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Haro sur le redoublement !

Tous les experts sont d’accord : il faut en finir avec le redoublement ! Le problème est que les prétendues études sur lesquelles s’appuient ces Diafoirus pour asséner ce qui n’est rien d’autre qu’un dogme reposent sur des sophismes, des enquêtes internationales biaisées et avancent des estimations de « coûts » invérifiables. Mais qu’importe ? qui veut noyer son chien…[1]

En finir une fois pour toutes avec le redoublement ! Telle est donc, de nouveau, la grande et noble ambition de refondation de l’École de la République. On ne le répétera jamais assez, et tous les experts s’accordent à le dire : le redoublement est une pratique archaïque, inutile, inefficace, coûteuse et même injuste, nuisible et traumatisante pour les élèves, à laquelle demeurent pourtant attachés les enseignants, voire les parents, par préjugé et par croyance irrationnelle.

Le lamento : si seulement le redoublement était interdit !

Un projet de décret fut donc présenté au CSE [2], le 3 juillet dernier, pour soumettre dorénavant le redoublement, à tous les niveaux de la scolarité, à un accord écrit des parents. Il semblerait que ce projet n’aille pas encore assez loin pour les experts du CNESCO [3], qui avaient opportunément rendu public, le 28 août 2014, des extraits d’un futur Rapport consacré au « redoublement et ses alternatives » : on peut y lire que le redoublement, dont la pratique est en France en nette régression, n’est malheureusement pas encore, selon eux, comme c’est le cas pour d’autres pays, purement et simplement interdit [4] !

Le CNESCO prévoit donc pour le cours de l’année scolaire 2014-2015 une série de « conférences de consensus » : on peut cependant se demander en quoi pourront bien consister les débats avec des experts en « science de l’éducation » qui estiment détenir la vérité absolue et qu’on ne saurait donc contester qu’en raison d’un aveuglement lié à ses « représentations sociales ». Car c’est évidemment ce qui expliquerait les réticences du corps enseignant, encore attaché à « la pédagogie traditionnelle », à sa « vision morale de l’École républicaine » et même à l’usage de tout moyen coercitif confortant son pouvoir au sein de l’ordre scolaire [5] ! Les experts ne craignent pas néanmoins l’incohérence quand ils déplorent « la place essentielle laissée aux parents » (qui peuvent également adhérer à ce genre de pratiques éducatives désuètes), place qu’ils ont toujours cherché à renforcer au sein de l’institution (chaque fois qu’il a été possible, évidemment, de porter atteinte à l’autorité des professeurs).

Un sophisme arithmétique

Les arguments invoqués pour démontrer « scientifiquement » l’inutilité du redoublement sont globalement toujours les mêmes : ils se fondent sur un sophisme arithmétique. Les études en question consistent à comparer les résultats scolaires des groupes d’élèves ayant déjà redoublé avec ceux de la population de leur classe d’âge : ce qui permettrait de mesurer, par l’usage des méthodes statistiques, les effets négatifs du redoublement sur les performances scolaires ultérieures des élèves. Le Rapport du CNESCO reconnaît néanmoins qu’il y a en cela de graves insuffisances méthodologiques : « Le chercheur est donc contraint, peut-on y lire (p.19), de comparer des élèves redoublants et des élèves non-redoublants pour estimer la valeur inobservable de ce qui se serait passé pour le redoublant s’il avait été promu ». Nous saurons gré aux experts d’admettre qu’ils n’ont pas encore le pouvoir, en dépit de leur science absolue, de prédire ce qu’aurait dû être l’avenir si on avait pu agir sur le présent ! Mais qu’à cela ne tienne : ce défaut méthodologique expliquerait pourquoi certaines études ne sont pas significatives (les cas où le redoublement s’avère positif, ce qui tiendrait à des raisons extrinsèques), mais ne jouerait plus en défaveur des études les plus récentes (celles qui démontrent que le redoublement a des effets quasiment nuls à court terme et négatifs sur le long terme). Le double discours peut donc sans problème être admis comme procédé scientifique.

Des enquêtes internationales biaisées, un prétendu « coût » invérifiable

Autre argument indubitable au regard des experts : la confirmation par les enquêtes internationales et notamment PISA [6]. Or les enquêtes internationales sont biaisées : elles n’évaluent absolument pas le niveau scolaire des élèves, mais des « compétences socialement utiles » par des tests composés d’items et de QCM. De surcroît, l’interprétation des statistiques internationales est toujours tendancieuse : certains pays ne pratiquant pas le redoublement ont certes les meilleurs résultats (la Corée, le Japon, la Finlande, la Norvège) ; d’autres pays du même ordre, cependant, ont des résultats en dessous la moyenne de l’OCDE (la Grèce, la République Tchèque, la Slovaquie, Israël) ; mais certains pays, ayant conservé le redoublement dans leur système scolaire, bénéficient de résultats au dessus de la moyenne (la Belgique, les Pays-Bas, la Suisse). Les comparaisons internationales ne permettent donc pas d’ériger un modèle de système scolaire abstraction faite d’autres paramètres déterminants comme la culture, l’histoire, le poids démographique, le PIB par habitants, etc. Encore une fois, le procédé n’est pas rigoureux sur le plan de la méthodologie scientifique.

Dernier argument, et c’est sans doute le plus convaincant : le coût annuel du redoublement s’élèverait à 1,6 milliards d’euros pour le système éducatif. Le Rapport du CNESCO ne présente aucune donnée quantifiable permettant de vérifier de tels chiffres, mais seulement sa méthode de calcul : distinguer le coût moyen et le coût marginal d’un élève et déterminer l’impact de l’augmentation du nombre d’élèves par classe d’âge sur la dépense d’éducation correspondante [7]. Le système éducatif s’apparente à un appareil de production, l’élève à une marchandise, la suppression du redoublement à une économie d’échelle.

Mais enfin par quoi le remplacer ? On ne pourra reprocher aux experts de manquer d’imagination : rattrapage en fin d’année, promotion conditionnelle, écoles d’été, classes multi-âges, suivi individualisé et apprentissage coopératif (pp. 28-29). Cependant, de telles pratiques pédagogiques, continuellement préconisées au fur et à mesure des réformes, ne seront pas mises en place pour se substituer au redoublement : elles seront rendues nécessaires parce que celui-ci aura été supprimé ! Que faudra-t-il, dès lors, supprimer encore afin de favoriser la réussite des élèves : la notation, les classes, les examens, l’École elle-même ?

