.7.

3Op.cit., p. 14.

4Op.cit., p.15.

5Op.cit., p.16.

6 Op.cit., p.19.

7 Op.cit., p.21.

8 – Sur ce que dit l’Éducation Nationale au sujet de la question des élèves transgenres, voir la circulaire Blanquer du 29/9/2021 : https://www.education.gouv.fr/bo/21/Hebdo36/MENE2128373C.htm

9 Op.cit., p. 29.

10Op.cit., ibidem.

11Op.cit. ibid. TERF est l’acronyme de Trans-exclusionary radical feminist, un vocable connoté de façon péjorative puisque désignant les féministes qui excluent les trans de leurs luttes.

12Op.cit., p.25.

13Op.cit., p.35.

14 – Voir pp. 36 à 42.

15Op.cit., p.43.

16Op.cit., p.44.

17Op.cit., p.63.

18 – Voir pp.63-75.

19Op.cit., p.57.

20Op.cit., pp.51-56.

21Op.cit., p.88.

22Op.cit, ibidem.

23 – Comme le font Marguerite Stern et Dora Moutot Transmania. Enquête sur les dérives de l’idéologie transgenre, Magnus, 2024.

24Op.cit., p.104.

25Op.cit., p. 107.

26Op.cit., p.110.

L’ONU, l’Arabie saoudite et les droits des femmes

L’ONU porte l’Arabie saoudite à la présidence du Forum 2025 des Nations unies pour les droits des femmes et l’égalité des sexes.

L’ambassadeur de l’Arabie saoudite auprès des Nations Unies, Abdulaziz Alwasil, a été désigné mercredi 27 mars 2024 pour présider la Commission de la condition de la femme de l’ONU (CSW) lors de sa 69e session, consacrée à la promotion de l’égalité des genres dans le monde pour l’année 2025.

Voir, entre autres :

https://radioexpressfm.com/fr/actualites/onu-larabie-saoudite-preside-le-forum-pour-les-droits-des-femmes-et-legalite-des-sexes/

https://www.mosaiquefm.net/fr/actualites-internationales/1255529/onu-l-arabie-saoudite-a-la-tete-du-forum-pour-les-droits-des-femmes

https://edition.cnn.com/2024/03/28/middleeast/saudi-arabia-chair-un-gender-equality-forum-intl/index.html

Certains articles de presse précisent que l’élection a été approuvée « à l’unanimité par les 47 États membres, en l’absence de tout candidat concurrent ». Mais de quels États-membres et de quel organisme onusien s’agit-il ? Après une rapide recherche sur le web, je conclus qu’il doit s’agir des membres du Conseil des droits de l’homme, dont voici la liste en 2024 :

https://www.ohchr.org/fr/hr-bodies/hrc/current-members

On voit que l’Afghanistan n’y figure pas. Dommage, il aurait peut-être trouvé matière à voter contre ou à s’abstenir. On peut se demander aussi pourquoi il n’a pas présenté un·e candidat·e.

« Anatomie d’une chute » : radiographie d’une imposture (par Isabelle Floch et Jean-Paul Carminati)

Isabelle Floch et Jean-Paul Carminati1 ont vu le film Anatomie d’une chute. Les invraisemblances qu’ils y relèvent sont si nombreuses et flagrantes qu’ils se posent la question de leur fonction : en quoi sont-elles nécessaires au scénario ? C’est alors qu’apparaît, à la fois exacerbée et cautionnée par le contexte « post-metoo », une série de préjugés fantasmatiques culminant dans celui du traitement forcément arbitraire et injuste de la « femme puissante » par une justice et une législation forcément tordues qu’il faudrait donc, à l’instar du film, « corriger » afin qu’elles s’inclinent devant la Femme, quitte à congédier les règles et les garanties de droit les plus élémentaires.

En matière de scénario, l’annonce du « genre » (drame, policier, comique, réaliste, utopique, dystopique) est utile pour couper court à de fâcheux malentendus : Minority Report est dystopique, La Femme d’à côté dramatique, Monthy Python Sacré Graal comique. Le respect de cette règle est d’ailleurs implicite dans la vie de tous les jours. Si notre interlocuteur nous annonce une histoire drôle qui nous rend triste à pleurer, nous nous sentons à la fois décontenancés puis franchement abusés.

À la lumière de ce rappel, examinons Anatomie d’une chute2 récente Palme d’Or au Festival de Cannes. Le film est présenté comme un « drame policier ».

L’actrice principale Sandra Hüller y est remarquable, ainsi que le jeune acteur Milo Machado-Graner, lequel joue son fils de 11 ans.

Le scénario est le suivant : on découvre le cadavre d’un homme au pied d’un chalet. Sa mort est manifestement due à sa chute du balcon du 2e étage. Il s’agit de déterminer avec les moyens techniques et la procédure pénale s’il s’agit d’un suicide ou si son épouse l’aurait poussé. L’enfant du couple, qui est non-voyant, aurait été témoin auditif des derniers instants de son père et son témoignage est donc capital pour la résolution judiciaire du cas.

Le thème, posé dès le départ, est intéressant : meurtre ou suicide, comment trancher ? L’action se passe aujourd’hui, on ne peut pas s’y tromper, il y a même BFM. On entre dans l’intimité d’un couple, on y expose très longuement le traitement judiciaire du cas, c’est à dire le procès, jusqu’au dénouement final, entièrement lié au verdict de l’institution judiciaire contemporaine.

Cependant, ces qualités objectives masquent l’imposture du scénario.

Une accumulation d’invraisemblances juridiques

La conception d’un tel film nécessite de suivre un conseil technique précis quant au traitement du processus judiciaire. Car il ne s’agit pas d’une parodie, mais d’un film présenté comme un drame policier contemporain se passant en France. La vraisemblance du dénouement de l’intrigue scénaristique est donc dépendante de la vraisemblance de l’exposition judiciaire du cas, les deux se nourrissant mutuellement.

Or, du point de vue du juriste, des familiers des audiences pénales ou des simples curieux du monde judiciaire, Anatomie d’une chute perd très vite toute crédibilité, notamment au vu du traitement aberrant du statut juridique de l’enfant (à la fois témoin et victime), et du déroulement du procès d’assises.

En premier lieu, du point de vue du statut juridique de l’enfant, on note quatre illégalités majeures.

  • D’une part, l’absence de séparation. Un enfant témoin des circonstances du meurtre supposé de son père par sa mère, et dont le témoignage est susceptible d’influencer le verdict de manière radicale, est dans les plus brefs délais séparé de sa mère et placé sous protection de justice avec interdiction de communication avec elle. Dans le film, il demeure avec sa mère car la justice l’a décidé « de façon exceptionnelle ».
  • En second lieu, l’absence de droits. Témoin ou pas, l’enfant qui perd un de ses parents dans de telles conditions et dont l’autre parent est accusé, est représenté en justice en tant que partie civile par les autorités de protection. Dans le film, l’enfant n’a pas le statut de partie civile.
  • En troisième lieu, l’invention d’une fonction hors la loi. Une aide judiciaire est chargée de veiller en continu sur les rapports de l’enfant témoin avec sa mère au domicile de la mère. Cette fonction, qui évoque le style juridique chinois, n’existe pas dans notre droit et il est à souhaiter qu’elle n’existe jamais.
  • Enfin, la nullité juridique du témoignage. Un témoin, enfant ou pas, ne peut jamais cohabiter avec l’accusé pendant la durée de la procédure, ni assister aux audiences de la cour d’assises, être reçu dans le bureau de la présidente et communiquer avec elle. Le moindre de ces actes prive de valeur le témoignage et peut faire annuler le procès tout entier.

Par ailleurs, du point de vue du déroulement du procès d’assises, cinq éléments sont illégaux ou fantaisistes.

  • D’une part, les débats « à l’américaine ». La fonction de président de cour d’assises consiste notamment à diriger les débats, distribuer la parole et assurer la police de l’audience. Jamais l’avocat de la défense et l’avocat général ne peuvent se prêter à des échanges tels qu’on les voit dans le film sans que la présidente ne les rappelle à l’ordre. De même, il n’est pas non plus réaliste qu’ils se déplacent face aux témoins et les questionnent « à l’américaine » et de façon aussi vulgaire et triviale. À l’évidence, le scénariste et la réalisatrice n’ont jamais assisté à un procès en France.
  • En deuxième lieu, la violation du secret médical par un témoin médecin. Le médecin psychiatre-psychanalyste du défunt est appelé à témoigner à la barre. Cette démarche est possible mais chimérique car le médecin n’est pas délié du secret professionnel devant la cour d’assises. L’épanchement du praticien à la barre tel qu’il est mis en scène est utopique et serait, dans la réalité, une cause de nullité du procès pour violation du secret médical.
  • En troisième lieu, l’absence d’expertise psychiatrique. Tout accusé de crime est soumis à une expertise psychiatrique et psychologique par un expert judiciaire indépendant. Une telle expertise est absente dans la procédure décrite. Elle aurait permis de produire un avis « extérieur » sur la personnalité de l’accusée, laquelle semble problématique.
  • En quatrième lieu, le statut de l’accusée. L’avocat général reproche à l’accusée de mentir et sous-entend qu’il est de son devoir de dire la vérité. Aux assises, l’accusé ne jure pas de dire la vérité. Seuls les témoins jurent de dire la vérité.
  • Enfin, l’ignorance de la possibilité de l’appel. Le verdict de la cour d’assises est présenté comme un dénouement libérateur de la narration scénaristique. C’est oublier que l’accusation tout comme la défense peut faire appel depuis… l’an 2000.

D’autres entorses sont présentes, notamment l’escamotage rapide de la phase d’instruction et le rapport très peu professionnel et déontologique de l’avocat avec sa cliente, manifestement contraire à son serment d’indépendance – mais inutile d’allonger la liste des transgressions juridiques : elles sont massives et majeures.

Une accusée héroïsée et sanctifiée

Ces nombreuses transgressions semblent nécessaires au scénario, qui exige de voir son dénouement validé par un processus présenté comme légal.

Si le scénario a besoin de tordre la réalité légale en présentant cette déformation comme normale, c’est parce qu’il est au service de fantasmes plus forts que lui. Avant d’aller plus loin, constatons que les principales transgressions des contraintes légales servent à sanctuariser – si ce n’est à sanctifier – la personnalité de l’accusée par quatre procédés.

Écarter l’expertise psychiatrique judiciaire obligatoire permet d’escamoter un constat objectif : un expert n’aurait pas manqué de noter que cette mère ne parle pas à son fils unique dans sa langue maternelle, qu’elle lui propose naturellement du whisky comme si c’était un « pote » alors qu’il a 11 ans et qu’il vient de perdre son père ; que par ailleurs elle ne pleure pas la mort de son mari, tout en soutenant qu’elle ne l’a pas tué et qu’elle l’aimait. Autant d’éléments pouvant alimenter un diagnostic mettant en doute son équilibre mental et faire pencher la balance du côté de la culpabilité.

Quant à l’enfant, le priver du statut légal de victime du meurtre possible de son père permet d’oublier le défunt en tant que père et de ne percevoir ce dernier qu’en tant que mari indigne de sa « femme-intelligente-et-libérée ». Et le priver du statut légal de témoin du meurtre possible de son père par sa mère, en lui évitant de ce fait la séparation d’avec sa mère pendant la procédure, permet de réinvestir positivement l’accusée en tant que mère de l’enfant.

Faire passer pour légal le témoignage du psychiatre du défunt – dont on apprend au passage qu’il était aussi son psychanalyste – permet d’alimenter les pires clichés et préjugés confortant une lecture patriarcale démodée de la pratique psychanalytique. En effet, ce « psy à la barre », ne se gêne pas pour faire entendre qu’il tient l’épouse « castratrice » pour responsable de la dévastation psychique de son mari. Cette caricature du divan suggère l’émancipation de l’héroïne des derniers rets du patriarcat : ainsi agressée, elle devient victime sympathique.

Et tout cela est bien dommage. Car le cœur du film travaille une question chère à la réalisatrice, celle du rapport de couple dès lors que chacun des partenaires est en prise avec la nécessaire articulation de ses désirs et de la relation à deux : qui cède quoi à l’autre, qui se sacrifie au nom de l’amour, qui demande des comptes, qui se sent floué.

Une scène cruciale montre une dispute dans la cuisine dégénérant en violence façon Johnny Depp et Amber Heard, scène enregistrée et produite durant le procès. Remarquablement écrite et interprétée, c’est une scène au fond inédite, plus encore, tout à fait inouïe. On entend, puis on assiste, à cette scène via un habile flash-back. Elle révèle à la cour d’assises ce qui mine le couple depuis des mois : le mari manque de temps pour réaliser ses propres projets, il est responsable de l’accident du fils devenu malvoyant, et tente de reporter sa violente culpabilité sur sa compagne qui lui fait front et résiste aux attaques.

Montrer la circulation de la faute au sein d’un couple est un ressort dramatique essentiel. Dans plupart des récits, on décrit une femme qui endosse ladite faute et porte ainsi le chapeau de ce que son conjoint lui reproche au nom de son sentiment d’impuissance à lui. Dans ce film, ce sentiment d’impuissance est illustré par l’incapacité du mari à pouvoir écrire face à sa femme, écrivain reconnue.

Au cours de cette violente dispute, la femme, mise en cause par son époux, lui tient tête et répond point par point à tous les reproches qu’il lui adresse, et ce malgré la bouteille de vin ouverte qui désinhibe l’échange jusqu’à ce qu’ils en viennent aux mains. Elle parvient à démontrer que les reproches de son mari sont bien le résultat de ses choix à lui, et de son propre sentiment d’impuissance : bref, il est responsable de ses choix, c’est son marasme à lui, pas le sien à elle. La mort du mari intervient juste après l’affrontement. S’il s’agissait d’un suicide, il pourrait être alors interprété comme l’ultime arme de culpabilisation du défunt envers sa femme.

C’est pourquoi, dans la scène de la déposition du psychiatre-psychanalyste qui suivait son mari, faire dire à ce praticien que l’épouse « castratrice » serait responsable de la dévastation psychique de l’époux est non seulement à côté de la véritable question, mais aussi contradictoire avec la scène de dispute. Cette contradiction peut s’éclairer comme une lecture paternaliste et caricaturale par ce praticien, lecture qui ne peut concevoir l’exercice de la liberté d’une femme au sein d’un couple sans la mettre en faute. C’est dire que le scénario considère que cette liberté ne pourrait pas être entendue par la psychanalyse, ce qui est affligeant. Il était donc besoin de ce diagnostic de pacotille pour surligner et ainsi mettre en évidence la charge contre les femmes libres d’un soi-disant patriarcat psychiatrique. Or, après la scène de la cuisine, la femme n’avait nullement besoin de ce catéchisme meetoo pour avoir à affirmer sa liberté.

C’est ainsi que, en tordant aussi bien la loi pénale que la psychanalyse, le scénario de Anatomie d’une chute fabrique un acquittement obtenu au prix de l’exercice d’une loi imaginaire. Mais que vaut donc la liberté d’une femme obtenue dans ces conditions? Penser qu’il serait besoin d’une révolution institutionnelle (par exemple une refonte des lois, idée mise en acte dans le scénario) pour libérer les femmes qui sont en réalité devenues libres grâce à l’action de leurs aînées, est bien l’impasse du néoféminisme actuel.

Cependant, cette torsion du droit n’est qu’une conséquence des fantasmes qui contraignent le scénario.

Il n’échappe à personne que Anatomie d’une chute se présente dans le contexte post-metoo et dans celui de la réalité sensible et médiatisée de la prise en charge judiciaire des féminicides. Jusque dans son titre, le film nous invite à décortiquer comment la justice non pas peut mais doit juger aujourd’hui une femme accusée d’avoir tué son mari.

Et, tout de suite, le sentiment qui s’insinue est qu’il n’est pas possible que cette femme soit jugée équitablement : trop libre, trop émancipée, trop « puissante », elle ne peut pas être justiciable de la justice ordinaire. Or, le préjugé selon lequel une femme puissante ne peut forcément pas être innocente, s’il est un préjugé social, ne l’est pas en matière de justice. C’est discréditer d’avance la justice que de devoir la tordre pour arracher un acquittement. Ce discrédit, très à la mode actuellement du fait des attaques répétées depuis metoo contre l’appareil judiciaire, est grave. Il se nourrit de l’ignorance d’un grand nombre de personnes, y compris des « intellectuels », en matière de justice. Il laisse à penser que, par principe, personne n’est plus à l’abri d’une injustice, d’un verdict arbitraire, et que la loi serait à redéfinir systématiquement, comme le film le met en acte à l’insu du spectateur.

De multiples aspects fantasmatiques

À cette « femme puissante », il faut donc fabriquer une justice sur mesure. Pourquoi ? Pas par paresse ou manque de moyens, mais parce qu’une femme aujourd’hui est malheureusement toujours bien chargée de fantasmes, et encore plus par ceux qui prétendent contribuer à sa libération. À ce titre, on pourrait qualifier ce film de boule à facettes fantasmatiques constituée des miroirs suivants.

Fantasme que la justice doit s’incliner devant la Femme, quitte à ne pas appliquer ses règles les plus élémentaires. N’est-ce pas dans l’air du temps ? Comment ne pas évoquer l’affaire Jacqueline Sauvage où avait été développée la thèse farfelue de la légitime défense préméditée ? Ou le crédit juridique revendiqué pour faire entériner des accusations unilatérales au nom de la parole des femmes, comme s’il s’agissait de la Parole de Dieu ?

Fantasme que la puissance féminine mise en scène ne serait pas acceptée sans la torsion juridique à laquelle se livre le scénario. Qu’il faudrait se libérer de la pesanteur judiciaire pour mettre à vif la vérité et la complexité des enjeux de désir à l’œuvre entre les hommes et les femmes. Que la rigueur des débats et le respect des procédures seraient utilisés forcément contre les femmes, alors même que tous les jours, les professionnels de justice se battent contre les violences faites à beaucoup d’entre elles.

Fantasme que la « femme puissante » ne l’est qu’à renverser l’ordre établi – et quelle impasse ! Alors qu’il s’agit à présent pour les femmes, comme le montre pourtant si bien la remarquable scène dont nous avons fait état, d’en finir avec la culpabilité poisseuse qu’elles endossent au nom d’une faute ancestrale attribuée plus ou moins consciemment.

Fantasme de la fin du mâle dans le couple, pauvre beau gosse condamné à passer de toute façon par la fenêtre, et peu importe sa paternité : il en est officiellement dépouillé puisque son fils n’est pas une victime représentée dans le procès.

Fantasme de la tyrannie de l’enfant-roi, objet non séparé de sa mère, mise parfaitement en scène : cette tyrannie est instituée en ce qu’elle va réellement fabriquer la Loi – le verdict – par les effets d’un témoignage pourtant illégal.

D’ailleurs, la réalisatrice a admis clairement dans une interview que la subjectivité de l’accusée est au-dessus des lois :

« Le personnage de Sandra a pu être responsable du suicide de son mari sans être coupable de l’avoir tué ou elle a pu le tuer sans être responsable de son mal-être. C’est cela que je trouve passionnant, c’est cette question-là qui est plus importante que de savoir si elle l’a tué ou pas. »3

En d’autres termes, à partir du moment où l’on n’est pas responsable du mal-être de l’autre, on peut le tuer, et pousser quelqu’un au suicide n’est pas pénalement punissable : les voies de l’impunité sont ouvertes, jetons le Code pénal aux orties car il est malaisant ! Cela tombe bien, peu de gens l’ouvrent. Quant au Code de procédure pénale, quel pensum !

Toutes ces facettes fantasmatiques contraignent donc le scénario. Et pourquoi pas ? La création artistique est libre ! Vive le film fantasmatique, et laissons-le déborder jusqu’à 2h30 au lieu des 1h45 usuels – car on le sait, le fantasme non seulement submerge la raison, mais rallonge aussi le chronomètre car il contamine tout.

Le problème demeure : pour la justice d’aujourd’hui convoquée pour valider la crédibilité du scénario, la question est d’établir si oui ou non quelqu’un a tué quelqu’un d’autre. Et pour établir cela, il y a des règles spéciales qu’on ne peut tordre à son gré, sauf à l’annoncer clairement, par exemple ainsi : « Les scénaristes informent les aimables spectateurs que le traitement judiciaire des faits objets du présent film est purement artistique et fantasmatique, et incompatible avec la procédure pénale en vigueur ».

Mais alors, c’eût été assumer la « fable » et abandonner l’imposture de présenter le film comme un « drame policier ». Et surtout, c’eût été renoncer au fantasme de « femme puissante » cautionné par une justice tordue et soumise, pour enfin confronter clairement une femme à une justice adéquate et respectée.

Étrange et inquiétante Palme d’or.

Notes

1 – Isabelle Floch est psychanalyste et écrivain ; Jean-Paul Carminati est écrivain et avocat au Barreau de Paris

2 – Scénario Arthur Harari et Justine Triet, réalisation Justine Triet.

3 – Justine Triet, entretien avec David Speranski, 21 août 2023 sur Movierama https://movierama.fr/rencontre-avec-justine-triet-anatomie-dune-palme-seconde-partie/

Caroline Éliacheff et Céline Masson sont-elles « transphobes » ? (par Élisabeth Perrin)

Élisabeth Perrin1 a lu le livre de Caroline Éliacheff et Céline Masson La Fabrique de l’enfant transgenre2. Elle s’interroge au fil de sa lecture, et avec de solides arguments, sur la légitimité et sur les conséquences d’un accès précoce à un « changement de sexe » au motif d’un prétendu désir de l’enfant encouragé par un diagnostic tout aussi précoce de « dysphorie de genre ».

Le 29 avril 2022 à l’Université de Genève en compagnie de Céline Masson, et le 17 novembre dernier à Lille, Caroline Éliacheff a vu ses conférences empêchées par des activistes. Le 20 novembre à Paris, c’est la mairie de Paris qui a fait annuler la conférence sous la pression d’activistes ; fin novembre encore, à Lyon, le Café-débat a pu se tenir, mais en cachette ; le 15 décembre, à Bruxelles, c’est à coups d’excréments jetés sur les participants que la communication a été empêchée. Bref, Caroline Éliacheff et Céline Masson ne peuvent plus s’exprimer en public depuis la publication aux éditions de l’Observatoire de leur livre La Fabrique de l’enfant-transgenre, Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? La liberté d’expression et le débat d’idées me paraissant fondamentaux dans une société démocratique, je suis a priori hostile à des actions de censure, mais je voulais savoir ce que disait ce livre, et si, à défaut de justifier ces actions, on pouvait les expliquer, si le qualificatif de « transphobe » pouvait être attribué aux autrices du livre. Je l’ai donc lu et vous livre ici une recension suffisamment détaillée pour que le lecteur puisse se faire une opinion fondée.

En une quinzaine d’années, disent les autrices de ce livre en avant-propos, le diagnostic de « dysphorie de genre » chez les enfants et adolescents a été multiplié par quatre. Que des personnes se sentent « nées dans le mauvais corps » et que ce soit pour elles une source de profond mal-être est une réalité indéniable, mais leur nombre a-t-il été multiplié par quatre en une quinzaine d’années, se demandent les deux autrices ?

Pour elles, il n’est pas question, dans une société démocratique, de discriminer les minorités, celle des transsexuels comme n’importe quelle autre : « ces personnes [ont] droit à l’indifférence », c’est-à-dire « à vivre de façon banalisée […], c’est un impératif moral » disent-elles3. Mais est-il possible de poser un diagnostic de dysphorie de genre suffisamment certain pour proposer à un enfant ou à un adolescent un traitement médical irréversible et à vie ? Il s’agit d’un problème éthique affirment-elles.

Se pose donc une question éthique : « à quel âge […] rendre possible […] la  demande faite à la médecine de changer de sexe ? »4

Un exemple très parlant puisé dans les médias permet à Caroline Éliacheff et Céline Masson d’illustrer leur propos.

Mise en scène médiatique du problème

Arte a diffusé en décembre 2020 Petite fille, documentaire de Sébastien Lifshitz, devenu un véritable « étendard de la cause trans », selon l’expression des autrices qui en font l’analyse critique : Sasha, garçon de 8 ans, a exprimé, selon sa mère, très précocement le désir de devenir fille « comme elle ». Le rêve de Sasha est exaucé sans délai : dès le premier entretien chez une pédopsychiatre d’un centre spécialisé dans la transidentité des mineurs (Sasha n’a jamais vu de psychologue avant), le diagnostic de dysphorie de genre est posé « comme une évidence ». La mère de Sasha dit qu’elle a toujours souhaité avoir une fille, mais la psychiatre rétorque que « ça n’a rien à voir », ce qui met fin à tout questionnement : les spectateurs du documentaire ne sauront jamais si l’enfant est assujetti ou non au désir de sa mère5. Sasha n’a jamais été vu seul et c’est toujours, à quelques brèves exceptions près, sa mère qui répond aux questions. L’école est sommée de considérer Sasha comme une fille et n’obtempère qu’à la demande de la psychiatre, ce que les autrices considèrent comme normal, alors que dans le film tous les protagonistes s’en indignent. Dès le second rendez-vous avec la pédopsychiatre, le protocole de changement de sexe est programmé avec un endocrinologue. Le traitement médical est exposé à cet enfant de 8 ans : bloqueurs de puberté, prise d’hormones femelles à vie, ablation des testicules (mais maturation in vitro de ceux-ci pour préserver sa possibilité de procréer). D’autres que la pédopsychiatre du documentaire ne s’encombrent pas de ces informations, telle la psychologue américaine Diane Ehrensaft qui a créé la notion de TMI (Too much information) pour expliquer que les adultes impliqués dans les soins de l’enfant trans ne devraient pas le surcharger avec « TMI », trop d’informations sur la décision capitale de subir des interventions (qu’elle préconise).

Les autrices mettent en doute la capacité, à cet âge, de saisir les conséquences de ce traitement médical jusqu’à la fin de ses jours, et de cette « ablation de son appareil génital dont l’usage sexuel lui est encore inconnu »6. L’enfant « consent » à tout cela. Peut-on à la fois dénier la possibilité pour un mineur, de « consentir » à des relations sexuelles avec un adulte ayant autorité et qualifier de « consentement » l’acceptation par un enfant d’un traitement médical que lui proposent des adultes en qui il a confiance ?

