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Hommage à Dominique Bernard sur LCI

Dimanche 13 octobre la chaîne de tv LCI transmettra la cérémonie d’hommage au professeur Dominique Bernard, assassiné à coups de couteau il y a un an devant le Lycée d’Arras par un terroriste islamiste.

Un « plateau » en relation avec cet hommage sera réuni entre 11h et 12h dans les studios de LCI. Je suis conviée à y participer.

Réforme du bac : un « grand » oral… qui n’a rien de grand

En pleine période électorale, et alors que les élèves en terminent avec les épreuves finales du baccalauréat, la question éducative a été peu abordée par les partis politiques. Celle relative aux programmes scolaires (les curriculums) et aux dispositifs pédagogiques mis en œuvre dans les classes, encore moins. Il s’agit pourtant là d’un enjeu démocratique et économique essentiel. Démocratique car l’égalité des chances est au cœur de l’idéal de justice sociale ; économique car la maîtrise du savoir par les élèves est fondamentale pour améliorer nos performances en termes de productivité et d’innovation. 

[Texte initialement publié sur le site du Mouvement républicain et citoyen le 28 juin 20241. Avec les remerciements de Mezetulle pour l’autorisation de reprise.]

La réforme du bac initiée par JM. Blanquer instaure une nouvelle épreuve : le « grand oral ». L’objectif affiché, louable, était de « calquer » ce nouveau dispositif sur l’oral d’admission à Sciences Po Paris en évaluant les élèves sur le fond (maîtrise des contenus disciplinaires) et la forme (éloquence, fluidité du discours, dynamisme de la présentation, etc.). L’élève présente au jury pendant dix minutes une question en lien avec ses spécialités, transversale ou non, parmi les deux qu’il aura préparées durant l’année. Après quelques années de recul, force est de constater que l’intérêt intellectuel très relatif du grand oral mais aussi les modalités de l’épreuve rendent à court ou moyen terme sa suppression inéluctable.

D’un point de vue strictement arithmétique, l’architecture du bac Blanquer rend l’importance du grand oral d’ores et déjà caduque. Le coefficient (10 sur un total de 100), est trop marginal pour susciter une quelconque motivation des élèves. D’autant qu’une partie significative de l’examen est désormais évaluée au contrôle continu (40 sur 100). La note obtenue au grand oral a donc une influence minime sur le résultat final. Les élèves en ont parfaitement conscience, leur investissement est donc légitimement à la hauteur de l’importance de l’épreuve : minimal. Cette nouvelle épreuve met par ailleurs les enseignants de spécialité en grandes difficultés puisqu’aucun créneau horaire n’est dédié à la préparation du grand oral. Ils doivent donc l’intégrer à leur progression annuelle, déjà mobilisée par des programmes relativement lourds (dont certains seront allégés pour la session 2025) et la préparation aux épreuves écrites qui, elles, relèvent d’exigences plus conformes à l’examen.

Plus grave, cette nouvelle épreuve ne renforce nullement la formation intellectuelle des élèves. Sans surprise, une multitude de sujets « clés en main » est disponible en ligne. Il suffit aux élèves de les apprendre par cœur pour les restituer le jour J, l’entretien avec le jury ne jouant qu’un rôle secondaire dans le barème final. Pour les plus téméraires, l’intelligence artificielle (« Chat GPT ») permettra de créer un sujet ex nihilo. Le « grand » oral ne forme en rien les élèves au raisonnement scientifique (problématisation, formulation d’hypothèses falsifiables, institutionnalisation du savoir). Un minimum d’exigence et de cohérence voudrait que l’élève choisisse un sujet parmi plusieurs le jour de l’épreuve. C’est d’ailleurs ce qui se produit lors de l’épreuve de contrôle du bac (la « repêche »). Cette situation aboutit à plusieurs absurdités : l’épreuve et le barème de l’oral de rattrapage, pourtant destinés à des élèves en grande difficulté, sont bien plus exigeants que ceux du « grand » oral ; la philosophie quant à elle, épreuve la plus exigeante sur le plan conceptuel, se retrouve moins coefficientée (08) que le « grand » oral (10) ; enfin,  à côté des oraux de français passés en première (qui eux requièrent un temps de travail et de révision considérable ainsi qu’une importante quantité de connaissances), cet ersatz d’épreuve orale de fin de terminale n’est rien.

Le barème du grand oral en dit long sur la faiblesse des exigences de l’épreuve en termes de savoir. Moins de la moitié de la notation (08 points sur 20) concerne la maîtrise stricto sensu de concepts et mécanismes explicatifs. Le reste (12 points sur 20) évalue des aspects purement formels : qualité de la prise de parole, gestion du temps, interactions avec le jury, etc. Dans ces conditions, même un élève qui ne maîtrise pas les savoirs de base adossés à ses deux spécialités peut obtenir une note tout à fait convenable, dès lors qu’il aura fait preuve d’un minimum de conviction le jour de l’épreuve. Le barème n’évalue pas non plus l’articulation des sujets avec les programmes de spécialités, qui est pourtant, en théorie, un attendu explicite de l’épreuve. Les élèves n’ont donc aucun mal à justifier un lien, même très superficiel, entre leur sujet et les contenus disciplinaires étudiés durant le cycle terminal.

On pourra rétorquer que cette épreuve, étant donnée sa très faible exigence, peut permettre aux élèves en difficulté d’obtenir une bonne note et ainsi « compenser » de moins bons résultats par ailleurs. On sait malheureusement que les compétences évaluées lors du grand oral – éloquence, force de conviction, aisance, esprit critique – sont très discriminantes sur le plan social, les élèves de milieux populaires étant moins prédisposés durant leur socialisation à l’aisance orale que ceux provenant de milieux favorisés. Dès lors, non seulement cette épreuve est très limitée sur le plan intellectuel, mais elle peut en définitive accentuer les inégalités de réussite scolaire entre les héritiers et ceux qui n’ont que l’école pour apprendre.

Dans l’intérêt des élèves, deux alternatives à la situation actuelle, intenable, s’offrent alors à la ministre :

  • La suppression pure et simple du grand oral, entraînant de facto un renforcement de l’importance des spécialités (coefficient 20 au lieu de 16) et de la philosophie (coefficient 10 au lieu de 08).

  • Le maintien de l’épreuve, en en modifiant significativement les modalités : tirage d’un sujet au choix parmi plusieurs adossés aux programmes des spécialités, avec refonte du barème axé d’abord et avant tout sur la maîtrise des contenus disciplinaires.

Il est tout à fait possible de former et évaluer les élèves aux compétences orales « pour la vie ». Encore faut-il leur imposer une réelle exigence en termes de savoir, sans laquelle les apprentissages se révèlent inexistants. C’est pourtant le rôle de l’école de transmettre aux élèves des savoirs émancipateurs leur permettant de s’élever de l’abstrait au concret, et non l’inverse comme les y invite malheureusement ce « grand » oral, qui n’a définitivement rien de grand.

Apprendre à croire sans fanatisme

Il faut toujours revenir au principe. Voilà qu’on doit instituer une police spéciale pour assurer la sécurité des établissements scolaires. Des fanatiques veulent détruire l’école. Pourquoi ? Parce qu’ils ont compris ce qu’est l’école : que l’instruction libère les hommes de leurs croyances. Ont-ils compris qu’elle n’a pas pour but de rendre incroyants les enfants d’une famille de croyants ? Elle leur apprend à croire sans fanatisme, ce qui à leur yeux est pire.

Comment devrait-elle apprendre à croire sans fanatisme ? Non pas à coups de leçons de morale, mais « par la méditation des Sciences. Car dès que l’on veut comprendre, et non plus seulement réciter pour les sots, il faut regarder droit », comme dit Alain dans un propos du 25 février 19091. Il n’y a pas d’autre remède au fanatisme.

Or cet enseignement a disparu : je n’ai pas trouvé le mot démonstration dans le livre de mathématiques de ma petite fille qui est en classe de quatrième. Je connais une jeune élève de première qui en cours de français apprend par cœur des termes de rhétorique et des « dissertations » toutes faites qu’elle n’a qu’à réciter, les parents d’élèves ayant exigé que tout soit mâché pour qu’il n’y ait pas de surprise le jour de l’examen. Et tout est si bien mâché que les élèves ne peuvent rien digérer et à la fin ne savent rien.

On peut donc comprendre que l’école ne guérisse pas du fanatisme. L’hypothèse darwinienne n’y est plus qu’une croyance : comment les élèves pourraient-ils comprendre qu’elle est d’un autre ordre qu’une croyance si elle leur est assénée comme un dogme, personne ne leur faisant parcourir le chemin qui y mène ? J’ai lu dans un journal que tous mettent sur le même plan le mythe d’Adam et Eve et l’affirmation que l’homme descend du singe. Mais si dire que l’homme descend du singe est ce à quoi on réduit l’hypothèse darwinienne, comment voulez-vous que quiconque y comprenne quelque chose ? Si vous n’avez jamais compris une démonstration de mathématiques et par là distingué ce qui est connaissance par ouï-dire et connaissance rationnelle, comment voulez-vous prémunir contre le fanatisme ?

Je me souviens que, professeur débutant, j’avais commencé mon cours de philosophie par la distinction de l’opinion et de la science, donnant comme exemple de science 2+2=4. La perplexité d’une partie de la classe se voyait dans les yeux. J’ai découvert que beaucoup considéraient que s’ils croyaient que 2+2=4, c’est qu’on le leur avait dit.

Déjà il y a un demi-siècle, nous avions tiré le signal d’alarme2. Il semble qu’on prenne aujourd’hui conscience de la catastrophe. Une nouvelle police n’y remédiera pas, même s’il faut rétablir la discipline dans les écoles3. Une messe laïque n’y remédiera pas, même s’il faut enseigner l’histoire et le droit.

J’ai peut-être déjà dit qu’au début d’un livre de SVT (sciences de la vie et de la terre) il était écrit – pour les élèves du premier cycle de collège – que le monde commençait par le Big-bang, puis il était question de l’ADN. Pourquoi un élève distinguerait-il ces assertions de celles de son curé, de son rabbin ou de son imam ?

Notes

1 – n° 1080 de l’édition complète des Amis d’Alain.

2 – [NdE] Voir par exemple et entre autres ces quelques repères bibliographiques (volontairement limités à des publications antérieures à 2000) à la fin d’un article publié en 2012 sur le site d’archives Mezetulle.net www.mezetulle.net/article-l-ecole-de-la-republique-refondation-ou-reforme-109609448.html  :

  • Jean-Claude Milner, De l’école, Paris, Seuil, 1984 (rééd. Lagrasse : Verdier, 2009).
  • Catherine Kintzler, Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris : Le Sycomore, 1984 (rééd. Paris, Minerve, 2015).
  • Jacqueline de Romilly, L’Enseignement en détresse, Paris, Julliard, 1984.
  • Les Préaux de la République, (dir. Anne Baudart et Henri Pena-Ruiz), Paris, Minerve, 1990.
  • Marie-Claude Bartholy et Jean-Pierre Despin, La Gestion de l’ignorance, Paris, PUF, 1993.
  • Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris, CNDP, 1993 (rééd. augmentée Paris, Minerve, 2017).
  • Danièle Sallenave, Lettres mortes, Paris, Michalon, 1995.
  • Charles Coutel, A l’école de Condorcet, Paris, Ellipses, 1996.
  • Henri Pena-Ruiz, L’école, Paris, Flammarion, 1999.

3 – [NdE] Voir l’article « Que signifie enseigner sous protection policière ? » https://www.mezetulle.fr/que-signifie-enseigner-sous-protection-policiere/

Dossier 20e anniversaire de la loi du 15 mars 2004

À l’occasion du vingtième anniversaire de la loi du 15 mars 2004 sur l’interdiction des manifestations ostensibles d’appartenance religieuse à l’école publique, on trouvera quelques textes de réflexion en ligne  – sur Mezetulle et ailleurs -, ainsi que le rappel de quelques documents. Le dossier est susceptible de s’enrichir.

Antérieurement

Documents

La loi du 15 mars 2004 a 20 ans : quelques réflexions

La loi du 15 mars 2004 (interdiction des manifestations ostensibles d’appartenance religieuse par les élèves à l’école publique) a vingt ans. Je n’aurai pas la prétention de retracer l’histoire de cette adoption, me contentant de renvoyer au livre Préserver la laïcité que Iannis Roder, Alain Seksig et Milan Sen viennent de publier sur ce sujet1 et à l’article que Gérard Delfau a bien voulu confier à Mezetulle2. Je propose quelques réflexions, d’abord sur certaines critiques dont cette loi est régulièrement l’objet, ensuite sur sa valeur éducative3.

Une « loi sur le voile »  qui « stigmatise » l’appartenance à une religion  ?

L’expression fréquente de « loi sur le voile » résume une critique récurrente : la loi s’en prendrait aux adeptes d’une religion, en visant tout particulièrement les jeunes filles. Et c’est là que le grand mot est lâché : discrimination !

Personne ne contestera que la question du port des signes religieux par les élèves à l’école publique fut soulevée de manière publique et virulente par les tentatives d’introduction et d’extension du port du voile islamique dans les années 80. On se souvient de « l’affaire de Creil » qui éclata en 1989 lorsque trois élèves du collège Gabriel Havez refusèrent d’ôter leur voile. Mais en quoi une loi serait-elle réductible à son point-origine dans l’histoire ? L’emploi actuel de l’expression « loi sur le voile » fait du port du voile une métonymie de la manifestation remarquable de toute appartenance religieuse. Ce port signale et symbolise l’affichage religieux en même temps qu’il l’accapare et le sature ; en se montrant il voile aussi les autres  : il est aveuglant au double sens du terme.

Lisons donc le texte de la loi.