Inconsistant sur le plan méthodologique, dogmatique, don-quichottesque : le Rapport du CNESCO sur le redoublement est un chef d’œuvre d’inepties pédagogistes.

 

1 Dans un article intitulé « le redoublement en question », paru dans la Quinzaine Universitaire n° 1242 du 29 août 2005, Guy Desbiens dénonçait déjà la campagne de communication orchestrée à l’époque pour mettre en cause la valeur et la place du redoublement au sein du système scolaire (article repris sur Mezetulle).

2 Conseil Supérieur de l’Éducation.

3 Le Conseil national d’évaluation du système scolaire, qui se définit comme une « instance indépendante placée auprès du ministre de l’éducation nationale et présentant une capacité d’évaluation scientifique de haut niveau » (http://www.cnesco.fr/).

4 « Légalement, le redoublement ne peut être qu’exceptionnel (article 37 de la loi de 2013). Il n’est cependant pas interdit » (pp.16-17).

5 Cf. pp.25-26 : les extraits qui sont présentés du Rapport sont édifiants.

6 Programme international pour le suivi des acquis des élèves (enquête menée tous les 3 ans par l’OCDE) : http://www.oecd.org/pisa. On notera à cet égard que l’actuelle présidente du CNESCO, Nathalie Mons, a codirigé la concertation pour la refondation de l’École et intervient en tant qu’experte pour le consortium PISA.

7 «  nous avons calculé la sensibilité de la part de la dépense intérieure d’éducation par degré d’éducation au nombre d’élèves dans chaque degré. Nous trouvons alors qu’une augmentation de 1% du nombre d’élèves engendre une hausse de la dépense intérieure d’éducation de 0,6%. Ainsi, le coût du redoublement correspond à environ 60% du surcoût calculé comme le produit de la dépense moyenne par élève et du nombre de redoublants » (p.24).

 

L’école des municipalités

D’article en article,Tristan Béal poursuit avec une féroce ironie son analyse du démantèlement de l’école publique. Il revient ici sur l’une des dernières « mesures-phare » abordées dans L’école des loisirs obligatoires : l’organisation des TAP (Temps d’activités périscolaires) par les communes. La « municipalisation » du temps scolaire n’est pas un épiphénomène de la réforme des rythmes scolaires, mais sa conséquence inévitable et principale. On peut craindre que l’on ne s’arrête pas là et que ce ne soit pas seulement le temps de l’école qui soit « municipalisé », mais aussi le recrutement des maîtres et les programmes. Insidieusement ce sont les municipalités, et non plus l’État, qui s’imposent aux parents comme interlocuteurs en matière d’Éducation que l’on continue pourtant à dire nationale.

 

Lorsque j’écrivais en mai dernier un deuxième article sur la réforme des rythmes scolaires, plus particulièrement sur le « décret Hamon » permettant aux communes un assouplissement de la dite réforme, je ne pensais pas être si prémonitoire en donnant à cet article le titre : L’école des loisirs obligatoires. Il se trouve qu’a été dernièrement portée à ma connaissance une lettre qui circule en ce moment dans une commune de banlieue ; cette lettre est envoyée aux familles qui n’inscrivent pas leurs enfants aux activités périscolaires organisées par la municipalité1.

Du reste, voici cette lettre2.

Objet : L’absence de votre enfant au TAP (Temps d’Activités Périscolaires) de *… h *… à *… h *… le *… septembre 2014

Madame,

Monsieur *… *…, Maire de *…, Conseiller Général des *…, vous a transmis, à cette rentrée 2014/2015, un courrier précisant l’organisation du nouveau temps scolaire et périscolaire à *… .

Cette lettre indique également les modalités de mise en œuvre des TAP par les services municipaux.

Cette démarche expérimentale, voulue par la Municipalité dans l’intérêt de tous les enfants, et élaboré [sic] en partenariat avec l’Education Nationale, se donne pour objectif de rendre obligatoire la participation de chaque élève de *… inscrit dans les écoles élémentaires de notre ville.

Je vous précise qu’il s’agit d’un projet validé par les autorités académiques et qui vient d’être cité pour son exemplarité par Mme Najat VALLAUD-BELKACEM, Ministre de l’Education nationale en visite dans notre ville le *… *… 2014.

J’ajoute que ces activités (Culturelles, Scientifiques et Techniques, Sportives, Citoyennes,…) sont gratuites et entièrement prise [sic] en charge par la commune. Elles sont conduites exclusivement par des agents professionnels, formés et permanents.

De plus, elles s’inscrivent dans le cadre horaire hebdomadaire de l’emploi du temps de votre enfant.

Madame, nos services ont noté l’absence de votre enfant *… lors de la première séance des TAP.

Cette absence doit être tout à fait exceptionnelle.

Aussi, je vous invite à prendre toutes les dispositions pour que votre enfant puisse bénéficier de ces activités.

Dans l’éventualité contraire, je me verrai dans l’obligation de vous rencontrer, en Mairie, à ce sujet.

Vous comprendrez que le seul objectif de ce courrier vise à mieux vous informer.

Dans l’attente, je vous prie de recevoir, Madame, l’expression de mes salutations dévouées.

*… *…, Conseiller Municipal en charge des TAP, Maire Honoraire

Apportons tout d’abord des précisions.

Cette ville a décidé de profiter de l’assouplissement du « décret Hamon » pour organiser les TAP sur un seul après-midi3. L’avantage de ce choix est de proposer aux enfants des activités sur un long temps, un peu plus de 2 heures, au lieu de saupoudrer les TAP en fin de classe (comme ce qui se fait communément)4. Ainsi que je le notais dans l’article L’école des loisirs obligatoires, un tel choix a des conséquences importantes : les élèves de maternelle et ceux de primaire n’ont pas les mêmes horaires ; au sein d’une même école, les élèves n’ont pas le même temps scolaire, puisque l’après-midi consacré au TAP est « flottant » et change chaque jour selon le niveau de classe ; les parents sont quasiment forcés d’inscrire leurs enfants au TAP : il est rare que l’on puisse « poser » un après-midi en pleine semaine pour garder ses enfants (c’était peut-être plus simple du temps où seul le mercredi après-midi était vaqué pour les élèves).

