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Musique : haro sur les cours individuels… et sur le piano !

*****1 et Dania Tchalik

Une nouvelle perle du progressisme culturel a été dénichée par ***** et Dania Tchalik. La chasse à « l’élitisme » est ouverte dans les écoles de musique et les conservatoires territoriaux : elle révèle, une fois de plus, l’alliance entre l’idéologie pédagogiste et la logique gestionnaire.

La Gazette des communes a récemment publié quelques réflexions originales de M. Jean-Paul Alimi2 (vice-président d’une « Fédération de l’enseignement musical » et directeur des études du Conservatoire national à rayonnement régional de Nice), inspirées par notre « univers économique morose ».

Sensible aux états d’âme des maires, qui « se pose[nt] des questions sur la réelle utilité de ce pan d’activité d’enseignement artistique spécialisé lié à [leur] politique culturelle3 », et néanmoins hautement désireux de préserver cet enseignement4, il n’hésite pas à s’exprimer de manière décomplexée et sans tabou : oui, il faut multiplier le nombre d’élèves à effectif professoral constant, oser envisager d’en finir avec les « cours particuliers » et, tout simplement… les cours de piano !

Ses propos démontrent, si besoin est, que la servilité de certains acteurs de la profession à l’égard des décideurs ne connaît aucune limite. Dire des énormités sans sourciller pour susciter les cris d’orfraie de ceux qui feront ensuite passer des réformes plus modérées mais tout aussi destructrices pour l’enseignement artistique spécialisé, c’est désormais la technique bien connue du « deux (ou plutôt dix) pas en avant, un pas en arrière ».

Nous admirerons ici, une fois de plus, l’innovante et subtile synergie des discours pédagogiste et gestionnaire, qui nous livre une affriolante vision d’Eden du futur « enseignement » : la meilleure réponse à la demande artistique et culturelle, à savoir l’enseignement collectiviste, est également source d’économies ! C’est le désormais connu « faire mieux avec moins » qui, à défaut d’enthousiasmer, pourrait bien s’imposer à nous de façon plus… coercitive5.

N’en déplaise aux tenants inconditionnels des logiques électoralistes et comptables, remplacer les cours individuels d’instrument par ceux groupant cinq ou dix élèves serait, d’un point de vue musical, une catastrophe : le temps pédagogique par élève ne peut être diminué, car… il est déjà notoirement insuffisant ! Qui est soucieux d’assurer un enseignement sérieux ne peut que réclamer son augmentation. Certains pays pourtant moins riches que la France, comme en ex-Europe de l’Est, proposent deux cours d’instrument principal (individuels, cela va sans dire) par semaine6 dans leurs écoles de musique… d’État. Mais, étrangement, ce modèle-là n’est pas mis en avant par les encenseurs habituels des « bonnes pratiques » venant d’ailleurs.

Prendre pour cible le piano est, de même, assez peu original, même si M. Alimi fait ici preuve de propositions éminemment ambitieuses : il s’agirait, ni plus ni moins, de supprimer l’enseignement de cet instrument « individuel et peu tourné vers les pratiques collectives ». Il aurait également pu arguer, pour être tout à fait complet, de son image élitiste et bourgeoise d’instrument de salon ; ou encore rappeler doctement qu’il est choisi par les parents, et non les élèves, avant tout pour son caractère distinctif.

L’intéressé sait pourtant que ce n’est pas uniquement par snobisme que les cours de piano sont tant demandés. La pratique de cet instrument, dont on connaît par ailleurs la richesse du répertoire de musique de chambre, permet aussi d’appréhender, seul (!), une œuvre musicale (pianistique ou autre) dans son ensemble. Elle développe l’écoute harmonique et polyphonique, et donne accès à un répertoire de la plus haute valeur artistique. Ainsi, pour prendre à nouveau l’exemple de ce qui se fait ailleurs en Europe, il faut non seulement maintenir son enseignement principal, mais également généraliser sa pratique complémentaire à celle d’un instrument monodique7.

Voilà ce qui irait dans l’intérêt des futurs musiciens, amateurs et professionnels. La question est de savoir si notre pays y attache encore la moindre importance.

Notes

1 – NdE. Ce co-auteur a souhaité exercer son droit de retrait par lettre adressée à l’éditeur le 3 juillet 2018.

3 – C’est nous qui soulignons. Le possessif employé présente comme acquise et allant de soi la toute-puissance des maires en la matière, qui peut les amener à préférer des enseignants « généralistes » (traduire : des opportunistes incompétents) à ceux détenant des diplômes reconnus, et donc à œuvrer pour le démantèlement des statuts nationaux.

4 – Le peu d’originalité du reproche d’inutilité sociale et du chantage vis-à-vis des professeurs (« si vous voulez continuer à exister… ») se constate à la lecture de scientifiques de l’éducation comme J. Aguila (http://www.lalettredumusicien.fr/s/articles/4442_237_pour-sortir-de-la-crise-progressistes-et-conservateurs-doivent-sunir-1 ) ou de cadres territoriaux tels N. Stroesser (http://www.la-croix.com/Archives/2015-04-28/Conservatoires-la-crise-n-est-pas-que-financiere-!-Nicolas-Stroesser-directeur-d-etablissement-d-enseignement-artistique-2015-04-28-1307392 ). Pour une analyse de ce type de discours, voir les articles de D. Tchalik : http://lalettredumusicien.fr/s/articles/4754_250_quand-la-pedagogie-musicale-invite-au-pret-a-penser et http://www.lalettredumusicien.fr/s/articles/4785_251_conservateurs-et-progressistes-ne-sont-pas-ceux-que-lon-croit parus dans les numéros 473 et 474 de la Lettre du musicien, ainsi que son compte-rendu d’un document d’orientation particulièrement édifiant à l’usage des directeurs de conservatoire : http://www.mezetulle.fr/quand-les-conservatoires-se-bougent-le-bacon/.

5 – Cet aspect de l’articulation entre restrictions budgétaires et réformes pédagogiques est particulièrement apparent dans les propos (cités dans l’ouvrage ci-dessous) que M. Benoist Apparu, alors députe UMP, confiait au journal Le Monde le 30 mai 2009 : il se disait « convaincu que la suppression de postes [dans l’Éducation nationale] obligera[it] l’institution à s’interroger sur elle-même et à se réformer », et que « seule la baisse des moyens obligera[it] l’institution à bouger », « laissant transparaître la fonction proprement disciplinante de la baisse des effectifs des enseignants  et autres personnels de l’enseignement » (C. Laval, F. Vergne, P. Clément, G. Dreux, La nouvelle école capitaliste, Paris, La Découverte, 2012 [2011], p 43).

6 – … complétés par ceux de rythmique, de formation de l’oreille, ainsi que par les pratiques d’ensemble instrumental, de chœur ou d’orchestre. Les apprentissages collectifs ne sont donc pas négligés, loin de là.

7 – Symétriquement, les musiciens pratiquant le piano en tant que discipline principale devraient suivre, à partir d’un certain niveau, l’apprentissage d’un instrument monodique ou du chant, en discipline complémentaire.

© *****, Dania Tchalik et Mezetulle, 2016.

Jean-Jacques Rousseau et l’enfance

De l’enfant gâté au petit prince

En s’efforçant, dans un traité d’éducation fictive, de dégager une enfance essentielle, Rousseau travaille un aspect du programme philosophique qu’il poursuit inlassablement dans toute son œuvre. Son objet n’est pas tant d’exposer comment on devrait élever un enfant que de remonter, par des opérations d’extraction, à un point-origine qui révèle un élément premier, enfoui mais toujours actif, du principe humain : un état à la fois absolu et inachevé de la conscience qui se manifeste par l’absorbement en soi-même et où la jouissance de soi, pour être parfaite, règle sa liberté par la pure extériorité inerte des choses.

[Texte issu d’une conférence donnée le 13 mai 2016 à l’Université populaire du Musée du Quai Branly, dans le cadre du cycle « L’enfance ». Je remercie l’Université populaire et tout particulièrement Catherine Clément de m’avoir donné l’occasion de cette recherche.]

« Mais quand je me figure un enfant de dix à douze ans, sain, vigoureux, bien formé pour son âge, il ne me fait pas naître une idée qui ne soit agréable, soit pour le pré­sent, soit pour l’avenir: je le vois bouillant, vif, animé, sans souci rongeant, sans lon­gue et pénible prévoyance, tout entier à son être actuel, et jouissant d’une plénitude de vie qui semble vouloir s’étendre hors de lui. » (Emile, début du Livre II)

« Je n’ai pas toujours eu le bonheur de vivre seul » (Lettre à Christophe de Beaumont)

Obtenu par dissolution purgative de la pourriture sociale qui gâte inévitablement tout enfant réel, plongé dans un tube de Newton où il prend sa gravité, l’enfant essentiel et général, petit prince charmant et effrayant, nous fait signe au loin de notre généalogie. Nous ne l’avons jamais rencontré, mais nous aimons supposer qu’il est au fond de nous-mêmes et le ressouvenir inventé que nous en forgeons le situe comme objet perdu – c’est sous un regard rétrospectif pourvoyeur de fictions poétiques qu’il nous instruit de quelques vérités.

Il s’agit, en un immense point d’orgue, de l’étudier en retardant le plus possible sa sortie de l’insularité philosophique où Rousseau l’isole pour mieux scruter l’oxymore d’un état moral antérieur à toute moralité. Cette fiction de laboratoire, souvent traversée d’apories, n’a que peu de chose à voir avec l’idée que les pédagogies dites « actives » de l’éveil se font aujourd’hui de l’enfant. Elle est aux yeux de Rousseau un opérateur d’éclairage philosophique sur la nature humaine, sur ce qui l’anime et qu’on ne cesse de trahir.

 

1 – L’enfance, une idée philosophique

« On ne connaît point l’enfance » : ainsi commence la préface de l’Emile. Rousseau, de son propre aveu, aurait « inventé » sinon l’enfance1 du moins l’intérêt pour la spécificité de l’enfance comme préalable et comme moteur de la démarche éducative. Cela ne correspond pas vraiment à ce qu’expose Rousseau, par la suite, dans Emile.

1° On n’a pas attendu Rousseau pour penser l’enfance et l’enfant comme des spécificités. Dès la Renaissance et durant le XVIIe siècle la réflexion didactique et pédagogique, dont le traité le plus marquant est la Grande didactique de Coménius (1657), proposent une connaissance de l’enfant et réfléchissent à des méthodes d’éducation réglées sur cette connaissance2.

2° La thèse de la spécificité de l’état d’enfance est ordinairement prise dans un projet éducatif consistant à conduire l’enfant hors de l’état d’enfance. L’idée d’un inachèvement de l’enfant est présente, sous des formes diverses3.

Or, même si la sortie de l’enfance est dans son champ de vision (Livre IV d’Emile), Rousseau avance une l’idée de l’enfance comme un moment achevé. Emile décrit un examen de reconversion, un retournement du projet éducatif vers sa propre origine. Pour sortir sans dommage de l’enfance, il faut d’abord y entrer vraiment. Et ce qu’on connaît de l’enfance, c’est ce qui la recouvre, l’aliène et la pervertit, et donc « on ne connaît point l’enfance » dans son essence.

Rousseau met en place un oxymore : « l’enfant fait » – et c’est sur une célébration de la « maturité de l’enfance » que se clôt le Livre II:

« Il est parvenu à la maturité de l’enfance, il a vécu de la vie d’un enfant, il n’a point acheté sa perfection aux dépens de son bonheur ; au contraire, ils ont concouru l’un à l’autre. En acquérant toute la raison de son âge, il a été heureux et libre autant que sa constitution lui permettait de l’être. Si la fatale faux vient moissonner en lui la fleur de nos espérances, nous n’aurons point à pleurer à la fois sa vie et sa mort, nous n’aigri­rons point nos douleurs du souvenir de celles que nous lui aurons causées ; nous nous dirons : Au moins il a joui de son enfance ; nous ne lui avons rien fait perdre de ce que la nature lui avait donné. »

Cette positivité de l’enfance n’est pas un fait, c’est un objet philosophique inobservable dans l’expérience courante. Il s’agit alors d’écarter les obstacles qui nous empêchent de voir cette enfance essentielle. Nous en soupçonnons l’existence, tapie au fond de nous. En réalité, Rousseau n’a jamais cessé d’effectuer cette quête dans toute son œuvre par une recherche passionnée de l’origine. Le propos des Livres II et III n’est pas tourné vers ce qui manque encore à l’enfant, mais vers ce que nous avons manqué en lui : il faut revenir au point de bifurcation où nous avons pris le mauvais chemin.

3° La thèse moderne de la spécificité de l’enfant récuse l’idée d’une miniaturisation de l’adulte : l’enfant n’est pas un adulte en plus petit. Mais ce faisant elle ne sépare pas pour autant l’enfant et l’adulte, elle ne fait pas de l’enfant un être à part : l’adulte s’y reconnaît, on peut même dire qu’il ne s’y reconnaît que trop. Pour les modernes qui précèdent Rousseau l’enfance est un miroir grossissant. C’est le cas de Locke pour qui l’enfant révèle à la fois la malignité et la grandeur de l’adulte : tyrannique, impérieux, importun pour lui-même et pour les autres, sensible à l’honneur et à la honte, envieux de tout ce qui se présente comme une force, intelligent et curieux.

En un sens, Rousseau adopte cette thèse, mais avec une différence considérable qui l’oppose à ses prédécesseurs. Oui cet enfant miroir grossissant existe : c’est l’enfant réel, observable dans les familles et dans l’ordre social. Or cet enfant réel est notre caricature, c’est un singe imprégné du discours ambiant, à la fois tyran et esclave, qui nous renvoie notre vanité et notre vérité. Ce qu’il montre est autre chose que lui-même. L’enfant gâté révèle la pourriture sociale dans laquelle il est plongé. À y bien réfléchir et si on mène l’idée jusqu’à sa racine, c’est la thèse du défaut originaire qui est en question ici, et il n’est guère étonnant que la partie la plus philosophique de la Lettre à Christophe de Beaumont, où Rousseau soutient son Emile, porte sur la question du péché originel.

Ce que montre l’enfant réel est donc un état avancé et non un état fondamental. Ce que fait Rousseau dans Emile, il le fait aussi dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité, dans l’Essai sur l’origine des langues : dégager le terrain, rendre son éclat à la statue de Glaucus recouverte par les dépôts pour révéler l’enfance dans son essence. Une fois décapée, la statue brille tellement qu’elle nous paraît étrange : un petit prince charmant, mais aussi un peu effrayant apparaît.

Comme le dit Jean Starobinski « Celui qui sait rentrer en soi-même peut voir resplendir à nouveau le visage du dieu submergé »4. C’est une remontée vers une forme d’intériorité. Il s’agit de sortir l’enfant d’un état corrompu et gâté où l’a placé son environnement dès sa naissance pour le reconduire à l’état originel d’enfance – état philosophique qui n’existe pas, qui n’a peut-être jamais existé, « mais dont il est pourtant nécessaire d’avoir des notions justes pour juger de notre état présent »5.

 

2 – Une expérience fictive

On peut considérer la démarche de l’Emile comme une réalisation partielle du programme philosophique que Rousseau présente sous forme de problème dans le Second discours :

« Quelles expériences seraient nécessaires pour parvenir à connaître l’homme naturel ; et quels sont les moyens de faire ces expériences au sein de la société ? »

Ce que Rousseau appelle « éducation négative » est une fiction expérimentale. C’est précisément parce que Emile est le fruit de ce protocole fictif qu’il est un enfant général, présent en chacun de nous, résultat d’une soustraction.

Il faut donc se donner « un élève imaginaire » qui, loin de discréditer la démarche, ne la rend que plus significative. Cela vaut aussi pour le gouverneur, dont les propriétés idéales ne peuvent se réunir que par hypothèse.

« J’ai donc pris le parti de me donner un élève imaginaire, de me supposer l’âge, la santé, les connaissances et tous les talents convenables pour travailler à son éducation, de la conduire depuis le moment de sa naissance jusqu’à celui où, devenu homme fait, il n’aura plus besoin d’autre guide que lui-même. Cette méthode me paraît utile pour empêcher un auteur qui se défie de lui de s’égarer dans des visions ; car, dès qu’il s’écarte de la pratique ordinaire, il n’a qu’à faire l’épreuve de la sienne sur son élève, il sentira bientôt, ou le lecteur sentira pour lui, s’il suit le progrès de l’enfance et la marche naturelle au cœur humain. »

Rousseau s’évertue à faire du gouverneur une figure impossible, comme est impossible la paternité à laquelle il est fait allusion en la personne même de Rousseau. Le gouverneur est à une distance à la fois nulle et infinie de l’enfant6.

On a donc affaire à un cheminement philosophique où s’égrènent des opérations de levée des obstacles. Le lecteur est ainsi invité à sa propre rééducation sous la forme d’une reconversion à l’enfance.

Considérons quelques-unes de ces opérations.

Une insularité paradoxale

Écarter la famille : un orphelinat protecteur

Il s’agit d’abord d’isoler l’enfant dès sa naissance. On le supposera orphelin. L’orphelinat est un statut philosophique. Emile est protégé des projections imaginaires que tout géniteur fait peser sur son rejeton. Il faut éviter d’introduire l’enfant, prématurément et pour le pire, dans le monde symbolique des désirs – ce précepte d’évitement relationnel, ce parti-pris de froideur, restera une constante pendant toute la durée de l’enfance.

On écartera la société en ce qu’elle a de contingent, de culturel au sens anthropologique du terme. Ce sont les préjugés – la culture anthropologique – qui sont visés, et non pas le moment civilisé industrieux, y compris dans son état le plus avancé. Rousseau s’en explique au Livre IV :

« Il est vrai que je n’ai pas renfermé mes expériences dans l’enceinte des murs d’une ville ni dans un seul ordre de gens ; mais, après avoir comparé tout autant de rangs et de peuples que j’en ai pu voir dans une vie passée à les observer, j’ai retranché comme artificiel ce qui était d’un peuple et non pas d’un autre, d’un état et non pas d’un autre, et n’ai regardé comme appartenant incontestablement à l’homme, que ce qui était commun à tous, à quelque âge, dans quelque rang, et dans quelque nation que ce fût. »

L’isolement expérimental dont il est question n’est donc pas un vide, mais plutôt un concentré d’éléments débarrassés de leurs impuretés contingentes : c’est à l’universalité de la civilisation que l’enfant est paradoxalement confiné.

Comme Christophe Martin l’a montré dans son livre Éducations négatives. Fictions d’expérimentation pédagogique au dix-huitième siècle7, Emile s’inscrit dans l’histoire de l’isolement pédagogique, celle des projets utopistes et souvent terrifiants d’éducation en vase clos à l’âge classique, y compris avec ses aspects inquiétants où le pédagogue, au prétexte de scruter un état pur, n’est pas exempt lui-même de perversion, de convoitise, de voyeurisme, de désir de manipulation et de possession par une surveillance de tous les instants. Mais l’Emile ne pratique pas une séquestration vouée à l’ignorance et à l’asservissement : le paysage de son insularité est de protection et non de clôture, il est peuplé de connaissances, de techniques, d’utilités, de maximes. L’île pédagogique ressemble au paysage préféré du promeneur solitaire (qui découvre, au détour d’un sentier, une manufacture de chaussettes!), au jardin de Julie : c’est un lieu abrité.

Écarter la société

Ce qui est porteur de corruption dans la société – mais qui pourra aussi fonder le lien politique – c’est le commerce. Il faut prendre le terme dans son ampleur : ce sont les relations entre les hommes, à la fois symptôme et origine des rapports de domination. C’est pourquoi dans des conditions ordinaires l’enfant devient très tôt à la fois un tyran et un esclave parce que sa première expérience sociale est celle du chantage affectif :

« En naissant, un enfant crie ; sa première enfance se passe à pleurer. Tantôt on l’agite, on le flatte pour l’apaiser ; tantôt on le menace, on le bat pour le faire taire. Ou nous faisons ce qu’il lui plaît, ou nous en exigeons ce qu’il nous plaît ; ou nous nous soumettons à ses fantaisies, ou nous le -soumettons aux nôtres : point de milieu, il faut qu’il donne des ordres ou qu’il en reçoive. Ainsi ses premières idées sont celles d’empire et de servitude. Avant de savoir parler il commande, avant de pouvoir agir il obéit ; et quelquefois on le châtie avant qu’il puisse connaître ses fautes, ou plutôt en commettre.
C’est ainsi qu’on verse de bonne heure dans son jeune cœur les passions qu’on impute ensuite à la nature, et qu’après avoir pris peine à le rendre méchant, on se plaint de le trouver tel. » Emile, Livre I

Mais il ne s’agit pas d’extirper les passions : il faut au contraire les reconduire à leur originarité en les empêchant de devenir des passions sociales. La passion primitive est l’amour de soi : parfaitement naturelle, elle n’a rien de nocif ; mais sous l’effet de la comparaison avec autrui, elle s’envenime, s’infléchit et devient amour-propre. Voilà la mutation passionnelle qu’il faut éviter dans le processus expérimental d’éducation : le moment de la jalouse comparaison. Rousseau a maintes fois abordé dans son œuvre cette « fermentation » par laquelle les passions deviennent sociales8.

« La conscience est donc nulle dans l’homme qui nʼa rien comparé, et qui nʼa point vu ses rapports. Dans cet état l’homme ne connaît que lui; il ne voit son bien-être opposé ni conforme à celui de personne; il ne hait ni n’aime rien; borné au seul instinct physique, il est nul, il est bête; c’est ce que j’ai fait voir dans mon Discours sur l’inégalité.
Quand, par un développement dont j’ai montré le progrès, les hommes commencent à jeter les yeux sur leurs semblables, ils commencent aussi à voir leurs rapports et les rapports des choses, à prendre des idées de convenance de justice et d’ordre; le beau moral commence à leur devenir sensible et la conscience agit. Alors ils ont des vertus; et s’ils ont aussi des vices, c’est parce que leurs intérêts se croisent et que leur ambition s’éveille, à mesure que leurs lumières s’étendent. Mais tant qu’il y a moins d’opposition d’intérêts que de concours de lumières, les hommes sont essentiellement bons. Voilà le second état.
Quand enfin tous les intérêts particuliers agités s’entrechoquent, quand l’amour de soi mis en fermentation devient amour-propre; que l’opinion, rendant l’univers entier nécessaire à chaque homme, les rend tous ennemis nés les uns des autres, et fait que nul ne trouve son bien que dans le mal d’autrui: alors la conscience, plus faible que les passions exaltées, est étouffée par elles, et ne reste plus dans la bouche des hommes qu’un mot fait pour se tromper mutuellement. Chacun feint alors de vouloir sacrifier ses intérêts à ceux du public, et tous mentent. Nul ne veut le bien public que quand il s’accorde avec le sien; aussi cet accord est-il l’objet du vrai politique qui cherche à rendre les peuples heureux et bons. Mais c’est ici que je commence à parler une langue étrangère, aussi peu connue des lecteurs que de vous. » (Lettre à Christophe de Beaumont)

Écarter les morts : « Je hais les livres »

Pour effectuer la remontée originaire, on écartera aussi la présence pesante des morts9, sous une forme que Rousseau présente comme une provocation. Pas de livres avant l’adolescence ! La violence de Rousseau n’a ici d’égale que son amour de la lecture, particulièrement dans son enfance où cet amour se présente comme une addiction. « La lecture est le fléau de l’enfance » (L. II). « Je hais les livres » (L. III). Comment prendre ces déclarations au sérieux, alors qu’on apprend subrepticement, par plusieurs indications, que Emile n’a rien d’un analphabète ? On peut s’en faire une idée en les rapprochant d’autres passages provocateurs à l’égard du raffinement culturel – la critique du théâtre dans la Lettre à d’Alembert, la critique de la musique française dans la Lettre sur la musique française (« Les Français n’ont point de musique »). La cible, à travers le moment développé, rationalisé, harmonisé, matérialisé, calculé, est toujours la même : c’est la question de l’extériorité qui est posée, celle de la séparation de soi avec soi-même. Comme le théâtre, comme l’opéra français, la lecture de fiction invite à une identification extérieure, à une vie par procuration10 qui fait obstacle à la saisie de la conscience par elle-même et qui installe le sujet dans une fausse liberté de confort : l’intérêt que nous prenons à une vie fictive, extérieure, est la mesure de notre indifférence à nous-mêmes.

Voilà pourquoi la lecture de fiction est évitée. On peut imaginer que Emile, privé d’histoires et de romans, ne lit que des textes scientifiques, techniques, didactiques, descriptifs… Un seul ouvrage de fiction lui est permis : Robinson Crusoë de Defoe, célébration de l’insularité, mais aussi de l’industrie humaine face à la nature car Robinson hérite d’une épave bien garnie.

Ainsi l’extériorité comme identification est pourchassée, et cela jusque dans l’intimité puisque même les habitudes, la routine, le confort du rythme social, sont éliminés. Rien qui puisse donner à l’enfant le sentiment d’un soutien extérieur sur lequel il peut se reposer. Emile est soumis à un rude régime de variations, de surprises pas toujours très bonnes, il est secoué, livré à la déception et sommé de la surmonter par l’effort. Protégé de l’exposition sociale, il est inversement surexposé à la nécessité naturelle.

Une temporalité étirée : différer

Ces opérations expérimentales s’entendent aussi dans la temporalité. L’enfance proprement dite est encadrée par des repères chronologiques : le « second terme de la vie » qui commence au Livre II, décrit comme un véritable commencement ; et à l’autre bout on trouve le « moment de crise » de l’adolescence, décrit comme « une seconde naissance ». Entre ces deux commencements s’étirent la totalité du livre II et du livre III et il faut y ajouter le début du Livre IV rempli de regards rétrospectifs. Un immense point d’orgue est démesurément placé sur l’enfance, qu’il s’agit de « laisser mûrir ».

Or ce retardement n’est pas un effet littéraire ou didactique : il fait partie des opérations expérimentales elles-mêmes, c’est un procédé nécessaire dans l’extraction de l’objet « enfance » ; Rousseau ne cesse de conseiller de prendre du temps, et même de perdre du temps.

« Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l’éducation  ? ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. » Livre II

Il est toujours trop tôt pour avancer et la hâte est un des chemins perdus par lesquels s’introduit la perversion. En fait Rousseau pense que l’homme ordinaire est un prématuré social.

Mais un autre motif guide cette lenteur voulue : étrangement, Rousseau retourne l’argument de la brièveté et de la fragilité de la vie.

« Aimez l’enfance ; favorisez ses jeux, ses plaisirs, son aimable instinct. Qui de vous n’a pas regretté quelquefois cet âge où le rire est toujours sur les lèvres, et où l’âme est toujours en paix ? Pourquoi voulez-vous ôter à ces petits innocents la jouissance d’un temps si court qui leur échappe, et d’un bien si précieux dont ils ne sauraient abuser ? Pourquoi voulez-vous remplir d’amertume et de douleurs ces premiers ans si rapides, qui ne reviendront pas plus pour eux qu’ils ne peuvent revenir pour vous ? Pères, savez-vous le moment où la mort attend vos enfants ? Ne vous préparez pas des regrets en leur ôtant le peu d’instants que la nature leur donne : aussitôt qu’ils peuvent sentir le plaisir d’être, faites qu’ils en jouissent ; faites qu’à quelque heure que Dieu les appelle, ils ne meurent point sans avoir goûté la vie. »

Contrairement à ce qu’on pourrait croire en isolant ce texte, il n’est nullement question de traiter l’enfant comme un roi et d’accéder à tous ses désirs car c’est le plus sûr moyen de le livrer au caprice social et de le faire passer à côté du « plaisir d’être » dont il est question.

Artifice et ruse

L’état d’enfance ne peut donc être approché que par artifice. Artifice d’une rétrospection imaginaire que nous appelons « souvenir d’enfance » et que nous traitons à juste titre comme un objet perdu, dont nous jouissons en tant qu’il est perdu. Mais comme on vient de le voir, artifice obtenu par la main d’un expérimentateur qui, pour reconstituer la nature essentielle, ne cesse de faire violence à la spontanéité – celle-ci n’étant que le masque que prend la perdition sociale. La « nature » dont parle Rousseau a ceci de commun avec la nature de la science classique qu’elle ne peut jamais se présenter à l’expérience immédiate : elle ne se révèle que forcée par l’expérimentation.

Un célèbre passage de La Nouvelle Héloïse expose cette fabrication artificielle et fragile de la nature : c’est la description du jardin que Julie appelle son « Elysée » (IV, lettre 11). « Tout proche de la maison », il se présente comme un lieu insulaire une fois qu’on en a trouvé l’entrée et Saint-Preux, à son aspect verdoyant, fleuri et empli de chants d’oiseaux, s’extasie : « je crus voir le lieu le plus sauvage, le plus solitaire de la nature, et il me semblait être le premier mortel qui jamais eut pénétré dans ce désert », et d’évoquer les îles désertes des mers du Sud. Il croit naïvement que Julie n’a fait que laisser la végétation pousser à sa fantaisie et ne l’a obtenu que par « négligence » car « je n’y vois point de travail humain ». Julie le détrompe : « Il est vrai, dit-elle, que la nature a tout fait, mais sous ma direction, et il n’y a rien là que je n’aie ordonné. » Même les traces de pas y sont soigneusement effacées, non par des coups de râteau mais par des techniques de paillage et d’engrais qui raniment la végétation naturelle. C’est à force d’y toucher qu’on produit une bulle de nature intacte.

Analogue à celle du jardinier, la « main » expérimentale et philosophique qui réactive l’état d’enfance est celle d’un gouverneur plénipotentiaire qui ne cesse de recourir à des procédés de forçage invisibles. On a maintes fois souligné et commenté le rôle de la ruse et du leurre dans les méthodes et les approches pratiquées par le gouverneur pour que je me dispense de m’y attarder. Rappelons simplement un des passages les plus explicites à ce sujet :

« Dans les éducations les plus soignées, le maître commande et croit gouverner : c’est en effet l’enfant qui gouverne. Il se sert de ce que vous exigez de lui pour obtenir de vous ce qu’il lui plaît ; et il sait toujours vous faire payer une heure d’assiduité par huit jours de complaisance. À chaque instant il faut pactiser avec lui.
Ces traités, que vous proposez à votre mode, et qu’il exécute à la sienne, tournent toujours au profit de ses fantaisies […].
Prenez une route opposée avec votre élève ; qu’il croie toujours être le maître, et que ce soit toujours vous qui le soyez. Il n’y a point d’assujettissement si parfait que celui qui garde l’apparence de la liberté ; on captive ainsi la volonté même. Le pauvre enfant qui ne sait rien, qui ne peut rien, qui ne connaît rien, n’est-il pas à votre merci  ? Ne disposez-vous pas, par rapport à lui, de tout ce qui l’environne  ? N’êtes-vous pas le maître de l’affecter comme il vous plaît  ? Ses travaux, ses jeux, ses plaisirs, ses peines, tout n’est-il pas dans vos mains sans qu’il le sache ? Sans doute il ne doit faire que ce qu’il veut ; mais il ne doit vouloir que ce que vous voulez qu’il fasse ; il ne doit pas faire un pas que vous ne l’ayez prévu ; il ne doit pas ouvrir la bouche que vous ne sachiez ce qu’il va dire. » (Livre II)

Les pédagogies de l’éveil et de l’activité, les théories de la « classe inversée » et du « contrat pédagogique » sont très loin !

3 – L’enfance comme état d’exemption

Tentons à présent de décrire cet objet, ce jardin secret. Cet « enfant fait », qui a mûri en tant qu’enfant, n’est nullement un roi, c’est, ai-je dit, un prince : un principe. Son portrait, physique et moral, est brossé par Rousseau entre la fin du Livre II et le début du Livre III d’Emile. Il est trop long pour que je puisse le citer intégralement ici et je me contenterai d’un passage.

« Sa figure, son port, sa contenance, annoncent l’assurance et le contentement ; la santé brille sur son visage ; ses pas affermis lui donnent un air de vigueur ; son teint, délicat encore sans être fade, n’a rien d’une mollesse efféminée ; l’air et le soleil y ont déjà mis l’empreinte honorable de son sexe ; ses muscles, encore arrondis, commen­cent à marquer quelques traits d’une physionomie naissante ; ses yeux, que le feu du sentiment n’anime point encore, ont au moins toute leur sérénité native, de longs chagrins ne les ont point obscurcis, des pleurs sans fin n’ont point sillonné ses joues. Voyez dans ses mouvements prompts, mais sûrs, la vivacité de son âge, la fermeté de l’indépendance, l’expérience des exercices multipliés. Il a l’air ouvert et libre, mais non pas insolent ni vain : son visage, qu’on n’a pas collé sur des livres, ne tombe point sur son estomac ; on n’a pas besoin de lui dire : Levez la tête ; la honte ni la crainte ne la lui firent jamais baisser. »

On aura remarqué qu’il s’agit, et cela impérativement, d’un garçon – la petite fille est-elle possible ? c’est une question que l’on pourra se poser ultérieurement11. Ce portrait est aussi la figuration d’un état moral sans moralité, exempté de la moralité dans laquelle le feront basculer les affections sociales. C’est un état d’exemption – exempt des propriétés résultant de l’introduction prématurée des relations sociales, exempt du souci, exempt de la précipitation dans un avenir trouble : c’est charmant. Mais aussi exempt de doute, inaccessible à l’honneur et à la honte, à la prière et au reproche parce qu’il ne connaît que le possible et l’impossible :

« […] il se voit partout entouré de tout ce qui lui est nécessaire ; aucun besoin imaginaire ne le tourmente ; l’opinion ne peut rien sur lui ; ses désirs ne vont pas plus loin que ses bras : non seulement il peut se suffire à lui-même, il a de la force au-delà de ce qu’il lui en faut ; c’est le seul temps de sa vie où il sera dans ce cas. » (début du Livre III)

Avouons que cette exemption a quelque chose d’un peu glaçant. Les propriétés essentielles de l’humanité sont présentes, préservées de ce qui les pervertit mais aussi de ce qui peut les élever. On trouve dans l’idée philosophique de l’enfance, sous forme première et intacte ces deux propriétés essentielles : la liberté et l’amour de soi.

Une liberté de chosification

La liberté de l’état d’enfance est à la fois absolue et très pauvre. Limitée à la jouissance actuelle des capacités et des forces, elle est strictement naturelle – au sens où Rousseau la caractérise dans le début de Du Contrat Social – : une marge de manœuvre balisée par les nécessités qui s’imposent à tout moment.

C’est à une chosification du monde que Emile est confronté. L’interdit lui est inconnu, levé par l’artifice pédagogique. On ne lui défend rien, on le laisse expérimenter à ses dépens ce qu’il ne doit pas faire, pourvu qu’il ne coure aucun danger. Casse-t-il un carreau ? On ne lui fait aucune réprimande, on ne l’oblige à aucune excuse : on le fait dormir dans une pièce aux vitres cassées… L’interdit est banni de ce système éducatif, partout remplacé par de l’impossible. Voilà qui est effrayant et on sait aujourd’hui que ce procédé de normalisation peut aussi être un procédé de déshumanisation où la limite muette des choses remplace la limite symbolique et parlée de la culture. Le rapport au symbolique est éludé, réduit, instrumentalisé : on peut se demander si cette chosification du monde n’a pas pour effet, aussi, une chosification de la personne.

Emile parle, mais on ne sait rien de son entrée dans la langue : voilà une lacune bien étrange de la part de l’auteur de l’Essai sur l’origine des langues. Dans cet Essai, de manière très profonde, Rousseau situe l’éclosion des « langues populaires » au-delà de la simple communication et il l’attribue à l’apparition des passions sociales, juste avant qu’elles basculent dans leur malignité. Les hommes ne se mettent vraiment à parler que dans le registre de la séduction, du ravissement de la rencontre. Située avant ce moment critique, l’enfance vue par Rousseau parle certes, mais il n’est question que d’utilité et de nécessité. Le puer reste en ce sens un infans, rivé par le forçage philosophico-pédagogique au stade de la pure communication. De même que Emile est privé de fiction romanesque et de poésie, de même qu’il ne se raconte pas d’histoires ni de craques, de même il est fixé à un stade utilitaire, communicationnel, inerte et borné de l’échange.

La liberté de l’enfance est exempte d’ambivalence : c’est le côté sombre de la mise en œuvre de la belle maxime « il faut donner aux enfants plus de liberté et moins d’empire ». Pour empêcher la prématuration de la liberté qui la transforme en domination, on oblige l’enfant à régler sa liberté sur la nécessité des choses dont l’inflexibilité du gouverneur est la réplique. Dans cet état primitif de la liberté, on ne songe même pas à étendre ses désirs au-delà des objets et des forces disponibles : l’équilibre y est un effet de l’innocence. La sagesse de l’enfance, comme celle de l’homme naturel dans le Second discours, est l’effet d’un univers exempté de projections imaginaires. On a ici une morale sans moralité12.