« Art. L. 141-5-1. – Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.
Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. »

Parfaitement rédigé, le texte présente les propriétés principales de ce qu’on peut attendre d’une loi : généralité (aucune croyance particulière, aucune religion, n’est mentionnée) et appui sur une matérialité, sur une extériorité (ce ne sont pas les croyants qui sont visés en tant que tels, mais des manifestations ostensibles).

Cette loi est exemplaire en ce qu’elle porte sur des manifestations extérieures ; elle ne s’introduit dans aucune intimité. Lorsque j’enseignais en lycée, pour illustrer le caractère extérieur de la loi juridique, je donnais souvent aux élèves l’exemple des feux tricolores réglant la circulation : peu importent les motifs pour lesquels je « brûle » un feu, la loi s’applique de la même manière, préalablement définie, aux transgressions et s’il peut y avoir des motifs « acceptables » (comme par exemple dégager la voie pour un véhicule prioritaire urgent qui me suit en se signalant), cela doit pouvoir s’établir a posteriori et matériellement. Plus intéressant : peu importent les motifs pour lesquels on respecte les feux, on peut le faire par peur du gendarme, par crainte d’une collision ou même parce qu’on a compris que c’est le summum de la liberté… mais la loi ne demande pas à chacun d’être au-dessus ou au-dessous de lui-même, elle est la même pour l’insensé et pour le sage. Il arrive que la loi tienne compte des intentions, notamment en matière criminelle, mais elle le fait en récoltant des éléments probants, susceptibles d’être matériellement établis.

Non seulement il est infondé de prétendre que la loi de 2004 vise tels croyants plutôt que d’autres, mais on ne peut même pas avancer qu’elle vise particulièrement telles ou telles manifestations d’appartenance (et à cet égard on sait gré au législateur de n’avoir esquissé aucune énumération, même à titre d’exemple). Il est vrai que certaines manifestations sont plus fréquemment remarquées et sanctionnées (ou devraient l’être…) que d’autres, ce qui signifie tout simplement que certaines manifestations sont effectivement plus fréquentes et plus manifestes que d’autres : n’était-ce pas le problème, et cela dès l’origine ? Est-ce une discrimination ? À ce compte, il faudrait soutenir que les sanctions pour excès de vitesse discriminent les amateurs de vitesse puisqu’elles les frappent davantage (fréquence), et qu’elles sont injustes parce qu’elles frappent plus sévèrement les excès selon leur degré (manifestation).

Un manque d’empathie et de compréhension, vraiment ?

Mais probablement ce raisonnement, comme la loi elle-même, et au fond comme toute loi, est-il trop bête, trop simpliste, surtout pour être appliqué à certains…. Il est vrai que les lois, même quand elles contraignent au dialogue comme c’est le cas ici, manquent d’empathie. Si des élèves se sentent discriminés, s’ils se sentent l’objet d’une « exclusion », ne faudrait-il pas tenir compte de leur ressenti ? Vous êtes froissés ? « On vous croit ». Du reste l’expérience a été faite : on a vu récemment comment le ressenti religieux d’une partie des élèves pouvait déterminer « l’erreur » d’un enseignant, sa mise en accusation pour discrimination et finalement sa mise à mort comme « un chien de l’enfer »4. Peu importent les preuves, les faits, les textes : l’appel à des preuves est en lui-même une offense aux croyants. Dès lors, il n’est pas de sommet d’abjection que l’art d’être choqué, armé d’un coutelas, ne puisse atteindre.

Et puis, décidément, cette république laïque, campée sur l’abstraction des droits, ne comprend rien. Pire : elle présente comme universelles des dispositions « christianocentrées ». C’est bien joli d’avoir su affronter, il y a longtemps, la puissante Église catholique, en imposant le mariage civil, en votant, entre autres, les grandes lois scolaires, la loi sur les funérailles, en accordant le plein droit de cité et l’autonomie financière aux femmes, sans parler de la grande loi de séparation. Mais tout cela est passé, l’expérience n’est pas transposable et on aurait même tort de s’en inspirer : cette laïcité républicaine doit s’apprécier en miroir avec le christianisme et particulièrement le catholicisme, mais elle n’est pas adaptée à l’islam, qui fonctionne autrement et qui donc n’est pas susceptible d’un traitement que les autres religions ont parfaitement supporté.

Reconstituons le syllogisme sous-jacent de cet argument compatissant enrichi par la notion culpabilisante et ringardisante de « catholaïcité » :

« La loi de 2004 discrimine les manifestations d’appartenance à l’islam parce qu’elle ne tient pas compte de caractères particuliers de l’islam.

« Or l’islam, en vertu de certains caractères (notamment parce qu’il attache une importance spéciale aux manifestations extérieures) ne peut pas être traité comme d’autres religions plus aisément accessibles à la discrétion.

« Donc … »

Mais ici, j’hésite. En toute rigueur il faudrait conclure :

« Donc il faut discriminer positivement ces manifestations ».

Car oui, la récusation actuelle de la loi de 2004 repose sur un raisonnement discriminatoire et devrait logiquement appeler un régime d’exception : la loi ne doit pas être la même pour tous, ou au moins elle ne doit pas s’appliquer de la même manière pour tous. L’appel à un regard législatif différencié sur l’islam se fait, on l’a vu, en termes de culpabilisation : le législateur recourrait abusivement à une lecture « européocentrée » et « christianocentrée ». Une telle lecture n’est pas adaptée à l’islam, elle est injuste. Il ne convient donc pas de demander à une religion de s’adapter à la législation, c’est à la législation de s’adapter à cette religion.

Et c’est là qu’une subtilité intervient (d’où mon hésitation relative à la conclusion du syllogisme) : on ne conclut pas bêtement à la discrimination positive envers une religion, on va les embrasser toutes dans le giron de la puissance publique à qui on demandera empathie et compréhension. Il ne reste plus qu’à se tourner vers le faux universalisme multiculturaliste (modèle dont tout le monde a pu constater récemment les vertus pacifiques avec les grandes manifestations antisémites de Londres, de Sydney… j’en passe). Ce qui donnera  :

« Donc il faut une laïcité ouverte aux manifestations religieuses au sein de la puissance publique et au sein de l’école ».

On a tout compris : ce n’est pas à une religion que la législation doit s’adapter, mais aux religions. Que d’empathie, que de générosité ! Tout le monde devrait être content, non ? Ah oui, mais il y a les mécréants, c’est un peu gênant, mais ces citoyens, fort nombreux en France, sont plutôt placides : ils n’ont pas pour habitude de se déclarer « offensés » – vous verrez, ça va bien se passer.

Outre ce classique retournement discriminatoire et victimaire, l’argumentation empathique fait comme si les manifestations d’appartenance concernées étaient caractéristiques et vraiment essentielles au sein d’une religion. C’est déjà avoir décidé, par exemple, qu’une musulmane doit porter le voile ou une tenue spéciale marquant son appartenance. L’orthopraxie et la norme religieuse seraient donc décidées par la puissance publique. Les musulmanes qui ne portent pas le voile, celles qui se battent au péril de leur sécurité et de leur intégrité physique pour ne pas le porter, apprécieront.

Il n’appartient pas à la puissance publique de dire quelle est la bonne pratique d’une religion, que ce soit pour la condamner ou pour la privilégier (ce qui relève du même mécanisme). En revanche il lui appartient, et à elle seule5, de constater extérieurement telle ou telle tenue ou comportement en tant que manifestation ostensible susceptible de troubler le déroulement des opérations scolaires dans l’enseignement public. C’est ce que fait la loi.

L’école comme « ailleurs » ; le contraire d’un intégrisme

Revenons à l’école et à la valeur éducative de la loi en faisant quelques remarques sur son objet et son fonctionnement.

1 – Elle a pour objet principal de contribuer à assurer les conditions de l’acte d’enseigner et de l’acte d’apprendre, de préserver la sérénité du travail scolaire. Il n’est pas inutile d’évoquer les effets que sa non-application favorise ou renforce : les communautés se reconstituent à l’école et « se font face » , les groupes d’élèves se forment sur critère d’appartenance. Pour y échapper, beaucoup fuient en inscrivant leurs enfants dans le privé : la recette est bonne pour la constitution de ghettos scolaires, comme s’il n’y en avait pas assez. C’est alors que l’école, vraiment, devient le reflet de la société, et que les inégalités qu’on prétend y combler s’y manifestent et s’y creusent encore plus. À ce sujet me revient en mémoire le le texte de l’Appel de 1989 « Profs ne capitulons pas ! » que j’ai co-écrit et cosigné6. Il était en grande partie consacré à la critique de cette regrettable indifférenciation entre le moment social et le moment scolaire que les politiques éducatives, de gauche comme de droite, ont obstinément installée : « Au lieu d’offrir à cette jeune fille un espace de liberté, vous lui signifiez qu’il n’y a pas de différence entre l’école et la maison de son père ». La loi de 2004 rétablit la nécessaire césure libératrice entre l’école et la maison, l’école et la rue.

2 – La loi de 2004 est un exemple éminent de ce que j’appelle « la respiration laïque ». L’école devrait offrir une double vie à chaque élève en suspendant momentanément la considération de son origine, en suspendant les assignations sociale, religieuse, ethnique, etc. Cette suspension est une liberté, la liberté de faire un pas de côté, de prendre l’air, d’être autre que ce à quoi l’environnement social, la « proximité », vous réduit. Elle s’effectue en outre de manière délimitée, définie par la loi, dans le temps et dans l’espace car le principe de laïcité ne peut s’appliquer que dans un domaine fini. L’alternance entre le moment scolaire (délimité) et le moment social ordinaire (indéfini) est une respiration permettant à chacun d’échapper aussi bien à une uniformisation d’État qu’à l’uniformisation demandée par telle ou telle appartenance. Cette loi est exactement le contraire d’un intégrisme, lequel demande l’uniformisation intégrale de la vie et des mœurs partout, tout le temps : pour l’intégrisme, il n’y a pas d’ailleurs.

Notes

1 – Iannis Roder, Alain Seksig, Milan Sen, Préserver la laïcité. Les 20 ans de la loi de 2004, Paris, éditions de l’Observatoire/Humensis, 2024. Mezetulle en proposera prochainement une brève recension.

3 – Je complète ainsi l’article publié en septembre 2023, dont je reprends certains éléments : https://www.mezetulle.fr/abayale-fonctionnement-de-la-laicite-scolaire/

4 – Voir la recension du livre de David di Nota J’ai exécuté un chien de l’enfer. Enquête sur l’assassinat de Samuel Paty, https://www.mezetulle.fr/jai-execute-un-chien-de-lenfer-rapport-sur-lassassinat-de-samuel-paty-de-david-di-nota-lu-par-c-kintzler/

6 – Lire le texte de l’appel, publié initialement dans le Nouvel Obs du 2 novembre 1989, sur le site du Comité laïcité République : http://www.laicite-republique.org/foulard-islamique-profs-ne-capitulons-pas-le-nouvel-observateur-2-nov-89.html. Télécharger le texte dans la bibliothèque de Mezetulle : https://www.mezetulle.fr/wp-content/uploads/2024/03/Appel-ProfsNeCapitulonsPas.pdf

Conférence d’ouverture au colloque « L’éducation à la laïcité » (Québec)

Colloque « L’éducation à la laïcité – une nécessité démocratique. Enseigner et promouvoir la laïcité au Québec », organisé par le Mouvement laïque québécois.

5 et 6 avril 2024, Palais Montcalm, Québec.

Programme en ligne : https://www.jedonne21.ca/programmation

Inscriptions sur le site du Mouvement laïque québécois http://www.mlq.qc.ca/

Informations par mél info@mlq.qc.ca

Conférence d’ouverture « Que fait-on à l’école laïque », vendredi 5 avril 9h30

L’école et la sociologie sociologisante

Réagissant à l’écoute d’une émission de radio, Jean-Michel Muglioni revient1 sur l’idée que la catastrophe de l’école ne s’explique pas par des raisons sociales mais par l’oubli de la vraie nature de l’école.
« L’essence de l’école étant d’instruire, c’est le contenu des savoirs enseignés qui doit servir de principe à tout ce qui se fait dans un établissement scolaire ».

Samedi 9 mars 2024. Je viens d’écouter sur France Inter Le grand face-à-face, Plaidoyer pour la mixité scolaire avec François Dubet.

La sociologie a constaté qu’au sortir de l’école le fils de paysan demeurait paysan, le fils d’ouvrier ouvrier, le fils de bourgeois bourgeois : tel est le point de départ de François Dubet. Il remarquait en outre à juste titre que se sont formés des quartiers qu’on peut appeler des « ghettos » sociaux, parce qu’on les fuit dès qu’on le peut, et qu’y restent tous ceux qui ne peuvent pas les fuir ainsi que de nouveaux arrivants eux aussi en difficulté, ou en plus grande difficulté encore. Il en résulte que dans ces quartiers les écoles elles-mêmes, écoles primaires et collèges, sont à leur tour des sortes de ghettos. À quoi François Dubet opposait une expérience faite à Toulouse, où l’on a supprimé des établissements d’un quartier « ghettoïsé » et amené les élèves dans des établissements assez éloignés. Je veux bien croire que la mixité sociale ainsi obtenue ait donné de bons résultats, ou que, comme le dit le sociologue, ceux des élèves qui, en grande majorité, ne se sentent pas français dans leur ghetto se découvrent au contraire presque tous français quand ils ne sont plus seulement entre eux. Mais peut-être la réussite de cette « expérimentation » – puisque tel est le vocabulaire sociologique – tient-elle à ce qu’elle est faite dans des établissements qui ressemblent plus à une école. Je conçois fort bien que la nécessité pour des élèves d’aller dans des écoles éloignées de leur ghetto les sauve. Je conçois aussi fort bien que les ghettos scolaires contribuent à enfermer les élèves dans leur ghetto social. Je conçois même qu’un « séparatisme » cultive parfois la « ghettoïsation » dans les écoles, comme cela a d’abord été fait dans les logements sociaux. Il y a aussi des « bourgeois », comme le sociologue les appelle, qui font tout de leur côté pour préserver leurs enfants de la mixité sociale. Et même des professeurs qui n’en veulent pas.

