Voilà trente ans que, pour l’école, les réformes produisent l’échec qu’elles sont censées corriger. Et à chaque fois l’incendiaire se transforme en pompier : « on a échoué, mais c’est parce qu’on n’a pas été assez loin : vous en reprendrez bien une louche ? »
Je m’apprêtais à entrer dans le débat sur l’enseignement relancé ces jours derniers dans le sillage de la question des violences urbaines, quand j’ai retrouvé sur mon disque dur cet article paru en 1998 mais dont la première version remonte à… 1992 ! A part quelques références qui trahissent la date, pratiquement rien à modifier : je me suis contentée de suggérer en note ou entre crochets une ou deux variantes.
L’école des ressources humaines et du moralement correct
Il faudrait rappeler pourquoi la pensée politique qui se déploie depuis vingt [30] ans à travers les mesures scolaires a rompu, malgré un vocabulaire de façade, avec le modèle républicain. Il faudrait inlassablement redire pourquoi une école qui prend pour règle les faits de société, les exigences du marché et le dogme de « valeurs morales » auxquelles tout citoyen devrait nécessairement adhérer, n’est qu’un instrument de soumission et pourquoi ce n’est pas, finalement, un très bon calcul.
Les projets d’établissement, l’ouverture systématique à l’environnement, la critique de l’encyclopédisme, le discrédit jeté sur la notion de discipline scolaire, la légitimation des groupes de pression locaux, les passages automatiques de classe : il faudrait dire et redire en quoi tout cela, sous des apparences libérales, est profondément contraire à la liberté. La version universitaire de cette vulgarité réductrice s’étale dans le Rapport Attali : accroissement du rôle des régions, constitution de « pôles » riches et pauvres, droit de regard du patronat local sur les programmes et la gestion des Universités par une « agence supérieure d’évaluation ».
Il faudrait montrer que la gestion et les bons sentiments se substituent à l’interrogation politique et que l’État, qui devrait maintenir et protéger les droits de chacun contre les pesanteurs sociales, coutumières et morales, l’État, en institutionnalisant la force des choses et la férocité des bons sentiments, les amplifie : il se conduit en manager et en prédicateur.
Car le dogme désormais officiel est que la société, telle qu’elle est, avec ses déchirements et ses sacralités, est un dieu, et qu’il faut s’incliner devant ce dieu. Nouveau credo féodal, qui allie le fatalisme de la précarité à l’intouchable action humanitaire, le tout résumé dans le cynisme de la gestion des ressources humaines. Lorsque s’installe la confusion entre le prochain et le citoyen (baptisée « tolérance à l’autre »), et parallèlement entre le citoyen et « l’usager », on peut craindre que bientôt la cité ne soit récusée au profit de la juxtaposition sociale. Pour former l’humanité il faut se soustraire un moment à la société ; pour former un sujet libre il faut l’inviter d’abord à rompre avec lui-même : une école républicaine ne peut pas s’installer dans l’évidence de la proximité ni dans celle de la productivité.
Le décervelage par le bas
D’abord, il faut bien se mettre dans la tête que le droit au travail à temps complet avec un salaire décent, c’est un archaïsme et que, par conséquent, ceux qui défendent leur salaire, leur qualification, leurs droits, sont des corporatistes qui s’accrochent à des « privilèges » : il convient de leur faire honte en leur montrant tous ceux qui n’ont plus d’emploi, plus de droits, plus de dignité. L’avenir serait dans cet alignement sur la précarité, réclamé par le ressentiment. Le charitable mot d’ordre du « partage du travail » n’est que le nom moral du très technique principe de flexibilité. On peut proposer une autre appellation : le nomadisme des petits boulots. Rien de tel pour rendre un homme humble et fragile. L’une des réussites les plus marquantes des républiques françaises, la création d’une petite bourgeoisie salariée d’État principalement composée d’enfants issus des classes populaires mises en contact avec la haute culture, cette réussite est explicitement vouée à la disparition programmée. Disparition qui s’accompagne d’un discours imprégné de la haine des intellectuels.