Nous voilà devant un portrait bien froid de cet enfant-éprouvette : un être confronté aux choses, qui raisonne en termes d’utilité, réglant ses désirs comme le ferait le plus sage des stoïciens, mais qui ne le fait qu’en ne sachant pas ce qu’il fait… Emile, certes, ne veut pas la Lune et ne se fâche pas contre les choses, coupé qu’il est du symbolique, du fictif, du tourment de l’avenir, privé aussi de la jalousie. Effrayant de positivité, ce petit prince, mais pas méchant. « Indifférent à tout hors à lui-même » mais pas cruel : sa bienveillance tient à cet intérêt même, à son amour de soi.

Ecartons donc l’aspect glaçant et chosifié de cette liberté pour la traiter comme un procédé de décapage destiné à atteindre la nucléarité de l’enfance : l’indifférence à tout a pour résultat de mettre en évidence l’intérêt pour soi-même. Aussi faut-il en venir à la plus importante de ces propriétés qui rend compte du charme de l’enfance, qui explique la fascination qu’elle exerce, et qui soutient aussi toute la construction rétrospective de l’enfance comme présence en moi d’un objet perdu, celle d’un objet jamais oublié même s’il n’a jamais été vécu, jamais oublié et sans cesse trahi.

4 – L’amour de soi et le premier état de la conscience : l’intime conviction

Cette propriété fondamentale est l’amour de soi, sur lequel va se développer l’amour-propre dont il faut bien le distinguer. L’amour-propre est une passion sociale et secondaire qui suppose la comparaison et l’appréciation de rapports entre le moi et les autres ; il s’interroge en termes de rivalité. L’amour de soi est premier, il n’élargit pas son regard à un altruisme de jalouse surveillance. La notion même d’autrui, qui demande une sortie de soi et une secondarité réflexive, lui est inconnue. Dans cet état premier, l’autre existe certes, mais il n’inquiète pas et ne fascine pas : c’est soit un prolongement du moi, pensé comme une même substance, soit un étranger absolu. C’est ainsi que Rousseau décrit les « premiers hommes» :

« Ils avaient l’idée d’un père, d’un fils, d’un frère, et non pas d’un homme. Leur cabane contenait tous leurs semblables ; un étranger, une bête, un monstre étaient pour eux la même chose : hors eux et leur famille, l’univers entier ne leur était rien. » Essai sur l’origine des langues, IX

On reconnaît ici les propriétés de ce qu’on appelle chez Rousseau le premier état de nature. Une liberté réglée sur la nécessité des choses ; une bienveillance naturelle de proximité et d’identification immédiate ; une raison calculatrice. L’ensemble repose sur une forme première de conscience : le sentiment de sa propre existence.

Faisons la fiction d’abolir tout commerce, toute relativité sociale, toute appréciation comparative. Dans le Second discours et l’Essai sur l’origine des langues, la fiction porte sur l’humanité comme pluralité, il en résulte l’homme naturel dans sa dispersion, son imbécillité et son étourderie généreuse, « plus farouche que méchant ». Dans Emile, la fiction scrute la singularité, aussi a-t-elle pour résultat un objet plus métaphysique que philosophico-anthropologique. L’amour de soi révélé par l’éducation négative est une conscience initiale et absolue, un regard tourné vers lui-même, une réflexivité sans reflet, une pure coïncidence de soi à soi.

C’est pourquoi on peut parler d’un petit prince, au sens strict. L’enfance, logée dans la figure de l’enfant-type, représente le noyau principiel de l’humain dans la perception qu’il a de son identité. L’homme partage avec l’animal sensible une forme d’attachement à sa propre vie, mais l’amour de soi a ceci d’humain qu’il présente également une face morale (non-physique) à laquelle Rousseau donne le nom de conscience13. Cet aspect de l’amour de soi ne s’activera complètement que dans une relation humaine, mais il se gâte très vite dans les progrès de cette relation pour donner naissance à l’amour-propre. Le processus expérimental de pensée mis en place par l’Emile se tient dans ce moment fragile et l’enfance qui en résulte en présente la forme épurée – le moment où le soi se saisit.

Voilà ce que Georges-Arthur Goldschmidt, dans un des plus beaux livres écrits sur Rousseau14, appelle « le trésor caché » de l’enfance : trésor que Rousseau cherche à exhumer dans toute son œuvre. Il s’agit à la fois d’un objet philosophique et d’une figure littéraire, qui traverse l’existence et l’œuvre de Rousseau comme une quête et comme une obsession.

« Ne plus appartenir au monde, ne point en être, se retrancher en quelque point inaccessible mais aussi irréductible, tel est peut-être le ressort toujours caché, toujours renié de l’écriture, honte secrète, honte capitale, source de tout tressaillement, mais que recouvre en un geste frénétique cette terre meuble que les enfants s’entendent si bien à faire descendre sur leurs trésors cachés.
Parfois aussi, cette enfance se manifeste par-delà l’âge, surgissant si forte, si haute, si ‘aveuglante’ qu’à la lettre elle crève les yeux. Se dépouillant de tout ce qu’elle apprit, s’appréhendant, elle devient elle-même, purement elle-même. » (p. 26)

C’est ici, sous la forme la plus improbable, la plus métaphysique même, que nous rencontrons ce que nous savons être une évidence « aveuglante » mais obscurcie par des couches de conformité. L’effectivité de l’enfance, ce que nous lui envions, c’est d’être une présentation de ce que nous avons perdu, la naïveté mais aussi l’insolence insouciante de l’existence du moi.

« L’esprit de solitude » habite la figure de l’enfance non pas comme abandon dépressif, mais comme éveil extra-lucide de la conscience à elle-même. L’enfance n’est pas engoncée dans un sentiment confus de sa propre existence, elle y est attentive de façon suraiguë et s’y absorbe magnifiquement, presque monstrueusement. Tout l’intérêt porté à l’extérieur est reconverti en mouvement centripète. Rousseau donne une forme philosophique à une expérience étrange mais cette fois bien réelle : le charme de l’enfance est que nous y sentons l’auto-absorbement d’un être déchargé de toute œuvre, déchargé du souci. Ce qu’il fait, il le fait pour lui-même, en vertu de lui-même, il se promène partout comme un centre : c’est le sens même de la promenade que de déplacer un centre. L’état d’enfance isole le moment où la conscience jouit d’elle-même.

Cette jouissance est une intime conviction. Le bonheur de soi solitaire, seul un prince peut l’éprouver, et non pas un roi constamment affairé dans l’œuvre extérieure et dans la tourmente des relations. C’est un bonheur d’orphelin radical : ne devoir son plaisir, son bonheur, son existence même, à personne, jouir d’un intérieur absolu qui déborde partout.

La célébration du plaisir solitaire de l’intime conviction traverse toute l’œuvre de Rousseau, elle engage la figure récurrente des coupures : celle du commencement, du « premier » mais aussi, on l’a moins souligné, celle du « dernier ». Dans un chapitre de L’universel en éclats15, Jean-Claude Milner propose une réflexion sur le mythème du « dernier des hommes » chez Rousseau, très présent dans les Rêveries. L’esprit de solitude, au fond de lui-même, veut que le monde ne continue pas, il est la volonté de suspendre la perpétuation du monde. La coupure du « dernier » est ainsi mise en relation avec le refus de progéniture, et éclaire l’insistance étrange avec laquelle Rousseau avoue avoir abandonné ses enfants.

Quels sont les aspects philosophiques d’une telle conscience primitive ? Ce n’est pas un Cogito de type cartésien. La conscience cartésienne s’obtient certes par des opérations de suspension, mais ces dernières sont polémiques et matures. Volontairement tardives, elles valent ici et maintenant. L’éclat du « Je pense » peut jaillir à chaque instant : à chaque fois que j’ai l’audace d’exercer le doute radical, le bric-à-brac de ce que je crois être se défait et ternit devant l’affirmation du sujet. Mais il est voué à l’intermittence d’un effort renouvelé. En outre le « Je pense » est une conquête et non une reconquête : ce sont les figures combattantes de la vérité qui le font éclore et non une reconversion vers l’intimité. Le commencement cartésien ne s’inscrit pas dans une généalogie, il inaugure l’ordre des raisons.

Rousseau caractérise l’état nucléaire de la conscience par une propriété plus proche de celle que Kant théorisera plus tard dans la Critique de la raison pure. À la différence du nourrisson, l’enfant « commence » lorsqu’il se saisit comme identité pérenne en effectuant une mémorisation des états de sa conscience :

« C’est à ce second degré que commence proprement la vie de l’individu ; c’est alors qu’il prend la conscience de lui-même. La mémoire étend le sentiment de l’identité sur tous les moments de son existence ; il devient véritablement un, le même, et par conséquent déjà capable de bonheur ou de misère. Il importe donc de commencer à le considérer ici comme un être moral. »

Il faut prendre le terme « moral » au sens strict, métaphysique. Mais cette aperception de la conscience demeure psychologique. Descartes y a eu recours pour sortir du rêve où il se plonge durant cinq Méditations. Rousseau en loge la forme initiale et souveraine dans l’état d’enfance. C’est une affection métaphysique.

Nous avons beau l’étouffer et la trahir, elle fait résurgence et la tâche du philosophe est de la ré-activer. L’objet de Rousseau, sans doute, s’inscrit dans la philosophie classique de la conscience : cerner un « je », isoler le cas-sujet, la première personne du singulier, des cas-régime embrigadés et appesantis par des leurres et des identifications imaginaires. Mais sa démarche, à la différence d’un Descartes ou d’un Kant, n’est pas strictement conceptuelle. La présentation de l’état d’enfance vise une ré-activation : l’enfance en chacun, même s’il ne l’a pas vécue, est un appel vers la plénitude initiale d’une conscience rivée à elle-même et fascinée par elle-même, vers ce moment où elle prend intérêt à soi et s’aperçoit comme singularité, l’unique, le seul, « le premier », mais aussi « le dernier ».

J’avancerai donc que l’enfance pour Rousseau est le type de cette aperception, elle en est le symptôme présentable. Débarrassée des soucis et du grand souci de la mort, cette conscience se croit immortelle. C’est ce noyau de l’identité de soi à soi qui nous fait signe dans la figure de l’enfant « fait », c’est lui qui nous charme, que nous envions, lui qui nous exaspère lorsque nous observons chez un enfant l’intensité de l’absorbement dans le sentiment imperturbable de sa propre existence. Exaspération qui n’est autre que le reproche que nous nous faisons d’avoir passé notre vie ultérieure à dissiper cet absorbement, à le trahir dans l’extériorité, l’aliénation, la perdition. Mais exaspération qui signale aussi que cet état n’apparaît jamais mieux qu’à un regard rétrospectif, à un regard qui le situe comme objet perdu.

Ici apparaît une difficulté. Il est étonnant que Rousseau, si clairvoyant sur ce que j’appellerai l’aspect contemplatif de l’enfant, lui ait, parallèlement, refusé l’accès à tout objet contemplatif et ait plongé l’enfant dans un univers chosiste et utilitaire. Qu’un enfant soit privé de l’intérêt pour un objet pris en lui-même, qu’il ne soit pas susceptible, comme M. Jourdain découvrant l’existence des phonèmes et de la grammaire, de s’intéresser au nombre, aux astres, aux dinosaures…, qu’il ne soit accessible qu’à l’avantage et à l’utilité d’une connaissance, que la disposition d’esprit désintéressée et libérale qui pourtant accompagne toute conscience de soi et la délivre de sa pauvreté, que cette disposition lui soit étrangère, ce n’est pas un petit paradoxe.

Dans les trois premiers livres d’Emile, on assiste à une réduction de l’extériorité à sa pure extériorité. Aucun objet, si travaillé, si élevé soit-il, ne vaut comme objet de méditation libre. C’est notamment sur ce point que les théoriciens de l’instruction publique, pendant la Révolution française, s’écarteront de Rousseau : comment une conscience peut-elle atteindre la plénitude si elle n’est pas arrachée à sa propre immédiateté ? Que la liberté du sujet connaissant soit homomorphe à celle des objets dont il s’instruit, qu’elle s’en nourrisse parce qu’ils lui ressemblent dans leur nécessité et leur souveraineté, cette idée, Rousseau la connaît, il la pratique pour lui-même. Il la pratique jusque dans son expérience pédagogique réelle, avec la fille de Mme Delessert qu’il initie à la botanique en écartant toute idée médicinale16… Et pourtant il ne lui accorde rien dans l’expérimentation de pensée présentée dans Emile. C’est chez Hegel qu’on trouvera une des critiques les plus fortes de cette position 17.

5 – La « seconde naissance », défaire l’enfance

Rendons cependant justice à Rousseau : ce trésor caché, l’état de jouissance d’une conscience rivée à elle-même doit être réanimé, mais il ne dure pas. Même si Rousseau se complaît à en prolonger l’examen à loisir, d’en réactiver le charme dans la notion de promenade, il en pense le dépassement sans pour autant que ce dernier soit une pure perte.

Au Livre IV d’Emile, la sortie de l’enfance est bien longue puisque nous avons droit, après le portrait de « l’enfant fait » et son étirement, à un regard rétrospectif : Rousseau ne le quitte qu’à regret et à reculons. Mais enfin on y parvient. Jetons un coup d’œil sur le moment où l’enfance se défait sans que ce soit pour autant une défaite de l’enfance.

Le petit prince charmait par son absorbement en lui-même, mais il nous effrayait un peu aussi par son indifférence relationnelle et par l’insistance de Rousseau à le vouer aux choses pour mieux le renvoyer à lui-même. Une « seconde naissance » va déverrouiller cet état d’esprit et le précipiter vers l’ouverture à la fois périlleuse et féconde de l’humanité, va donner à la conscience sa figure complète, figure ouverte et inquiète, son inconfort, son tourment constitutif. Et c’est en ce point, bien sûr, que tout peut à nouveau basculer : c’est le moment où la conscience découvre l’altérité sous une autre forme que celle des choses ou d’un proche indistinct, une altérité étrange et familière peuplée d’autres consciences, d’autres « moi ». Cette introduction à la pluralité des substances se fait, dans Emile, avec des précautions infinies : c’est ici que l’humain se révèle comme familière étrangeté, c’est ici que l’ordre social va s’offrir dans sa séduction et sa perdition, et c’est ici que seront introduits la fiction, le moment de projection, la séparation spectaculaire, et aussi le tourment d’une imagination tournée vers l’avenir.

On connaît sous la plume de Rousseau diverses occurrences de ce moment : le « Ceci est à moi » du Second discours, engage certes le conflit, mais aussi la société. Dans Du Contrat Social, cet « état primitif » (L. I chap. 6) produit aussi le conflit et les conditions de sa solution dans le pacte.

Mais c’est probablement dans l’Essai sur l’origine des langues que Rousseau propose la plus riche description de cette « seconde naissance », de ce déverrouillage, mis à l’échelle de l’humanité. L’Essai situe l’éclosion de l’humanité à elle-même comme un événement qui rompt l’uniformité de la simple nature. L’humanité sort de sa tranquillité par des rencontres, par le commerce, et entre alors dans une phase instable ou critique, un second état de nature.

Le rapprochement animé excède le contact naturel entre congénères. Rencontre morale, il ne me présente l’autre ni comme ma réplique découpée dans la même étoffe que moi ni comme une altérité absolue, mais sous la forme étrangement familière d’autrui – une autre substance, une autre subjectivité. Voilà l’enjeu de la rencontre passionnée autour des fontaines du chapitre IX.

« Là se formèrent les premiers liens des familles, là furent les premiers rendez-vous des deux sexes. Les jeunes filles venaient chercher de l’eau pour le ménage, les jeunes hommes venaient abreuver leurs troupeaux. Là, des yeux accoutumés aux mêmes objets dès l’enfance commencèrent d’en voir de plus doux. Le cœur s’émut à ces nouveaux objets, un attrait inconnu le rendit moins sauvage, il sentit le plaisir de n’être pas seul. L’eau devint insensible­ment plus nécessaire, le bétail eut soif plus souvent : on arrivait en hâte, et l’on partait à regret. Dans cet âge heureux où rien ne marquait les heures, rien n’obligeait à les compter : le temps n’avait d’autre mesure que l’amusement et l’ennui. Sous de vieux chênes, vainqueurs des ans, une ardente jeunesse oubliait par degrés sa férocité : on s’apprivoisait peu à peu les uns avec les autres ; en s’efforçant de se faire entendre, on apprit à s’expliquer. Là se firent les premières fêtes : les pieds bondissaient de joie, le geste empressé ne suffisait plus, la voix l’accompagnait d’accents passionnés ; le plaisir et le désir, confondus ensemble, se faisaient sentir à la fois : là fut enfin le vrai berceau des peuples ; et du pur cristal des fontaines sortirent les premiers feux de l’amour. »

La sphère passionnelle ainsi libérée est le versant affectif d’une expérience métaphysique et morale. La rencontre de l’autre conjugue la fascination, la séduction et l’effroi, elle est génératrice d’une tension morale, qui peut se dégrader en division et s’égarer sur les chemins de la perdition.

La conscience première en état d’enfance, l’enfance de la conscience, était certes un objet moral, mais un objet moral sans moralité. Le moment critique, avec son extension, lui donne sa fragilité, son danger, sa noirceur, ses mauvaises pensées, il fait basculer l’amour de soi dans l’amour-propre ; avec la comparaison apparaissent la dépendance et la servitude. Mais c’est de ce moment critique, une fois rafraîchi et éclairé par le moment d’enfance, qu’il faut re-partir et c’est lui qui rend à la fois urgente et difficile la constitution du moment politique qui peut faire du commerce humain un objet libérateur.

Le premier mot du Livre I du Contrat social « l’homme est né libre et partout il est dans les fers » est trop souvent lu dans un sens régressif et nostalgique, comme s’il était le regret d’un état disparu ; on peut aussi le lire dans sa progressivité problématique. « L’homme est né libre, aussi (par conséquent) il est dans les fers » – tel est le problème dont le Contrat social donne la solution : des êtres libres et se reconnaissant mutuellement comme des substances dans un commerce inévitable ne peuvent, parvenus au point critique et virulent de leur liberté, que s’affronter les uns aux autres, et c’est précisément ici que la nécessité du politique apparaît. Faire coexister des sujets, ou des démons, c’est possible, c’est nécessaire.

C’est au prix de ces crises, et seulement à l’abri du Contrat social, que le Promeneur solitaire peut démultiplier la jouissance de lui-même et savourer d’un point plus élevé ce que l’enfance présentait comme une évidence non troublée mais que le citoyen peut alors vivre en prenant la mesure de sa fragilité : « le bonheur de vivre seul », cette fois nourri par les turbulences, grandi par l’inquiétude.

En inventant l’enfance comme objet « achevé » et enviable dans sa charmante et effrayante imperturbabilité, Rousseau montre que si l’adulte ne se constitue pas dans la nostalgie régressive d’un état sans trouble, il ne peut pas non plus se constituer en piétinant la jouissance d’une conscience qui s’émerveille d’elle-même.

 

Références bibliographiques

Rousseau :

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Autres textes classiques :

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Ouvrages et articles cités ou plus particulièrement consultés :

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Notes

1- On prendra les termes « enfant » et « enfance » dans l’usage admis en français, qui correspond au latin puer (et non au latin infans qui signifie « qui ne sait pas encore parler ») – suivant en cela l’indication que Rousseau donne lui-même au début du Livre II d’Emile : « C’est ici le second terme de la vie, et celui auquel proprement finit l’enfance ; car les mots infans et puer ne sont pas synonymes. Le premier est compris dans l’autre, et signifie qui ne peut parler : d’où vient que dans Valère Maxime on trouve puerum infantem. Mais je continue à me servir de ce mot selon l’usage de notre langue, jus­qu’à l’âge pour lequel elle a d’autres noms. »

2– Voir notamment Bernard Jolibert, L’Enfance au XVIIe siècle Paris : Vrin, 1981 et la thèse d’Emmanuel Brassat « Education, apprentissage et connaissance. La formation des idées pédagogiques » 2012, dir J.-M. Salanskis, p. 71 et suivantes. En ligne http://www.theses.fr/2012PA100030/document

3– Pour les classiques, comme Descartes ou Locke, cet état d’inachèvement est inconfortable, aliéné et peu enviable et il faut en sortir par un apport que l’enfant est incapable de produire. La thèse moderne est plutôt celle d’un développement de qualités qui sont en germe dans l’enfant. Mais en tout état de cause, la finalité de l’éducation vise un au-delà de l’état d’enfance.

4Jean Starobinski, Jean-Jacques Rousseau, la transparence et l’obstacle, Paris : Gallimard Tel, 1994, (1970), p. 31.

5 – Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, 1re partie.

6 – Ce précepteur est une figure encore plus énigmatique que ne l’est celle du législateur dans Du Contrat social car la seconde débouche sur un objet politique praticable mettant en route les propriétés autoconstituantes de la volonté générale dans un contrat qui institue ses propres parties prenantes. Voir Barbara De Negroni « Éducation privée et éducation publique : la politique du précepteur et la pédagogie du législateur », dans Rousseau, l’Emile et la Révolution, Paris-Montmorency, 1992, p. 119-143.

7 – Paris : Garnier, 2010. Cette lignée littéraire comprend notamment l’abbé Prévost avec Cleveland, la tradition dramatique de La Précaution inutile de Scarron, le conte de La Fontaine Les Oyes de Frère Philippe. Elle remonte à Boccace et plus loin encore à Hérodote avec le récit des enfants de Psammétique.

8 – Dans le Second Discours et surtout dans l’Essai sur l’origine des langues, il fixe le regard sur leur moment d’éclosion qui est aussi un déverrouillage de l’humain en l’humanité, pour le meilleur et pour le pire. Dans Du Contrat social, il en fournit la solution, en avant : c’est dans l’élargissement maximal et rationnel de ce moment social qu’on peut conceptualiser le moment politique, en passant à sa totalisation, à son universalisation.

9 – Voir Francisque Vial, La Doctrine d’éducation de Jean-Jacques Rousseau, Paris : Delagrave, 1920, chap. 3.

10 – La critique du théâtre en particulier rejoint celle que Bossuet a exposée dans ses Maximes et réflexions sur la comédie, mais elle repose sur une analyse inverse : alors que Bossuet dénonce une idolâtrie de soi et invite à en sortir par une conversion vers Dieu, Rousseau dénonce un fétichisme envers des dieux extérieurs et invite chacun à une reconversion vers lui-même. Pour Bossuet, c’est soi-même qu’on vient adorer au théâtre et dans la fiction ; pour Rousseau au contraire on y vient pour s’aveugler sur soi-même et se méconnaître. Voir sur ce site « Bossuet, Nicole et Rousseau : la critique du théâtre« . C’est cela qu’il faut épargner à Emile pour que l’enfance reste elle-même.

11– Avec la lecture du Livre V que nous n’effectuerons pas dans le cadre de cet article. Mais on peut déjà suggérer un élément de réponse : c’est précisément parce que la petite fille est possible que Rousseau élabore ce Livre V dont l’objet est d’en entraver l’existence pour la vouer exclusivement à une destinée sociale. Faire de la fille une prématurée sociale est l’objet avoué du Livre V. On s’en tiendra donc ici à la thèse initiale d’une enfance fondamentale que partagent aussi bien filles que garçons. Que les filles doivent en être détournées au plus tôt et livrées sans ménagement et délibérément aux obstacles qui gâtent l’enfance ne modifie en rien l’idée fondamentale, cela montre seulement à la fois une grandeur et une limite de la pensée de Rousseau.

12– On pourrait faire des remarques analogues sur la rationalité de l’enfance, ce que Rousseau appelle « la raison puérile » – elle aussi bornée à une forme instrumentale assujettie à l’utilité. Elle consiste en un enchaînement de propositions conditionnelles où le dernier mot est le célèbre « A quoi cela est-il bon ? » mis en scène dans une spectaculaire et très déprimante leçon d’orientation que Rousseau juche sur la colline de Montmorency. L’élargissement du paysage naturel, loin de susciter les sentiments élevés qu’on verra s’épanouir chez le jeune homme jusqu’au sublime dans la Profession de foi du vicaire savoyard au Livre IV, n’a de sens, au moment de l’enfance, qu’à faire un sec relevé destiné à retrouver le chemin du dîner…

13– Lettre à Christophe de Beaumont.

14– Georges-Arthur Goldschmidt, Jean-Jacques Rousseau ou l’esprit de solitude, Presses universitaires de Lyon, 2012 (1re édition 1978)

15– Jean-Claude Milner, L’universel en éclats, Lagrasse : Verdier, 2014, p. 131 et suiv.

16 Lettres sur la botanique (1771-1773), Œuvres complètes, Gallimard La Pléiade, vol. IV, p. 1152-97.

17– La critique la plus forte de cette position où intériorité et extériorité sont fixées dans leur séparation sera formulée par Hegel dans ses écrits sur l’éducation. Hegel, Textes pédagogiques. Discours du 29 septembre 1809. Trad. fr. Bernard Bourgeois. Paris : Vrin, 1990. Voir notamment p. 82-83 : « Il a été dit que l’activité de l’esprit pouvait être exercée à même tout matériau et que ce qui se présentait comme le matériau le plus approprié, c’étaient […] des objets ayant une utilité extérieure et […] les objets sensibles, qui seraient les plus adaptés à l’âge des jeunes gens ou des enfants, en tant qu’appartenant à la sphère et au mode d’être de la représentation que cet âge a déjà en sa possession et pour lui-même.[…][Or] Ce n’est pas […] le matériau sensible […] tel qu’il tombe immédiatement dans le monde de la représentation de l’enfant, c’est seulement le contenu spirituel, ayant dans et pour lui-même de la valeur et de l’intérêt, qui fortifie l’âme et procure cette tenue indépendante, cette intériorité substantielle qui est la mère de la possession de soi, de la circonspection, de la présence et de la vigilance de l’esprit. » (cité par Emmanuel Brassat op. cit, p. 291).

© Catherine Kintzler, 2016

Enseignement artistique spécialisé : l’injonction de transparence

À la suite de la publication d’un rapport1 de l’Inspection générale de la Ville de Paris, dont les aspects les plus outranciers avaient pourtant été largement dénoncés, Alexandre Vermillet2 évoque ici une surprenante conception du métier de professeur de conservatoire… vu par le petit bout d’une lorgnette malintentionnée braquée à travers des cloisons vitrées sur des suspects « d’infraction sexuelle ». Cette conception optique est à mettre en relation avec l’injonction plus générale, d’autant plus pressante qu’elle semble justifiée par une évidence démocratique, de transparence des services publics. Dans le contexte de faiblesse institutionnelle aiguë que nous connaissons, cette injonction se révèle un puissant outil d’asservissement du professeur.

Vous êtes professeur d’enseignement artistique : vous vous efforcez, à dose homéopathique d’une demi-heure par semaine, d’inculquer les arcanes de la pratique instrumentale à des élèves harassés par le vide croissant de leurs journées d’école, et goûtant plus volontiers la compagnie des écrans que celle de leur instrument de musique. Et le pire, c’est que vous arrivez quand même à obtenir des résultats.

Imaginez maintenant qu’une bonne fée apparaît, qui vous promet d’exaucer votre vœu le plus cher. Plus de temps de cours par élève ? Une hiérarchie compétente ? Ou, peut-être, pouvoir faire cours sans être sans cesse importuné par un « projet transversal » ?

Mais vous découvrez, stupéfait, que bien de vos collègues se sont portés sur tout autre chose : des portes vitrées dans les salles de cours ! Panacée pédagogique, rendant les élèves plus concentrés, plus studieux, plus intelligents ?

En réalité, vos collègues ont subi, pendant la nuit, une métamorphose ; ils ont changé de métier. Leur rôle n’est plus d’enseigner, le mieux possible, mais de « lutter pour la prévention de tout risque d’infraction sexuelle » sur mineur… venant d’eux-mêmes !

C’est incroyable, mais vrai ; c’est même un élu qui l’a dit3, appuyé par des inspecteurs zélés qui, certes, mélangent un peu tout et finissent, de ce fait, par faire un peu peur. Mais peu importe : ils ordonnent, nous exécutons, nous sommes des fonctionnaires ! Et oseriez-vous, en refusant de vous soumettre, sembler être du côté du prédateur4 ?

Certes, les portes vitrées ont bien des avantages : à défaut d’éviter le pire, elles permettront aux élèves et parents traînant dans les couloirs de jouer les apprentis miliciens5 (il n’est jamais trop tôt pour impliquer le citoyen à construire sa propre sécurité), ou simplement d’assister au spectacle, réjouissant, d’un cours de musique en aquarium. Le professeur pourra également, de façon fort opportune, surveiller les couloirs pendant les cours (faire mieux avec moins), et pratiquer la désormais célèbre ouverture du cours sur l’extérieur. Mais est-ce une raison pour regretter, déjà, que la bonne fée, pleine de bonne volonté, soit trop fauchée pour les installer ?

Ne regrettons pas trop vite : rien n’est trop cher, pour les « décideurs », en terme d’action spectaculaire, surtout lorsqu’elle vise en premier lieu à les protéger eux-mêmes. Et n’ont-ils pas quelque ami bétonneur, à l’affût d’une bonne aubaine, en cette conjoncture difficile, content de remplacer tous les murs par des parois transparentes, comme le précisent les inspecteurs ? L’aspect novateur et ambitieux d’une telle entreprise ne passerait pas inaperçu !

Mais si la bonne fée se résignait à sacrifier à la morosité ambiante, et renonçait à ce beau projet, il faudrait se montrer indulgent : elle aura déjà beaucoup œuvré à promouvoir la délation et la suspicion généralisée, à saper toute autorité du professeur et à soigner les relations avec le Parquet et autres fichiers FIJAIS6. Et surtout, elle aura promis, quitte à dénier ses tentatives passées7, de ne pas supprimer les cours individuels, ce qui est, assurément, très gentil de sa part : si quelques parents osent encore y envoyer leurs enfants, quelques élèves persisteront à fréquenter nos cours.

Les férus de transparence n’auront aucun regret à avoir : bien d’autres occasions se présenteront pour exercer cette noble aspiration. Vous pourrez ainsi expliquer pendant des heures, devant une hiérarchie ravie, la musique et sa pédagogie à des parents d’élèves (ou, mieux, de simples badauds) sommés de revendiquer fièrement leur ignorance ; vous pourrez vous justifier de tout, jusqu’à l’épuisement s’il le faut, y compris de l’injustifiable ultime : la mauvaise note. Mais le vrai passionné croit aux miracles : grâce à sa transparence, les aveugles verront ! N’en ont-ils pas le droit !

Vous arriverez même, à force d’efforts patients, à travailler votre instrument, à lire, écrire (penser ?) en toute transparence vis-à-vis des publics. Mais on me dit que cela ne fait pas partie de votre, de notre fonction : nous voilà sauvés !

Attention toutefois aux dangers non mentionnés (un comble !) de cette transparence : elle pourrait bien finir par nous rendre invisibles, voire conduire à notre totale disparition. Les marchands de gadgets informatiques guettent.

Et si d’aventure vous aviez le culot de la refuser, il ne faudrait pas, au risque de déplaire à la hiérarchie, avoir le mauvais goût de vous montrer, concernant vos raisons, trop… transparent.

Notes

2 – Professeur de conservatoire. [Il s’agit d’un pseudonyme.]

3 – Cf. lettre de M. Bruno Julliard à l’attention du corps enseignant des conservatoires, consultable ici : https://fr.scribd.com/doc/314789375/Courrier-Bruno-Julliard

4 – Nous employons ici le vocabulaire des inspecteurs eux-mêmes.

5 – Selon le rapport évoqué, « un simple hublot sur les portes est insuffisant pour permettre le regard des enfants de petite taille. » Cf. p. 54 de ce document (p. 55 du document PDF).

6 Fichier judiciaire automatisé des infractions sexuelles.

7 – Des instructions, y compris par écrit, avaient pourtant bien été formulées à la rentrée 2015-16 par plusieurs directeurs, visant à supprimer les cours individuels d’instrument en 1er cycle.

Le droit à l’égalité, le droit à la connaissance : un compte rendu par N. Fartas à lire

Recension analytique du « Condorcet » de CK par Nadia Fartas

C’est au moment où un rapport alarmant est publié au sujet de l’amplification des inégalités par l’école en France1 que je prends connaissance du compte rendu analytique de mon Condorcet l’instruction publique et la naissance du citoyen par Nadia Fartas, chercheur à l’École des hautes études en sciences sociales2.

Ce compte rendu très fouillé parcourt les principales étapes du livre. Entre autres, Nadia Fartas a été sensible à l’analyse condorcétienne du progrès, qui est aux antipodes de la « croyance » qu’on lui attribue à tort, et elle développe particulièrement le concept d’égalité en relation au savoir. En lisant son analyse je me dis, une fois de plus, que la leçon de Condorcet ferait bien d’être méditée par les sempiternels réformateurs qui s’acharnent depuis trente ans à renvoyer l’école à son extérieur : il est urgent au contraire de reconstruire une institution exigeante, étrangère à toute assignation des élèves à leurs prétendues « origines », et qui ne devrait compter que sur elle-même.

Je ne résiste pas au plaisir de citer la conclusion du texte de Nadia Fartas, en la remerciant pour cette lecture à la fois perspicace et généreuse :

« L’œuvre de Condorcet et la lecture qu’en offre Catherine Kintzler fournissent des outils particulièrement clairs et précis pour répondre à la question des inégalités face au savoir : il convient de ne pas opposer le savant et l’ignorant en méprisant le premier sous couvert de respect pour le second. C’est au contraire mépriser l’ignorant que de le cantonner au niveau qu’on lui attribue, sans vouloir élever celui-ci. Autrement dit, complaisance est condescendance, et cette dérangeante équation peut être contournée si la citoyenneté prime la communauté. Ainsi, plus largement encore, cet ouvrage permet de répondre à la doxa actuelle qui, d’une part, se complaît dans le relativisme culturel — lequel, au nom d’une supposée tolérance, permet de travestir les discriminations, notamment celles qui visent les femmes, sous les habits de la tradition —, et qui, de l’autre, prône l’anti-intellectualisme sauf quand le savoir est issu des sciences sociales. Par le biais du droit et de la figure de l’Homo suffragans, l’ouvrage consacré à l’auteur de Sur l’admission des femmes au droit de cité donne un sens profond à la notion de citoyenneté républicaine de sorte qu’elle délivre celle-ci des idéologies et des extrémismes. L’occasion nous est fournie ici de saluer le rôle de l’intellectuelle que l’auteur de La République en questions accepte d’endosser lorsqu’elle prend part au débat public, que, ce faisant, elle élève. »

On peut lire l’intégralité de l’article de Nadia Fartas sur son carnet de recherche en ligne « Comment commencer ? » hébergé au sein de la plate-forme « Hypothèses » : https://commencer.hypotheses.org/397

  1. Accessible en téléchargement http://www.cnesco.fr/wp-content/uploads/2016/09/160926-Inegalites-scolaires.pdf []
  2. Voir la fiche professionnelle de N. Fartas sur le site du CRAL son laboratoire de recherche http://cral.ehess.fr/index.php?1133 []

Enseignement de la musique : un Rapport Lockwood peut en cacher un autre

Infatigable lecteur critique des indigestes et indigents textes officiels consacrés à l’enseignement de la musique, Dania Tchalik offre à Mezetulle pour cette rentrée scolaire une analyse alerte, grinçante et perspicace de la seconde version du « Rapport Lockwood » intitulée « Transmettre aujourd’hui la musique ».