Je mets « bourgeois » entre guillemets, non pas parce que cette classification peut être discutée, mais parce que je connais des familles plutôt pauvres et venant d’Afrique du Nord qui font tout pour que leurs enfants soient dans des établissements privés sous contrat, généralement catholiques, donc, où tout se passe bien pour eux, contrairement à ce qu’ils voient ou croient voir dans l’établissement public près de chez eux. Je m’étonne en effet qu’il soit implicitement considéré par un sociologue que seules les familles bourgeoises se préoccupent des études de leurs enfants. Les autres le voudraient bien, mais cela ne leur est pas permis : mon diagnostic est donc différent du sien. Si ces émigrés fuient l’école publique, c’est qu’elle n’est pas ou qu’ils ne la croient pas capable de prendre en main leurs enfants. Si cette école est ghettoïsée, c’est aussi, c’est d’abord parce qu’elle n’est pas une école.

Ce que je n’explique pas par la mauvaise volonté des maîtres ou par leur incompétence, mais par le réductionnisme sociologique des sociologues sociologisants comme François Dubet, tel qu’il m’est apparu dans cette émission. Qu’a-t-il répondu à la journaliste qui lui demandait si ce n’était pas une question de méthode d’enseignement ? Rien, sinon qu’il fallait professionnaliser le métier et ne plus croire qu’il suffisait d’être savant pour enseigner un savoir, comme c’était le cas autrefois. Or il se pourrait que ce soit le fait de ne juger l’école que du point de vue social, qui n’est qu’un point de vue, qui fausse notre jugement sur la catastrophe scolaire. La fonction de l’école n’est pas d’être un ascenseur social, mais d’instruire les enfants pour qu’ils deviennent des hommes libres, et les conditions de l’instruction ne sont donc pas d’abord sociales. Elles sont sociales dans la mesure où il faut des locaux, des études, des répétiteurs et pas seulement des maîtres et des professeurs, dans la mesure où il faut des surveillants, des locaux ouverts en dehors des heures de cours où l’on trouve un personnel qualifié, etc. Elles sont politiques dans la mesure où il faut pour tout cela une volonté, le dessein de donner à chacun la possibilité de devenir citoyen et non pas seulement consommateur et producteur.

L’essentiel, l’essence de l’école étant d’instruire, c’est le contenu des savoirs enseignés qui doit servir de principe à tout ce qui se fait dans un établissement scolaire, réellement scolaire. Il n’en a été question pendant l’émission que pour dire qu’autrefois on passait trop de temps à apprendre l’orthographe et qu’aujourd’hui, ce qu’un journaliste a approuvé, on avait beaucoup d’autres choses à apprendre. On n’aura pas la même façon d’enseigner ni les mêmes programmes, ni les mêmes professeurs, selon qu’on veut seulement informer, ou, au contraire, selon qu’on veut apprendre à savoir, c’est-à-dire si l’on n’admet dans le cadre de la classe que ce qui est réellement à la portée de l’esprit. On n’aura ni les mêmes locaux, ni la même administration, ni le même rapport à l’environnement social et aux parents d’élèves, selon que c’est l’intelligibilité du savoir qui est le principe de l’enseignement et non l’utilité ou la valeur du savoir dans nos sociétés.

Il a été question dans l’émission de ce samedi d’apprendre aux élèves à manger sainement : ou bien on entend par là qu’on décide qu’à la cantine se fait une formation du goût, ce qui serait admirable, et il arrive que cela se fasse ; ou bien je crains qu’on se contente d’un bourrage de crâne, car il faut déjà beaucoup de science pour comprendre réellement de quoi l’on parle dans ce domaine. Que parfois une discipline soit imposée sans qu’on puisse déjà en montrer le fondement scientifique, par exemple l’hygiène, il le faut. Mais c’est l’à-côté – indispensable – de la véritable instruction.

Imaginez par-dessus le marché que nos enfants soient munis de toutes les machines qui permettent d’obtenir des résultats de toutes sortes sans savoir comment ils ont été obtenus, vous aurez le comble de ce qui aujourd’hui aboutit à la disparition de l’école. Seuls les parents qui l’ont compris sauveront leur progéniture, en mesurant par exemple son temps d’exposition aux écrans… Seuls leurs enfants seront privés des prothèses qui feront de leurs camarades des invalides.

Mais parler de savoirs fondamentaux fait rire et provoque la colère syndicale.

1– Voir – pour s’en tenir aux articles récents – « Quelle école voulons-nous ? » https://www.mezetulle.fr/quelle-ecole-voulons-nous/ et « Que tout enseignement véritable est laïque » https://www.mezetulle.fr/que-tout-enseignement-veritable-est-laique/ .
Consulter les articles signés par Jean-Michel Muglioni, voir la liste dans la table par auteurs.

Enseignement supérieur : une étrange motion du CNU 17

Le Conseil national des universités est l’instance nationale qui se prononce sur le recrutement et la carrière des professeurs et des maîtres de conférences des universités. Il est composé de plusieurs groupes, eux-mêmes divisés en sections selon les diverses disciplines1. La section 17 (philosophie) aurait récemment voté la motion dont je fais état ci-dessous, sous réserve d’authentification. En effet ce texte n’est pas disponible sur le site du CNU (« en cours de mise à jour ») : il circule actuellement parmi les enseignants de philosophie du supérieur et n’a, à ma connaissance, pas été démenti, ni dans son contenu, ni dans sa forme qui recourt à l’écriture dite « inclusive »2. J’en propose ensuite un bref commentaire.

Texte de la motion

« Face à la multiplication de signalements qui révèlent un système ancien de violences sexistes et sexuelles et plus largement d’inégalités, la section 17 adopte la motion suivante :

  • « La section 17 du CNU rappelle son engagement en faveur de l’égalité professionnelle et de l’égalité de traitement, notamment l’égalité de genre. La section 17 du CNU est ainsi composée de manière paritaire.

  • « La section 17 du CNU s’engage également à œuvrer à une meilleure prise en considération des effets des violences sexistes et sexuelles sur les parcours et les contextes d’exercice professionnel (abandon, changement de direction, ralentissements, arrêts, etc.).

  • « La section 17 du CNU demande une procédure qui informe les membres de la section des sanctions disciplinaires prononcées les 5 dernières années pour les candidat·e·s à la promotion, au CRCT, à l’avancement de grade et aux primes.

  • « Au moment de l’examen de l’évolution de la carrière, la section 17 du CNU s’engage à prendre en considération les responsabilités liées à l’instruction et aux suivis des violences sexistes et sexuelles, nous invitons les candidat·e·s aux promotions, congés et primes à l’indiquer expressément dans leur dossier.

  • « La section 17 du CNU encourage à ce que les formations « éthique et intégrité scientifique » dispensées aux doctorant·e·s intègrent un volet sur les violences sexistes et sexuelles et encouragent des pratiques professionnelles déontologiques, notamment concernant les relations entre enseignant·e·s et étudiant·e·s.

  • « L’engagement de la section 17 du CNU passe par la reconnaissance des travaux et des collègues qui œuvrent à penser ces questions ; la section les encourage donc, que ce soit au travers de recherches que d’enseignements au sein des établissements d’exercice. »

Mon commentaire.

J’ai surligné plus particulièrement les passages qui m’inquiètent en rapport au contenu « académique » des dossiers et surtout à la manière dont la section 17 entend qu’il soit traité. Je crains que cette motion, en avançant des critères relevant d’activités qui ne sont pas expressément présentées en termes correspondant professionnellement aux emplois visés (recherche, enseignement, responsabilités institutionnelles en rapport avec l’intitulé de la section), ne cautionne la prise en compte d’activités associatives, militantes et ne dérive vers des appréciations idéologiques.

Est-ce bien nouveau ? On peut rappeler que l’université a connu jadis et naguère des pratiques dans certains de ses recrutements favorisant des « orientations » à caractère idéologique et politique. Tout le monde le sait. Mais, à ma connaissance (je peux me tromper), ces critères favorisants/excluants ne faisaient pas l’objet de recommandations ou de directives explicites diffusées par les institutions officielles prenant une part décisive au recrutement et aux carrières. Si cette motion est avérée, comme je le crains, ce n’est plus le cas à présent : une politique appréciant des éléments sans relation nécessaire avec les travaux présentés par les candidats est ouvertement retenue et vivement « conseillée », à tel point qu’on peut se demander si les dossiers qui n’en font pas état ne partent pas avec un handicap sérieux, pour ne pas dire plus.

On m’objectera que cette politique en faveur de « l’égalité de genre » est officielle et que, pour certains de ses aspects, elle est même inscrite dans la loi. Autrement dit, il va de soi que les institutions universitaires et les universitaires (comme tous les citoyens) sont tenus de la respecter. Mais faut-il en conclure qu’ils doivent, en outre, en être les agents zélés et les thuriféraires dans le contenu de leur travail d’enseignement et de recherche, même si ce dernier n’a aucun rapport avec elle ? Quelle que soit la légitimité de cette politique, sa prise en compte de manière aussi insistante dans le processus de recrutement et d’avancement risque de devenir principale et de recouvrir de plus en plus l’intérêt substantiel des dossiers ou d’écarter a priori des dossiers dont le contenu en serait disjoint.

Notes

1 – Présentation sur le site du CNU https://conseil-national-des-universites.fr/cnu/#/ :

« Le Conseil national des universités est une instance nationale régie par le décret n° 92-70 du 16 janvier 1992. Il se prononce sur les mesures individuelles relatives à la qualification, au recrutement et à la carrière des professeurs des universités et des maîtres de conférences régis par le décret n°84-431 du 6 juin 1984 fixant les dispositions statutaires communes applicables aux enseignants-chercheurs et portant statut particulier du corps des professeurs des universités et du corps des maîtres de conférences.
Il est composé de 11 groupes, eux-mêmes divisés en 52 sections, dont chacune correspond à une discipline. Chaque section comprend deux collèges où siègent en nombre égal d’une part, des représentants des professeurs des universités et personnels assimilés et, d’autre part, des représentants des maîtres de conférences et personnels assimilés. »

Ce site, en cours de mise à jour, ne contient pas tous les documents qu’il entend mettre à la disposition du public.

2 -L’article de Xavier-Laurent Salvador faisant expressément état de cette motion, paru dans le JDD du 7 février, n’a pas davantage reçu de démenti https://www.lejdd.fr/societe/salvador-quand-le-genre-determine-les-carrieres-universitaires-141876 . Voir le « tweet » de l’Observatoire du décolonialisme https://twitter.com/decolonialisme/status/1755244293034246615

« Diane et Actéon » : des collégiens offusqués par un tableau… sur la pudeur

Quelle est cette nudité présente sur le tableau du Cavalier d’Arpin Diane et Actéon, dont un professeur de français a proposé récemment l’étude à ses élèves de sixième, déclenchant une énième et très inquiétante lamentation victimaire de « sensibilités offusquées » ? Est-elle un pur objet exhibé ?

Le 7 décembre, un professeur de français propose à ses élèves de sixième l’étude du tableau de Giuseppe Cesari (dit le Cavalier d’Arpin) Diane et Actéon, datant du tout début du XVIIe siècle. La nudité des personnages a « choqué » certains élèves, qui se sont dits « offusqués » et ont déclaré que c’était « contraire à leurs convictions religieuses », certains allant jusqu’à prétendre que l’enseignante avait « déjà tenu des propos racistes ». Relayée par un courrier de parent d’élève, l’affaire fait inévitablement penser à celle qui a conduit à la décapitation de Samuel Paty en octobre 2020. Comme pour Samuel Paty, les accusations à l’encontre du professeur relevaient de la pure et simple rumeur, mais à la différence de la tragédie de Conflans Sainte-Honorine, c’est la vérité qui a immédiatement prévalu. Le ministre Gabriel Attal s’est déplacé dans l’établissement le 11 décembre et a remis l’école au milieu du village en annonçant notamment une procédure disciplinaire1.

L’affaire des nus a fait grand bruit sur les réseaux sociaux, et tout le monde a pu voir le fameux tableau du Cavalier d’Arpin2. Pour en méditer le sujet et la composition, il va de soi qu’on doit prendre connaissance du passage des Métamorphoses d’Ovide (III, 138-252) que le peintre a évidemment lu et médité. Imaginer une seule seconde que le professeur n’ait pas pris soin d’indiquer et d’expliquer ce passage aux élèves serait une calomnie de plus.

Je situe et je résume ce passage, qu’on peut lire in extenso en ligne3.

Le jeune chasseur Actéon s’égare dans une vallée consacrée à Diane et découvre une grotte où coule une source : c’est là que Diane se baigne, entourée de ses nymphes.

Le texte d’Ovide décrit les conditions du bain. Une nymphe recueille les armes de la déesse, une autre sa tunique, deux autres délacent ses sandales. Six nymphes sont nommées : Crocalé (dont il est précisé qu’elle porte les cheveux flottants) noue les cheveux de la déesse, Néphélé, Hyané, Rhanis, Psécas et Phialé déversent de l’eau sur son corps.

Dès qu’Actéon aborde la grotte abritant la source, les suivantes de Diane « dans l’état où elles sont » (c’est-à-dire nues) l’aperçoivent, se frappent la poitrine, poussent des cris, et, faisant un cercle autour de Diane, la protègent de leurs corps. La déesse, plus grande, les dépasse de la tête. Furieuse d’avoir été surprise, elle se retourne comme pour chercher ses armes, et jette de l’eau sur la tête d’Actéon qu’elle défie d’aller se vanter de l’avoir vue nue. La métamorphose d’Actéon commence : des bois de cervidé poussent sur sa tête, il fuit à une vitesse qui l’étonne lui-même, et se découvre entièrement transformé en cerf, incapable de parler. Ses chiens, dont le poète énumère les noms, ne le reconnaissent plus et le dévorent.