Cela suppose une politique scolaire dont le premier volet repose sur l’acceptation de la déqualification. Vos élèves ne savent pas ou savent mal lire ? Ils ne savent pas rédiger ? Ils sont incapables de se tenir tranquilles une demi-heure devant une table ? Il faut « les accueillir tels qu’ils sont » et figer cet état en essence, négocier avec eux toute forme de discipline, s’installer dans le brouhaha qui serait une forme d’expression et les laisser passer sans discuter dans la classe supérieure. Ne leur donnez plus de sujets exigeant une rédaction trop soutenue, conformez-vous à leur état présent, remplacez la pédagogie sur programme si étouffante par la pédagogie sur « objectifs », passez avec eux un contrat pédagogique de dupes aux termes duquel vous vous engagez à valider leur ignorance et leur aliénation. Et pour débarrasser le marché du travail des dernières « rigidités » qui l’encombrent, il faudra penser à assouplir les examens nationaux. Bien entendu, on n’a que faire des professeurs pour appliquer une telle démission : un enseignant abstrait et déqualifié suffira : un « prof ».
C’est ici que l’alliance entre le libéralisme et le pédagogisme révèle son utilité. Parce qu’il se méfie du savoir en lui-même, parce qu’il ne le supporte qu’asservi à une fin qui lui est étrangère (communication, sociabilité, adaptation, vie en communauté), le pédagogisme est l’instrument privilégié d’une école transformée en lieu de vie, en animation sociale, d’une école garderie où le petit boulot devient la loi. C’est aux petits boulots qu’on prépare les élèves, et on peut craindre que les métiers d’instituteur et de professeur ne soient transformés en jobs de colmatage social. Et vous, étudiants, qui réclamez des postes aux concours de recrutement, vous qui réclamez votre place dans l’ascenseur social qu’était cette petite bourgeoisie salariée d’Etat, vous qui croyez que le professeur a encore de l’avenir et que ce n’est pas un crime de mettre les loubards de banlieue en contact avec des hommes de haute culture, vous êtes crispés sur des ringardises ! Devenez des enseignants indifférenciés et caporalisés, ces enseignants modèles qui promènent les enfants.
Voilà la première partie de la gestion en ressources humaines, celle qui s’adresse au grand nombre. Il y a deux manières de l’entendre. Côté mélodie : la chaleur des banlieues, les charmes de la spontanéité de l’enfant et l’exaltation des sentiments « de proximité » (visites d’hôpitaux et de foyers, opérations caritatives) ; côté basse fondamentale : flexibilité, déqualification et précarité. Il s’agit d’ériger la force de travail abstraite et indistincte en vertu, alors qu’elle n’est qu’une déchéance pour ceux qui la vivent et une menace pour ceux qui n’y sont pas encore réduits.
La mutilation intellectuelle par le haut : les humanités font place au supplément d’âme
Seulement, de même que le charitable principe du partage du travail indistinct ne vaut pas pour tout le monde, de même le décervelage par le bas et la réduction à l’animation sociale ne valent pas pour tous. Ceux qui ont eu la bonne fortune d’échapper à la chaleur des banlieues – et qui feront à leur tour la leçon à ceux qui y travaillent en leur disant « soyez des animateurs, des grands frères qui apaisent, et non des professeurs qui instruisent » – , ceux qui, voyant que leurs parents leur ont appris à lire aux meilleures sources le soir après l’école, diront à leur tour que la lecture dans une langue soutenue, après tout, n’est qu’un code de reconnaissance sociale, bref ceux qui sont destinés à appliquer les techniques de ressources humaines aux autres, ceux-là, les futurs décideurs, on leur réserve autre chose.
En dehors de l’indistinction des petits boulots, le marché réclame une force de travail valorisée, qualifiée, habile. Habile à quoi ? Cette habileté se réduit, semble-t-il, à « faire du fric ». Mais il en existe une version chic: « il faut davantage d’ingénieurs ». Faut-il entendre par là plus d’hommes instruits et plus de citoyens éclairés ? Pas sûr. Du fait qu’elle aura échappé aux ravages de l’alliance entre le libéralisme et le pédagogisme, la crème n’en restera pas moins la proie de l’alliance techno-libérale.
Le décervelage par le bas fait alors place à la mutilation intellectuelle. Aux yeux de l’alliance techno-libérale, la calculette tient lieu de pensée et tout ce qui ne peut se traduire en univocité rentable, en discours positif et monnayable ou en pédagogie communicationnelle n’est que supplément d’âme que l’on encense et esthétise d’autant plus qu’on l’enseigne moins.