Peut-on, dès lors, qualifier de libéralisme antidiscriminatoire et égalitaire le traitement médical d’enfants à partir d’un diagnostic de dysphorie de genre ?

Les autrices observent que la France est plutôt « en retard en termes de tolérance […] vis-à-vis des risques de dérives dont pâtissent les enfants »7 : tandis que les médias français célébraient  quasi unanimement Petite Fille, des pays comme le Canada, la Belgique, le Royaume Uni, les pays nordiques, revenaient à des positions plus nuancées. Caroline Éliacheff et Céline Masson renvoient le lecteur au site canadien detranscanada.com et au site belge post-trans.com8.

Sur ce dernier site on peut lire le témoignage d’Elie, une détransitionneuse9, qui note à juste titre : « Ces documentaires [Petite fille ou autres] normalisent l’idée des personnes “nées dans le mauvais corps”. La solution proposée ou vendue est de s’accommoder à cette société et ses injonctions, à rendre les corps conformes. De leur côté, les féministes révolutionnaires cherchent non pas à changer les corps, mais la société patriarcale qui les opprime ». Il n’est pas insignifiant à ce propos d’observer que l’augmentation du phénomène trans concerne actuellement surtout les filles voulant devenir garçons.

Peut-on alors faire entrer la transidentité dans la théorie du genre, sans contradiction ? «Le genre, c’est aussi l’ensemble des moyens discursifs, culturels par quoi […] un sexe naturel est produit […] dans un domaine prédiscursif qui précède la culture, telle une surface politiquement neutre sur laquelle la culture intervient après coup. » dit Judith Butler10. Dans cette perspective, on ne voit pas très bien la nécessité de changer de sexe naturel pour changer de genre culturel. Et on se demande ce que les transgenres ont de commun avec les LGBIA+11 qui s’affranchissent tous des codes sociaux de la sexualité sans avoir à changer de sexe. Éric Marty, dans Le sexe des Modernes12 a cette formule : « le transsexuel serait ainsi le dernier à croire à une identité sexuée du genre, à croire au vrai sexe »13 .

Le cas de l’homosexualité

Si nombre d’adolescents se posent la question de leur orientation sexuelle, c’est bien différent du questionnement sur leur identité de genre, et surtout cela ne nécessite aucun traitement médical. Il n’est pas difficile de voir les dégâts causés par un diagnostic de dysphorie de genre prématuré qui « clôt à tort l’expression de ce questionnement tout à fait légitime » (p.65)14. « Encourager des jeunes femmes qui ont du mal à accepter leur orientation sexuelle à transitionner relève de la thérapie de conversion »15 disent les féministes Marguerite Stern et Dora Moutot. Des soignants de la grande clinique anglaise Tavistock, qui va devoir fermer, ont alerté leur hiérarchie sur l’homophobie de la part de familles de jeunes patients – un soignant affirmant même que certains parents préfèrent que leur enfant soit transgenre et hétérosexuel plutôt qu’homosexuel… Éric Marty rapporte qu’au Brésil « bon nombre d’adolescents, le plus souvent pauvres et noirs, ont été contraints de se faire opérer à cause de l’homophobie ambiante »16. On comprend pourquoi, en Iran, où le pouvoir affirme qu’il n’y a pas d’homosexuels dans le pays et où l’homosexualité est passible de la peine de mort, la transition de genre est reconnue et les transsexuels peuvent subir une opération de changement de sexe depuis une fatwa de 1987 de l’Ayatollah Khomeini. C’est même le pays au monde qui pratique le plus de chirurgies de réassignation sexuelle après la Thaïlande. Le magazine de référence des homosexuels, Têtu, ne s’y trompe d’ailleurs pas, qui dénonce le fait qu’en Iran des hommes gays soient forcés, pour échapper à la peine de mort, à des opérations, au grand bénéfice de chirurgiens souvent … esthétiques17.

L’homosexualité vécue et assumée est aussi vieille que l’humanité, la dysphorie de genre aussi, mais le traitement médical de celle-ci, quand elle est réelle ou supposée, est le fait de sociétés technicistes, marchandes, et parfois homophobes et répressives.

Une autre manière de se sentir mal dans son corps : l’anorexie

L’anorexique se voit obèse. Pourtant, on ne lui propose pas une liposuccion. « Alors, pourquoi amputer les patients souffrant de dysphorie de genre de leurs organes génitaux ? » demande Paul R. McHugh dans un article du 12 juin 2014 du Wall Street Journal : Transgender surgery isn’t the solution. La pédopsychiatre Anne Perret, lors d’une conférence à la maison de Solenn, dirigée par Marie-Rose Moro, dit au sujet de la dysphorie de genre chez les jeunes filles : « Elles expriment une faillite profonde dans la construction précoce de l’image de leur corps […]. Il s’agit du même refus de la féminité, de la même haine du corps sexué, du même rejet ambivalent de la figure maternelle [que dans l’anorexie mentale]. »

Toute comparaison avec l’anorexie ne peut que paraître choquante à ceux qui affirment que la dysphorie de genre n’est pas une maladie, et pourtant, ils sont très attachés au remboursement des… « soins ? » par la Sécurité sociale. Autre paradoxe : ils transforment un sujet sain en un sujet soumis toute sa vie à des traitements médicaux (pas malade ?).

Comment répondre au mal-être des enfants et des adolescents ?

Les autrices sont psychanalystes et Caroline Éliacheff est en outre pédopsychiatre. C’est donc en tant que professionnelles qu’elles s’indignent de la méthodologie exposée dans le documentaire Petite Fille : « L’enfant n’est pas un adulte en miniature, mais un être en développement […] son fonctionnement psychique est labile, sa suggestibilité aux discours des adultes est importante, son expérience de la vie est limitée […] le désir exprimé ou inconscient de ses parents concernant son sexe ne lui est pas indifférent (contrairement à ce que dit la pédopsychiatre à la mère de Sasha). […] L’imagination de l’enfant est toujours en avance sur ses capacités réelles. […] Dit-on à un garçon qui veut épouser sa maman (ou une fille son papa) que son désir peut se réaliser ? »18. L’adolescence est par définition une période de transition et l’adolescent est « par excellence une figure trans naviguant entre plusieurs identités avant de trouver un peu plus de stabilité » (p. 61-62).

Quelle que soit la problématique psychique, « Il n’existe pas de réponse unilatérale et immédiate. Il est donc capital de préserver la possibilité d’un temps long » disent les autrices. Et de citer Winnicott dans Jeu et réalité : « La vie est elle-même une thérapie qui a un sens »19.

De l’influence des réseaux sociaux

Les titres de vidéoblogues prodiguant des conseils pour faire sa transition de genre abondent sur les réseaux sociaux les plus utilisés par les 16-18 ans (Youtube, Tik Tok, Snapchat, Twitter, Instagram) et les pédopsychiatres qui reçoivent des adolescents en mal de transition venant les consulter sont étonnés du caractère stéréotypé de leur discours : on y retrouve toutes les formules lues sur les réseaux sociaux : « je ne suis pas dans le bon corps », etc. Des jeunes qui ont des difficultés de relations sociales trouvent dans ces réseaux une « famille », une « communauté de soutien, chaleureuse et virtuelle » comme dit Claude Habib dans La Question trans.

Cela amène les autrices à faire l’hypothèse d’une emprise de type sectaire dont les critères sont les suivants : sentiment d’appartenance à un groupe qui marginalise le sujet, incitation au rejet de la famille, recrutement en ligne, usage d’un jargon spécialisé, foi dans le bien-être qu’apportera le traitement médical, déni de la science et de la biologie, affirmation de son autodétermination, victimisation (qui n’est pas pro-transgenre est forcément transphobe), pressions sur la famille pour obtenir son assentiment, blessures causées par la chirurgie vécues comme des stigmates qui signent l’allégeance au groupe, lobbying, et enfin énormes profits pour l’industrie pharmaceutique… donnée non négligeable !

Pourquoi « scandale sanitaire » ?

L’enfant, naturellement, ne mesure pas les effets secondaires des hormones antagonistes (surtout si on les lui cache…). Ces effets sont nombreux et on retiendra, outre les prises de poids et l’acné, d’intenses douleurs pelviennes dues au grossissement du clitoris, la quasi-impossibilité de procréer et le risque de faire un AVC 9,9 fois supérieur chez les femmes transgenres que dans le groupe témoin20.

Quant à la chirurgie, il est abusif de parler de « changement de sexe » : seule l’apparence des organes sexuels est modifiée – imparfaitement21. À preuve : le sujet est obligé de prendre des hormones à vie. Cette chirurgie est en fait mutilante puisqu’elle ampute « des organes dévolus à la reproduction et au plaisir » (p. 74).

Ce sont les revendications des « personnes intersexuées » (qu’on appelait autrefois « hermaphrodites »), les « I » de LGBTQIA+, souvent considérées comme les plus proches des « trans », qui nous donnent le mieux la mesure de ce que l’opération sexuelle infligée à un enfant est une mutilation : ces personnes nées avec une identité sexuelle ambiguë sont très fréquemment opérées dans leur petite enfance car leurs parents ne supportent pas d’avoir un enfant au sexe indéterminé. L’opération vise à donner à leur appareil génital l’apparence du sexe dont il se rapproche le plus ou du sexe désiré par leurs parents. Ces personnes se révoltent de plus en plus contre ces interventions chirurgicales subies dans leur enfance et qu’elles qualifient d’invalidantes. Elles réclament de l’État français, sans l’obtenir, la reconnaissance d’un sexe neutre, et que celui-ci ne soit plus considéré comme pathologique.

Ce qui est invalidant pour les personnes intersexuées ne le serait pas pour les personnes trans ? Ce qui stigmatise les sujets comme malades (l’intervention chirurgicale) chez les uns serait égalitaire et antidiscriminatoire chez les autres ? On voit le fossé qui sépare ces deux catégories réunies artificiellement dans le vocable LGBTQIA+.

Le risque de suicide : c’est l’argument massue pour justifier les changements de sexe médicaux. « Monsieur, préférez-vous une fille morte ou un garçon vivant ? ». L’opération est censée arracher l’enfant à ses tendances suicidaires. Qu’en est-il ?

Depuis les années 50, les suicides n’ont cessé d’augmenter régulièrement chez les 5-24 ans. Toutes les études montrent également que les idées suicidaires sont beaucoup plus fréquentes chez les jeunes trans, mais aussi chez les jeunes homosexuels. Les causes souvent invoquées sont le rejet dont ces jeunes sont l’objet (harcèlement scolaire ou autre). Mais aucune étude ne montre que les opérations ou les prises d’hormones apportent une solution. La seule donnée étudiée est l’utilisation dans quatre contextes du nom choisi : elle diminuerait la dépression et les idées suicidaires22. Mais le nombre de jeunes qui se suicident n’a pas cessé d’augmenter depuis que les traitements médicaux et chirurgicaux sont pratiqués sur les enfants et les adolescents. Leur impact ne semble donc pas très probant… (voir l’étude réalisée aux États-Unis en 201723.)

Que font les pouvoirs publics ?

Caroline Eliacheff et Céline Masson dénoncent les dérives des pouvoirs publics qui, sans doute, ne veulent pas avoir l’air d’être « en retard ». Par exemple, le Planning familial qui ose écrire : « Les règles arrivent au moment de la puberté […] chez les personnes qui ont un utérus ». Disparition du mot « femme » puisque certaines femmes, les trans, peuvent n’avoir ni utérus, ni règles, évidemment. Quand on pense que la féminisation des noms de métiers ou l’écriture inclusive se donnent pour objectif de lutter contre l’invisibilisation des femmes, voici que c’est le Planning familial qui met en acte cette invisibilité. Où l’on voit que féminisme et transidentité ne font pas bon ménage24.

Mais surtout, l’inquiétude des autrices vient de la proposition de loi n°4021 « interdisant les pratiques visant à modifier l’orientation sexuelle ou l’identité de genre, vraie ou supposée, d’une personne »25 : amalgame entre orientation sexuelle et identité de genre. Les « thérapies de conversion », souvent d’obédience religieuse, pratiquées avec les homosexuels sont clairement homophobes et leur interdiction « louable », selon les autrices (p.56), mais on voit bien qu’en regroupant orientation sexuelle et identité de genre, on cherche à faire passer les « thérapies qui, par prudence, permettraient de retarder la médicalisation des mineurs » (p.56) pour des « thérapies de conversion ». Au texte, voté à l’unanimité par l’Assemblée nationale, le Sénat a fort heureusement fait ajouter l’alinéa suivant : « L’infraction prévue au premier alinéa n’est pas constituée lorsque les propos répétés invitent seulement à la prudence et à la réflexion, eu égard notamment à son jeune âge, la personne qui s’interroge sur son identité de genre et qui envisage un parcours médical tendant au changement de sexe ». Le texte, qui prévoit des peines de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende lorsque ces pratiques sont commises au préjudice d’un mineur, risque néanmoins de décourager les propos qui « invitent seulement à la prudence et à la réflexion… », interprétés comme thérapies de conversion, et c’est bien là l’objectif visé. On a le sentiment d’être dans le roman d’Orwell, 1984, où le sens des mots est inversé.

Alors, oui, si les pouvoirs publics encouragent ces décisions expéditives de traitements médicaux et chirurgicaux qui mutilent et rendent malades (puisqu’ils doivent prendre des médicaments à vie) des enfants ou adolescents sains, mais en grande souffrance, et qui les privent du temps de réflexion dont ils ont besoin pour comprendre leur véritable identité, on peut parler de scandale sanitaire : l’adolescence est une période de « rejet de son corps en pleine métamorphose », d’«aspiration à devenir autre ». La « vision d’un développement interchangeable de l’être humain enferme le sujet sans jeu possible avec ses identités », ce qui n’exclut pas que la « transidentité soit une solution à [son] malaise » (p. 88).

Et Caroline Éliacheff et Céline Masson de conclure :

« Rester humain, c’est […] accepter de renoncer à sa toute-puissance en intériorisant des limites. […]. Les adultes qui promeuvent26 la transidentité n’auraient-ils jamais dépassé le stade de la toute-puissance infantile ? Ou faudra-t-il enseigner aux enfants à se méfier d’exprimer leurs désirs car ceux-ci risqueraient d’être exaucés ? » (p.97).

La phrase de Freud tirée de L’Avenir d’une illusion mise en exergue du livre prend tout son sens en conclusion :

« On acquiert ainsi l’impression que la civilisation est quelque chose d’imposé à une majorité récalcitrante par une minorité ayant compris comment s’approprier les moyens de puissance et de coercition. »

Caroline Éliacheff et Céline Masson, La Fabrique de l’enfant transgenre. Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? Paris, éditions de l’Observatoire, 2022.

Notes

1 – [NdE] Élisabeth Perrin, aujourd’hui retraitée, a d’abord enseigné la philosophie, puis a exercé le métier de conseillère d’orientation-psychologue pendant trente ans, dont deux ans comme chargée de mission pour l’orientation des jeunes filles. Elle a publié deux ouvrages sur l’orientation aux éditions Casteilla et a collaboré à la revue Questions d’orientation.

2 – Caroline Éliacheff et Céline Masson, La Fabrique de l’enfant transgenre. Comment protéger les mineurs d’un scandale sanitaire ? Paris, éditions de l’Observatoire, 2022.
[NdE] On peut rappeler que Jean-François Braunstein, dans La Philosophie devenue folle (Grasset, 2018) a consacré une analyse détaillée à ce sujet.

3 – P. 10.

4 – P. 11.

5 – Quand j’ai regardé le film, cette mère m’a irrésistiblement fait penser aux mères qui venaient, dans mon exercice professionnel, me demander avec insistance que je teste leur enfant pour poser un diagnostic de « surdoué » (aujourd’hui HPI), qui leur apporterait une explication satisfaisante à l’échec scolaire de leur enfant. Le résultat du test était rarement celui qu’elles attendaient.

6 – P. 24.

7 – P. 28.

9 – Détransitionneur : personne « trans » qui cherche à revenir à son sexe de naissance.

10Trouble dans le genre : pour un féminisme de la subversion, trad. Cynthia Kraus, La Découverte,  2005, p. 69.

11 – Lesbiennes, Gays, Bi, Asexuels. J’ai volontairement enlevé le Q (Queer), catégorie fourre-tout qui mélange tout.

12 – Éric Marty Le sexe des Modernes, pensée du neutre et théorie du genre, éd du Seuil, 2021.

13Op. cit. p. 492.

14 – La pièce et le film de Guillaume Gallienne, « Les garçons et Guillaume à table ! », à ce propos, méritent d’être vus.

16Op. cit., p. 493.

18 – P. 26, éd. de l’Observatoire.

19P. 27, ibid.

20 – Source : « Cross-sex Hormones and Acute Cardiovascular Events in Transgender Persons: A Cohort Study », Étude américaine publiée en 2018 par Pub Med.gov.

21 – À ce propos, l’ancienne chargée de mission pour l’orientation des filles, que je suis, ne résiste pas à l’envie d’interroger les statistiques : les filles qui ont changé de sexe ont-elles conquis l’entrée à Polytechnique avec plus de facilité que l’entrée dans les toilettes des garçons ?

24 – À ce propos, on se demande quelles féministes peuvent apprécier Petite fille : dans ce film, la mère, omniprésente, procure à son enfant, au demeurant « craquant » ou « craquante », peu importe, n’ayant rien d’un enfant en souffrance, ayant des copains, ne souhaitant surtout pas qu’on le-la change d’école, toute la panoplie des accessoires « féminins » les plus stéréotypés, des vêtements roses, des « nœuds-nœuds », et le plus emblématique de tous : toute une collection de poupées Barbie. C’est consternant de niaiserie. Il est assez comique, d’ailleurs, que le seul usage que l’on voie Sasha faire des Barbies, dans le film, est de frotter une mèche des cheveux de l’une d’entre elles entre le pouce et l’index, à la manière d’un doudou, le regard ailleurs. Le film du réalisateur belge Lukas Dhont, sorti en 2018 avec un titre proche de Petite fille : Girl, traite avec autrement plus de subtilité le même thème. Film à voir !

25 – Depuis l’impression de leur livre, cette proposition de loi est devenue la loi 2022-92 du 31 janvier 2022.

26 – Souligné par moi.

#MeToo : prenons garde aux Sirènes

Depuis cinq ans, la vague #MeToo, en ses multiples déclinaisons, déferle en vagues de plus en plus impérieuses. La façon dont elle affecte la sphère judiciaire, mais également le champ politique, interroge. Par le biais de notions « psys » falsifiées recyclées en slogans militants, elle attaque les principes fondamentaux du droit pénal – notamment présomption d’innocence et prescription – en régime démocratique. Ne faut-il pas s’inquiéter de la perméabilité irréfléchie de l’institution judiciaire et du monde politique aux thèses véhiculées par le mouvement #MeToo ?

Cela fait cinq ans maintenant que l’on voit déferler la vague #MeToo, conjointement propulsée par les grands médias et par le réseau dit « social » Twitter. Rappelons que ce mouvement massif de dénonciation des « violences sexistes et sexuelles », selon la formule désormais consacrée, prit son essor, dans sa forme mondialisée, à Hollywood, à la suite d’accusations de délits et crimes sexuels portées par des actrices contre le magnat de l’industrie cinématographique Harvey Weinstein1. Un article du New York Times du 5 octobre 2017 déclencha la suite, fruit d’un surprenant pas de deux franco-américain : huit jours après l’article du New York Times, la journaliste française Sandra Muller « balançait son porc », au moyen d’un mot-dièse qui fit immédiatement fureur et dont le « chic » fut séance tenante loué par une intellectuelle de renom2 ; le surlendemain l’actrice Alyssa Milano catapultait #MeToo – « moi aussi [je suis/j’ai été la « victime » d’un « prédateur » sexuel] » – sur le florissant marché des indignations publiques et de la guerre justicière contre les « puissants ». En l’occurrence contre le « patriarcat », plus précisément, dans la mouvance activiste la plus radicale fer de lance en France du mouvement3, l’« hétéropatriarcat blanc ». Ainsi, sur un mode souvent spectaculaire, mais également plus insidieux, une doxa #MeToo s’est imposée avec une rapidité prodigieuse dans le débat public – tel du moins qu’il se trouve piloté, et en réalité biaisé, par la sphère médiatique. Cela sans guère rencontrer de résistance.

Au-delà de la justesse de la cause – qui pourrait nier en effet qu’il est légitime de lutter contre le sexisme, et nécessaire de combattre les abus sexuels de toute nature ? – le succès fulgurant de ce mouvement à l’échelle du village global, ses modalités et ses présupposés « théoriques » implicites ou explicites, ses conséquences sociétales, politiques, comme son impact profond et fortement ambigu sur la sphère judiciaire interrogent.

Nous concentrerons notre réflexion principalement sur deux aspects, liés entre eux, de l’effet #MeToo : la tentation para voire extra-judiciaire que portent #MeToo et #Balancetonporc – la distinction entre les deux activismes ne résistant pas à un examen précis4 – ; la façon dont quelques pseudo-concepts « psys », éléments de langage d’un nouveau credo politico-moraliste propagé par les activistes du mouvement pour assurer tant bien que mal une consistance idéologique à #MeToo, infiltrent la sphère judiciaire, mais aussi le droit pénal dans le champ des infractions sexuelles, modifié en France à une allure record à la suite de quelques retentissantes affaires5. Cela en une irrépressible fuite en avant, sans que les pouvoirs publics et les institutions aient pris le temps d’un débat éclairé par une réflexion consistante, pourtant singulièrement nécessaire sur des questions aussi complexes, et aujourd’hui aussi sensibles.

Comme si, en une surenchère permanente obnubilée par les gages à donner aux « victimes » d’un patriarcat « systémique », le monde politique et institutionnel, glissant dans ce que le juriste Daniel Borrillo a appelé un « populisme pénal6 » sur tout ce qui touche aux affaires sexuelles, avait cru devoir se guider sur des injonctions militantes de plus en plus simplistes, relayées auprès de l’opinion par une toute-puissance médiatique en roue libre, s’auto-légitimant au nom du Bien. C’est particulièrement flagrant s’agissant des stupéfiants arrêts rendus en mai 2022 par la plus haute instance judiciaire de la République dans les affaires Brion vs Sandra Muller (#Balancetonporc) et Joxe vs Alexandra Besson (dite Ariane Fornia), Éric Brion (le « porc » de Sandra Muller) et Pierre Joxe (accusé sans preuves d’agressions sexuelles par Alexandra Besson) ayant été in fine déboutés de leurs plaintes respectives en diffamation7.

Sur le chapitre des justifications « psy » fallacieuses qui menacent de dislocation des pans entiers du droit pénal dans le champ des infractions sexuelles, et conduisent parfois à des décisions judiciaires aux motivations clairement – et naïvement ? – inféodées à ces nouvelles « vérités » psycho-militantes, s’agissant de certains dossiers médiatiques en particulier8, deux termes notamment ont aujourd’hui le vent en poupe, issus des assertions de spécialistes auto-proclamés en « victimologie traumatique » au premier rang desquels la psychiatre Muriel Salmona : l’« amnésie traumatique », qui justifierait, en matière d’infractions sexuelles, le quasi-abandon, voire l’abandon complet du principe juridique de la prescription ; l’« emprise », explication totale et cause ultime, « preuve » en somme mystique de la culpabilité d’un mis en cause, dispensant au besoin de l’établissement des faits allégués. Or tels qu’ils sont utilisés dans ce qui est en passe de devenir une inquiétante vulgate judiciaro-psy contestable – mais non contestée : objet d’une adhésion quasi religieuse au contraire, dans l’opinion publique mais aussi chez un certain nombre d’acteurs du monde judiciaire –, ils sont vides, ou plus exactement vidés de tout sens rigoureux d’un point de vue clinique et scientifique, pour se voir sans autre forme de procès farcis d’enjeux purement militants.

La tentation extra et para-judiciaire

« La justice nous ignore, on ignore la justice9 ». On se souvient de la formule de l’actrice Adèle Haenel, qui, sur le plateau de Mediapart, en une mise en scène soigneusement préparée d’une impressionnante efficacité en dépit de la confusion du propos de la comédienne10, avait accusé le réalisateur Christophe Ruggia de lui avoir fait subir des agressions sexuelles à l’époque où, adolescente, elle avait tourné dans son film Les Diables.