Il n’est donc pas étonnant que le tableau donne à voir des femmes nues – Diane et quelques-unes des nymphes de sa suite.

[voir le tableau sur le site du Musée du Louvre ]

Comme souvent dans la peinture mythologique, historique ou religieuse du XVIIe siècle, le tableau ne se présente nullement sous la forme d’un instantané. Il réunit plusieurs moments d’une scène se déroulant dans le temps que le spectateur est convié à déchiffrer. D’où quelques détails, qui peuvent paraître énigmatiques ou incohérents mais qui ne l’étaient probablement pas pour les connaisseurs de l’époque. Risquons donc une lecture hypothétique de sa temporalité et laissons-nous aller librement à quelques interprétations en essayant d’« entrer dans la pensée du peintre »4.

L’une des nymphes montre Actéon du doigt et se retourne, en un geste d’avertissement, probablement contemporain de l’arrivée d’Actéon. Nous reconnaissons Crocalé à ses cheveux flottants : vient-elle de nouer les cheveux de Diane ? Son attitude n’est-elle pas celle d’une femme surprise qui tente de faire écran pour cacher … quoi au juste, sinon la déesse ? Dans ce premier temps, Diane ne serait donc pas visible ou elle ne le serait que partiellement : on se plaît à l’imaginer soit dans la pénombre au fond de la grotte, soit dans le personnage qui à gauche nous tourne le dos et dont les cheveux sont noués. Aurait-elle, dans ce préparatif du bain, abandonné son emblème traditionnel, le diadème lunaire ? Pourquoi pas : le poète précise nettement qu’elle a déposé ses armes, tout aussi significatives de sa personne.

Mais il faut renoncer à cette interprétation, ou du moins la reléguer dans un temps différent de celui qui s’offre au centre exact du tableau. Le brillant diadème lunaire s’impose au regard : seule Diane peut le porter, car on ne peut pas supposer qu’il orne la tête d’un autre personnage. Du reste, les bois de cerf sont déjà présents sur la tête d’Actéon, indiquant le début de sa métamorphose : cela est un peu plus tardif, après le geste vengeur de Diane, dont la position des mains laisse penser qu’elle vient de projeter de l’eau. Notons cependant que le peintre ne l’a pas distinguée par une prestance plus imposante et par une plus haute taille que celles de ses compagnes – sa nudité la ramènerait-elle à une condition ordinaire ? Avouons que, pour notre regard d’aujourd’hui, cette Diane semble bien puérile alors que son visage devrait afficher tous les signes d’une indignation majestueuse. Et comment expliquer que le regard d’Actéon ne s’arrête pas sur elle, pas plus que sur un autre des personnages nus visibles ? Montre-t-il par ce regard détourné qu’il est un témoin involontaire ? Se refuserait-il à voir ce qu’il voit ? Est-il à ce point égaré qu’il ne peut plus rien voir de ce qui lui crève les yeux ?

Enfin, l’attitude des chiens qui regardent déjà Actéon en montrant les dents annonce la suite sanglante du mythe.

En tout état de cause, l’objet du tableau n’est pas une exhibition pure et simple, mais, en un subtil déroulement réparti dans sa composition, l’inverse d’une sollicitation au voyeurisme : son sujet est la pudeur. Il représente une scène dans laquelle les nymphes ont échoué à cacher ce qu’il ne faut pas voir. La seule nudité qui soit vraiment pertinente ici, fidèlement au récit d’Ovide et physiquement centrale dans le tableau, est celle qui n’aurait pas dû être vue et qui réduit la déesse à n’être qu’une femme ordinaire. Ce n’est pas parce qu’il a vu les nymphes nues qu’Actéon retombe à l’état animal, c’est parce qu’il a vu ce que, jamais, il n’aurait dû voir. L’apparition temporaire de la déesse en nu ordinaire est tout autant au centre du sujet que la métamorphose, plus spectaculaire, d’Actéon.

Les collégiens « offusqués », instruits par leur professeur du récit d’Ovide et de la « pensée du peintre », ne risquaient certainement pas d’être transformés en cerfs, pas plus qu’ils ne risquent d’être transformés en porcs ou en singes s’ils suivent une leçon de musique. Et donc Gabriel Attal a eu bien raison de préciser qu’à l’école française « on ne détourne pas le regard, on ne se bouche pas les oreilles ».

Pour répondre à ces « sensibilités offensées », fallait-il, au nom même de l’art et en se dispensant de toute analyse ou même de toute information, convoquer une myopie picturale dans un déferlement de « tweets » alignant indistinctement (« en veux-tu, en voilà »), sans aucune profondeur, sans aucune interrogation, des nus de toutes sortes ? Comme si soulager un corps humain du poids de ses vêtements devait aussi le débarrasser de toute pensée et le transformer en objet « à regarder », alors que le tableau réfléchit, en une représentation paradoxale, ce qui n’a pas à être vu.

Notes

2 – Le tableau et la notice de la version présente au Louvre sont consultables à cette adresse : https://collections.louvre.fr/ark:/53355/cl010066793

3 – Texte latin, traduction et notes de A.-M. Boxus et J. Poucet, Bruxelles, 2006. En ligne http://bcs.fltr.ucl.ac.be/METAM/Met03/M03-001-252.html

4 – Expression employée par Le Brun dans sa conférence du 7 mai 1667 sur Saint Michel terrassant le démon de Raphaël, dans André Félibien, Conférences de l’Académie royale de peinture et de sculpture, éd. A. Mérot, Paris : ENSBA, 1996, p. 67.

Laïcité scolaire : une règle claire à valeur éducative

Article CK sur le site de la revue Le Droit de Vivre, 10 décembre 2023

Présentation par la revue :

« La loi du 15 mars 2004 interdisant aux élèves des établissements scolaires publics l’affichage ostensible d’une appartenance religieuse fait l’objet de mauvais procès et d’offensives régulières. Tour à tour décrite par ses détracteurs comme liberticide, uniformisante ou « islamophobe », elle constitue au contraire un lieu à part où l’enfant, devenu élève, construit sa propre liberté. L’école lui offre une double vie, un lieu à l’abri des « proximités », des assignations et des intégrismes. »

Lire la suite sur le site LEDDV

Les bons sentiments et les saintes-nitouches armées d’un coutelas

Intervention à la soirée du 16 octobre « Réparer la République »

Le 16 octobre 2023, j’ai participé à Paris à une soirée organisée par le Collectif laïque national à l’invitation du Grand Orient de France1. Intitulée « Réparer la République », elle était un hommage à Samuel Paty et à Dominique Bernard, deux professeurs tombés sous les coups d’un terroriste islamiste. On trouvera ci-dessous le texte de mon intervention, à laquelle j’ai ajouté, pour la version écrite, les intertitres et les notes.

La dictature du « ressenti »

Début octobre 2020, en classe de 4e, Samuel Paty fait cours sur la liberté d’expression. Il utilise un dessin de Coco paru dans Charlie Hebdo en septembre 2012, dessin relatif à un film et qui fait l’objet d’une fiche pédagogique référencée sur le réseau Canopé du MEN2.

Samuel Paty est alors accusé d’avoir traité les élèves musulmans de manière discriminatoire en les excluant d’une classe sur critère religieux, parce que musulmans. C’est faux, ce qui est confirmé par des élèves présents. Mais une élève qui était absente a choisi, elle, de rester dans la classe où elle n’était pas pour entendre le professeur dire « les musulmans vous pouvez sortir ». Et d’ajouter « On a tous été choqués »3.

Dès lors la machine accusatoire est enclenchée, maniée par des virtuoses de l’art d’être choqué. Le père de l’élève et son « accompagnateur »4 s’emparent de cette parole mensongère et la développent : il faut « virer ce professeur ». L’administration de son côté – on le sait notamment par le rapport de l’IGESR5 du 3 décembre – adopte la thèse de la menteuse sur un point non négligeable (S. Paty « a froissé les élèves »), ce qui revient, en l’occurrence et de la part de la parole publique, à restaurer le délit de blasphème. Elle s’étonne de la résistance du professeur à « reconnaître une erreur ». Peu importe que cela soit démenti par le témoignage des élèves présents, ce qui compte est l’offense ressentie.

Le 16 octobre, Samuel Paty est décapité par le fils d’un Tchétchène réfugié dans l’« État français islamophobe ». Abdullah Anzorov a été renseigné par quelques élèves.

Les professeurs n’ont qu’à bien se tenir. Cibles idéales offertes au « ressenti » des élèves et des parents érigés en censeurs par un dispositif mis en place depuis des décennies, il n’est déjà pas très bon qu’ils veuillent instruire sans négocier, sans s’agenouiller devant ce qu’on appelle « le bruit pédagogique ». L’exercice se révèle extrêmement dangereux quand l’objet de cette instruction est, comme le prescrit pourtant le programme d’EMC (Enseignement moral et civique), la liberté d’expression, notamment de la presse. Ce que notait, non sans un humour qui nous navre a posteriori, un mél de S. Paty : « Je travaillerai l’année prochaine sur la liberté de circulation ou, peut-être, sur la censure d’Internet en Chine ».

Les croyances ont-elles des droits ?

Et puis ces petits profs ont besoin de conseils, de leçons prodiguées cette fois par un professeur du Collège de France, François Héran, qui dans plusieurs interventions publiques prit la peine de leur expliquer que la liberté d’expression est abusive quand elle empiète sur « la liberté de croyance », et qu’il convient de la modérer pour n’offenser aucune sensibilité6.

Il faudrait donc se donner pour règle le respect de ce que les uns et les autres croient ? Et ainsi non seulement on frappera d’interdit tout ce qui contrarie ou même blesse une croyance quelconque, mais on finira par considérer comme comme admissible que « la simple projection d’un dessin puisse entraîner une décapitation »7. D’où ces déclarations odieuses « Je condamne, mais… ».

Or, comme le montre Gwénaële Calvès, il n’existe pas, en France, de droit au respect des croyances religieuses opposable, par exemple, à des dessins de presse ou à d’autres formes d’expression8. Seules les personnes ont droit au respect. Tel pourrait être l’objet d’une séquence d’enseignement sur la liberté d’expression, illustrée notamment par un dessin de presse et son contexte.

Il faut rappeler que la liberté d’expression, encadrée par un droit qu’il faut justement appeler commun, vaut pour tous, en tous sens. Sa pratique n’a pas la gentillesse pour norme, mais la loi. Oui, on peut afficher une opinion politico-religieuse ultra-réactionnaire dans la société civile, on a le droit de dire que l’incroyance est une abomination. Mais cela vaut réciproquement : c’est en vertu du même droit qu’on peut exprimer la mauvaise opinion et même la détestation qu’on a de tout cela ; c’est en vertu du même droit qu’on peut caricaturer irrévérencieusement telle ou telle religion. Oui c’est difficile à supporter, mais la civilité républicaine, en tolérant qu’on s’en prenne aux doctrines et jamais aux personnes, a ici une leçon de bonnes manières à donner aux saintes-nitouches armées d’un coutelas. « Tant de fiel entre-t-il dans l’âme des dévots ? »9

La voie de l’ignominie toujours ouverte

Ce n’est pas fini. Dans un lycée d’Arras, ce 13 octobre 2023, un terroriste islamiste dont la famille, elle aussi, avait trouvé refuge dans « l’État français islamophobe », a massacré un professeur, Dominique Bernard, et blessé trois autres membres du personnel, dont l’un grièvement. La date, la similitude des faits laissent penser qu’il s’agit d’une réplique délibérée de l’assassinat de Samuel Paty. Du reste, un détestable néologisme circulant chez certains élèves – « je vais lui faire une Samuel Paty » -, a érigé cet assassinat en modèle. Ajoutons que l’ancien chef du Hamas Khaled Meshaal a appelé les musulmans du monde à un « jour de djihad » ce vendredi 13 octobre10. Mais l’État islamique n’avait-il pas, déjà en 2015, appelé à tuer des professeurs en France ?11

Les tombereaux de fleurs et autres minutes de silence qui recouvrent ces massacres ne parviennent plus à dissimuler le poids du contexte institutionnel, ni à masquer l’impuissance publique et les années de déni. Il est vrai que les ouvriers de la onzième heure qui s’empressent de verser des larmes de crocodile donnent des signes de fébrilité : la culpabilité semble changer de sens.

Mais Mickaëlle Paty, la sœur de Samuel, a raison de dire que « nous ne sommes pas dans l’après Samuel Paty, mais dans le pendant »12. Certains encouragements officiels à persévérer dans la voie de l’ignominie n’ont pas pour autant disparu – ce que je vais tenter d’illustrer à présent par un tout petit détail.

Un gros « trou dans la raquette » dans le programme d’enseignement moral et civique

Je remonterai pour cela à l’émission Répliques (France Culture) du 24 avril 2021. Elle a opposé François Héran à Souâd Ayada (alors présidente du Conseil supérieur des programmes) au sujet de l’enseignement de la liberté d’expression. À un moment, F. Héran a avancé que, le « respect des convictions religieuses d’autrui » figurant dans le programme d’enseignement moral et civique (EMC), on pouvait récuser légitimement le fait de recourir en classe à certaines caricatures.

Je suis allée voir. En effet, dans le programme d’Enseignement moral et civique de l’école et du collège, le respect des convictions est présenté au début du texte comme constitutif du respect d’autrui – première finalité de l’EMC :

« Respecter autrui, c’est respecter sa liberté, le considérer comme égal à soi en dignité, développer avec lui des relations de fraternité. C’est aussi respecter ses convictions philosophiques et religieuses, ce que permet la laïcité. »13

Il y a là un gros « trou dans la raquette ».