Supplément d’âme, l’étude des classiques, la théorie littéraire, le goût de « l’expression belle et forte » . On fera de la technique de communication, de peur que l’expression belle et forte devienne « la règle et le modèle de nos pensées ». Même chose pour les langues vivantes : qui se douterait, à lire certaines instructions officielles, qu’elles ont des grammaires et de grandes littératures ?
Supplément d’âme, la réflexion sur le passé de l’humanité, le jugement réfléchissant et critique que donne la conscience de l’histoire, qui est conscience de l’homogénéité et de l’immanence de l’humain. On fera plutôt de l’histoire des idées et des idéologies, variante de la révolte des vivants contre les morts. Mais il ne faudra pas oublier de mettre à part les bons morts : pour eux sera institué un « devoir de mémoire ».
Supplément d’âme, les questions problématiques, métaphysiques, esthétiques, morales et politiques. Qu’a-t-on besoin d’exercer péniblement sa raison sur des problèmes insolubles ? N’est-ce pas plutôt le domaine de la foi et des croyances ? D’ailleurs, c’est bien connu, les êtres humains ont besoin de merveilleux, d’un au-delà de la nature. Mais comme on aura déjà amputé les humanités, qui en donnent décidément une version trop distanciée, on fera de l’histoire des idées religieuses, de peur que l’esprit n’étouffe la spiritualité. On apprendra à s’agenouiller devant toute iniquité, pourvu qu’elle se réclame d’une forme de conscience religieuse ou d’une particularité ethnique ; on appellera « culture » ce que l’on interdira d’appeler « préjugé ».
Supplément d’âme encore, l’exercice patient, laborieux et raisonné des beaux-arts, ces arts libéraux, du moins lorsqu’il portent dignement et distinctement leurs grands noms scolaires : musique et dessin. Mais c’est jusqu’à leur nom, leur nom propre, qui est effacé de l’enseignement, remplacé par des gros mots comme « expression artistique ».
S’en prendre aux humanités, c’est aussi s’en prendre aux sciences et aux techniques
Cette mutilation intellectuelle, n’en doutons pas, a pour cible préférée ce que, pour être bref, on appelle ordinairement les humanités. Elle a pour effet, nous l’avons souligné, l’abolition de toute une classe moyenne de promotion sociale formée à la haute culture, et avec elle la disparition du contact institutionnel entre le peuple et les savoirs contemplatifs.
Mais les sciences, au nom desquelles prétend s’autoriser cette mauvaise action, les sciences elles-mêmes ne sont pas à l’abri de l’utilitarisme étroit et de la sacralisation du social. A quoi bon s’intéresser au nombre, pris en lui-même, si ce n’est pour compter quelque collection – de préférence des sous ? A quoi bon démontrer une proposition, apprendre à démontrer et réfléchir sur ce qu’est une démonstration, puisque l’important, c’est d’appliquer les théorèmes et d’être bien dans ses baskets ? A quoi bon s’intéresser à la méthode expérimentale, qui se demande avant tout et fort inutilement ce qui pourrait ne pas marcher, puisque n’est vrai que ce qui marche ?
Il est faux que la logique techno-libérale ait besoin des sciences, en tant qu’elles sont toutes (et quel que soit leur objet) des disciplines libres ; elle n’a besoin, dans les sciences, que de ce qui peut fonctionner pour ce qu’elle croit être son intérêt. Ce n’est pas que cette logique haïsse tout savoir (et d’ailleurs, au fond, elle n’a que mépris pour le pédagogisme qu’elle se garde bien d’introduire dans ses grandes écoles), c’est plutôt qu’elle est étrangère à l’esprit même du savoir désintéressé – au mieux et dans les périodes fastes, dites « de croissance », elle le traitera en mécène.
Il est faux même que la logique techno-libérale ait besoin des techniques, des arts et métiers pris dans l’humaine encyclopédie. Préférant toujours l’apprentissage à l’enseignement, elle n’aime dans les techniques que ce qui est intéressé, mais elle n’aime pas l’intérêt pour les techniques, qui est savoir désintéressé, savoir pour voir et pour éprouver sa propre force.