Il s’agit donc bel et bien de court-circuiter l’institution judiciaire, et de se faire « justice » hors de toute enquête judiciaire, sans procès, sans tribunal, mais en imposant son « récit » à l’opinion publique, par la voie des médias. « Grâce notamment à ces prises de parole médiatiques, on change le rapport de force et on oblige le gouvernement à considérer notre point de vue11 » [de « victimes »], insiste Adèle Haenel. La « pression médiatique », comme elle le formule elle-même, a pour but de faire prévaloir la « vérité » des victimes systémiques du patriarcat, non seulement à la face du monde, mais auprès du pouvoir exécutif sommé de se mettre au pas des accusatrices, cela en enjambant résolument l’instance judiciaire – à moins que celle-ci, « déconstruite » pour reprendre un terme de la novlangue militante, ne se soumette au nouveau « récit féministe12 », doté d’un pouvoir performatif absolu : c’est-à-dire source de la concordance entre la « vérité » proférée par la « victime » et la réalité des faits allégués, laquelle procéderait de cette « révélation ». On le constate, cette pression opère : ainsi, au moment de l’affaire Damien Abad, éjecté du gouvernement où il venait d’être nommé sur la foi de simples accusations, une des accusatrices a-t-elle candidement déclaré au quotidien Libération : « On a l’impression d’avoir une armée numérique derrière soi, une armée qui croit les femmes 13». Certes…

Proféré de cette façon, et au-delà du défi affiché, cet énoncé [« La justice nous ignore, on ignore la justice »] à portée générale – telle est son ambition, portée par ce « on » – sonne comme un principe d’action. Il procède d’un choix de nature politique, et non d’une quelconque déconvenue personnelle consécutive à une plainte ayant abouti par exemple à un classement sans suite, ou à un non-lieu. Il s’agit de dénoncer une institution judiciaire considérée a priori comme foncièrement hostile aux « victimes », et « systémiquement » complice du patriarcat. Quoique la justice n’ait pas « ignoré » Adèle Haenel puisque très rapidement le Parquet ouvrit une enquête, sur quoi l’adepte du shaming édifiant14 censé dispenser de toute autre forme de procès dut se résoudre à porter plainte, et donc à se soumettre aux règles de la procédure judiciaire – très obligeamment adaptées à sa toute nouvelle aura médiatique, au vu du traitement scandaleusement inéquitable, et fort peu soucieux de la présomption d’innocence, réservé alors à Christophe Ruggia –, celle-ci n’en démord toujours pas. En témoignent ses propos pieusement recueillis par la journaliste Marine Turchi, à l’origine du happening de Mediapart et accoucheuse du « long cheminement vers la parole » de l’égérie du #MeToo du cinéma français, en clôture de son ouvrage Faute de preuves15. Adèle Haenel explique en effet, avec un aplomb confondant, que « le système [judiciaire] contribue » (sic) à « rendre presque totalement impunis certains crimes ». Elle ajoute :

« Dans un premier temps, la justice se voit arroger le monopole de la parole sur la question des violences pour, dans un second temps, aboutir à une non-parole, une non-écoute, une non-prise ne compte, et pour finalement massivement faire taire. »

« Instance de répression au service des pouvoirs établis » donc – c’est-à-dire du « patriarcat capitaliste », selon l’actrice, quelque peu fumeuse dans ses envolées politiques –, la justice relaierait « l’État » qui « ne cesse de rappeler aux femmes à l’ordre des rapports de domination dans lesquels elles tiennent une place subalterne. » Ainsi, selon la comédienne reconvertie en professeur de philosophie du droit (aux raisonnements teintés d’un vague complotisme), la justice opèrerait comme l’auxiliaire de « l’État » et de la « politique gouvernementale », dont elle permettrait, secrètement, en traitant pour la galerie certaines affaires (dont la sienne) d’« invisibiliser le rôle central qu’ils jouent dans la perpétuation de ces violences.16 » Propos parfaitement en phase, il convient de le souligner, avec les positions de la militante féministe Caroline De Haas, qui tweeta récemment : « La police et la justice sont des institutions anti-femmes et anti-enfants. Occupons les tribunaux et les commissariats17. »

Or nul n’ignore que la très lucrative entreprise Egae, fondée par cette dernière, propose ses services à diverses entreprises et institutions publiques, en vue de fournir des « formations » sur le harcèlement et les violences sexuelles et sexistes. « Formations » dites de « prévention » – en réalité de rééducation « féministe » inconsistante sinon douteuse –, cheval de Troie, telles qu’elles sont conçues18, pour des missions de nature clairement para-judiciaire : où Egae se verra mandatée par lesdites institutions pour mener des « enquêtes », entièrement biaisées par la conviction que « deux hommes sur trois sont des agresseurs » et partant à charge. Pour ne pas faire mentir cette remarquable « statistique », ces « enquêtes » devront produire un quota satisfaisant de « prédateurs ». On a vu les ravages que ces méthodes ont entraînés, au magazine Télérama comme au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, où un professeur de violoncelle s’est vu accuser de diverses turpitudes sexuelles. S’agissant de ce dernier cas, il a pu être démontré, pièces à l’appui19, que les méthodes du cabinet Egae, si enthousiasmantes soient-elles pour la Cause #MeToo et ses cohortes de « victimes » auto-désignées, n’hésitaient pas à user de manipulations grossières, dans la plus pure tradition des procès politiques. Cela n’a pas empêché le Conseil d’État de signer avec l’infatigable petite entreprise militante un juteux contrat de « formation » sur deux ans.

Bien sûr, #MeToo a focalisé l’attention sur des questions tout à fait sérieuses. Bien sûr, le féminisme est un combat sociétal historique fondamental. Bien sûr aussi, le droit est amené à évoluer, en interagissant avec son environnement social et historique. Mais il ne s’agit nullement, dans les coups de boutoir assenés par #MeToo à l’institution judiciaire, de réfléchir aux façons dont le droit peut intégrer, de façon pertinente et juste, les transformations sociétales, comme ce fut le cas lorsque l’avortement fut dépénalisé, le viol requalifié en crime – et que plus récemment furent votés le mariage pour tous, ou l’accès à la PMA pour toutes les femmes. Ces évolutions du droit, familial et pénal, n’en ont jamais remis en cause les principes fondamentaux. Il n’en va pas de même avec les revendications que porte la vague #MeToo, qui attaquent les fondements de l’édifice juridique, vu comme expression et instrument principal de l’ordre patriarcal. Ce qui ne semble guère faire débat, comme si tous, (ir)responsables politiques en tête, mais aussi trop souvent figures du monde judiciaire, y compris au plus haut niveau, ne savaient qu’acquiescer, surenchérir parfois – ou se taire.

Bras armé du projet sexiste de « l’État », et de l’institution judiciaire censée l’appliquer avec un zèle servile, la présomption d’innocence, dont Adèle Haenel, décidément inépuisable source d’un savoir juridique quelque peu revisité, explique que « c’est une forme de « fausse preuve » à décharge pour l’accusé afin qu’il puisse être entendu », mais qui « dans la sphère médiatique », et en matière de violences sexuelles, « sert à empêcher la parole des victimes20 ». Ce principe de la procédure pénale, au respect duquel, quoi qu’en dise la comédienne, les médias, arguant du « devoir d’informer » sur des « sujets d’intérêt public », ne se sentent pas tenus, a fortiori en l’absence d’action judiciaire contre une personnalité mise en cause – exemplairement : les accusations de Valentine Monnier (et de quelques autres, le nombre étant censé faire preuve) contre Roman Polanski –, est donc interprété comme visant à protéger les coupables, au détriment des victimes auto-désignées. Sur la même ligne, Muriel Salmona, autorité (imprudemment) reconnue sur le chapitre des traumas sexuels, considère pour sa part que la justice doit « cesser de brandir l’argument de la présomption d’innocence, qui est lâche21 ». Quant à l’ex-journaliste spécialiste des séries télé Iris Brey, dont l’implication dans la séquence Adèle Haenel et dans les attaques obsessionnelles contre Roman Polanski (rebaptisé « Violanski », en une rhétorique digne des pires dérapages de l’extrême-droite) est notoire, elle déclara :

« Pourquoi est-ce que la parole d’une victime qui parle aurait moins de valeur que la présomption d’innocence ? Ne faut-il pas interroger en profondeur notre système judiciaire avant d’invoquer la présomption d’innocence si nous croyons les femmes ? »

Il s’agit donc, au motif qu’il faudrait « croire les femmes22 », de revenir sur un principe fondateur de l’État de droit en démocratie, qui stipule que « toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées23 ».

Mais quel est le sens de ce principe que la doxa #MeToo interprète comme un signe de la complicité « systémique » de la justice avec les « prédateurs » ? Principalement de protéger un possible innocent de l’erreur judiciaire. Il est frappant de constater que cette sagesse de la procédure pénale n’est aujourd’hui plus jamais rappelée dans le débat public dès lors qu’il est question d’infractions sexuelles ou de « violences sexistes » – interprétées comme telles en tout cas, et à sens unique –, que l’on voudrait passibles d’une justice d’exception24, dérogatoire au droit commun : telle est bien la visée militante issue de #MeToo, que les pouvoirs publics, mais aussi un certain nombre d’acteurs du monde judiciaire, semblent de plus en plus enclins à satisfaire.

Or s’il est à l’évidence frustrant, profondément regrettable et insatisfaisant que les défaillances, manquements, erreurs, voire fautes de l’institution judiciaire – ou bien simplement le doute, faute d’éléments suffisants pour établir les faits – puissent aboutir à ce qu’une victime d’infraction sexuelle ne soit pas reconnue comme elle pouvait espérer l’être, si même elle a pu se sentir – ou se trouver réellement – maltraitée par l’institution judiciaire, et qu’elle n’a pu se faire rendre justice, il est infiniment plus grave, dans une société civilisée, qu’un innocent se voie chargé d’un crime qu’il n’a pas commis25.

La conscience de la catastrophe que représente l’erreur judiciaire est pourtant quelque chose qui semble avoir totalement disparu de la conscience collective – au pays de l’affaire Dreyfus, si fondatrice de la conscience républicaine26, cela laisse songeur. Peut-être cet oubli de la signification véritable de la présomption d’innocence est-il dû au fait que la peine capitale ayant été abolie, le caractère tragiquement irréparable et l’injustice suprême que représente, pour l’institution judiciaire et pour la société tout entière, la condamnation d’un innocent, ne sont plus perçus pour ce qu’ils sont. Cela allant de pair avec l’intention immédiatement empathique, hasardeuse si soucieuse du ressenti et surtout du « narratif » de qui allègue avoir subi telle ou telle « violence », d’installer les « victimes », sacralisées sans questions, au centre du dispositif judiciaire.

Ce que résume sur les murs des grandes villes le slogan « Victimes, on vous croit ! », si malencontreusement repris par le président de la République dans la foulée médiatique et émotionnelle de l’affaire Duhamel et de #MeTooinceste.

Cependant, lorsqu’une accusation, quelle qu’elle soit, est proférée, en matière sexuelle ou dans tout autre domaine, la question est-elle de « croire », ou d’accueillir et d’entendre, avec l’attention, la bienveillance et la réserve aussi qui s’imposent ? Et de chercher, en respectant les droits de la défense et les règles de la procédure pénale, à établir les faits, en vue de les sanctionner s’il y a lieu ? Non que cela soit chose aisée ; et plus les plaintes sont tardives, plus la tâche s’avère ardue, la possibilité de démontrer par des preuves, mais aussi la teneur des témoignages, devenant au cours du temps de plus en plus évanescentes, et fragiles. Pas plus que les protestations de qui se dit innocent n’ont à être crues a priori, la parole d’une plaignante, a fortiori celle d’une accusatrice (ou d’un accusateur) qui se répand directement sur la place publique, à travers les réseaux sociaux, un best-seller, ou tout autre média, ne sauraient être prises pour argent comptant. Moins encore lorsque les faits allégués sont anciens, et que l’ambiance est à la lustration collective par le lynchage public du « présumé coupable27 » via médias et réseaux sociaux, aboutissant à la mort sociale du mis en cause, qu’il soit ou non coupable. Bien trouble satisfaction que celle alors procurée aux « victimes, et à la société qui exorcise de cette façon regrettablement régressive le mal sexuel. Lorsqu’un magistrat, dont nous ne mettons nullement en cause la bonne volonté, peut énoncer que « L’affaire Duhamel démontre qu’il peut y avoir des sanctions autres que pénales28 », on peut s’interroger. Car la sentence prononcée en l’occurrence, non par un tribunal – et pour cause, puisque les faits reconnus par Olivier Duhamel étaient prescrits29 –, mais par l’opinion publique et les institutions, c’est la condamnation définitive à une infamante mort sociale. S’agissant de « justice restaurative » comme alternative à la condamnation pénale, justifiant les enquêtes ouvertes au-delà de la prescription, l’exemple est curieusement choisi. D’autant que d’autres, qui censément « savaient », ont été également comme par contagion, et sans que personne y trouve à redire, écartés de leurs postes ou fonctions. Mis hors d’état de nuire ? Dans le cas précis30, la peine est clairement extra-judiciaire : l’institution judiciaire, tel Ponce Pilate, s’en lave les mains, et livre le « prédateur » à la foule, dûment et « moralement » guidée par les médias les plus respectés nonobstant le sensationnalisme par lequel ils attisent les penchants voyeuristes les moins reluisants de leurs lecteurs.

Ces remarques sur les attaques visant la présomption d’innocence et la prescription – autre principe rudement mis à mal31 dans les suites de #MeToo et de ses supposées « révélations » – nous conduisent on le voit aux confins du judiciaire et d’attentes extra-judiciaires que rien ne vient cadrer, le monde judiciaire semblant parfois dangereusement courir après les exigences de plus en plus comminatoires des activistes du mouvement. Avec pour seule boussole la hantise de l’impunité des « agresseurs » et de la non-satisfaction des « victimes », vers quels précipices judiciaires et sociétaux courons-nous ? Vers quelles aberrations ?

Un pseudo-savoir « psy »

La question mérite d’autant plus d’être soulevée que les arguments « psys » sur lesquels reposent ces dérives et ces renoncements relèvent de théories pour le moins discutables, mais reçues comme vérité révélée par nombre de magistrats et par les politiques, les médias se faisant le relai complaisant de ces prétendus savoirs, émanés d’une fumeuse « victimologie traumatique » dont la figure de proue est l’inquiétante psychiatre32 Muriel Salmona déjà citée, présidente de l’association « Mémoire traumatique et victimologie » et activiste redoutablement efficace.

Les deux items sur lesquels quelques (trop) brèves observations33 s’imposent, au regard de leur usage désormais répandu dans le champ aussi bien judiciaire que politique – et cette étrange conjonction interroge34 – sont, nous l’avons annoncé, l’« emprise », et l’« amnésie traumatique ».

Précisons d’abord que les relations d’emprise – et non juste « l’emprise », comme une arme du « prédateur » –, sont une réalité ; de même qu’une amnésie, partielle ou totale, comme mode de défense psychique – possible mais nullement constant, et encore moins automatique –, consécutive à un traumatisme, est un phénomène que l’on peut parfois rencontrer. Mais la façon dont ces concepts, précieux pour décrire des situations psychiques complexes – à condition qu’on les manie avec précision, et non à des fins militantes –, sont utilisés à la fois dans le champ judiciaire et dans la sphère politique, est particulièrement préoccupante. Car elle repose sur des éléments des théories de la « victimologie traumatique » qui sont non seulement simplificateurs à l’excès, mais tout bonnement erronés.

Pourtant, boostée par quelques fracassantes affaires #MeToo, remarquablement orchestrées par les plus grands médias, cette doxa s’est imposée, sans le moindre débat sérieux intellectuel et scientifique digne de ce nom, comme vérité officielle sur tout ce qui a trait à ce qu’on appelle, mettant ainsi des choses distinctes dans le même sac fourre-tout, « les violences faites aux femmes » (et aux enfants). On le comprend : ce simplisme manichéen, parfaitement démagogique, mais tant pis, est un très efficace outil de communication politique ; on se voit assuré, armé de ce (pseudo) savoir psy qui relève de ce qu’il faut bien appeler de la propagande35, d’avoir pour soi une opinion publique formatée par les médias depuis le rouleau compresseur #MeToo.

S’agissant des relations d’emprise36, d’une redoutable complexité, on ne saurait aucunement les réduire, comme le font les discours en vogue sur le sujet, à un rapport dominant/dominé, simple et à sens unique, automatiquement généré par une différence d’âge, de situation économique, hiérarchique. Relation addictive, de fait potentiellement destructrice, à un type de lien illimité, dont les partenaires se rendent communément captifs, le phénomène ambigu de l’emprise, si difficile à dénouer lorsqu’il est avéré, implique intensément chacun de ses partenaires, de façon active quoique non symétrique. Saura-t-on nous dire d’ailleurs qui des deux personnages se trouve « sous emprise » dans la nouvelle de Thomas Mann magnifiquement adaptée au cinéma par Luchino Visconti Mort à Venise ? Mais l’usage qui est fait de cette notion, dans les prétoires comme d’un joker, et dans le discours des politiques comme d’un gage « féministe » de souci des « victimes », non seulement écrase la réalité compliquée et souvent inextricable de ce qu’est un lien d’emprise, mais fait de ce qu’il faudrait expliquer (la dynamique de l’emprise) une panacée explicative (et accusatoire), transparente de surcroît.

« Emprise : ça plie le dossier ! » : ce sont les mots de Me Heinich lors du procès en appel de Georges Tron, qui après avoir été acquitté en première instance des chefs d’accusation de viol sur deux de ses collaboratrices, s’est vu condamner en appel pour faits de viol sur l’une d’entre elles. Cela au motif principal d’une « contrainte morale » résultant, comme mécaniquement, du « lien de subordination hiérarchique », source « nécessairement » (écrivent les magistrats) d’un « ascendant », le prévenu étant décrit comme pouvant « faire preuve de générosité à l’endroit de ses collaborateurs mais aussi d’autorité et d’exigence incontestable » (voilà qui est fâcheux de la part d’un patron…). Autrement dit, c’est pour avoir censément exercé une emprise, vue comme domination « chosifiante » découlant mécaniquement du rapport hiérarchique supposé avoir privé de tout libre-arbitre la plaignante (!), que l’ancien maire de Draveil a été condamné. Ce n’est pas sérieux.

Quant aux affirmations de la « victimologie traumatique » sur l’amnésie traumatique, plus ou moins longue et qui une fois levée permettrait une « téléportation dans le passé », garantie de l’authenticité et de l’intégrité des souvenirs, équivalents alors de preuves matérielles, elles sont non seulement inexactes cliniquement, mais elles promeuvent une théorie de la mémoire de part en part fausse, sinon truquée37. Autant dans la réflexion freudienne sur la mémoire et l’inconscient que dans les travaux actuels les plus pointus des neurosciences – ce que confirme l’expérience commune –, la mémoire, infiniment plastique, et l’imagination apparaissent comme ayant partie liée, et les souvenirs sont en permanence reconstruits à l’aune du présent. Ils n’en sont pas faux pour autant – quoique de faux souvenirs puissent être induits par suggestion, en ces matières tout particulièrement38 –, simplement ils sont altérés, transformés, recomposés. D’une fiabilité fragile, par conséquent.

C’est pourquoi on peut à bon droit s’inquiéter que des sénatrices – quelques années avant #MeToo –, mais aussi désormais des magistrats expérimentés, puissent envisager que l’on fasse démarrer le délai de prescription du moment de la « révélation des faits » (formule qui suppose a priori qu’ils ont eu lieu, et tels que décrits) et non « de celui de l’agression » (même remarque)39. Idée déraisonnable, sinon dangereuse à plus d’un titre, de surcroît fortement sujette à caution scientifiquement.

En tout état de cause, ce que l’on observe est une porosité irréfléchie, et de plus en plus grande, de l’institution judiciaire et du monde politique – sans parler de l’opinion – aux thèses véhiculées ad nauseam par le mouvement #MeToo. Des slogans simplistes en vérité, instruments de pression politique qui s’avouent clairement comme tels on l’a vu, et non outils d’analyse – pas même d’un point de vue « psy » clinique et théorique digne de ce nom. Soumission aveuglée par la noblesse de la cause ? Ou paresseuse abdication ? Nous ne saurions trancher. Ouvrons les yeux. Et prenons garde aux Sirènes.

Notes

1 – Harvey Weinstein fut lourdement condamné au terme du procès qui suivit.

2 – Irène Théry Le Monde, 21 oct. 2017. Celle-ci publie au Seuil en septembre 2022 un ouvrage intitulé Moi aussi – La Nouvelle Civilité sexuelle.

3 – Exemplairement incarnée par la comédienne Adèle Haenel, dont les multiples déclarations sur la « masculinité blanche » ne laissent planer aucun doute sur ce point.

4 – Voir sur ce point S. Prokhoris, Le Mirage #MeToo, Paris, Cherche Midi, 2021 (recension dans Mezetulle https://www.mezetulle.fr/le-mirage-metoo-de-sabine-prokhoris-lu-par-c-kintzler/), auquel je me permettrai de renvoyer encore.

5 – De 2018 à 2021, l’on a assisté à une étourdissante inflation législative, que commente très bien l’avocate Marie Dosé (Dalloz actualités, 11mars 2022, « Quinquennat Macron : quelles évolutions de la lutte contre les violences sexuelles ? ». J’analyse précisément dans Le Mirage #MeToo l’impact de certaines affaires : notamment les suites des livres de Vanessa Springora sur son histoire d’amour « sous emprise » avec Gabriel Matzneff lorsqu’elle était adolescente, et de Camille Kouchner sur la transgression incestueuse dont son frère jumeau fit l’objet de la part d’Olivier Duhamel.

6 – Daniel Borrillo, « Démocratie ou démagogie sexuelle ? »  : https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01242329 ; et « Du harcèlement sexuel au harcèlement de la sexualité », Contrepoints, 21 février 2022.

7 – Voir Le Mirage #MeToo, op. cit., puis, pour les décisions de la Cour de cassation, « Diffamer pour la « bonne cause », La Revue des Deux Mondes, 28 juin 2022.

8 – Par exemple récemment dans la précipitation judiciaire qui a envoyé en prison pour plusieurs mois, avant tout procès, le chanteur Jean-Luc Lahaye. Une affaire dont l’abord fut entièrement biaisé par la fausse « évidence » qu’une star « met » ses fans « sous emprise ». Or sous quelle « emprise » une fan se trouve-t-elle, si ce n’est d’elle-même et de sa propre obsession ?

9 – Notons que les faits allégués n’étaient pas prescrits.

10 – Voir mon analyse détaillée de la séquence dans Le Mirage #MeToo, op. cit.

11 – Marine Turchi, Faute de preuves, Seuil, 2021., p. 398.

12 – Voir S. Prokhoris, « La force du « nouveau récit » féministe tient à son pouvoir d’intimidation illimité », Marianne, 18 mars 2022.

13Libération, 23 mai 2022.

14 – Éric Fassin : « Faire honte, c’est discréditer des valeurs pour en accréditer d’autres, plus démocratiques », Le Monde, 20 août 2020.

15 – Op. cit. Le livre se situe explicitement sous l’autorité idéologique de cet énoncé militant, première phrase de l’ouvrage dont le premier chapitre est consacré à cette affaire inaugurale. Le sous-titre de cet opus où le lecteur chercherait en vain une problématisation précise de l’enjeu, en effet sérieux, indiqué dans le titre, est le suivant : Enquête sur la justice face aux révélations #MeToo. Autrement, dit, toute accusation a, aux yeux de l’auteure, statut de « révélation » : c’est-à-dire de dévoilement de faits, avérés en somme par les allégations elles-mêmes. Le mot « allégation », devenu obsolète, ne figure nulle part dans l’ouvrage.

16 – Marine Turchi, Faute de preuves, op. cit., p. 402 sq.

17 – 23 janv. 2022.

18 – Ainsi, dans un questionnaire préalable à la formation (réponses anonymes) peut-on lire les questions suivantes, pour le moins orientées, et incitations à peine déguisées à la délation, y compris de comportements très anciens : « Avez-vous déjà été témoin ou victime de remarques ou comportements sexistes depuis votre arrivée au groupe Le Monde ? » ; « Avez-vous déjà été témoin ou victime de propos ou de comportements à connotation sexuelle dans le cadre de vos activités depuis votre arrivée au groupe Le Monde ? ». En cas de réponse positive – sur des points dont l’appréciation est fort subjective –, on demandera des noms, puis après « enquête » des têtes. C’est ce qui s’est produit à Télérama.

19 – Voir Peggy Sastre, « Le lucratif et opaque business de Caroline De Haas, Le Point, 16 juin 2021.

20Idem.

21L’Obs, 30 janv. 2021.

22 – Voir S. Prokhoris, « Quand le #MeToo-féminisme dissout le réel », 1er avr. 2022.

23 – Déclaration des droits de l’homme 1948, art. 1

24 – L’interview d’Isabelle Rome dans le JDD du 4 sept. 2022 va explicitement dans ce sens.

25 – Même si déjà en 1999, dans la foulée de sa circulaire sur la pédophilie, Ségolène Royal a pu déclarer qu’il valait mieux un innocent en prison plutôt qu’un coupable en liberté. Même attitude lors de l’affaire Bernard Hanse, de la part de celle qui trouva des vertus à la justice chinoise. [NdE voir à ce sujet, sur le blog d’archives, ces deux articles, de 2006 http://www.mezetulle.net/article-1402934.html et de 2011 http://www.mezetulle.net/article-segolene-royal-et-la-presomption-d-innocence-74040624.html ]

26 – La somme passionnante de Georges Clemenceau sur l’Affaire le démontre d’éblouissante façon.

27 – Formule que l’on a pu lire dans la presse.

28 – Dalloz actualités, 11mars 2022, art. cit.

29 – Faits pour lesquels la victime n’avait jamais souhaité porter plainte, et encore moins qu’ils fussent étalés, par un tiers auto-légitimé, sur la place publique.

30 – Il en va de même pour nombre d’autres personnalités connues – lesquelles, contrairement à Olivier Duhamel, démentent les allégations, plus ou moins lourdes, les concernant.

31 – Voir Marie Dosé, Éloge de la prescription, L’Observatoire, 2021.

32 – Voir notamment cette vidéo sur Brut, 14 janvier 2021 : « À toi, future victime d’inceste, je suis désolée. Car tu vas subir un viol, commis par l’un des membres de ta famille. Tu as certainement moins de 10 ans. […] Je ne sais pas dans quelles circonstances ça va se passer, mais ton beau-père, ton père, ton frère, ton oncle reviendront certainement plusieurs fois » (extrait).

33 – Pour de plus longs développements, voir Le Mirage #MeToo.

34 – Voir, au moment de la campagne pour l’élection présidentielle, le manifeste intitulé « Nous, Présidentes », préconisant, sous la houlette de Osez le féminisme !, « 12 mesures phares pour l’égalité ». On peut y lire ceci : « Depuis #Metoo, le féminisme gagne du terrain dans la société […] », préalable que suivent les 12 mesures en question, dont celle-ci, en deuxième position (après le milliard demandé, sur lequel Isabelle Rome, dans l’entretien cité, a déclaré qu’« on y était presque ») : « La reconnaissance de l’amnésie traumatique et imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineur·es ». Un étrange mélange des genres : que signifie que le pouvoir politique « reconnaisse » un concept clinique – dont la fonction politique militante est ici explicitement signifiée ? La psychiatrie d’État dans l’ex-Union Soviétique, ça ne dit rien à personne ? https://osezlefeminisme.fr/nous-presidentes/

35 – Propagande au sens de la réduction publicitaire des mots et concepts, vidés de leur complexité sémantique, à des vecteurs univoques de propagation de rectitude politique.

36 – Sur ce point, voir Le Mirage #MeToo, op. cit, p. 202 sq.

37 – L’exemple le plus grossier d’un tel trucage est la conception du dossier de Match (10 déc. 2019) sur les accusations visant Roman Polanski, qui juxtapose un entretien avec le réalisateur et un portrait de Valentine Monnier en « jeune femme » (sic) (de 63 ans…), photo à l’appui. Puisqu’on vous dit que la levée de l’amnésie traumatique vous « téléporte » dans le passé.