1° Campée sur cette déclaration réglementaire, toute « conviction » peut exiger le « respect » au seul motif qu’elle existe. Toute démarche critique à l’égard d’une conviction est d’emblée disqualifiée, ce qui est à la fois contraire au droit et à un enseignement émancipateur.

2° Soumis à une telle directive, comment un professeur peut-il éclairer la notion de blasphème et sa non-pertinence en droit républicain ? Comment peut-il éclairer le concept de liberté d’expression ? Comment un Samuel Paty, comment un Dominique Bernard peuvent-ils enseigner ? Ou alors il faut s’en tenir à des notions bisounours erronées et vagues, en berçant les élèves avec ce qu’ils croient savoir (« il faut être gentil avec toutes les convictions »). Et on s’étonne que les élèves s’ennuient et que le niveau baisse ; on s’étonne aussi que les professeurs pratiquent l’évitement et l’autocensure. Mais cette phrase du programme officiel est elle-même une injonction à l’autocensure !

3° Le professeur est confronté à des injonctions contradictoires. Lui faut-il enseigner le respect des convictions (notamment religieuses) ou bien d’autres points du programme et les autres programmes d’enseignement qui lui demandent d’expliquer et de transmettre un savoir, y compris lorsque celui-ci va à l’encontre de convictions présentes chez des élèves ? Les savoirs libres et substantiels doivent-ils s’effacer devant la revendication abstraite et nombriliste de « la liberté de ne pas être froissé »?

4° Cette phrase pleine de bons sentiments est contraire à l’idée même d’instruction en ce qu’elle place la croyance au-dessus du savoir. De plus elle introduit le présupposé de l’indissociabilité de la conviction et de la personne qui s’en prévaut. Ce qui est une absurdité philosophique et juridique. Se défaire d’une conviction ou en changer, ce n’est pas pour autant se dissoudre ou devenir une autre personne.

Cette si gentille phrase ne peut pas être lue de manière anodine. Incompatible avec le droit républicain, elle repose sur une absurdité contraire aux concepts de liberté et d’émancipation, elle est un obstacle à l’acte même d’enseigner et à celui de s’instruire. Elle n’a pas sa place dans un programme d’enseignement établi par une république laïque. L’y maintenir c’est excuser d’avance les saintes-nitouches armées d’un coutelas qui s’érigent en défenseurs d’une foi. Il faut la supprimer.

Oui, c’est un détail. Mais il est significatif de l’esprit de bien des textes officiels. Plus largement il révèle une mentalité, un défaitisme décervelant répandu par le « bisounoursisme » ambiant, il révèle un acquiescement anticipé aux propos culpabilisateurs tenus par des dévots sanguinaires, par leurs soutiens clientélistes et par leurs idiots utiles. Il faut combattre cette mentalité ; il est grand temps de consentir à voir que « contre nous de la tyrannie l’étendard sanglant est levé ».

[Vidéo sur la chaîne Youtube du GODF  https://www.youtube.com/watch?v=gXkmQ-9rZOE à 6’07 minutes du début de la vidéo.]

Notes

1 – Intervenants : Alain Seksig, Eddy Khaldi, Benoît Kermoal, Damien Boussard, Sophia Aram, Yaël Goosz, Hadrien Brachet. En présence de Guillaume Trichard Grand Maître du GODF. Voir l’affiche https://www.mezetulle.fr/wp-content/uploads/2023/10/Affiche-GODF-16-10-2023-Reparer-la-Republique.jpg

3 – Je m’inspire ici du livre de David di Nota J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty, Paris, Cherche-Midi, 2021.

4 – Abdelhakim Sefrioui le leader en France du collectif Cheikh Yassine fondateur du Hamas.

5 – Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, « Enquête sur les événements survenus au collègue du Bois d’Aulne (Conflans Sainte-Honorine) », octobre 2020, publié le 3 décembre 2020.

6 – Voir par exemple sur le site La vie des idées sa « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie » du 30 octobre 2020 https://laviedesidees.fr/Lettre-aux-professeurs-d-histoire-geo-Heran , où sont habilement confondus les opinions (croyances, incroyances, etc.) et les personnes, et qui érige en principes, sans aucun critère, les notions d’offenseur et de « minorité offensée ». Sur le caractère prétendument tardif en droit français du concept de « liberté d’expression » et sur la référence non-pertinente à un passage de la Constitution de 1958, voir la critique détaillée de Gwénaële Calvès, professeur de droit public : https://www.mezetulle.fr/vous-enseignez-la-liberte-dexpression%e2%80%89-necoutez-pas-francois-heran%e2%80%89-par-gwenaele-calves/ . On lira aussi l’analyse de Véronique Taquin « Liberté de croyance et liberté d’expression selon François Héran ».

7 – Henri Pena-Ruiz « Lettre ouverte à mon ami Régis Debray », Marianne, 21 décembre 2020 https://www.marianne.net/agora/henri-pena-ruiz-lettre-ouverte-a-mon-ami-regis-debray

8 – Voir référence à la note 6.

9 – Boileau, Le Lutrin , I .

13 – Souligné par moi. Bulletin officiel de l’Éducation nationale du 26 juillet 2018, 2e alinéa du premier item https://cache.media.education.gouv.fr/file/30/73/4/ensel170_annexe_985734.pdf . Repris dans le BO du 30 juillet 2020. Les réflexions qui suivent reprennent en partie un article que j’ai publié sur ce site en janvier 2022 « Doit-on enseigner le ‘respect des convictions d’autrui ?' » https://www.mezetulle.fr/doit-on-enseigner-le-respect-des-convictions-philosophiques-et-religieuses-dautrui/

« Le terrorisme islamiste a de nouveau frappé l’école de la République » (communiqué de l’APPEP)

Je reproduis ci-dessous le communiqué publié le 14 octobre par l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public à la suite de l’attentat terroriste dans un lycée d’Arras. J’y souscris entièrement.

« L’attentat terroriste d’Arras.

« Alors que les professeurs s’apprêtent à commémorer le 16 octobre le troisième anniversaire de la mort de leur collègue Samuel Paty, le terrorisme islamiste a de nouveau frappé l’École de la République.

« Un professeur de lettres, Dominique Bernard, a été tué à l’arme blanche sur le perron de la cité scolaire Gambetta-Carnot à Arras par un ancien élève de l’établissement qui a également blessé trois autres membres du personnel éducatif, dont un grièvement [1].

« L’Appep tient à exprimer sa solidarité à la famille et aux proches de Dominique Bernard, à ses trois collègues blessés, à l’ensemble des personnels ainsi qu’aux élèves de l’établissement.

« Elle partage la sidération et l’inquiétude légitimes des professeurs. Ce nouvel attentat confirme en effet que l’École publique est une des principales cibles du fanatisme islamiste.

« L’Appep redoute le climat de peur qui risque de s’installer dans les établissements. Comment les élèves peuvent-ils s’instruire lorsque la menace de nouvelles violences plane ? Comment les professeurs peuvent-ils exercer sereinement leur métier quand ils savent qu’ils peuvent être des cibles ?

« L’Appep encourage les professeurs à ne céder ni à la terreur ni à l’auto-censure, et à ne pas s’isoler de leurs collègues. Elle les appelle à poursuivre leur travail de transmission des savoirs et de construction du jugement critique. Elle rappelle à quel point celui-ci est décisif pour lutter contre l’obscurantisme et le fanatisme.

« L’Appep attend du ministère qu’il protège et soutienne les professeurs dans l’exercice de ces missions.

[1] En l’état actuel de nos informations. »

Lire le communiqué sur le site de l’APPEP.

Abaya : le fonctionnement de la laïcité scolaire

L’interdiction du port de l’abaya à l’école publique par le ministre de l’Éducation nationale Gabriel Attal rappelle l' »affaire de Creil » (1989) et le débat au moment du vote de la loi du 15 mars 2004. Apparente similitude qui s’inscrit dans un dispositif politique totalement inverse de ceux qu’on a connus antérieurement. On saisit ici l’occasion de rappeler le fonctionnement de la laïcité scolaire1.

Un dispositif politique inversé : dévitalisation et ringardisation des discours victimaires

L’interdiction du port de l’abaya à l’école publique par le ministre Gabriel Attal2 a réveillé des discussions qui ont surgi en 1989 au sujet du port du voile (affaire de Creil). Déjà à l’époque, on parlait d’un « bout de tissu », il fallait être anti-musulman ou même « un peu raciste » pour y voir un test politico-religieux, l’école laïque « stigmatisait » des petites filles musulmanes traversant une crise d’adolescence, l’important était de « dialoguer » en faisant savoir que le dialogue déboucherait sur une acceptation, une interdiction était « liberticide », etc. C’est dans ce contexte qu’à l’époque j’ai participé, avec Elisabeth Badinter, Régis Debray, Alain Finkielkraut et Elisabeth de Fontenay, à la « Lettre ouverte à Lionel Jospin », dite « Profs ne capitulons pas !», parue dans Le Nouvel Obs du 2 novembre 19893. Quinze ans passèrent, avec l’extension des manifestations d’appartenance religieuse à l’école encouragées par la pusillanimité et l’aveuglement de la puissance publique, avant que le législateur vote la loi du 15 mars 20044.

On avait même pensé en 89 à consulter une autorité religieuse (en l’occurrence et si j’ai bonne mémoire le roi du Maroc) pour déterminer si le voile est ou non un signe religieux. Un comble pour une république laïque qui « ne reconnaît aucun culte » que ce geste théocratique de transfert de souveraineté vers les religions – c’est pourtant ce qu’a réitéré la France Insoumise le 3 septembre dernier par la voix de son représentant Manuel Bompard5.

Sans doute les ingrédients du vieux film repassent, mais le film n’a plus rien de capitulard. La similitude des thèmes auxquels recourent aujourd’hui les opposants à l’interdiction des manifestations d’appartenance religieuse à l’école avec ceux de 1989 et de 2004 ne doit pas nous tromper. Car le dispositif général est extrêmement différent. La reprise des lamentations bienpensantes s’inscrit cette fois dans un fait politique totalement inverse de celui de 1989 qui les dévitalise en les ringardisant. Les contorsions et tergiversations analogues à celles de 89 (qui avaient inauguré plusieurs décennies de discours culpabilisateurs) sont ultra-minoritaires et le ministre s’appuie à juste titre sur un fait patent permettant de renvoyer sans état d’âme à l’application de la loi. Il est clair que nous avons affaire à une manifestation d’appartenance politico-religieuse – le port de l’abaya est, entre autres, soutenu par la nébuleuse islamiste6. Le fait est aveuglant, même Lionel Jospin l’a récemment reconnu et dit avoir « bougé » depuis 19897. Nos concitoyens ne se laissent plus intimider par les discours de victimisation et de culpabilisation qui ont si longtemps et jusqu’à présent fonctionné : cela ne marche plus !

Les Français le disent de manière nette, et cela est un fait politique important qui oppose la séquence actuelle à celles qui l’ont précédée. Selon un récent sondage IFOP8,

« L’interdiction de l’abaya et des qamis […] fait l’objet dans l’opinion publique d’un consensus encore plus fort que celui observé en 2004 pour la loi interdisant les signes religieux : 81% des Français approuvent cette interdiction à l’école publique ». Le caractère religieux de ces tenues « est indéniable pour une large majorité de Français (70%) mais aussi pour ceux qui en vendent en France sur Internet » et « le nombre de musulmans estimant que ces tenues ont un aspect religieux est presque aussi élevé (41%) que le nombre de ceux qui pensent qu’il n’en a pas (48%) »

La laïcité scolaire et l’instruction : quelques rappels

Lorsque le ministre de l’Éducation nationale dit que, dans l’école laïque, on ne doit pas pouvoir identifier l’appartenance religieuse des élèves « rien qu’en les regardant », il a raison ! L’école publique n’est pas le lieu d’une partition formant, à grand renfort de « tags », des clans identitaires exclusifs, on n’y introduit pas de frontières inspirées par une extériorité qui viendrait imposer des exigences particulières et qui, en l’occurrence, normaliserait une orthopraxie religieuse à finalité politique.

C’est ici l’occasion de rappeler le fonctionnement de la laïcité scolaire. Le principe de laïcité s’applique bien évidemment à l’école en tant qu’elle est une institution publique : elle n’a pas à propager des influences doctrinales et ses agents sont soumis à l’application stricte du principe dans l’exercice de leurs fonctions. Mais ce principe, par définition limité à ce qui participe de l’autorité publique, ne vaut pas dans l’espace ordinaire : dans la société civile, c’est la libre expression et le libre affichage qui prévalent. Pour autant, l’espace scolaire n’est pas pour les élèves un espace civil de jouissance ordinaire du droit. À l’école, les élèves sont tenus d’observer une réserve qu’ils n’ont pas à observer dans l’espace civil ordinaire. C’est notamment l’objet de la loi du 15 mars 2004, qui dispose :

« Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit.
Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève.
»

Il suffit de lire le texte pour voir que la loi sanctionne non pas des intentions ni des signes isolables dont on pourrait établir la liste mais des manifestations ostensibles. Le dialogue avec l’élève a pour objet d’expliquer la loi, non d’en négocier l’application. La loi est la même pour tous : aucune manifestation d’appartenance religieuse n’est particulièrement visée – prétendre le contraire serait du même ordre que de dire que les sanctions pour excès de vitesse sur la route « stigmatisent » les amateurs de vitesse…

Cette loi est bien écrite. On y trouve notamment un minimalisme qui s’appuie sur l’extériorité. Du point de vue philosophique, on peut faire remarquer que cela vaut aussi bien pour l’observance que pour le non-respect d’une loi : on peut brûler un feu rouge pour de prétendues « bonnes » raisons, on peut s’y arrêter par habitude, par peur du gendarme ou par civisme, l’important est ce qu’on fait. La loi ne sonde pas les reins et les cœurs, elle ne distribue pas des bons et des mauvais points de moralité ; ce qui compte est ce qu’on observe : ici la manifestation.

