La loi du 15 mars 2004 (interdiction des manifestations ostensibles d’appartenance religieuse par les élèves à l’école publique) a vingt ans. Je n’aurai pas la prétention de retracer l’histoire de cette adoption, me contentant de renvoyer au livre Préserver la laïcité que Iannis Roder, Alain Seksig et Milan Sen viennent de publier sur ce sujet1 et à l’article que Gérard Delfau a bien voulu confier à Mezetulle2. Je propose quelques réflexions, d’abord sur certaines critiques dont cette loi est régulièrement l’objet, ensuite sur sa valeur éducative3.
Une « loi sur le voile » qui « stigmatise » l’appartenance à une religion ?
L’expression fréquente de « loi sur le voile » résume une critique récurrente : la loi s’en prendrait aux adeptes d’une religion, en visant tout particulièrement les jeunes filles. Et c’est là que le grand mot est lâché : discrimination !
Personne ne contestera que la question du port des signes religieux par les élèves à l’école publique fut soulevée de manière publique et virulente par les tentatives d’introduction et d’extension du port du voile islamique dans les années 80. On se souvient de « l’affaire de Creil » qui éclata en 1989 lorsque trois élèves du collège Gabriel Havez refusèrent d’ôter leur voile. Mais en quoi une loi serait-elle réductible à son point-origine dans l’histoire ? L’emploi actuel de l’expression « loi sur le voile » fait du port du voile une métonymie de la manifestation remarquable de toute appartenance religieuse. Ce port signale et symbolise l’affichage religieux en même temps qu’il l’accapare et le sature ; en se montrant il voile aussi les autres : il est aveuglant au double sens du terme.
Lisons donc le texte de la loi.
« Art. L. 141-5-1. – Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.
Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. »
Parfaitement rédigé, le texte présente les propriétés principales de ce qu’on peut attendre d’une loi : généralité (aucune croyance particulière, aucune religion, n’est mentionnée) et appui sur une matérialité, sur une extériorité (ce ne sont pas les croyants qui sont visés en tant que tels, mais des manifestations ostensibles).
Cette loi est exemplaire en ce qu’elle porte sur des manifestations extérieures ; elle ne s’introduit dans aucune intimité. Lorsque j’enseignais en lycée, pour illustrer le caractère extérieur de la loi juridique, je donnais souvent aux élèves l’exemple des feux tricolores réglant la circulation : peu importent les motifs pour lesquels je « brûle » un feu, la loi s’applique de la même manière, préalablement définie, aux transgressions et s’il peut y avoir des motifs « acceptables » (comme par exemple dégager la voie pour un véhicule prioritaire urgent qui me suit en se signalant), cela doit pouvoir s’établir a posteriori et matériellement. Plus intéressant : peu importent les motifs pour lesquels on respecte les feux, on peut le faire par peur du gendarme, par crainte d’une collision ou même parce qu’on a compris que c’est le summum de la liberté… mais la loi ne demande pas à chacun d’être au-dessus ou au-dessous de lui-même, elle est la même pour l’insensé et pour le sage. Il arrive que la loi tienne compte des intentions, notamment en matière criminelle, mais elle le fait en récoltant des éléments probants, susceptibles d’être matériellement établis.
Non seulement il est infondé de prétendre que la loi de 2004 vise tels croyants plutôt que d’autres, mais on ne peut même pas avancer qu’elle vise particulièrement telles ou telles manifestations d’appartenance (et à cet égard on sait gré au législateur de n’avoir esquissé aucune énumération, même à titre d’exemple). Il est vrai que certaines manifestations sont plus fréquemment remarquées et sanctionnées (ou devraient l’être…) que d’autres, ce qui signifie tout simplement que certaines manifestations sont effectivement plus fréquentes et plus manifestes que d’autres : n’était-ce pas le problème, et cela dès l’origine ? Est-ce une discrimination ? À ce compte, il faudrait soutenir que les sanctions pour excès de vitesse discriminent les amateurs de vitesse puisqu’elles les frappent davantage (fréquence), et qu’elles sont injustes parce qu’elles frappent plus sévèrement les excès selon leur degré (manifestation).