Le 21 juin 2016, jour de Fête de la Musique par la grâce de Jack Lang, le gouvernement a dévoilé sur son site officiel une mouture rénovée (refondée ?) du Rapport1 confié à Didier Lockwood, célèbre violoniste de jazz mais aussi (et surtout) ancien vice-président du Haut Conseil à l’Éducation artistique et culturelle2. Le milieu de la musique se souvient avec horreur d’une première version particulièrement prolixe en démagogie parue voici quatre ans3 ; nous étions alors sous les heures sombres du sarkozysme mais les esprits naïfs ignoraient que les artistes subventionnés et les ronds-de-cuir avaient pour point commun d’échapper aux joies de l’alternance politique. C’est donc fort logiquement que la majorité suivante a reconduit sa confiance à cet éminent expert, tout en prenant soin de différer la parution du nouveau chef d’œuvre de plus d’un an, sans doute en attendant une fenêtre d’opportunité. Celle-ci s’est présentée tout récemment, à la faveur des sorties quelque peu osées de l’inspection des affaires culturelles de la Ville de Paris à propos de la pédophilie supposée des professeurs des conservatoires4. Le ministère de la Culture n’a certes plus d’argent mais il lui reste les idées (parfois insolites) et les conseillers en communication : quand la piétaille se rappelle au bon souvenir de ses dirigeants, le mieux est de la divertir ou de lui donner un os à ronger…

Le texte préconise une introduction massive de la pratique orchestrale à l’école : cette fois, ce n’est plus l’indépassable modèle finlandais qui est à l’honneur mais le Venezuela d’El Sistema5. Quelques déclinologues clament à l’envi que la France se tiers-mondise et on serait presque tenté de leur donner raison : pendant que l’État se désengage du financement des conservatoires existants6 et retire son agrément à certains d’entre eux, certaines mairies n’hésitent plus à faire passer leurs écoles de musique sous statut associatif (ce qui a pour effet de faire monter les tarifs), les refus d’inscription se multiplient par manque de place et de postes de professeurs, les concours de recrutement sont sans cesse ajournés7… Mais ce ne sont que broutilles pour des autorités qui préfèrent brocarder le cours individuel, cet archaïsme élitiste qui assure le caractère spécialisé de l’enseignement, pour mieux imposer l’Éducation artistique et culturelle, grande cause nationale s’il en est, et son « déploiement des pratiques collectives ». Dès lors, la mécanique culpabilisatrice est enclenchée et toute ressemblance avec l’actuelle réforme du collège8 ne saurait être qu’un pur hasard : comme l’a fort élégamment formulé un directeur de conservatoire dans le coup, « les doués et les riches n’ont pas besoin d’écoles » !

Entre sensiblerie new age et relativisme culturel

Mais le nouveau rapport Lockwood n’est pas un texte ministériel comme les autres : il porte une griffe artistique qui n’appartient qu’à son signataire. Le lecteur est ainsi invité à imaginer un « sublime symbole » : « à l’heure où les fanatismes et les conflits identitaires refont funestement irruption sur le devant de la scène publique », « toutes les écoles de France se rassemblent autour de la pratique musicale collective, mais aussi des autres formes d’expression artistique, pour construire ensemble un modèle de citoyenneté irrigué par les diverses constellations du sensible ». Les pistes pédagogiques proposées sont à l’avenant : à l’entame d’une séquence, « il est fondamental d’instaurer un silence inchoatif et de le faire ressentir [aux élèves], non comme un abyssal vide anxiogène associé à l’image de la mort, mais a contrario comme le berceau des possibles dans leur infinité ». À noter que ce « rituel inaugural », que l’on imagine quelque part entre Woodstock et le club de spiritualités alternatives (sans oublier les meilleurs happenings made in ESPE, ex-IUFM), sera « directement confié aux élèves puisque le dépassement des problèmes de discipline passe par la responsabilisation des enfants ». On imagine aisément la scène dans une école de zone sensible… Toujours est-il qu’après avoir « discerné l’harmonie du silence », des « jeux ludiques » [sic !] favoriseront « une prise de conscience du corps, de ses centres énergétiques et de ses mécanismes respiratoires inhérents à l’incarnation du rythme et du son, afin de générer les conditions physiques et mentales favorables à une utilisation constructive de l’instrument ». Mais l’étape suivante – accorder les instruments – touche au mystique : elle « représente le symbole le plus évocateur des valeurs humaines et sociales contenues en germe dans la pratique musicale d’ensemble » puisque « l’ajustement des différentes fréquences instrumentales ne saurait être dissocié d’une mise en résonance des corps et des cœurs, qui composent dans toute sa vitalité l’accord orchestral, miroir d’une concorde sociale ainsi établie ».

À force d’insister sur les prolégomènes (dont la sempiternelle « motivation » de l’apprenant) et d’enfoncer des portes ouvertes (favoriser une approche sensible de la musique, stimuler l’intuition, développer le sens du rythme : comment n’y a-t-on pas pensé plus tôt ?), la pédagogie finit par en oublier l’enseignement proprement dit. L’injonction de privilégier « l’oralité » justifie-t-elle l’élimination de tout élément de théorie et le report de l’apprentissage de la lecture et de l’écriture de la musique à l’âge de onze ans, sous couvert de ne pas « étouffer l’intuition » ? La créativité bien comprise, fruit de l’acquisition patiente d’un patrimoine technique et culturel tiré des meilleurs exemples du passé, cède alors sa place à deux dérives symétriques : le spontanéisme simpliste et ravi et le technicisme qui empile des procédés dépourvus de finalité. L’obsession du « ludique », le zapping de la « sensibilisation » permanente, la démesure de la « perspective synesthésique » (!) et l’expérimentation comme fin en soi – tout innovants qu’ils sont, les « ateliers dédiés à la construction d’instruments originaux, à partir d’objets industriels ou recyclés » fleurent bon leur nostalgie (serait-elle suspecte ?) des seventies – font perdre un temps précieux, favorisent l’éclatement des apprentissages et expliquent en grande partie l’incapacité récurrente des élèves à se concentrer, que ces mêmes « pédagogues » prétendent combattre avec la caution de la Science.

Mais ces directives se distinguent surtout par un relativisme outrancier. « Il ne peut être de véritable démocratisation de l’éducation musicale sans une ouverture à l’ensemble des esthétiques, alliée à une déconstruction des représentations qui leur sont associées dans l’imaginaire collectif, afin d’abolir les clivages symboliques susceptibles d’opposer les différentes formes d’expression musicale et leurs publics ». On en déduira que ceux qui préfèrent Mozart au rock, mais aussi ceux qui aiment Mozart et le rock, mais différemment, sont définitivement « fermés » et « anti-démocrates » : le pédagogue se fait militant et son ressentiment néo-bourdieusien envers la « culture bourgeoise » l’incite à assimiler toute tentative d’établir des priorités dans les programmes scolaires à une forme de discrimination, dans la plus pure tradition du gauchisme culturel.

Les dames patronnesses sont de retour

Cette doxa sociologiste vire à la dictature du présent lorsqu’elle invite chacun à être « en adéquation avec les conditions socioculturelles de notre temps ». Elle trouve néanmoins ses limites dès lors que l’injonction de la rétro-chronologie9 (le fait d’« amener progressivement les élèves vers de nouveaux horizons musicaux à partir de leurs goûts musicaux ») vient contredire l’égalité absolue des esthétiques martelée supra. « La considération accordée par d’éminents pédagogues et musiciens à ces enfants » (merci pour eux !) atteste la volonté de « faire évoluer leur perception, mais également celle de leurs familles, à l’égard de la sphère musicale “classique” » : le relativisme culturel n’est donc que la façade bienpensante du mépris de classe. Le but de la « pédagogie » n’est alors plus de porter chaque élève au plus haut de ses capacités mais, « indépendamment du niveau musical acquis par les élèves concernés » (!), de « réunir les enfants autour de l’expérience commune de la pratique musicale […] et des valeurs relatives au vivre-ensemble qu’elle véhicule » et, surtout, « d’offrir à la jeunesse une alternative aux diverses manifestations de la violence qu’engendrerait un éventuel sentiment d’exclusion sociale ». Derrière le vivre-ensemble10, le « plaisir de se retrouver », la « solidarité intergénérationnelle », le « regard réflexif sur l’identité [de l’élève] et sa pratique de musicien » (sic !), le développement des « qualités sensibles sublimant les facultés rationnelles » et les « nouveaux horizons propices à la construction d’une politique de la paix » (liste non exhaustive) pointent la psychologisation comportementaliste et des valeurs autrement plus prosaïques, celles d’un cynisme où la compassion victimaire tient lieu de politique sociale. Quand le prêche moralisant se substitue à l’instruction, la responsabilité individuelle est plus étouffée que stimulée et l’intuition n’est plus fécondée par l’exercice de la raison ; loin d’éveiller la sensibilité, les bons sentiments en deviennent aussitôt le tombeau.

Devenu collectiviste et « socio-culturel » (et non plus populaire puisque son nouveau profil correspond davantage aux fantasmes d’une élite branchée), le conservatoire cesse dès lors d’être une école d’art pour se transformer pas à pas, à l’image de l’école investie par ces mêmes « pédagogues », en un outil de traitement social au rabais des maux de la société. Cependant, le renoncement à l’élévation de l’individu et le repli sur une illusoire « pacification des rapports sociaux » (sic !) par une pratique orchestrale assimilée à un camp de boy-scouts n’illustre-t-il pas l’impuissance des politiques à contenir le désengagement financier de l’État, le creusement des inégalités ou la ghettoïsation rampante du territoire ?

Le management au service de l’utilitarisme

Dans un contexte budgétaire contraint, il n’échappera à personne que la promotion des pédagogies collectives s’apparente à un plan social déguisé, et il est bien précisé que le coût de cette « appropriation vivante et accessible à chacun de l’outil musical » « doit demeurer abordable pour les collectivités territoriales » qui (jusqu’à la prochaine crise ?) détiennent les cordons de la bourse. Le rapporteur précise du reste que le choix des instruments à vent plutôt que des cordes pour former les effectifs instrumentaux relève de cette même volonté de maîtriser les coûts. Mais dans la plus pure tradition du développement culturel, il s’agit aussi de créer de la valeur ajoutée et « d’établir des passerelles entre les mondes de l’école, des arts [et] de l’entreprise, car dans une optique d’insertion professionnelle, l’épanouissement spirituel est favorable à la productivité ». On rappelle donc à propos que les « activités de l’association “Orchestre à l’école” furent originellement impulsées par la Chambre syndicale de la facture instrumentale (CSFI) » et l’on prône l’association du secteur du numérique à des marchés publics… qui n’ont jamais aussi bien porté leur nom.

Il n’est donc plus question que l’État fasse autre chose qu’accompagner les « forces vives » locales (et donc le creusement des inégalités) puisque selon Emmanuel Ethis, sociologue, recteur d’Académie et vice-président du Haut Conseil à l’Éducation artistique et culturelle, cette dernière doit et devra « se développer toujours davantage, sans jamais méconnaître la diversité des acteurs, des pratiques et des territoires, mais en faisant un atout, et non plus un obstacle »11. Dans le même temps, les missions des professeurs sont appelées à se multiplier (pardon, à évoluer) entre l’enseignement, les concerts, mais aussi l’animation socioculturelle et les tâches bureaucratiques ; mais plutôt que « d’imposer des directives pédagogiques en rupture avec l’existant » (ce qui s’avère parfois risqué), les managers ont tout intérêt à les faire admettre comme inéluctables et, mieux, à y faire adhérer leur ressource humaine dans une démarche dite participative. Le Rapport Lockwood appelle ainsi à revoir le contenu des examens proposés pour les DE (Diplôme d’État) et les CA (Certificat d’Aptitude) afin de baser le profil des futurs intervenants sur la personnalité de l’intervenant et ses aptitudes communicationnelles : le formatage ne commence jamais assez tôt et l’enthousiasme vaut bien les connaissances musicales – dont certaines, nous dit-on, pourront être « rudimentaires ».

La pédagogie se réduit alors à un simple prétexte. Pour mieux répandre les « bonnes pratiques », rien ne vaut la « formation de formateurs » (sic) les « modules de formation continue »12, les « synergies » et autres « partenariats », sans oublier l’incontournable « travail en équipe », le tout évidemment « en concordance avec les actuels enjeux socioculturels et les attentes des publics », secundum Scripturas. Des « modules en sociologie des arts, de la culture et de l’éducation » permettront également aux intervenants de travailler leur réflexivité et, toujours, de « déconstruire leurs propres représentations pour composer avec celles de leurs élèves »13. La rédaction d’une « charte pédagogique ouverte, dans le but de définir les socles de compétences » sera éminemment précieuse à cet effet.

Un fonctionnement clanique

Le décalage de ces « humbles propositions » (sic !) avec la pratique de la musique et son enseignement, sans parler des préoccupations quotidiennes des musiciens, semble complet et irrémédiable. Reste à expliquer la permanence de cette logorrhée depuis plus de trente ans, l’obsession maladive de la socialisation, la mode des démarches de type universitaire trop précoces ou, a contrario, le report récurrent des apprentissages élémentaires. La réponse se trouve dans la liste des personnes consultées, qui recoupe étrangement celle des rédacteurs des annexes14. Comme à la rue de Grenelle, les politiques viennent chercher l’inspiration auprès d’une même minorité agissante d’experts à la botte : les Cefedem (Centres de Formation des Enseignants de la Danse et de la Musique) et les CFMI (Centres de Formation des Musiciens Intervenants en milieu scolaire), équivalents des tristement célèbres ESPE (ex-IUFM), y occupent une place de choix, sans oublier l’association de directeurs Conservatoires de France que le rédacteur du rapport transforme subtilement en une « Association des conservatoires de France ». Au lieu de consulter des professionnels relégués au rang d’exécutants, les décideurs s’adressent à des « comités de pédagogues »15 dont le centralisme démocratique à toute épreuve permet en retour de solliciter le « soutien des services du ministère » afin de « cadrer » toute réflexion « à l’aune des textes en vigueur », et ainsi de suite. Tant qu’on ne rompra pas avec cet entre-soi clientéliste (« de droite » comme « de gauche »), la crise de l’enseignement musical16 français perdurera et les élèves, amateurs et futurs professionnels confondus, continueront d’en être les principales victimes.

Notes

2 – Voir http://www.education.gouv.fr/cid104769/presentation-de-la-charte-pour-l-education-artistique-et-culturelle.html. Créature bureaucratique des années 2000 affublée d’un comité Théodule ad hoc, le concept d’Éducation artistique et culturelle pourrait sembler quelque peu obscur au profane et même au musicien confirmé. En effet, n’enseigne-t-on pas déjà les disciplines artistiques sur tout le territoire, était-il nécessaire de créer un nouveau dispositif alors que l’enseignement général (avec les « dumistes » pour les écoles et les certifiés et agrégés pour le secondaire) et spécialisé (avec les professeurs des conservatoires) disposaient déjà de professionnels qualifiés et (en principe) titulaires d’un concours national ? Tout d’abord, le temps politique et les nécessités de la communication font qu’il est plus profitable à court terme de créer de nouvelles structures plutôt que d’entretenir convenablement l’existant : on le constate notamment tous les jours dans un domaine tel que les transports en commun ferroviaires. Ensuite, si une école, un collège ou un conservatoire disposent d’un budget pérenne et d’un personnel permanent, ce n’est pas le cas de l’Éducation artistique et culturelle qui fonctionne à l’échelon des territoires, en partenariat et sur projet ; au lieu de dispenser un financement annuel aux diverses institutions, l’État gestionnaire est désormais libre de réserver sa manne aux projets les plus innovants, c’est-à-dire conformes à l’idéologie du moment (on observera au passage que cette même gouvernance opaque et d’inspiration néo-libérale a largement investi le monde de la recherche). Enfin, l’assèchement financier et la soumission au politique se soutiennent mutuellement : le développement de la transversalité (la dilution progressive des spécificités de chaque corps dans un collectif aliénant à souhait) permet à terme la mutualisation, l’indifférenciation des missions (puis des statuts) et le nivellement, si possible par le bas, de l’enseignement dispensé – qui n’en est d’ailleurs plus un à partir du moment où on le remplace par une vague éducation, comme le précise sans détour l’intitulé du dispositif. À cette fin, on ne manquera pas de recourir au leurre idéologique de la démocratisation de façon à délégitimer les enseignements spécialisés qui, au moins pour les niveaux les plus élevés, s’adressent nécessairement à une minorité – de là à les accuser d’élitisme, le pas est vite franchi…

3 – Le texte de cette première version est accessible en ligne : http://www.fuse.asso.fr/docsfuse/Rapport-Lockwood_658684939.pdf . J’en avais alors publié une critique sur le blog Je suis en retard : http://celeblog.over-blog.com/article-le-rapport-lockwood-bas-les-masques-101377295.html

5 – Voir l’article de Vincent Agrech dans Diapason : http://www.diapasonmag.fr/actualites/a-la-une/el-sistema-voyage-en-utopie

6 – La charte de l’Éducation artistique et culturelle susmentionnée proclame que le financement de ce dispositif a été augmenté de 80% entre 2012 et 2016, passant à plus de deux milliards d’euros. Curieusement, ce document ne précise pas que dans le même temps les crédits d’État accordés aux conservatoires ont été purement et simplement supprimés. Chacun sait cependant que, comme leur nom l’indique, les conservatoires sont conservateurs ; cet arbitrage budgétaire est aussi un choix idéologique en même temps qu’un message clair envoyé à la profession.

7 – Les derniers concours de la fonction publique territoriale (FPT) ont eu lieu en 2011 pour les assistants territoriaux d’enseignement artistique (ATEA) et en 2013 pour les professeurs d’enseignement artistique (PEA). Il ne faudrait tout de même pas que les collectivités territoriales (qui, depuis quelques années, ont toujours le dernier mot s’agissant des décisions gouvernementales, à la Culture comme ailleurs) fussent contraintes de recruter leur personnel dans le cadre des statuts en vigueur ! Mais l’espoir reste permis puisqu’on envisage une nouvelle session pour, respectivement, 2018 et 2019, c’est-à-dire après les présidentielles – si le statut n’est pas purement et simplement supprimé d’ici-là, comme nous le promettent déjà certains candidats dits républicains à la magistrature suprême. Inutile de préciser qu’une telle suppression de fait des concours aurait été impensable côté Éducation nationale, qui plus est à l’heure des introuvables « 60 000 postes »…

9 – Déjà omniprésent dans la première version du Rapport, le gadget innovant de la rétro-chronologie est pourtant loin d’avoir été inventé par Didier Lockwood puisqu’il ne fait que ressasser les habituels poncifs de pédagogies qui, depuis les événements de 68 et leurs suites, n’en finissent plus d’être « nouvelles ». Il relève notamment de l’injonction de partir du vécu de l’élève : voilà assurément le meilleur moyen de maintenir celui-ci dans son ignorance originelle (pardon, dans son handicap socio-culturel). Voir J.-P. Despin et M.-C. Bartholy, Le Poisson rouge dans le Perrier, Limoges, Critérion, 1983 (p. 73 et suivantes).

10 – Si l’expression vivre-ensemble s’est récemment banalisée à la suite des attentats et d’un matraquage ad nauseam de la part des médias et des politiques réunis, son arrière-plan idéologique n’en devient que plus opérant à mesure qu’elle accède au rang de truisme. Habilement dissimulé sous le moralisme et l’effusion sentimentale, ce qui a pour effet de désarmer la critique, le travail de sape mené au nom des bonnes intentions constitue une menace sérieuse pour la vitalité de la démocratie républicaine. Ainsi, pour le philosophe Robert Redeker (L’École fantôme, Paris, Desclée de Brouwer, 2016), la transformation en cours des objectifs de l’école véhicule un projet politique et anthropologique visant à « substituer la société à la nation et au peuple » et à créer une humanité nouvelle composée de consommateurs ignares, dociles et indifférenciés. On ne sous-estimera jamais assez la férocité et la nature foncièrement anti-républicaine de cette doxa, véritable « machine de guerre contre la fraternité » dont les progrès favorisent une balkanisation larvée du corps social. Autre variante : la bienveillance. Voir le livre d’Yves Michaud, Contre la bienveillance, Paris, Stock, 2016, et l’article de Richard Michel « Raison ou bienveillance ? » sur le site du Comité Laïcité République http://www.laicite-republique.org/raison-ou-bienveillance-r-michel.html.

11 – E. Ethis, Charte de l’Éducation artistique et culturelle, éditorial de présentation, Avignon, juillet 2016, http://www.education.gouv.fr/cid104769/presentation-de-la-charte-pour-l-education-artistique-et-culturelle.html.

12 – Voir mon article « Enseigner c’est manager » sur ce site : http://www.mezetulle.fr/enseigner-cest-manager/

13 – Cette dernière affirmation comporte une contradiction dans les termes : pour être « dans les clous » des préconisations du ministère, faut-il qu’un professeur renonce à enseigner ?

14 – À cet égard, la liste des membres du Haut Conseil de l’Éducation artistique et culturelle n’est pas moins éloquente puisqu’on n’y dénombre qu’un seul musicien en exercice : M. Lockwood himself !

15– Voir mon article « Quand les conservatoires se bougent le bacon » http://www.mezetulle.fr/quand-les-conservatoires-se-bougent-le-bacon/

16– Voir mon article « Conservatoires: les raisons d’une crise » http://www.mezetulle.fr/conservatoires-les-raisons-dune-crise/

© Dania Tchalik et Mezetulle, 2016.

« L’école des réac-publicains », un brûlot contre l’instruction publique qui se croit subversif

Sous la plume de Grégory Chambat, un pamphlet anti-républicain sur l’école circule depuis quelques mois1. Il est révélateur d’une époque qui autorise les esprits les plus conformistes à se croire subversifs et fait éclater au grand jour le désarroi et l’imposture idéologiques des « pédagogues libertaires », soixante-huitards nostalgiques, pétris de piété néo-bourdieusienne et autres émules de Rancière2 et de Plenel, arc-boutés sur leurs croyances néo-marxiennes. Cet essai nous aide à mieux constater le cuisant échec de leurs idées en matière de pédagogie.

 

Le livre de Grégory Chambat s’acharne avec férocité à montrer que les « réac-publicains », c’est-à-dire les défenseurs de l’instruction publique – terme que l’auteur méconnaît – sont les alliés objectifs de l’extrême droite.

La méthode, mélange de malhonnêteté et de simplisme, est bien connue :

1. Puisque le terme « pédagogisme » a été forgé, selon l’auteur, par les tenants de « la pédagogie noire »3 (au premier rang desquels Jean-Claude Milner4), le pédagogisme n’existe pas.

2. Puisque le discours sur l’école de A (les défenseurs de l’instruction publique) a été repris en partie par B (le Front national), A et B sont interchangeables.

3. Puisque le parti que dirige Nicolas Sarkozy a pris pour nom Les Républicains, ceux qui se réclament de la République sont de droite.

4. Au discours de l’un (Brighelli, Chevènement, Cordoba, Coutel, Debray, Finkielkraut, Le Goff, Muglioni, Onfray, Polony…), il suffit de juxtaposer le discours d’un autre (Le Pen, Maurras, Mégret, Pétain, Pinochet, Soral…) pour obtenir la « preuve » irréfutable de l’extrême-droitisation des esprits et du complot réactionnaire qui menace l’école.

C’est ainsi que l’auteur, dans la plus pure tradition du réductionnisme idéologique, dresse des listes noires de personnes qui forment un seul bloc : on mêle aux tenants de l’école républicaine, souvent de gauche, la Manif pour tous, l’Action française, Civitas, le collectif Racine, Radio courtoisie, Le Club de l’Horloge… À cette liste assez incohérente s’ajoute une lassante – tant elle relève du systématisme – série de qualifications infamantes (national-républicains, néo-colonialistes, anti-démocrates, souverainistes, nostalgiques, archéos, rétrogrades, racistes, déclinistes, conservateurs, traditionalistes, élitistes, autoritaires, intégristes, rouge-bruns, restaurateurs de l’ordre ancien… il y a le choix) dans le but de dénoncer, à défaut d’argumenter et de démontrer, cette odieuse nébuleuse « néo-fasciste ». Cet exercice a le mérite de révéler que la fabrication d’épouvantails droitisés ainsi que la reductio ad lepenum et ad reactionem de l’adversaire sont parfaitement inefficaces5 et n’effrayent plus personne.

Il en va de même pour l’imposture intellectuelle qui consiste à tout mélanger et à présenter les choses à l’envers, quitte à dire n’importe quoi (l’école de Jules Ferry est une école de la ségrégation sociale, la nostalgie de l’école de la IIIe République, rigide et inégalitaire, est analogue à la volonté de sa marchandisation-privatisation (p. 118-119), le vocabulaire managérial doit « son succès au discours scolaire traditionnel », la défense de l’orthographe est un mépris de classe, les sciences de l’éducation sont le meilleur moyen pour faire face aux menaces de Daech contre l’école de la République…) dans le but de brouiller les pistes, de fermer la bouche aux détracteurs, de détourner leur pensée et, in fine, de justifier une thèse idéologique.

Le plus intéressant de ce livre, c’est qu’il dévoile une forme particulière de misologie qui affecte de plus en plus les personnes qui ont consacré leur vie aux choses de l’esprit et à la transmission des savoirs, du primaire jusqu’à l’université. Cette misologie6 se manifeste par une sorte de nihilisme qui pousse l’intellectuel à dégrader les forces de la raison, à retourner contre lui-même et contre les autres (les élèves, les étudiants, la société) l’amour de la connaissance et à adopter, avec le zèle du converti, le relativisme et les chimères idéologiques de la pédagogie autoproclamée « progressiste » et de la sociologie « critique » et post-moderne. C’est ainsi que l’auteur de ce brûlot anti-Lumières, confondant élitisme intellectuel – qui devrait être à la portée de tous – et élitisme social, milite avec ferveur pour l’abolition « du rituel de la dictée », de « la méthode syllabique », de « la chronologie », de « l’apprentissage par cœur » – assimilé au gavage –, « du cours magistral » et du « lobby latiniste », mais également pour la fin de la discipline, de l’effort, de l’excellence et du mérite républicain, tous synonymes d’un « projet éducatif réactionnaire » et d’un système de domination qui ne dit pas son nom7.

Pourtant, le masque de la subversion tombe très vite quand l’auteur, en grand chevalier « freinetique8 » de l’innovation pédagogique, propose de « refaire l’école » avec « des pistes jusque-là inconnues » en y instaurant une « pédagogie de projet » et « différenciée », à la fois « d’émancipation », « sociale » et « d’action directe », mais surtout « engagée aux côtés des dominés », une école où l’élève est « l’auteur de ses apprentissages »9. Pour ce faire, il faudra « décentrer les savoirs » pour mettre en place « d’autres pratiques » [sic] et défendre la mise en place du « collège unique » – ce qui serait le meilleur moyen d’imposer une pédagogie officielle et donc une école normative – dans le but de « travailler sur l’empowerment » [sic] au sein de « la communauté éducative ». On reste bouche bée devant tant de modernité, d’audace et de subversion !

Confondant « expérimentations autogérées » et autonomie de l’esprit (la connaissance comme instrument d’indépendance), oubliant que l’anarchie est « la plus haute expression de l’ordre », pour reprendre les mots d’Élisée Reclus (1830-1905) – géographe anarchiste, père de la géopolitique et grand savant dont le combat pour la transmission de la culture et du savoir10 lui vaudrait aujourd’hui le titre de « réac-publicain » –, et que sans Virgile il n’y aurait pas eu Rimbaud11, Grégory Chambat est en réalité un « indigné » utile du système, un complice du ministère qui s’ignore. L’école dont il rêve, c’est-à-dire l’école anti-laïque12 et collectiviste, centrée sur les socialisations et agenouillée devant la société13 et les volontés particulières, est celle des néfastes réformes éducatives ; son livre n’est rien d’autre, au fond, qu’un hommage à l’école d’aujourd’hui ; sa « révolte » n’est que conformisme et conservatisme car il serait temps de se rendre compte que l’école que prônent les défenseurs de l’instruction publique n’est pas celle du passé.

On peut enfin regretter que Grégory Chambat, qui a au moins le mérite d’avoir compulsé un certain nombre d’ouvrages « nauséabonds », ait oublié de mentionner Mezetulle, ce site maléfique où sévissent de nombreux « néo-réacs » qui se réclament de Condorcet – encore un facho14 :

« L’idée de soumettre la politique à la philosophie a d’autres adversaires encore. Ceux qui croient que le simple bon sens doit suffire à tout, pourvu qu’il s’unisse à un grand zèle. […]. Quel est le motif secret de ceux qui professent ces opinions ? C’est d’abord le désir de s’écarter des hommes qui peuvent les apprécier, afin d’avoir plus de facilité pour tromper le reste ; c’est la crainte que la philosophie ne porte sur leur conduite une lumière sûre et terrible, qu’elle n’éclaire à la fois la nullité de leurs idées et la profondeur de leurs projets. […]. Voulez-vous échapper aux pièges de ces imposteurs ? […] faites que dans l’instruction publique ouverte aux jeunes citoyens, la philosophie préside à l’enseignement de la politique. »15

Notes

1 – L’école des réac-publicains, la pédagogie noire du FN et des néo-conservateurs, Libertalia, 2016.

3  –  « Rétablir l’ordre dans et par les savoirs ; dernier appel au retour des « fondamentaux », c’est la « pédagogie noire » qui s’avance. », écrit l’auteur p. 115.

4  –  De l’école, Paris, Seuil, 1984, rééd. Paris, Verdier, 2009.

5  –  À ce sujet, voir Pierre-André Taguieff, Du diable en politique. Réflexions sur l’antilepénisme ordinaire, Paris, CNRS, 2014.

6  –  « Au fait, nous remarquons que plus une raison cultivée s’occupe de poursuivre la jouissance de la vie et du bonheur, plus l’homme s’éloigne du vrai contentement. Voilà pourquoi chez beaucoup, et chez ceux-là mêmes qui ont fait de l’usage de la raison la plus grande expérience, il se produit, pourvu qu’ils soient assez sincères pour l’avouer, un certain degré de misologie, c’est-à-dire de haine de la raison. En effet, après avoir fait le compte de tous les avantages qu’ils retirent, […] ils trouvent qu’en réalité ils se sont imposé plus de peine qu’ils n’ont recueilli de bonheur ; aussi, à l’égard de cette catégorie plus commune d’hommes qui se laissent conduire de plus près par le simple instinct naturel et qui n’accordent à leur raison que peu d’influence sur leur conduite, éprouvent-ils finalement plus d’envie que de dédain. », E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. Victor Delbos, Paris, Librairie Générale de France, 1993, p. 60. Voir aussi Jean-Michel Muglioni, Apprendre à philosopher avec Kant, Paris, Ellipses, 2014, p. 21-24.

7  –  C’est oublier l’avertissement de Condorcet : « Un maître d’école n’est pas dans la dépendance de Newton, ni un procureur dans celle de Montesquieu ; mais un paysan qui ne sait pas compter est dans la dépendance d’un maître d’école, et dans celle du procureur, s’il ignore les dispositions principales de la coutume sous laquelle il vit. […]. Or, il faut que les institutions sociales combattent, autant que possible, cette inégalité qui produit la dépendance. », Essai sur la constitution et les fonctions des assemblées provinciales, C. XIV, p. 290-292.

8  –  L’auteur s’inspirant des idées « libertaires » et « révolutionnaires » en matière de pédagogie de Célestin Freinet ( mais également des arguments (qui n’en sont pas) de Pascal Bouchard.

9  –  C’est méconnaître la pensée d’Alain (Propos sur l’éducation) qui a toujours défendu un modèle scolaire où l’élève devient maître à son tour par le savoir. Et jamais il n’a voulu que l’élève demeure passif !

10 –   É. Reclus, L’idéal de la jeunesse, Bruxelles, éditions de la Société nouvelle, 1894. Voir aussi Béatrice Giblin, « Élisée reclus : géographie, anarchisme », Hérodote, n° 2, 1976/2, p. 30-49, n° 22, 1981/3 et n° 115, 2005/2 et Henriette Chardak, Élisée reclus. Un encyclopédisme infernal !, Paris, L’Harmattan, 2005.

11  Yves Bonnefoy, « Remarques sur l’enseignement de la poésie au lycée », L’esprit créateur, n° 36/3, 1996, p. 108.

12   « Une école où le maître s’épuise en préalables, négocie avec ses élèves et diffère le moment d’apprendre, n’est pas laïque, y compris lorsqu’elle se répand en bons sentiments : car on invoque alors la morale pour éviter l’enseignement, on invoque la liberté de l’extérieur, brouhaha qui masque le défaut de liberté constitutive, on y réduit la laïcité à son contraire, une religion civile. », C. Kintzler : http://www.mezetulle.fr/que-fait-on-dans-une-ecole-laique/

13 –  « Une société qui se fait gloire de n’édicter d’autres lois que le minimum nécessaire à faire tenir ensemble des êtres parlants, on comprendra que le principe n’en soit pas la vertu, ni l’honneur, ni l’obéissance, mais bien la bêtise, c’est-à-dire la passion du lien même. On ne s’étonnera pas davantage que la pensée bête se coule dans la forme du lieu commun et de l’idée reçue : […]. La bêtise, c’est de croire au lien, c’est-à-dire céder sur l’impossible qu’il y en ait. », J. C. Milner, Les noms indistincts, Paris, du Seuil, 1983, p. 127-128.

15  –  Condorcet, Troisième mémoire sur l’instruction publique, dans Cinq Mémoires sur l’instruction publique, Paris, GF, 1994, p. 222.

© Jorge Morales et Mezetulle, 2016.

L’école sans maîtres

Mi-mai, tous les instituteurs de France ont été destinataires d’une lettre de leur ministre, dans laquelle chacun pouvait lire ceci : « Vous enseignez à l’école primaire. Si l’adjectif indique qu’elle est première, chronologiquement, dans la scolarité de l’élève, il peine à rendre compte de l’importance de ce qui s’y joue. Cette école n’est pas seulement première : elle est, à bien des égards, primordiale. Entre les murs de vos salles de classe, les enfants vivent un moment décisif : ils acquièrent, pour la première fois, des savoirs et des compétences fondamentaux. Dans ce moment se joue, bien souvent, la réussite future de leurs études. C’est la conscience de cette importance qui a conduit le Gouvernement, dans la loi de refondation de l’école de la République de juillet 2013, à donner la priorité au premier degré. Cette priorité n’est pas un vain mot ; elle n’est pas restée lettre morte. Elle s’est traduite, concrètement, dans les nombreuses mesures prises depuis 2013. ». À la lecture de cette prose ministérielle, je me suis dit que madame Vallaud-Belkacem et moi-même ne voyions pas la réalité scolaire du même côté du mystère. Ce qui suit donnera au lecteur toute latitude pour juger.

Une surprenante manifestation

Il y a plusieurs semaines de cela, je passais devant l’inspection académique de Nanterre et m’arrêtai devant ce que je pris au départ pour un simple attroupement bruyant de parents et d’enseignants mécontents. Quelle ne fut pas ma surprise quand je vis parmi les adultes de jeunes enfants portant banderoles et pancartes et scandant des revendications assez inattendues : « Des remplaçants, pas le fond de la classe », « Nous voulons des devoirs », « De l’école, pas que des récréations »… Comme je l’appris après m’être rapproché d’un maître psalmodiant gravement : « L’école de la République doit être une école à plein temps », il s’agissait d’un rassemblement de parents et d’enseignants ne trouvant plus supportable que les maîtres de leurs enfants ou leurs collègues ne soient pas remplacés dès qu’ils étaient en congé. Ainsi, dans certaines écoles et communes des Hauts-de-Seine, il n’était pas rare que depuis la rentrée des élèves n’aient pas eu classe l’équivalent de quelques semaines.

Ce regroupement bariolé, bruyant et enfantin me fit alors penser à une œuvre de la littérature contemporaine de jeunesse, une pièce en un acte de Grégoire Kocjan, La Manifestation, où l’on voit des enfants manifester devant leur école fermée et qui, au grand étonnement des passants, demandent force exercices et devoirs, qui regrettent le temps studieux et sévère de l’école et qui en arrivent à la conclusion que la fermeture de leur école est la conséquence d’un « immense complot » ourdi par des « méchants » dont l’intérêt est que la jeunesse reste « imbécile » car, comme le dit doctement un élève manifestant : « C’est toujours plus facile de commander quelqu’un qui est bête ». Ces élèves sans école vont alors être frappés d’une étrange aphasie, se mettre à meugler et devenir des veaux, jusqu’à ce que leur maîtresse réapparaisse et annonce à ses élèves effarés qu’au lieu de crier au complot mieux vaudrait consulter un calendrier et savoir que pendant le pont du Premier mai les écoles ferment.

J’appris plus tard qu’à la suite de ce rassemblement une bonne quarantaine d’enseignants contractuels avaient été embauchés et que l’année prochaine, aux dires mêmes d’un décisionnaire de l’inspection académique, le nombre des maîtres nouvellement nommés dans le département serait pour moitié constitué de contractuels1.
 