La réserve exigée des élèves par la loi de 2004 porte sur les manifestations ostensibles et ne vise pas les signes religieux discrets – c’est une différence avec le principe strict de laïcité exigible des agents. Notons aussi que les élèves sont pour la plupart mineurs et que l’école publique doit les protéger les uns des autres durant le temps scolaire en matière d’influence idéologique et de pressions – ce qui n’est évidemment pas le cas pour les étudiants. Notons enfin que leur liberté d’expression s’exerce dans les établissements9 : en revanche les agents publics – notamment les professeurs – ne jouissent pas de cette liberté aussi largement dans l’exercice de leurs fonctions et en tout cas pas en présence des élèves.

Néanmoins l’aspect formel, que je viens d’évoquer, de la laïcité scolaire ne l’épuise pas et elle appelle des explications d’un autre ordre.

La respiration laïque : le contraire d’un intégrisme

L’école n’a pas à accepter, et encore moins à prolonger, l’assignation sociale ou communautaire des élèves : elle doit leur offrir une double vie – l’école à l’abri de l’environnement social et domestique, la maison à l’abri du maître. Les exigences scolaires ne sont pas permanentes, elles alternent avec la vie au dehors de l’école, vie sociale qui n’a pas non plus à imposer partout et tout le temps ses propres injonctions, à régenter l’intégralité de la vie. L’élève qui ôte ses atours religieux à l’entrée de l’école publique est libre de les remettre à la sortie ; il jouit de l’alternance, il échappe aussi bien à l’uniformisation d’État qu’à celle que lui dicte sa propre « communauté ». C’est la respiration laïque que j’ai maintes fois évoquée10, diamétralement opposée à l’intégrisme puisque tout intégrisme exige l’uniformisation constante, partout et de tous les instants, à ses dogmes.

Dans la Lettre « Profs ne capitulons pas ! » nous écrivions déjà : « Au lieu d’offrir à cette jeune fille un espace de liberté, vous lui signifiez qu’il n’y a pas de différence entre l’école et la maison de son père. »  – c’était caractériser l’uniformisation de l’espace induite par l’intégrisme. Accepter le port de signes religieux à l’école ce n’est pas introduire une liberté, c’est donner raison à ceux qui veulent imposer ce port partout et tout le temps, c’est leur signifier qu’aucun domaine réservé n’est en mesure de borner leurs exigences, c’est interdire tout point de fuite à ceux qui leur sont soumis. Ainsi la loi de 2004, en installant concrètement cette respiration, ménage toujours un point de fuite ; elle fait faire aux élèves une expérience de liberté et leur permet de comprendre en quoi la laïcité est le contraire d’un intégrisme.

Laïcité et savoirs

Venons-en à l’aspect philosophique fondamental de la question. Les élèves présents à l’école ne sont pas des libertés constituées, mais des libertés en voie de constitution. On ne vient pas à l’école simplement pour jouir de son droit, mais pour s’autoconstituer comme sujet autonome. En ce sens, l’école n’est pas seulement une institution de droit, ni un service, c’est une institution philosophique et les élèves ne sont pas des usagers. La laïcité de l’école publique tient au contenu de l’enseignement lui-même. On s’y instruit des éléments selon la raison et l’expérience, afin d’acquérir force et puissance, celles qui font qu’on devient l’auteur de ses pensées. Cette saisie critique du pouvoir que chacun détient s’effectue par un détour demandant une distance, un pas de côté par rapport aux forces immédiates et de proximité : la demande d’adaptation, les données sociales, les idées répandues. Le détour est celui des savoirs formant l’humaine encyclopédie – laquelle comprend les religions, mais en tant que pensées, œuvres et faits, et non en tant que croyances et ciments sociaux. Dire que les religions sont exclues de l’école révèle une profonde méconnaissance des programmes.

Les savoirs11 sont au cœur de l’école, et c’est cela qui, d’abord, est libérateur et laïque. Pourquoi ? Parce que par nature ils échappent à toute instance extérieure – c’est ce que découvre comiquement M. Jourdain dans une célèbre scène du Bourgeois gentilhomme, à propos de la phonétique du français : cette dernière a ses propriétés, ses lois. Aucune autorité ne peut ordonner de croire une ineptie ou de se dispenser de l’examen raisonné. Mais la réciproque est plus intéressante : aucune autorité ne peut ordonner de croire ce qui est vrai, car si vous croyez une proposition vraie sur la foi d’une parole extérieure, vous ne jouissez d’aucune autonomie. L’autorité des savoirs est immanente à ceux-ci, elle s’effectue dans leur construction et dans leur appropriation et non par génuflexion devant une autorité extérieure. Voilà ce qui est en question à l’école, voilà pourquoi l’instruction demande une démarche essentiellement laïque.

Avec cette immanence et cette autosuffisance – ce qui est une forme de minimalisme -, on retrouve le fondement philosophique du concept politique de laïcité : une association politique laïque n’a besoin, pour être et pour être pensée, que d’elle-même. La Nation dont parle la Constitution12 s’autorise d’elle-même, autoconstitution ne devant rien à une instance transcendante (ethnique, religieuse, sociale…) qui la légitimerait d’un geste extérieur. On rappellera que la République des lettres13 que l’Europe éclairée développa dès le XVe siècle associait la liberté au savoir, ne reconnaissant d’autre autorité que celles de la vérité et de la raison ; elle mettait en présence des esprits par définition égaux. Tel est l’esprit de l’école républicaine laïque : c’est quand elle reste fidèle à cet esprit des humanités14 qu’elle institue vraiment les citoyens.

Notes

1– Le présent texte reprend certains éléments du texte publié par Philosophie magazine le 11 septembre 2023 https://www.philomag.com/articles/linterdiction-de-labaya-lecole-est-elle-justifiee dans le cadre d’un « Pour / contre », en confrontation avec un texte de Jean-Fabien Spitz. Outre des développements plus amples de ces éléments, on trouvera ici d’autres considérations.

2 – Lire la note de service du 31 août 2023 https://www.education.gouv.fr/bo/2023/Hebdo32/MENG2323654N et la Lettre de Gabriel Attal aux chefs d’établissement, IEN et directeurs d’école https://www.education.gouv.fr/principe-de-laicite-l-ecole-respect-des-valeurs-de-la-republique-lettre-de-gabriel-attal-aux-chefs-d-379143

5 – Europe1, 3 septembre 2023 https://www.youtube.com/watch?v=fbGsE-c2gFM

6 – Notamment l’Organisation internationale de soutien au prophète de l’islam. Voir Le Point 6 sept. 2023 https://www.lepoint.fr/societe/abaya-la-france-visee-par-une-campagne-de-diffamation-venant-de-turquie-06-09-2023-2534396_23.php . On ajoutera qu’une une association communautaire a brûlé la politesse à la FI pour demander au Conseil d’État la suspension de l’interdiction – demande introduite par l’Association droits des musulmans, rejetée par le Conseil d’État le 7 sept. 2023. Voir le communiqué de presse du CE https://www.conseil-etat.fr/actualites/laicite-le-conseil-d-etat-rejette-le-refere-contre-l-interdiction-du-port-de-l-abaya-a-l-ecole

8 – Étude publiée dans Le Droit de Vivre https://www.leddv.fr/enquete/enquete-les-francais-et-linterdiction-de-labaya-20230905 5 sept. 2023.

9 – Code de l’éducation art. L511-2. « Dans les collèges et les lycées, les élèves disposent, dans le respect du pluralisme et du principe de neutralité, de la liberté d’information et de la liberté d’expression. L’exercice de ces libertés ne peut porter atteinte aux activités d’enseignement. » Ils peuvent, par exemple, disposer de panneaux d’affichage.

10 – Notion exposée dans l’article « Contre l’intégrisme, choisissons la respiration laïque », Le Monde, 30 janvier 2015 https://www.lemonde.fr/idees/article/2015/01/30/contre-l-integrisme-choississons-la-respiration-laique_4566781_3232.html , reprise dans plusieurs articles publiés et en ligne – voir notamment sur ce site « Laïcité et intégrisme » https://www.mezetulle.fr/laicite-et-integrisme/.

11 – Savoirs constitués s’agissant de l’école élémentaire et secondaire, savoirs en constitution au niveau universitaire. Dans les deux cas, les champs du savoir n’ont pas à être définis ni légitimés de l’extérieur, ils émanent de la production des savoirs elle-même.

12 – Déclaration des droits, article 3 « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. »

13 – Voir « La République des Lettres : liberté, égalité, singularité et loisir », https://www.mezetulle.fr/la-republique-des-lettres-liberte-egalite-singularite-et-loisir

14 – Les humanités sont ici prises dans leur sens moderne, développé notamment par les Lumières : il s’agit l’ensemble des savoirs, y compris bien sûr les sciences et les techniques. Je me permets de renvoyer au chapitre VI (p. 176 et suiv.) de mon Penser la laïcité (Paris, Minerve, 2015).

Comme une idée de pluriel

Je viens d’acheter deux pare-soleil pour la voiture. Ornés de dessins, ils sont accompagnés de jeux proposés aux enfants. Sur l’emballage figure l’explication des jeux, précédée d’une présentation de trois lignes où l’on repère deux grosses fautes d’orthographe.

Heureusement que, comme on l’apprend par la pastille bleue située à gauche, ces jeux ont été « développés avec des professeurs des écoles ». Je ne peux pas m’empêcher de reconnaître ici la mansuétude de la pédagogie moderne. Si, dans la phrase en question, un élève écrit « présentent » au lieu de « présentes », n’en profitez pas, pédant capitaliste du savoir que vous êtes, pour lui faire observer que « présentent » ne peut être qu’une forme conjuguée du verbe « présenter », et que pourtant on ne trouve pas dans la suite l’objet de ce verbe transitif, et que d’ailleurs le verbe de la proposition est « permettent ». Donc cela ne peut pas être un verbe, alors quoi d’autre qui puisse être en rapport avec « les illustrations »  ? un adjectif qualifiant « les illustrations » !
Non non, que de raisonnements, c’est trop compliqué et surtout c’est traumatisant pour un «gamin » qu’il faut plutôt féliciter et laisser s’épanouir en évitant la contrainte : n’a-t-il pas senti qu’il y a là comme « une idée de pluriel » ? Et pour la faute précédente, s’embarquer dans la déclinaison des adjectifs possessifs, ce serait carrément de la torture, où on va là ?

Mais j’ai mauvais esprit et une hypothèse plus généreuse est possible : ce petit texte n’a peut-être même pas été présenté aux professeurs des écoles en question pour « validation » ?

Réforme du baccalauréat : il faut reconquérir le mois… d’avril !

Sébastien Duffort, dans ce texte initialement écrit pour le Mouvement républicain et citoyen (dont il est secrétaire national à l’éducation), analyse les effets délétères de la réforme du baccalauréat sur le calendrier scolaire. Réduire ainsi la durée et l’importance de l’enseignement, c’est rendre insignifiant et inefficace le processus d’instruction – comme s’il n’était pas déjà assez endommagé depuis des décennies par une politique de prétendue « innovation » et de réelle marchandisation. Un déplorable « en même temps » fait le grand écart entre les exigences initiales affichées par J.-M. Blanquer et ce nouveau mauvais coup dirigé contre la mission centrale de l’école. Cette situation est inacceptable pour tous ceux qui sont attachés à l’exigence républicaine.

Depuis le passage de Xavier Darcos rue de Grenelle, chaque nouveau ministre de l’Éducation nationale entonne à son arrivée le refrain habituel : « la reconquête du mois de juin ». Le moins que l’on puisse dire, c’est que la nomination de Jean-Michel Blanquer a définitivement rendu caduc ce slogan. La réforme du baccalauréat, promesse de campagne du candidat Macron, introduit en effet une part significative de contrôle continu (40% de l’examen), à laquelle il faut ajouter quatre épreuves finales (60% de l’examen) dont les deux épreuves de spécialités. Ces dernières revêtent une importance capitale pour les élèves à la fois en raison de leur fort coefficient (16 et 16 soit un tiers du bac) et du rôle qu’elles jouent dans leur orientation (les deux notes sont intégrées dans leur dossier Parcoursup). Or ces épreuves ont désormais lieu au mois de mars. Dit autrement, les élèves ont passé les trois quarts de l’examen au moment d’aborder le dernier trimestre. On dispose aujourd’hui d’un certain recul s’agissant des conséquences de cette réforme, et le constat est sans appel : cette situation ubuesque, qui voit les élèves passer les deux épreuves les plus importantes au deuxième tiers de l’année de terminale, pose de réelles difficultés, pour eux mais aussi pour le corps enseignant.

Premièrement, la réforme a pour effet de mettre élèves et enseignants sous pression durant les deux premiers trimestres, puisque le programme de chaque spécialité doit dorénavant être traité en six mois. Cette urgence ne permet pas de transmettre les concepts et mécanismes essentiels de façon convenable durant cette étape décisive que constitue pourtant l’année de terminale. Même si les programmes ont été récemment allégés, les retours dont on dispose dans les différentes disciplines ne laissent pas de place au doute : la grande majorité des professeurs ont la sensation de survoler les contenus programmatiques. C’est notamment le cas en sciences économiques et sociales où une enquête menée par l’APSES (association des professeurs de SES) en décembre 2022 a montré que seulement 7% des professeurs de SES de terminale déclaraient parvenir à tenir le rythme permettant de traiter convenablement les sept chapitres pour les épreuves prévues mi-mars. Constat terrible quand on sait que des problématiques telles que les sources et défis de la croissance économique ou l’analyse de la structure sociale française, essentielles à la formation du citoyen, sont abordées dans cette discipline.

D’autre part en termes de motivation : la réforme démobilise dramatiquement les élèves. Comment ne pas comprendre le relâchement bien compréhensible d’élèves qui connaissent parfaitement les enjeux de l’année de terminale et qui savent pertinemment, une fois ces deux épreuves passées, que les dés sont jetés ? Les deux épreuves du mois de juin (philosophie et grand oral), ne comptant que pour à peine 20% de l’examen, ne peuvent entretenir l’illusion d’un troisième trimestre intellectuellement exigeant1.