Un manque d’empathie et de compréhension, vraiment ?
Mais probablement ce raisonnement, comme la loi elle-même, et au fond comme toute loi, est-il trop bête, trop simpliste, surtout pour être appliqué à certains…. Il est vrai que les lois, même quand elles contraignent au dialogue comme c’est le cas ici, manquent d’empathie. Si des élèves se sentent discriminés, s’ils se sentent l’objet d’une « exclusion », ne faudrait-il pas tenir compte de leur ressenti ? Vous êtes froissés ? « On vous croit ». Du reste l’expérience a été faite : on a vu récemment comment le ressenti religieux d’une partie des élèves pouvait déterminer « l’erreur » d’un enseignant, sa mise en accusation pour discrimination et finalement sa mise à mort comme « un chien de l’enfer ». Peu importent les preuves, les faits, les textes : l’appel à des preuves est en lui-même une offense aux croyants. Dès lors, il n’est pas de sommet d’abjection que l’art d’être choqué, armé d’un coutelas, ne puisse atteindre.
Et puis, décidément, cette république laïque, campée sur l’abstraction des droits, ne comprend rien. Pire : elle présente comme universelles des dispositions « christianocentrées ». C’est bien joli d’avoir su affronter, il y a longtemps, la puissante Église catholique, en imposant le mariage civil, en votant, entre autres, les grandes lois scolaires, la loi sur les funérailles, en accordant le plein droit de cité et l’autonomie financière aux femmes, sans parler de la grande loi de séparation. Mais tout cela est passé, l’expérience n’est pas transposable et on aurait même tort de s’en inspirer : cette laïcité républicaine doit s’apprécier en miroir avec le christianisme et particulièrement le catholicisme, mais elle n’est pas adaptée à l’islam, qui fonctionne autrement et qui donc n’est pas susceptible d’un traitement que les autres religions ont parfaitement supporté.
Reconstituons le syllogisme sous-jacent de cet argument compatissant enrichi par la notion culpabilisante et ringardisante de « catholaïcité » :
« La loi de 2004 discrimine les manifestations d’appartenance à l’islam parce qu’elle ne tient pas compte de caractères particuliers de l’islam.
« Or l’islam, en vertu de certains caractères (notamment parce qu’il attache une importance spéciale aux manifestations extérieures) ne peut pas être traité comme d’autres religions plus aisément accessibles à la discrétion.
« Donc … »
Mais ici, j’hésite. En toute rigueur il faudrait conclure :
« Donc il faut discriminer positivement ces manifestations ».
Car oui, la récusation actuelle de la loi de 2004 repose sur un raisonnement discriminatoire et devrait logiquement appeler un régime d’exception : la loi ne doit pas être la même pour tous, ou au moins elle ne doit pas s’appliquer de la même manière pour tous. L’appel à un regard législatif différencié sur l’islam se fait, on l’a vu, en termes de culpabilisation : le législateur recourrait abusivement à une lecture « européocentrée » et « christianocentrée ». Une telle lecture n’est pas adaptée à l’islam, elle est injuste. Il ne convient donc pas de demander à une religion de s’adapter à la législation, c’est à la législation de s’adapter à cette religion.
Et c’est là qu’une subtilité intervient (d’où mon hésitation relative à la conclusion du syllogisme) : on ne conclut pas bêtement à la discrimination positive envers une religion, on va les embrasser toutes dans le giron de la puissance publique à qui on demandera empathie et compréhension. Il ne reste plus qu’à se tourner vers le faux universalisme multiculturaliste (modèle dont tout le monde a pu constater récemment les vertus pacifiques avec les grandes manifestations antisémites de Londres, de Sydney… j’en passe). Ce qui donnera :
« Donc il faut une laïcité ouverte aux manifestations religieuses au sein de la puissance publique et au sein de l’école ».