38 – Voir Élisabeth Loftus, Le Syndrome des faux souvenirs (1994), Éditions Exergue, 2012 pour la traduction française.

39 – Cette proposition pour le moins déraisonnable émane, d’après Marine Turchi, de Denis Salas, pourtant auteur, avec Antoine Garapon, du remarquable ouvrage Les Nouvelles sorcières de Salem – Leçons d’Outreau (Seuil, 2006). Voir Faute de preuves, op. cit, p. 322.

Destins du conditionnel à la mode #MeToo

Pendant un débat télévisé auquel elle participait à la suite de la publication de son livre Le Mirage #MeToo (dont Mezetulle a publié la recension1), Sabine Prokhoris a commis une méprise qui lui fut vivement reprochée – n’avait-elle pas, dans une citation qu’elle fit alors de mémoire, négligé le mode conditionnel de quelques verbes ? Elle revient ici sur cette circonstance en analysant de près le texte qui en fut l’occasion, mais aussi la teneur des reproches qui lui furent adressés : et ce n’est pas seulement une leçon de grammaire qu’elle en tire.

Dans un climat #MeToo d’accusations médiatiques2 en roue libre, lancées comme des fatwas sur tel ou tel personnage public – y compris parfois des femmes, mises en cause par d’autres femmes, au risque d’un bug dans le logiciel « violences-sexuelles-et-sexistes3 » –, il est intéressant de réfléchir à quelques ressorts des techniques de persuasion mobilisées au service de la Cause. Car si grossières soient-elles, on s’aperçoit, avec une certaine stupéfaction, qu’elles sont (au moins partiellement) opérantes, y compris sur des esprits qui s’attachent à combattre la passion sectaire qui règne quasiment sans partage désormais sur la question des infractions sexuelles.

Une méprise que j’ai commise m’en offre l’occasion.

Me référant lors d’une émission de débat télévisé4 à un passage du livre de la journaliste de Mediapart Marine Turchi Faute de preuves5, j’ai, de façon erronée, affirmé qu’elle n’utilisait même plus le conditionnel pour évoquer les allégations d’une des accusatrices de Roman Polanski, la photographe Valentine Monnier6. C’est inexact, et je fais très volontiers amende honorable pour ce raccourci regrettable. Marine Turchi, pour preuve de sa totale innocence – je l’accusais à tort ! –, a publié sur Twitter, agrémentée de surlignages démontrant que je me trompais, la page litigieuse7.

Sous l’intertitre « On m’engagea à oublier » – citation de la « prescrite » Valentine Monnier, privée de réparation par une justice systémiquement patriarcale, selon la doxa #MeToo en vigueur –, voici ce que nous pouvons lire sous la plume de Marine Turchi :

« Les faits qu’elle dénonce ont eu lieu à l’hiver 1975. Valentine Monnier vient alors de fêter ses 18 ans. La bachelière est invitée par une connaissance à aller skier avec des amis à Gstaad (Suisse), chez Roman Polanski. D’après son récit, c’est à l’issue d’une descente de ski aux flambeaux, et en l’absence des autres convives dans son chalet, que Roman Polanski, nu, se serait jeté sur elle, l’aurait frappée, lui aurait arraché ses vêtements, aurait tenté de lui faire avaler un cachet avant de la violer. « Ce fut d’une extrême violence. Il me frappa, me roua de coups jusqu’à ma reddition en me faisant subir toutes les vicissitudes », a-t-elle relaté à la reporter du Parisien Catherine Balle. « J’étais totalement sous le choc. Je pesais 50 kg. Polanski était petit mais musclé et, à 42 ans, dans la force de l’âge : il a pris le dessus en deux minutes. » Terrifiée, elle lui aurait promis de ne rien dire. Six personnes ont confirmé à la journaliste que Valentine Monnier leur avait bien confié son histoire, entre 1975 et 2001. Parmi elles, deux étaient présentes à Gstaad, et auraient recueilli la jeune femme « bouleversée ». De son côté, l’avocat du cinéaste, Hervé Temime, a indiqué au journal que son client contestait fermement tout viol. Il a déploré la publication, à la veille de la sortie de son dernier film, de « faits allégués datant d’il y a quarante-cinq ans » et « jamais portés à la connaissance de l’autorité judiciaire. »

En note, Marine Turchi prend soin de préciser que Roman Polanski n’a pas engagé d’action en justice contre ce « témoignage » – on lui laissera la responsabilité de ce terme, en réalité inadéquat : il ne s’agit en l’occurrence que d’une allégation8. Message subliminal : l’absence de plainte en dénonciation calomnieuse ne serait-elle pas à lire comme un aveu de culpabilité ?

Comme on le voit, l’ensemble est introduit et fermement commandé par une proposition à l’indicatif. Les conditionnels qui suivent (que j’ai négligés à tort, mais non sans raison) lui sont subordonnés. Relire cette page me permet de comprendre plus précisément la stratégie rhétorique de son auteure, dont on connaît l’opiniâtreté en matière de « révélations » de « violences sexuelles et sexistes », tout particulièrement lorsqu’elles concernent des personnages connus.

Pour mémoire, les accusations de viol avec violences portées par la photographe Valentine Monnier contre Roman Polanski ont surgi sur le devant de la scène médiatique dans le contexte de l’affaire Adèle Haenel, exactement au moment de la sortie du film J’accuse. On s’en souvient, l’actrice Adèle Haenel avait, sur le plateau de Mediapart, mis en cause le réalisateur Christophe Ruggia, lui imputant, d’une façon passablement confuse, divers abus et une « emprise » sur sa personne lorsqu’elle était mineure. Cet épisode avait constitué un tournant du mouvement #MeToo en France. Le « cas » Polanski, régulièrement exhumé par les militantes féministes, comme on l’avait vu lors de la rétrospective de son œuvre à la cinémathèque en novembre 2017, était devenu à cette occasion une pièce maîtresse9 de ce #MeToo du cinéma français. Pour Marine Turchi, grande ordonnatrice de cette séquence-choc, la figure de Valentine Monnier représente donc une figure centrale de ce qui a été appelé le « moment Adèle Haenel ».

Le chapitre 11 de son ouvrage, intitulé « La parole des prescrites », s’ouvre sur les accusations de Valentine Monnier, lancées dans la presse de façon anonyme en 2009 – au moment où Roman Polanski était assigné à résidence en Suisse, à la suite d’une demande d’extradition aux États-Unis refusée en définitive par la Suisse. En novembre 2019, immédiatement après la séquence Adèle Haenel sur Mediapart, la photographe publiait une tribune dans Le Parisien, intitulée « Pourquoi j’accuse Polanski aujourd’hui – La vérité sortant du puits10 » –, où cette fois à visage découvert elle réitérait ses accusations dignes du scénario d’un film de série B11.

Dans son tweet en réaction à mon affirmation fautive, Marine Turchi s’attache à surligner chaque occurrence du conditionnel. Mais curieusement, quant à cette courte phrase inaugurale, elle surligne non pas l’indicatif, pourtant écrit sans fioritures, mais la formule « Les faits qu’elle dénonce ». Voilà qui est étrange. En quoi une telle amorce marquerait-elle une quelconque réserve de la journaliste ? Le principal, est bien l’affirmation claire et nette, assumée comme telle par Marine Turchi, que lesdits faits  « ont eu lieu ». Rien dans une telle phrase ne permet de penser le contraire. Marine Turchi n’écrit pas « les faits qu’elle dénonce auraient eu lieu », encore moins « les faits allégués auraient eu lieu ». Non. Ces « faits » (dont le détail suivra) « ont eu lieu ».

Passons sur ce qu’induit le terme « dénoncer » (des faits), qui guide l’esprit du lecteur vers la conviction que les événements qui seront ensuite relatés – en effet au conditionnel, ou précédés de la mention « d’après son récit » – se sont réellement produits. Mais l’indicatif initial utilisé par la militante Marine Turchi est bel et bien avéré.

Les conditionnels qu’elle emploie ensuite s’en trouvent nécessairement désactivés. Nul risque alors qu’ils puissent nuire à l’adhésion requise envers le récit de Valentine Monnier. D’entrée de jeu assujettis à une affirmation de la réalité des faits, assenée avec une assurance tranquille, ils sont de mise d’une part parce que Marine Turchi n’ayant évidemment pas été présente lors du « viol » allégué, elle ne peut guère faire autrement que d’user du conditionnel lorsqu’elle ne cite pas les paroles de Valentine Monnier. D’autre part, ces conditionnels, dont elle se sert pour la forme, lui permettent de sauver à bon compte la déontologie journalistique.

Voilà qui s’accorde à la perfection avec la position invariablement défendue par le militantisme #MeToo, résumée dans le slogan « Victimes, on vous croit ! ». Lequel se double de la conviction que l’accusation vaut preuve, que la présomption d’innocence est un « argument lâche » brandi pour « faire taire les femmes », et que la prescription (situation de Valentine Monnier) « garantit l’impunité aux agresseurs ». Toutes expressions que répètent et répètent encore nombre d’idéologues du mouvement de « libération de la parole », notamment chez la psychiatre militante « spécialiste » en « victimologie traumatique » Muriel Salmona à qui nous les empruntons ici12. La dénonciation ne peut être que crédible. Elle fait loi.

Que démontre mon erreur – un lapsus de mémoire en somme, ou une condensation qui compacte l’essentiel du message véhiculé par la prose de Marine Turchi ? Tout simplement la redoutable efficacité de sa rhétorique. C’est-à-dire l’efficience – la performativité absolue – de l’indicatif qui précède le récit circonstancié des crimes imputés à Roman Polanski, son autorité toute-puissante sur l’ensemble des conditionnels qui vont suivre. Si je me suis trouvée persuadée après coup (faussement) que tout était relaté à l’indicatif, c’est que ma lecture s’était tout naturellement soumise à ce que prescrivait – au sens cette fois de l’injonction – l’affirmation sans réplique : « les faits qu’elle dénonce ont eu lieu à l’hiver 1975 ».

Je ne peux au bout du compte que remercier très vivement Marine Turchi de m’avoir donné, en exposant à la vue de tous cette page très remarquable, l’occasion de me pencher plus attentivement sur son usage très personnel, et particulièrement sophistiqué, chapeau l’artiste !, d’un conditionnel conditionné… à un indicatif souverain.

Notes

2 – Sur les dispositifs médiatiques d’accusation, voir Le Mirage #MeToo, Cherche midi, 2021, et « Et l’on appelle cela informer », Front populaire, n°8, p.122-126.

3 – Voir les accusations d’une comédienne envers une productrice dans le Collectif 50/50 du cinéma français un des cœurs du réacteur #MeToo : https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/collectif-50-50-allons-nous-vers-une-revision-drastique-du-logiciel-metoo-intersectionnalite, et récemment celles contre la secrétaire d’État Chrystoula Zacharopoulou, gynécologue accusée de « viol » par deux anciennes patientes puis de « violences gynécologiques » par une troisième, comme par hasard sitôt nommée au gouvernement. La parade sur le point délicat – quid dans ces cas de la « violence sexiste », indissociable de la « violence sexuelle » ? – pourra être trouvée dans la panoplie discursive #MeToo : s’agissant du collectif, la « proie » est une « racisée », le « prédateur » est une « Blanche », de surcroît productrice – le capitalisme hétéropatriarcal-colonial. Pour ce qui est de la gynécologue, on pourra toujours arguer du caractère « patriarcal » de cette discipline médicale…

4C’politique, 29 mai 2022, erreur répétée dans C’ce soir, 1er juin 2022.

5 – Seuil, 2021. J’ai dans Le Mirage #MeToo étudié les techniques d’« investigation » assez spéciales de la journaliste militante.

6 – Je reviens ci-dessous sur cette affaire, pièce maîtresse des méthodes accusatoires mises en œuvre par Marine Turchi lors du lancement en fanfare du #MeToo du cinéma français en novembre 2019. Marine Turchi fut secondée par d’autres médias obligeants, dont Paris Match (n° 3684, 12-18 déc. 2019), qui consacra un curieux portrait à Valentine Monnier, dans les pages qui suivaient un long entretien avec Roman Polanski. Entretien qui lui a valu d’être assigné en diffamation par une autre accusatrice, la comédienne Charlotte Lewis, au motif que, documents à l’appui, il qualifiait ses allégations d’« odieux mensonges ». Le monde à l’envers.

7Faute de preuves, op. cit., p. 300 sq.

8 – Sur la possibilité et le sens des allégations mensongères, voir : https://www.marianne.net/agora/tribunes-libres/sabine-prokhoris-quand-le-metoofeminisme-dissout-le-reel

9 – J’ai analysé en détail ce « moment Adèle Haenel » et la fonction du « cas Polanski » dans Le Mirage #MeToo, op. cit.

10 – 8 nov. 2019.

11 – Nous ne relèverons pas ici l’impropriété de certains termes : quels « convives » ? S’agissait-il d’un repas ou d’une retraite aux flambeaux ? Et que vient faire là le mot « vicissitudes », qui signifie aléas , tribulations, fortunes diverses au cours du temps (et pas en deux minutes), mais semble employé là pour désigner ce qu’on appelle pudiquement « les derniers outrages ». Serait-ce que « vicissitudes » sonne, allitérations en prime, comme « vice » ou « vicieux » ?

La dualité du régime laïque

L’expression « intégrisme laïque » a-t-elle un sens ?

La laïcité de l’association politique construit un lien disjoint des liens communautaires existants ; elle installe un espace zéro, celui de la puissance publique, laquelle s’abstient en matière de croyances et d’incroyances et se protège des croyances et incroyances. Mais le régime laïque ne se réduit pas au seul principe de laïcité ; il repose sur une dualité. D’une part ce qui participe de l’autorité publique (législation, institutions publiques, école publique, magistrats, gouvernement…) s’interdit toute manifestation, caution ou reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d’incroyances – c’est le principe de laïcité stricto sensu. De l’autre, partout ailleurs y compris en public, dans l’infinité de la société civile (la rue, les moyens de transport, les espaces commerciaux…) et bien entendu dans l’intimité, la liberté d’expression s’exerce dans le cadre du droit commun. Sans cette dualité, qui produit ce que j’appelle la respiration laïque, la laïcité perd son sens.

Le texte ci-dessous reprend un article publié dans le numéro hors-série n°2 de Marianne («Qui veut la mort de la laïcité française ? ») publié en mars 20211.

La laïcité, obstacle à l’uniformisation. Dualité des principes

L’intégrisme entreprend d’uniformiser l’intégralité du mode de vie. Tout ce qui rompt un tissu qu’il veut ordonné à une doctrine unique surplombante, toute perméabilité à une pensée, à un comportement autres ou même seulement perçus comme déviants, tout cela lui est odieux. Toute autre parole, si proche de lui puisse-t-elle se prétendre, est à réduire et à éliminer. On ne souligne pas assez que les attentats islamistes visent des pays où les musulmans sont majoritaires et qu’ils font de très nombreuses victimes parmi les musulmans. Investi d’une « vérité » qui entend exprimer directement une nécessité ontologique, l’intégrisme islamique fait sienne la maxime absolue du persécuteur religieux : « tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ». Il ne suffit pas de dire qu’il l’applique à ce qui ne lui ressemble pas : il l’applique à ce qu’il estime ne pas lui ressembler assez. Si un « accommodement » semble le satisfaire, ce ne peut être que comme signe d’un processus de soumission dont il réclamera toujours plus d’étendue et d’intensité2 : la stratégie de conquête lui est consubstantielle et il n’est donc jamais trop tôt pour le combattre sans jamais rien lui accorder.

La laïcité n’est pas le seul régime politique à s’y opposer, mais elle le fait de manière diamétrale et spécifique.

Un régime laïque ne se contente pas de disjoindre les Églises et l’État, les autorités « spirituelles » et religieuses d’une part et l’autorité civile de l’autre. Cette séparation est déjà un très grand progrès ; inventée dans son efficience politique à la fin du XVIIe siècle, on l’observe dans les grands pays à régime de tolérance. Le régime laïque va plus loin en menant la séparation jusqu’à sa racine : l’organisation politique non seulement est indifférente au contenu de toute foi, mais elle ne doit pas son modèle à un moment religieux. Le lien politique ne s’inspire d’aucun lien de type religieux, ethnique, coutumier, il ne reconnaît aucune transcendance, il commence avec lui-même, de manière auto-constituante. On n’a pas besoin de croire à quoi que ce soit, ni même d’invoquer quoi que ce soit, pour le produire. Ce minimalisme installe l’autorité civile – la loi – dans un espace dont la légitimité se fonde sur l’effort de rationalité critique et dialogique fourni par les citoyens.

Dans son fonctionnement, le régime de laïcité repose sur une dualité de principes. D’un côté ce qui participe de l’autorité publique (législation, institutions publiques, école publique, magistrats, gouvernement…) s’abstient de toute manifestation, caution ou reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d’incroyances, et réciproquement se protège de toute intrusion des cultes – c’est le principe de laïcité stricto sensu, le moment zéro. De l’autre, partout ailleurs y compris en public, dans l’infinité de la société civile, la liberté d’expression s’exerce dans le cadre du droit commun. L’articulation entre ces deux principes produit une respiration. L’élève qui enlève ses signes religieux en entrant à l’école publique les remet en sortant, il passe d’un espace à l’autre, échappant par cette alternance aussi bien à la pression sociale de son milieu qu’à une règle étatique.

Ainsi, deux espèces d’uniformisation sont tenues en échec. Personne n’est soumis à l’uniformisation d’un État qui s’imposerait dans tous les secteurs de la vie non seulement publique au sens strict (politique) mais aussi sociale : le principe de laïcité proprement dit s’applique à un domaine limité. Mais parallèlement personne n’est assigné à suivre les exigences d’une communauté et d’y conformer ses comportements : une telle conformité est une uniformisation, le patchwork, pour être multicolore vu d’en haut ou de loin, est uniformisant dans chacune de ses parcelles. Raisonner en termes de « diversité » sert souvent à masquer et même parfois à promouvoir cette uniformisation par collection catégorielle qui devient alors une assignation – or la « diversité » est d’abord celle qu’on doit assurer aux personnes singulières. Dans une association politique laïque il n’y a pas d’obligation d’appartenance. Le droit des associations fournit des outils juridiques aux rassemblements, mais aucune communauté ne peut se prévaloir d’une efficience politique qui l’excepterait du droit commun et lui donnerait autorité sur « ses » membres. Le droit d’appartenance n’est une liberté que subordonné au droit de non-appartenance.

« Intégrisme laïque » ?

Le régime laïque est donc autolimitatif. Installant la puissance publique dans un espace neutralisé, un espace « zéro » soumis au principe de laïcité proprement dit, il libère tout ce que ce principe ne gouverne pas : dans l’espace social ordinaire, la liberté d’expression peut se déployer dans le cadre du droit commun. L’expression « intégrisme laïque » n’a donc pas de contenu conceptuel. Ce vide de sens ne suffit cependant pas à expliquer sa persistance et sa fréquence. Il faut pour cela revenir au fonctionnement de la dualité de principes dont il vient d’être question : celui-ci connaît deux dérives obéissant à un même mécanisme.

Une première dérive consiste à vouloir étendre à la puissance publique le principe qui vaut pour la société civile : ce sont les tentatives d’«accommodements», de «toilettage», de reconnaissance des communautés en tant qu’agents politiques. L’autre dérive, symétrique, consiste à vouloir appliquer à la société civile l’abstention que la laïcité impose à l’autorité publique : position extrémiste qui prétend «nettoyer» l’espace social de toute visibilité religieuse (brandie principalement contre une religion). Ces deux dérives opposées fonctionnent de la même manière : le retrait d’un des principes du régime laïque au profit de l’autre qui envahit tout l’espace. Chacune réintroduit une des deux espèces d’uniformisation dont il a été question : l’une par communautarisation de l’espace politique qui tend à livrer chacun à « sa » communauté, l’autre par l’effacement de l’expression religieuse dans l’espace civil.

En quel sens pourra-t-on alors parler dintégrisme ? La première dérive peut se réclamer d’une forme de tolérance  consistant à organiser la coexistence de communautés « diverses ». Si elle ne relève pas directement dans son principe de la notion d’intégrisme (au sens où elle n’impose pas d’uniformisation homogène), elle favorise l’emprise de l’intégrisme à l’intérieur des communautés en fermant les yeux sur l’assignation des individus – ainsi peuvent se déployer des secteurs où s’applique, au-delà des mœurs, une norme particulière, notamment religieuse.

La deuxième dérive réclame la neutralisation de la présence religieuse dans l’ensemble de l’espace social partagé au nom d’un principe de laïcité qui sortirait alors de son champ d’application pour ne rencontrer que la limite de la vie intime, à l’abri du regard d’autrui. En ce sens on pourrait parler d’intégrisme puisque ce mouvement viserait une uniformisation homogène de la vie sociale relevant d’un principe général, appliqué par l’État.

S’agit-il bien d’un « intégrisme laïque » ? On voit que l’invocation incantatoire de la distinction « public »/« privé » ne met pas la laïcité à l’abri d’un contresens, car chacun des termes est ambivalent. Ce qui est « public » peut en effet désigner ce qui participe de l’autorité publique (État, magistrats, législation, agents publics, etc.) mais peut désigner aussi ce qui est simplement accessible au public (espace partagé, la rue, les magasins, les transports…). « Privé » peut renvoyer à ce qui relève du droit privé mais aussi à ce qui relève de l’intimité. Sur cette confusion, on réclamerait alors que tout ce qui n’est pas intime doit se plier au principe de laïcité parce que c’est « public » ? Ce serait la négation d’un régime laïque, l’abolition de la liberté d’expression.

D’ailleurs on ne voit pas que la République laïque française ait réduit la présence religieuse dans la société ni même son influence. Fait-on taire les cloches pour un autre motif que la tranquillité publique ? Le port de signes religieux dans la rue, dans les espaces accessibles au public est-il prohibé ? Les discussions publiques, les publications sont-elles tenues d’éviter tout sujet religieux ? Est-il interdit d’organiser une réunion publique à caractère religieux, une procession ?

Une intimidation paralysante

Préserver et appliquer la dualité de principes propre au régime laïque est donc nécessaire. Faut-il alors, de peur de dériver vers un extrémisme uniformisant, se réfugier dans la frilosité et restreindre les objets du principe de laïcité ? Ce principe participe à la vie du droit, et il n’est donc ni étonnant ni scandaleux qu’on songe aujourd’hui à l’appliquer à des éléments qui n’existaient pas autrefois ou qui ne posaient pas problème. Le mariage étendu aux personnes de même sexe est un apport récent et capital au corpus de la législation laïque, en ce qu’il achève de soustraire le mariage à un modèle d’inspiration religieuse. Prenons encore l’exemple des accompagnateurs scolaires : puisqu’ils viennent appuyer les professeurs (agents publics) et qu’ils n’interviennent pas en tant que témoins, mais qu’il assurent une mission directement éducative auprès des élèves, ne devraient-ils pas être concernés, eux aussi, par l’exigence de laïcité ? Dans ce cadre scolaire les parents accompagnateurs n’ont pas à traiter les enfants d’autrui comme s’ils étaient les leurs et réciproquement ils ont à traiter leurs propres enfants comme s’ils étaient ceux d’autrui. L’activité pédagogique ne change pas de nature, qu’elle s’exerce dans ou hors les murs3. D’autres chantiers, moins visibles mais très importants, sont ouverts  : la question de la recherche sur cellules-souches, celle de la fin de vie. Le champ des dispositions laïques doit être déterminé conceptuellement, mais détermination n’est pas clôture sur un statu quo.

Une autre forme de paralysie menace la réflexion et l’action laïques et au-delà d’elles pervertit l’exercice de la liberté en laissant le champ libre aux menées intégristes déguisées pour l’occasion en victimes offensées. C’est l’autocensure à sens unique, réclamée au nom des sensibilités blessées. L’expression religieuse est libre dans la société civile, mais faut-il l’assortir d’une prescription morale qui réprouverait sa critique en l’accompagnant d’une injonction d’approbation  – ce qui reviendrait à priver de liberté l’expression irréligieuse ? Aux yeux de ce prêchi-prêcha, il ne suffirait pas de respecter les lois en tolérant ce qu’on réprouve : il faudrait en plus l’applaudir – si vous froncez le sourcil en présence d’un voile islamique, vous êtes un affreux liberticide, un « intégriste laïque ». Et de vous expliquer que même si ce n’est pas « raciste » de caricaturer un élément religieux, c’est manquer de « respect » à ceux qui y croient. Il faudrait donc se donner pour règle le respect de ce que tous les autres croient ? Et ainsi non seulement on frappera d’interdit tout ce qui contrarie une croyance quelconque, mais on finira par considérer comme admissible que «  la simple projection d’un dessin puisse entraîner une décapitation »4.

Il faut rappeler que la liberté d’expression, encadrée par un droit qu’il faut justement appeler commun, vaut pour tous, en tous sens. Sa pratique est rude et n’a pas la gentillesse pour norme, mais la loi. Oui, on a le droit de porter le voile, on a le droit d’afficher une option politico-religieuse ultra-réactionnaire dans la société civile, on a le droit de dire que l’incroyance est une abomination. Mais n’oublions pas la réciproque : c’est en vertu du même droit qu’on peut exprimer la mauvaise opinion et même la détestation qu’on a de tout cela ; c’est en vertu du même droit qu’on peut caricaturer irrévérencieusement telle ou telle religion. Oui c’est difficile à supporter, mais la civilité républicaine, en tolérant qu’on s’en prenne aux doctrines mais jamais aux personnes, a ici une leçon de « bonnes manières » à donner aux saintes-nitouches armées d’un coutelas. À quoi bon la liberté si elle ne s’applique qu’à ce qui me plaît ?