Troisièmement, cette nouvelle configuration dégrade considérablement les conditions de travail d’une partie du corps enseignant, en particulier ceux qui enseignent dans des établissements difficiles essentiellement constitués d’élèves issus de milieux populaires, moins prédisposés à la culture scolaire et donc plus facilement vulnérables à la démotivation à ce stade de l’année. Les enseignants qui eux exercent dans les établissements qui scolarisent les enfants issus de CSP+ fortement dotés en capital culturel (lycées de centre-ville et / ou enseignement privé sous contrat) sont quant à eux relativement épargnés et peuvent continuer d’enseigner dans des conditions décentes. La réforme du bac aggrave la fracture déjà existante entre les enseignants selon leur lieu d’affectation.

Cette réforme incarne à merveille le double discours macroniste du « en même temps ». On se souvient des priorités de Jean-Michel Blanquer lors de son intronisation rue de Grenelle : exigence intellectuelle, importance des fondamentaux (lecture, écriture et calcul mental), retour de la méthode syllabique, discours résolument républicain etc. Intentions louables dont certaines ont été concrétisées en actes : dédoublement de certaines classes de CP-CE1 pour lutter contre l’échec scolaire, défense d’une conception exigeante de la laïcité, lutte idéologique bienvenue contre le wokisme et l’islamogauchisme qui gangrènent nos universités. Malheureusement, ces exigences initiales se fracassent sur le mur du réel : celui d’une année de terminale qui se termine bel et bien au mois de mars.

Cette situation est inacceptable pour tous ceux qui sont attachés à l’exigence républicaine : comment tolérer que des élèves, notamment les plus défavorisés d’entre eux, engagés dans des processus essentiels d’apprentissages, perdent deux voire trois mois de cours ? Cette situation est inacceptable pour tous ceux qui sont attachés à l’idéal de justice sociale et d’égalité des chances : cette réforme creuse les inégalités d’accès au savoir entre les élèves fortement dotés en capitaux (économique, culturel, social) disposant de ressources extérieures à l’école et ceux qui, n’ayant que l’école pour apprendre, sont confrontés à une déscolarisation qui ne dit pas son nom.

Sur la question centrale des politiques éducatives, il apparaît plus que jamais nécessaire de lutter contre tous les discours qui entrent en contradiction avec la promesse républicaine d’émancipation intellectuelle pour tous : discours conservateur venant de la droite, discours libéral prônant la marchandisation du système éducatif et l’innovation pédagogique à tout va, discours démagogique du « y a qu’à, faut qu’on » émanant de la gauche radicale. Cela vaut pour la réforme du bac qui exige une position nuancée, raisonnée et raisonnable. Une position de gouvernement. Dans ces conditions, il est tout à fait possible d’envisager une refonte du calendrier de l’année de terminale en décalant a minima les épreuves de spécialités au mois de mai, voire revenir à des épreuves finales au mois de juin, configuration plus conforme au rituel républicain national que constituait le baccalauréat. La plateforme Parcoursup, mais aussi et surtout les filières de l’enseignement supérieur sont parfaitement capables de s’y adapter, dans l’intérêt des élèves. C’est possible à condition d’imposer un réel volontarisme politique.

Néanmoins, s’agissant des inégalités d’accès au savoir, il faut rester vigilant. Cette question du calendrier scolaire (tout comme celle des rythmes scolaires), importante, ne doit pas en occulter une autre dont on sait qu’elle est absolument décisive pour améliorer la réussite des élèves en difficultés : celle de l’efficacité des dispositifs pédagogiques mis en œuvre dans les classes. Or depuis 2017, la majorité présidentielle ne l’a jamais abordée, si ce n’est sous l’angle, conformément au discours libéral, de l’innovation pédagogique2 censée régler la question des apprentissages scolaires. Dès lors, une refonte du calendrier et éventuellement des rythmes scolaires est nécessaire mais elle ne résoudra en rien la question des inégalités scolaires si, dans le même temps, celle des pratiques pédagogiques n’est pas posée dans le cadre de la formation initiale et continue des enseignant(e)s.

Le ministre a admis que la situation actuelle ne « convient pas », et n’exclut pas un report des épreuves l’an prochain. Une autre piste évoquée consisterait à conditionner l’admission dans un établissement supérieur à l’assiduité au troisième trimestre. Ces deux mesures de bon sens ne doivent en définitive pas faire oublier l’essentiel : la qualité des contenus disciplinaires et l’exigence intellectuelle transmises aux élèves, en particulier ceux qui n’ont que l’école pour apprendre.

Notes

« Lettre ouverte aux antisionistes… » de Liliane Messika, lue par Yana Grinshpun

L’auberge espagnole nommée antisionisme

Yana Grinshpun1 a lu le livre de Liliane Messika Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies (éditions de l’Histoire). Ce dernier montre que l’antisionisme, opinion volontiers adoptée par des gens de bonne foi (les BIMI = Bien Intentionnés Mal Informés) qui croient ainsi faire profession d’humanisme et de justice, a principalement pour fonction d’abriter l’antisémitisme tout en le déniant. À ceci près que « si l’antisémitisme du passé visait les Juifs en tant qu’individus, l’antisionisme d’aujourd’hui cible « le Juif collectif », nommé Israël ».

L’antisionisme, une « opinion éclairée » ?

Il y a des haines qui sont toujours d’actualité, dont la vivacité millénaire et l’efficacité ne cessent d’étonner. Par exemple, la haine des origines, curieux phénomène psycho-social observé dans le monde occidental depuis la naissance du judaïsme. Pour la société polythéiste, les Juifs étaient des êtres à part avec leur Dieu-Être Un, invisible et abstrait. De la part des chrétiens et plus tard des musulmans, ils subissent la haine de l’origine. Et « pour le haineux, l’origine de l’autre lui rappelle toujours qu’il en veut à la sienne » (Daniel Sibony). Ce fut et c’est le cas de l’antisémitisme chrétien et musulman. Depuis l’existence de l’État d’Israël, l’on ne parle plus de la haine des origines, dont les manifestations sont punies par la loi, en tant que circonstances aggravantes de racisme, mais d’antisionisme, une « opinion éclairée », critique anodine de la politique israélienne.

Quelle est donc cette opinion éclairée des gens qu’Israël obsède ? Sont-ils antisémites, comme on l’entend souvent dire, et sinon, par quoi sont-ils éclairés ?

Dans son essai Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies, paru aux Éditions de l’Histoire, Liliane Messika propose une réponse très complète, documentée, argumentée et dépassionnée, à cette question qui suscite des passions. Son livre s’adresse à un public qu’elle a très justement défini comme « les BIMI » (Bien Intentionnés Mal informés). On ne pourrait mieux décrire tous les gens de bonne foi, qui n’ont ni le temps ni l’envie de rechercher des informations, de les vérifier et de les analyser :

« Beaucoup de gens croient sincèrement faire preuve d’humanisme et de justice en se déclarant « antisionistes ». Il est contre-productif de les traiter d’antisémites, car ceux qui le sont vraiment le nient grâce à cette nouvelle dénomination, et ceux qui ne le sont pas se sentent injustement accusés, alors qu’ils sont des BIMI : Bien Intentionnés, Mal Informés ».

Il existe en effet, dans notre pays, des gens sans préjugé ni certitude sur les Juifs et les Israéliens. Ils ne se lèvent pas le matin pour écrire un message de soutien aux Palestiniens, ils ne pensent pas que si deux sœurs « colons » sont tuées par des terroristes, c’est parce qu’elles l’ont bien cherché, ils ne manifestent pas contre Israël et n’ont pas d’idées préconçues sur les Juifs ou sur leur pays. Ils perçoivent certainement le matraquage médiatique qui conditionne un grand nombre d’esprits, mais ils sont prêts à entendre des informations pas toujours accessibles par la voie officielle. Ils sont également réceptifs à un discours factuel, historique et dépassionné. Liliane Messika s’adresse à des gens capables de réfléchir, de faire une addition et une soustraction (opérations parfois importantes pour comprendre l’inflexion idéologique d’un discours), de penser logiquement et de se former un jugement sans être influencés par les discours moralisateurs ou indignés de Tiktok ou autres Twitter.

Cet ouvrage salutaire est fondé sur des faits aux sources vérifiables, sur des analyses historiques, des citations verbatim de textes officiels européens et… arabes, des témoignages insoupçonnables de favoritisme « pro-Juifs ». Le lecteur y trouvera une mine d’informations historiques que peu de non-spécialistes connaissent.

Par exemple sur la composition et le fonctionnement de l’ONU, ils constateront que le nombre de résolutions édictées contre Israël dépasse chaque année mathématiquement la somme de toutes celles qui condamnent les pays totalitaires pratiquant la peine de la mort, la torture et le gazage des populations. Un échantillon de ces décisions onusiennes pour 2021 montre une résolution unique contre la dictature la plus cruelle de la planète, la Corée du Nord, une seule aussi contre la Syrie, où la guerre civile dure depuis dix ans et où le bombardement à l’arme chimique, les tortures, les arrestations arbitraires, la destruction des infrastructures, la terreur contre la population sont endémiques. Par contre, Israël a été condamné quatorze fois, sans que les attaques du Hamas, du Fatah et autres contre lui soient mentionnées. Est-ce par amour inconditionnel des Palestiniens  ou par haine inconditionnelle d’Israël ? La question est légitime.

Messika sait compter : le « droit international », dont se réclament les chancelleries et la plupart des ONG, est élaboré par 93 régimes plus ou moins tyranniques et 74 régimes plus ou moins démocratiques. Elle rappelle également qu’en mars 2018, le Conseil des droits de l’homme de l’ONU a accueilli le ministre iranien de la justice, un tortionnaire responsable de massacres de masse. Le reste est à l’avenant. En 2021, Le Qatar, l’Érythrée, le Kazakhstan et la Somalie ont été élus, avec… l’Iran, à la Commission de la condition des femmes de l’ONU (CSW). « En 2023, 70 % des membres du Conseil onusien des Droits de l’homme étaient des dictateurs. Et la France avait voté pour l’élection de l’Iran ».

Endoctrinement ou enseignement ?

Liliane Messika dénonce dans les écoles ce que l’auteur de ces lignes a constaté à de nombreuses reprises à l’université : nombre d’enseignants d’histoire, en France, expliquent que les «  Israéliens ont conquis le pays de Palestine, l’ont occupé et colonisé ». Mais l’État de Palestine n’a jamais existé, ni comme royaume, ni comme pays. Messika cite des historiens et des personnalités du monde arabe qui l’attestent dans un chapitre important : « Témoignages désintéressés et des intéressés ». Ces professeurs d’histoire devraient le lire pour ne plus raconter n’importe quoi. Par exemple, Hafez el Assad, le dictateur syrien, dit clairement qu’il n’existe pas de peuple palestinien, que ces gens sont syriens et qu’ils font partie du peuple arabe. Zuher Mohsen, haut gradé de l’OLP, explique que l’invention du peuple palestinien permet de « poursuivre une lutte contre l’État d’Israël ».

Avant 1967, ceux qu’on appelle aujourd’hui « les Palestiniens » ne constituaient pas une entité géopolitique et n’aspiraient pas à un État. Lorsqu’ils s’en sont vus proposer un, par le partage de la Palestine mandataire, la Ligue arabe l’a refusé en leur nom. Ce refus n’est pas un complot juif, mais un fait historique.

Messika propose un bref recensement des colonisations successives de ce territoire, où des Juifs ont toujours habité. Accessible à ceux qui sont rebutés par les traités spécialisés, ce rappel permet de constater combien le terme « colonisation » est inapproprié car, d’une part, on ne colonise pas des entités mythiques et, d’autre part, les Juifs ne disposant pas d’une métropole, ils n’auraient pas pu en expédier des « colons » pour s’accaparer une terre qui leur était étrangère. Il s’agit du retour d’un peuple à sa patrie originelle, un retour attendu depuis deux millénaires. Il en va de même pour le terme « apartheid », lié à la juridiction raciste d’Afrique du Sud et souvent allégué contre Israël. Les preuves de cette diffamation sont factuelles. Parmi les plus saillantes : la condamnation pour corruption d’un ancien président juif de l’État par un juge arabe, l’existence d’un parti islamiste proche des Frères Musulmans au sein du Parlement, 50% de médecins arabes dans les hôpitaux, etc.

Une paix véritable, à laquelle disent œuvrer les Européens, peut-elle être fondée sur un mensonge ? Non, évidemment. On peut dire sans hésiter que le plus gros mensonge historique colporté par le discours scolaire européen est celui-ci, trop largement enseigné dans nos écoles, à nos enfants.

Pour combattre le racisme rien de tel que l’antisémitisme

L’auteur montre non seulement comment les faits sont manipulés, mais aussi comment est construit le discours légitimant la violence contre les Juifs, identifiés aux Israéliens. Elle cite la phrase de Mohammed Merah, devenue célèbre, parce qu’honnête et directe : « Je tue des juifs en France, parce que ces mêmes juifs-là tuent des innocents en Palestine ». Merah dit ce que cachent (ou ne cachent même pas) de nombreux intellectuels qui justifient les meurtres des Juifs en France et en Israël. Quand j’ai analysé en détail son discours, dans le cadre universitaire, en montrant les processus de légitimation de sa violence, des confrères m’ont dit qu’il avait raison et qu’il s’agissait de venger « des actes racistes » et mes articles n’ont jamais été publiés. Liliane Messika n’a donc rien inventé. Se référant à Robert Wistrich, grand historien de l’antisémitisme, elle montre que si l’antisémitisme du passé visait les Juifs en tant qu’individus, l’antisionisme d’aujourd’hui cible « le Juif collectif », nommé Israël.