Car le savoir désintéressé, poussé par l’intérêt spéculatif dont tout être humain est pourvu, n’a d’autre fin que de faire de celui qui se l’approprie l’auteur de ses pensées, c’est-à-dire de lui donner la vraie force, celle dont on ne peut être dessaisi. Auteur de sa propre pensée, voilà ce que devient un enfant qui a compris un théorème; comprenant cela, il voit bien que Descartes ou même le fabuleux Pythagore n’auraient pas fait mieux : il devient un dieu. Quand on y réfléchit bien, on voit que tous les autres effets du savoir sont dérivés de cet effet fondamental qui se nomme puissance ou liberté. C’est pourquoi l’école n’a pas besoin d’être ouverte sur son environnement immédiat : elle est elle-même et par définition ouverture, pourvu qu’elle prenne au sérieux cette dimension spéculative de l’émancipation.
Seulement, ce qui est gênant, c’est que cette position d’autorité que chacun peut conquérir puisse le mettre au-dessus du marché et des lois, au-dessus de la liturgie moralement correcte qui célèbre et exalte les communautés, qu’elle puisse le mettre en mesure de prendre ses distances. Car le savoir, si on y pense bien, renvoie à une autorité plus haute que celle de la loi elle-même. Cela fait peur. Voilà justement de quoi une République éclairée n’a pas peur, voilà même de quoi elle a besoin, voilà ce qui fait sa grandeur et sa fragilité.
La République n’a pas peur des humanités
Il y aurait beaucoup à dire sur une société qui considère que le temps mis à comprendre un théorème, à s’approprier l’expression belle et forte, à méditer sur la forme et la perfection d’un outil, à ruminer l’objet métaphysique en se frottant aux plus grands esprits, ce temps du loisir et de la félicité, est du temps perdu, et que seul compte le temps d’utiliser et de finaliser, le temps du négoce et de la production, le temps de l’utilité sociale et de la féroce charité. Il y aurait beaucoup à dire sur une philosophie qui, confondant morale et politique, oublie le minimalisme républicain selon lequel le but de l’association politique est le maintien, la défense et l’extension des droits de chaque individu et non le bonheur commun. Une telle société et une telle philosophie n’aiment pas que les hommes puissent devenir des dieux et puissent détrôner les faux dieux.
C’est pourquoi l’école républicaine devrait d’abord être un lieu de pensée et non un lieu de vie et d’adaptation ; un lieu protégé d’égalité par la réflexion et non le reflet de la jungle et du tourbillon social ; un lieu où la pensée libérale est sollicitée et élevée en chacun – surtout en ceux qui n’en ont pas le loisir ailleurs – et non un lieu d’asservissement au libéralisme du marché ; un lieu où la discipline raisonnée délivre chacun, maître et élève, des aliénations. Mais à travers cela se pose une question politique, relative à la nature même de la cité, celle de l’usage de cette école.
Car elle a bien un usage, l’école qui détourne l’élève de n’être qu’un enfant, qui détourne l’homme de n’être qu’un travailleur, qui détourne l’animal métaphysique de n’être qu’une bête superstitieuse, qui détourne le citoyen de n’être qu’un acteur social, qui détourne la volonté générale de n’être qu’une collection de volontés particulières, qui détourne la liberté de n’être qu’un libre-échange. A quoi peut donc bien servir le temps pris à comprendre, à quoi peut bien servir le détour par les raisons ? A se saisir comme liberté et à former l’idée d’humanité. C’est parce que la République n’a pas peur de cela, et c’est parce qu’elle en a besoin que l’école républicaine pense toujours toute forme de savoir, quel qu’en soit l’objet et quels qu’en soient les usages dérivés, sur le modèle et dans l’ordre des humanités.
© Catherine Kintzler, 2005
Notes
– La Mazarine, éd. du Treize mars, sept. 1998, pp. 33-37. A ma connaissance cette revue n’existe plus.
– A remplacer : on a un large choix dans la prose officielle du Ministère de l’E. N. et dans la prose locale de chaque Université.
– J’emprunte ce concept à Jean-Claude Milner, Le Salaire de l’idéal, Paris : Le Seuil, 1997.
– Alain, Propos sur l’éducation, XXV.
– Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris : CNDP, 1993, p. 44-45.
Cet article a été publié initialement sur mezetulle.net en décembre 2005, où vous pouvez le retrouver avec ses commentaires : http://www.mezetulle.net/article-1318666.html