Notes

2Voir la déclaration publique de Richard Malka à l’issue des plaidoiries du procès de Charlie Hebdo le 5 décembre 2020 : « cette histoire de caricatures c’est un prétexte […] On pourrait arrêter de caricaturer et abandonner le droit aux caricatures que ça ne changerait rien du tout, ils continueraient à nous tuer […] Il n’y a aucun salut dans le renoncement. »

4 – Henri Pena-Ruiz « Lettre ouverte à mon ami Régis Debray », Marianne, 21 décembre 2020 https://www.marianne.net/agora/henri-pena-ruiz-lettre-ouverte-a-mon-ami-regis-debray

Le port du voile n’a jamais libéré aucune femme

Le droit de porter le voile en public est aussi celui de dire publiquement tout le mal qu’on en pense

Voilà que le port du « voile islamique » refait surface, comme si la question n’avait pas été largement débattue depuis 1989 et éclaircie notamment par la loi de mars 2004. L’un des candidats à la présidence de la République (en l’occurrence une candidate), profère une ânerie antilaïque en prétendant vouloir l’interdire « dans l’espace public »1. L’autre, fidèle à la sinuosité du « en même temps », entretient le flou, dit tout et son contraire à ce sujet – ne l’a-t-on pas entendu, après avoir dit ce port « non conforme à la civilité »2, approuver une citoyenne voilée se prétendant « féministe »3 ? Il faut donc y revenir.

À vrai dire, ce qui m’a décidée à reprendre ce sujet et à rabâcher ce que j’écris depuis tant d’années4, c’est la « prestation » en demi-teinte de la naguère flamboyante Zineb El Rhazoui le 12 avril 2022 au micro d’Europe 15. Évidemment gênée aux entournures sur ce sujet par son soutien récent à la candidature d’Emmanuel Macron, elle s’évertue à décrire le « en même temps »… pour ce qu’il est, à savoir une oscillation clientéliste sans concept, et, oubliant la colonne vertébrale intellectuelle qui jusque-là l’animait, elle finit par comparer le port du voile à celui d’une protection de mon brushing contre la pluie – propos presque aussi affligeant que « l’argument Castaner » qui, on s’en souvient, inventait le port d’un « voile catholique» pratiqué dans la France des années 19506.

Bien sûr Zineb El Rhazoui a raison de rappeler que le port des signes religieux (entre autres) est libre, dans le cadre du doit commun, dans ce qu’on appelle « l’espace public » (que je préfère appeler l’espace social partagé). De sorte qu’un projet d’interdiction, comme celui dont fait état Marine Le Pen, revient à proposer d’abolir la liberté d’expression7.

Mais elle se révèle incapable de distinguer de manière intelligible pour les auditeurs cet « espace public » de celui qui participe de l’autorité publique et qui, lui, est soumis au principe de laïcité. Recouverte par une certaine confusion et embarrassée dans une expression laborieuse, la dualité des principes du régime laïque n’apparaît pas clairement.

Enfin, pour illustrer la liberté de l’espace social partagé, sous les yeux mi-effarés mi-moqueurs de Sonia Mabrouk, Zineb El Rhazoui recourt à la comparaison avec un « foulard » protégeant son brushing en cas de pluie. Ce faisant elle néglige nécessairement, avec la nature du voile islamique, l’autre face de la liberté. Oui bien sûr, on doit tolérer le port du voile dans l’espace social partagé, mais cela n’oblige personne, et surtout pas une militante de la laïcité, à le banaliser en le comparant à un acte anodin et temporaire, comme le faisait Lionel Jospin en 1989. Et c’est en vertu de la même liberté qu’on peut et même qu’on doit pouvoir exprimer publiquement tout le mal qu’on pense de ce port, ainsi que le faisait, avec une magnifique prestance, Abnousse Shalmani le 20 septembre 2020 sur LCI8, rivant son clou à un Jean-Michel Aphatie médusé :

«Le voile ne change pas de nature lorsqu’il passe les frontières. Le voile n’a jamais libéré aucune musulmane9, c’est quand elles le retirent qu’elles accèdent aux droits.[…] Le voile sera un choix le jour où il n’y aura plus une seule parcelle de terre où il sera obligatoire. En attendant c’est un linceul pour les femmes.»

Pour un exposé des principes et des concepts formant la dualité du régime laïque, exposé qui excède le calibre de ce bref « Bloc-notes », j’invite les lecteurs de Mezetulle à prendre connaissance de l’article que je mets en ligne aujourd’hui parallèlement dans la rubrique « Revue » : « La dualité du régime laïque. Réflexions sur l’expression ‘intégrisme laïque’ ».

Notes

3https://www.marianne.net/politique/macron/face-a-une-femme-voilee-et-feministe-macron-joue-les-equilibristes-pour-contrer-le-pen Le caractère fluctuant des déclarations du président Macron est, si l’on peut dire, constant. Voir, par exemple et entre autres, l’article de Jean-Eric Schoettl sur ce site : « Nécessité et impossibilité d’un discours présidentiel sur la laïcité » https://www.mezetulle.fr/necessite-et-impossibilite-dun-discours-presidentiel-sur-la-laicite/ .

4 – Voir, entre autres, l’exposé théorique général dans Penser la laïcité, Paris, Minerve, 2015, notamment chapitre 1, le grand entretien publié par la Revue des Deux Mondes https://www.mezetulle.fr/grand-entretien-c-kintzler-l-ottavi-revue-deux-mondes-1re-partie/ et la vidéo avec le Centre laïque de l’audiovisuel de Bruxelles https://www.mezetulle.fr/entretien-video-c-kintzler-j-cornil-sur-la-laicite-clav-bruxelles/ .

5 – Invitée par Sonia Mabrouk https://www.youtube.com/watch?v=2njHDMsUXaM

7 – Outre que son application serait impossible et qu’elle susciterait des protestations, dont certaines pourraient même se manifester par un appel à la « solidarité » imbécile du type « Nous sommes toutes des femmes voilées » !

9 – Je me suis évidemment inspirée de cette formule, en l’élargissant, pour intituler le présent Bloc-notes.

Le « féminisme constructif » de Golda Meir (par Yana Grinshpun)

À l’occasion de la publication des fragments d’autobiographie de Golda Meir traduits en français La maison de mon père (éd. de l’Eléphant) , Yana Grinshpun1 revient brièvement sur la carrière de cette femme politique de premier plan. Elle s’intéresse plus particulièrement à sa conception d’un « féminisme constructif » qui « revendique l’égalité des droits et des devoirs sans pour autant renoncer à rien de l’identité féminine ».

Une polémique bien actuelle est née au Royaume-Uni, autour du choix de l’actrice Helen Mirren d’incarner le personnage de Golda Meir dans un film annoncé pour 2022. Signe des temps, les médias outre-Manche préfèrent parler de ce débat plutôt que du sujet véritable : à savoir le film lui-même, et l’intérêt que la figure de Golda Meir continue de susciter, plus de quarante ans après sa disparition. La parution d’une autobiographie inédite en français est l’occasion de nous interroger sur les raisons pour lesquelles « Golda » demeure toujours digne d’intérêt aujourd’hui.

Les fragments d’autobiographie de Golda Meir, La maison de mon père, qui viennent d’être traduits de l’hébreu par Pierre Lurçat et publiés aux éditions l’Éléphant Paris-Jérusalem, retracent la jeunesse et les débuts de l’engagement politique de Golda Meir, aux États-Unis puis dans la Palestine mandataire des années 1920. Cet ouvrage est intéressant à plusieurs titres. On y trouve la description d’une génération – celle de la Troisième Alyah2 – qui a vu édifier plusieurs institutions essentielles du Yishouv3, comme la Haganah (ancêtre de Tsahal) ou la Histadrout, puissante centrale syndicale qui tenait lieu « d’État dans l’État » avant 1948 – et celle des valeurs fondatrices du sionisme travailliste, aujourd’hui moribond.

On y voit également l’émergence d’une femme politique de premier plan, dont le rôle dans l’édification de l’État est incontesté, même si son aura a pâli après la guerre du Kippour, qui a mis fin à sa carrière. Mais on y trouve aussi une conception du féminisme qui mérite sans doute d’être prise au sérieux, malgré la distance temporelle et culturelle qui nous en sépare.

« Le fait est que j’ai vécu et travaillé toute ma vie avec des hommes, mais que d’être une femme n’a jamais représenté pour moi un obstacle, en aucune façon. Non, je n’en ai jamais ressenti ni malaise ni infériorité, ni pensé pour autant que l’homme est mieux loti que la femme – ou que c’est un désastre que de donner le jour à des enfants… », écrit-elle.

Comme l’explique Pnina Lahav, auteur d’une biographie de Golda Meir à paraître au titre significatif, La seule femme dans la pièce, Golda Meir se différenciait d’autres femmes de sa génération, membres comme elle du « Conseil des femmes pionnières », par une attitude plus réservée envers la cause féministe. Sa conception du « féminisme constructif » – qui revendique l’égalité des droits et des devoirs sans pour autant renoncer à rien de l’identité féminine – est moins radicale que celle d’autres militantes sionistes socialistes, aux yeux desquelles le combat des femmes avait la préséance sur l’édification d’une patrie juive.

Ainsi, écrivait Golda dans un article publié au début des années 1930,

« Il est difficile de considérer de manière positive le courant féministe dans lequel la ségrégation basée sur le sexe est considérée comme une grande réussite. L’hostilité envers les hommes chez certaines féministes peut prendre des formes odieuses, comme lorsqu’elles interdisent aux hommes de prendre part à leurs délibérations »4.

Ou encore, dans son autobiographie plus tardive : « Je ne suis pas une grande admiratrice de cette forme particulière de féminisme qui se manifeste par les autodafés de soutiens-gorge, la haine de l’homme ou les campagnes contre la maternité ».

Le paradoxe de l’attitude de Golda Meir envers la cause féministe peut être résumé ainsi : elle a d’une part joué un rôle important dans le « Women’s empowerment » au sein du mouvement sioniste, lequel était tout autant imprégné du modèle patriarcal que la société juive traditionnelle dont il prétendait s’émanciper. Mais elle a aussi accepté dans une certaine mesure la place prépondérante des hommes, et notamment celle de David Ben Gourion – son mentor – tout en lui reprochant implicitement son machisme, qui ressort à travers sa fameuse déclaration (« Golda est le seul homme de mon gouvernement »).

Ou, pour dire les choses autrement, son « féminisme constructif » ne lui a pas fait jeter le bébé du sionisme travailliste avec l’eau du bain du pouvoir masculin. Le féminisme revendiqué par Golda Meir est, comme on le voit, bien éloigné des mouvances féministes plus radicales qui ont connu depuis le succès que l’on sait. La lecture de ses souvenirs de jeunesse n’en est que plus instructive pour découvrir le parcours de la troisième femme devenue Premier ministre – et la seule à ce jour en Israël.

Golda Meir La maison de mon père, fragments d’autobiographie traduits de l’hébreu par Pierre Lurçat, Paris-Jérusalem, éd. l’Éléphant, 2022.

Notes

1 – Yana Grinshpun est linguiste et analyste du discours. Elle est présidente de l’association Vérifions! (https://verifions.info/),  co-directrice de l’axe « Nouvelles radicalités » au sein du Réseau de Recherche sur le Racisme et l’Antisémitisme. Parmi ses derniers travaux Le genre grammatical et l’écriture inclusive en français  et Crises langagières: discours et dérives des idéologies contemporaines (co-dirigés avec J. Szlamowicz).

2 – J’ai gardé le terme “alyah” plutôt « qu’émigration », car pour les Juifs qui décident de s’installer en Israël, il ne s’agit pas « d’émigration », mais de « montée » vers leur patrie historique.

3 – Yishouv- ensemble des Juifs qui se trouvaient en Palestine avant la création de l’État d’Israël.

4 – Cité par Pnina Lahav in “A Great Episode in the History of Jewish Womanhood”: « Golda Meir, the Women Workers’ Council, Pioneer Women, and the Struggle for Gender Equality” Israel Studies, Vol 23. No. 1 2018.

Quatrième centenaire de Molière. Les Femmes savantes

Le quatrième centenaire de la naissance de Molière sera, on le souhaite, l’occasion renouvelée de voir ses pièces et d’en encourager la lecture. Il n’est pas sûr que Les Femmes savantes rencontrent beaucoup de faveur dans cette célébration  – d’abord « ce n’est pas très féministe, Molière ne serait-il pas un peu réac ?  » et puis « en plus, c’est en vers » ! Il s’agit d’une œuvre très profonde. En ce jour anniversaire, je me permets de « remonter » un article mis en ligne en 2015.

Les Femmes savantes de Molière : savoir, maternité et liberté

[Version abrégée d’un chapitre de mon livre Théâtre et opéra à l’âge classique (Fayard, 2004). Et puisqu’il s’agit de Molière : dans cet ouvrage, on trouve aussi un chapitre consacré au Bourgeois gentilhomme.]

On ne peut pas balayer d’un revers de main Les Femmes savantes au prétexte qu’il s’agirait d’un ouvrage daté développant des thèses archaïques sur la condition féminine. Le malaise qui nous saisit encore aujourd’hui lorsque nous voyons cette pièce touche un point plus profond. En articulant la question du savoir à celles du mariage et de la maternité, Molière rencontre le problème non résolu d’une assignation réduisant des femmes à la fonction de reproduction.

Lorsqu’on vous serine à longueur de journée et toute votre vie que votre intériorité est constituée et épuisée par la fonction de reproduction, comment conquérir la liberté ? Aujourd’hui encore, où l’enfantement est présenté comme le nec plus ultra de l’accomplissement féminin (comme s’il fallait sexuer l’accomplissement), on pardonne difficilement à une femme de se soustraire à la maternité par amour de la liberté, dont le savoir est une figure. Les religieuses mises à part, seules celles qui ont payé leur tribut à la reproduction échappent à la pression sociale : on ne leur fait pas grief de leur liberté, car elle est contemporaine d’un déclin qui de toute façon les place hors du circuit de la reproduction.

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Les « élites » et la langue française : un problème avec l’accord, surtout au féminin ?

Le matin du 16 décembre 2021, Agnès Pannier-Runacher (ministre de l’Industrie) était invitée sur Europe 1 par Sonia Mabrouk à débattre avec Damien Abad (président du groupe Les Républicains à l’Assemblée nationale).
Elle avait bien travaillé son intervention, y compris dans son aspect rhétorique.

On s’en rend compte dès les trois premières minutes du face-à-face en entendant la répétition1 évidemment préparée d’une formule d’attaque qui donne aussi l’occasion à la ministre de répéter une faute d’accord malheureusement audible :  « La réforme de la SNCF, Les Républicains en ont parlé, Emmanuel Macron l’a fait [sic]. La réforme du chômage, Les Républicains en ont parlé, Emmanuel Macron l’a fait [sic]. La réforme de la fiscalité, Les Républicains en ont parlé, Emmanuel Macron l’a fait [sic]. Et je pourrais ainsi continuer […] ». Ouf non, ne continuez pas ou alors passez à un objet de genre non-marqué (dit masculin)… 2

Agnès Pannier-Runacher avait naguère, le 6 janvier 2020 au moment de l’évasion de Carlos Ghosn, inventé le verbe « extradier » (ou moins probablement « extradire ») – répété là aussi, sous deux formes conjuguées, dans un entretien avec Jean-Jacques Bourdin toujours disponible sur Figaro Live . Bon prince et fidèle à la déontologie de la profession, le journal en ligne lui épargna élégamment la faute en lui attribuant les formes correctes « Nous n’extraderons pas » et « La France n’extrade jamais ses nationaux »… mais en commettant lui-même à deux reprises la faute d’accord que je signalais ci-dessus : « La secrétaire d’État chargé [sic] de l’économie, Agnès Pannier-Runacher, s’est exprimé [sic] sur la fuite de Carlos Ghosn » !

Y aurait-il un problème avec l’accord du participe passé, tout particulièrement au genre marqué (dit féminin) ?  Encore une invisibilisation des femmes ? tout ça serait dû au patriarcat machiste et à son intériorisation ? Non sans doute, car on entend et on lit aussi, y compris de la part des « élites » diplômées, des accord fautifs au féminin laborieusement commis à des fins bien-pensantes de survisibilité, comme « elle s’est offerte un cadeau », « elle s’est prise les pieds dans le tapis », « je me suis permise de… », « elle s’est mise du fard à paupières ». On ajoutera pour faire bonne mesure, car ce n’est pas du participe passé et la cause des femmes y est difficilement décelable, « on a placé la barre très haute » et « cette idée n’a rien de nouvelle » .

En résumé : mettre obstinément le féminin là où il n’a rien à faire, le faire disparaître là où il faudrait le mettre… On se torture les méninges pour aboutir à des formulations aberrantes alors qu’il suffirait de se souvenir de ses leçons de grammaire (qui sont aussi des leçons de logique). Encore faudrait-il que ces leçons aient existé, qu’elles aient fait l’objet d’un enseignement ample et suivi tout au long de la scolarité, et que leur « oubli » soit sanctionné par les examens nationaux et les exercices pratiqués par les « élites » dans les Grandes écoles. Voilà pourquoi je penche plutôt pour une autre explication, plus massive : « il n’y a pas de culture française ».

Notes

1 – Figure de style dite anaphore – on se souvient de celle employée par F. Hollande « Moi président… ». La vidéo du débat A. Pannier-Runacher / D. Abad est disponible sur le site d’Europe 1 : https://www.europe1.fr/emissions/linterview-politique-de-8h20/bilan-du-quinquennat-le-face-a-face-entre-agnes-pannier-runacher-et-damien-abad-4082891

2 – Et ne venez pas me dire que dans ma transcription je commets la faute que je prétends dénoncer, et qu’il faudrait écrire « La réforme, ils en ont parléE » !

Discussion sur « Le Mirage #MeToo » censurée

Le 4 décembre devait se tenir à la Faculté de médecine Necker une discussion autour du livre de Sabine Prokhoris Le Mirage #MeToo (Cherche-Midi). Alors que depuis une quinzaine de jours la salle était réservée, l’information largement diffusée, 36h avant sa tenue la direction de l’Université a fait savoir son opposition à ce débat, jugé inopportun.

Venant après une longue série d’annulations de même type, cette décision arbitraire ne surprend personne. Elle en dit long cependant sur les intimidations exercées par des groupes militants, sur le courage des tutelles académiques et sur l’impossibilité de mener des débats intellectuels dans l’Université française aujourd’hui.

Invités à la table ronde annulée, nous tenons à protester publiquement.

Paul Bensussan, expert psychiatre agréé par la cour de cassation

Sophie Obadia, avocate

Sabine Prokhoris, philosophe et psychanalyste

François Rastier, sémanticien

 

« Iel », qui est-ce : une personne ou un person ?

Je profite du coup de com réussi par Le Robert en ligne (peut-on écrire aussi La Roberte ? ou mieux : L·e·a Robert·e ?) avec le prétendu pronom personnel « iel » pour rappeler quelques articles publiés par Mezetulle sur l’écriture dite inclusive. On en trouvera la récapitulation et les références dans le dossier « L’écriture inclusive séparatrice. Faites le test bisous à tous deux ».

Et voici, en outre, quelques remarques sur la nouveauté « iel ».

La définition proposée en ligne est la suivante :

« RARE. Pronom personnel sujet de la troisième personne du singulier et du pluriel, employé pour évoquer une personne quel que soit son genre. L‘usage du pronom iel dans la communication inclusive. – REM. On écrit aussi « ielle, ielles » »1

Trois passages me semblent importants et montrent qu’il s’agit d’un concentré de contradictions reposant sur une méthode forcée.

1° « Rare ». Comprendre : « nullement attesté dans l’usage courant, utilisé seulement par les militants et sympathisants de la mouvance woke ». Comme le fait remarquer Bernard Cerquiglini, entre autres linguistes2, « rare » s’applique en général à des termes anciens qui tombent en désuétude. C’est le contraire ici. Un coup de force inverse la méthodologie pratiquée par un dictionnaire de la langue. En principe c’est l’usage répandu qui fait entrer un terme dans le dictionnaire, ici c’est une décision ultra-minoritaire qui prétend imposer ses thèses en dictant une novlangue. De l’aveu même des responsables du dictionnaire, l’usage du terme est considéré comme prévisionnel. Mais sa présence n’atteste-t-elle pas qu’on en attend un effet performatif ?

2° « évoquer une personne » : voilà un usage (attesté et très courant) extensif du genre dit féminin pour désigner quiconque, quel que soit son genre… N’eût-il pas fallu l’éviter ici, ch·e·è·r·e Robert·e (pas facile avec ce fichu accent) ? Car le substantif « personne » employé ici montre que le concept de genre dans la langue est dissocié de la notion socio-politique ainsi que du concept de sexe biologique. Qui peut croire qu’une victime, une fripouille, une canaille soient nécessairement de genre féminin ? Qui peut croire que la girafe, la panthère, la taupe ne désignent que des femelles3 ? Poursuivons : si le genre dit féminin dans la langue (en français genre marqué) peut avoir une valeur extensive, cela est encore plus courant pour le genre dit masculin (genre non-marqué), et c’est même la règle générale. « Colette est un des plus grands écrivains de langue française du XXe siècle » : heureusement qu’on ne la compare pas uniquement aux femmes. Ah oui, mais il y a l’énoncé scélérat « le masculin l’emporte sur le féminin » qu’on ne peut plus apprendre aux petites filles. Eh bien effectivement, on n’a pas à dire cela aux élèves. Car on n’est pas obligé d’épouser les fantasmes du père Bouhours4, et on devrait énoncer plus justement : « en grammaire, lorsque les deux genres se rencontrent, le genre non-marqué l’emporte sur le genre marqué » – ce qui est parfaitement logique. D’ailleurs le genre non-marqué assure parfois la fonction d’un neutre : « il pleut », « il est recommandé de prendre un parapluie ».

3° La fin de la définition nous offre le bouquet final de ce petit feu d’artifice de contradictions et de mauvaise foi : on écrit aussi « ielle, ielles », histoire de réintroduire une distinction, sous la forme d’un scrupule, d’une super bonne intention qui vient bousculer la précédente. Et puis qui « on » ? Et on reste très sérieux (onne reste très sérieuse, oups, non je corrige : on·ne·s rest·e·ent très sérieu·x·s·e·s) en continuant à parler d’inclusion5 !

Ajoutons une question simple qui fâche parce qu’elle rappelle que toute langue est articulée, formée d’unités de plusieurs niveaux qui fonctionnent et sont comprises en relation les unes avec les autres. En l’occurrence, il s’agit d’unités grammaticales : le pronom personnel s’emploie dans une séquence, une proposition. Quand on veut l’expliquer, on ne se contente pas d’une définition qui isole le mot, on fait une phrase : « iel est venu hier » ou « iel est venue » ? Passe encore avec cet exemple, car ça ne s’entend pas. Mais « iel est idiot » ou « idiote » ?

Ici, il est recommandé de prendre un parabêtise : on s’en fera un plaisir.

Notes

2 – Voir Le Figaro du 19 novembre 2021, p. 21.

3 – Les langues « vertueuses » qui ont un neutre (wouaouh, quelle chaaannnce!) ne l’utilisent pas comme la moraline woke le souhaiterait : en allemand comme en anglais, la désignation d’une personne déterminée s’effectue avec des pronoms personnels genrés. Rappelons aussi qu’en allemand, das Weib (la femme) est neutre, et qu’en anglais on parle d’un bateau en disant « she » et non « it »… C’est drôle quand même : les langues ont leurs propres lois ! Ce que M. Jourdain découvre, quelques linguistes dévorés par le militantisme et la haine de la langue l’oublient.

4 – Grammairien du XVIIe siècle qui a cru bon de justifier la règle d’extensivité grammaticale du non-marqué par l’argument de la plus grande « noblesse » du masculin. Idée reprise ultérieurement par le grammairien Nicolas Beauzée. Quelle aubaine pour un néo-féminisme ignorant et rempli de haine pour la langue française : adoptons vite ce machisme projeté sur la langue ! Sur d’autres aspects d’un prétendu sexisme de la langue, voir l’article d’André Perrin « La langue française, reflet et instrument du sexisme ?« .

« Le Mirage #MeToo » de Sabine Prokhoris, lu par C. Kintzler

Dans Le Mirage #MeToo. Réflexions à partir du cas français (Paris, Cherche-midi, 2021) Sabine Prokhoris démonte minutieusement, avec une plume alerte et à la lumière d’enquêtes documentées, les paralogismes inquisitoriaux qui se répandent sous le mot-dièse #MeToo dans sa version française. Elle en caractérise la doctrine contradictoire en la confrontant à des mises au point lumineuses, pleines de délicatesse et de profondeur tirées de sa grande culture et de sa pratique psychanalytique. Porté par la contagion propre aux réseaux sociaux, fort de sa performativité, le mouvement #MeToo ne prolonge ni n’accentue le féminisme, il le renverse et remet la bi-partition en scène – mais pas celle que l’on croit.

Au nom d’une cause juste1, et par le moyen d’une surmédiatisation fulgurante, s’installe un espace justicier sacralisé. En faisant fi de la présomption d’innocence, en rendant valide toute dénonciation du fait de sa seule existence, en revendiquant une présomption de culpabilité en matière d’agression sexuelle, en constituant un rassemblement victimaire et vengeur où infractions, délits et crimes sont mutualisés sans que soit posée la question de leur vérité, en revendiquant même une « vérité alternative » s’autorisant de « nouveaux récits », le mouvement #MeToo ne se contente pas d’introduire un « malaise dans le féminisme ». Loin de pouvoir être pensé indulgemment au régime de l’excès, du bâton qu’on redresse en le tordant dans l’autre sens, des œufs qu’il faut bien casser pour faire l’omelette, il actionne une machine accusatoire aux propriétés inquisitoriales qui non seulement dénie la justice, mais qui finit par gangrener l’institution judiciaire. Il construit, rejoignant l’opération de la nébuleuse intersectionnelle, un « réel » formé de représentations qui prétendent s’imposer par l’adhésion qu’elles sont susceptibles d’emporter.

Machine accusatoire, machine performative

À la suite de l’affaire Weinstein en 2017 apparaît le mot-dièse #MeToo, secondé par #Balancetonporc. Rapidement il se caractérise par une extension totale où ce n’est pas une cause juste qui est soutenue contre des pratiques intolérables avérées, mais où une redéfinition générale du Juste et du Vrai prétend s’imposer à l’ensemble de la société par la sacralisation du statut de victime. En novembre 2019, « le moment Adèle Haenel »2 fournit un condensé exemplaire des mécanismes et des conséquences de la « logique #MeToo ». La parole des « victimes » (que l’on se garde bien d’appeler plaignantes) est créditée par sa propre existence, et il suffit qu’un crime soit allégué pour être caractérisé.