Toute chose ayant deux anses, comme dit le stoïque, il est tout à fait possible de « sauver » cette lettre de prime abord bien comminatoire, et d’y voir, par-delà le ton apparemment menaçant, une sollicitude extrême à l’égard des enfants qui, lâchés dès midi hors l’école, ne doivent en aucun cas errer dans la rue et être tentés d’y faire des bêtises. Cette sollicitude, du reste, s’inscrit dans la « captation » socialiste de l’enfant qui a servi de fondement à la réforme des rythmes scolaires voulue par M. Peillon, lequel, rappelons-le, voulait ravir aux familles leurs enfants qu’elles laissaient sans vergogne passer leur après-midi du mercredi devant une télévision décérébrante et aliénante.

Ajoutons enfin que cette lettre ne saurait être comprise comme une lettre purement commerciale, puisque, dans cette ville, les activités périscolaires sont gratuites : obliger les familles à y inscrire leurs enfants n’a donc aucune incidence pécuniaire.

Ces précisions ayant été apportées, il convient tout de même de pointer toutes les inquiétudes que suscite une telle lettre. D’autant plus que, dans le magazine municipal envoyé aux habitants ce mois-ci, on pouvait lire, au début d’un article dithyrambique entièrement consacré à l’organisation merveilleuse des TAP par la Ville, les propos rapportés de l’adjoint au maire pour l’enseignement maternel et élémentaire : « L’école est devenue une entreprise de reproduction sociale. Avec les TAP, nous brisons ce constat en donnant à tous les enfants de *… les mêmes chances d’apprentissage et d’ouverture dans des domaines très variés ».

Cette lettre et ces propos ont au moins le mérite de justifier les inquiétudes de ceux qui voyaient dans la réforme des rythmes scolaires une « municipalisation » de l’Éducation nationale. L’école telle qu’elle existe sous la Ve République est une honteuse tartufferie, elle est une vaste machine à reproduire et valider les inégalités sociales, elle se pare des oripeaux de liberté, égalité, fraternité, elle se dit républicaine, mais en fin de compte elle est à la botte de gouvernements tauliers qui ravalent l’école à n’être que la pourvoyeuse d’une future main-d’œuvre corvéable à merci car incapable de lutter faute d’armes intellectuelles et morales. Cette situation de fait, inique et insupportable, au lieu de causer la juste indignation d’édiles est validée par des élus du peuple5 : laissons ce fantôme d’école à lui-même, ne luttons pas nationalement pour qu’une réelle école de la République advienne, mais renfermons-nous dans les étroites frontières de notre seule commune et, par-delà l’école moribonde, proposons un temps d’activités périscolaires qui, lui, saura éveiller les enfants à eux-mêmes, c’est-à-dire à cette humanité dont ils sont lourds. Il est vrai que cet adjoint au maire reprend la mystique du hasard qui prévaut actuellement, puisqu’il parle, lui aussi, de chance donnée aux enfants : à eux de la saisir – comme à l’école de la République par homonymie que nous connaissons, les élèves ont tous les mêmes chances d’apprendre. On sait où cette logique de casino mène en matière scolaire…

L’équipe municipale de cette ville a mis en place son organisation des TAP « dans l’intérêt de tous les enfants », est-il écrit dans la lettre envoyée aux familles récalcitrantes. L’intérêt des enfants est de grandir6, de devenir adulte, chose si difficile, d’être à soi-même son propre maître au lieu de plier sous les différents jougs invisibles qui nous empêchent. Or le principal lieu où l’on accède à cette humanité dont chaque petit d’homme est porteur, c’est la salle de classe. En tout cas, c’est ce pour quoi se sont battus tous les républicains depuis la Révolution : que l’État, par l’instruction publique dont il a la charge et dont la Constitution lui fait une obligation, garantisse aux enfants qu’ils seront moins soumis aux pressions extérieures (religieuses, sociales, économiques, familiales) durant le temps de l’étude. Seule l’école a cette vertu auguste7 ; et jamais les TAP, quand bien même seraient-ils de qualité, ne pourront hausser les enfants à cette humanité qu’ils attendent tant. Il n’y a là aucun mépris, cette condamnation n’est pas matérielle (il est tout à fait possible, peut-être, de trouver en ce moment dans une commune de France un TAP qui pourrait être qualifié d’auguste), elle est de principe : c’est une trahison, c’est avoir abandonné toute idée d’intérêt public, que de ne s’occuper que des enfants de sa municipalité – et d’en tirer gloire. Les services municipaux sont en train de faire la chasse aux parents qui renâclent à inscrire leurs enfants aux TAP. Mais peut-être que ces parents récalcitrants sont comme leurs édiles : eux aussi ont faite leur l’acceptation de la débâcle de l’Éducation nationale et, au lieu de croire en l’éducation municipale, croient en l’éducation familiale et par leurs propres moyens essaient d’élever leurs enfants.

Que Mme Vallaud-Belkacem, ministre de l’Éducation nationale, « cite pour son exemplarité » le projet éducatif de cette ville montre tout simplement que la « municipalisation » du temps scolaire n’est pas un épiphénomène de la réforme des rythmes scolaires, mais sa conséquence inévitable et principale : l’État félicite ces communes qui prennent son relais en matière d’instruction8. On peut craindre que l’on ne s’arrête pas là et que ce ne soit pas seulement le temps de l’école qui soit « municipalisé », mais aussi le recrutement des maîtres et les programmes.