Une école de maîtres précarisés

Chacun sait qu’à présent les maîtres d’école sont recrutés à bac + 5 ; cette réforme du recrutement des maîtres appelée « masterisation » avait été présentée comme un gain, un double gain : financier pour les futurs maîtres et pédagogique pour leurs futurs élèves. Il y allait de la refondation de l’école de la République, rien moins ! Las, cette masterisation a au contraire entraîné un tarissement des vocations, notamment chez les étudiants des couches populaires, lesquels ne peuvent plus compter sur un salaire dès leur formation (comme auparavant) mais doivent patienter deux années supplémentaires avant de toucher leur premier traitement. Or maintenant, devant la crise du remplacement des maîtres en congé qui déstabilise certaines communes, les inspections en viennent à embaucher des contractuels qui ont le niveau de la licence. Il suffit de passer un simple entretien et, si l’on convient, on se voit aussitôt propulsé dans une classe ; et c’est tout. Outre qu’il est opaque (à la différence des concours nationaux qui sont publics et de ce fait consultables par tout citoyen), ce recrutement est scandaleux et méprisant. En effet, en région parisienne notamment, les communes le plus touchées par le manque de remplaçants sont les communes dites « sensibles », là où les enfants ne sont pas des « héritiers » mais des élèves qui n’ont que l’école pour s’émanciper. Et c’est précisément devant ces élèves que l’on place des enseignants qui n’ont été recrutés que pour leur moindre coût et non pour leur capacité à enseigner clairement et distinctement des savoirs qu’ils maîtrisent !

Dans la réalité, la vérité n’est pas aussi crue que dans la pièce de théâtre de G. Kocjan. Certes il n’y a pas à proprement parler de complot qui est l’œuvre d’inassignables méchants visant à abrutir la jeunesse ; certes jamais les élèves ne se transformeront en veaux et se mettront à beugler au lieu de parler sensément ; mais ce qui est flagrant c’est que sournoisement, par la bande, sans y toucher, mais certainement, « on » travaille à l’asservissement des élèves par impéritie et laisser-aller. En cela, cette destruction lente mais assurée de l’instruction publique suit une recommandation de l’OCDE dont Mezetulle s’était fait l’écho il y a quelques années2 : il ne s’agit pas de détruire d’un coup l’école publique mais de rendre les conditions de possibilité de sa réalité de moins en moins efficaces jusqu’à sa suppression indolore et néanmoins complète3.
 

Et le maître disparut au profit du pasteur

Cette crise du remplacement des maîtres en congé, outre qu’elle a une cause conjoncturelle (le manque d’attractivité du métier d’enseignant, comme on dit), a donc également une cause politique et structurelle.

Peut-être prépare-t-on une école de la République à deux visages : une école d’enseignants fonctionnaires d’État et une école d’enseignants précarisés ; dit sans fard, une école publique de qualité pour certains et une école de l’amenuisement pédagogique pour les pauvres, ceux qui surtout doivent rester ignorants, « analpha-très-bêtes », comme il est dit dans La Manifestation. Et nous voici arrivés à cette école des castes dont parlait Jules Ferry le 10 avril 1870 lors d’une conférence intitulée De l’égalité d’éducation : « […] nous pouvons supposer un état de choses où la fatalité de l’ignorance s’ajouterait nécessairement à la fatalité de la pauvreté, et telle serait, en effet, la conséquence logique, inévitable d’une situation dans laquelle la science serait le privilège exclusif de la fortune. Or, savez-vous, messieurs, comment s’appelle, dans l’histoire de l’humanité, cette situation extrême ? c’est le régime des castes. Le régime des castes faisait de la science l’apanage exclusif de certaines classes. Et si la société moderne n’avisait pas à séparer l’éducation, la science, de la fortune, c’est-à-dire du hasard de la naissance, elle retournerait tout simplement au régime des castes ».

En tout cas ce qui est certain c’est que cette école sans maîtres est l’école qui est la conséquence et la vérité des méthodes pédagogiques défendues, depuis une bonne quarantaine d’années, par le ministère et certains syndicats d’enseignants ou des associations de parents d’élèves. Si, comme Jean-Marie Kintzler et Marie Perret dans leur article « S’orienter dans le débat sur l’école » publié par la revue Humanisme4, on se représente l’école selon deux modèles, l’un adaptatif et l’autre républicain, c’est-à-dire d’un côté une école de la socialisation où l’on prépare l’élève « au monde tel qu’il est et comme il va » et, de l’autre, une école libératrice qui soustrait l’élève à « ses particularismes biologiques et sociaux » pour l’ouvrir à l’universel – alors il s’ensuit que l’école adaptative par sa nature n’a pas besoin de maîtres. Car l’école adaptative, cette école de l’inculcation, n’est que le reflet de la société, son excroissance : elle n’a de vertu qu’associative puisqu’elle concourt au tissage social, à l’intégration de l’enfant au corps social dont il ne doit être qu’un membre sans grande valeur. De ce rapport ancillaire de l’école à la société, de cette « hétéronomie » de l’école découle la disparition du maître comme personne critique appelée à déciller les esprits des élèves que la Nation lui confie. Le maître magistralement maître est celui qui tient son autorité des savoirs qu’il maîtrise ; et grâce aux concours nationaux qu’il a passés, on a jugé de sa capacité à présenter ses connaissances de manière élémentaire et compréhensible par n’importe quel esprit attentif et confiant. Le savoir est donc premier ; par l’entremise d’un maître, ce savoir se voit présenté clairement et distinctement à des élèves qui par cet enseignement élémentaire sont tenus de l’assimiler, de le comprendre effectivement. Seule la raison est donc sollicitée dans une école réellement émancipatrice, dans une école « sanctuarisée » car protégée de toutes pressions, que celles-ci soient sociales, économiques, municipales ou cléricales. L’école républicaine est une école de la séparation, une école anarchiste, puisque chaque élève y est sommé de se défaire de ce qui le fait sans qu’il le sache et d’être à lui-même son seul maître. Aussi, pour cet étrangement à soi-même, cette distanciation de soi à soi, l’élève a-t-il besoin d’un maître, un maître qui ne le réduise pas à son immédiateté, à sa vie de tous les jours, mais l’ouvre à l’humanité des temps anciens et de toujours.

Au contraire, l’école comme lieu de vie, comme lieu d’épanouissement, n’a pas besoin de maître au jugement assuré suscitant chez ses élèves un esprit acéré et vif, cette école « homogène à l’espace social » a bien plutôt besoin de gardiens et d’animateurs dont le recrutement peut dès lors être local : ce n’est plus l’universalité du savoir qui prime et ses conditions rationnelles d’exposition valables pour chacun et partout, ce qui prime c’est l’ici et maintenant de « l’environnement social ». L’école adaptative veut la grégarisation et n’a ainsi besoin que de pasteurs.
 

L’école moutonnière

L’école sans maîtres apparaît donc comme l’école de la co-éducation où chacun pense être le maître alors que tous sont maîtrisés par leur seule affectivité, c’est l’école de la spontanéité et de l’unanimité qui promeut la même fausse liberté que celle qui vaut chez les Thélèmites dépeints par Rabelais à la fin de Gargantua. Alors qu’en cette abbaye la règle affichée est : « Fay ce que vouldras », au fur et à mesure qu’est décrite la vie qu’y mènent les Thélèmites, on se rend compte que la liberté comme autonomie n’y règne pas mais tout au contraire la plus plate des soumissions : « Par ceste liberté entrerent en louable emulation de faire tous ce que à un seul voyaient plaire. Si quelq’un ou quelcune disoit : « Beuvons, » tous buvoient ; si disoit : « Jouons, » tous jouoient ; si disoit : « Allons à l’esbat es champs, » tous y alloient ». L’école des contractuels, l’école du maître disparu, si rien n’est fait pour la contrer, donnera sous peu naissance à une société où, sous des impératifs enjoués mais fermes, prévaudra le conformisme le plus résigné et où résister ne sera plus possible sinon sous la forme d’une violence inutilement brute et assurément inefficace, comme le mouton regimbant en vain sous le sabot de l’inflexible tondeur.

 

Notes

1 – Le 4 avril, la « une » du Parisien titrait : « Trop de classes sans prof ». En page 3 du quotidien, on pouvait lire cet aveu du directeur académique des services de l’Éducation nationale des Hauts-de-Seine : « Il ne s’agit pas d’un problème de moyens mais de ressources humaines. Si je pouvais trouver maintenant une quinzaine de vacataires disponibles, voire plus, je les embaucherais tout de suite ».

2 – « Les risques calculés du néo-libéralisme : une politique de l’inaperçu », par Catherine Kintzler, Mezetulle, 2014. Publié initialement en 2008 par Marianne en ligne.

3 – « Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte que l’on évite un mécontentement général de la population. » (La faisabilité politique de l’ajustement, rapport publié en 1996 par le centre de développement de l’OCDE.). On trouvera le lien vers ce texte dans l’article cité à la note 2.

4 – Humanisme n° 310, février 2016, p. 11-15.

© Tristan Béal, Mezetulle, 2016.

La révolte des incultes (par Mathieu Bock-Côté)

Le bac, produit de consommation, et les « casseurs littéraires »

Trop difficiles les sujets du bac ? On fait une pétition pour « ajustement »: annulation ou barèmes adaptés, histoire de mettre les profs au pas…  Mais le vent tourne :  même les Inrocks s’en alarment1 – sans aller cependant jusqu’à une analyse lucide qui pourrait avoir quelque effet boomerang ! On en trouvera une dans ce bel article de Mathieu Bock-Côté, publiée le 22 juin dans son blog hébergé par Le Journal de Montréal2.

 

La France. Le pays de la grande culture, de la littérature, des intellectuels brillants, des écrivains époustouflants. Le pays qui aime les mots et qui nous les fait aimer.

On ne l’imagine pas dévorée par la médiocrité culturelle. Et pourtant, la bêtise n’épargne aucun pays.

Ces derniers jours, les étudiants devaient passer l’épreuve du bac. Ils avaient notamment une épreuve d’anglais, dans laquelle ils devaient déterminer où se trouve Manhattan. Trop dur! Question scandaleusement difficile!

Facilité

Au sortir de l’examen, des étudiants, prenant leur courage à deux mains, ont signé massivement une pétition pour faire annuler l’examen, trop difficile à leurs yeux! On dénombre 30 000 signatures.

Voyons-y une manifestation virtuelle­­.

Soyons honnêtes: une telle histoire pourrait se passer au Québec demain matin – à la différence qu’ici, les évaluations sont tellement faciles qu’il faut faire un effort particulier pour les couler!

Mais cet événement est terriblement révélateur de ce que devient l’éducation à l’échelle des pays occidentaux et de la psychologie d’une nouvelle jeunesse, qui conjugue avec une fierté qui désarçonne l’arrogance et l’ignorance.

En fait, nous sommes devant les enfants de la nouvelle idéologie pédagogique qui dévalorise le savoir et la culture­­.

Ils ne s’inclinent pas devant la culture, ils n’ont pas honte d’échouer, ils n’ont pas honte non plus de leur inculture, ils se victimisent et considèrent désormais que c’est un droit fondamental d’avoir des examens adaptés à leur ignorance.

Ce n’est pas à eux de s’adapter au monde, mais au monde de s’adapter à eux.

On répète à la jeunesse qu’elle est merveilleuse, qu’elle aurait mille choses à nous apprendre. On la cajole, et pour tout dire, on se couche devant elle.

Les adultes ont tellement peur d’avoir l’air dépassés par les nouvelles générations qu’ils n’osent plus leur imposer quelque borne que ce soit.

Celles-ci sont élevées dans un monde où elles ne rencontrent aucune limite­­.

Complaisance

Alors quand elles butent sur une œuvre qui leur échappe, sur une langue qu’elles ne comprennent pas, elles se révoltent, décrètent ce savoir inutile et veulent l’expulser du programme. La culture générale? Vite, aux vidanges!

Cela fait penser à ceux qui, ne sachant pas écrire, nous expliquent que l’orthographe et la grammaire sont des contraintes périmées. On appelle ça faire de l’analphabétisme un détail ou une vertu.

Mais cette pétition française nous rappelle un autre événement d’il y a quelques années. C’était encore une fois en France.

Même contexte: un examen de fin d’année où il fallait commenter un texte de Victor Hugo. Encore une fois, de petits incultes se jetèrent dès la fin de l’épreuve sur Twitter pour envoyer paître le grand écrivain.

Citons-les par souci de rigueur:

Va chier Victor Hugo! Ah! La politesse! Pourquoi s’encombrer d’une telle vieillerie!

Leur message: puisque ces choses nous dépassent, rabaissons-les!

Ce sont des casseurs littéraires.

On a, pour quelques instants, la nostalgie­­ d’une époque où la jeunesse était poussée à admirer les grandes œuvres, et pas seulement à s’admirer elle-même, le regard hypnotisé par le nombril.

© Mathieu Bock-Côté, Le Journal de Montréal 22 juin 2016.

Lire l’article sur son site d’origine http://www.journaldemontreal.com/2016/06/22/la-revoltedes-incultes

  1. Voir ce lien. []
  2. Voir ce lien. []

Directeur de conservatoire : un nouveau « profil »

En analysant des propos tenus dans une réunion de rentrée, Alexandre Vermillet1 trace le nouveau « profil » du directeur de conservatoire, agent d’une « politique culturelle » contraire à un véritable enseignement artistique.

Notre époque semble particulièrement propice aux expérimentations. Il n’y avait donc pas de raison pour que les décideurs en matière de politique culturelle n’innovent pas en testant un nouveau profil de directeur de conservatoire : le directeur – artiste.

Le profil précédent était déjà, pourtant, proche de la perfection : le gestionnaire pur et dur, revendiquant fièrement son ignorance en matière d’art, acceptait d’appliquer de façon inconditionnelle toutes leurs réformes. Las ! il s’était étonnamment avéré manquer de crédibilité et d’autorité (malgré son autorité hiérarchique) auprès des agents de base (artistes et professeurs de leur état).

Le directeur – artiste, lui, est tout aussi docile vis-à-vis de ses tutelles, et prêt à tout pour leur complaire : il a sans doute de bonnes raisons pour cela. Mais, contrairement à son prédécesseur, il est un artiste ! et il le clame haut et fort, dès qu’il peut ! Arrivera-t-il à mieux impliquer la base dans les réformes en cours, en lui faisant croire qu’il est de son côté ?

Bien sûr, il n’a en réalité que peu à voir avec les quelques vrais artistes qui subsistent encore à la tête des conservatoires, et qui ne tiendront sans doute plus très longtemps sous la pression des élus locaux (à moins de témoigner d’un héroïsme lui aussi de plus en plus rare ; ou d’arriver à concilier en une même personne, par une tendance moins louable et sans doute proche de la schizophrénie, une double identité d’artiste et de manager). Sa pratique artistique personnelle n’est qu’anecdotique, elle n’est qu’un support ; comme le pupitre, seul accessoire de son bureau se rattachant de près ou de loin à la musique, lui sert de support non pour une partition, mais pour une… circulaire ministérielle.

Comment reconnaître cet ersatz d’artiste qui, par sa manière de se faire passer pour ce qu’il n’est pas (ou plus), insulte la profession entière ?

Il n’y a pas, là, de règle absolue. Mais certains indices ne trompent pas, car ils montrent indubitablement qu’il ne sait pas (ou ne veut pas savoir, ce qui revient au même) ce qu’est un véritable artiste. En voici un florilège, glané notamment dans des propos s’adressant aux professeurs lors de la réunion de rentrée d’un conservatoire.

S’il vous dit : « Jouons collectif, transversal et en lien avec les pratiques amateur2 », vous saurez, déjà, que l’originalité n’est pas son credo : le mantra du collectif à tout prix n’aura pas manqué de vous avoir déjà effleuré les oreilles. Vous découvrirez aussi qu’il prend les artistes et les professeurs pour des footballeurs (l’élève faisant bien sûr office de ballon) ou, du moins, pour des êtres mus principalement par l’affect, l’enthousiasme, à qui il convient de parler par injonctions imagées, de registre familier. Vous trouverez étrange, de la part d’un artiste, cette maîtrise douteuse de la métaphore, ainsi que cette façon d’ignorer l’importance de la pratique artistique individuelle qui, loin d’empêcher l’expérience de la pluralité (pensons à la polyphonie), offre celle, inestimable, de maîtriser par soi-même l’œuvre dans son intégralité.

Lorsqu’il vous dira être « altiste/artiste », vous commencerez à douter sérieusement de ce saltimbanque des mots. D’autant plus que juste après, vous entendrez que « l’artiste sait jouer avec les règles », affirmation sans aucun sens, sauf à prétendre légitimer des atteintes au statut de professeur.

Vous serez peut-être impressionné, dans un premier temps, par le soin qu’il apporte, tel un fin lettré, au choix des termes employés, lorsqu’il déclarera ne pas aimer celui d’audition (trop connoté, selon lui, à l’idée de sélection et d’examen, repoussoirs bien connus…), ou préférer évolution à réforme. Mais vous comprendrez bien vite qu’il ne s’agit nullement là de préoccupations purement langagières. En effet, lui qui souhaite ouvrir le cours sur l’extérieur, est gêné par l’audition impliquant, a contrario, la non-audition du cours. Et il préfère une évolution inéluctable, naturelle, darwinienne, à des réformes qui pourraient suggérer une alternative, ou la possibilité d’une opposition procédant d’une volonté (et donc d’une liberté), non pas par amour de la précision d’expression, mais pour mieux soumettre les professeurs à la politique qu’il est chargé d’appliquer.

Lorsqu’il affirmera que « depuis les attentats de Charlie Hebdo, les politiques ont pris conscience de l’importance d’investir dans la culture », vous vous étonnerez de n’entendre de sa part aucune critique de cette façon d’instrumentaliser l’art et d’en faire un outil lénifiant de paix sociale. Vous constaterez que la proximité de l’artiste et du politique lui est naturelle, et qu’il n’envisage pas une seconde un artiste déconnecté socialement. Il rajoutera, bien sûr, qu’ « il vaut mieux être dans la locomotive que dans la remorque », entassé en foule avec tous les apôtres passionnés d’un progressisme fonceur dont rien ne pourra arrêter la voie toute tracée ; et c’est cette image, se fondant avec l’exigence du collectif et l’instrumentalisation politique de l’art, qui vous évoquera immanquablement le réalisme socialiste de l’ex-URSS, qui, avec ses « Fonce, locomotive, à travers le Plan Sexennal, vers le socialisme ! », ou ses « La fanfare est un pas vers la collectivisation du travail », n’a que fort peu brillé par ses réussites artistiques. Mais, surtout, se révélera ainsi à vous le parti pris idéologique d’un artiste par ailleurs très mesuré et modéré.

Cette liste n’est bien sûr pas exhaustive, bien d’autres variantes étant possibles (au hasard, « Le cours individuel favorise l’individualisme » ; variante proverbe africain : « Tout seul on va plus vite, ensemble on va plus loin » ; humoristique : « L’union fait la 4th3 »). Nous ne pouvons que faire confiance à nos lecteurs pour ne pas se laisser abuser. Et pour continuer à résister à des politiques visant à éradiquer un véritable enseignement artistique.

Notes

1- Professeur de conservatoire. Il s’agit d’un pseudonyme.

2  – L’expression « pratiques amateur » provient d’une présentation PowerPoint diffusée dans le même type de situation.

3  – La phrase citée ici orne les vêtements fournis par un lycée renommé à ses élèves ; la précédente a été prononcée en introduction à un spectacle de cirque destiné à des agents de « service public ».

© Alexandre Vermillet et Mezetulle, 2016.

L’enseignement musical ‘low cost’

Dania Tchalik décrypte une offre municipale d’emploi pour des ateliers d’initiation à la pratique instrumentale. Sous les termes emphatiques et rassurants (ne s’agit-il pas de « développer l’éducation artistique » pour un maximum d’enfants ?) apparaît le principe de la confusion entre le scolaire et le périscolaire : il s’agit de diminuer les heures de cours au profit d’« activités de loisirs ». L’enseignement musical est la victime et le témoin de la dilution générale de l’école dans un « tout éducatif » local « flexible », avec son cortège d’emplois précaires et d’inégalités.

En consultant une revue musicale, mon regard s’est arrêté sur une offre d’emploi en provenance de la mairie de Cergy : « dans le cadre d’une politique ambitieuse » – on n’est jamais mieux servi que par soi-même ! – « de développement de l’éducation artistique1, la ville entend mettre en œuvre des ateliers d’initiation à la pratique instrumentale sur le temps périscolaire ». Pour rappel, le dispositif des Temps d’Activités Périscolaires (TAP, à ne pas confondre avec la compagnie aérienne portugaise) résulte de la suppression d’heures de classe décidée par Xavier Darcos puis confirmée par Vincent Peillon. Dans le cas de ces « ateliers d’initiation musicale », l’habillage démocratique de la réforme (permettre à un maximum d’enfants d’accéder à la pratique d’un art) vise à masquer la suppression d’heures de cours qui pouvaient être déléguées aux « dumistes » (intervenants en milieu scolaire) au profit d’un périscolaire facultatif et financé par les communes, avec participation éventuelle des parents. La regrettable confusion entre temps et lieu scolaires et activités de loisirs engendre alors une pernicieuse dilution de l’école dans le tout éducatif2 et se conjugue avec la territorialisation non assumée de l’Éducation nationale.

On ne sera donc pas surpris de retrouver ici la litanie des poncifs pédago et la panoplie de la novlangue managériale. Mais plus largement, cette annonce confirme les avis les plus pessimistes quant à l’évolution de l’enseignement musical français, côté conservatoires comme côté Éducation nationale, et tant du point de vue de la qualité du savoir artistique dispensé que de son cadre légal.

La décentralisation, un levier pour assouplir la loi ?

Le professionnel sera d’abord surpris par l’absence de toute référence aux cadres d’emploi en vigueur dans l’enseignement artistique spécialisé. En lieu et place des habituels professeurs et assistants territoriaux d’enseignement artistique (PEA et ATEA), l’annonce ne mentionne en effet que des « intervenants » ou bien, au mieux, de vagues « professeurs d’instruments » [sic] : parler d’animateurs aurait sans doute constitué une faute de goût. Ce flou des dénominations, tout comme celui des pré-requis (on demande un DE3, un DUMI4, voire un simple DEM !), en dit long sur l’agilité des décideurs vis-à-vis du cadre réglementaire. Mais il y a mieux ! Les candidats seront recrutés sur des « vacations de 1h30 à 6 heures », ce qui ne manque pas d’interpeller : le recours à des vacataires n’est pas prévu par la loi française s’agissant d’une tâche continue dans le temps5 (en l’occurrence, répartie sur l’année scolaire), donc normalement dévolue à des fonctionnaires. Voilà une municipalité (socialiste !) qui a visiblement souhaité se placer à l’avant-garde des évolutions nécessaires liées à l’imminente réforme du code du travail…

Une flexibilité à sens unique

Les postulants à ce « nouveau métier6 » sont donc fixés : en l’absence d’un cadre d’emploi spécifique, ils n’accèderont jamais à la titularisation. Le lecteur naïf pourrait alors penser que les exigences de l’employeur public vis-à-vis des impétrants seraient en rapport avec la modestie de leur statut et (on l’imagine) de leur rétribution ; il n’en est rien. Au contraire, il devra « participer activement à la mise en place des concerts et restitutions » [sic], sans oublier de « suivre le déroulement des manifestations dans leur entier » : entre la paperasse et le transport des tables et des chaises, il n’aura sans doute que peu d’occasions de « se positionner en tant qu’interprète » [re-sic]. De même, le principe de la rémunération à l’heure propre à toute vacation permet à la mairie de ne rémunérer que les heures passées face aux élèves, sans tenir compte du temps nécessaire pour arranger et transcrire les partitions (on n’oserait dire « bidouiller » au vu de l’effectif improbable des formations instrumentales futures : 12 contrebassistes ou 12 trompettistes, voire 12 violonistes dans le meilleur des cas…). Enfin, notre intervenant se fera volontiers bureaucrate en assistant avec assiduité, « après concertation de dates et de jours et selon les projets pédagogiques du dispositif, aux réunions de coordination pédagogique ». Dans ces conditions, on imagine sans peine les cohortes de candidats venus de toute l’Île-de-France et se faisant une joie de multiplier les déplacements pour une malheureuse heure et demie par jour – la ponctualité proverbiale des transports en commun franciliens et du RER A en particulier ne constituant dès lors qu’un challenge supplémentaire ! –, sans oublier la forte probabilité de devoir « enseigner » dans différentes écoles de la ville… Gageons toutefois que cette flexibilité ne constituera en aucun cas un frein à la motivation de ceux qui ne songent qu’à se vouer à « l’intérêt des enfants »… et à celui, plus terre-à-terre, de la collectivité !

Pédagogie : « retour vers le futur » ?

L’annonce distingue deux types d’ateliers périscolaires : des « TAP musique » pour le cycle 2 (CP et CE1) comprenant notamment du chant choral, et des « TAP instrumentaux » pour le cycle 37 (CE2 à CM2). Initier les enfants à la pratique du chant choral, fort bien – mais pourquoi ne pas commencer l’instrument tout de suite ? Tout musicien sait qu’un apprentissage efficace de la musique suppose la simultanéité entre le travail de l’instrument, de la voix, de l’oreille et de la lecture, sans parler de l’acquisition progressive d’éléments de théorie. Or, l’initiation (ou la sensibilisation, ou la découverte : les variantes ne manquent pas tout au long de l’annonce) ayant beau s’étendre sur deux années entières, les effectifs sont renouvelés à chaque période scolaire, ce qui annihile la possibilité même de tout travail suivi. Dans le cas le plus favorable (l’élève suit l’ensemble des ateliers sur les deux ans), les concepteurs de ces « ateliers » remettraient paradoxalement à l’honneur cette habitude affreusement passéiste qui consistait jadis, dans les conservatoires, à différer (faute de place) la pratique instrumentale d’une année et à cantonner ainsi le malheureux élève au seul solfège – mais l’essence même du pédagogisme ne consiste-t-elle pas à repousser tout apprentissage sérieux à plus tard ? Il est toujours trop tôt pour (bien) apprendre !

L’obsession du collectif, entre démagogie et sociologisme

L’intervenant animera donc un « atelier » comprenant 12 ou 17 enfants par tranche horaire d’1h30, « en faisant participer en permanence les élèves présents ». Occuper et solliciter en continu l’attention des enfants dans le cadre d’une « pédagogie dynamique et active » permet certes de limiter d’éventuels débordements – nous sommes bien face à un groupe d’enfants, à plus forte raison issus de publics difficiles et l’expérience de l’intervenant est susceptible de trouver à tout moment ses limites ! – mais aussi d’évacuer toute amorce de concentration et de réflexion de la part des apprenants. Les esprits chagrins crieront au matraquage publicitaire et au zapping généralisé mais on ne manquera pas de leur répondre qu’il ne s’agit ici là « que » de périscolaire.

La dimension collective de ces activités fait l’objet d’une lourde insistance qui ne manque pas de sauter aux yeux. À partir du moment où la musique cesse d’être appréciée et pratiquée pour elle-même pour être réduite à un outil de socialisation, la priorité n’est plus d’apprendre et l’inévitable « pédagogie de groupe » tient lieu de viatique. On notera par ailleurs que cette initiation ne sera en aucun cas suivie d’un approfondissement puisqu’elle ne vise qu’à préparer les élèves à une « restitution publique » dans le cadre du « spectacle vivant » [sic !], le tout si possible à l’occasion de « projets musicaux transversaux » [re-sic]. À mesure que la pédagogie se fait clinquante, ses vues se font toujours plus utilitaires : il s’agit de créer de l’événement culturel à bon compte tout en fidélisant une clientèle de parents. Enfin, la mairie a délibérément écarté toute notion de programmes, un terme bien trop rigide, sans même parler d’examens que l’on sait effroyablement élitistes. Et nulle part il n’est question d’une éventuelle poursuite d’études dans un conservatoire : qui saurait ignorer toute la « singularité8 » du profil sociologique des « publics enfants » [sic] fréquentant les TAP ?

Entre manipulation et réductionnisme techniciste

Le vacataire a donc pour tâche d’enseigner « dans un esprit convivial et ludique », de « susciter l’intérêt des élèves (plaisir, motivation…) » et de « valoriser [!] la découverte de la musique » à travers « l’adhésion à un engagement » (on n’est pas loin du « contrat de confiance »). Cette floraison de valeurs émotionnelles (à moins qu’elles ne soient marchandes) trahit une vision étroitement comportementaliste de la pédagogie. Le prof est un animateur, un clown et un communicant tout à la fois : il devra séduire au lieu d’instruire – mais on rétorquera que le temps d’Alain (sans parler de Condorcet) est révolu et que la société a changé !

Du bout des lèvres, les gestionnaires concèdent que l’animateur devra « maîtriser les techniques de chant choral » ou bien « posséder une connaissance technique de l’instrument » – encore heureux ! Pour autant, cette connaissance sera bornée à un ensemble de compétences techniques envisagées sous un angle utilitariste : nulle mention d’un profil artistique, sans parler des qualités humaines et du sens de la psychologie normalement requis dans le contexte d’un enseignement à un groupe d’enfants. Tout au plus, l’intervenant pourra appliquer son savoir-faire « dans différents styles musicaux » – on ne dit pas lesquels et pour cause : tout bon pédagogue post-moderne sait pertinemment que « toutes les esthétiques se valent » ! Mais l’important est ailleurs : il s’agit pour l’animateur de maîtriser toute une panoplie de techniques pédagogiques : « techniques de l’éducation musicale » (attention : surtout pas trop de connaissances artistiques !), « techniques d’éveil aux répertoires » (de préférence les plus populaires parmi les élèves), « techniques de la pédagogie spécifique à des dispositifs de sensibilisation musicale »… Ouf !

Une liberté pédagogique encadrée

Ce faisant, notre homme-orchestre se fera « force de proposition » : à cette fin, il sera « placé sous la responsabilité du coordinateur musical du domaine concerné » au sein d’un Pôle Éducation Artistique et Culturelle créé pour l’occasion. On notera à nouveau l’insistance toute particulière des rédacteurs, s’agissant cette fois d’une nécessaire subordination à une hiérarchie intermédiaire en plein essor. « Être ouvert aux nouvelles techniques d’enseignement » relève de l’acte de foi et ne saurait être soumis à une discussion raisonnée : les gestionnaires déplacent opportunément une question qui aurait dû être débattue entre professionnels (cours individuel versus collectif) sur le terrain glissant de la morale. Mais le premier savoir-être d’un agent municipal, même (ou surtout ?) s’il est vacataire, n’est-il pas d’obéir aux ordres (le fameux « esprit d’équipe ») et de « posséder un excellent relationnel tant avec les professeurs de la ville qu’avec les partenaires extérieurs » – autrement dit, de faire montre d’une souplesse dorsale au-dessus de la moyenne ?

Quand la diversion et le divertissement font le lit des économies

Dans ces conditions, l’idée de faire travailler un groupe d’une douzaine d’élèves sur « les différentes méthodes et techniques liées à l’instrument (déchiffrage, respiration, nuances, détaché, légato, qualité du son) » relève de la douce utopie – et à l’impossible nul n’est tenu. Comment prétendre décemment vouloir apprendre un geste difficile nécessitant un entraînement répété à un groupe d’une quinzaine d’élèves ? Comment tenir compte de l’hétérogénéité du groupe s’agissant du rythme d’apprentissage, de la capacité à travailler entre des séances elles-mêmes facultatives, des aléas de l’environnement familial ? Est-il raisonnable d’exposer de la sorte des précaires peu qualifiés, peu expérimentés et qui, au vu du statut proposé, ne s’investiront pas à long terme ?

Mais il est vrai que le turn-over et le manque de qualification du personnel ne semble pas faire partie des préoccupations premières d’élus obnubilés par le court-terme et les retombées électorales9. Or, faute de réponse convaincante à ces questions, assortie d’une remise en question décisive de la politique scolaire et culturelle suivie depuis une trentaine d’années, la pédagogie institutionnelle continuera irrémédiablement d’apparaître comme l’alibi – ou le cheval de Troie – d’un ajustement gestionnaire largement discrédité, malgré les diverses tentatives de reductio ad reactionem. Loin de la démocratisation annoncée à grand renfort de com’, la mise en place des « TAP musique » s’apparente en effet à un passage en force de la part d’élus n’ayant de cesse de se faire bien voir de leurs parrains au niveau national10. Or, en créant ces dispositifs peu exigeants et non soumis à l’obligation d’assiduité de la part des élèves, les édiles créent une forme de concurrence déloyale à des conservatoires régulièrement taxés d’élitisme ; ce faisant, ne crée-t-on pas précisément les conditions de l’élitisme tant honni en détournant les populations les plus fragiles et les moins proches de la culture des formations de qualité dispensées dans les conservatoires au profit d’une animation au rabais, le tout en abusant de la crédulité de parents mal informés ?

Le ver est dans le fruit

Mais plus éclairante encore apparaît la légèreté avec laquelle certains protagonistes de l’administration culturelle s’empressent d’exécuter les ordres nocifs d’élus dont l’irresponsabilité ne le cède qu’à un entêtement idéologique proche de l’autisme. Ainsi, sous l’impulsion de  Bruno Julliard, adjoint au maire de Paris chargé de la Culture, ont été mis en place à la Philharmonie de Paris des ateliers (toujours collectifs, il va sans dire) d’initiation instrumentale11 ressemblant furieusement aux « TAP instrumentaux » tels que décrits dans cette annonce. Il est intéressant de relever que le prix de l’inscription à ces ateliers de groupe (250 euros) est sensiblement comparable à celui d’une inscription dans un cursus complet de conservatoire, comprenant cette fois de vrais cours (individuels !) d’instrument, de la pratique d’ensemble et du solfège : la comparaison est éloquente et dispense de s’attarder outre mesure sur le sérieux de la démarche, dûment attesté par la tenue de l’instrument passablement fautive adoptée par les jeunes élèves présents sur la photo fournie par le site.

Mais les conservatoires eux-mêmes ne sont pas à l’abri de la tentation du fast-food musical. Ainsi, dans une récente note12, l’association de directeurs Conservatoires de France propose, face au renoncement des politiques d’ouvrir des places (et donc des postes de professeurs) supplémentaires dans les conservatoires, de mettre en place un parcours de « sensibilisation à des pratiques artistiques » dès le début de l’apprentissage. Et de préciser, en guise d’avertissement aux éventuels réfractaires au nivellement par le bas :

Les freins à ce changement proviendraient […] de certains enseignants et directeurs (qui, inconsciemment, cherchent à reproduire un schéma dans lequel ils se sont épanouis et qui leur a été très favorable) et de familles qui voient dans le modèle traditionnel du conservatoire un refuge pour des valeurs morales, éducatives et sociales auxquelles elles restent profondément attachées.

Ce qui donnerait, traduit du jésuitique : « si ces musiciens, directeurs et familles défendent un enseignement musical public de qualité, c’est par pur égoïsme » (d’aucuns diraient même : par corporatisme). Une déclaration édifiante lorsqu’on sait que les auteurs exercent des responsabilités hiérarchiques dans des établissements qu’ils dénigrent et dont ils ont pourtant la charge…

Une nouvelle fois, la proximité de cette proposition avec les TAP est manifeste et on ne sera pas surpris de voir cette organisation liée au parti au pouvoir, aussi peu représentative de la profession qu’influente dans les couloirs ministériels, soutenir les protestations légitimes contre les coupes drastiques opérées par la mairie (ex-UMP) de Caen dans les budgets de la culture, tout en encourageant toujours plus une casse de l’enseignement musical hâtivement étiquetée « de gauche »13. Certes moins visible mais plus insidieuse et non moins destructrice à moyen terme, cette politique de fausse démocratisation a produit la crise actuelle des conservatoires14 (le sort de l’enseignement du 3e cycle demeure en suspens depuis plusieurs mois) tout en contribuant à dénaturer l’enseignement de la musique au collège, bientôt soumis à une interdisciplinarité (celle des EPI) confinant à la farce15. Au nom des bons sentiments et d’un égalitarisme factice, on s’emploie à vider l’enseignement de son contenu pour en faire une garderie ; il y a quatre ans, certains l’avaient annoncé16… mais cette fois, pas de doute : nous y sommes !

Notes

1 – Voir http://www.mezetulle.fr/pedagogie-evaluation-et-etudes-musicales/#sdfootnote31sym. On peut consulter le document annexé à la fin de cet article.

3 – DE : Diplôme d’État. DUMI : Diplôme Universitaire de Musicien Intervenant. DEM : Diplôme d’Études Musicales (délivré par les conservatoires régionaux et départementaux et reconnu actuellement à… Bac+0).

4 – Ironie du sort : cette annonce paraît au moment même de la réévaluation du DE et du DUMI à BAC+3 !

6 – À noter que les guillemets (de précaution ?) sont bien de l’auteur. Voir : « Intervenir en périscolaire », une formation de l’Ariam par J.-C. Vançon, http://www.ariam-idf.com/sites/default/files/periscolaire-synthese_jcv.pdf (p. 3).

7 – Pourtant, selon les nouvelles dispositions de 2016 le cycle 2 s’étend désormais jusqu’en CE2 et le cycle 3 du CM1 à la 6e : nos réformateurs ne se sont manifestement pas mis d’accord entre eux…

8 – Vançon, op. cit, p. 2.