Ce retournement qui piétine la présomption d’innocence n’a rien de ponctuel, il ne se réduit pas au mépris de l’institution judiciaire sur tel ou tel cas particulier, mais il engage une forme de raisonnement infalsifiable où l’on gagne sur tous les tableaux. Supposons qu’une « victime » porte plainte : si son grief est reconnu, elle gagne, mais elle gagne aussi si elle est désavouée car ce désaveu est la preuve d’une justice patriarcale et systémique3. Plus fort encore : le fait qu’un accusé de viol ne soit pas passé à l’acte est retenu contre lui par une accusation extra-lucide qui connaît ses désirs inavoués de violeur essentiel4. On peut ainsi décider que quelqu’un, par la vertu d’une simple accusation, est impliqué par essence dans un dispositif criminel. Que l’accusé se défende et proteste sera une preuve de plus qu’il s’accroche à une attitude nuisible en s’y aveuglant.  Une telle machine accusatoire n’est pas nouvelle : on y reconnaît les procédés inquisitoriaux et, plus près de nous, ceux des procès staliniens visant à faire coïncider l’investigation « avec la vérité que l’accusateur possède déjà » (p. 71).

Et ça marche. C’est pourquoi, comme pour l’Inquisition, comme pour les procès staliniens, le démontage des paralogismes et des dénis de justice est la plupart du temps inaudible et impuissant. Car la machine accusatoire produit un « réel » de substitution, formé de représentations construites par un « nouveau récit » qui s’impose par sa seule énonciation. Le mirage #MeToo, par le fonctionnement des mécanismes accusatoires truffés de paralogismes qui s’inspirent d’une représentation du monde victimaire, fabrique cette représentation et se révèle être de ce fait une machine performative. Comment expliquer sinon le pouvoir de fascination qui amène des responsables politiques à renoncer à toute rationalité et aux principes élémentaires du droit pour s’enthousiasmer pour un mouvement aux yeux duquel le ressenti tient lieu d’attestation et où la valeur de vérité est celle qu’on accorde à la source émettrice ?

Une réalité de substitution par constitution d’un continuum offensé

Cette production d’une « vérité alternative » où seul compte le témoignage à charge se caractérise par des opérations de globalisation, de mises en équivalences erronées et de compilations à effet militant coalisant. Il s’agit de constituer une continuité de combat, le continuum d’un « peuple victimaire » où l’infraction est assimilée au crime par mutualisation des types d’agression.

C’est ainsi qu’on apprend qu’il existerait (à côté du viol par abstention dont il a été question) un « viol par le regard » (p. 105). Peu importe que l’expérience réelle vécue par la victime d’une tournante dans une cave soit incommensurable avec la rencontre, réelle ou imaginaire, d’un regard appuyé : la qualification traumatisante doit être la même ; il s’agit de bâtir des « communautés d’expérience » sous la houlette d’une « sororité » qui entend proclamer sa « fierté ». Les dols s’équivalent, et donc l’échelle des peines, réduite à son maximum, n’a plus qu’à disparaître. On assimile le viol à un crime contre l’humanité en parlant d’un « holocauste féminin », évacuant la différence de statut entre l’usage du viol comme arme dans un contexte de crimes de guerre et le viol de droit commun ; on met sur le même plan les principes fondamentaux du droit et les lois ; on confond procès à portée politique (qui consiste à défendre les accusés d’une loi inique en respectant la procédure judiciaire) et procès politique (qui consiste à exhiber des coupables et l’ensemble de leurs soutiens au service d’une cause, qu’il y ait ou non crime commis) ; on s’appuie sur des faits anciens et avérés pour construire par extrapolation une fausse réalité actuelle.

Le règne omnipotent du fake et de l’amalgame où les seules valeurs sont l’indignation et l’adhésion qu’un récit est capable d’emporter atteste la nature de cette réalité de substitution. À la pratique virtuose des procédés inquisitoriaux se joint le culte du discours le plus fort, le plus performatif : la sophistique ancienne, déjà démontée et déjouée par Platon, est rénovée et surclassée.

Et le féminisme ?

Tout cela, à défaut de justification – car ce n’est pas rien, entre autres, de récuser la présomption d’innocence, de mettre en parallèle et de glorifier indistinctement le meurtre (Jacqueline Sauvage) et le combat juridico-politique (Gisèle Halimi), d’inverser la charge de la preuve –, pourrait présenter une cohérence si le féminisme s’y retrouvait.

Des questions sérieuses s’agissant de la manière dont les femmes sont maltraitées méritent en effet d’être rendues publiques, les pratiques intolérables dont elles sont l’objet depuis des siècles doivent être soulevées, instruites et punies. La législation le permet, et de manière sévère selon une échelle rationnelle qui va de l’infraction au délit et au crime – en l’occurrence le viol. Il s’agit de l’appliquer et aussi de la faire progresser en sortant d’un silence complice trop longtemps observé et en respectant les procédures. Telle est en la matière, et entre autres, la tâche d’un féminisme conséquent – conséquent en ce qu’il montre et assume que l’état des droits des femmes est la mesure des droits de toute personne en général : il suffit que le droit d’une seule femme soit bafoué pour que celui du corps entier de la nation le soit. Or cet universalisme de bon aloi, qui envisage et tente de construire l’humanité sans exclusive où personne ne ferait les frais d’un « arrangement des sexes »5, qui fit notamment la conquête des conditions matérielles de la liberté des femmes dans les années 70, est récusé comme une « crispation » absolutisante.

Non seulement sont oubliés les combats décisifs des années 70, mais on les soupçonne d’avoir encouragé les comportements machistes, et le combat de Simone de Beauvoir est accusé de biais « racistes ». Ce déplacement révèle alors une autre cohérence. Le « féminisme 2.0 » (p. 174), « intersectionnel », en attaquant Elisabeth Badinter, en avançant que « la pilule a à voir avec le colonialisme »6, en soutenant que la maîtrise de leur fécondité par les femmes est le fruit d’un dispositif occidental d’oppression, inscrit insolemment la contradiction à sa dogmatique : lorsque les atteintes aux droits des femmes procèdent d’une tradition « respectable » (i.e. « non-blanche »), on tolère le patriarcat ! La jonction avec l’intersectionnalité porte la déréalisation et le déni à leur comble et se jette, à la faveur d’une gendérisation kaléidoscopique, dans l’océan du multi-identitarisme globalisé où on n’en finit pas d’étiqueter les « minorités » figées dans leurs « blessures » respectives dont elles seraient coupables de vouloir se libérer. Tout est désormais affaire de classification selon une grille de lecture où les places sont assignées selon le critère de la « domination ». Ainsi, le gay blanc devient un hétéro malgré lui et Mila est traitée en brebis galeuse alliée de l’oppression hétéropatriarcale7 : il ne saurait y avoir de victime que « systémique ».

La partition identitariste combattue par le féminisme refait surface, revue et corrigée au prisme d’un bréviaire dogmatique. Elle inspire l’usage inconsidéré de la notion d’emprise, redéfinie et réduite par une pétition de principe simpliste à celle d’un homme « non-racisé » sur une femme, sur un enfant, ou sur un « racisé ». On lira avec bonheur la magistrale et subtile mise au point par laquelle Sabine Prokhoris, soutenue par sa culture et par sa pratique de psychanalyste, éclaire la complexité de cette notion gouvernée par les multiples régimes de l’absorption. Ces pages (202 et suivantes) où le lecteur s’instruit rejoignent celles, tout aussi subtiles, que l’auteur consacre à l’arrangement des sexes (p. 141 et suivantes) et celles de la flamboyante conclusion consacrées à la sexualité infantile – point théorique dur où vient se fracasser la représentation obsessionnellement « genrée » et fixiste qui rend un culte labellisé aux « petites différences ». Différences, traits distinctifs que le féminisme universaliste ne sacralise ni ne néglige mais dont il combat la fétichisation et la conversion en significations essentielles, en marqueurs légitimant l’oppression et l’affrontement.

 

Le livre devait se terminer sur ces analyses d’un fanatisme séparatiste qui banalise un discours belliqueux et sur le rappel du sens du combat féministe tendant vers « une société véritablement et profondément mixte, dans laquelle le commerce des sexes – y compris au sein de chaque vie psychique, puisque aucune, en ses identifications intimes, n’est unisexuée – soit un des creusets d’un monde plus juste. Celui que Virginia Woolf appelait de ses vœux. Un monde où « les filles et les fils des hommes éduqués » combattraient ensemble contre les injustices » (p. 272).

Mais une péripétie, annoncée dans le Préambule, est intervenue. Achevé juste avant la parution de La Familia grande de Camille Kouchner (Seuil, 2021), le livre avait fait l’objet de « réticences éditoriales » qui en avaient retardé la parution. Cette nouvelle affaire ne le disqualifiait-elle pas ? Loin de l’invalider, elle permit à Sabine Prokhoris, en un admirable Post-Scriptum, de pousser l’analyse « sur ce que le traitement #MeToo de la très sérieuse question de l’inceste nous apprend des logiques et des enjeux du mouvement ». Cette question exalte, grossit les procédés déjà analysés, elle les pousse jusqu’à leur point d’obscénité qui déborde leurs paravents théoriques. Et, à travers les affaires récentes jugées en appel8, elle révèle un ultime et inquiétant retournement : une justice en perdition, fascinée par la puissance du mirage, va jusqu’à prononcer des jugements contradictoires et à y assumer des confusions grossières. Ainsi l’institution judiciaire, en adoptant dans ces affaires les dogmes de la nouvelle religion, n’apparaît plus comme une instance de sérénité dont on peut attendre qu’elle distingue allégations et faits ou qu’elle assure les principes fondamentaux du droit. On peut craindre que s’annonce le temps des exorcistes officiels.

Notes

1 – « #MeToo est un mouvement structurellement vicié qui a eu cependant quelques effets bénéfiques, en attirant l’attention sur des questions sérieuses : les violences sexuelles, à combattre, et l’inadmissible arrogance de certains comportements en effet odieusement sexistes » p. 339.

2 – Dont la cible principale est Roman Polanski, et la cible secondaire le réalisateur Christophe Ruggia. S. Prokhoris analyse minutieusement le déroulement et la teneur des accusations à travers les opérations Mediapart menées par Adèle Haenel, Marine Turchi, Edwy Plenel et Iris Brey. Elle rappelle opportunément que Adèle Haenel n’a jamais rencontré Roman Polanski. Les détails de « l’affaire Polanski » sont récapitulés dans la longue note 13 p. 38-39. Elle y revient p. 88 et suiv., p. 178 et suiv. Il en résulte entre autres qu’un film contre l’antisémitisme (J’accuse), requalifié en film antiféministe au prix de contorsions effarantes (son héros n’est-il pas, en la personne du colonel Picquart, le représentant d’une institution patriarcale? cf. p. 197), fut boycotté et déprogrammé dans certaines salles.

3 – P. 34.

4 – P. 48-49. Il s’agit en l’occurrence de Christophe Ruggia. On serait donc alors en présence d’un « viol par abstention » !

5Expression empruntée par l’auteur à Erving Goffman.

6 – Paul B. Preciado, cité p. 154.

7 – Voir p. 169-173.

8 – Notamment affaires Georges Tron, Eric Brion, Pierre Joxe.

Sabine Prokhoris, Le Mirage #MeToo. Réflexions à partir du cas français, Paris : Cherche-midi, 2021, 368 p.

Lettre ouverte sur l’écriture inclusive. Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique

Le Dr Yves Namur, secrétaire perpétuel de l’Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, a envoyé à Mezetulle la « Lettre ouverte sur l’écriture inclusive » que cette académie a publiée le 28 juin 2021. C’est avec grand plaisir, et en remerciant Yves Namur pour son attention toute spéciale, que je la reproduis ci-dessous1.

Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique
Lettre ouverte sur l’écriture inclusive

Comme il est inscrit dans ses statuts, « l’Académie donne son avis dans les domaines de son ressort, de sa propre initiative, à la demande de l’Exécutif ou à celle de tout autre pouvoir public ». Ainsi entend-elle donner aujourd’hui un avis sur ce qui est communément appelé « écriture inclusive ».

Au préalable, l’Académie s’accorde à dire que si la langue en elle-même n’est nullement sexiste, les discours des usagers peuvent l’être, et qu’il ne faut pas confondre écriture (manière de s’exprimer par l’écrit) et orthographe inclusives (graphie propre à l’orthographe).

Elle tient aussi à rappeler qu’un discours inclusif conférant aux femmes une juste représentation dans la société contemporaine est une nécessité légitime et que la féminisation des noms de métiers et de fonctions est à encourager comme l’attestait déjà Le Bon Usage (2016) d’André Goosse2.

L’Académie rappelle les deux caractères fondamentaux du signe linguistique : l’arbitraire et la linéarité. Les conséquences de cet arbitraire sont que la langue ne représente pas directement le réel et ne détermine pas la pensée, dans la mesure où les locuteurs d’une même langue peuvent exprimer des conceptions très différentes. Quant à la linéarité, certaines pratiques de l’écriture inclusive, dont le point médian et les « néologismes morphologiques » créés par amalgames (celleux), exigent un décryptage empêchant une lecture linéaire essentielle à la compréhension d’un texte (exemple : tou·te·s ou tou·t·es sénateur·rice·s, usant de segments inexistants). L’Académie se prononce clairement contre ces formes contre-intuitives et très instables.

L’Académie constate par ailleurs qu’analyser la question du genre grammatical à travers certains préjugés historiques aboutit à une impasse et à une idéologie destructrice. De nombreux moyens (lexicaux, épicènes et contextuels) sont à notre disposition pour préserver la place légitime de la femme dans le discours.

De surcroît, la tentative d’imposer une « novlangue » relève d’une pratique inquiétante qui créera paradoxalement de l’exclusion en matière d’apprentissage et d’enseignement de la langue française chez les usagers déjà les plus défavorisés.

En conséquence, l’Académie recommande la lecture d’Inclure sans exclure (édité par la Fédération Wallonie-Bruxelles, 2020) d’Anne Dister et Marie-Louise Moreau3, ouvrage de qualité sur le sujet, une synthèse respectant le fonctionnement propre de la langue ainsi que la place des femmes dans le discours.

Une communication de notre confrère Jean Klein, accessible sur le site de l’ARLLF4, développe le sujet tant au point de vue historique que linguistique.

Bruxelles, ce 28 juin 2021

Notes de l’éditeur

1– Le texte est également accessible sur le site de l’Académie https://www.arllfb.be/actualite/ecriture_inclusive.pdf . On rappellera aussi la Lettre ouverte (7 mai 2021) sur l’écriture inclusive d’Hélène Carrère d’Encausse et Marc Lambron en ligne sur le site de l’Académie française https://www.academie-francaise.fr/actualites/lettre-ouverte-sur-lecriture-inclusive

2 – André Goosse, Maurice Grevisse, Le Bon Usage, éd. De Boeck Supérieur, 2016. Voir le site https://www.grevisse.fr/ouvrage/9782807300699-le-bon-usage

3 – Anne Dister et Marie-Louise Moreau. (2020). Inclure sans exclure. Les bonnes pratiques de rédaction inclusive. Bruxelles : Direction de la Langue française – Service général des Lettres et du Livre – Fédération Wallonie-Bruxelles. Ouvrage accessible en pdf sur www.languefrancaise.cfwb.be

Voir le dossier récapitulatif des articles en ligne sur Mezetulle au sujet de l’écriture inclusive

 

Inceste : de #Metoo à #Youtoo, Muriel Salmona voyante extra-lucide

Dix signataires – psychanalystes, psychiatre et juristes1 – s’alarment de la tournure inquiétante prise par certaines formes de prétendue lutte contre les violences sexuelles : en se fondant sur des positions scientifiquement et cliniquement discutables, on envisage sans sourciller l’abandon de la présomption d’innocence, entre autres. Ils examinent ici les déclarations de la psychiatre Muriel Salmona, inspiratrice notoire de cette tendance.

Mezetulle remercie Sabine Prokhoris de lui avoir communiqué ce texte en vue de sa publication.
N.B. Les intertitres sont de la rédaction de Mezetulle.

De #Metoo à #Youtoo : « tu vas subir un viol »

À la faveur de la parution du livre de Camille Kouchner, Familia grande, et de la déferlante de témoignages suscitée par le hashtag #Metooinceste qui suivit immédiatement cet événement éditorial, la psychiatre Muriel Salmona, fondatrice de l’association « Mémoire traumatique et victimologie » et « experte » de référence auprès des médias et des politiques, apparut sur le devant de la scène.

Le 14 janvier 2021, Brut diffusait son message2 :

« À toi, future victime d’inceste, je suis désolée. Car tu vas subir un viol, commis par l’un des membres de ta famille. Tu as certainement moins de 10 ans. […] Je ne sais pas dans quelles circonstances ça va se passer, mais ton beau-père, ton père, ton frère, ton oncle reviendront certainement plusieurs fois ».

Suivent d’autres prédictions : les proches vont se « ranger du côté de l’agresseur » ; puis des chiffres, effrayants ; un destin de malheur absolu (chiffres à l’appui toujours) ; les « preuves » par les futurs symptômes et, assénés à l’enfant auquel elle s’adresse les yeux dans les yeux, les points principaux de sa théorie : « sidération », « amnésie traumatique ». Enfin elle offre sa protection, seul et ultime recours. Mais il sera « trop tard »  pour que justice soit faite : la prescription assurera « l’impunité » à l’agresseur. Il faudra donc se confier à ses soins professionnels : « les psychotraumatismes se traitent » ; et s’en remettre à sa force militante. Les professionnels formés à son image seront les « porte-voix » des futures victimes, à qui elle promet : « nous ferons tout pour que tu ne vives pas cet enfer ».

Notons ici une légère dissonance logique : le devenir-victime est annoncé comme accompli – c’est à la foule, immense, des (futures) victimes que le discours s’adresse – mais simultanément la promesse est formulée que grâce aux soins post-traumatiques, le sort prononcé pourra être levé. Comment des soins postérieurs au trauma prophétisé auraient-ils la vertu de le prévenir ? Peu importe. L’essentiel est que le message, destiné à des enfants de moins de dix ans sous la forme d’un inquiétant « toi aussi » – #Youtoo cette fois – s’imprime, la mise en scène façon séance de suggestion hypnotique pour film de genre étant conçue à cette fin. Il induit en tout cas une vision d’épouvante. Revêtu d’atours « scientifiques » intimidants censés le rendre irrécusable, l’envoûtement de la voyance extra-lucide, curieusement mêlée de considérations militantes énergiquement revendiquées, pourra opérer.

N’insistons pas davantage sur cet aspect des choses, qui questionne cependant, au moment où le gouvernement prétend lutter contre les dérives sectaires.

 « Expertise » psychiatrique et État de droit

Le Dr Muriel Salmona est, depuis un certain temps, une experte sollicitée par les pouvoirs publics sur toutes les questions ayant trait à la lutte, indispensable, contre les violences sexuelles, en particulier la plus funeste d’entre elles, l’inceste. Les théories de celle qui n’a pas hésité à proclamer que «  la justice doit […] cesser de brandir l’argument de la présomption d’innocence, qui est lâche »3 ont inspiré différentes initiatives du législateur et réformes sur ces questions, touchant notamment à la prescription en matière d’infractions sexuelles. Cela va s’accélérant, avec la récente proposition de loi sur la « prescription glissante » : une plainte pour une infraction non prescrite permettrait que d’autres de même nature, imputées au même auteur mais prescrites, ne le soient plus.

Concevoir une politique efficace de lutte contre les violences sexuelles, au premier rang desquelles les abus incestueux, réfléchir à leur prévention et, pour les psychothérapeutes, savoir accompagner les victimes pour qu’elles puissent surmonter les effets potentiellement ravageurs de tels actes, c’est indispensable. Fonder ces politiques sur des positions théorico-militantes scientifiquement et cliniquement discutables – reçues pourtant comme parole d’Évangile, et ainsi confisquées au débat – cela au détriment, de plus en plus manifeste, de ces piliers (« patriarcaux » nous dira-t-on sans sourciller) de l’État de droit que sont la présomption d’innocence et la prescription, est-ce acceptable ? Et est-ce réellement efficace ?

Nous ne pouvons examiner ici chacune des vues du Dr Salmona, activement relayées par le collectif Noustoutes. Items « théoriques » tels que la « sidération », ou « l’emprise », récemment repris comme arguments accusatoires dans le réquisitoire de l’avocat général au procès en appel de Georges Tron. Au vu de l’usage de ces notions par Muriel Salmona, plus proche du slogan que de l’analyse exigeante, c’est préoccupant.

La théorie de l’amnésie traumatique

La théorie de l’amnésie traumatique, fruit d’une vulgate psy sur le refoulement, est au cœur de l’offensive théorique et militante de la spécialiste en « victimologie traumatique ». Selon elle, le choc du traumatisme provoque mécaniquement une amnésie, parfois très longue. Et lorsque, grâce à une psychothérapie adéquate, cette amnésie est levée, les scènes traumatiques ressurgissent, inaltérées. Ces souvenirs sont alors l’équivalent de preuves matérielles. Ce qui signalerait une telle amnésie, et donc un trauma enfoui, c’est toute une série de symptômes : des « preuves » indirectes. Mais ces symptômes, qui vont des troubles alimentaires aux envies suicidaires, en passant par l’anxiété ou l’insomnie, outre qu’ils sont fort banals, peuvent aisément se trouver induits par un thérapeute anxiogène, persuadé de « savoir » qu’il y a eu abus sexuel : la séquence de Brut a de quoi, en effet, provoquer cauchemars et troubles divers, qui pourront alors passer pour des preuves de viols. Cette difficulté n’est pas mince, comme l’a démontré l’épisode du syndrome des faux souvenirs d’inceste aux USA dans les années 19904. Et il est plus que douteux par ailleurs que, dans une situation clinique, projeter par avance une interprétation aussi catastrophiquement déterministe sur des symptômes soit d’un grand secours pour les patients, victimes d’abus inclus, et conduise à les écouter d’une façon qui leur permette de se délivrer d’un destin de victime. En règle générale d’ailleurs, et même si des cas d’amnésie traumatique partielle ou complète peuvent se produire, les victimes de violences, sexuelles ou autres, se souviennent de ce qui leur est arrivé, une amnésie pouvant bien sûr affecter d’autres pans de leur existence.

Par ailleurs, les recherches scientifiques menées sur le fonctionnement de la mémoire démontrent son caractère plastique et reconstructeur. En cela elles ne contredisent nullement la pensée freudienne.

Chez Freud en effet, le refoulement concerne non pas tant des événements que des pans de la vie psychique : tout ce qui a trait en particulier à l’intensité pulsionnelle de la sexualité infantile. Il marque la conflictualité de la vie psychique. Le sujet refoule principalement – et c’est heureux, sans quoi le monde social serait orgie et carnage perpétuels – ses propres vœux, intolérables et angoissants. S’agissant des souvenirs d’événements pris dans le refoulement, Freud n’a cessé de découvrir que la mémoire en est fragmentaire, mêlée de fantasmes. Car elle a partie liée avec l’imagination, que travaille la force des vœux inconscients. Ainsi recompose-t-elle en permanence les souvenirs, selon des processus de déformation à l’œuvre aussi dans le rêve : condensation, déplacement, inversion. Le « noyau de vérité historique » contenu dans les souvenirs (ou les délires) n’est qu’un élément à interpréter. Mais il se trouve toujours recréé dans les versions renouvelées, et non écrites d’avance, de sa propre histoire par un sujet. Que ce dernier soit suggestible, et que le souhait induit soit celui d’être une Victime en majesté, l’on voit ce qui peut s’ensuivre.

Sur la base d’assertions théoriques et de pratiques interprétatives aussi sujettes à caution,  prétendre accompagner les victimes de violences sexuelles, concevoir la nécessaire prévention en matière d’infractions sexuelles, enfin réformer – à marche forcée – le droit pénal ? Des choix à questionner d’urgence.

  • Martine Bacherich, psychanalyste.
  • Paul Bensussan, psychiatre, expert agréé par la Cour de cassation et la Cour pénale internationale.
  • Daniel Borillo, juriste.
  • Geneviève Delaisi de Parseval, psychanalyste.
  • Olivier Jouanjean, professeur de droit public.
  • Fabio Landa, psychanalyste.
  • Anne-Marie Le Pourhiet, professeur de droit public.
  • Pierre Marie, psychanalyste.
  • Sabine Prokhoris, psychanalyste et philosophe.
  • Jean-Eric Schoettl, conseiller d’État, ancien Secrétaire général du Conseil constitutionnel.

Notes

1 – Voir liste des coauteurs à la fin du texte.

3 – « Dix choses à savoir sur Muriel Salmona, la psy qui veut rendre justice aux violences sexuelles », par Elsa Vigoureux, L’Obs, 30 janvier 2021 (point n° 7) https://www.nouvelobs.com/societe/20210130.OBS39567/10-choses-a-savoir-sur-muriel-salmona-la-psy-qui-veut-rendre-justice-aux-victimes-de-violences-sexuelles.html .

4 – Elisabeth Loftus, Katherine Ketcham, Le Syndrome des faux souvenirs , Éditions Exergue, 2012.

Les laissés-pour-compte de l’écriture inclusive : un problème linguistique et social

Cette tribune, rédigée par les linguistes Yana Grinshpun (Sorbonne Nouvelle), Franck Neveu (Sorbonne Université), François Rastier (CNRS), Jean Szlamowicz (Université de Bourgogne) et signée par de nombreux autres linguistes (voir liste à la fin du texte), a été publiée par Marianne.net le 18 septembre sous le titre « Une « écriture excluante » qui « s’impose par la propagande » : 32 linguistes listent les défauts de l’écriture inclusive » ». C’est avec plaisir, l’ayant reçue de ses auteurs, que Mezetulle en propose ici la version intégrale et enrichit son dossier sur le sujet.

Avec les remerciements de Mezetulle à Yana Grinshspun et à Marianne.