La réforme des rythmes scolaires voulue par notre gouvernement socialiste est donc une complète réussite. Non seulement un gouvernement qui aurait dû (vu son qualificatif) avoir souci des déshérités de l’école condamne les enfants du peuple à un moindre scolaire, non seulement l’instruction publique côtoie un divertissement municipal qui sous peu le phagocytera et aura raison d’elle, non seulement l’école n’est plus un lieu de profonde altérité (où, par une distance prise par rapport à soi via le long détour des œuvres et de la langue du temps passé, on comprend mieux le présent) mais un lieu de vie ouvert sur le monde, un lieu où l’on ne s’élève plus mais où l’on s’affale sur sa table parce que l’on est fatigué d’aller de TAP en TAP (ces temps périscolaires se caractérisant par un changement incessant d’activités et flattant la pente actuelle de la jeunesse à la déconcentration), non seulement donc l’école voulue par les socialistes est une école de marchands de sommeil9, comme aurait dit Alain, mais en plus cette réforme interdit toute lutte nationale. À présent les luttes sont locales ; de plus en plus, si aucun sursaut n’a lieu, le seul interlocuteur des enseignants et des parents sera la municipalité, c’est-à-dire un interlocuteur protéiforme (il y a tout de même plus de 36 000 communes en France), et non plus l’État, qui pour pesant et tentaculaire qu’il soit a le mérite d’être un. La réforme des rythmes scolaires risque donc d’entraîner un éclatement de cette République que l’on continue pourtant de dire indivisible et laïque. Les réactionnaires ont donc de quoi se réjouir…

Notes

1 – Il convient de rappeler que les activités périscolaires (les fameux TAP) sont facultatives. Une commune peut seulement être en droit d’exiger l’assiduité des enfants inscrits. La lecture du courrier retranscrit ici est sans ambiguïté : ce qui est reproché aux familles c’est de ne pas inscrire leurs enfants et non que la participation de ceux-ci y soit occasionnelle.

2 – On notera l’abondance des majuscules, phénomène courant dans les courriers officiels mais néanmoins significatif [NDLR].

3 – D’où le caractère « expérimental » de cette « démarche » : le décret n’autorise une telle démarche que pour une durée de trois ans.

4 – Un tel choix a également une finalité sociale : la Mairie annonce qu’elle va pouvoir « pérénniser » l’emploi des animateurs s’occupant des TAP, au lieu d’avoir recours à des vacations pour une heure par jour.

5 – On pourrait rétorquer à juste titre que des élus municipaux n’ont à s’occuper que de politique municipale et que ce n’est pas leur rôle de s’opposer aux dysfonctionnements de l’État, voire d’aller à l’encontre des décisions de celui-ci. Il se trouve que cette commune refuse d’appliquer le décret obligeant les municipalités à mettre en place un service minimum d’accueil lors d’une grève d’enseignants. La réforme des rythmes scolaires est également un décret…

6 – Le titre de l’article traitant des TAP dans le magazine municipal est : « Ça [les TAP] fait grandir ».

7 – Du latin augere, augmenter.

8 – Cette « municipalisation » de l’école de la République a pour signe la confusion du scolaire et du périscolaire : un même lieu, l’école, abrite un temps d’étude et un temps de délassement, au grand désarroi des élèves. Cette confusion, on la retrouve dans la lettre et le magazine municipal : les activités périscolaires « s’inscrivent dans le cadre horaire hebdomadaire de l’emploi du temps de votre enfant », écrit le maire honoraire ; mais de quel emploi du temps s’agit-il ? Le scolaire, le périscolaire ? Ou celui, global, du temps éducatif de l’enfant ? Dans le magazine : « … la Ville a choisi de regrouper toutes ces périodes [de TAP] en une après-midi, de même durée que les après-midi traditionnels [sic] de cours ».

9 – Un sommeil physiologique puis intellectuel et moral, car les enfants n’en peuvent plus, ils sont épuisés, toujours à courir d’un lieu l’autre. On est bien loin du quadriptyque ministériel : « Un plus grand respect des rythmes de l’enfant. Des élèves plus attentifs pour mieux apprendre à lire, écrire, compter. Des enfants moins fatigués et plus épanouis. Une meilleure articulation des temps scolaire et périscolaire ». De plus l’instauration des TAP a pour conséquence que les activités de certains enfants se voient décalées dans la journée, voire la soirée : un enfant allant au conservatoire le mercredi matin peut s’y rendre maintenant le lundi soir de 19 heures à 20 heures.

[N. B. Cet article a été initialement publié le 29 septembre 2014 sur mezetulle.net, avec des commentaires de lecteurs et des réponses de l’auteur qui ne figurent pas ici. Lire l’article sur le site d’origine]

Comment ruiner l’école publique ?

La leçon des néo-libéraux

La ruine de l’école publique n’est pas le résultat d’un hasard, mais d’une politique délibérée poursuivie par le néo-libéralisme. Cela n’a rien d’étonnant, au fond. Mais ce qui l’est davantage, c’est que cette politique reçoit le soutien de quelques « idiots utiles » depuis bientôt 30 ans. Non seulement la gauche n’a pas résisté à cette destruction, mais elle a apporté un soutien inespéré au programme de la marchandisation de l’école. Le discours « pédagogiste » auquel une grande partie de la gauche a adhéré a eu pour principal effet de précipiter l’affaiblissement de l’institution scolaire ainsi que la baisse générale du niveau. Comment résister ?

Cet article a été publié le 3 mai 2008 dans UFAL Ecole, il a été repris sur Mezetulle.net le jour même.

Quatre constats inquiétants

   1. Plus de 150 000 élèves sortent chaque année du système scolaire sans diplôme.
   2. Le recours à des officines de soutien privé est de plus en plus systématique. Il faut savoir qu’Acadomia, entreprise spécialisée dans les cours à domicile, est désormais cotée en bourse. Il y a, de fait, une privatisation rampante de l’enseignement.
   3. L’école, depuis 30 ans, ne joue plus son rôle d’« ascenseur social ». Un exemple : il n’y a jamais eu aussi peu d’enfants d’ouvriers dans des grandes écoles comme Polytechnique ou Centrale qu’aujourd’hui.
   4. Le niveau baisse. Il y a quelques années encore, il était de bon ton de railler les professeurs élitistes et grincheux, toujours prompts à « seriner l’antienne du niveau qui baisse ». Aujourd’hui, le constat est pour ainsi dire unanime. On tire la sonnette d’alarme à tous les niveaux, et dans toutes les matières. Instituteurs, professeurs de collège et de lycée, mais également professeurs d’université : tous déplorent le peu de culture des élèves et des étudiants, leur manque de repères historiques, leur difficulté à maîtriser la langue française, à organiser leur pensée de façon rigoureuse, à exprimer leurs idées de façon fine. Les raisons de ces difficultés ne sont pas seulement exogènes et sociologiques. Si le niveau baisse, ce n’est pas seulement à cause de l’hégémonie de la société du spectacle ou de l’attitude « consommatrice » des jeunes : c’est aussi parce que l’école est de moins en moins exigeante. Bien sûr, le régime n’est pas le même partout : dans les grands lycées de centre ville, où sont généralement scolarisés les enfants de la bourgeoisie, les exigences sont restées à peu près les mêmes. Dans les quartiers populaires, en revanche, les professeurs, débordés, gèrent tant bien que mal la violence liée à l’indiscipline en occupant les élèves, à défaut de les instruire. Les parents cherchent par tous les moyens à dé-sectoriser leurs enfants ou à les inscrire, quand ils sont assez riches, dans le privé. Le contraste entre les établissements est désormais tellement marqué qu’il n’est pas excessif de parler d’une « école à deux vitesses ».