9 – N’est-ce pas dans cette même agglomération de Cergy-Pontoise que s’est tenu récemment un « Salon musulman » ?

10 – On se souvient notamment de la mise en place hâtive et autoritaire à la Ville de Paris, sous le mandat de Bertrand Delanoë (2013-2014), de la réforme des rythmes scolaires voulue par Vincent Peillon.

15 – Dernier exemple en date, après le non moins loufoque et néanmoins véridique « Madame Bovary mangeait-elle équilibré » : http://www.neoprofs.org/t91246p200-partageons-nos-meilleures-idees-d-epi#3635980

L’Éducation nationale contre l’école (par Louise Buisson)

Le texte ci-dessous n’est pas une fiction, mais un authentique témoignage, reçu d’une institutrice, sur la situation de l’école. Le ton désabusé est celui, navré et navrant, d’une indignation qu’on sent dépassée depuis longtemps. Il en dit long sur l’état d’exaspération et de découragement qui étreint les enseignants attachés à l’instruction. Car on ne se contente pas, en haut lieu, de pervertir leur mission, on s’acharne en outre à saper leur moral en les désavouant ouvertement auprès des élèves.

En visite dans une école élémentaire l’an passé, madame La Ministre de l’Éducation Nationale n’a pas daigné saluer l’équipe enseignante mais a précisé aux élèves qu’ils pouvaient la joindre s’ils estimaient avoir trop de devoirs et pas assez de récréations. Si l’école ne doit pas devenir définitivement un centre de loisirs, souhaitons qu’ils n’aient pas pris ces propos au sérieux !

La politique des rythmes éducatifs mise en place depuis plus de deux ans, sans et contre les enseignants, est, comme toutes les enquêtes le démontrent, un échec qui était prévisible. Jamais les élèves/enfants n’ont été aussi agités, bruyants et fatigués. Jamais les enseignants n’ont été aussi éprouvés par leur fonction de moins en moins enseignante et de plus en plus « éducative ». Leurs journées consistent, désormais, à ne faire que de la discipline de groupe au détriment des disciplines, de l’acquisition de savoirs.

Cette réforme a anéanti la symbolique réservée à une classe qui n’est plus exclusivement un lieu où l’on rencontre savoirs, rigueur et exigence mais qui est désormais un lieu de loisirs1 portés par des animateurs souvent trop jeunes, pas assez formés, ayant un niveau d’exigence et de langue très faible, une attitude qui n’éduque pas mais, au contraire, qui désinstitutionnalise ce que la majorité des enseignants tente chaque jour, malgré tout, de construire et de préserver.

Les enfants/élèves vivent en collectivité 40 à 45 heures par semaine sans repos possible, dans un vacarme assourdissant qu’aucun d’entre nous ne supporterait.

Et que penser de l’entrisme du religieux et du marketing dans l’école ? Est-il normal que la République, qui semble s’excuser de ses propres valeurs, laisse le Qatar, les Emirats Unis et les marques recouvrir les enfants de « tags » aussi tapageurs qu’asservissants ? Comment ne pas voir une offensive de la part de ces États, peu soucieux des valeurs démocratiques, et du marché pour conquérir les corps de nos enfants avant de conquérir leur esprit ?

Est-il normal, alors qu’est réaffirmée l’égalité filles/garçons dans les programmes, de voir des mères d’élèves accompagnant les sorties scolaires, toutes drapées de noir de la tête aux pieds, ne laissant apparaître que l’ovale de leur visage, servir les pique-niques avec des gants, comme le hasard de nos promenades nous le fait constater dans les parcs de nos villes ? Banaliser l’effacement du corps de la femme dans l’espace public au sein même de l’école est une véritable insulte.

Il y a plus qu’un fossé entre la parole de la Ministre et ce que les enseignants vivent dans les écoles.

On retiendra de ce quinquennat – comme du précédent – qu’il tient pour négligeable la place d’un maître, d’une maîtresse dans une classe. L’expérience et la parole de ces derniers n’ont aucune valeur au 110 rue Grenelle. Tout est désormais décidé sans ceux qui font l’école.

L’Éducation nationale n’est plus au service de l’école.

Louise Buisson, institutrice
[NdE. c’est sur le conseil de Mezetulle que le texte est signé d’un pseudonyme]

1 – Rappelons que le mot « école » vient de skholè « le loisir » en grec ancien – le loisir au singulier c’est-à-dire la sérénité réflexive détachée de tout assujettissement à une utilité immédiate, à une demande sociale, a fortiori à un marché comme celui des « loisirs ».

Ouverture d’un nouveau Conservatoire à Paris : une divine surprise

Jorge Morales et Dania Tchalik

Ce vendredi, la mairie de Paris, en présence et à l’initiative de Bruno Julliard, inaugure en plein cœur du Quartier latin le nouveau conservatoire Gabriel Faure (ainsi qu’il prononce). Particulièrement soucieuse de s’adapter à la demande d’une société en mouvement qui, nous le savons, tend de plus en plus (et en particulier depuis les événements de janvier et novembre 2015) vers une application scrupuleuse des principes républicains, la municipalité a élaboré, dans le but de corriger de nombreuses erreurs de calcul guidées par un clientélisme mortifère, un projet d’établissement dont chacun pourra constater le caractère parfaitement innovant.

Ainsi, la pérennité du financement de l’établissement sera garantie par une prise en charge progressive par l’État qui débouchera en 2020 sur une intégration pleine et définitive. Cet acte fort permettra de proposer à tous les professeurs contractuels et même vacataires (si, si !) un accès sûr à la titularisation ; mais on n’attendra pas cette échéance pour libérer leur emploi du temps de toute la réunionnite jadis concoctée par la gent managériale. Côté élèves, le changement ne sera pas moins spectaculaire : les droits d’inscription seront divisés par deux en échange d’une obligation d’assiduité et de travail régulier et des examens annuels seront rétablis en lieu et place de cycles jugés obsolètes et rétrogrades et de la nullité confondante des projets et autres ateliers participatifs dont les apprenants ne tirent aucune véritable instruction. Plus largement, le conservatoire est redéfini comme une école d’art où les élèves, quels que soient leur niveau ou leur profil, sont encouragés à atteindre leur plus haut point d’excellence grâce aux bienfaits d’un enseignement à la fois progressif, fondé sur l’élémentarité et l’individualité, et rigoureusement indépendant de toute injonction politique, conformément aux principes de Condorcet : il s’agira non pas de socialiser des usagers mais d’éclairer des élèves.

Or, toute évolution comporte ses inévitables freins au changement : celle-ci n’échappe pas à la règle. Ainsi, quelques experts en pédagogie – dont l’idéologie archaïque, réactionnaire et infantilisante n’a d’égale que la propension à une nostalgie coupable, celle d’une époque heureusement révolue où la médiocrité et l’anti-intellectualisme cantonnaient les conservatoires aux loisirs et au divertissement de masse –, n’ont pas manqué de se répandre en complaintes acerbes vilipendant les grandes lignes de ce dessein hautement progressiste. Parmi eux, la cheffe de la BRTS (Brigade de Répression de la Transmission du Savoir), Sylvie Poivrier, déplore l’écart inadmissible avec les objectifs du SCEM (Socle de Crétinisation et d’Employabilité des Masses) tandis que le formateur Emeric Sépromis appelle les édiles parisiens à « se bouger le bacon » et à « éteindre les Lumières » : Milner et Alain au programme des formations pédago, jamais !!! Sans oublier José Attila, professeur de Meiriologie à l’Université des Hauts d’Occitanie et chef de file d’une lignée de disciples1, qui dénonce dans une philippique (que tout CFUMIste qui se respecte se devra d’apprendre par cœur) cette « insupportable entorse à la doctrine de l’égalisation par le bas », qui rend nos conservatoires « inutiles socialement ». D’autres agents pédagogiques lui emboîtent le pas2.

Cependant, il n’y a pas lieu de douter de la détermination sans faille des édiles parisiens qui sauront faire preuve d’écoute (à l’image de Najat Vallaud-Belkacem face aux professeurs manifestant contre la réforme du collège) et déployer toute la pédagogie requise (tel un Manuel Valls s’agissant de la loi Travail ou de quelques « grands projets inutiles ») pour neutraliser les résistances et faire triompher l’intérêt général qui ne sera plus confondu avec les volontés particulières, de même que l’utilité sociale n’usurpera plus jamais la place de l’utilité publique, si l’on veut que la fraternité républicaine ne soit pas broyée par le vivre-ensemble citoyen et qu’elle ne tombe pas aux mains de charlatans.

Notes

 

1 – Afin d’éclairer le lecteur, voici quelques références bibliographiques parmi les plus récentes de cette glorieuse lignée : Nicholas Stropiers, Vive la misologie et le « savoir-être », Grenoble, Éditions du pédago, 2015 ; Katherine Bobine, « La co-construction et la co-intervention participative, ouverte et plurielle des Conservatoires de France », Mozart, Beethoven et le bacon, Cahiers de l’Association Conservatoires de l’Ancien Régime, 32 (2016), p. 1-2 ; et enfin, Vampeer Jeanson, « Rythme de la Réforme et réforme des Rythmes », Revue de l’Association des Bourdivins illuminés, 42777 (2014), p. 499-600.

2 C’est le cas de Sophie Tehait, professeur au Conservatoire d’Aumertilliers-Lacourvieille, qui s’indigne de voir les intérêts particuliers, et donc les ambitions de carrière, remplacés par une pédagogie fondée sur le mérite où l’on ne réprime plus, au nom des idées de « gauche », ceux qui cherchent à se distinguer. Voir « La pédagogie de groupe et le journal de classe : deux remèdes contre les archaïsmes du passé », Faire carrière dans le monde pédago, Cahiers des FEDECEM, 3000 (2015), p. 102-146. De même, la contribution audacieuse de deux experts en djihadisme, Michel Sucrière et Christiane Souillon (L’instruction publique, entre pétainisme et djihadisme international, La Garde-sur-Rouge, Surveiller et punir éditeur, 2015), offre au lecteur, à travers l’exercice systématique du dévoilement, l’indispensable dénonciation des crimes politiques passés, présents et à venir des professionnels de la musique et de son enseignement.

© Dania Tchalik et Jorge Morales, Mezetulle, 2016.

Manifeste pour la reconquête d’une école qui instruise

L’école du négoce : commentaire du Manifeste par Tristan Béal

En ce moment, à l’initiative d’enseignants, de parents et de syndicalistes, circule un Manifeste pour la reconquête d’une école qui instruise1 . Ce texte pointe le lien entre démantèlement de l’école républicaine et destruction de tout travail digne ; il montre également que cette double attaque contre l’esprit et le travail se déroule sur fond d’une guerre économique inavouée, guerre dont l’un des belligérants est cette Europe du négoce qui, loin d’avoir besoin de citoyens éclairés et de travailleurs protégés par des droits forts, ne cherche qu’une main d’œuvre corvéable et devant rester à la marge de l’humanité, une masse méprisée.

Dès que j’ai pris connaissance de ce Manifeste, deux mots ont aussitôt capté mon attention : « reconquête » et « instruise ».

Instruire et éduquer

De plus en plus le verbe « instruire » et le nom « école » ne sont plus utilisés de concert. Du reste, il n’est qu’à lire l’intitulé du ministère qui a charge de l’enseignement dans notre République alanguie.

« Éduquer », étymologiquement, c’est mener hors de. Le mot donne ainsi à penser que « éduquer » c’est faire passer d’un état à un autre ; ce qui, dans le cadre scolaire, est passer de l’ignorance à la connaissance. Il arrive aussi que l’on emploie ce verbe dans le même sens que « polir » : quand on dit de quelqu’un qu’il n’a pas reçu d’éducation, c’est qu’il manque de sociabilité, qu’il manque de politesse, d’aménité, qu’il n’a pas su polir les aspérités de son tempérament pour faire société avec ses contemporains. Et l’on en arrive peu à peu à l’idée contemporaine de socialisation : l’école de l’éducation nationale peut alors être entendue comme une école où l’on polit à ce point l’esprit des élèves qu’il n’en reste plus rien d’aigu2.

« Instruire » vous a un côté martial, lui ; le verbe latin dont il est issu recèle un sens militaire : instruere, c’est ranger une armée en bataille après l’avoir préparée au combat à force d’entraînements. L’école de l’instruction est une école de lutte, pas une école de polissage : on n’y façonne pas un citoyen moutonnier mais un esprit critique, un esprit qui, dès le plus jeune âge, sera renvoyé à ses seules forces. Faire de l’analyse grammaticale, effectuer des opérations, écrire des dictées, tous ces enseignements que l’on voudrait réduire à leur seule dimension rébarbative, tous ont pourtant une seule et unique vertu libératrice : apprendre à faire la distinction du vrai et du faux en rapportant le cas à la règle expliquée et apprise. Plus cet entraînement « critique » se fera tôt, plus l’on peut espérer que les élèves d’une telle école seront plus tard des citoyens vigilants qui ne s’en laisseront pas conter de belles par leurs politiques. Du reste, Condorcet avait pointé avec vigueur ce lien entre scolarité émancipatrice et citoyenneté alerte : « Un peuple ignorant est un peuple esclave ».

Après la bataille

Une république se juge donc à son école. D’où la pertinence du syntagme « école de la république » : car on peut être certain qu’une république qui accepte une école du décervelage et de l’énervation n’a de république que le nom, qu’elle n’est qu’une république qui se paie de mots et qui ne veut pas écouter toute la valeur dont ceux-ci sont lourds.

Le mot « reconquête » du titre de ce Manifeste a lui aussi un côté combatif et sous-entend que les citoyens d’une république ont la république qu’ils méritent. Nous sommes des tard-venus, comparés aux révolutionnaires de 1789 et de 1848, aux communards de 1871 et aux résistants de la Seconde Guerre mondiale ; nous sommes nés dans un pays où, depuis soixante ans, il n’a rien fallu que nous arrachions de haute lutte, nous sommes non pas des citoyens conquérants mais des antiquaires : nous conservons. Et nous conservons mal : qu’il s’agisse de notre système de retraite par répartition, de notre protection sociale ou de notre école…

L’école niée

« Rarement [les] responsables politiques, à commencer par les ministres successifs de l’Éducation nationale, se sont acharnés à ce point à démanteler et à détruire l’école publique », peut-on lire à la première page du Manifeste.

L’école est un lieu paradoxal en ce qu’il cherche à se nier lui-même. L’école a réussi sa mission d’instruction quand l’élève n’a plus besoin d’elle ; l’école est libératrice quand ses maîtres travaillent à leur propre disparition pour que chaque élève devienne à lui seul son propre maître. Dit autrement, l’école est anarchiste : c’est un lieu où règne la règle intangible pour différencier le vrai du faux et qui favorise pourtant l’éclosion d’un esprit qui ne reçoit de commandement que de soi seul.

Or, depuis maintenant de longues années3, l’école de notre République avachie est détruite de l’extérieur par les gouvernements successifs : l’école ne s’efface pas d’elle-même pour laisser place à un élève intimement scolaire devenu à lui-même son propre maître ; non, cette destruction est à présent comme la raison d’être du ministère de l’Éducation nationale.

Ainsi, comme l’a montré Jean-Noël Laurenti dans un texte fort éclairant paru dernièrement sur le site du journal en ligne Respublica, réforme des rythmes scolaires et réforme du collège marchent main dans la main. La première, par son amoindrissement scolaire et son inflation extrascolaire, prépare la seconde : dès le primaire, elle conditionne les futurs collégiens à n’envisager l’école que comme un lieu de vie et de garderie. Une sénatrice, madame Gonthier Maurin, lors de l’examen de la loi de refondation, avait parlé de « territorialisation » de l’école ; le fait est : la réforme des rythmes territorialise le temps scolaire du primaire, lequel temps scolaire n’est plus qu’un territoire du temps total de l’enfant, pendant que la réforme du collège territorialise les « savoirs » (ce qu’il en reste, tout du moins) en autant de territoires apparemment pédagogiques qui ne forment pas un tout réellement affermi et émancipateur4.

Ce morcellement de l’école pointé par le Manifeste se retrouve également dans l’esprit d’individualisation à l’œuvre dans l’éducation nationale.

Revenons à ce lieu paradoxal qu’est une salle de classe. Non seulement le maître y travaille à sa propre disparition en étant pourtant plus que présent, mais dans une salle où le groupe semble primer c’est pourtant au jugement de chacun que le maître s’adresse. Dans une salle de classe, le lien est vertical et non pas horizontal : l’élève s’élève vers le savoir grâce au tuteur transitoire qu’est le maître. La solitude pédagogique de l’élève est donc réelle et salvatrice. Or, de même que l’école de l’anarchie est travestie en école du désordre et du bruit, de même l’école de la solitude libératrice est ravalée au rang d’une école de l’abandon de l’élève à lui-même. L’image agrandie et administrative de cet abandon de l’élève, c’est l’individualisation dont le ministère veut innerver l’ensemble de l’enseignement : municipalisation du primaire du fait de la réforme des rythmes scolaires, autonomisation des établissements à cause de la réforme du collège, l’école n’est plus la même pour tous mais varie selon son lieu d’exercice. Ce n’est plus une école une et indivisible comme la République une et indivisible, c’est une école éclatée pour une république des territoires, une école où l’élève se retrouve seul face à un monde qu’il ne sera plus en mesure plus tard de juger et de maintenir à distance, un monde résolument immonde dont la violence n’appellera que la violence. Le citoyen éclairé, lui, est seul face au monde en un tout autre sens : il raisonne le monde au lieu de réduire son jugement à n’être qu’une simple caisse de résonance des fallacieuses paroles qui bruissent autour de lui ; ce citoyen aristocratiquement seul est porté par toute l’humanité qui l’a précédé et dont il a pris connaissance en faisant précisément ses humanités durant sa scolarité. La bête de somme sortant actuellement de l’école de notre république négrière5 est seule de cette solitude de l’isolement : l’isolement du travailleur exploité qu’aucun Code du travail ne protège, du travailleur réduit à sa seule force de travail dans un rapport d’assujettissement total à l’employeur.

Notre actuelle école servile, cette école qui n’est plus qu’un lieu d’éducation parmi d’autres, une école diluée dans un tout éducatif, une telle école n’a plus besoin de maîtres, c’est-à-dire de gens au savoir reconnu et statutairement indépendants, donc diplômés et fonctionnaires d’État. L’école fragmentée a besoin d’un maître possiblement asinin et à la merci des potentats locaux6. N’oublions pas, comme on peut le lire sur le site du ministère, que les recteurs d’académie ont la possibilité à présent de recruter des agents non titulaires sur des fonctions d’enseignement relevant du premier degré. Or un enseignement véritablement laïque n’est possible que s’il est dispensé par des personnels relevant de la fonction publique, seule à même de protéger le maître et les élèves contre toutes pressions, que celles-ci soient sociales, économiques, municipales ou cléricales.

L’école du lucre

« La loi de refondation n’est que la déclinaison des directives européennes… » (p. 2)

Cette école qui n’en a plus que le nom, c’est l’école telle qu’elle est voulue par l’Europe, non pas l’Europe des Lumières, mais l’Europe du négoce. L’école des marchands européens est le contraire de l’école du loisir7, seule libératrice. Une telle école est l’école d’une humanité surnuméraire8, ce peuple que l’on destine seulement à consommer entre deux emplois précaires mais surtout pas à assouvir autre chose que la part consumériste de son être social. À quoi bon éclairer une telle humanité que l’on souhaite corvéable à merci, l’échine pliée, et ne trouvant ses loisirs non plus « entre l’absinthe et les grand-messes » mais entre des achats compulsifs et des loisirs avilissants ?

« Le 18 janvier 2016, Hollande, présentant son projet « loi travail » devant le Conseil économique, social et environnemental, va droit au but : il faut « adapter notre droit du travail aux réalités économiques des entreprises ». » (p. 3)

Cette école des ténèbres marchandes porte donc la guerre en elle-même. Il ne s’agit plus de former des citoyens du monde au jugement affermi mais des esclaves toujours prêts à vendre moins cher leur force de travail que leurs voisins tout aussi asservis. C’est l’école de la concurrence économique débridée, non de l’apogée de l’humanité en chacun.

« Ou bien une école qui transmet des savoirs certifiés par des diplômes nationaux et des qualifications reconnus dans les conventions collectives et le Code du travail. Ou bien une école des compétences, de la déqualification au service de la déréglementation, éclatée en projets éducatifs de territoire, pour une société sans droits et sans règles, sauf celle du profit. » (p. 3)

Ce sont donc les enfants du peuple qui ont le plus à perdre dans cette destruction de l’école par temps d’austérité, eux qui, à la différence des « héritiers », n’ont que l’école pour maîtriser la langue et déjouer les pièges de la parole spécieuse des puissants. Car si l’école est détruite, le travail l’est tout autant. Non seulement le citoyen n’advient pas dans une telle école du loisir nié, mais le futur travailleur ne trouvera plus qu’un travail où il ne s’accomplira pas, un travail qui portera bien la marque de son étymologie, cet instrument de torture qu’était pour les Romains le tripalium. Mettre à bas l’instruction publique et casser le Code du travail vont donc de pair. « C’est dans un même objectif que le gouvernement détruit l’école qui instruit et délivre des diplômes nationaux et qu’il dynamite le Code du travail qui protège les travailleurs : livrer la classe ouvrière et sa jeunesse à l’exploitation capitaliste. » (p. 4)

Le Manifeste se termine par l’évocation d’une nécessaire destruction « des institutions antidémocratiques de la Ve République ». Il est vrai que, dans la Constitution du 4 octobre 1958, on peut lire que : « L’organisation de l’enseignement public obligatoire gratuit et laïque à tous les degrés est un devoir de l’État » ; il serait bien plaisant que, fort de cette lecture, chaque citoyen constate que l’État faillit à son obligation d’instruction publique, puisque, bien loin de faire en sorte que soit dispensé sur l’ensemble du territoire de la République un enseignement structuré et libérateur, notre État pourvoyeur préfère sacrifier l’école publique et l’émancipation des élèves en leur préférant une politique du lucre menée dans le seul intérêt d’une classe accapareuse.

Notes

1 – Voir ci-dessous le texte en pdf. Lien vers le site du Manifeste : http://www.manifestecole.fr/index.php

2 – « C’est à cette condition [d’être laïque] qu’elle [l’école] permet d’instruire les futurs citoyens et de leur faire acquérir pleinement la liberté de réfléchir et la liberté de penser. Elle s’oppose à l’enseignement des religions, à l’enseignement de « valeurs » qui ne seraient qu’un formatage des esprits .» (p. 4 du Manifeste)

3 – Et pas seulement depuis le ministère de M. Fillon, comme le sous-entend l’accroche du Manifeste (« Notons que si tous les ministres, depuis Fillon, ont participé à cette offensive [de destruction de l’école publique]… »).

4 – Voir ce que le Manifeste dit, p. 2, de l’appel de Bobigny.

5 – « Balayée la transmission des connaissances, balayée l’école qui instruit, celle-ci serait réduite à insuffler à la jeunesse « l’esprit d’entreprise » ! C’est dire, on ne peut plus clairement, qu’il est inutile de transmettre de véritables connaissances, validées par des diplômes nationaux. C’est dire que l’enseignement n’aurait pour seul but que son utilité économique immédiate, plus exactement son utilité pour les entreprises. » (p. 3)

6 – « Les PEdT [projets éducatifs de territoire], dans un même mouvement, menacent de destruction imminente le statut de fonctionnaire d’État des enseignants et disloquent le droit à l’instruction pour asservir l’école aux intérêts particuliers locaux. » (p. 2)

7 – Notre « négoce » vient du latin negotium ; c’est dire que le commerce est du côté du manque, de la privation (neg), de l’absence de cet otium (le loisir) : ce moment de liberté que l’on goûte dans la solitude, loin de l’agitation du monde, et qui permet d’accomplir notre humanité.

8 – L’expression vient de Jean-Claude Michéa, L‘enseignement de l’ignorance et ses conditions modernes (pp. 48-49).

Texte du Manifeste

Le texte peut être lu, téléchargé et signé en ligne à l’adresse http://www.manifestecole.fr/index.php

Condorcet plus que jamais

Entretien avec UFAL-Info

À l’occasion de la 3e édition de Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen le trimestriel UFAL-Info1 m’a conviée à un entretien. Les questions portent sur l’institution et la politique scolaires bien sûr, mais aussi sur les « valeurs » républicaines et sur l’attirance d’une fraction de la jeunesse pour la radicalisation.

Je remercie UFAL-Info de m’autoriser à reprendre cet entretien, paru dans le numéro 63 du journal.

1. Votre ouvrage Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen vient d’être réédité (Minerve), 30 ans après la première édition. Pour quelles raisons vous a-t-il paru nécessaire, en 1984, d’écrire un livre sur Condorcet ? Pour quelles raisons avez-vous jugé opportun de le rééditer aujourd’hui ? 

CK – Au début des années 80 est apparu de manière institutionnelle le thème de l’adaptation de l’école à la demande sociale – ce que j’appelle « régler l’école sur son extérieur ». On allait « dépoussiérer » un enseignement jugé « ringard » et « élitiste » – à commencer par la réforme des méthodes de lecture, on voit aujourd’hui le résultat! Il fallait « ouvrir l’école sur le monde ». La transmission raisonnée des savoirs était critiquée comme une forme d’oppression et de déni de la créativité de l’enfant. Se répandait une novlangue pédagogique parfois comique – le « référentiel bondissant » est devenu célèbre – on ne parlait pas d’élèves mais d’ « apprenants », l’école devenait « un lieu de vie » et un professeur qui prétendait travailler sans mettre les tables en cercle était accusé de procéder « frontalement ». Une pédagogie officielle s’installait.

J’ai voulu mettre à disposition et réactiver la théorie la plus puissante de l’école républicaine : une pensée nécessaire pour résister et pour faire des propositions. Condorcet montre que l’école de la République devrait se régler sur son intériorité constituée par les savoirs libres et libérateurs. Cette lecture m’a aussi donné le plaisir de découvrir une philosophie complète.

Au moment de sa première publication, le livre a circulé de manière discrète, tant la croyance dans le caractère progressiste des « rénovations » adaptatives était répandue : ceux qui s’y opposaient étaient des esprits chagrins. Il a fallu, malheureusement, 30 ans et plusieurs promotions d’écoliers ayant subi les réformes pour que la nocivité de cette politique scolaire obstinée apparaisse clairement. Je pense que la lecture de Condorcet aujourd’hui est d’autant plus utile et opportune.

2. À propos de l’école, et pour un républicain, le nom de « Jules Ferry » était plus évocateur que celui de Condorcet. Partagent-ils la même conception de l’école ? À vos yeux, l’école de Jules Ferry est-elle la réalisation du programme que Condorcet a conçu sous la Révolution française ? 

CK – Les grandes lois scolaires de la fin du XIXe siècle sont une pièce maîtresse de la législation laïque. Cette école de la IIIe République avait pour objet principal la transmission de connaissances, on ne badinait pas avec la trilogie élémentaire lire-écrire-compter.

L’école de Jules Ferry a également installé ce que j’appelle le dépaysement scolaire. L’enfant devient élève lorsqu’il est placé dans un espace critique où les seules autorités sont la raison et l’expérience, où il est considéré pour lui-même et non comme « fils, fille de… » ou « originaire de… ». L’école offre une double vie à l’élève. Même si on rendait pendant l’été les petits paysans aux travaux agricoles, l’école les soustrayait périodiquement et momentanément à leur environnement, mais n’effectuait en cela aucun rapt.

À d’autres égards, l’école de Jules Ferry reste en deçà du programme de Condorcet. L’école selon Condorcet est mixte ; il expose dans son Premier mémoire sur l’instruction publique que les femmes ont les mêmes droits que les hommes, et que le savoir est de même nature pour eux et pour elles. L’école de la IIIe République sépare filles et garçons et introduit dans leur instruction des éléments de différenciation correspondant aux rôles sexuels sociaux de l’époque. Autre point de divergence : avant la première guerre mondiale, l’école a été un outil d’embrigadement, l’esprit revanchard allait au-delà du patriotisme. L’école pensée par Condorcet est étrangère à cette dimension, que Condorcet aurait considérée comme une « religion civile ».

3. La principale finalité des réformes actuellement mises en œuvre consiste moins à « mettre l’enfant au coeur du système » qu’à substituer à la notion de savoir celle de compétence. Une telle substitution paraît à certains anodine. D’autres s’en réjouissent, considérant que la seconde est moins abstraite que la première et que l’acquisition de compétences prépare davantage les élèves à leur future vie professionnelle. Partagez-vous cette analyse ?

CK – Il est nécessaire de mettre en œuvre les éléments du savoir dans des situations, des problèmes particuliers – par exemple il ne suffit pas de savoir la table de multiplication, il faut savoir aussi quand il faut faire une multiplication. On peut appeler « compétence » cette capacité à mobiliser des éléments qui ont été compris. Mais cela s’enseigne en même temps que les contenus, c’est indissociable.

Si l’on sépare la notion de compétence du rapport substantiel avec un véritable contenu de savoir, on va vers une forme de mutilation des esprits : c’est là qu’on peut parler d’abstraction ! Je sais me débrouiller pour regarder dans un moteur, repérer les pièces principales, voir si une durite fuit, mais si je n’ai pas vraiment compris le principe du moteur ma « compétence » est limitée et risque de devenir très vite obsolète. Il est donc prioritaire de s’interroger sur ce qui est fondamentalement libérateur à long terme et non sur ce dont on pense avoir besoin à tel ou tel moment. C’est pourquoi la notion de programme est constitutive d’une école libératrice : les programmes présentent les objets du savoir par champs disciplinaires dans un ordre raisonné d’intelligibilité. La « compétence » s’arrête à une conception instrumentale. Mais quand on acquiert des éléments, si rudimentaires soient-ils, non seulement cela permet une mise en œuvre, mais c’est une base pour aller plus loin.

Derrière la notion de compétence, il y a une conception comportementaliste. Que penser d’une école qui se contenterait de mener les élèves sur le chemin de la « débrouillardise », qui leur épargnerait l’élargissement auquel tout esprit humain a droit en les limitant à « savoir faire telles ou telles opérations » ou pire à « savoir adopter un comportement social adéquat » ? On n’a pas le droit de « former » un être humain si on ne l’a pas d’abord instruit ou tout au moins si on ne se soucie pas de l’instruire tout en le formant, de sorte qu’il puisse voir au-delà.

4. Depuis les attentats de janvier dernier, la République a de nouveau le vent en poupe : le Ministère de l’Éducation nationale a annoncé une mobilisation autour des valeurs républicaines, a institué à tous les niveaux un enseignement moral et civique, a constitué une « réserve citoyenne » pour faire la promotion des valeurs de la République. Faut-il se réjouir de ces décisions ? La République doit-elle exiger des citoyens qu’ils connaissent et partagent des valeurs ?

CK – Cela répond à un souci que l’on peut comprendre. Mais une école qui instruit vraiment se garde d’inculquer une sorte de religion civile. Le prêchi-prêcha me semble peu approprié, et même il peut devenir contre-productif. L’idée de « valeur » est fragile : on croit à des valeurs, et on peut changer de croyance si on rencontre une parole plus forte, un gourou. Ce qui importe c’est d’avoir des principes solides qui ne vacillent pas à la moindre objection. Il faut donc comprendre en quoi les principes républicains sont fondés, en quoi ils sont à la fois protecteurs et libérateurs, pour être à même de les défendre, et aussi éventuellement de les améliorer.Un enseignement moral et civique ne confond pas instruction et prédication.

On peut aborder la morale très tôt, par des exemples simples, des histoires, et plus tard on peut accéder à l’énoncé plus abstrait des principes. Mais je pense que la morale à l’école consiste avant tout à installer les élèves dans un climat de sérénité, à rendre possible l’enseignement lui-même. On ne hurle pas dans les couloirs, on ne se vautre pas sur les tables, on ne prend pas la parole n’importe comment pour dire n’importe quoi, on se concentre, on réfléchit. C’est par des choses aussi simples que commence le respect des autres et de soi-même. Lorsqu’un élève, dans le calme, comprend une règle de grammaire, une opération d’arithmétique, il se sent fort et libre sans nuire à personne, et il comprend aussi que tout autre est capable de la même chose : en même temps que sa propre liberté, il découvre vraiment le concept d’autrui.

5. Des politiques et des intellectuels considèrent que l’Etat ne peut lutter efficacement contre la radicalisation s’il n’a pas les moyens de contrôler les religions, plus particulièrement l’islam. On entend dire ici et là qu’il faudrait, en ce sens, toiletter la loi de 1905. Vous avez écrit deux ouvrages sur la laïcité (Qu’est-ce que la laïcité ? et Penser la laïcité). Que répondez-vous à ce discours ? 

CK – Ces tentatives proposent tout simplement d’abolir la laïcité en la sacrifiant sur l’autel du radicalisme terroriste. Elles tournent en ce moment autour de deux thèmes : le financement public des cultes, et l’idée d’un « contrat » qu’il faudrait proposer aux communautés religieuses – notamment l’islam qu’on s’acharne à fétichiser sous sa forme la plus rétrograde.

Financer des édifices cultuels avec l’argent public serait faire de la liberté de culte un droit-créance, ce qu’elle n’est pas. Il faudrait pour cela considérer les religions comme étant d’utilité publique, ce qui reste à prouver. On placerait la liberté de culte au-dessus de la liberté de conscience, et on introduirait une distinction entre croyants et non-croyants. Selon un sondage Sociovision de novembre 2014, ceux qui en France pratiquent un culte sont 10% et ceux qui se déclarent indifférents à toute religion sont près de 40% : ce sont des estimations à méditer. On avance que certaines mosquées sont financées par l’étranger et qu’un financement public y remédierait. Cet argument ne tient pas la route : en quoi un cadeau public empêcherait-il les cadeaux privés ?

Quant à l’idée de contrat, elle est impertinente. Il n’y a pas de contrat entre la République française et les citoyens : ce sont les citoyens, par l’intermédiaire de leurs représentants élus, qui font les lois. À plus forte raison ne peut-il y avoir de contrat entre la République et une portion des citoyens (définie sur quel critère : religieux, ethnique?). La République n’est pas un deal avec tel ou tel groupe, elle n’achète pas l’observance des lois. Un tel « contrat » ouvrirait la porte à la reconnaissance politique de communautés, et négligerait ceux qui ne se réclament d’aucune appartenance. 

6. Les Français ont découvert, au moment des attentats, qu’une fraction de la jeunesse était tentée par « l’aventure djihadiste ». Certains commentateurs ont avancé l’hypothèse selon laquelle un certain attrait pour l’héroïsme était l’une des causes de leur départ en Syrie. La notion d’héroïsme n’est pas étrangère aux recherches que vous avez faites dans le champ de l’esthétique et plus particulièrement de l’esthétique classique. Que pensez-vous de cette hypothèse ? Vous paraît-elle fondée ? ​

CK – On ne peut pas exclure cette dimension, surtout quand on a enseigné pendant 37 ans à des grands adolescents et à des jeunes adultes. C’est l’âge héroïque et du sublime où on est capable d’aller jusqu’à l’irréparable pour une cause que l’on croit supérieure à toute autre considération. Le problème n’est pas de s’enflammer, mais de respecter les limites au-delà desquelles on bascule dans le crime et le délit. Le théâtre de Corneille montre la symétrie entre les « grandes vertus » et les « grands crimes », et pose le problème. Le héros cornélien subordonne toutes ses passions à une passion dominante, pour le meilleur ou pour le pire. Ce n’est pas en se détournant de telles questions ni en faisant une morale de la tiédeur à des jeunes subjugués par des gourous et des vidéos fascinantes qu’on les fait basculer du côté du meilleur : il leur faut des raisons solides aptes à tenir tête à tous les sortilèges, il faut qu’ils puissent travailler leurs passions en raison.

Si l’école républicaine n’est pas capable d’engager ces jeunes esprits souvent raffinés et toujours curieux sur la voie de la rationalité critique, de leur montrer que l’exercice de la raison n’est pas pantouflard et ne se réduit pas à pianoter sur une calculette, mais qu’il a su affronter, dans de très grands textes et par de pénibles découvertes, les questions les plus problématiques et les plus hautes que les hommes se sont posées depuis des millénaires, alors cette école abandonne les esprits aux charlatans, elle suscite une soumission qui se prend pour une liberté. Si elle prend peur devant la soif d’élévation et qu’elle l’étouffe avec de la « proximité » et des « compétences », elle dégoûte les esprits qui peuvent alors se tourner vers des sirènes dont la voix est plus forte qu’un appel aux bons sentiments.