Au bout de 304 pages de faits et d’analyses fort limpides et souvent drôles, car l’auteur a du style et de l’humour, le chapitre final donne la réponse à la question posée en préambule, sur la nature de l’antisionisme :

« Accuser l’état juif d’apartheid avec un parti arabe au gouvernement, de génocide quand sa population arabe a un taux de croissance supérieur à tous les pays arabes avoisinants, cela génère des pogromes, comme d’accuser les Juifs de manger des petits chrétiens ou d’empoisonner les puits. Eh oui, l’antisémitisme est bien l’antisionisme et si ce n’est lui c’est donc son fils ».

Liliane Messika, Lettre ouverte aux antisionistes de droite, de gauche et des autres galaxies. L’antisionisme, « faux-nez » de l’antisémitisme, Les éditions de l’Histoire, 2023.

1 – Yana Grinshpun est linguiste et analyste du discours. Elle est co-directrice de l’axe « Nouvelles radicalités » au sein du Réseau de Recherche sur le Racisme et l’Antisémitisme, co-fondatrice du blog Perditions idéologiques. Parmi ses derniers travaux Le genre grammatical et l’écriture inclusive en français ; Crises langagières: discours et dérives des idéologies contemporaines (co-dirigés avec J. Szlamowicz) et La fabrique des discours propagandistes contemporains. Comment et pourquoi ça marche (L’Harmattan, 2023).

« Après la déconstruction » : parution des actes du colloque

Après la déconstruction. L’université au défi des idéologies (Odile Jacob, 2023), sous la direction d’Emmanuelle Hénin, Xavier-Laurent Salvador et Pierre-Henri Tavoillot, réunit les actes du colloque tenu à la Sorbonne les 7 et 8 janvier 2022. Organisé par l’Observatoire du décolonialisme et le Collège de philosophie, ce colloque, auquel j’ai participé, s’est attiré avant même sa tenue « un déluge d’insultes et de calomnies »1.

Chacun peut aisément et sereinement prendre connaissance de ce qui s’est dit2, et savourer aussi les dessins de Xavier Gorce qui ponctuent ce volume de 520 pages. On peut en feuilleter les 23 premières pages sur le site de l’éditeur.

Quatrième de couverture :

« La déconstruction est devenue folle. Entreprise jadis salutaire pour dénicher les préjugés et démasquer les illusions, elle a engendré une mode délétère, prétexte d’un nouvel ordre moral, suppôt d’une idéologie qui envahit les savoirs, tétanise la culture et terrorise le débat.
Ce livre réunit les contributions du colloque organisé à la Sorbonne les 7 et 8 janvier 2022 par le Collège de Philosophie et l’Observatoire du décolonialisme, avec le soutien du Comité laïcité République. Soixante universitaires et intellectuels de toutes disciplines se mobilisent pour dénoncer les dérives de ce courant et travailler à la reconstruction d’une frontière claire, qui devrait être inviolable, entre la recherche du savant et l’action du militant. »

Liste des contributeurs :

Gilbert Abergel, Florence Bergeaud-Blackler, Sami Biasoni, Andreas Bikfalvi, Jean-Michel Blanquer, Jean-François Braunstein, Pascal Bruckner, Bruno Chaouat, Joseph Ciccolini, Charles Coutel, Jérôme Delaplanche, Éric Deschavanne, Raphaël Doan, Albert Doja, Luc Ferry, Samuel Fitoussi, Alexandre Gady, Xavier Gorce, Yana Grinshpun, Gilles J. Guglielmi, Claude Habib, Hubert Heckmann, Nathalie Heinich, Emmanuelle Hénin, Philippe d’Iribarne, Pierre Jourde, Jacques Julliard, Catherine Kintzler, Sergiu Klainerman, Claire Koç, Marcel Kuntz, Arnaud Lacheret, Claire Laux, Anne-Marie Le Pourhiet, Bérénice Levet, Pierre Manent, Nicolas Meeùs, Bruno Moysan, Rémi Pellet, Pascal Perrineau, Helen Pluckrose, François Rastier, Olivier Rey, Bernard Rougier, Xavier-Laurent Salvador, Dominique Schnapper, Alain Seksig, Jean Szlamowicz, Pierre-André Taguieff, Carole Talon-Hugon, Véronique Taquin, Pierre-Henri Tavoillot, Dania Tchalik, Thibault Tellier, Robert Tombs, Vincent Tournier, Pierre Valentin, Pierre Vermeren, Christophe de Voogd, Tarik Yildiz.

Notes

1 – Avant-propos, p. 1. Voir aussi sur Mezetulle l’article d’André Perrin du 28 janvier 2022 « Le maccarthysme est-il la chose du monde la mieux partagée ? » et celui que j’ai publié le 6 février 2022 « À la suite du colloque ‘Après la déconstruction’ ».

2 – Les enregistrements des interventions sont toujours accessibles sur le site de l’Observatoire du décolonialisme.

École : les projets alarmants du Conseil supérieur des programmes

Le Conseil supérieur des programmes de l’Éducation nationale s’appuyant sur la loi de programmation et d’orientation pour la refondation de l’École de la République du 8 juillet 2013, a rendu public le 3 mars 2023 un avis alarmant, avec des propositions qui concernent le recrutement et la formation des professeurs des premier et second degrés. Cet avis engage la nature et le contenu des épreuves de recrutement ainsi que les objectifs de ce que doit être la formation initiale et continue des professeurs en 2023. À travers la question du recrutement, c’est la conception de l’école qui continue à être mise à mal, soumise qu’elle est à des considérations à court terme qui laissent entrevoir une déconstruction décomplexée de tout ce qui est l’honneur de la République.

[Mezetulle remercie le site Unité laïque, où l’article de Valérie Soria a été publié le 20 mars 2023, pour son aimable autorisation de reprise.]

Ce qui apparaît saillant dans ces avis et propositions est l’articulation des parcours de formation et des concours. La conclusion de ce rapport est éloquente : « Le Conseil supérieur des programmes a souhaité insister sur la priorité à donner à la logique des parcours de formation sur celle des modalités de recrutement : les concours, ou autres modalités de recrutement, ne sont sans doute plus des finalités en soi ». S’appuyant sur le manque d’attractivité du métier et sur la lecture des rapports de jurys de concours qui relèvent que le niveau des candidats n’est pas aussi élevé qu’attendu, s’appuyant également sur la nécessité de renouveler 31% de l’effectif du corps enseignant, soit 328 000 postes, entre 2019 et 2030, il s’agit de réfléchir sur la formation des professeurs et sur les concours. L’agrégation est laissée de côté pour le moment, son « évolution mérite une réflexion spécifique », ce qui assurément a de quoi inquiéter.

Les rédacteurs abordent le modèle français de l’École républicaine au prisme d’autres modèles à l’International et en Europe.  Ce tour d’horizon met l’accent sur la question de l’équilibre entre la formation disciplinaire et la dimension professionnelle du métier. La formation et les concours sont en ligne de mire ; sont pointés l’acquisition des savoirs disciplinaires en France par rapport à d’autres pays qui intègrent dans les parcours de formation des éléments relevant des sciences humaines (psychologie, anthropologie) et aussi des items plus didactiques. Il s’agit de professionnaliser  et de mettre en avant des compétences, parmi lesquelles « l’emploi raisonné du numérique », «  s’imposer comme référent intellectuel et social », être «  un révélateur de talents », la liste n’étant pas exhaustive.

Plusieurs scénarios sont proposés : huit pour le premier degré, sept pour le second degré. Ces scénarios peuvent être augmentés et transformés par les « briques constitutives » de chacun d’entre eux. En quelque sorte, une école conçue comme un Lego. Il s’agit, dit la conclusion,  de « mettre l’accent sur des parcours de formation de cinq ans validés par un master, aussi bien pour le premier que pour le second degré, et autant que possible financièrement sécurisés […] au moins à partir du M1 et quelquefois dès la licence. »

Que faut-il retenir de ce jeu de construction prospectif ?

  • L’inversion du rapport qui articule les concours et les parcours de formation. Ce sont ces parcours qui priment.

  •  Si les contenus disciplinaires sont bien pris en compte dans ce rapport, une responsabilité écrasante est donnée, dans les scénarios les plus radicaux, aux formateurs et aux recruteurs : universités, Inspé, chefs d’établissement, inspecteurs généraux et territoriaux, enseignants référents. Certains scénarios font disparaître purement et simplement les épreuves écrites des concours de recrutement pour les remplacer par une liste d’aptitude. C’est encore la logique du primat de la formation qui vaut ; elle enterre les concours qui n’attirent plus suffisamment de candidats et qui traduisent « la baisse avérée du niveau disciplinaire des candidats », selon les rédacteurs.

  • Un recrutement local, dans les scénarios les plus radicaux, qui se base sur les besoins particuliers de chaque bassin de formation. Cela revient à aligner le second degré sur le premier degré et risquer de développer des inégalités territoriales et sociologiques.

  • La mise en cause, à terme, du statut de fonctionnaire de l’État. Si les rédacteurs insistent pour dire que ce statut est pérenne, comment l’articuler à la « multiplicité des modalités de recrutement » que lesdits rédacteurs présentent en allant crescendo dans la radicalité et la déconstruction de ce statut ?

Il faut appeler avec la plus grande gravité au respect de l’École républicaine et de ses professeurs, dans l’intérêt des élèves qui seront les citoyens de demain et auxquels nous devons un enseignement de qualité, un enseignement qui garantit l’égalité de tous, dans tous les territoires de la République, un enseignement de l’excellence et non pas un enseignement  au rabais soumis à des contraintes de souplesse budgétaire pour pallier la misère de notre École qui n’attire plus les meilleurs de ses serviteurs et qui peine à assurer sa mission de service public.

Rappelons que les seuls leviers pour relever l’École sont la revalorisation des rémunérations des enseignants qui favoriseront l’attractivité du métier, le renforcement des contenus disciplinaires dans la formation des maîtres et la pérennité des concours de recrutement pour tous les degrés. L’École mérite mieux qu’un jeu de Mécano au service de considérations à court terme qui laissent entrevoir une déconstruction décomplexée de tout ce qui est l’honneur de la République et nous oblige.

[L’avis du CSP est téléchargeable sur le site du Ministère de l’Éducation nationale : https://www.education.gouv.fr/le-conseil-superieur-des-programmes-41570  et sur le site d’Unité laïque Télécharger le rapport .

On lira aussi avec profit l’analyse de Vincent Lemaître sur le site Ufal-Infos https://www.ufal.org/ecole/rapport-du-csp-propositions-pour-en-finir-definitivement-avec-lecole-publique/.]

McKinsey et « les évolutions du métier d’enseignant »

Il y a un an, le Sénat interrogeait le directeur associé senior de McKinsey France, « responsable du pôle Secteur public », au sujet d’un contrat commandé par le gouvernement sur « les évolutions du métier d’enseignant » (coût du contrat : 496 800 euros, quand même). Un tweet de Publi Sénat diffusait le 22 janvier 2022 une vidéo où ce responsable, dans sa réponse quelque peu balbutiante à la sénatrice Eliane Assassi, considère comme interchangeables les termes « secteur de l’enseignement » et « marché de l’enseignement »1.
Grâce à la persévérance d’un citoyen, on peut à présent lire trois des documents constituant le « rapport ». C’est édifiant, mais pas vraiment étonnant.

En effet, une demande de communication de documents a été faite à ce sujet par David Libeau il y a un an auprès du Ministère de l’Éducation nationale dans le cadre du droit d’accès à l’information. Le service de presse du Ministère a répondu le 11 janvier 232.

David Libeau a récemment (15 janvier 2023) publié sur son blog un billet retraçant la chronologie de ces textes et (« cerise sur le gâteau ») faisant état du soupçon de plagiat qui pèse sur eux3. L’auteur donne dans son article un lien de téléchargement permanent des fameux rapports.

Le texte principal, intitulé  « Document de référence. Éclairer les évolutions du métier d’enseignant », est chapeauté par une note de synthèse qui montre sur quelle conception adaptative de l’école tout cela est appuyé. Il s’agit de conformer en fonction d’attentes renvoyant à des propositions politiques considérées comme évidentes et qui sont toujours dépendantes d’une définition élaborée en haut lieu (produire du « bien-être » et du « développement humain », des « compétences » sources de croissance, en installant tout cela, bien sûr, dans la « diversité » et l’« inclusion », etc.). Les notions de liberté et d’émancipation d’une part, d’autonomie des savoirs de l’autre, sont étrangères à ce texte – qui s’en étonnera ?

Quant aux deux autres documents « Modèle de gestion » et « Valorisation du mérite », c’est l’application mécanique (toujours les mêmes grilles) de recettes de management apprêtées pour un ministre de l’Éducation en demande de gestion discriminante du personnel selon le « mérite » – l’astuce, à grand renfort d’ « équipes » et de « projets d’établissement » étant de produire l’illusion d’une autogestion consentie. Le tout baigné dans le jargon techno dont on nous rebat les oreilles depuis des décennies.

Pour badigeonner des projets pédagogistes (apparus dès les années 1970-80) d’un vernis managérial, c’est un peu cher. D’autant plus que la traduction du moment proprement politique de cette « évolution » en novlangue technocratique est affichée depuis belle lurette4.

Notes

4 – Voir, entre autres, sur Mezetulle, « Les risques calculés du néo-libéralisme » (C. Kintzler), « Comment ruiner l’école publique ? » (M. Perret), « Les pédagogies innovantes : heurts et malheurs » (S. Duffort), « Libéralismes et éducation » (S. Duffort), « OCDE et Terra Nova : une offensive contre l’école républicaine » (F. Boudjahlat), « Le School Business » (V. Lemaître). On écoutera et on lira aussi avec profit les conférences et articles de Nico Hirtt sur « l’approche par compétences », la « classe inversée », etc.