Présentée par ses promoteurs comme un progrès social, l’écriture inclusive n’a paradoxalement guère été abordée sur le plan scientifique, la linguistique se tenant en retrait des débats médiatiques. Derrière le souci d’une représentation équitable des femmes et des hommes dans le discours, l’inclusivisme désire cependant imposer des pratiques relevant d’un militantisme ostentatoire sans autre effet social que de produire des clivages inédits. Rappelons une évidence : la langue est à tout le monde.

Les inclusivistes partent du postulat suivant : la langue aurait été « masculinisée » par des grammairiens durant des siècles et il faudrait donc remédier à l’« invisibilisation » de la femme dans la langue. C’est une conception inédite de l’histoire des langues supposant une langue originelle « pure » que la gent masculine aurait pervertie, comme si les langues étaient sciemment élaborées par les locuteurs. Quant à l’« invisibilisation », c’est au mieux une métaphore mais certainement pas un fait objectif ni un concept scientifique.

Nous relèverons simplement ici quelques défauts constitutifs de l’écriture inclusive et de ses principes.

— La langue n’a pu être ni masculinisée, ni féminisée sur décision d’un groupe de grammairiens, car la langue n’est pas une création de grammairiens — ni de grammairiennes. Ce ne sont pas les recommandations institutionnelles qui créent la langue, mais l’usage des locuteurs. L’exemple, unique et tant cité, de la règle d’accord « le masculin l’emporte sur le féminin » ne prétend posséder aucune pertinence sociale. C’est du reste une formulation fort rare, si ce n’est mythique, puisqu’on ne la trouve dans aucun manuel contemporain, ni même chez Bescherelle en 1835. Les mots féminin et masculin n’ont évidemment pas le même sens appliqués au sexe ou à la grammaire : trouver un quelconque privilège social dans l’accord des adjectifs est une simple vue de l’esprit.

— Si la féminisation est bien une évolution légitime et naturelle de la langue, elle n’est pas un principe directeur des langues. En effet, la langue française permet toujours de désigner le sexe des personnes et ce n’est pas uniquement une affaire de lexique, mais aussi de déterminants et de pronoms (« Elle est médecin »). Par ailleurs, un nom de genre grammatical masculin peut désigner un être de sexe biologique féminin (« Ma fille est un vrai génie des maths ») et inversement (« C’est Jules, la vraie victime de l’accident »). On peut même dire « un aigle femelle » ou « une grenouille mâle »…

La langue n’est pas une liste de mots dénués de contexte et d’intentions, renvoyant à des essences. Il n’y a aucune langue qui soit fondée sur une correspondance sexuelle stricte. Autrement, le sens des mots serait déterminé par la nature de ce qu’ils désignent, ce qui est faux. Si c’était le cas, toutes les langues du monde auraient le même système lexical pour désigner les humains. Or, la langue n’a pas pour principe de fonctionnement de désigner le sexe des êtres : dire à une enfant « Tu es un vrai tyran » ne réfère pas à son sexe, mais à son comportement, indépendant du genre du mot.

— Les formes masculines du français prolongent à la fois le masculin (librum) et le neutre (templum) du latin et font donc fonction de genre « neutre », c’est-à-dire par défaut, ce qui explique qu’il intervienne dans l’accord par résolution (la fille et le garçon sont partis), comme indéfini (ils ont encore augmenté les impôts), impersonnel (il pleut), ou neutre (c’est beau). Il n’y a là aucune domination symbolique ou socialement interprétable. Quand on commande un lapin aux pruneaux, on ne dit pas un.e lapin.e aux pruneaux

— La langue a ses fonctionnements propres qui ne dépendent pas de revendications identitaires individuelles. La langue ne détermine pas la pensée — sinon tous les francophones auraient les mêmes pensées, croyances et représentations. Si la langue exerçait un pouvoir « sexiste », on se demande comment Simone de Beauvoir a pu être féministe en écrivant en français « patriarcal ». L’évidence montre que l’on peut exprimer toutes les pensées et les idéologies les plus antithétiques dans la même langue.

— En français, l’orthographe est d’une grande complexité, avec ses digraphes (eu, ain, an), ses homophones (eau, au, o), ses lettres muettes, etc. Mais des normes permettent l’apprentissage en combinant phonétique et morphologie. Or, les pratiques inclusives ne tiennent pas compte de la construction des mots : tou.t.e.s travailleu.r.se.s créent des racines qui n’existent pas (tou-, travailleu-). Ces formes fabriquées ne relèvent d’aucune logique étymologique et posent des problèmes considérables de découpages et d’accords.

— En effet, les réformes orthographiques ont normalement des objectifs d’harmonisation et de simplification. L’écriture inclusive va à l’encontre de cette logique pratique et communicationnelle en opacifiant l’écriture. En réservant la maîtrise de cette écriture à une caste de spécialistes, la complexification de l’orthographe a des effets d’exclusion sociale. Tous ceux qui apprennent différemment, l’écriture inclusive les exclut : qu’ils souffrent de cécité, dysphasie, dyslexie, dyspraxie, dysgraphie, ou d’autres troubles, ils seront d’autant plus fragilisés par une graphie aux normes aléatoires.

— Tous les systèmes d’écriture connus ont pour vocation d’être oralisés. Or, il est impossible de lire l’écriture inclusive : cher.e.s ne se prononce pas. Le décalage graphie / phonie ne repose plus sur des conventions d’écriture, mais sur des règles morales que les programmes de synthèse vocale ne peuvent traiter et qui rendent les textes inaccessibles aux malvoyants.

— On constate chez ceux qui la pratiquent des emplois chaotiques qui ne permettent pas de produire une norme cohérente. Outre la prolifération de formes anarchiques (« Chere.s collègu.e.s », « Cher.e.s collègue.s », etc.), l’écriture inclusive est rarement systématique : après de premières lignes « inclusives », la suite est souvent en français commun… Si des universitaires militants ne sont pas capables d’appliquer leurs propres préceptes, qui peut le faire ?

— L’écriture inclusive, à rebours de la logique grammaticale, remet aussi radicalement en question l’usage du pluriel, qui est véritablement inclusif puisqu’il regroupe. Si au lieu de « Les candidats sont convoqués à 9h00 » on écrit « Les candidats et les candidates sont convoqué.e.s à 9h00 », cela signifie qu’il existe potentiellement une différence de traitement selon le sexe. En introduisant la spécification du sexe, on consacre une dissociation, ce qui est le contraire de l’inclusion. En prétendant annuler l’opposition de genre, on ne fait que la systématiser : l’écriture nouvelle aurait nécessairement un effet renforcé d’opposition des filles et des garçons, créant une exclusion réciproque et aggravant les difficultés d’apprentissage dans les petites classes.

Outre ses défauts fonctionnels, l’écriture inclusive pose des problèmes à tous ceux qui ont des difficultés d’apprentissage et, en réalité, à tous les francophones soudain privés de règles et livrés à un arbitraire moral. La circulaire ministérielle de novembre 2017 était pourtant claire et, tout en valorisant fort justement la féminisation quand elle était justifiée, demandait de « ne pas faire usage de l’écriture dite inclusive » : des administrations universitaires et municipales la bafouent dans un coup de force administratif permanent. L’usage est certes roi, mais que signifie un usage militant qui déconstruit les savoirs, complexifie les pratiques, s’affranchit des faits scientifiques, s’impose par la propagande et exclut les locuteurs en difficulté au nom de l’idéologie ?

Texte signé par 49 linguistes (26 septembre 2020) :

Jacqueline Authier-Revuz (Sorbonne nouvelle), Jeanne-Marie Barbéris (Université Paul Valéry, Montpellier), Elisabeth Bautier (Paris 8-St Denis), Mathieu Avanzi (Sorbonne Université), Samir Bajric (Université de Bourgogne), Sonia Branca-Rosoff (Sorbonne Nouvelle), Louis-Jean Calvet (Université d’Aix-Marseille), André Chervel (INRP/Institut Français de l’Education), Christophe Cusimano (Université de Brno), Henri-José Deulofeu (Université d’Aix-Marseille), Anne Dister (Université Saint-Louis, Bruxelles), Pierre Frath (Univesité de Reims), Jean-Pierre Gabilan (Université de Savoie), Jean-Michel Gea (Univesité de Corte), Jean Giot (Université de Namur), Corinne Gomila (Université de Montpellier), Astrid Guillaume (Sorbonne Université) , Pierre Le Goffic (Sorbonne Nouvelle), Georges Kleiber (Université de Strasbourg), Mustapha Krazem (Université de Lorraine), Danielle Manesse (Sorbonne Nouvelle), Luisa Mora Millan (Université de Cadix), Michèle Noailly (Université de Brest), Thierry Pagnier (Paris 8- St Denis), Xavier-Laurent Salvador (Paris 13-Villetaneuse), Georges-Elia Sarfati (Université d’Auvergne), Agnès Steuckardt (Université Paul Valéry, Montpellier) , Georges-Daniel Véronique (Université d’Aix-Marseille), Chantal Wionet (Université d’Avignon), Anne Zribi-Hertz (Paris 8- St Denis), Jean-Louis Chiss (Sorbonne Nouvelle), Corinne Gomila (Université Montpellier), Fabrice Issac (Université Sorbonne Paris Nord), Pierre-André Buvet (Université Sorbonne Paris Nord), Aurelio Pincipato(Università degli Studi Roma Tre), Monique Lambert (Université Paris 8), Jean-Jacques Vincensini (Université François Rabelais-CESR ), Marie-Louise Moreau (Université de Mons), Mariagrazia Margarito (Université de Turin), Stella Retali-Medori (Université de Corse Pasquale Paoli), Dominique Lafontaine ( Université de Liège), Guy Jucquois (Univeristé Catholique Louvain), Georges Legros (Université de Namur), Guy Laflèche (Université de Montréal), Catherine Fuchs( Laboratoire LATTICE (UMR 8094), Martine Willems ( Université Saint-Louis Bruxelles), Jacques Maurais (Ancien coordonnateur de la recherche à l’Office québécois de la langue française), Silvia Lucchini (Université catholique de Louvain), Lionel Meney (Université Laval, Québec).

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Écriture inclusive et séparatisme linguistique

François Rastier examine les postulats, les incohérences, les contradictions et les difficultés de l’écriture dite « inclusive ». Il montre comment ce nouveau conformisme édifie un monde de substitution en recourant à la magie incantatoire et à son corollaire moralisateur, le tabou linguistique. Ainsi, un séparatisme militant et rudement injonctif s’affirme et entend disposer exclusivement, en la pliant à ses objectifs particuliers, d’une langue qui appartient pourtant à tous ceux qui en usent.

De longue date, des mouvements politiques ou religieux veulent modifier la langue pour affirmer leurs objectifs et imposer leur influence, aussi bien par des interdits que par des prescriptions. Ce fut le cas en Allemagne du mouvement nationaliste de la Sprachreinigung (littéralement nettoyage de la langue), qui voulut éradiquer de la langue allemande les mots d’origine étrangère. Opposant en règle générale une langue militante à la langue commune, ces mouvements ne sont pas démocratiques, car la langue commune est indéniablement un bien commun qu’aucun groupe ne peut s’approprier. Le plus souvent, ils se limitent à des jargons de cercle qui multiplient les signes de reconnaissance, et même dans des régimes tyranniques, les efforts pour officialiser une langue de bois ne survivent pas aux forces politiques qui l’imposent.

À présent, des mouvements identitaires, raciaux, sexuels ou religieux ont repris le combat linguistique pour bannir des mots, en imposer d’autres (souvent euphémiques), et vont même jusqu’à vouloir modifier la syntaxe et les graphies.

Quelques normes inclusives

La municipalité de Lyon et d’autres administrations, divers départements universitaires, des grandes écoles, sans parler de partis et d’associations, utilisent et recommandent l’écriture dite inclusive.

Le Livre blanc égalité femmes-hommes : de la déclaration d’intention à l’expérimentation (3 juin 2020) se fonde sur la charte signée par la Conférence des grandes écoles et la Conférence des présidents d’université à l’initiative des ministres Geneviève Fioraso et Najat Vallaud-Belkacem le 28 janvier 2013. Rédigée en écriture inclusive, cette charte, toujours en vigueur, la légitime.

Le Haut Conseil à l’Égalité entre les Femmes et les Hommes, (HCE), instance consultative auprès du Premier ministre, a publié en 2015 un guide pratique toujours proposé en page d’accueil et qui promeut, plus explicitement encore, sous forme de recommandations numérotées, l’écriture inclusive.

Cette forme d’écriture s’appuie sur trois postulats qui dépassent la question de l’orthographe : la langue détermine la pensée ; la langue française est machiste1 ; il faut donc modifier la langue française pour qu’elle devienne féministe.

La référence théorique, rappelée en première phrase du Manuel d’écriture inclusive édité par « l’Agence de communication d’influence » Mots-clés, est notamment la conception du « discours » formulée par Michel Foucault : « Le discours n’est pas simplement ce qui traduit les luttes ou les systèmes de domination, mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche à s’emparer » (p. 4, citation tirée de L’ordre du discours, 1971, p. 12). Cette conception purement sophistique du discours ne peut cependant prétendre modeler la langue. Faire du discours, quel qu’il soit, le lieu d’une lutte politique pour la prise du pouvoir fait de son usage une éristique constante — et suppose en outre une conception totalitaire du pouvoir, qui s’exercerait sans la médiation d’institutions et indistinctement sur tous.

Aussi ces postulats sont-ils erronés, car toute langue peut exprimer toutes les pensées les plus contradictoires ; il en découle qu’aucune langue n’est par elle-même machiste ou féministe, socialiste ou totalitaire ; en outre, la catégorie grammaticale du genre n’a rien de commun avec la sexualité, et les sociétés qui parlent des langues sans genre, comme le persan ou le japonais, ne souffrent pas moins de discriminations que d’autres ; enfin, l’évolution d’une langue n’obéit pas aux décisions réglementaires ni aux pressions de groupes militants.

1. Les premières modifications exigées portent sur le lexique, notamment pour la féminisation des noms de métier. Le lexique de toute langue est ouvert et évolue avec les usages : les archères et les grutières en témoignent. Au demeurant, chaque femme reste libre de se faire désigner par la forme de son choix : préfet ou préfète, chef ou cheffe, auteur, auteure ou autrice, etc.

2. En deuxième lieu, on exige l’abolition de la règle d’accord qui voudrait que dans les énumérations, le genre grammatical masculin l’emporte sur le genre grammatical féminin : Les paquets et les lettres sont arrivés (et non arrivées).

Cette règle se justifie car le genre masculin en français est non-marqué et se prête donc à des emplois neutres ou impersonnels : ex. il pleut ; il a été trouvé un porte-monnaie ; c’est vrai ; je le pense2. À cela le Guide pratique du Haut Conseil oppose : « En français, le neutre n’existe pas : un mot est soit masculin, soit féminin » (p. 8). Cependant beaucoup de mots français, comme les adverbes, n’ont pas la catégorie du genre. D’autre part le neutre reste bien attesté : par exemple, des pronoms comme ça ou on sont neutres. Le rapport conclut cependant par une affirmation, « Le masculin n’est pas plus neutre que le suffrage n’a été universel jusqu’en 1944 » (ibid.), qui assimile bizarrement l’usage grammatical et la loi électorale.

La règle s’appuie sur des précédents qui auraient été obscurcis par les grammairiens masculinistes, notamment deux vers de Racine : « Mais le fer, le bandeau, la flamme est toute prête » et « Ce peuple a le cœur et la bouche ouverte à vos louanges », qui évoquent plutôt la licence poétique où l’euphonie a sa part ; et cette plaisanterie de la Sévigné, à l’intention d’un ami grammairien enrhumé : « Je la suis aussi […] je croirais avoir de la barbe au menton si je disais autrement »3. Ces maigres exemples ne suffisent pas à réviser l’histoire de la langue ni à imposer à présent une règle de proximité.

Rappelons que l’on ne peut conclure du genre grammatical au sexe biologique, ni a fortiori au gender imaginaire, inférences sans fondement linguistique mais non sans enjeux fantasmatiques. La professeure Éliane Viennot stigmatise cette « règle scélérate » (sic) et a mis en ligne pour l’abolir une pétition qui fait appel à l’émotion sans trop s’embarrasser des faits linguistiques4.

Par exemple, au lieu de Les relevés et les feuilles d’impôts sont arrivés, il faudrait écrire sont arrivées, par égard pour la féminité des feuilles d’impôts et pour mettre fin à l’oppression masculiniste des relevés. Les fondements « épistémologiques » de cette prise de position transparaissent dans ce propos d’Éliane Viennot : « on a nommé e féminin le e non-accentué et e masculin le e correspondant au son é — qu’on se met parallèlement à doter d’un accent (tant il est vrai, sans doute, que l’homme se caractérise par un petit quelque chose en plus, qui monte quand il est dur) »5.

Quoi qu’il en soit des promesses de ce symbolisme évocatoire, l’accord de proximité n’est pas employé par ses tenants de façon cohérente. Le manuel du Haut Conseil à l’Égalité propose un exemple rassurant, Les hommes et les femmes sont belles, qui accrédite au passage un stéréotype laudatif souvent jugé sexiste. Il se garde de pratiquer et même d’évoquer l’accord de proximité pour les mots désignant des inanimés, des abstraits, ce qui suggère que l’application conséquente de la règle en soulignerait le ridicule.

3. Enfin, nous l’avons vu, l’introduction d’une ponctuation particulière, tantôt le point dit médian, tantôt le point intercalaire, tantôt le tiret, tantôt le slash, permettrait de décliner dans un même mot les différents genres : ex. tou.te.s6. Cette prescription va cependant à l’encontre d’un principe fondamental des langues : dans une position déterminée, on ne peut avoir qu’un seul signe, que ce soit à l’oral ou à l’écrit ; d’où l’usage des redoublements, comme les adresses du type Françaises, Français. Français.e.s serait imprononçable — ou ralentirait inutilement la lecture. La situation empire encore pour des formules comme des acteur.ice.s blanc.he.s (Unef-Sorbonne).

En outre, des contradictions militantes s’exacerbent et contribuent à la multiplication des dialectes inclusifs. Les inclusivistes mainstream (notamment LGBT) affirment l’inexistence du masculin générique et a fortiori du neutre, pour parvenir à un binarisme tel que tout mot serait féminin ou masculin, et séparent donc dans la graphie, par des points, le masculin du féminin comme dans tou.te.s. Symboliquement, dans l’hypothèse controuvée que les genres grammaticaux représentent les sexes, ils parviennent ainsi à les séparer. Par cette opération, ils réalisent symboliquement la sombre prophétie de Vigny : « Les deux sexes mourront chacun de son côté »7.

De fait, en écriture inclusive, des formules banales qui incluent les deux sexes ne peuvent être écrites : Catherine Kintzler a montré que l’écriture inclusive ne pouvait permettre de désigner un couple hétérosexuel par une formule comme Chers tous deux. C’est là une des conséquences de ses principes séparatistes8.

En revanche, les auteurs refusant tout binarisme — souvent au nom des TQI : trans, queers et intersexes — adoptent une stratégie opposée : multiplier les formes neutres et les graphies syncrétiques. Ils promeuvent ainsi des formes comme toustes (mélange de tous et de toutes) iel (mélange fusionnel de il et elle), voire des flexions comme aex9.

En somme, pour contrôler les usages linguistiques, des voies complémentaires s’ouvrent. À l’oral, on peut multiplier des formules où les unités se suivent dans un ordre stéréotypé. Le figement peut se poursuivre jusqu’à la création de sigles comme LGBTBQI+, ou CC du PCUS, qui valent ensuite comme des signaux de reconnaissance.

Les composés néologiques sont un puissant moyen de figement – et d’intimidation pseudo-théorique : ex. hétéropatriarcal. À son tour, hétéropatriacal entre dans des séries péjoratives comme capitalisme hétéropatriarcal, fréquentes chez des auteurs comme Paul Beatriz Preciado.

L’écrit se prête bien à ces codifications quand elles exploitent la sémiotique graphique, en usant par exemple de capitales encomiastiques pour le E du féminin10 ; ou pour certains mots, comme BLACK dans le New York Times : « The Times has changed its style on the term’s usage to better reflect a shared cultural identity »11. On se demande pourquoi la ségrégation typographique positive du mot BLACK refléterait une « identité culturelle », qui plus est ; mais peu importe : dans les chancelleries de jadis, les capitales étaient utilisées pour les titulatures des souverains.

On ignore encore quel bénéfice les femmes pourraient tirer de ces usages, à moins de penser que l’orthographe puisse comme par magie transformer la réalité sociale. D’ailleurs, de nombreuses firmes usent dans leur communication de l’écriture inclusive, sans pour autant concéder l’égalité salariale. Partageant à présent les mêmes principes managériaux, les administrations comme les entreprises ont perçu le bénéfice qu’elles pouvaient tirer, pour accroître leur contrôle social, d’un nouveau conformisme aux dehors charitablement paternalistes ou plutôt maternalistes.

Les politiciens ne sont pas en reste : par exemple, le président chilien Sebastian Piñera s’est adressé publiquement à « todos, todas y todes » (todes étant un neutre néologique en espagnol) pour ne pas oublier les queer, trans et intersexes, alors que l’IVG n’est toujours pas légalisée ; de même en Argentine, où la communication du président péroniste Alberto Fernández n’oublie pas l’inclusivisme.

L’écrivaine argentine Claudia Piñeiro concluait cependant en mars 2019 son éloge du langage inclusif au 8e Congrès international de la langue espagnole : « Quoi de mieux que transformer la langue pour faire la révolution ? »12. Lui répondant par avance, Ludwig Hevesi avait raillé un poète italien anti-impérialiste contraint de célébrer un empereur allemand : « Ne pouvant chasser les Césars, il fit du moins sauter les césures »13.

À ce compte, par magie inclusive, les présidents argentin et chilien, l’un péroniste, l’autre milliardaire pinochétiste, seraient révolutionnaires.

La sombre prophétie de Malraux selon laquelle ce siècle serait mystique risque de s’avérer sur le mode dégradé de la superstition. Comme l’époque est aux panacées de savants providentiels, aux remèdes salvateurs snobés par les élites, qui sait si l’écriture inclusive n’est pas une de ces thériaques ?

Sa première indication est celle d’une rectification de la pensée : dans un plaidoyer, un promoteur de l’écriture inclusive souligne qu’en user « c’est s’astreindre à penser la mixité, la diversité ». Cette astreinte de la pensée permettrait paradoxalement l’émancipation, ce qui évoque le schème quelque peu ascétique d’un exercice spirituel14.

En outre, la formule inclusive est évocatoire, puisqu’elle inclurait les femmes dans le langage. Ainsi, elle fonctionne tout à la fois comme un signal dénotatif (le –e désignerait la femme), mais aussi comme un symbole magique, puisque la formule en vient à inclure ce qu’elle désigne. Le texte inclusif devient un petit monde de substitution qui révolutionne le monde injuste.

Toutefois, les femmes ne sont pas incluses pour autant, car parler de quelque chose ou de quelqu’un n’est pas l’inclure, de même que le taire n’est pas l’exclure. Nous retrouvons ici un vieil usage superstitieux du langage, le mantra évocatoire. Il s’inverse cependant dans un autre usage, celui du tabou linguistique, puisque à mesure que des formules sont prescrites, d’autres sont interdites. Par exemple une étudiante argentine déclare : « Quand je dis “todos” au lieu de “todes”, j’ai l’impression de mal faire car avec “todos”, je n’inclus pas tout le monde, alors je me corrige tout de suite » (Montoya, loc. cit.). Une fois la culpabilité reconnue par la croyante, la correction, par un barbarisme ou néologisme neutre, entraîne la suppression de la forme plurielle, jugée peccante.

Ignace de Loyola ne manque pas de rappeler que les évocations malignes doivent être chassées. Il aura été entendu, et, prudente, l’Association nord-américaine des joueurs de Scrabble (Naspa) entend bannir 225 mots ayant trait au genre, à l’origine ethnique ou à l’orientation sexuelle de la liste des termes utilisés en compétition. L’exaltation de certains mots se double ainsi de la condamnation de bien d’autres.

Revenons à présent du genre grammatical au sexe qu’il est supposé représenter, pour préciser quelle image symbolique de la société dessine l’écriture inclusive.

(i) La prohibition d’usages communs du masculin est liée, souvent explicitement, à la dénonciation du patriarcat — du moins le patriarcat « blanc », apparemment le seul à vouloir tout dominer. Une guerre semble se perpétuer, du Scum manifesto de 196715 aux manifestations de juillet 2020 avec le slogan : «  un violeur à l’Intérieur, sortons les sécateurs ». L’émasculation serait une victoire finale.

(ii) On prohibe de fait l’hétérosexualité, dans la mesure où l’on ne peut désigner par une expression inclusive un couple composé d’un homme et d’une femme. Dans une logique identitaire, il reste impossible de concevoir que deux personnes de sexes différents puissent être complémentaires : d’où l’opprobre jetée sur l’hétérosexualité, création patriarcale. Quand cette logique s’applique à la langue, elle exclut alors les formes qui pourraient désigner syncrétiquement les deux genres et évoqueraient ainsi des copulations exécrables.

(iii) On crée une indistinction de genre, et, croit-on, de sexe par des formes neutres ou syncrétiques. Ce programme peut être rattaché à celui de la déconstruction, qui après l’inversion des valeurs, promeut l’indistinction catégorielle16.

Opérant une ségrégation imaginaire des sexes, mais bien réelle des scripteurs et des lecteurs, l’écriture inclusive reste omniprésente dans la cancel culture, et il n’est plus de tribune dénonciatrice qui ne se pare de ses marques. Les cibles sont des variables, mais le discours varie moins encore que les incriminations : elles agrègent race, sexe, genre, religion et domination de manière à constituer des camps affrontés.

Bien que cela dépasse le propos de cette note, rappelons enfin que des distinctions fondatrices pour la linguistique semblent souverainement ignorées par les réformateurs : entre le signe linguistique et le signal ; entre la langue et l’écriture17 ; entre le morphème et la chaîne de caractères ; entre une langue et un code ; entre sens et référence ; enfin entre description et imposition de normes. Les théoriciens de l’écriture inclusive à la française sont d’ailleurs des spécialistes de littérature et de stylistique : autrices ou auteurs de thèses sur Marguerite de Navarre, Balzac, Sarraute, etc., ils développent une vision évocatrice du langage, sans s’arrêter outre mesure à son fonctionnement effectif.