Donc à votre question, je ferai une réponse lacunaire : il faut lire Corneille et les grands textes littéraires ; il faut faire des mathématiques – celles qui démontrent et qui pour cela envoient promener les évidences – ; il faut rétablir les sciences dans leur dimension polémique et critique ; il faut rappeler en quoi le moindre geste technique contient des années et parfois des millénaires de savoir ; il faut lire les grands philosophes ; il faut écouter des musiques qui ne sont pas des narcotiques mais qui font de l’oreille un organe pensif. Il faut des nourritures fortes qui élèvent sans nuire, qui mettent les esprits debout. Mais pour porter et expliquer ces nourritures, il faut aussi des professeurs qui soient des intellectuels reconnus comme tels et fiers de l’être, et non des gentils animateurs.

© UFAL-Info, 2016.

  1. journal d’information de l’Union des familles laïques []

Dire bonjour : un exemple de pédagogie ouverte sur le monde..

.. et de mise en œuvre des « compétences »

L’émission InterClass (France-Inter) est très « innovante ». On élabore et on suit des « projets pédagogiques » menés dans des classes avec des journalistes de France-Inter, et ça passe à la radio dans une brève chronique le dimanche matin. L’auditeur en sort édifié, plein d’admiration envers la pédagogie ouverte sur le monde. Outre que c’est un excellent exemple pour la mise en œuvre des « compétences » du « socle commun », c’est super-excitant. Je la recommande en particulier à tous les professeurs déprimés : elle les mettra en humeur combative.

Il m’arrive d’écouter France-Inter le dimanche matin : pour avoir des nouvelles, mais aussi rien que pour entendre Patricia Martin – animatrice du créneau horaire 7h-9h en fin de semaine – chambrer gentiment Alain Baraton le très savant jardinier, qui le lui rend bien ; c’est caustique, plein de gaieté et les propos d’Alain Baraton sont toujours instructifs. Mais le 14 février j’allume un peu trop tôt et je tombe sur la chronique pédago InterClass : ça va me mettre sur ressorts pour une bonne partie de la journée. En effet, je me suis demandé si ce n’était pas un canular inventé par un anti-pédago grincheux dans mon genre, tellement c’était affligeant, pauvre, consternant. Mais non c’était vrai : une superbe leçon sur l’absence de contenu des « compétences », où transparaît une morale du culot et de l’esbroufe.

Afin qu’on puisse en juger, je retranscris ci-dessous mot à mot le dialogue entre la coordinatrice Emmanuelle Daviet et l’un des professeurs participant au projet. Elles font part d’une expérience enrichissante : les élèves ont été invités à réaliser un micro-trottoir.

Emmanuelle Daviet  – Aujourd’hui nous écoutons Blandine M, professeur d’histoire-géographie au collège Louis Pasteur de Mantes la Jolie. […]. Cette classe travaille sur le thème des femmes. [….].

Blandine M, professeur – On est dans la phase où on est en train de prendre contact avec les personnes que les élèves souhaitent interviewer, ou ont commencé déjà des interviews. On a fait déjà un premier micro-trottoir au mois de janvier. Nous sommes allés au centre ville de Mantes la Jolie, chaque groupe a interviewé des passants. Et donc maintenant on rentre dans les interviews plus concrètes avec des personnalités qui concernent vraiment chaque angle.

Emmanuelle – Alors un micro-trottoir, c’est pas toujours très simple à faire puisqu’il s’agit d’aller trouver dans la rue des personnes susceptibles de nous répondre. Est-ce que tout le monde a accepté de jouer le jeu ?

Blandine – Alors, c’était assez amusant de voir les élèves aller vers des personnes qu’ils ne connaissaient pas, qu’ils devaient interpeller en plus et souvent déranger parce que c’était le jour du marché et donc il fallait aller déranger des personnes qui étaient en activité. Donc certaines ont refusé de répondre à leurs questions et les élèves étaient parfois assez vexés qu’on refuse de leur répondre. Et on avait quand même préparé en amont, bien 3 semaines un mois à l’avance, les élèves à dire bonjour tout simplement. Et ça, ça a été vraiment une grande expérience pour nous de leur apprendre à dire bonjour avec un petit peu de sourire dans la voix, de leur apprendre à déranger des personnes… et surtout à ne pas les agresser directement en leur posant des questions et en leur mettant le micro sous le nez tout de suite.

Emmanuelle – Qu’est-ce que cette expérience InterClass apporte aux élèves ?

Blandine – Alors on constate que des élèves très timides se forcent à prendre la parole. Enfin moi je le remarque surtout au niveau de l’oral, vraiment ça développe toutes les compétences orales, et puis aussi beaucoup de réflexion parce qu’ils constatent que quand on a un interlocuteur en face de nous il faut savoir rebondir sur sa réponse pour reformuler des questions. Donc voilà, pour moi c’est vraiment les deux grands apports pour l’instant du projet.

Emmanuelle – Et en tant qu’enseignante, qu’est-ce qu’InterClass vous apporte ?

Blandine – Ah ben, nous ça nous met en danger toutes les semaines. Plein de choses nouvelles, un formidable travail d’équipe. Et puis, ben, c’est passionnant de faire des choses différentes, de sortir, d’être avec des groupes plus petits. Du coup ça crée des relations avec les élèves qui sont totalement différentes, parce que quand on encadre un groupe de 5 élèves, on n’a pas les mêmes relations qu’en classe où ils sont 20-22. Voilà, c’est plein de surprises. On attend aussi beaucoup des journalistes qui nous rassurent sur la qualité des sons que prennent les élèves, et puis sur le montage, parce que nous c’est un aspect qu’on ne maîtrise pas du tout en tant qu’enseignants, c’est vrai qu’on a vraiment besoin de leur regard de spécialiste, mais on a une bonne collaboration avec eux et puis même eux, je les sens contents de venir nous voir, venir voir les élèves. voilà, donc c’est très enrichissant. C’est une rencontre de deux professions, je pense.

Emmanuelle – Et ça je pense aussi que chacun d’entre nous le confirme, c’est une belle rencontre entre nos deux métiers très différents.

Patricia Martin – Ah mais nous on est absolument ravis, mercredi dernier j’y suis allée avec xxx et xxx, on était très excités en voiture en y allant. Alors Blandine M, je pense qu’elle va bientôt pouvoir faire le 7-9 du weekend, elle est incollable en matière de journalisme. Mercredi dernier, on leur a appris…, elle leur a dit des choses très intéressantes sur comment placer leur voix, poser des questions aussi, quand on s’adresse à quelqu’un, des questions qui ne soient pas trop larges, à écouter attentivement quand on monte un micro-trottoir […]1.

Alors maintenant, quand on me demandera pourquoi je préfère les programmes disciplinaires aux « compétences » sur lesquelles j’ai quelques réserves, j’ai des exemples vraiment concrets, tirés de la réalité, de mise en œuvre de celles-ci au collège :

  1.  Dire bonjour. Les esprits chagrins qui n’ont rien compris prétendront qu’on devrait savoir ça avant le collège, que même si les parents n’y ont pas pensé, ça aurait pu venir à l’idée des instituteurs (et pourquoi pas à l’école maternelle pendant qu’on y est ?), etc., etc. Mais là il ne faut pas confondre, on est à un autre niveau : c’est « bonjour avec un petit peu de sourire dans la voix », à des inconnus (maman j’ai peur encore à 12 ans) et un micro dans la main en plus ! ça demande une préparation importante en amont, et quelle « grande expérience » pour le professeur.
  2. Déranger quelqu’un sans « l’agresser directement ». Car indirectement, c’est non seulement possible, mais recommandé : voir l’astuce à la compétence n°4.
  3. Vaincre sa timidité et placer sa voix en réalisant un micro-trottoir. C’est vrai que réciter des vers devant toute la classe, ou (pire) affronter un jury à l’oral dès la 3e, c’est la honte, du reste seuls les bouffons y excellent.
  4. « Rebondir ». On a raison d’être vexé quand un vieux schnock sur le marché de Mantes la Jolie refuse de répondre à une question (laquelle au fait ?) si on le dérange avec un micro. Mais si on s’y prend bien en rebondissant sur sa remarque, il va nous manger dans la main…

Vous ricanez ? Songez pourtant qu’avec de telles compétences, les plates-formes de démarchage téléphonique vont pouvoir recruter de super-employés : c’est exactement le profil.

Lorsque Blandine M. fait vraiment son métier de professeur d’histoire-géographie en expliquant et en transmettant des contenus consistants qui, ne valant pour aucun « profil » spécifique et n’étant soumis à aucune adaptation sociale « prérequise », arment tous les esprits, peut-elle espérer que les médias en fassent tout un plat ?

© Mezetulle, 2016.

Pour en savoir plus : un grand article sur la réforme des collèges par Jean-Noël Laurenti  où est notamment analysée la notion de « compétence ». Paru dans le journal en ligne Respublica du 13 février.

[Edit du 18 février ] Pour une analyse de ce billet, voir ci-dessous le commentaire de « Genin ».

  1. On peut écouter l’enregistrement ici sur le site de l’émission []

Instruire d’abord !

La finalité de l’école. Instruction, pédagogie et pédagogisme

La finalité de l’école est l’instruction : tel est le point de départ de l’auteur. Que se produit-il quand cette finalité cesse d’être le principe de l’école ? Quelles conséquences nécessaires résultent du seul fait que cette finalité se trouve subordonnée à d’autres ? L’examen de ces questions permet de voir ce qu’est l’école, c’est-à-dire ce qu’elle a toujours été là où il y a des maîtres ou des professeurs ayant la volonté d’instruire. Et pourtant, elle l’a rarement été – il n’y a qu’à lire par exemple Vallès ou Rabelais, ou, plus proches de nous, Alain et Bachelard – parce que, depuis fort longtemps, on renvoie l’école à son extérieur : on la met hors d’elle.

Ce texte a été mis en ligne sur l’ancien Mezetulle en juin 2013.

Jean-Michel Muglioni tient à remercier Frédéric Dupin
qui lui a permis par ses remarques d’enrichir son propos.

La finalité de l’école est l’instruction : tel est mon point de départ. Je vais montrer ce qui arrive inévitablement quand cette finalité cesse d’être le principe de l’école : quelles conséquences nécessaires résultent du seul fait que cette finalité se trouve subordonnée à d’autres ? Et peut-être verrons-nous du même coup ce qu’est l’école, c’est-à-dire ce qu’elle a toujours été là où il y a des maîtres ou des professeurs ayant la volonté d’instruire. Pour savoir qu’elle l’a rarement été, il n’y a qu’à lire par exemple Vallès ou Rabelais, ou, plus proches de nous, Alain et Bachelard.

1 – La pédagogie fondée sur le savoir

Dans une école visant sa fin propre qui est d’instruire, l’enseignement est fondé sur le savoir. Il n’y a de savoir que par le rapport du contenu du savoir à l’esprit, et par conséquent le rapport du contenu du savoir à l’esprit de l’élève est le même que le rapport du contenu du savoir à l’esprit du maître : un enfant qui comprend une vérité d’arithmétique élémentaire, comme 2+2 font 4, est, en tant qu’il la comprend, l’égal du maître1.  Ainsi, en français apprendre se dit aussi bien de celui qui s’instruit, l’élève, que de celui qui l’instruit, le maître. La relation du maître à l’élève, quand elle a pour principe le savoir, n’est donc pas une relation de pouvoir. Cette affirmation est fondée sur l’idée qu’il y a une intelligibilité du savoir, un intérêt du savoir pour lui-même ; un intérêt qui tient à sa nature de savoir et à l’affinité essentielle de l’esprit et du savoir. Il en résulte que le rapport de l’esprit au contenu du savoir détermine la manière d’exposer le savoir de telle façon qu’il puisse être compris par celui qui le découvre ; dans une véritable école, le maître est pédagogue parce qu’il maîtrise son savoir, parce qu’il sait vraiment ce qu’il enseigne, même si sa science est limitée. Une telle idée de l’enseignement repose sur une foi en l’homme, en la capacité de l’homme en tant qu’homme à comprendre, pourvu qu’on le mette en face de la vérité. Ce qui vaut pour les vérités mathématiques vaut aussi pour la beauté d’un poème.

2 – Le pédagogisme : dérive toujours possible de l’enseignement

Je ne supposerai pas maintenant une pédagogie délibérément oublieuse du savoir, mais une école où l’intérêt intrinsèque du savoir est subordonné à la relation d’un homme avec un autre ou avec une classe : alors l’enseignement est fondé sur des éléments étrangers au contenu enseigné, essentiellement sur des considérations psychologiques et sociologiques. Voyons quelles conséquences en résultent, qui découlent de la nature des choses et non de la bonne ou de la mauvaise volonté des hommes.

Le métier de professeur a sa rhétorique. Un bon professeur sait tirer parti de l’art d’agréer – ne serait-ce qu’en faisant quelques astuces : Alain lui-même écrit qu’il ne reculait pas devant les blagues douteuses. Mais on doit se garder de tomber dans la démagogie : il faut subordonner la rhétorique aux normes qui font du savoir un savoir. User de ruses pédagogiques ou rhétoriques est dangereux : on croit devoir faire régner la terreur pour asseoir son autorité ou pire, parce que plus insidieux, on joue au séducteur au lieu d’instruire. Il est difficile de garder devant un auditoire, même de qualité, assez de sang-froid pour ne pas se transformer en orateur politique. Ou en animateur. Alors la pédagogie devient une sorte d’art de la séduction, une rhétorique au sens le plus péjoratif du terme, la rhétorique des passions : il faut plaire aux élèves, il faut jouer sur ce qu’on appelle leurs motivations pour capter leur attention. Lorsque cette pédagogie (celle-ci et non toute pédagogie) est érigée en principe, même avec les meilleures intentions du monde, je veux dire sans volonté démagogique de domination, on a le pédagogisme. J’ai eu moi-même des professeurs il y a plus de cinquante ans victimes de cette dérive. Subordonner et même réduire l’enseignement à la relation du maître et de l’élève, en oublier le contenu du savoir, c’est une dérive toujours possible de l’enseignement. Et depuis toujours !

Si je pouvais opposer plus longuement l’instruction proprement dite et le pédagogisme ainsi défini, je reprendrais la critique platonicienne de la sophistique – de la grande sophistique antique, car c’est une grande chose. Mais il faut choisir. Choisir entre le savoir et le pouvoir, entre le jugement et la violence. Car la séduction ici est violence.

Pédagogie et communication

Qu’on fonde comme aujourd’hui cette dérive sur ce qu’on appelle les sciences de l’éducation ne change rien à sa nature. Ce que j’appelle le pédagogisme n’est pas la pédagogie entendue comme prise en compte de son auditoire par celui qui sait, mais la subordination du contenu du savoir et de ses méthodes à l’auditoire, ou plutôt à l’idée qu’on s’en fait. La démarche intellectuelle constitutive du savoir passe au second plan. De là l’existence de spécialistes de la pédagogie qui ne sont pas mathématiciens ou historiens, etc., et qui prétendent pouvoir dire comment enseigner les mathématiques ou l’histoire. Ils sont à l’enseignement ce que les communicants sont à la politique. L’idéologie de la communication est un des plus grands maux. Certes, la vraie communication est une belle chose et n’a rien de commun avec la propagande, la publicité, et toutes les formes de rhétorique de la séduction, mais elle suppose qu’on ait quelque chose à communiquer : par exemple dans une communication scientifique, ce n’est pas la manière qui compte mais le contenu. Or il arrive qu’on dise d’un gouvernement que sa communication est mauvaise ou qu’il manque de pédagogie, assimilation qui montre clairement ce qu’on entend aujourd’hui par pédagogie. C’est admettre que sa politique est bonne, mais que le peuple est incapable de la comprendre et qu’il a besoin qu’on le flatte pour la lui faire admettre. Je soutiens que le pédagogisme et la démagogie sont rigoureusement de même nature. D’où inévitablement une école où l’on ne va pas pour comprendre. Et comme je l’ai dit, je ne suppose pas des pédagogues mal intentionnés : il suffit que l’instruction passe au second plan pour que la relation du maître à l’élève, n’étant plus médiatisée par le savoir, ne soit plus qu’un rapport de force.

3 – L’obsession de la « motivation » – le respect, seule pédagogie

Cette inversion des priorités entraîne la subordination du contenu de l’enseignement à la motivation des élèves. On s’étonne en effet que l’intérêt des élèves ne se porte pas spontanément vers ce qu’on doit leur apprendre, comme s’ils pouvaient avoir un intérêt pour un savoir qu’ils n’ont pas encore appris ! Celui qui n’a encore pas compris une démonstration ne peut pas s’y intéresser, quand même on chercherait à le motiver par ailleurs. Il faut avoir commencé à comprendre pour commencer à s’intéresser. Le mal inhérent à l’enseignement n’est pas qu’on manque de pédagogie au sens du pédagogisme, mais qu’on oublie que les élèves ne savent pas ce qu’on va leur apprendre. Celui qui sait et pour qui le contenu de son savoir est devenu familier doit donc faire l’effort de penser que rien de ce qui va de soi pour lui ne va de soi pour l’ignorant, y compris son amour de la poésie s’il fait lire un poème. C’est dire qu’une fois devenu savant, il ne peut enseigner que s’il n’a aucun mépris pour celui qui d’abord ne voit pas ce qui est évident (mépris particulièrement fort chez les mathématiciens, parce qu’en effet ils n’ont jamais affaire qu’à de l’évident). Ainsi la vraie pédagogie, celle qui est fondée sur le dessein d’instruire, consiste dans le respect de l’homme en l’ignorant qu’on veut aider à s’élever, comme le dit le mot d’élève. Il faut le même respect pour admettre qu’un poème qu’on admire ne touche pas à première lecture des enfants ou des adolescents qui ne sont pas « tombés » dans une bibliothèque quand ils étaient petits. La pédagogie n’est pas une affaire de psychologie ou de sociologie ; elle ne relève pas d’une science ; elle est la morale de l’enseignement, l’éthique ou la déontologie du professeur : ne pas s’en prendre à celui qui ne sait pas encore ou qui va moins vite que les autres – ou plus vite. La relation du maître à l’élève est une relation humaine au sens le plus fort du terme, c’est-à-dire entre deux esprits. Je m’oppose au pédagogisme pour sauver la pédagogie qu’il rend prisonnière du jeu des passions : je veux la sauver d’une psychologisation qui transforme le savoir en moyen « d’interagir », comme on dit, c’est-à-dire en pouvoir.

Pédagogisme et mépris

Partout et toujours précepteurs et professeurs ont fait jouer les motivations que sont récompenses et punitions, honneur et honte ; ou par exemple on vante l’utilité des mathématiques pour la vie professionnelle, etc. Mais tous les mobiles qui peuvent « motiver », qui peuvent inciter à apprendre en dehors du dessein d’apprendre lui-même, même utilisés à bon escient, ne sont que des auxiliaires. Ils sont sans doute inévitables, mais s’ils envahissent l’école, comme cela a souvent été le cas au cours de l’histoire, ils rendent impossible toute véritable instruction. On sait qu’il y a une manière de jouer sur la honte qui est dégradante. Mais c’est aussi mépriser ses élèves que croire qu’ils sont incapables d’apprendre sans le sucre ou la carotte des motivations qui sont les leurs avant qu’ils aient appris. Et c’est à coup sûr attirer leur mépris.

« Motivation » et aberration des programmes

Voici un autre exemple de conséquence du primat de la motivation sur l’intérêt qu’il y a à apprendre pour apprendre, priorité qui fait prévaloir en chacun, maître et élève, des considérations psychologiques et sociales sur le contenu du savoir, au détriment de la discipline intellectuelle. En physique, je ne sais pas si c’est encore le cas, il y a une trentaine d’années, il fallait parler des avions et des fusées supposés intéresser les élèves. Le programme mettait avions et fusées dans la même catégorie, ce qui physiquement est absurde, car les fusées ne volent pas : il y a là deux principes de fonctionnement totalement opposés ! Que dans les deux cas il y ait un moteur et que les machines aillent vers le haut n’y change rien. Cet exemple montre que le souci de la motivation peut amener à dénaturer le contenu scientifique d’un enseignement. Et en fin de compte, oublier ainsi le principal, l’intelligibilité, la démarche intellectuelle, c’est à coup sûr subordonner les programmes aux intérêts du marché ou du prince, aux vœux des parents qui veulent seulement que leurs enfants fassent carrière dans la société. Kant note que la société et les parents ne veulent pas élever les hommes au-dessus de ce qu’ils sont.

4 – Le multicolore de l’interdisciplinarité et de la « recherche ». Discipline ou ordre des raisons

Autre conséquence nécessaire de l’inversion des priorités : la disparition des disciplines au profit de ce qu’on appelle l’interdisciplinarité. Une fois le contenu et donc les démarches dont il est inséparable passés au second plan, on oublie que les rigueurs d’une discipline sont ce qui la rend intelligible, j’oserais dire « apprenable » – ce qui se disait en grec mathématique. Le terme de discipline lui-même vient de disco qui veut dire apprendre : c’est le même mot qu’on retrouve dans disciple. Il désigne aussi l’ordre – la discipline militaire. Cela ne fait pas du savoir une affaire policière, comme un certain gauchisme l’a soutenu, et ce préjugé gauchiste n’a pas disparu. C’est le point le plus mal compris en effet par mes lecteurs sur Mezetulle, comme l’a montré leur correspondance. Il y a un sens de l’ordre, le vrai, qui n’est ni policier, ni militaire : ce que Descartes appelait l’ordre des raisons ou la méthode. Car penser n’est pas sauter d’une opinion à l’autre au gré des circonstances et des passions. Descartes allait jusqu’à dire qu’il vaut mieux ignorer une vérité que la trouver par hasard, c’est-à-dire sans comprendre ce qui permet de la tenir pour vraie. Vouloir suivre les motivations diverses qui agitent les élèves, c’est renoncer à instruire.

Une façon absurde de mimer la recherche

Je suis parti de l’idée qu’il y a une intelligibilité du savoir qui le rend accessible à tout esprit, d’où j’ai conclu que subordonner l’enseignement à des impératifs d’un autre ordre le dénature inévitablement. Voici un autre exemple qui n’a en apparence rien à voir avec les précédents. Des chercheurs de haut vol, véritables savants, se sont émus – à juste titre – de l’ignorance de nos enfants au sortir de l’école et de ce que trop peu d’entre eux se dirigent vers les carrières scientifiques. Pour y remédier ils ont voulu qu’on initie les élèves très tôt à la recherche. C’est une nouvelle façon de renverser l’ordre et de mettre la charrue avant les bœufs. Je n’ai jamais oublié ce que Ferdinand Alquié, grand spécialiste de Descartes et de la philosophie moderne, et aussi grand professeur, a dit aux étudiants de son séminaire, à la Sorbonne en 1968-1969, lorsque le terme de recherche a été introduit dans le libellé du diplôme qu’on appelle aujourd’hui master : il y a, nous dit-il, des choses qui ont déjà été trouvées, et qu’il est inutile de chercher. Et comme il faisait toujours de la provocation, c’était son côté pédagogue, il a ajouté, avec un accent de Montpellier qu’il cultivait : par exemple, que Descartes est né en 1596 à la Haye en Touraine, cela a déjà été trouvé, ce n’est pas la peine de le chercher. Alquié devinait ainsi ce qui allait se passer dans les écoles : j’ai vu des enfants chercher tout seuls des dates qu’il aurait suffi de leur donner, comme si cela avait un rapport avec le travail de recherche d’un historien ! On demande aux élèves de chercher sur internet ou dans des encyclopédies des choses de ce genre, au lieu de leur donner à apprendre tout simplement. Lorsqu’il s’agit de sciences expérimentales, singer la recherche est encore plus absurde, puisqu’une expérience n’a rien de scientifique si elle est coupée des principes théoriques de la science dans laquelle elle s’inscrit. Faire mimer la recherche scientifique à des élèves qui n’ont encore acquis aucune base et en particulier aucune base mathématique suffisante, c’est se moquer. Ce que d’excellents chercheurs ne voient pas, parce qu’ils possèdent ces bases théoriques sans se souvenir qu’il leur a fallu les acquérir : ils ont oublié qu’il faut s’instruire avant de se lancer dans la recherche, ils n’ont pas vu que si les carrières scientifiques n’attirent pas assez, c’est qu’il n’y a plus de véritable instruction dans les écoles. Au lieu d’y développer l’esprit critique et scientifique, on développe une curiosité irrationnelle qui fait de chacun une sorte de touche-à-tout, amateur éclairé seulement en apparence, qui confond information et savoir. Il n’y a plus alors de différence entre une classe et un salon où l’on cause, mal ancien dénoncé par Gaston Bachelard : ainsi les travaux pratiques de chimie sont souvent moins l’occasion de s’instruire et de comprendre que de jouer à produire des transformations miraculeuses, où comptent surtout le bruit et la couleur. Au bout de quelques années d’études dites scientifiques on ne sait donc pas distinguer science et opinion, comme le philodoxe que Platon décrit au livre V de sa République.

Ainsi s’allient le pédagogisme et la volonté sincère d’initier aux sciences, l’oubli du savoir et de ses méthodes d’un côté, et la volonté de préparer à la recherche scientifique de l’autre. D’où l’un des paradoxes de notre école : d’un côté on renonce à la rigueur, de l’autre on a une ambition démesurée et toute discipline intellectuelle est bannie. 

Spécialisation dispersive

Le progrès même des sciences a fait oublier l’idée d’instruction, ce qui explique aussi l’illusion des chercheurs dont je viens de parler. La recherche en effet est de plus en plus spécialisée. La connaissance scientifique a éclaté en une multitude de savoirs. Fonder une école sur cette dispersion interdit tout cursus réellement cohérent et progressif, c’est-à-dire l’instruction élémentaire, ce qui touche aussi bien les disciplines dites littéraires qui ne veulent pas être en reste. Le mal de l’école tient essentiellement à ce qu’on y a oublié qu’instruire, c’est suivre un certain ordre, celui qui commence par le b a ba : l’instruction est élémentaire ou n’est rien, aussi loin qu’elle puisse aller.

Sans discipline intellectuelle, pas de discipline tout court

S’instruire requiert qu’on suive un ordre qui va du plus simple au plus complexe et qu’on ne marche pas à l’aventure, au gré de sa fantaisie, bref qu’on apprenne ce qu’on apprend parce qu’on le comprend, ce qui suppose donc discipline et travail. Quand, avec l’idée même d’instruction, cette discipline de l’esprit est oubliée, la discipline la plus ordinaire disparaît. Conséquence inévitable, au point, je l’ai dit, que personne ne comprend plus le terme de discipline, l’idée d’une discipline qui force à être attentif, d’une discipline de travail. Que dirait-on aujourd’hui d’un professeur qui se plaindrait qu’on ne peut passer dans un couloir parce que les élèves le bouchent dans le plus grand désordre, désordre sympathique au demeurant, et j’ai dû moi-même m’imposer dans un lycée en marchant sur des corps étendus : ils se sont levés la fois suivante avant mon passage. Je raconte cette histoire parce qu’il y a prescription : aujourd’hui je serais sans doute traîné devant les tribunaux. Par ce plat apologue, je veux simplement faire comprendre ceci, que je ne développerai pas : la violence dite scolaire vient de ce qu’on a renoncé à l’idée même d’instruction : pourquoi ? Parce que par là même on a renoncé à la discipline, si bien que l’école n’est pas à l’abri de la violence sociale – laquelle n’est pas nouvelle. Autre façon de formuler cette conséquence nécessaire de la mise au second plan, de l’instruction : l’ouverture de l’école sur la vie, qui signifie qu’on renonce à l’ordre et à la méthode, à la rigueur intellectuelle. Rien en effet n’est plus confus que la vie dans cela même qu’elle a de plus plaisant.

5 – La fin du travail

Avec la discipline intellectuelle, la nécessité de travailler a disparu, la nécessité de vaincre sa paresse naturelle et de ne pas s’écouter. Le mal de l’école qui dérive inévitablement de la mise au second plan de l’instruction est qu’on n’y travaille plus. Voici des exemples.

Travail à la maison

D’abord un serpent de mer : l’interdiction dans le primaire de donner ce qu’on appelle des « devoirs à la maison ». Qu’il faille les limiter parce que la plus grande part du travail doit être faite à l’école, et que les jeunes enfants ne doivent pas être harcelés jour et nuit par un travail scolaire, je n’en doute pas. Mais on refuse de donner le moindre exercice à faire chez soi pour ne pas favoriser ceux des élèves que leurs parents peuvent aider. Conséquence : leurs parents ou telle ou telle officine spécialisée payante (c’est pour les plus aisés une niche fiscale) leur proposent des exercices qui leur permettent d’aller beaucoup plus loin que les autres. Mais il vaut mieux se donner une bonne conscience idéologique qu’organiser des études pour les plus démunis. J’entends des études où ils soient pris en main et non pas amusés par des animateurs. Ainsi, oubliant l’instruction parce qu’on fait prévaloir des considérations sociopolitiques, on accroît inévitablement l’inégalité qu’on voulait pallier. Voilà comment une médecine moliéresque tue le malade.

Apprendre à écrire chez soi

L’interdiction du travail à la maison dans le primaire a des conséquences dans toute la scolarité : mes khâgneux n’avaient pratiquement jamais eu à rédiger des dissertations chez eux avant le baccalauréat. Or si on n’a pas eu à rédiger chez soi d’abord de petits travaux, puis par exemple en seconde des travaux de quatre pages, puis en terminale de huit ou plus, et cela régulièrement, on ne peut pas savoir écrire. Pourquoi chez soi ? À la fois parce qu’il faut laisser un sujet trotter comme on dit dans sa tête pendant longtemps pour arriver à le maîtriser et parce qu’il faut une corbeille à papiers pour faire et refaire des brouillons, se relire à plusieurs jours d’intervalle, etc. Mes étudiants étaient sidérés lorsque je leur disais que j’avais rédigé avant le baccalauréat plus de cinq cents pages, sans compter ce qui est passé à la poubelle, et à la fin je savais écrire à peu près convenablement. Aujourd’hui, on ne fait plus que des travaux en classe, pour éviter cette fois internet ! Représentez-vous en outre le temps perdu : car le temps des travaux faits en classe est pris sur celui des cours.

Discipline et « fascisme » de la langue

Parler de discipline ou de travail, c’est prendre le risque de passer pour une brute qui veut que le maître règne par la force. Roland Barthes, dans sa leçon inaugurale au Collège de France, en 1977, a soutenu que la langue est fasciste. Allant dans le même sens que Bourdieu, il avait raison de dire que la langue classique n’est pas naturelle, et que la considérer comme naturelle (je comprends : donc ne pas l’enseigner) était une manière de la réserver à une élite sociale qui assurait ainsi sa reproduction. Oui, l’enseignement des lycées était trop souvent implicite, et c’est encore le cas. Mais on s’est bien gardé de conclure à la nécessité d’un enseignement explicite, c’est-à-dire de l’instruction élémentaire. On a considéré avec de pseudo-arguments linguistiques que la langue ne doit pas reposer sur une grammaire normative, que chacun doit s’abandonner à la spontanéité de ses émotions et ne pas être bridé par la nécessité d’écrire selon des règles, que l’oral seul compte, etc. On a même préféré le journal aux grands auteurs. Il est vrai que j’ai vu qu’on revenait parfois aux Fables de La Fontaine et à Hugo. Mais enfin, sait-on que dans les années soixante les élèves de sixième avaient 8 heures de cours de français, et qu’ils n’en ont aujourd’hui que 4 heures et demie ?

Musique et entraînement

Autre exemple. L’instruction suppose qu’on fasse régulièrement des exercices, comme apprendre à jouer d’un instrument requiert qu’on fasse tous les jours ses gammes. Mes enfants, il y a plus de vingt ans, ont découvert le travail non pas au collège mais au conservatoire de musique. Un ami directeur de conservatoire me dit qu’aujourd’hui il est difficile de faire comprendre aux familles et aux enfants ce que c’est que travailler son instrument : l’entraînement en effet n’est plus admis que dans le sport où il va jusqu’à ruiner le corps humain. Qu’un enfant chez lui fasse un travail régulier, quotidien, cela dérange toute la famille. Et l’on s’étonne après cela, à grand renfort de statistiques, que les enfants de professeurs réussissent mieux que les autres ! Certains prétendent même que cela est dû, je cite, à la « culture scolaire » qu’il faudrait abolir.

Bruno Julliard, adjoint au Maire de Paris chargé de la culture, a fait part en décembre 2012 aux professeurs des conservatoires de Paris de son hostilité envers leurs établissements qu’il dit « élitistes ». Je traduis : ils exigent trop des élèves et donc ceux qui ne travaillent pas sont laissés sur le bord de la route, et ceux qui travaillent le doivent à leur milieu social. Là encore, la bonne conscience idéologique coûte moins cher que de doubler la capacité des conservatoires ! J’ai appris aussi qu’on y refusait maintenant de renvoyer les élèves qui ne travaillent pas leur instrument, qui sont absents et qui prennent la place de ceux qui voudraient y entrer pour travailler.

Moins on en fait plus on est débordé

Nos élèves sont désorientés moins pour des raisons sociologiques ou psychologiques, car ces raisons ont toujours existé d’une certaine façon, que parce qu’on ne leur a jamais imposé de travailler. Jean Robelin, qui était professeur à l’université de Nice, a écrit une Tribune le 10 Mars 2013, La gauche et l’éducation, que vous trouverez sur le site de l’Humanité  et qui dit tout ce qu’il faut dire sur l’état de notre école et sa destruction par la gauche (comme moi il n’attend rigoureusement rien de la droite en la matière). Jean Robelin écrit qu’un étudiant de vingt ans est généralement affolé lorsqu’on lui demande de lire vingt pages. Les parents eux-mêmes ont l’impression que leurs enfants sont harcelés par leurs études parce que plus personne ne sait ce que c’est que travailler à l’école. Moins on en fait et plus on se croit surchargé de travail.

6 – Comment refonder l’école ?

Ce que je dis du désastre de l’école paraît trop gros, incroyable, même à mes meilleurs amis, même en famille. Mes principes paraissent simplistes et l’école que je propose vieillotte. Il m’est toutefois arrivé récemment d’être conforté par une jeune cousine qui termine ses études d’infirmière par un stage dans un grand hôpital. Un de ses collègues lui disant qu’il allait devoir pour une perfusion prendre mille millilitres de je ne sais plus quel liquide, elle lui a dit : « tu veux dire un litre », et celui-ci lui a alors demandé comment elle l’avait calculé… Bon nombre de ses collègues, me dit-elle, par ailleurs de qualité, ne peuvent pas calculer sans machine la dose d’un médicament ou d’une injection, et du coup ils n’ont pas la moindre idée de ce que peut être un ordre de grandeur, de sorte qu’une erreur de trois zéros est possible : on en meurt parfois. Elle-même a peur d’être hospitalisée un jour. Marguerite Yourcenar se plaignait déjà de la serveuse du supermarché, incapable de rendre la monnaie sans la machine, et elle mettait cela sur le compte de l’école américaine… Nous l’avons égalée.

C’est que l’instruction est, pour nos contemporains, d’un autre temps, peut-être mythique. Tout se passe en effet comme si, parce qu’on va dans la Lune, il fallait aujourd’hui apprendre à marcher aux enfants d’une nouvelle manière : comme si à cause de ces changements la marche devait suivre d’autres principes qu’autrefois. Or l’éducation physique, lorsqu’il y en a une, suit les principes que suivaient les Grecs dont en effet l’éducation était d’abord physique parce qu’il fallait que les citoyens soient de bons soldats. De là, j’aime le rappeler, les épreuves des Jeux Olympiques qui correspondent d’abord aux jeux donnés lors des funérailles de Patrocle au chant XXIII de l’Iliade. Faudrait-il aujourd’hui interdire la course à pied et commencer par apprendre à piloter les avions ? Faudrait-il considérer l’idée républicaine comme obsolète parce qu’elle a été formulée il y a deux mille cinq cents ans et qu’il y a eu depuis lors de grands changements dans la société ? Le drame de l’école vient de ce qu’on y improvise sans cesse des réformes comme si on n’avait jamais su enseigner avant nous, et l’idée même d’instruction élémentaire devient totalement inintelligible. Ainsi, pourquoi se presser d’informer les élèves des dernières découvertes sans leur faire suivre les étapes nécessaires à leur compréhension ? Par exemple, à quoi bon parler de big-bang à des élèves qui n’ont jamais regardé le ciel, ou d’ADN s’ils ne savent pas distinguer un animal et un végétal et n’ont jamais pu faire de chimie ? Pourquoi ne pas commencer par faire observer et décrire, ce qui apprend en même temps le français ? Par faire de la botanique et de la zoologie et non pas par parler de molécules ? Théodore Monod regrettait la disparition de l’histoire naturelle. Ce que je demande pour l’école ne trouvera pas d’obstacle du côté des élèves mais de leurs parents qui contrairement aux paysans de la troisième République s’imaginent savoir et donc pouvoir juger de l’enseignement que reçoivent leurs enfants. Il est vrai aussi que ce que je dis implique une révolution dans la formation des maîtres.