On a tout compris : ce n’est pas à une religion que la législation doit s’adapter, mais aux religions. Que d’empathie, que de générosité ! Tout le monde devrait être content, non ? Ah oui, mais il y a les mécréants, c’est un peu gênant, mais ces citoyens, fort nombreux en France, sont plutôt placides : ils n’ont pas pour habitude de se déclarer « offensés » – vous verrez, ça va bien se passer.
Outre ce classique retournement discriminatoire et victimaire, l’argumentation empathique fait comme si les manifestations d’appartenance concernées étaient caractéristiques et vraiment essentielles au sein d’une religion. C’est déjà avoir décidé, par exemple, qu’une musulmane doit porter le voile ou une tenue spéciale marquant son appartenance. L’orthopraxie et la norme religieuse seraient donc décidées par la puissance publique. Les musulmanes qui ne portent pas le voile, celles qui se battent au péril de leur sécurité et de leur intégrité physique pour ne pas le porter, apprécieront.
Il n’appartient pas à la puissance publique de dire quelle est la bonne pratique d’une religion, que ce soit pour la condamner ou pour la privilégier (ce qui relève du même mécanisme). En revanche il lui appartient, et à elle seule5, de constater extérieurement telle ou telle tenue ou comportement en tant que manifestation ostensible susceptible de troubler le déroulement des opérations scolaires dans l’enseignement public. C’est ce que fait la loi.
L’école comme « ailleurs » ; le contraire d’un intégrisme
Revenons à l’école et à la valeur éducative de la loi en faisant quelques remarques sur son objet et son fonctionnement.
1 – Elle a pour objet principal de contribuer à assurer les conditions de l’acte d’enseigner et de l’acte d’apprendre, de préserver la sérénité du travail scolaire. Il n’est pas inutile d’évoquer les effets que sa non-application favorise ou renforce : les communautés se reconstituent à l’école et « se font face » , les groupes d’élèves se forment sur critère d’appartenance. Pour y échapper, beaucoup fuient en inscrivant leurs enfants dans le privé : la recette est bonne pour la constitution de ghettos scolaires, comme s’il n’y en avait pas assez. C’est alors que l’école, vraiment, devient le reflet de la société, et que les inégalités qu’on prétend y combler s’y manifestent et s’y creusent encore plus. À ce sujet me revient en mémoire le le texte de l’Appel de 1989 « Profs ne capitulons pas ! » que j’ai co-écrit et cosigné6. Il était en grande partie consacré à la critique de cette regrettable indifférenciation entre le moment social et le moment scolaire que les politiques éducatives, de gauche comme de droite, ont obstinément installée : « Au lieu d’offrir à cette jeune fille un espace de liberté, vous lui signifiez qu’il n’y a pas de différence entre l’école et la maison de son père ». La loi de 2004 rétablit la nécessaire césure libératrice entre l’école et la maison, l’école et la rue.
2 – La loi de 2004 est un exemple éminent de ce que j’appelle « la respiration laïque ». L’école devrait offrir une double vie à chaque élève en suspendant momentanément la considération de son origine, en suspendant les assignations sociale, religieuse, ethnique, etc. Cette suspension est une liberté, la liberté de faire un pas de côté, de prendre l’air, d’être autre que ce à quoi l’environnement social, la « proximité », vous réduit. Elle s’effectue en outre de manière délimitée, définie par la loi, dans le temps et dans l’espace car le principe de laïcité ne peut s’appliquer que dans un domaine fini. L’alternance entre le moment scolaire (délimité) et le moment social ordinaire (indéfini) est une respiration permettant à chacun d’échapper aussi bien à une uniformisation d’État qu’à l’uniformisation demandée par telle ou telle appartenance. Cette loi est exactement le contraire d’un intégrisme, lequel demande l’uniformisation intégrale de la vie et des mœurs partout, tout le temps : pour l’intégrisme, il n’y a pas d’ailleurs.
Notes