Ces quatre faits ne sont évidemment pas indépendants les uns des autres. Le quatrième constat, qui est le plus déterminant, éclaire les trois autres : c’est parce que le niveau baisse que les familles bourgeoises enrichissent les officines de soutien privé tandis que les enfants des milieux populaires vont grossir les rangs de ceux qui sortent du système scolaire sans diplôme. On ne s’étonnera donc pas que l’école joue aujourd’hui moins que jamais son rôle d’« ascenseur social ».

À qui profite le crime ?

La question qu’il faut poser est la suivante : qui a intérêt à ruiner l’école publique ? A qui profite le crime ?

En 1996, le centre de développement de l’OCDE a publié un intéressant rapport. Le titre est sibyllin (« La faisabilité politique de l’ajustement »), le style, technocratique, l’enjeu effrayant : sous couvert d’apprendre aux gouvernements comment réduire les déficits budgétaires, son auteur, Christian Morrisson, montre comment libéraliser tous les secteurs des activités humaines en « réduisant les risques » – entendez : en évitant la révolte sociale. Soit le problème suivant : étant donné qu’il n’y a pas de libéralisation possible sans destruction des services publics, étant donné que les peuples sont généralement attachés aux services publics, trouver le moyen de supprimer les services publics tout en évitant de mettre les gens dans la rue. La solution est simple, mais il fallait l’inventer : Christian Morrisson préconise la méthode douce qui consiste à diminuer la qualité des services publics. Dans l’extrait ci-dessous, l’auteur prend l’exemple de l’école. Goûtons ce morceau d’anthologie du cynisme néo-libéral :

« Les mesures de stabilisations peu dangereuses :
Si l’on diminue les dépenses de fonctionnement, il faut veiller à ne pas diminuer la quantité de service, quitte à ce que la qualité baisse. On peut réduire, par exemple, les crédits de fonctionnement aux écoles ou aux universités, mais il serait dangereux de restreindre le nombre d’élèves ou d’étudiants. Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. Cela se fait au coup par coup, dans une école mais non dans l’établissement voisin, de telle sorte que l’on évite un mécontentement général de la population. »1 

Il n’y a qu’à diminuer progressivement la qualité de l’enseignement : les citoyens n’y verront que du feu. Personne ne descendra dans la rue, les gouvernants ne seront pas inquiétés, le secteur privé tirera tout le bénéfice, car les familles fuiront les établissements publics. Tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles.
Christian Morrisson décrit sans fard la réalité de l’école publique. La qualité de l’enseignement, depuis 30 ans, baisse à un point tel que les citoyens n’ont plus confiance dans leur école. Résultat : la marchandisation de l’enseignement est en marche (après celle de l’eau, après celle des énergies, après celle de la santé, etc.). L’école publique se délite progressivement. On grogne bien ici ou là, on réclame davantage de moyens, mais force est de constater que la recette Morrisson marche bien : le « risque politique » que constitue le « mécontentement général de la population » est évité.

Les « idiots utiles »

Pour résister à cette entreprise de destruction de l’école publique, il aurait fallu défendre l’idéal d’une institution forte, dévolue à la transmission de savoirs exigeants, sourde aux pressions venant de la société civile. Pour combattre efficacement Morrisson, il aurait fallu se ranger derrière Condorcet. On aurait pu croire que la gauche, fidèle aux principes de l’école républicaine, allait résister à l’offensive. Non seulement elle ne l’a pas fait, mais elle a apporté, à son corps défendant, un soutien inespéré au programme de la marchandisation de l’école. Le discours « pédagogiste » auquel une grande partie de la gauche a adhéré a eu pour principal effet de précipiter l’affaiblissement de l’institution scolaire ainsi que la baisse générale du niveau. Voici quelques exemples de mesures qui ont participé à cette baisse :

    * En valorisant des qualités qui n’ont rien à voir avec les compétences qu’on doit attendre d’un professeur, on a recruté des enseignants qui n’étaient pas toujours qualifiés. On a oublié qu’avant d’être « gentil », « dynamique », d’« aimer les élèves », de « participer activement au projet d’établissement », un professeur doit se distinguer par la maîtrise des savoirs qu’il transmet.
    * En instaurant le passage automatique, on a fait en sorte que tous les élèves, même ceux qui n’ont pas le niveau, puissent passer dans la classe supérieure. Comme le redoublement est un luxe (les gestionnaires de l’éducation nationale savent que cela coûte de l’argent), on a poussé les professeurs au laxisme. Pire : on leur a retiré le droit de s’opposer au passage de tel ou tel élève dans les conseils de classe. Les parents sont généralement contents : ils pensent qu’on fait un cadeau à leurs enfants. Ils se trompent : en fait de cadeau, il ne s’agit que de faire des économies.
    * Sous le prétexte idiot que la discipline ferait violence aux élèves, qu’un cours doit être « vivant », que le cours magistral est « ringard », on a laissé le désordre s’installer dans les classes. Les professeurs constatent amèrement qu’il est de plus en plus difficile de faire la classe dans de bonnes conditions et d’instruire les élèves.
    * En bradant les diplômes qui, de fait, ont de moins en moins de valeur sur le marché du travail, on a poussé tout le monde à faire des études longues. Comme les conditions d’enseignement à l’Université sont souvent difficiles et parfois déplorables, comme les BTS et les IUT sont pleins, les parents qui ont de l’argent inscrivent leurs enfants dans des écoles supérieures privées (qui coûtent très cher). Ceux dont les parents n’ont pas les moyens se retrouvent sur le marché du travail : ils constituent alors une main d’œuvre paupérisée, qui est d’autant plus exploitable par le patronat qu’elle est peu qualifiée.
    * On a délaissé l’enseignement technique et professionnel, éternel parent pauvre de l’éducation nationale, alors qu’il peut assurer une solide formation à des élèves qui s’ennuient dans les filières générales.
    * Au nom des meilleurs sentiments du monde, on a remis en question le principe d’égalité républicaine et condamné les élèves des quartiers populaires : au lieu d’exiger d’eux ce qu’on exige dans les collèges et les lycées parisiens, on a « adapté » l’enseignement (« inutile de leur faire lire Racine, Descartes ou Montaigne : c’est trop compliqué pour eux et puis c’est tellement éloigné de leurs préoccupations »). On enseigne les humanités aux fils et aux filles de la bourgeoisie, tandis qu’on expérimente, sur les enfants des quartiers populaires, les nouvelles « pédagogies ».