Que faut-il et que suffit-il de faire pour avoir une véritable école ? Habituer les enfants à la classe progressivement dès la maternelle : les philosophes qui ont fait l’expérience du préceptorat au XVIIIe siècle (je l’ai déjà dit sur Mezetulle) considéraient la classe comme salutaire parce qu’elle apprend à l’enfant à n’être plus le seul roi du lieu. Cela suppose évidemment que les parents d’élèves cessent de jouer le même rôle à l’école que les aristocrates qui harcelaient les précepteurs. Entraînons assez tôt les élèves à écouter en silence (discipline dont on est aujourd’hui dispensé à l’école et même à l’université), puis à suivre le cours d’une pensée organisée conduite par un maître, au lieu de les laisser à leurs préjugés ; donc ne considérons pas le cours magistral comme une aberration. Habituons-les à faire des exercices, à apprendre des leçons, à travailler – un travail intelligent et non pas des punitions vexatoires et sans intérêt. Ou encore donnons une grande place à la récitation de poèmes – j’ai vu un jeune homme ébahi au théâtre demander à l’acteur comment il pouvait savoir tant de vers par cœur ! Et dès le plus jeune âge, lisons de belles pages de la littérature française, sans quoi on ne peut pas apprendre vraiment sa propre langue, et la langue alors reste un privilège de classe – d’où, en effet, le terme de classique qui vient de classicii, la haute, par opposition aux proletarii. Ce programme ne ruinerait pas les finances publiques, il n’exige pas des moyens considérables, sinon la détection, le plus tôt possible, des 12%, je crois, de dyslexiques, et la prise en compte des élèves que des raisons particulières empêchent de suivre la voie commune et qui sont aujourd’hui noyés dans la masse, et surtout la mise en place systématique, je dis bien systématique, d’un enseignement du français pour les étrangers quels qu’ils soient, pas seulement les fils d’ambassadeurs des lycées internationaux.

Une telle refondation réelle de l’enseignement primaire pourrait au bout de cinq ans permettre la refondation des collèges et plus tard des lycées. Car il faut du temps dans ce domaine comme dans les eaux et forêts. Et les élèves seraient préparés par l’esprit de l’instruction publique et par la discipline ordinaire qui lui est liée à exercer leur fonction de citoyen. Par-dessus le marché, une instruction élémentaire étant nécessairement générale à tous les niveaux, elle leur permettrait d’affronter la vie professionnelle pour laquelle très souvent aucune formation spéciale préalable n’est possible étant donné la transformation incessante des compétences exigées. Alors on cessera de voir dans l’école un fournisseur de compétences soumis au marché du travail.

7 – Quels sont les présupposés de mon propos ?

Je l’ai dit, mes propos passent pour simplistes. Ils irritent parce qu’ils signifient que depuis cinquante ans au moins, au lieu de corriger les défauts d’un enseignement qui reposait sur une tradition de plus de deux mille ans, puisqu’elle venait des Grecs par l’intermédiaire des Romains et des chrétiens, puis de l’école laïque, on a rompu avec cette tradition.

Quels sont mes présupposés ? Ceux-là même qui m’ont déterminé à enseigner la philosophie. Et d’abord celui-ci : l’homme pense ! Hegel disait qu’il faut répéter sans cesse que l’homme pense. Que l’homme pense signifie que sa vie dépend de ses représentations et donc que la maîtrise de ses représentations est essentielle, qu’elle seule peut lui permettre de prendre pour sa vie les décisions qui conviennent. Les orateurs politiques l’ont toujours su, nos communicants le savent, eux qui gouvernent le monde en fabriquant les opinions et les désirs des hommes. Celui donc qui ne veut pas être le jouet de ses représentations illusoires, d’où qu’elles viennent, doit apprendre, c’est-à-dire apprendre à distinguer le vrai du faux. La philosophie est la volonté de comprendre, de vivre selon ce qu’on comprend et non selon des opinions qui s’imposent sans qu’on les ait jugées. Certes, s’être élevé à une telle idée de la philosophie interdit qu’on se dise soi-même ou même qu’on tolère d’être dit philosophe..

Cet idéal philosophique est-il donc trop élevé pour une école publique ? Je ne suis moi-même ni Platon, ni Descartes ; je n’ai jamais imaginé m’adresser seulement aux futurs Platon et Descartes. Une instruction élémentaire réelle suffit à élever un homme assez haut pour qu’il mène une vie d’homme et qu’il exerce sa citoyenneté : cette instruction peut s’adresser au plus grand nombre. Il le faut, parce qu’il y a une relation nécessaire entre le savoir et la liberté. Condorcet l’a dit une fois pour toutes. Relisons ce que j’ai déjà cité sur Mezetulle : « Tant qu’il y aura des hommes qui n’obéiront pas à la raison seule, qui recevront leurs opinions d’une opinion étrangère, en vain toutes les chaînes auraient été brisées, en vain ces opinions de commande seraient d’utiles vérités ; le genre humain n’en resterait pas moins partagé en deux classes : celle des hommes qui raisonnent, et celle des hommes qui croient, celle des maîtres et celle des esclaves. » (Rapport et projet de décret sur l’organisation générale de l’instruction publique 1792) Tout est dit. Pour que le savoir ne soit pas un instrument de pouvoir, il faut une instruction publique. Attention ! Le maître qui opprime des esclaves se dit en latin dominus, et non pas magister, il n’est pas maître dans le même sens que le magister, maître d’école, qui au contraire apprend à se libérer de toute domination.

8 – École et république

Tout à l’école doit être subordonné au dessein d’instruire, tout sans exception, ou bien il n’y a plus d’école. Mais du seul fait qu’elle instruit, l’école est l’école du citoyen. Et notez ce point essentiel : si elle est l’école du citoyen, si elle doit être l’école de la République, ce n’est pas parce qu’elle est subordonnée à un dessein politique. Il y aurait certes dans cette école, si elle existait, une instruction civique, qui rendrait compte des institutions et de ses lois, mais sans leçons de morale, puisque la discipline intellectuelle et la discipline de travail liées à la nature de l’instruction, ainsi que la nécessaire discipline de la classe, comportent déjà l’essentiel de la morale. Alain se moquait des cours de morale, parce qu’il jugeait que l’instruction suffit à former le jugement et l’esprit critique. Là encore, subordonner l’enseignement à l’inculcation de ce qu’on appelle les valeurs de la République, c’est oublier l’instruction, nécessairement. Au fond, c’est concevoir l’école publique sur le modèle de certaines écoles privées où les exigences confessionnelles et idéologiques l’emportent sur le dessein d’instruire et déterminent le choix des parents. On peut pardonner à Jules Ferry qui avait à lutter contre la domination du clergé catholique sur l’enseignement d’avoir institué une morale laïque, d’autant qu’il tenait aussi à l’instruction. Mais dans une école qui ne remplit pas sa fonction propre d’instruction, à quoi bon des cours de morale ? Et comment, étant donné l’état d’esprit de la société et des parents d’élèves, comment, quand l’autorité des maîtres n’est pas reconnue, et cela non pas accident mais pour les raisons de principe que je viens de formuler, parce que l’instruction n’est pas la fin de l’école, comment éviter qu’on impose, en guise de morale, l’idéologie régnante, celle du marché ? Instruisons donc les élèves, et l’on verra ensuite s’ils ont besoin de leçons de morale.

L’obligation scolaire

On objectera à coup sûr à ce que j’ai dit de la motivation, que je la remplace par une discipline qui est une contrainte du même ordre, puisqu’elle s’impose aux enfants le cas échéant malgré eux. Mais contraindre à apprendre, est-ce opprimer ? Dans une vraie classe, ce qui suppose en effet discipline, l’enfant prend conscience de l’obligation pour tout homme de s’instruire s’il ne veut pas demeurer esclave. En un premier sens l’obligation scolaire s’adresse aux parents, en un second, aux enfants : elle est vécue par eux comme une contrainte quand l’intérêt du savoir s’éveille tard ou trop faiblement. Ainsi une exigence morale dans son fond – libérer l’homme – appelle une politique de l’école, une politique d’instruction publique : il faut choisir entre la contrainte du milieu, origine des motivations, et un ordre d’artifices et de contraintes qui se revendique comme tel, à savoir l’institution scolaire : la fonction institutionnelle de l’école est de délivrer l’homme de la société. Entre subordonner l’école à la société, donc la détruire, et instituer une véritable école, il faut choisir.

Républicains et pédagogistes

Avant de conclure, une remarque. Je ne me contente pas d’opposer républicains et pédagogistes. Opposer républicains et pédagogistes peut en effet s’entendre en plusieurs sens. D’un côté il y a de sincères républicains parmi ceux qui sont pédagogistes au sens péjoratif que j’ai donné à ce terme. Mais ils ne voient pas la contradiction qu’il y a entre le pédagogisme et l’exigence républicaine. De l’autre côté des républicains veulent, comme je viens de l’indiquer, un catéchisme des valeurs qui n’est pas une véritable instruction : or l’instruction, si du moins la laïcité n’est pas un vain mot, ne saurait par exemple interdire à un élève d’être monarchiste pourvu qu’il respecte dans sa conduite les lois de son pays. Il y a donc une façon très pédagogiste d’être républicain !

Conclusion

L’exigence d’une école de la République repose sur une idée du rapport de la liberté et du savoir qui n’est pas d’abord « politique ». Et en effet, la philosophie a formulé l’idée de république, mais ce n’est pas en tant qu’elle serait une philosophie politique d’abord, c’est parce qu’elle est la philosophie tout court, la volonté de comprendre, de penser. Je veux bien qu’on me dise républicain par opposition aux pédagogistes, mais ce n’est pas mon républicanisme qui détermine ce que j’ai dit de l’enseignement, c’est rigoureusement l’inverse. Et celui qui aime le savoir (comme le dit en grec le mot de philosophie), s’il l’aime réellement, est pédagogue : la vraie pédagogie consiste pour un professeur à refaire sans cesse son cours pour le rendre plus intelligible, ce qui revient pour lui à réapprendre ce qu’il sait. Et cela est vrai de l’instituteur qui retrouve devant sa classe les règles de la soustraction, aussi bien que de Kant qui disait qu’il faut faire cours pour s’assurer que ce qu’on pense est intelligible, c’est-à-dire qu’on se comprend soi-même. Car apprendre vraiment est toujours réapprendre, comme l’a montré Platon.

 

Appendice

J’ai lu le 28 mai sur le Nouvelobs en ligne une interview d’un sociologue, François Dubet, présenté comme un fin connaisseur des questions scolaires, et interrogé sur le rapport de la Cour des Comptes sur la gestion des enseignants (gestion qui, je sais, est catastrophique). Tout ce que disait Dubet n’est pas faux, loin de là. Mais sur le principe, sur la cause et la nature du mal présent, qu’il reconnaît, il soutient très exactement le contraire de ce que l’on vient de lire : le mal viendrait selon lui de ce que les professeurs du second degré continuent de se considérer comme des savants [sic] alors que le public a changé puisque aujourd’hui on accueille tout le monde dans les collèges contrairement à ce qui se passait auparavant. Je soutiens au contraire que c’est cette façon de penser qui est la cause du mal.

Cette étiologie est aberrante à plus d’un titre.

1/ Ce qu’elle prétend n’est pas vrai du primaire qui accueille tout le monde depuis longtemps et dont la situation est devenue très mauvaise selon Dubet lui-même. 

2/ Ce bouleversement date du baby boom, et il ne reste plus aucun professeur en place ayant connu les lycées d’antan. Certes, cela ne prouve pas que l’ancienne mentalité n’a pas laissé des traces, mais il ne semble pas qu’aujourd’hui les professeurs dans leur grande masse se prennent pour des savants !

3/ Pourquoi les fils de bourgeois auraient-ils pu avoir pour professeurs des savants, mais pas le tout venant ? Et pourquoi ceux-ci auraient-ils besoin d’une pédagogie spéciale ne reposant pas sur le savoir ?

C’est ce que j’appelle le mépris des élèves. Ce mépris peut venir de la nostalgie du lycée bourgeois, qui était en réalité le lycée des chahuts et de la violence, lycée dénoncé par Alain avant 19142, mais il peut venir aussi de considérations sociologiques bien intentionnées. Où l’on voit que les plus réactionnaires et la gauche présente s’entendent fort bien, et le rapport de la Cour des comptes en est une preuve de plus.

Notes

1 – « …un enfant instruit en l’arithmétique, ayant fait une addition suivant ses règles, se peut assurer d’avoir trouvé, touchant la somme qu’il examinait, tout ce que l’esprit humain saurait trouver… ». Descartes, Discours de la méthode, II (avant dernier alinéa).

2 – Voir sur Mezetulle.net l’article Pacifier l’école.

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, juin 2013, janvier 2016.

Quand les conservatoires « se bougent le bacon »

Poursuivant son enquête sur la politique « tendance » en matière d’enseignement de la musique, Dania Tchalik a déniché un document estampillé « Conservatoires de France » et « Philharmonie de Paris » tellement consternant qu’il en devient comique. À lire ce torchon issu d’un brainstorming dont la « créativité » s’affranchit des règles élémentaires de la syntaxe (sans parler de l’orthographe), on pourrait croire à un canular. Mais non, sous le titre « Affranchissons-nous d’un modèle obsolète et traçons de nouvelles voies, acte II » ce compte rendu d’un forum tenu en octobre dernier n’est pas une blague. Explication de texte.

Après son recul tactique du printemps 2015 devant la grogne des professionnels contre la fin des aides d’État aux CRR et CRD1, le ministère de la Culture n’a pas manqué de reprendre l’initiative face à la contestation. Ainsi, le 26 novembre dernier s’est tenu rue de Valois un groupe de travail où le ministère et ses partenaires (en tête desquels on trouve les inévitables élus locaux) ont présenté un projet de « réinvestissement » qui a tout d’un diktat2. Comme on le pressentait3, nos têtes pensantes « proposent » dorénavant de conditionner l’accès aux subventions à l’introduction de nouvelles disciplines censées mieux répondre à la diversité des cultures et à la demande des jeunes, ce qui revient en l’absence de moyens supplémentaires à remplacer au moins partiellement l’enseignement spécialisé par une animation socioculturelle pour le moins fumeuse – une manœuvre permise par le dépoussiérage des critères actuels de classement des conservatoires. Au nom de la démocratisation, le ministère s’apprête à étêter les 3e cycles préprofessionnels hors des quelques établissements abritant un pôle supérieur, régler du même coup le sort des PEA4 (qu’on ne recrutera donc plus que dans ces niches écologiques) et enterrer sans coup férir le plan Landowski qui visait à assurer l’accès égal de tous à un enseignement de qualité5. Enfin, pour rentabiliser les établissements on prévoit d’augmenter les effectifs d’élèves à moyens constants tout en généralisant les cours collectifs d’instrument, mais aussi de rendre les agents corvéables à merci (au mépris des statuts ?) en décrétant les conservatoires accessibles le week-end et les vacances scolaires – la culture pour chacun et la réussite pour tous réclamant quelques sacrifices.

Mais c’est probablement à la lecture du compte rendu du Forum de l’association Conservatoires de France qui s’est déroulé les 19 et 20 octobre dernier à la Philharmonie de Paris qu’on discerne le mieux les prémisses de l’avenir radieux qui attend nos conservatoires. Il est vrai que le zèle du supplétif dans l’âme qu’est le réformateur pieux (pour citer Jean-Claude Milner6) en révèle bien davantage que la prudence naturelle du gestionnaire. Pour plus d’efficience, nos pédagogues n’ont pas hésité à recourir à l’expertise du cabinet Wigwam Conseil et de sa (bien nommée) technologie Micmac® : ce brainstorming a ainsi accouché d’un document7 dont la créativité hors norme inspirera au musicien non averti des états d’âme, voire quelque inquiétude au sujet des moquettes de la Philharmonie nouvellement construite. Certes, « pour explorer de nouvelles voies », il faut « s’essayer à prendre du risque » (p. 28) – mais est-ce bien aux élèves, aux personnels, enfin au contribuable de payer l’addition ?

Le Conservatoire du XXIe siècle sera religieux ou ne sera pas

Quelques éléments de langage assénés jusqu’à satiété dénotent une propension certaine à une religiosité diffuse et postmoderne dont les prêches 2.0 se font nécessairement power-point à l’appui et où le paper-board tient lieu d’Évangile. Chaque page ou presque s’ouvre par ce refrain éminemment lyrique : « ce serait merveilleux si… ». L’emploi du registre du surnaturel (« un monde à ré-enchanter par l’accès de tous à la pratique artistique », p. 4) et la récurrence de l’exhortation (« osons ! », p. 5 ; « rêvons à une Utopie Commune, Humaine, et Éclectique », p. 4) annoncent une vision proprement mystique : le fidèle s’abîme dans la contemplation du « travail par cercle » rassemblant « élus, enseignants, parents, élèves, partenaires culturels », tous pressés « à la fin d’échanger tous ensemble ! » (p. 7). De quoi rendre obsolètes les fantasmagories d’un Jérôme Bosch !

Si les intentions affichent leur pureté (« contribuer à la transformation de la société », p. 10 ; « révéler le citoyen » afin que celui-ci « se sente en capacité [sic] d’être créateur8 », p. 8 et 9), il ne s’agit plus d’émanciper le futur citoyen par l’instruction mais, au contraire, de l’insérer dans une communauté éducative que des agents préposés seront chargés d’animer. « Ce serait merveilleux si tout le monde avait accès à une maison ouverte, si la diversité est ressentie comme une richesse » (p. 17) : quand la culture se réduit à son « sens large » (p 8) et à son acception sociologiste, les « métissages » (p. 11) émergent comme la valeur première d’une société inclusive que ne renieraient pas Terra Nova ou les auteurs du rapport Tuot9.

Un progressisme… régressif

Comme toute religion, le pédagogisme possède son dogme, son culte et, on l’aura compris, son clergé. Son corpus idéologique se résume à quelques oppositions binaires : « l’expérimentation libre » (p. 8) se veut l’antithèse de la règle rigide, « l’itinérant se substitue au fixe » (id.), la créativité10 et l’innovation à la tradition. Exaltant les valeurs collectives, le partage et le groupe (« le rassemblement des gens fera sens », p. 7) aux dépens d’un individualisme honni, ce jargon se veut « joyeux » et subversif dans la lignée de Mai 68 mais se fige à mesure de son institutionnalisation (un comble !). Pour faire bouger les lignes on privilégiera ainsi le sensible, la fusion des âmes et l’émotion à la dimension rationnelle pourtant inhérente à toute transmission de connaissances, le tout pour « inventer les nouveaux chemins permettant à chaque trinôme (élève, enseignant, structure) de révéler et de partager sa part d’artiste » – comme si les voies de la créativité et de l’originalité artistiques n’étaient pas impénétrables. De même, on favorisera la « porosité » (p. 27) – alias transversalité, interdisciplinarité, pluridisciplinarité, transdisciplinarité, rayez la mention inutile – entre les disciplines artistiques, bien entendu au détriment de chacune d’entre elles.

Pour autant, ce progressisme festif, friand de happening et d’idéal communautaire (communautariste ?) puise également à foison dans une vulgate écologiste factice et régressive. La mention de la « permaculture » (p. 2) renvoie à l’impératif de « partage avec le groupe dans un environnement propice » nécessaire au « développement harmonieux de l’enfant » (p. 10). Par un glissement qui a tout de l’escroquerie intellectuelle (on voit mal comment une école d’art pourrait de près ou de loin participer à la nécessaire lutte contre l’étalement urbain ou la destruction de la biodiversité) le conservatoire pragmatiste vire, dans un esprit new age, à l’« idée écologique – certifiée projet DD » (p. 3). Ainsi s’expliquent les références incessantes à la « ruche » (p. 5), aux « rhizones » (sic, p. 16) et autres « pépinières des arts » (p. 15). Mais derrière le care et le maternage bêtifiant perce un fatalisme : l’enfant, et donc l’adulte, ne sont rien en dehors de leur environnement socio-économique immédiat. Le « lieu de vie artistique » (p 18) cher à Meirieu et l’injonction « jardinons un quartier » (p. 19) renvoient alors à un « retour à la terre » (pardon, au territoire) que ne renierait pas Maurras11 – on se souvient que l’« État Français » lui-même se voulait à la fois rassurant et décentralisateur. Le « Conservatoire à rayonnement vital » (p. 18), avec son attirail démagogique où prolifèrent les néologismes, anglicismes et autres références aussi grotesques que datées au langage djeun’s, porte bien son nom en tant que lointain héritier du vitalisme de l’entre-deux-guerres et en particulier du fascisme italien12. Et dans cette même perspective, le « prolongator » (p. 6), le « cart’able » (p. 7) ou le « zardin des zarts », inquiétante utopie où il s’agit de « toucher » (sic !) l’individu dès ses premiers jours en l’intégrant dans la collectivité du berceau à la tombe13, ne font pas que singer, avec la lourdeur caractéristique de l’État culturel, l’entertainment américain.

C’est dans ce contexte de contrôle social liberticide que s’exerce l’obsession de nos pédago-gestionnaires pour la démagogie, le localisme et l’autonomie des établissements. « Pour que le politique prenne des décisions sur des objets partagés, un vrai fondements [sic] et des outils » sont nécessaires pour « dépasser les a priori et co-construire une feuille de route avec tous les acteurs, portée politiquement [ !] pour un meilleur ancrage au sein du territoire où le conservatoire rayonne » (re-sic, p. 15) : on ne saurait mieux dire. Il devient alors urgent « d’associer la société civile [et les rapports de force qu’elle reflète et produit] au fonctionnement de l’établissement » et aux contenus de l’enseignement dispensé, de façon à ce que « les politiques commencent à nous voir !! » (p. 24). Savants et artistes (Mozart !) rêvaient jadis de s’affranchir du pouvoir ; aujourd’hui, se placer sous la coupe de politiciens ignares relève du dernier chic.

Le constructivisme est un consumérisme

Ce repli vers le local et l’immédiateté entraîne la négation de la fonction même d’élève. Désormais, il s’agit de célébrer l’Agneau de Dieu, innocent et vierge de tout savoir : l’Enfant rêvé d’un rousseauisme mal digéré, érigé au centre du système selon les canons de saint Meirieu. Mieux : les adultes eux-mêmes finissent par retomber en enfance en se motivant à l’aide de (pseudo ?) dessins d’enfants dans le cadre d’une rencontre professionnelle.

Pour bâtir « un projet centré autour de l’enfant et de sa famille » (p. 3) on choisira donc « des lieux repérés » (sic !) « où se concentrent l’ensemble des partenaires: sociaux, éducatifs, culturels » (id.) pour y établir « un projet d’école expérimentale qui soit modulaire, sans aucun cursus préconçu » et avec « plein de modules différents dans tous les arts » (p. 9). Dans un vertigineux zapping culturel, on « partir[a] du projet de l’élève, quelque [sic] soit le projet » [ !] pour que chacun puisse « construire son parcours avec les différents modules proposés par l’école ». On se situe alors dans l’optique d’une négociation ou d’un contrat (« un temps de dialogue avec l’élève pour formuler son projet, du temps aussi important [voire bien plus important] que le temps d’enseignement », p. 13) ; l’enfant s’efface devant le client, prompt à « s’exprimer » et à faire « émerger [ses] envies ».

C’est alors que les priorités évoluent : « créer des ambiances qui suscitent cette créativité » (p. 14) et « susciter des espaces temps » (sic, p. 20) devient autrement plus important que de perdre son temps à des détails aussi futiles qu’une progression de cours. On instaurera donc un « enseignement oral pendant 1 an, sans partition14 », à l’image des évolutions déjà actées (ou en voie de l’être) dans maints départements de formation musicale. « Approche globale de la pratique » oblige (p. 27), on se préoccupera « de l’être humain plus que sa spécialisation » [sic] et « on ne se concentre[ra] pas sur le débutant mais sur l’artiste amateur qu’il va devenir » (p. 13). Alors, « pendant un temps non défini, [l’apprenant] expérimentera dans [sic] tous les arts, au sein d’un espace modulable » (p. 27) : de quoi « aboutir à des croisements inattendus », à l’image de la « guitare sur poney15 » chère à Vincent Peillon. Mieux : en imposant la « pédagogie de projet et de groupe » on fera évoluer la posture de l’enseignant « du face à face au côte à côte » (p. 10) pour aboutir à « un collectif d’enseignants au service d’un collectif d’élèves » (p. 27). Mais pour que ce consumérisme décomplexé parvienne à assurer le triomphe définitif de l’« offre de services » (p. 20) sur la transmission de connaissances, il reste à actionner un levier décisif, celui du management transversal16.

Souriez : vous êtes manipulés !

Associée au mirage de la « personnalisation », la créativité pour tous se fracasse alors immanquablement contre le manque de maîtrise technique chez le prof form(at)é comme chez l’élève ignare, l’affaissement budgétaire et l’incompatibilité foncière entre l’institution scolaire et une vision fantasmée de celle-ci, à mi-chemin entre le guichet de services et l’officine de préceptorat. Le renoncement à l’instruction a pour corollaire la manipulation de l’élève et de ses proches (« en touchant l’enfant on touche la famille, et l’intergénérationel » (sic), p. 23) mais qu’importe : pour que le conservatoire soit « particip’actif » (p. 2) et devienne un « créa’novatoire » (p. 21), « pour que la diversité des publics soit une force de changement » (p. 22) – « c’est maintenant ! » (p. 18) – on s’appliquera à « stimuler l’engagement des enseignants en toute sérénité » (p. 3) sans pour autant oublier cette réalité éternelle : « les plus souples et les plus ouverts sont les élèves » (p. 4). Professeurs et apprenants seront ainsi évalués sur leur « motivation » ; et « pour qu’enseignants et bénévoles [ !] développent une dynamique commune » on mettra en place une « agora 2.0 » (p. 3) et des « outils collaboratifs permettant de dépasser les différents obstacles » (p. 4) – les esprits chagrins décèleront ici une subtile allusion au corporatisme et aux résistances au changement d’enseignants nécessairement réactionnaires. C’est pourquoi ces derniers seront dûment « accompagnés » (p. 9) dans un processus d’infantilisation sournoise où la « co-construction » (p  15) ou « co-création » (« simple : on se prend pas la tête / ça dure pas longtemps », p. 8) ne modère en rien le « pilotage » (p. 26), aussi « participatif » et « partagé » soit-il – il est vrai que dans une démocratie participative on « invite » au lieu d’« impliquer » et on n’use pas de la contrainte à visage découvert… Bref, ce bougisme ravi qui, la main sur le cœur, prétend « partir des enseignants, des animateurs, de ceux qui sont au plus près sur les territoires » (p. 5) nous invite aussi et surtout à « casser nos peurs » (p. 15) et à se départir de notre esprit critique pour écarter le résidu de pensée cartésienne et de certitude qui persiste en tout être doué de raison.

Que les projets transversaux croissent et se multiplient, que cent fleurs s’épanouissent grâce au concours providentiel de « brigades d’intervention artistique17 » (p. 24) ! L’improbable fusion entre le collectivisme, point de ralliement de toutes les dictatures, et le libéralisme effréné laissera-t-elle à l’individu le droit de disposer de centres d’intérêt autres que son dévouement ? Mais pour chasser le doute et « susciter la motivation pour changer » (p. 20) le salut passe par la formation (« tous form’acteurs ! », p. 25) qui, seule, permet de s’emparer des bonnes pratiques, à l’image du dispositif prévu pour la réforme du collège18. « Pour faire évoluer les esprits » (p. 21) et s(t)imuler l’enthousiasme, l’activisme de komsomol fait merveille ; on notera cependant que le « continuer continuer continuer ! » (p. 17) relègue l’« apprendre, apprendre et apprendre » du camarade Lénine au rang des antiquités.

Dans cette même veine, les enseignants seront invités à « aller voir ailleurs » (sic !), à « libérer le temps (re-sic) ou à « organiser des séances de travail avec des coachs extérieurs » : bref, à se dessaisir de la discipline qu’ils ont longuement étudiée et qu’ils persistent à transmettre au quotidien malgré les procès en réaction. L’heure est au prof multicartes… et au gisement d’économies : « ce serait merveilleux si chaque acteur était lui-même porteur d’ouverture et de polyvalence, dans son ADN » (p. 25). D’une école, le conservatoire évolue alors vers une plateforme « AIR BNB » (p. 20) : « inspirons nous, ressources nous [sic], bougeons nous le bacon !! ». La « recherche » s’éloigne de la démarche scientifique et « l’innovation » se fait vaine extravagance, tout juste utile pour se valoriser au sein de la technostructure.

L’inflation bureaucratique

« Ce serait merveilleux et joyeux si le développement des pratiques artistiques favorisaient [sic] le développement humain ! » (p. 5). Quand l’utilitarisme pédago vante les discutables notions de compétences capitalisables ou de valorisation d’un territoire tout en promouvant la gabegie du numérique (p 6), les politiques pressés avant tout d’amorcer l’inversion de la courbe applaudissent à tout rompre. Mais outre leurs implications à long terme, ces orientations génèrent dans l’immédiat une surenchère bureaucratique propre à dégrader les conditions de travail (en novlangue : élargir ou empiler les missions) d’agents publics.

C’est ainsi que Conservatoires de France réclame « un travail collectif sur l’élaboration d’un socle commun » (p. 11) alors que depuis dix ans, cette usine à cocher des cases n’en finit pas de miner l’enseignement primaire et secondaire. Et on ne sait plus où donner de la tête face aux innombrables « plateformes », « conseils de territoire » (p. 21), « plans d’action » (p. 3), « expérimentations/évaluations en aller retour » (p 6), « projets d’établissement » écrits et réécrits (p. 18), « temps de concertation » (p. 19) et autres « diagnostics partagés » (p. 13) dûment pilotés : la profusion sémantique est éloquente. Affirmer que « chacun trouve[ra] sa place » dans une frénésie où seul importe le fait de « mettre [coûte que coûte] en synergie différents acteurs du territoire autour de projets culturels » (p. 13) relève, au choix, du vœu pieux ou de l’allégation mensongère. Au lieu d’« identifier des savoir-faire des enseignants et des équipes, connaissances et talents, au-delà de ce que l’on connait d’eux » (p. 23) ne serait-il pas plus raisonnable de confier aux enseignants ce qu’ils savent faire de mieux, à savoir enseigner leur discipline ?

Lieu de vi(d)e

Le conservatoire réformé se définit alors comme « un espace de transition, à la jonction de différents espaces » (p. 26) ; il est tour-à-tour (ou simultanément ?) « un lieu physique et virtuel », un « espace de pratique et de conception combinatoire » [ !] et « un lieu mobiles [sic], à la fois éphémère et dans la durée » (p. 5). Bref, il est ce qu’il n’est pas et il n’est pas ce qu’il devrait être – une institution publique d’enseignement de l’art. Lieu « fédérateur », « partagé » et « ouvert à tous dont ceux qui n’ont pas l’habitude » (sic), il est susceptible de « se déplacer sur des lieux de fréquentation (centre commercial par exemple) » et permet à ses acteurs de « se mélanger avec d’autres : élèves, extérieurs à l’équipement » (p. 26). Il propose pêle-mêle « atelier, stage, workshop », en un mot, tout sauf le cours ou la leçon, tant honnis de nos pédagogues19, de la « convivialité : café, boissons, concerts », des « informations sur ce qui se passe autour » et même une « billetterie/kiosque/infos que l’actu culturelle du territoire » (sic, p. 26)…

Mais au nom de quel principe ? « Celui qui trouve n’a pas bien cherché ! » : il faut être out of the box, nous dit le manager (p. 12). Pourtant, l’injonction à la créativité produit le résultat inverse de celui escompté : en musique, passer « d’un processus d’empilement à un processus de croisement » (p. 11) ou bien remplacer le cloisonnement par le réseau et la duplication par l’évolution (p. 25) ne signifie rien en soi. Cette propension à ignorer (dans les deux sens du terme) la matière et la pratique musicales tient à la fois de l’aveu d’incompétence et de l’acte militant. « Se bouger le bacon » revient alors à nous prendre… pour des jambons ; quant à la confiance accordée par les politiques à des experts hors sol, elle relève, au choix, de l’inconscience ou d’une obstination maladive. Maigre consolation pour le musicien : son art n’est pas le seul visé, le management s’appliquant à détruire jusqu’à l’idée même d’institution publique. La musique y survivra, certes – mais les innombrables élèves qu’on bercera en les assignant à résidence dans leur environnement d’origine ne sauront peut-être jamais qu’ils auront été victimes d’un processus de réformes authentiquement élitiste.

Notes

1 – Conservatoire à Rayonnement Régional/Départemental.

4 - Professeur d’Enseignement Artistique.

6 - J.-C. Milner, De l’École, Lagrasse, Verdier, 2009, passim.

7 –  http://www.fichier-pdf.fr/2015/12/05/conservatoires-de-france-forum-19-20-oct-2015/ .
Le texte intégral de ce chef d’œuvre est publié ci-dessous.

8 – La nostalgie est un sentiment éminemment suspect… sauf lorsque son objet se nomme Jack Lang.

10 - Une créativité qui transparaît aussi dans l’orthographe et la syntaxe plus qu’incertaines de ce document, pur produit du pédagogisme.

13 - À quand un « chardin des charts » pour les personnes du troisième, voire du quatrième âge ?

14 - De même qu’on diffère les apprentissages fondamentaux à l’école primaire au gré des programmes successifs.

17 - Le recours aux jeux de rôle managériaux stimule parfois l’imagination au-delà du raisonnable : mais que fait donc la brigade des stupéfiants ?

19 - http://conservatoires-de-france.com/blog/2015/09/04/democratisation-acces-aux-pratiques-artistiques-Lartigot/

© Dania Tchalik et Mezetulle, 2016.

Annexe. Texte intégral du compte rendu du forum « Conservatoires de France » d’octobre 2015

Source : http://www.fichier-pdf.fr/2015/12/05/conservatoires-de-france-forum-19-20-oct-2015/

« Enseigner c’est manager »

La fonction publique territoriale à l’heure du « changement »

Dania Tchalik, à travers le récit de la formation d’un fonctionnaire territorial après le concours du cadre A, en extrait la substance. Musiciens concertistes, responsables de paie, agents des Ressources humaines, chargés de mission du pôle départemental du tourisme, responsables de service informatique, etc., sont conviés ensemble pour « faire réseau » et acquérir la « culture » commune de la Fonction publique territoriale : en sortant, ils seront tous managers !

« Dans une France qui ne crie plus famine s’est installé en douce le positivisme du pauvre, soit le chiffre en camisole de force »1.

Il y a quelques années, la directrice administrative du conservatoire où j’enseignais alors me disait, pleine de sagesse : « Pour réussir le concours et devenir titulaire, il ne te suffira pas de maîtriser ta discipline et d’être un bon professeur. Tu devras aussi et surtout acquérir la culture et la philosophie de la Fonction Publique Territoriale puisque son positionnement se situe à cheval entre le politique et l’administratif et son fonctionnement s’apparente à celui d’une entreprise ». Ayant demandé à un proche féru de Kant et de Schiller ce que signifiait cette philosophie-là et n’ayant reçu pour toute réponse qu’une mine déconfite, je me suis lancé malgré tout et, contre toute attente, j’ai obtenu le précieux sésame tout en ignorant lamentablement ces vérités pourtant essentielles. Mais cette anomalie ne pouvait durer : à l’occasion d’une formation dite d’intégration organisée par le CNFPT2, j’ai enfin eu la chance d’obtenir quelques éléments de réponse – que je m’empresse à mon tour de livrer au lecteur à l’occasion de ce modeste compte-rendu que j’espère le plus fidèle possible.