À mesure que l’entreprise scientifique se voit récusée, le mythe peut s’édifier.

Quelques difficultés

L’écriture inclusive suscite des difficultés pour les non-militants : les enfants en apprentissage, puisqu’elle rompt avec les règles de prononciation et de ponctuation qu’ils sont en train d’acquérir — et les associations de parents d’élèves y sont donc unanimement opposées ; les étrangers qui se heurtent à des usages mystérieux ; les lecteurs qui ont des difficultés de déchiffrement, pourcentage non négligeable ; les dyslexiques et les dyspraxiques ; enfin les simples lecteurs. L’Association pour la prise en compte du handicap dans les politiques publiques (Aphpp) a d’ailleurs saisi l’Association des maires de France ainsi que la nouvelle Défenseure des droits, Claire Hédon. Les études disponibles relèvent en effet des difficultés de lecture et d’écriture.

Paradoxalement, l’écriture dite inclusive exclut donc la majorité. En outre, les différents groupes prescripteurs ont des usages incohérents entre eux, et les normes dites inclusives ne sont presque jamais observées de façon régulière : une association de parents d’élèves a ainsi détaillé comment un texte de l’Inspection académique de Lyon ne parvenait pas à respecter de manière continue les principes de l’écriture inclusive qu’il prônait pourtant. Quand même les partisans de l’écriture inclusive hésitent et varient, à plus forte raison ce mode d’écriture insécurise les rédactrices et rédacteurs à qui leurs tutelles l’imposent18.

L’écriture inclusive se réduit donc à des signes de reconnaissance pour des communautés militantes, qu’elles soient politiques, sexuelles ou religieuses — dans le cas des féministes islamiques19. Elle apparaît alors comme fédératrice, sinon « intersectionnelle » : par exemple, dans son communiqué de presse du 23 mars 2019, l’Unef-Sorbonne Université s’indignait20 que « des acteur.ice.s blanc.he.s » puissent porter des masques ou maquillages sombres dans la mise en scène d’une pièce d’Eschyle, Les Suppliantes. Ce syndicat se félicita ensuite que des voies de fait aient empêché physiquement la tenue du spectacle : cette atteinte aux libertés universitaires et à la liberté de création, coup de semonce d’une cancel culture en France, fut saluée par divers manifestes en écriture inclusive, dont celui des 343 Racisé.e.s.

Des « communautés » sont certes libres d’exprimer ce genre de prétentions, mais non de faire pression pour les imposer ; toutefois, elles ont pour ce faire trouvé des relais dans différentes organisations. Leurs usages et leurs éléments de langage sont repris par divers organismes et administrations. Des personnalités importantes donnent l’exemple. Préfaçant avec enthousiasme un collectif décolonial intitulé Sexualités, identités et corps colonisés (éditions du CNRS, 2019), Antoine Petit, président du CNRS, déclare que « la race est devenue la nouvelle grille de lecture du monde sur laquelle s’intègre la grille de genre ». Ce genre se donne à voir quand il évoque « les relations entre anciens colonisateurs.trices et ex-colonisé.e.s » (p. 13). Donnant un dernier gage, il évoque aussi les chercheur.e.s, inventant au passage le mot chercheure au détriment de chercheuse, jusqu’alors attesté — preuve supplémentaire que l’écriture inclusive multiplie les barbarismes.

Soutenu par des organismes officiels, une sorte de séparatisme militant se fait jour. Écrit par Laélia Véron et Maria Candea, un manuel promu par la Direction générale à la langue française et aux langues de France, la DGLFLF, s’intitule ainsi Le français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique. L’ouvrage promeut une conception politique de la langue, notamment celle qui préside à l’écriture inclusive, comme au chapitre 5 « Masculinisation et féminisation du français. La langue comme champ de bataille » et au chapitre 6 « Langue française et colonialisme. La langue comme étendard ? ».
Champ de bataille, étendard, une conception polémique s’affirme. La DGLFLF finance en outre un podcast édifiant animé par les mêmes auteures : Parler comme jamais21.

Le français toutefois n’appartient à personne mais à tous ceux qui en usent et aucun groupe ne peut prétendre en disposer à sa guise. Le principe selon lequel chaque « identité » doit s’inscrire dans la langue est évidemment un facteur de division.

Pourquoi politiser la langue ?

Dans la recherche comme dans l’enseignement, chacun reçoit régulièrement des messages administratifs en écriture inclusive. Des revues, des colloques intègrent l’écriture inclusive dans leur feuille de style. Des appels d’offres, des profils de poste sont rédigés ainsi, contraignant de fait ceux qui répondent à faire de même, si bien que des ruptures d’égalité se font jour au profit des partisans de l’écriture inclusive. Bref, même enrobée de bons sentiments, la doctrine inclusive n’est ni cool, ni progressiste, ni émancipatrice, car elle crée et entretient des confusions sur la langue comme sur la société.

En 1539, l’ordonnance de Villers-Cotterêts, encore vilipendée par Éliane Viennot, consacrait le français comme langue officielle ; et la République, garante de l’unité nationale, a maintenu ce principe, comme en témoigne l’article 2 de la Constitution. L’emploi d’une langue commune et l’accord sur ses usages sont des facteurs importants d’unité — et les querelles artificielles restent un facteur de division.

Derrière le prétexte charitable de rendre les femmes « visibles », il s’agit bien à présent, comme l’affirme par ailleurs Norman Ajari, philosophe et idéologue décolonial, de « Casser la République en deux »22. L’écriture inclusive devient un moyen de contribuer à ce programme mobilisateur.

Élaborée et diffusée par des groupes militants LGBT, puis reprise par divers organismes, l’écriture inclusive, même s’il est trop tôt pour en parler au passé, aura été un des ces multiples « sujets de société » qui font l’ordinaire des médias et des réseaux sociaux. Mais elle aura détourné l’attention des problèmes fondamentaux, qu’il s’agisse des droits à l’éducation et au travail, des inégalités salariales et même du contrôle des naissances — au motif qu’il ne concerne pas les LGBT23.

L’écriture inclusive devient de plus en plus politisée. Le premier acte majeur du nouveau maire écologiste (EELV) de Lyon aura été de faire adopter par sa majorité l’usage de l’écriture inclusive. Un député de l’opposition, membre du Rassemblement national, Sébastien Chenu, a déposé le 28 juillet une proposition de loi « visant à interdire l’usage de l’écriture inclusive par toute personne morale ou privée bénéficiant d’une subvention publique ». Ce dépôt donne par contraste une caution « de gauche » aux partisans de l’écriture inclusive et permet au Rassemblement national de se poser en principal défenseur des principes de l’unité républicaine. Peu importe que ce projet vienne ou non en débat, l’effet d’aubaine est là : une division peut s’installer au plan politique entre une écriture « blanche » et une écriture « intersectionnelle », pour participer d’un affrontement spéculaire des extrêmes au détriment de la plupart des citoyens.

Le Premier ministre a récemment annoncé la préparation d’une loi contre les séparatismes. On ignore si elle tiendra compte du séparatisme linguistique, mais déjà règne une sorte d’anarchie bureaucratique qui voit s’opposer en faveur de l’écriture inclusive la charte Fioraso-Vallaud Belkacem de 2013, le rapport 2015 du Haut Conseil pour l’Égalité, des pratiques de la DGLFLF et, d’autre part, contre son usage, l’Académie française et les services du Premier ministre. Peu importe ici l’activité législative, les usagers de la langue française attendent de toutes façons une clarification. Une position publique unifiée donnerait un signal utile pour appuyer tous ceux qui dans la société civile refusent par souci d’unité de se voir imposer des normes inutiles et discriminatoires.

Si l’action publique devait être éclairée sur un tel sujet, il ne serait pas discourtois d’enquêter auprès des linguistes, des pychologues du développement, des orthophonistes notamment ; mais, à considérer leur communication, les décideurs du CNRS et des agences de moyens semblent acquis à l’écriture inclusive et l’on peut douter qu’ils financent des projets de recherche qui risqueraient de refroidir l’enthousiasme.

Épilogue

Qu’un parti politique ait pris pour nom Génération.s et pour sigle G·s mérite enfin l’attention. S’agit-il d’inclure plusieurs générations ou de faire de ce point intermédiaire un signe de ralliement des multiples mouvements qui affichent leur inclusivité ? Quelle conception de la politique se profile ainsi ? Une approche véritablement politique, au sens démocratique du terme, du langage conduirait à le dépolitiser, en évitant de faire d’un jargon un « étendard » sur un « champ de bataille ». Après tout, le langage, du moins en démocratie, sert aussi à parler avec ses ennemis, alors que les régimes extrémistes n’en usent que pour les stigmatiser inlassablement — et pour imposer leurs usages aux citoyens qui n’en peuvent mais. Au demeurant, le fait que le langage inclusif puisse se voir adopté par des firmes dangereuses, des politiciens d’extrême droite et des islamistes montre que ses attendus populistes ne sont pas incompatibles avec des politiques répressives.

Quoi qu’il en soit, deux constats laissent perplexe.

  • Aucun organisme inclusiviste, officiel ou non, n’emploie l’écriture inclusive de façon cohérente et continue. Par exemple, le parti Génération.s orthographie son propre nom de trois façons différentes sur son site officiel. Ses fondateurs disent son nom tantôt en détachant les syllabes [ʒe.ne.ʁa.sjɔ̃], tantôt en énonçant, comme en dictée, Génération point S.
  • Aucun des manifestes et manuels déjà nombreux que nous avons étudiés ne suit ses propres recommandations : soit elles ne sont pas véritablement applicables, soit elles ne servent qu’à formuler des signes de ralliement. Par les méthodes de la linguistique de corpus, on pourrait en outre montrer que les formes inclusives (mis à part les exemples) se concentrent au début des textes, tout particulièrement dans le premier décile, ce qui suggère une fonction d’affichage.

Bizarrement, alors qu’ils prônent une hypercorrection inclusive, les pratiquants ne dédaignent pas les solécismes et ne s’inquiètent pas des barbarismes que l’écriture inclusive leur permet de produire, comme, nous l’avons vu, chercheure sous la plume du président du CNRS. Par exemple, le Haut Conseil à l’Égalité écrit : « Constatant l’inapplication de la première circulaire de 1986, le Premier ministre a réitérée [sic] cette obligation dans une circulaire du 6 mars 1998 […] » (pour une analyse, voir supra Kintzler, note 3).

La récente pétition demandant « l’abrogation » de la proposition de loi déposée par le Rassemblement national contre l’écriture inclusive fut rédigée par une coach en écriture inclusive, qui répète : « Il est important de répéter et répéter les choses et les mots justes afin de s’en imprégner, de connaître leur sens, leur histoire et de les comprendre. S’en imprégner pour que l’inconscient ne croit [sic] plus en cette règle qui affirme que le masculin l’emporte sur le féminin »24.

Inutile de chagriner encore le lecteur par un étalage de bévues qui pourraient n’être qu’un indice de dérégulation parmi tant d’autres : récurrentes, elles ne sont pas de simples coquilles ou négligences, mais elles deviennent significatives, puisque ici les prescriptions militantes et le mépris des conventions communément admises se complètent. Si les inclusivistes ne peuvent ou ne veulent appliquer leurs propres normes, pourquoi appliqueraient-ils les autres ? Ils semblent vouloir aussi en édicter pour s’affranchir des autres.

Dans tous les courants identitaires, les normes externes paraissent insupportables : c’est le pouvoir qui est en jeu, comme le souligne justement Raphaël Haddad, auteur d’un manuel inclusif. En effet, la vocation du français inclusif semble bien être de remplacer le français standard, et comme l’écrit Alphératz, auteure d’un autre manuel : « Si les manuels et les grammaires deviennent inclusives, la distorsion de la régularité risque d’affecter non plus les discours, mais aussi la langue, où la régularité (le français standard) pourrait devenir distorsion, et la distorsion (le français inclusif) régularité » ( loc. cit., p. 67)25.

Si la dictature des identités individuelles et collectives pousse chacune à édicter ses propres normes et à s’affranchir des autres, l’incorrection et l’hypercorrection peuvent aller de pair et relever d’un même projet « révolutionnaire » conduit dans une irresponsabilité communicative. Un principe de bon plaisir militant met alors en jeu le principe de réalité : dans toute tradition culturelle, il est crucial de pouvoir établir, au sens philologique du terme, les documents à interpréter de façon à les objectiver de manière critique, et à les instituer ainsi en biens communs qui puissent être transmis. C’est précisément ce que refuse l’idéologie déconstructionniste, qui prône en la matière une incurie stratégique, en invoquant au besoin l’ouverture infinie des interprétations.

Avec la correction de la langue, qu’il s’agisse de l’orthographe, mais aussi du lexique et de la syntaxe, c’est non seulement la tradition culturelle qui est en jeu, mais aussi la culture comme mouvement international de création des œuvres artistiques ou théoriques. Or, traditionnellement, dans le courant de la déconstruction dont se recommandent les principaux théoriciens de l’inclusivisme, la culture est suspecte à divers titres et se voit accusée tantôt d’être juive, et/ou coloniale donc blanche, et/ou masculiniste. Voici par quels biais principaux.

(i) Heidegger fit d’abord cette déclaration identitaire dans son discours du rectorat : « Le monde spirituel d’un peuple n’est pas la superstructure d’une culture, non plus que l’arsenal des connaissances et des valeurs utiles, mais la puissance de la plus profonde préservation de ses forces issues de la terre et du sang »26. Le monde spirituel s’oppose à la culture, car elle ne définit aucune identité, à la différence de la terre et du sang, selon l’idéologie Blut und Boden. La culture reste en quelque sorte déracinée, autant dire qu’elle est un instrument des Juifs : « S’approprier la ’’culture’’ comme instrument de pouvoir, s’en prévaloir et se donner pour supérieur, c’est fondamentalement un comportement juif » 27.

(ii) S’appuyant sur Heidegger, Derrida élabora le programme de déconstruction qui euphémise mais radicalise la destruction (Destruktion ou Abbau) que prônait le maître. Derrida a en effet transposé et étendu la récusation heideggérienne de la culture, en postulant sa « colonialité essentielle » 28, ce qui vise évidemment la colonisation occidentale. Dès lors, il pose que l’« inculture radicale » devient une « chance paradoxale »29 . Il inverse ainsi le préjugé colonialiste qui faisait des peuples conquis des peuples sans culture.

(iii) L’oppression coloniale et l’oppression machiste vont de pair, comme l’a établi la théorie de l’intersectionnalité. Déjà Valerie Solanas assurait que la culture « permet aux hommes de se glorifier de leur faculté d’apprécier « ’’les belles choses’’, de voir un bijou à la place d’une crotte » (op.cit., p. 19). Elle en concluait : « La vénération pour ’’l’Art’’ et la ’’Culture’’ distrait les femmes d’activités plus importantes et plus satisfaisantes, les empêche de développer activement leurs dons, et parasite notre sensibilité de pompeuses dissertations sur la beauté profonde de telle ou telle crotte » (op. cit., p. 20). Le livre de Solanas est toujours présenté comme un « must-read absolu »30 (Les Inrocks, 2019) et Avital Ronell, philosophe post-féministe heideggérienne, dans sa longue introduction à une réédition récente (Verso Books, 2016), convoque à son propos Derrida et Butler – sans parler de Médée et d’Antigone.

Ainsi, dans les programmes identitaires que développent la déconstruction et les Cultural Studies qui en sont issues, l’incurie prend la valeur programmatique d’un combat contre la culture. Cet arrière-plan n’est pas toujours perceptible pour les partisans de l’écriture inclusive, mais elle ne prend tout son sens, si l’on peut dire, que dans cette guerre sans fin.

N.B. — J’ai plaisir à remercier ici Yana Grinshpun.

Notes

1 – À moins de postuler un sexisme systémique, on peut d’autant moins incriminer la langue française pour en proposer une réforme idéologique qu’il n’y a pas de lien de détermination entre des catégories grammaticales et les représentations du monde ; et même si un Français rêveur peut toujours broder sur la féminité gracieuse de la Lune et la virilité sévère du temps, un Allemand exalté pourra toujours faire l’inverse à partir de der Mond et die Zeit.

2 – Une remarque analogue pourrait être formulée pour le pluriel. Dans Julie et Vincent sont arrivés, l’accord paraît porter atteinte à l’individualité en faisant primer le groupe sur l’individu. Ne faudrait-il pas alors écrire, par accord de proximité : Julie et Vincent sont arrivé ?

3[NdE] Menagiana ou Les bons mots et remarques critiques, historiques, morales & d’érudition de monsieur Menage tome 1, éd. de 1729, Paris, Vve Delaulne, p. 87. Voir à ce sujet la lettre de Voltaire à Mme du Deffand du 30 mars 1775, extrait publié par Mezetulle à la fin de cet article : https://www.mezetulle.fr/feminisation-masculinisation-et-egalitee/ .

4 – Employant le langage de l’indignation, elle fait appel à la désobéissance civile. En ligne : https://www.change.org/p/nous-ne-voulons-plus-que-le-masculin-l-emporte-sur-le-f%C3%A9minin.

5Non, le masculin ne l’emporte pas sur le féminin, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2014 et 2017, nouvelle édition augmentée, p 18). Créditons ce petit mythe d’origine d’un humour délicat. Le Manuel du Haut Conseil recommande l’ouvrage de Mme Viennot, qui a d’ailleurs participé à son élaboration.

6 – Cette ponctuation multiplie les barbarismes : par exemple tou n’est pas un mot de la langue.

7 – « La colère de Samson », v.3. Voici le contexte : « La Femme aura Gomorrhe et l’Homme aura Sodome ; / Et se jetant, de loin, un regard irrité, / Les deux sexes mourront chacun de son côté. » (Les Destinées, Paris, Lévy, 1864, p. 87).

8 – Voir « L’écriture « inclusive » séparatrice. Faites le test « Bisous à tous deux » : https://www.mezetulle.fr/lecriture-inclusive-separatrice-faites-le-test-bisous-a-tous-deux/

9 – Dans sa Grammaire du français inclusif, Alpheratz forge ainsi ces formes de neutre singulier : amiralx, digitalx, principalx, certan, écrivan, human, députæ, harcelæ, spécialisæ, bial ou béal (neutre de beau), homosexuæl (Paris, Vent Solars, 2018, Préface de Philippe Monneret).

10 – Exemple : « nous sommes aussi salariéEs, chômeuSEs et précaires, socialement femmes et hommes, noirEs, blancHEs, immigréEs… mais aucunE d’entre nous n’est homme blanc catholique hétérosexuel riche et en bonne santé » (Pascale Berthault, « Des féminismes face aux discriminations », in Annie Bureau, Françoise Collin, Corinne Deloy et al. Féminismes II Des femmes et du politique, Les nouvelles formes de mobilisation, Paris, Éditions de la BPI, 2005, p. 44-47 ; ici p. 44). L’intertexte moliéresque se trouve dans Le Bourgeois gentilhomme, III, 12.

11Why We’re Capitalizing Black, 5 juillet 2020. Cette décision fut ensuite rapportée.

12 – Angeline Montoya, « Quand je dis “todos”, je me corrige tout de suite » : le langage inclusif prend racine en Argentine », Le Monde, 10 octobre 2019.

13Almanaccando. Bilder aus Italien, Stuttgart, Bonz, 1888, p. 87.

14 – Dans les Exercices spirituels d’Ignace de Loyola, le lecteur consultera avec profit dans le chapitre « De l’examen général de conscience », la section « De la parole », §39.

15 – SCUM est l’acronyme de Society for Cutting Up Men, société pour émasculer les hommes. L’auteur de ce manifeste, Valerie Solanas, propose de « supprimer le sexe masculin » (p. 5) par des mesures eugéniques. Joignant le geste à la parole, elle tenta d’assassiner Andy Warhol, pourtant gay. Et Christiane Rochefort commença ainsi sa préface à l’édition française : « Il y a un moment où il faut sortir les couteaux. » (Paris, Zanzara athée, 2005, p. 3).

16 – Voir, au besoin, celle de l’auteur, « Écriture inclusive et exclusion de la culture », Cités, 2020/2, N° 82, pp. 137-148.

17 – Voir en particulier Jean Szlamowicz Le sexe et la langue. Petite grammaire du genre en français, où l’on étudie écriture inclusive, féminisation et autres stratégies militantes de la bien-pensance, suivi de Xavier-Laurent Salvador : « Archéologie et étymologie du genre » (pp. 137-185), Paris, Intervalles, 2018.

18 – Pour le point médian au clavier : sur GNU/Linux : AltGr + × (du pavé numérique) ou AltGr + ⇧ Maj + , ou encore AltGr + ; sur Mac OS X : Alt + ⇧ maj + F ; sur Windows : Alt+0183  ou Alt + 00B7.

19 – Une tribune mémorable dénonçait naguère l’islamophobie : « Nous, homos, lesbiennes, gays, bi·es, trans, intersexes, queers, pédés, gouines, refusons l’instrumentalisation raciste, islamophobe et néolibérale de nos vies et de nos combats. » (Libération 15 juin 2018). Rappelons que le media internet d’Al Jazeera, AJ+, emploie l’écriture inclusive : sur sa page Facebook on peut lire : « média inclusif qui s’adresse aux générations connectées et ouvertes sur le monde. Éveillé.e.s. Impliqué.e.s. Créatif.ve.s ». AJ+ participe en apparence de l’enthousiasme LGBT, alors que le Qatar, idéologiquement contrôlé par les Frères musulmans, criminalise l’homosexualité, passible du fouet et/ou de la prison. Sur Al Jazeera en arabe, un éditorialiste a qualifié l’homosexualité de « signe de la décadence occidentale », à propos de la tuerie islamiste d’Orlando qui a fait 50 morts dans un club gay, ce qui la justifie au passage. En outre, le prédicateur vedette d’Al Jazeera, Al Qaradawi, justifie l’excision des fillettes. Le militantisme de cette chaîne s’accommode aussi çà et là de contenus négationnistes.

20 – Non sans de multiples erreurs d’orthographe : un exemple, par deux fois le mot pièce se voit accordé au masculin, alors que les inclusivistes dénoncent la « règle scélérate » qui privilégierait le masculin.

21 – « Parler comme jamais » est un podcast de Binge Audio animé par Laélia Véron, avec la collaboration scientifique de Maria Candea, enseignante-chercheuse à l’université de Paris 3 et en soutien avec [sic] la Délégation générale à la langue française et aux langues de France ». On trouve dans ces podcasts d’utiles recommandations normatives, comme : La « Reco de Maria » (Candea) : « évitez d’utiliser ’’pute’’, préférez ’’sous-merde’’ ». Binge audio produit aussi Kiffe ta race, animé par la militante décoloniale Rokhaya Diallo, à laquelle Laélia Véron se réfère volontiers (voir par exemple https://twitter.com/laelia_ve/status/1242788416644952066).

22 – « Je me félicite que la République soit cassée en deux. Ce n’est pas suffisant, il faut encore la jeter au fleuve, et la laisser couler comme la tête coupée de Colomb. […] L’ère de la non-violence est derrière nous […] La pensée décoloniale casse tout en deux : les statues, la société, la République. » (Norman Ajari, «La pensée décoloniale casse la République en deux», 13 juin 2020, par Rachida El Azzouzi, en ligne, consulté le 15 juin : https://www.mediapart.fr/journal/culture-idees/130620/norman-ajari-la-pensee-decoloniale-casse-la-republique-en-deux?). Ajari confond au passage la mort de Colomb et le mythe d’Orphée.

23 – Voir : « Nous mettons en cause les genres masculin et féminin, c’est-à-dire qu’on cherche à démolir le système de genre. Ce point de départ a des conséquences sur la façon d’aborder les choses. Par exemple, les droits à la contraception et à l’IVG ne sont pas dissociables de l’assignation du genre féminin à la maternité. La lutte pour ces droits doit se penser sans perdre de vue le cadre dans lequel il se situe : l’horizon est l’abolition de la féminité comme construction politique » (Pascale Berthault, op. cit., p. 47). Dans cette théologie politique, l’extinction de la féminité correspond ainsi à une damnatio de la femme, qui ne serait qu’une création de l’hétéropatriarcat. Cette damnatio rappelle l’ancestrale misogynie des sectes gnostiques qui ont voulu faire de la femme, frappée de fécondité, une création du Démon. Elle ne peut se racheter que par une conversion bienvenue : « Les lesbiennes ne sont pas des femmes », proclamait Monique Wittig, figure historique tutélaire du courant « néoféministe » (cf. La pensée straight, [1978], 2001). Le soutien inclusiviste à la cause féministe n’est donc pas sans ambiguïtés.

24https://www.change.org/p/assembl%C3%A9e-nationale-abrogation-de-la-proposition-de-loi-visant-%C3%A0-interdire-l-usage-de-l-%C3%A9criture-inclusive. La proposition de loi ne sera peut-être jamais mise en discussion, mais peu importe : signée depuis sa mise en ligne par un millier de personnes chaque jour, la pétition commence par un tweet accusateur en style quasi-présidentiel : #MâleFait #TrèsMâleFait même !!!

25 – « Français inclusif : du discours à la langue ? », Le Discours et la langue, vol. XI, no 1, 2019, p. 53-74 ; ici p. 67. L’auteure ajoute : « Fondé [sic] sur un sentiment de la langue et une éthique, l’inclusivité linguistique de genre se constate internationalement » (p. 72). Cette masculinisation est doublement surprenante.

26Gesamtausgabe, Francfort sur le Main, Klostermann, 2000, t. 16, p. 112.

27 – « Die “Kultur” als Machtmittel sich anzueignen und damit sich behaupten und eine Übergelenheit vorgeben, ist im Grunde ein jüdisches Gebahren » (GA 95, p. 326).

28Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 69.

29 – Jacques Derrida, Le Monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996, p. 88. Les Juifs ne sont évidemment pas nommés, mais les suprématistes blancs américains les accusaient d’être responsables de la traite, thèse reprise par les Black Muslims et à présent diffusée dans l’idéologie décoloniale.

30Matthieu Foucher, « 15 textes cultes pour comprendre les luttes LGBTQ+ », Les Inrocks, 28 juin 2019, en ligne.