Les moyens de résister

Comment résister à cette entreprise d’affaiblissement de l’école publique ?
Voici, pour conclure, quelques pistes :

    * En renforçant l’institution scolaire : il faut instaurer de la discipline, élever le niveau des exigences, instruire les élèves (et non les occuper ou les amuser).
    * En recrutant des professeurs compétents : il faut que ceux-ci soient recrutés sur concours nationaux, pour leurs savoirs ainsi que leur capacité à les transmettre le plus clairement et le plus rigoureusement possible.
    * En concentrant les moyens dans les établissements des quartiers populaires : les professeurs les plus puissants, les mieux formés, les plus savants doivent être envoyés dans ces quartiers et exiger des élèves ce qu’ils exigeraient des élèves d’un lycée comme Henri IV.
    * En cessant d’abaisser l’enseignement technique et professionnel : il faut que les élèves puissent en tirer une formation solide grâce à laquelle ils pourront trouver du travail, mais aussi suffisamment généraliste pour qu’ils puissent changer d’entreprise.

© Marie Perret et UFAL-Ecole, 2008. Lire l’article sur son site d’origine ; le lire sur l’ancien site Mezetulle.net, avec commentaires.

1 – Sur ce texte de C. Morrisson, voir l’article de C. Kintzler Les risques calculés du néo-libéralisme

Qui a peur des humanités ?

 

Voilà trente ans que, pour l’école, les réformes produisent l’échec qu’elles sont censées corriger. Et à chaque fois l’incendiaire se transforme en pompier : « on a échoué, mais c’est parce qu’on n’a pas été assez loin : vous en reprendrez bien une louche ? »

Je m’apprêtais à entrer dans le débat sur l’enseignement relancé ces jours derniers dans le sillage de la question des violences urbaines, quand j’ai retrouvé sur mon disque dur cet article paru en 19981 mais dont la première version remonte à… 1992 ! A part quelques références qui trahissent la date, pratiquement rien à modifier : je me suis contentée de suggérer en note ou entre crochets une ou deux variantes.

L’école des ressources humaines et du moralement correct

Il faudrait rappeler pourquoi la pensée politique qui se déploie depuis vingt [30] ans à travers les mesures scolaires a rompu, malgré un vocabulaire de façade, avec le modèle républicain. Il faudrait inlassablement redire pourquoi une école qui prend pour règle les faits de société, les exigences du marché et le dogme de « valeurs morales » auxquelles tout citoyen devrait nécessairement adhérer, n’est qu’un instrument de soumission et pourquoi ce n’est pas, finalement, un très bon calcul.

Les projets d’établissement, l’ouverture systématique à l’environnement, la critique de l’encyclopédisme, le discrédit jeté sur la notion de discipline scolaire, la légitimation des groupes de pression locaux, les passages automatiques de classe : il faudrait dire et redire en quoi tout cela, sous des apparences libérales, est profondément contraire à la liberté. La version universitaire de cette vulgarité réductrice s’étale dans le Rapport Attali2 : accroissement du rôle des régions, constitution de « pôles » riches et pauvres, droit de regard du patronat local sur les programmes et la gestion des Universités par une « agence supérieure d’évaluation ».

Il faudrait montrer que la gestion et les bons sentiments se substituent à l’interrogation politique et que l’État, qui devrait maintenir et protéger les droits de chacun contre les pesanteurs sociales, coutumières et morales, l’État, en institutionnalisant la force des choses et la férocité des bons sentiments, les amplifie : il se conduit en manager et en prédicateur.

Car le dogme désormais officiel est que la société, telle qu’elle est, avec ses déchirements et ses sacralités, est un dieu, et qu’il faut s’incliner devant ce dieu. Nouveau credo féodal, qui allie le fatalisme de la précarité à l’intouchable action humanitaire, le tout résumé dans le cynisme de la gestion des ressources humaines. Lorsque s’installe la confusion entre le prochain et le citoyen (baptisée « tolérance à l’autre »), et parallèlement entre le citoyen et « l’usager », on peut craindre que bientôt la cité ne soit récusée au profit de la juxtaposition sociale. Pour former l’humanité il faut se soustraire un moment à la société ; pour former un sujet libre il faut l’inviter d’abord à rompre avec lui-même : une école républicaine ne peut pas s’installer dans l’évidence de la proximité ni dans celle de la productivité.
 

Le décervelage par le bas

D’abord, il faut bien se mettre dans la tête que le droit au travail à temps complet avec un salaire décent, c’est un archaïsme et que, par conséquent, ceux qui défendent leur salaire, leur qualification, leurs droits, sont des corporatistes qui s’accrochent à des « privilèges » : il convient de leur faire honte en leur montrant tous ceux qui n’ont plus d’emploi, plus de droits, plus de dignité. L’avenir serait dans cet alignement sur la précarité, réclamé par le ressentiment. Le charitable mot d’ordre du « partage du travail » n’est que le nom moral du très technique principe de flexibilité. On peut proposer une autre appellation : le nomadisme des petits boulots. Rien de tel pour rendre un homme humble et fragile. L’une des réussites les plus marquantes des républiques françaises, la création d’une petite bourgeoisie salariée d’État3 principalement composée d’enfants issus des classes populaires mises en contact avec la haute culture, cette réussite est explicitement vouée à la disparition programmée. Disparition qui s’accompagne d’un discours imprégné de la haine des intellectuels.