Une ville française de province plongée dans l’épais brouillard d’un matin glacial de février. Alors que le jour se lève péniblement, des voyageurs chargés sortent de la gare, traversent la ville déserte et, comme résignés, convergent en silence vers un quadrilatère de béton récemment érigé en périphérie de la ville. Ce sont autant de lauréats frais émoulus de divers concours territoriaux de cadres A. Contraints de quitter leurs pénates, mais aussi leur poste et leurs élèves ou camarades de bureau, ils s’apprêtent à passer une folle semaine ensemble ; mais pour l’heure, ils ne se connaissent pas encore…

S’adapter ou mourir

Passées les premières présentations à la cordialité un peu forcée (la semaine promet d’être longue : autant se serrer les coudes), la réunion d’accueil leur réserve une première surprise. Dans son mot de bienvenue, l’élu présidant aux destinées de l’institution leur annonce qu’à la suite d’un « choix délibéré » – et certainement pas pour faire des économies ! – la formation ne se fera plus par filière, mais tous cadres d’emploi confondus, autrement dit en transversalité. Afin que la fonction publique passe le cap de la crise (on en déduira donc que la chose est loin d’être acquise et que le salut dépend principalement de nous autres stagiaires), elle doit se mo-der-ni-ser, s’emparer du changement pour mieux s’adapter à un monde qui bouge et aux évolutions de la société, enfin, faire preuve de créativité sans renier ses valeurs afin de ne pas impacter le savoir-être des usagers d’un service public nécessairement collectif, pluriel, participatif et paritaire. Pour allier efficience et proximité et battre en brèche les archaïsmes et les freins au changement, il est temps de dépoussiérer les habitudes et de créer enfin cette culture de la performance qui manque tant à l’administration publique. Si les musiciens concertistes se voient mélangés avec des responsables de paie, des agents (pardon : agent-e-s) RH, des chargé-e-s de mission du pôle départemental du tourisme (à ne pas confondre avec leurs homologues dépendant de la région ou de l’intercommunalité) ou des responsables de service informatique, c’est précisément pour faire réseau et créer une culture commune – sans oublier l’essentiel : ils l’ignorent encore mais en sortant, ils seront tous managers !

La tyrannie de la réforme permanente

Mais revenons à nos conservatoires de musique. Il y a peu, Serge Cyferstein, directeur du département de pédagogie du CNSMDP3, nommait avec pertinence l’acteur majeur de ce changement qui, dès demain, bouleversera l’enseignement musical spécialisé : le « directeur moderne » qui impose son pouvoir non plus par l’étendue de son savoir, le prestige de sa carrière artistique ou son autorité de pédagogue, mais par la fréquence de ses venues dans le bureau des élus ou sa foi ardente en la « nécessaire évolution des pratiques ». Mais sans doute avait-il omis de mentionner son vassal et acolyte : le « PEA4 moderne », ce cadre dynamique qui, tel un prestidigitateur, s’empare lui aussi de l’impératif des 3% de dette (« on ne peut plus continuer comme avant »), manie en virtuose la technique du SWOT5, agit en pro-activité et travaille par hypothèses tout en étant en capacité de conduire une réunion…

Non, amis musiciens, vous ne rêvez pas ! La puissance publique n’est pas avare de bontés à votre égard : vous qui croyiez jusqu’ici pouvoir faire de la musique et décider à votre guise des choix pédagogiques relatifs à votre classe, ce temps-là est fort heureusement révolu ! En tant que techniciens, vous ne devrez en aucun cas « vous substituer à votre patron » qui n’est autre que l’Élu, lui-même éventuellement assisté d’un expert (interne ou externe) qui se chargera le cas échéant de vous former tout au long de la vie (en l’occurrence aux sciences de l’éducation) car contrairement à nous autres mortels, « lui sait comment faire » ! Auteur d’un projet politique dûment formalisé et à son tour décliné en projet de territoire, projet d’administration, projet de service et j’en passe, l’Élu « possède une vision d’ensemble », ce qui lui confère un pouvoir de décision insoupçonné, y compris dans la sphère pédagogique. S’il lui prenait par exemple la fantaisie de décider que les pratiques culturelles de vos élèves devaient être dorénavant collectives6 tout en étant axées sur les projets transversaux, si possible en musiques actuelles, ce n’est pas par gaîté de cœur : « il en a reçu mandat auprès des électeurs » et, n’en déplaise à votre « conscience de citoyen », vous devez en prendre votre parti ! Car chacun sait que les besoins des territoires et de leurs usagers, élèves compris, « ne sont pas les mêmes partout » : il est donc « illusoire d’invoquer une hypothétique égalité de traitement entre les territoires » comme leurs administrés. Inégaux par essence, tous n’aspirent qu’à être reconnus dans leur droit à la différence : le contester au nom de la République serait une crispation éminemment idéologique !

De même, l’on sait pertinemment que « demain, on ne pourra pas assurer l’égalité partout », c’est pourquoi la fonction publique française adopte à marche forcée les valeurs de son homologue européenne : subsidiarité, efficience, partenariat et innovation7. Alors, pourquoi hésiter à faire sauter les verrous et briser quelques tabous ? Après tout, faire appel au privé est une évidence, une simple question de « bon sens »… Et pour ceux qui en douteraient, les sondages sont formels : les Français demandent à leur service public plus de modernité et moins de laïcité et de compétence8, ces entraves d’un autre âge…

Le retour de Kafka

Délivrée par un consultant choisi pour sa non-appartenance à la fonction publique, ce qui fait manifestement tout le prix de son expertise9, la leçon est édifiante à souhait. Comme tout cadre A, le « PEA moderne » est acteur de son projet, ce qui ne l’empêche pas, en tant que manager intermédiaire, d’être le relais d’exécution du projet politique par le biais du projet de service. Il va de soi que cette déclinaison du stratégique à l’opérationnel se fait par des indicateurs de suivi et des tableaux de bord, avec une évaluation gagnant-gagnant des moyens et des délais. Mais s’il est l’exécutant direct de son n+1, il est aussi gestionnaire de ressources, ce qui lui impose d’être performant. Pour mieux remplir ses objectifs, à savoir « adapter et transformer », ses moyens seront, dans l’ordre : « imposer, négocier » et, last but not least, « manipuler »10 [sic !], ce dernier impératif recueillant l’approbation nourrie d’une assistance visiblement pressée d’étrenner cette logomachie sur de la ressource humaine bien fraîche. Qu’importe alors s’il a des élèves face à lui : « manager des élèves ou des collaborateurs revient au même » puisque tous passeront tôt ou tard sous les fourches caudines de l’évaluation.

Car voilà le mot clé de l’affaire, le talon d’Achille d’un modèle français que l’on sait pertinemment obsolète. Il lui faudra donc aussi bien s’auto-évaluer qu’évaluer les autres, tant dans leurs compétences (savoir, savoir-faire, savoir-être) que leur motivation, le tout dans une totale transparence et en transversalité. Cela vaut également (et surtout) pour les profs ; car voici le mal français auquel ces derniers ne cèdent que trop souvent : « s’insurger contre l’évaluation et la qualification des comportements »11. Si le prof note les élèves, ceux-ci sont tenus à leur tour d’évaluer leur coach ; le bon manager se doit, dans une démarche participative, d’associer ses collaborateurs, éventuellement à travers un jeu de rôle. « Chacun doit pouvoir dire les points forts ou faibles de l’autre » : « il est toujours bon de savoir ce que les n+1 et n-1 pensent de nous »…

Mais si le management est un « métier à part », il est aussi un acte de conviction, sinon de foi : pour mieux travailler, le cadre territorial doit être avant tout « convaincu par le sens de l’action politique ». Il doit se remettre en cause, pratiquer la prospective stratégique participative – « formaliser [formater ?] ses valeurs, mandats et raisons d’être » [sic] – mais aussi faire de la pédagogie pour mieux « faire adhérer à la nouvelle donne du service public ». Cependant, il sait aussi que « ne pas suivre de formation est dangereux » et peut conduire à une démotivation fatale aux intérêts et besoins de la collectivité : il se formera donc à son tour et aussi régulièrement que possible. Le tout pour innover, anticiper, prendre des responsabilités… et « montrer à sa hiérarchie qu’il veut évoluer » ! Car on l’aura compris : ce qui compte, c’est « l’envie de réussir » (et accessoirement la servitude volontaire) et pour ce faire, rien de tel que la rémunération au mérite, si possible à moyens constants et avec un régime indemnitaire variable. C’est aussi cela, la transparence et l’esprit d’équipe tant vantés par une hiérarchie qui a toujours raison, selon l’expression consacrée !

Savoir et management sont antinomiques

Un écueil que le manager saura éviter à tout prix : « se considérer comme le meilleur des experts ». À lui de ne pas « se faire piéger par sa culture professionnelle » et son ancien métier : il doit au contraire s’en abstraire, faute de quoi « il ne pourra pas s’élever dans la hiérarchie »12. Le savoir disciplinaire, comme l’exercice individuel de la raison critique, sera donc son pire ennemi.

De même, la formation tout au long de la vie de l’enseignant-artiste territorial sera si possible plus proche de la co-construction du projet d’établissement ou du « petit déj’ de la créativité » [sic !] que de classes de maître par trop clivantes, élitistes et socialement inutiles. Bien sûr, il ne se contentera pas de la subir : il en sera au contraire l’acteur dans une démarche dûment contractuelle et négociée et veillera à y « intégrer des problématiques nouvelles » telles que les grandes causes nationales : le développement durable, l’inclusion du handicap et la parité. Pour trouver son bonheur, il ne manquera donc pas de prendre connaissance des publireportages, pardon, des vidéos d’information, aussi ludiques que pédagogiques, « mises à son service » sur un site internet spécialement dédié »13 ; et pour augmenter ses chances d’être accepté, cet éternel apprenant devra « montrer sa motivation » en téléphonant au service organisateur. Autant d’efforts qui, fort heureusement, trouveront une juste récompense : un papier attestant des compétences nouvellement capitalisées lui sera délivré à l’issue de la formation. Ainsi il saura s’adapter aux souhaits des élus et servir avec entrain les valeurs de la fonction publique new look : l’échange, l’ouverture… et la flexibilité.

Les leçons d’une imposture

Il est pour le moins étonnant de vouloir apporter aux agents publics une formation professionnelle sans rapport aucun avec le domaine où ils exercent et qui s’apparente à une perte massive de temps et d’argent public. Mais cette contradiction est loin d’être la seule au sein d’un discours managérial qui parvient de moins en moins à cacher la bêtise et l’indigence par la prolifération incontrôlée d’une langue de bois au technicisme abscons. On notera ainsi la comparaison plus que douteuse entre élèves d’une classe, collaborateurs d’une entreprise et agents d’une administration. La prétention d’éradiquer la bureaucratie se heurte irrémédiablement aux pesanteurs de l’inflation juridique et réglementaire ; l’activisme en matière de maîtrise de la dépense publique n’empêche en rien gabegie et projets inutiles14 de se multiplier ; quant à la velléité de gommer les hiérarchies et de redonner liberté et initiative aux agents, elle n’est que leurre face à l’infantilisation permanente, au psychologisme creux et à l’injonction expresse de manipuler et d’évaluer les comportements. Enfin, cette supposée liberté d’action se retourne aussitôt contre ses supposés bénéficiaires dès lors qu’ils sont confrontés à l’échec15 : la culpabilisation est un bien curieux moyen d’inspirer confiance et goût du travail bien fait à des agents publics désorientés quant au sens de leur mission et qu’on s’emploie à pressurer et à dresser les uns contre les autres suivant les meilleurs préceptes de la gestion de l’entreprise privée.

Mais la spécificité du secteur public ou, plus précisément, son insoumission face à l’impératif de rentabilité, n’est pas la seule à être remise en cause. De fait, c’est à l’ensemble des savoirs et patrimoines professionnels que s’attaque le management, car c’est par l’affirmation de l’autorité de son métier comme de sa raison que le citoyen exerce sa liberté et parvient à se soustraire à l’arbitraire du pouvoir politique. Condorcet avait parfaitement cerné l’importance de l’enjeu : celui qui maîtrise le savoir n’a point de maître. C’est pourquoi le management a fait alliance avec le sociologisme le plus plat (toutes les cultures et toutes les opinions se valent) et le pédagogisme le plus régressif (qu’importe la solidité du savoir dispensé à partir du moment où les procédures d’apprentissage sont conformes aux consignes et les élèves sous surveillance d’un adulte) pour extirper le savoir critique, mettre le travailleur au pas et réduire le citoyen au silence.

Enfin, la prétendue objectivité du discours gestionnaire ne trompe personne16. Ses partis pris politiques (au hasard, l’économisme, l’européisme béat, le productivisme comme fin en soi, l’angélisme face aux effets pervers de la mondialisation) sont autant d’ingrédients d’une doxa tendant chaque jour un peu plus à dégénérer en un autoritarisme soft qui livre définitivement le citoyen à la gouvernance post-politique tout en asservissant la République aux communautés, aux baronnies locales et à l’argent. Dans ce contexte, la culture territoriale s’apparente à une triple fiction : la décentralisation, simple mascarade d’une proximité où l’on fait semblant d’associer agents publics et citoyens à des décisions déjà prises en haut lieu, est invoquée au nom d’une prétendue efficience qui multiplie les restrictions dans une surenchère bureaucratique au service d’objectifs politiques obscurs, tandis que l’individu, abusé tant par son ignorance que par les techniques les plus sophistiquées de la publicité et de la communication, appose son sceau sur sa propre servitude. Drôle de programme pour une démocratie !

NDLR : Notre impétrant vient d’être titularisé, alléluia ! Mais un bonheur ne vient jamais seul : il devra à nouveau se form(at)er à la culture territoriale durant les deux prochaines années. Or, l’unique stage disciplinaire de tout le catalogue de formation ne portait pas sur la musique, mais sur une discipline artistique voisine – après tout, on nous dit bien qu’il ne faut pas s’arc-bouter sur ses compétences professionnelles ! Hélas, ce stage vient de lui être refusé pour cause de « profil non conforme ». La transversalité ne serait donc pas la bienvenue dans certaines circonstances : nous aurait-on donc menti ?

Notes

1 – R. Debray, L’Erreur de calcul, Paris, Cerf, 2014, p. 44-45.

2 – Centre National de la Fonction Publique Territoriale.

3 – Conservatoire National Supérieur de Musique et de Danse de Paris. Propos recueillis sur France Musique le 14/05/2015. http://www.francemusique.fr/emissions/le-dossier-du-jour/2014-2015/pourquoi-devenir-directeur-de-conservatoire-05-14-2015-08-13 (cf. le fichier audio joint).

4 – Professeur d’Enseignement Artistique.

5 – Strengths (forces), Weaknesses (faiblesses), Opportunities (opportunités), Threats (menaces). Le mantra du manager in.

6 – On est loin de la science-fiction : ainsi, de nouvelles « directives pédagogiques » émanant de la direction des affaires culturelles (DAC) de la Ville de Paris, cette instance que l’on sait particulièrement qualifiée en matière de pédagogie musicale, ont été transmises en juillet 2015 par voie hiérarchique dans certains conservatoires pour une application dès la rentrée suivante. Elles imposent la pédagogie de groupe dans l’enseignement instrumental dispensé en premier cycle.

7 – En lieu et place des désormais obsolètes égalité, continuité et mutabilité. Une modernisation qui remonte aux années 2000.

9 – La fonction publique ne disposerait donc pas de ressources internes pour concevoir et mener à bien sa conversion à l’efficience, à supposer qu’elle soit nécessaire. En revanche, elle a bel et bien en sa possession les ressources (cette fois sonnantes et trébuchantes) pour payer les experts extérieurs auxquels elle fait appel.

10 – Concédons toutefois que ce mot d’ordre éminemment humaniste et progressiste n’est en rien propre à la fonction publique territoriale : au contraire, on constatera que cette dernière se livre à une émulation particulièrement fructueuse en la matière avec d’autres institutions publiques. Exemple, cette fois à l’Éducation nationale : http://www.esen.education.fr/fileadmin/user_upload/Modules/Ressources/Themes/comm-prof/delegation/laguigne_delegation_vig3_fich5.pdf.

11 – Les médecins et chercheurs apprécieront. Cf. J. C.  Milner, La Politique des choses, Lagrasse, Verdier, 2011.

12 – Selon l’inusable principe de Peter, plus on monte dans la hiérarchie, moins on est compétent. Cf. Laurence J. Peter et Raymond Hull, Le Principe de Peter ou pourquoi tout va toujours de travers, Paris, Stock, 1970.

13 – Le support image est en effet un axe majeur de développement du CNFPT. On aura donc tout loisir de s’instruire dans « la formation des agent-e-s territoriaux » (http://video.cnfpt.fr/formation/la-formation-des-agent-e-s-territoriaux), « l’art d’apprendre » (à apprendre ? http://video.cnfpt.fr/formation/lart-dapprendre) ou bien « la formation aux savoirs de base. Allez-y………. c’est génial ! » (http://video.cnfpt.fr/formation/les-formations-au-savoir-de-base) qui n’a plus à être dispensée par une école républicaine que l’on sait rigide et archaïque. Le nouvel horizon ultime du fonctionnaire de la République : être apprenant sous l’aile des agents-gestionnaires dans les territoires de France !

14 – On citera entre autres exemples les golfs, parcs d’attraction et autres monstres de l’industrie agro-alimentaire dont l’édification, en grand partie sur les deniers publics, profite avant tout à quelques investisseurs avisés.

15 – Jean-Pierre Le Goff, Les Illusions du management, Paris, La Découverte, 1996, p. 149-150.

16 – On notera de même l’interchangeabilité des représentants d’une oligarchie mêlant responsables politiques, administratifs et experts autour d’intérêts communs bien compris. L’évolution de Sciences Po Paris et de L’ENA au cours de la dernière décennie ou la montée en puissance du pantouflage ne constituent que la partie émergée d’une lame de fond qui se répercute largement aux échelons administratifs inférieurs.

© Dania Tchalik et Mezetulle, 2015.

Priorité à l’instruction

Interview CK dans Marianne n° 972

« Priorité à l’instruction », mini-interview de CK dans Marianne n° 972 (27 nov. au 3 déc. 2015.
Interrogée sur les mesures urgentes à prendre s’agissant de l’Éducation nationale (Marianne évoque l’hypothèse d’école d’un « gouvernement d’union nationale ») et invitée à une grande brièveté, CK répond à Alexis Lacroix :

La finalité de l’école n’est pas de former des individus adaptés à un état de la société, ni de répondre à des demandes socio-politiques qui la renvoient à son extérieur, mais de donner à chacun les moyens de son autonomie et de la culture de ses talents.

  • On abandonnera les critères comportementaux ou adaptatifs (« compétences » et « projets »). Priorité sera donnée à l’instruction par des programmes nationaux disciplinaires. On s’interrogera à cet effet sur ce qui est libérateur à long terme et sur la progressivité de l’acquisition.
  • Les enseignants seront libres de leurs méthodes, dans le respect des droits d’autrui. On les recrutera sur concours nationaux appréciant le degré de maîtrise des savoirs qu’ils enseignent. Leur formation pratique sera principalement assurée dans des classes auprès de professeurs chevronnés.
  • On rétablira dans chaque établissement le calme et la sécurité nécessaires à l’étude.
  • On proposera en plus des cours un soutien des études encadré par un personnel qualifié, en insistant sur les zones où fleurissent actuellement des « ghettos scolaires ».

En fait, je pense que ces mesures sont opportunes, que le gouvernement soit ou non d’union nationale !

Les autres intervenants sollicités : Benjamin Stora, Ghaleb Bencheikh, Dominique Schnapper, Hubert Védrine, Stéphane Richard, Marie-Françoise Bechtel, Philippe Louis.

Conservatoires : les raisons d’une crise

Dania Tchalik retrace l’histoire de l’établissement et de la promotion des conservatoires jusqu’au moment où le désengagement de l’État, conjugué à une politique culturelle au service des « demandes », installant un brouillage méthodique de leurs missions depuis une trentaine d’années, finit par les faire entrer, au prétexte d’innovation, dans la catégorie des « pratiques de loisirs ». Au nom d’une supposée « rupture démocratique », on prononce bientôt l’obsolescence d’un modèle qui visait aussi bien l’élévation du citoyen que la formation pointue des amateurs éclairés et des professionnels de demain. Pourtant qui sait si la contre-culture et le droit à la différence dont on nous rebat les oreilles ne résident pas, aussi et surtout, dans l’étude assidue des humanités et des chefs d’œuvre de la musique au sein d’institutions véritablement nationales ?

En 1795, la création du Conservatoire de Paris par le gouvernement révolutionnaire ouvre la voie à un essor sans précédent de l’enseignement supérieur public de la musique à travers toute l’Europe et au-delà. Cet effort initial ne donne toutefois pas lieu (du moins pas en France même1) à la constitution parallèle d’un réseau, lui aussi public, gratuit et réparti sur tout le territoire, d’établissements d’État prenant en charge les débuts de la formation des musiciens et le développement ultérieur de leur personnalité artistique. Le manque de volonté politique explique sans doute cette lacune persistante dont on continue à ce jour à payer le prix. Tout au plus a-t-on concédé, dans la seconde moitié du XXe siècle et grâce à l’impulsion décisive de Marcel Landowski, la nécessité d’édifier un réseau certifié par l’État mais dépendant financièrement des communes, ce qui expose ces établissements à une fragilité structurelle sur le plan administratif et à une soumission récurrente aux intérêts particuliers des pouvoirs locaux.

À partir des années 80, cet élan se voit même progressivement stoppé par une conjonction entre le désengagement progressif d’un État décentralisateur, lui-même nourri par la crise économique, et une idéologie du soupçon dont les représentants, certes marginalisés au sein de la profession, sont surreprésentés dans les instances du pouvoir. Il est vrai que l’évolution des conservatoires durant les trente dernières années peut apparaître comme un versant parmi d’autres de la crise ayant frappé au même moment l’école publique toute entière, livrée elle aussi aux assauts de la déconstruction. À ceci près que celle-ci semble certainement mieux protégée du fait du caractère obligatoire de l’instruction, de sa tutelle étatique et, sans doute, de (ce qui subsiste de) la conscience de ses agents d’appartenir à une profession intellectuelle.

Un « modèle » obsolète ou subverti ?

Il est régulièrement question d’un « modèle historique » que d’aucuns se plaisent à déclarer « obsolète2 » ; mais au juste, de quoi s’agit-il ? Dans une récente lettre à la ministre de la Culture3, l’intersyndicale de l’enseignement artistique dénonce à juste titre la fin du financement d’État des conservatoires, synonyme de l’abandon de fait de ce qu’il est convenu d’appeler le « plan Landowski ». Nommé par Malraux en 1966 au nez et à la barbe de Pierre Boulez à la tête d’une nouvelle Direction de la musique, ce compositeur imagine en effet trois ans plus tard un dispositif conçu à partir des structures existantes et à l’échelle nationale associant l’aide à la création, l’éclosion prometteuse d’institutions artistiques (orchestres, opéras…) décentralisées – à l’époque, il ne s’agissait pas encore pour l’État central de se délester d’institutions encombrantes au profit de barons locaux – et une politique ambitieuse de formation, le tout afin d’apporter la musique et l’art à l’ensemble des citoyens, particulièrement à ceux ne disposant pour tout recours que de l’enseignement public. En articulant l’enseignement général dans le cadre de l’Éducation Nationale (à travers un cursus artistique visant à fonder la culture générale du plus grand nombre) et l’enseignement spécialisé des conservatoires, sans oublier les classes à horaires aménagés destinées aux élèves désireux de concilier études musicales et générales de qualité, ce plan ambitieux et équilibré vise l’élévation du citoyen comme la formation pointue des amateurs éclairés et des professionnels de demain, le tout dans les seules limites des capacités de chaque élève. Une orientation fidèle à la maxime de Paul Langevin, cet autre pseudo z’intellectuel qui avait fixé dès 1945 la mission fondamentale de l’École républicaine : « la promotion de tous et la sélection des meilleurs ».

Si une alliance de bouléziens et d’énarques ne tarde pas à renverser Landowski dès 1974, l’impulsion est donnée et les effets bénéfiques du Plan semblent perdurer au moins jusque vers 1990. Les établissements comme les disciplines enseignées se multiplient et l’État augmente régulièrement sa contribution financière qui atteint près de 25 à 30% pour certains conservatoires régionaux dans les années 80. Toutefois, dans le sillage de Mai 68 comme du progrès en art, les socialistes aux portes du pouvoir ne manquent pas de formuler quelques marqueurs politiques4, notamment sous l’impulsion du critique boulézien Maurice Fleuret, un adversaire de Landowski nommé en 1981 directeur de la Musique par Jack Lang. Au nom d’une supposée « rupture démocratique », l’action publique se voit alors recentrée en faveur du socioculturel et d’une création esthétiquement conforme dont l’Ircam est alors le fleuron incontesté, le tout au détriment d’un patrimoine et d’une formation spécialisée jugés par essence réactionnaires. Au même moment, le socio-constructivisme pédagogique associé à la vulgate bourdieusienne infiltre méthodiquement les sphères politiques : « L’enseignement musical [spécialisé] n’est plus aujourd’hui seulement réservé à une élite “douée” (même si personne ne songe à supprimer un enseignement très spécialisé pour ceux qui en font la demande), et […] nous force à imaginer une pédagogie de masse, prenant en compte le caractère pluriethnique et multiculturel de notre société »5.

Idéologie antirépublicaine, démagogie bienpensante6 et présentisme béat7 s’associent alors à la misologie (le savoir encyclopédique étant décrété bourgeois) pour créer le mirage de la culture pour chacun, l’autre nom de l’élitisme le plus pernicieux et de la culture de classe. Une décentralisation heureuse présentée comme l’affirmation égale de toutes les identités justifie à son tour les dogmes du relativisme culturel et de l’utilitarisme : enseigner l’art n’est justifié politiquement que si la société en fait la demande (des sous-produits de Bourdieu, on passe à ceux d’Alain Touraine). De l’égalité en droits on glisse insensiblement vers la revendication des droits, du citoyen au consommateur, du public aux publics. Ce processus se concrétise par les lois successives d’intégration des personnels à la Fonction Publique Territoriale (1991) puis l’Acte II de la décentralisation (2004) qui a déclenché la crise actuelle du financement des conservatoires. À mesure que les réformes s’empilent, les ingrédients d’une crise d’identité finissent par se cristalliser : l’injonction exprimée aux professeurs d’être davantage pédagogues que musiciens et de sortir enfin de leurs disciplines pour devenir des acteurs ou animateurs du vivre-ensemble sur leur territoire se fait toujours plus insistante – alors qu’au même moment (simple coïncidence ?), les politiques sociales et les services publics sont remis en cause par une gauche convertie au néolibéralisme.

Le progressisme fossilisé

Depuis trente ans, le monde a bien changé… sauf nos infatigables « démocrates » de la culture dont l’immuable catéchisme n’innove que sur un point : un temps épargné, « l’enseignement très spécialisé » peut et doit à présent être « supprimé » pour cause de « crise du modèle ». Maladie infantile du social-libéralisme, le gauchisme culturel de la fin des années 70 a intégré au fil du temps le moralisme du sociétal, ce cache-misère du renoncement politique et de la conversion au Marché ; l’avalanche de sophismes des défenseurs de la réforme du collège de Mme Vallaud-Belkacem nous le rappelle à satiété. Pourtant, à l’heure de la marchandisation de tout et de la pipolisation du rien, qui sait si la contre-culture et le droit à la différence ne résident pas, aussi et surtout, dans l’étude assidue des humanités et des chefs d’œuvre de la musique ? Quant au recul continu de l’âge médian du public de la musique classique, ne s’explique-t-il pas davantage par la pauvreté affligeante des programmes de musique de l’enseignement général que par un prétendu combat d’arrière-garde des tenants des pédagogies traditionnelles8 ? Pour ne citer que le collège – il serait bien peu charitable de mentionner le simulacre des TAP9 –, le renoncement à l’ambition encyclopédique dans les programmes explique largement le discrédit notoire qui frappe la discipline et coïncide avec la valorisation d’une supposée créativité spontanée des nouveaux publics qui consiste, au hasard, à mettre les zapprenants en activité à l’aide d’outils numériques ou bien (ce qui est plus ennuyeux) à les laisser insulter copieusement le malheureux prof tout en lui lançant quelques objets dans l’impunité quasi totale. Il est vrai que l’autorité des chefs d’établissement paraît actuellement moins assurée face aux effets collatéraux du choc cognitif que lorsqu’il s’agit de pré-repérer une ressource enseignante par trop rétive à s’approprier le changement10.

Pour sortir de la crise : reformuler le rapport au savoir…

Si tout le monde s’accorde à présent sur le constat de la crise (le niveau-montisme ayant quelque peu perdu de sa superbe) les avis divergent dès lors qu’on en aborde les causes profondes. Il serait réducteur d’incriminer les seuls choix budgétaires : dans les années 80, au moment même où l’État culturel se trouvait à son zénith tout en préparant sa propre perte, les ingrédients du problème étaient déjà discernables. Ainsi, l’affirmation d’un enseignement instrumental à la fois collectif et spécialisé relève de l’aporie : n’en déplaise à nos pédagogues hors sol, les pratiques collectives, ce levier idéal pour optimiser le ratio temps-élève, sont bien loin d’offrir les mêmes résultats qu’une progression individuelle, régulière, méthodique et progressive où l’acquisition des bons gestes et le travail de la mémoire se placent au service d’une perception musicale riche et sensible. Et si on innovait enfin en laissant les professionnels choisir librement des options pédagogiques indissociables de la pratique musicale et dûment validées par l’expérience ? Voilà qui permettrait de ne plus débattre en pure perte de pédagogies réactionnaires et progressistes et qui dispenserait leurs tenants respectifs de « s’unir » de manière factice11.

Mais la question se pose aussi et surtout en termes politiques et philosophiques. Si l’État finit par se désengager des conservatoires, c’est à la suite d’un brouillage méthodique de leurs missions, une confusion que les professionnels eux-mêmes ne sont pas toujours les derniers à cautionner. Car, à moins de considérer l’intrusion de l’État dans la sphère privée comme allant de soi, il n’est pas illogique de voir la puissance publique déléguer autorité et financement s’agissant d’une « pratique de loisirs ». Les responsabilités sont donc partagées ; mais les enjeux dépassent de loin le cadre de l’enseignement dispensé dans les conservatoires. Le savoir vise-t-il à élever l’individu ou bien à conforter la paix sociale en se réglant à l’impératif d’utilité, au risque d’oblitérer la liberté que le sujet s’octroie jour après jour en se l’appropriant ? Faut-il hurler au parasitisme social alors même que le lien entre le progressisme pédagogique et divers régimes autoritaires, de la Terreur aux totalitarismes du XXe siècle, est à présent fermement établi12 ? Il convient de se remémorer Clémenceau, cet oublié par le républicanisme mou d’aujourd’hui, s’adressant à Jaurès en ces termes : « Vous prétendez fabriquer directement l’avenir ; nous fabriquons, nous, l’homme qui fabriquera l’avenir […]. Nous ne fabriquons pas un homme tout exprès pour notre cité, nous prenons l’homme tel qu’il se présente, encore imparfaitement dégrossi de ses cavernes primitives, dans sa cruauté, dans sa bonté, dans son égoïsme, dans son altruisme, dans sa pitié des maux qu’il endure et des maux qu’il fait subir lui-même à ses semblables. ». « C’est notre idéal à nous, magnifier l’homme, la réalité plutôt que le rêve, tandis que vous vous enfermez, et tout l’homme avec vous, dans l’étroit domaine d’un absolutisme collectif anonyme.»13.

…afin de recréer les conditions de l’action politique

L’enseignement musical ne saurait cependant se passer d’un vigoureux soutien de la part des pouvoirs publics. À l’heure où l’on réussit l’exploit de tuer Landowski une seconde fois tout en se réclamant de son héritage à l’heure de la célébration du centenaire de sa naissance, il est temps d’accomplir l’un de ses desseins les plus lucides en rassemblant l’ensemble du secteur sous une même tutelle ministérielle afin de penser enfin une politique artistique cohérente, sans pour autant niveler les identités et missions respectives de chaque institution. Les conservatoires méritent d’être délivrés une fois pour toutes des intérêts claniques comme des luttes intestines entre administrations, et l’exemple parmi tant d’autres du rapprochement forcé et inégal des conservatoires avec l’Université motivé par les accords de Bologne (1999) – à la fois source d’inflation bureaucratique14, avatar de l’ultralibéralisme bruxellois et héritage lointain de projets bouléziens15 – montre à quel point les décisions sont prises davantage en fonction de logiques de pouvoir et d’une gestion à courte vue que de l’intérêt des institutions musicales concernées.

C’est pourquoi l’État se doit de reprendre l’initiative en visant au plus vite la nationalisation de l’enseignement artistique spécialisé. La crise financière a révélé les limites de la tutelle locale et le caractère inextricable du millefeuille de compétences issu de l’Acte II de la décentralisation – sans parler de l’Acte III en cours – ne fait qu’inciter les politiques à se défausser de leurs responsabilités. Enfin, la recherche de l’intérêt général et de l’usage rationnel des deniers publics exige de mettre fin à la subversion d’un « modèle » ayant largement fait ses preuves. Justifié et amplement financé par la puissance publique, le haut niveau de qualification des personnels (il faut aujourd’hui cinq, voire dix ans d’études supérieures de haut vol pour former un musicien16, sans compter autant pour la formation antérieure à l’entrée dans le supérieur) ne saurait admettre l’absurde bridage de talents voués à s’exprimer librement et au bénéfice de tous. Laissons donc le dernier mot à Landowski : « le but ultime étant [d’accomplir] pour la vie culturelle, et donc pour la musique au premier chef, ce que la fin du XIXe siècle a réussi pour l’instruction publique »17. A l’État et ses fidèles serviteurs d’assumer leurs responsabilités !

Notes

1 – À la différence, p. ex., des pays de l’Europe de l’Est qui n’ont pourtant jamais brillé par leur prospérité économique.

4 – Un événement fondateur : la Rencontre nationale de la culture « l’État et les musiques », Parti Socialiste (Fédération nationale de Charente-Maritime et Secrétariat national à l’action culturelle), La Rochelle, 23-24/04/1977. Cité par A. Veitl et N. Duchemin, Maurice Fleuret, une politique démocratique de la musique, Paris, Ministère de la Culture, 2000.

5 – E. Sprogis et C. Fulminet, La Formation musicale dans les conservatoires et écoles de musique, Paris, IPMC, 1987, p. 45.

6 – « Pour un étudiant dont l’idéal est de jouer un jour le Concerto pour clarinette de Mozart, combien viennent nous trouver dans le but de monter un groupe « rock » ou « pop » ? Et quelle est notre réponse ? » (Ibid.).

7 – « L’évolution de la musique savante [de préférence issue de l’avant-garde boulézienne] laisse bien des enseignants indifférents ou sceptiques, en tout cas souvent bien démunis de moyens d’action, au moment où il faudrait en parler à leurs élèves » (Ibid.). La culpabilisation des professionnels : un poncif de l’arsenal rhétorique du clergé pédago.

8 – J. Aguila, « Pour sortir de la crise, progressistes et conservateurs doivent d’unir », La Lettre du Musicien n°463 et 464, mai et juin 2015.

9 – Temps d’Activités Périscolaires, introduits en 2013 par Vincent Peillon dans l’enseignement primaire.

11 – J. Aguila, ibid.

12 – En récupérant la culture à des fins politiques, l’état culturel finit paradoxalement par engendrer la « culture soviétique » autrefois dénoncée par Malraux. Cf. N. Bulle, L’École et son double, Paris, Hermann, 2010, p. 157-169.

13 – Clémenceau, Discours à la Chambre, 19 juin 1906. Cité par Samuël Tomei, « 1906 : Clemenceau versus Jaurès », Les Cahiers psychologie politique, n°10, 01/2007, http://lodel.irevues.inist.fr/cahierspsychologiepolitique/index.php?id=883.

14 – Comme en témoigne l’invention d’une « recherche artistique » aux contours pour le moins flous, en vue de coller coûte que coûte aux cursus universitaires et à l’uniformisation européenne selon les standards anglo-saxons. Voir le rapport Poirier (2010) : http://www.cnsmd-lyon.fr/wp-content/uploads/2012/07/rapport_recherche_AP.pdf.

15 – Dans un article de L’Artiste musicien de Paris (hiver 1965-66), sorte de manifeste en vue d’une éventuelle nomination à la direction de la Musique, Pierre Boulez préconisait déjà de « lier au départ l’enseignement universitaire et l’enseignement du Conservatoire » et de « concevoir l’Éducation comme une activité de groupe, c’est-à-dire donner le pas à la musique et non à la virtuosité ». Cité par J. Aguila, Le Domaine Musical, Paris Fayard, 1992, p. 112.

16 – L’allongement des études musicales résulte de facteurs structurels (la spécialisation croissante des savoirs, p. ex. en musique ancienne ou contemporaine), pédagogiques (l’injonction institutionnelle d’une formation globale doublée d’une démarche réflexive ayant alourdi les cursus et multiplié les options annexes au détriment de la discipline principale) et, en dernière instance, économiques (la multiplication des doubles, voire triples cursus s’explique par l’inflation des diplômes, l’environnement ultra-concurrentiel et la réduction drastique de l’offre au niveau de l’emploi public).

17 – M. Landowski, Batailles pour la Musique, Paris, Seuil, 1979, p. 152.

© Dania Tchalik et Mezetulle, 2015.