Cela suppose une politique scolaire dont le premier volet repose sur l’acceptation de la déqualification. Vos élèves ne savent pas ou savent mal lire ? Ils ne savent pas rédiger ? Ils sont incapables de se tenir tranquilles une demi-heure devant une table ? Il faut « les accueillir tels qu’ils sont » et figer cet état en essence, négocier avec eux toute forme de discipline, s’installer dans le brouhaha qui serait une forme d’expression et les laisser passer sans discuter dans la classe supérieure. Ne leur donnez plus de sujets exigeant une rédaction trop soutenue, conformez-vous à leur état présent, remplacez la pédagogie sur programme si étouffante par la pédagogie sur « objectifs », passez avec eux un contrat pédagogique de dupes aux termes duquel vous vous engagez à valider leur ignorance et leur aliénation. Et pour débarrasser le marché du travail des dernières « rigidités » qui l’encombrent, il faudra penser à assouplir les examens nationaux. Bien entendu, on n’a que faire des professeurs pour appliquer une telle démission : un enseignant abstrait et déqualifié suffira : un « prof ».

C’est ici que l’alliance entre le libéralisme et le pédagogisme révèle son utilité. Parce qu’il se méfie du savoir en lui-même, parce qu’il ne le supporte qu’asservi à une fin qui lui est étrangère (communication, sociabilité, adaptation, vie en communauté), le pédagogisme est l’instrument privilégié d’une école transformée en lieu de vie, en animation sociale, d’une école garderie où le petit boulot devient la loi. C’est aux petits boulots qu’on prépare les élèves, et on peut craindre que les métiers d’instituteur et de professeur ne soient transformés en jobs de colmatage social. Et vous, étudiants, qui réclamez des postes aux concours de recrutement, vous qui réclamez votre place dans l’ascenseur social qu’était cette petite bourgeoisie salariée d’Etat, vous qui croyez que le professeur a encore de l’avenir et que ce n’est pas un crime de mettre les loubards de banlieue en contact avec des hommes de haute culture, vous êtes crispés sur des ringardises ! Devenez des enseignants indifférenciés et caporalisés, ces enseignants modèles qui promènent les enfants.

Voilà la première partie de la gestion en ressources humaines, celle qui s’adresse au grand nombre. Il y a deux manières de l’entendre. Côté mélodie : la chaleur des banlieues, les charmes de la spontanéité de l’enfant et l’exaltation des sentiments « de proximité » (visites d’hôpitaux et de foyers, opérations caritatives) ; côté basse fondamentale : flexibilité, déqualification et précarité. Il s’agit d’ériger la force de travail abstraite et indistincte en vertu, alors qu’elle n’est qu’une déchéance pour ceux qui la vivent et une menace pour ceux qui n’y sont pas encore réduits.

La mutilation intellectuelle par le haut : les humanités font place au supplément d’âme

Seulement, de même que le charitable principe du partage du travail indistinct ne vaut pas pour tout le monde, de même le décervelage par le bas et la réduction à l’animation sociale ne valent pas pour tous. Ceux qui ont eu la bonne fortune d’échapper à la chaleur des banlieues – et qui feront à leur tour la leçon à ceux qui y travaillent en leur disant « soyez des animateurs, des grands frères qui apaisent, et non des professeurs qui instruisent » – , ceux qui, voyant que leurs parents leur ont appris à lire aux meilleures sources le soir après l’école, diront à leur tour que la lecture dans une langue soutenue, après tout, n’est qu’un code de reconnaissance sociale, bref ceux qui sont destinés à appliquer les techniques de ressources humaines aux autres, ceux-là, les futurs décideurs, on leur réserve autre chose.

En dehors de l’indistinction des petits boulots, le marché réclame une force de travail valorisée, qualifiée, habile. Habile à quoi ? Cette habileté se réduit, semble-t-il, à « faire du fric ». Mais il en existe une version chic: « il faut davantage d’ingénieurs ». Faut-il entendre par là plus d’hommes instruits et plus de citoyens éclairés ? Pas sûr. Du fait qu’elle aura échappé aux ravages de l’alliance entre le libéralisme et le pédagogisme, la crème n’en restera pas moins la proie de l’alliance techno-libérale.

Le décervelage par le bas fait alors place à la mutilation intellectuelle. Aux yeux de l’alliance techno-libérale, la calculette tient lieu de pensée et tout ce qui ne peut se traduire en univocité rentable, en discours positif et monnayable ou en pédagogie communicationnelle n’est que supplément d’âme que l’on encense et esthétise d’autant plus qu’on l’enseigne moins.

Supplément d’âme, l’étude des classiques, la théorie littéraire, le goût de « l’expression belle et forte » 4. On fera de la technique de communication, de peur que l’expression belle et forte devienne « la règle et le modèle de nos pensées ». Même chose pour les langues vivantes : qui se douterait, à lire certaines instructions officielles, qu’elles ont des grammaires et de grandes littératures ?

Supplément d’âme, la réflexion sur le passé de l’humanité, le jugement réfléchissant et critique que donne la conscience de l’histoire, qui est conscience de l’homogénéité et de l’immanence de l’humain. On fera plutôt de l’histoire des idées et des idéologies, variante de la révolte des vivants contre les morts. Mais il ne faudra pas oublier de mettre à part les bons morts : pour eux sera institué un « devoir de mémoire ».

Supplément d’âme, les questions problématiques, métaphysiques, esthétiques, morales et politiques. Qu’a-t-on besoin d’exercer péniblement sa raison sur des problèmes insolubles ? N’est-ce pas plutôt le domaine de la foi et des croyances ? D’ailleurs, c’est bien connu, les êtres humains ont besoin de merveilleux, d’un au-delà de la nature. Mais comme on aura déjà amputé les humanités, qui en donnent décidément une version trop distanciée, on fera de l’histoire des idées religieuses, de peur que l’esprit n’étouffe la spiritualité. On apprendra à s’agenouiller devant toute iniquité, pourvu qu’elle se réclame d’une forme de conscience religieuse ou d’une particularité ethnique ; on appellera « culture » ce que l’on interdira d’appeler « préjugé ».

Supplément d’âme encore, l’exercice patient, laborieux et raisonné des beaux-arts, ces arts libéraux, du moins lorsqu’il portent dignement et distinctement leurs grands noms scolaires : musique et dessin. Mais c’est jusqu’à leur nom, leur nom propre, qui est effacé de l’enseignement, remplacé par des gros mots comme « expression artistique ».

S’en prendre aux humanités, c’est aussi s’en prendre aux sciences et aux techniques

Cette mutilation intellectuelle, n’en doutons pas, a pour cible préférée ce que, pour être bref, on appelle ordinairement les humanités. Elle a pour effet, nous l’avons souligné, l’abolition de toute une classe moyenne de promotion sociale formée à la haute culture, et avec elle la disparition du contact institutionnel entre le peuple et les savoirs contemplatifs.

Mais les sciences, au nom desquelles prétend s’autoriser cette mauvaise action, les sciences elles-mêmes ne sont pas à l’abri de l’utilitarisme étroit et de la sacralisation du social. A quoi bon s’intéresser au nombre, pris en lui-même, si ce n’est pour compter quelque collection – de préférence des sous ? A quoi bon démontrer une proposition, apprendre à démontrer et réfléchir sur ce qu’est une démonstration, puisque l’important, c’est d’appliquer les théorèmes et d’être bien dans ses baskets ? A quoi bon s’intéresser à la méthode expérimentale, qui se demande avant tout et fort inutilement ce qui pourrait ne pas marcher, puisque n’est vrai que ce qui marche ?

Il est faux que la logique techno-libérale ait besoin des sciences, en tant qu’elles sont toutes (et quel que soit leur objet) des disciplines libres ; elle n’a besoin, dans les sciences, que de ce qui peut fonctionner pour ce qu’elle croit être son intérêt. Ce n’est pas que cette logique haïsse tout savoir (et d’ailleurs, au fond, elle n’a que mépris pour le pédagogisme qu’elle se garde bien d’introduire dans ses grandes écoles), c’est plutôt qu’elle est étrangère à l’esprit même du savoir désintéressé – au mieux et dans les périodes fastes, dites « de croissance », elle le traitera en mécène.

Il est faux même que la logique techno-libérale ait besoin des techniques, des arts et métiers pris dans l’humaine encyclopédie. Préférant toujours l’apprentissage à l’enseignement, elle n’aime dans les techniques que ce qui est intéressé, mais elle n’aime pas l’intérêt pour les techniques, qui est savoir désintéressé, savoir pour voir et pour éprouver sa propre force.

Car le savoir désintéressé, poussé par l’intérêt spéculatif dont tout être humain est pourvu, n’a d’autre fin que de faire de celui qui se l’approprie l’auteur de ses pensées, c’est-à-dire de lui donner la vraie force, celle dont on ne peut être dessaisi. Auteur de sa propre pensée, voilà ce que devient un enfant qui a compris un théorème; comprenant cela, il voit bien que Descartes ou même le fabuleux Pythagore n’auraient pas fait mieux : il devient un dieu. Quand on y réfléchit bien, on voit que tous les autres effets du savoir sont dérivés de cet effet fondamental qui se nomme puissance ou liberté. C’est pourquoi l’école n’a pas besoin d’être ouverte sur son environnement immédiat : elle est elle-même et par définition ouverture5, pourvu qu’elle prenne au sérieux cette dimension spéculative de l’émancipation.

Seulement, ce qui est gênant, c’est que cette position d’autorité que chacun peut conquérir puisse le mettre au-dessus du marché et des lois, au-dessus de la liturgie moralement correcte qui célèbre et exalte les communautés, qu’elle puisse le mettre en mesure de prendre ses distances. Car le savoir, si on y pense bien, renvoie à une autorité plus haute que celle de la loi elle-même. Cela fait peur. Voilà justement de quoi une République éclairée n’a pas peur, voilà même de quoi elle a besoin, voilà ce qui fait sa grandeur et sa fragilité.

La République n’a pas peur des humanités

Il y aurait beaucoup à dire sur une société qui considère que le temps mis à comprendre un théorème, à s’approprier l’expression belle et forte, à méditer sur la forme et la perfection d’un outil, à ruminer l’objet métaphysique en se frottant aux plus grands esprits, ce temps du loisir et de la félicité, est du temps perdu, et que seul compte le temps d’utiliser et de finaliser, le temps du négoce et de la production, le temps de l’utilité sociale et de la féroce charité. Il y aurait beaucoup à dire sur une philosophie qui, confondant morale et politique, oublie le minimalisme républicain selon lequel le but de l’association politique est le maintien, la défense et l’extension des droits de chaque individu et non le bonheur commun. Une telle société et une telle philosophie n’aiment pas que les hommes puissent devenir des dieux et puissent détrôner les faux dieux.

C’est pourquoi l’école républicaine devrait d’abord être un lieu de pensée et non un lieu de vie et d’adaptation ; un lieu protégé d’égalité par la réflexion et non le reflet de la jungle et du tourbillon social ; un lieu où la pensée libérale est sollicitée et élevée en chacun – surtout en ceux qui n’en ont pas le loisir ailleurs – et non un lieu d’asservissement au libéralisme du marché ; un lieu où la discipline raisonnée délivre chacun, maître et élève, des aliénations. Mais à travers cela se pose une question politique, relative à la nature même de la cité, celle de l’usage de cette école.

Car elle a bien un usage, l’école qui détourne l’élève de n’être qu’un enfant, qui détourne l’homme de n’être qu’un travailleur, qui détourne l’animal métaphysique de n’être qu’une bête superstitieuse, qui détourne le citoyen de n’être qu’un acteur social, qui détourne la volonté générale de n’être qu’une collection de volontés particulières, qui détourne la liberté de n’être qu’un libre-échange. A quoi peut donc bien servir le temps pris à comprendre, à quoi peut bien servir le détour par les raisons ? A se saisir comme liberté et à former l’idée d’humanité. C’est parce que la République n’a pas peur de cela, et c’est parce qu’elle en a besoin que l’école républicaine pense toujours toute forme de savoir, quel qu’en soit l’objet et quels qu’en soient les usages dérivés, sur le modèle et dans l’ordre des humanités.

© Catherine Kintzler, 2005

Notes

1La Mazarine, éd. du Treize mars, sept. 1998, pp. 33-37. A ma connaissance cette revue n’existe plus.
2 – A remplacer : on a un large choix dans la prose officielle du Ministère de l’E. N. et dans la prose locale de chaque Université.
3 – J’emprunte ce concept à Jean-Claude Milner, Le Salaire de l’idéal, Paris : Le Seuil, 1997.
4 – Alain, Propos sur l’éducation, XXV.
5 – Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris : CNDP, 1993, p. 44-45.

Cet article a été publié initialement sur mezetulle.net en décembre 2005, où vous pouvez le retrouver avec ses commentaires : http://www.mezetulle.net/article-1318666.html