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En défense du programme « Humanités, littérature et philosophie » (par Denis Kambouchner)

Réponse à Jean-Michel Muglioni

Denis Kambouchner1, qui assure le co-pilotage du Groupe d’élaboration des projets de programmes (GEPP), répond à l’article critique que Jean-Michel Muglioni a publié2 dans Mezetulle au sujet du programme de la spécialité « Humanités, littérature et philosophie » des lycées. La question de savoir si l’entrée par notions doit être privilégiée pour un programme d’enseignement philosophique, celle de la spécificité des disciplines dans leur relation à une histoire générale de la culture ne sont pas simplement techniques : elles renvoient au concept directeur de la réforme, avec le passage du système des séries au système des spécialités et à la mise en œuvre de cette réforme.

 

Que Jean-Michel Muglioni soit remercié pour les critiques très franches qu’il a formulées à propos du programme de la spécialité « Humanités, littérature et philosophie » des lycées, programme dont l’élaboration a été confiée à un groupe d’experts (« Groupe d’Élaboration des Projets de Programmes », GEPP) « co-piloté » par mes collègues Arnaud Zucker, professeur de langue et littérature grecques à l’université de Nice, Pierre Guenancia (« co-pilote » par ailleurs du groupe chargé du programme de philosophie pour le tronc commun), Patrick Dandrey (« co-pilote » du groupe de français, tronc commun), et moi-même.

La version définitive de ce programme, du moins pour la classe de Première, a été publiée avec ceux des autres disciplines et spécialités dans un Bulletin Officiel spécial le 22 janvier dernier3. Elle comporte, au second alinéa du Préambule, quelques lignes sur l’apprentissage de l’argumentation, qui ont été ajoutées à l’identique à l’ensemble des programmes de spécialité et ne sont pas de la responsabilité du GEPP. Pour le reste, le texte publié reprend tout l’essentiel du projet présenté en octobre au Conseil Supérieur des Programmes, lequel y a apporté quelques corrections de détail avant communication aux deux groupes (Lettres et Philosophie) de l’Inspection Générale. Ceux-ci ont modifié certains intitulés du programme de Terminale et certaines indications relatives aux « périodes de référence ».

Ces précisions me conduisent à répondre aux deux premières questions posées par Jean-Michel Muglioni.

La première figure dans le titre même de son article : « Où est passé l’enseignement de la philosophie ? » Bien évidemment, cet enseignement est maintenu sous sa forme traditionnelle à raison de quatre heures par semaine pour tous les élèves de terminale des lycées généraux. On pourra discuter de la place de l’épreuve de philosophie dans l’architecture du baccalauréat, et objecter au dispositif prévu, mais l’enseignement dont il s’agit ne disparaît en aucune façon.

Seconde question : « De quel droit une commission peut-elle non pas renouveler un programme de philosophie, mais proposer une nouvelle discipline qui ne correspond à aucune discipline universitaire ? » J’avoue ne pas bien comprendre. D’une part, j’y reviens dans un instant, il ne s’agit nullement d’une nouvelle discipline, mais d’un enseignement conjoignant deux disciplines qui ne sont en aucune manière destinées à fusionner. D’autre part, le GEPP qui a préparé ce programme ne s’est en aucune manière auto-saisi, auto-promu ou auto-autorisé. Le ministre de l’Éducation nationale a décidé d’une réforme qui n’emprunte pas les voies de la loi, et arrêté dans le cadre de cette réforme l’intitulé d’un certain nombre de spécialités. Il a ensuite demandé au Conseil Supérieur des Programmes, pour chaque spécialité, une proposition dont l’élaboration a été confiée à un groupe (GEPP) composé selon certaines règles, en l’occurrence à parité entre les disciplines et avec, pour chacune, des professeurs de lycée et de CPGE, des universitaires et un Inspecteur pédagogique régional. Le ministère est responsable de l’architecture de la réforme du lycée comme des conditions de sa mise en œuvre ; quant au GEPP, sa responsabilité est limitée : il n’a fait que chercher, de manière toute républicaine – d’autant que l’accord parmi ses membres n’était nullement assuré au départ et s’est réalisé peu à peu avec le concours de tous -, la meilleure manière de répondre à une certaine commande institutionnelle.

Concentrons-nous donc sur la ou les questions principales : aux yeux de Jean-Michel Muglioni, le programme d’Humanités, Littérature et Philosophie (HLP) « n’est pas un programme de philosophie. » Il « fait disparaître la spécificité des disciplines », ne convoque la philosophie que sous l’aspect de « sa présence dans la culture et dans l’histoire », et n’offre au fond que « de la culture générale au plus mauvais sens », et au mieux, malgré les « dénégations », une simple « histoire des idées ». Ce faisant, il « remet en question tous les principes sur lesquels repose l’enseignement philosophique dans le second degré et en classe préparatoire ». Reprenons ces points dans l’ordre.

1) Le programme HLP est un programme thématique, dont les éléments intéressent en principe à la fois les littéraires et les philosophes. En tant que tel, par définition, il n’est pas un pur programme de philosophie. Mais qu’il ne soit pas un pur programme de philosophie lui ôte-t-il pour les philosophes tout intérêt et toute légitimité ? Ne peut-on parler d’un enseignement philosophique que sur des objets absolument spécifiques ? Avec une pareille exigence, ne risque-t-on pas de couper la philosophie de questions d’intérêt général et de toutes sortes de savoirs constitués ? Et dans ce cas, y aurait-il lieu de déplorer, comme le fait J.-M. Muglioni, que « le programme HLP écarte délibérément la philosophie des sciences » – ce qui n’est pas exact, car il est explicitement question des sciences et de la révolution scientifique de l’âge classique dans le chapitre sur Les représentations du monde (2e semestre de Première), étant bien entendu que l’histoire et la philosophie des sciences ne pouvaient prendre dans l’ensemble de ce programme qu’une place limitée ?

Ce programme a été élaboré avec la conviction qu’il est possible d’introduire efficacement au travail philosophique et à la tradition de la philosophie à partir de questions d’intérêt général et d’objets communs avec d’autres disciplines, en l’occurrence les lettres. C’est dans ce cas l’approche elle-même, réflexive, construite, conceptuelle et critique ainsi que Jean-Michel Muglioni le demande, qui garantit le caractère philosophique de l’enseignement. Pour démontrer que ce principe est erroné, et que les choix thématiques opérés sont malencontreux, il sera nécessaire d’expliquer comment par exemple les phénomènes d’autorité liés à la parole dans divers cadres institués (notamment mais non exclusivement politiques et religieux), la véridicité, le mensonge, les rapports et différences entre la parole et de l’écriture, mais aussi le relativisme culturel, la notion de culture en anthropologie, l’usage de l’imagination dans les sciences, la relation de l’homme aux animaux, les fins de l’éducation, la notion du « moi » et le thème de l’identité, etc., ne sont pas des objets de réflexion philosophique, alors même que des bibliothèques entières leur sont consacrées, incluant, pour une bonne part, des œuvres d’auteurs que nous vénérons.

2) Le programme de HLP, thématiquement varié, mais dont le caractère de « méli-mélo » ne saute pas aux yeux (les esprits cartésiens qui ont participé à son élaboration auraient-ils abandonné toute vigilance ?), fait-il vraiment disparaître la spécificité des disciplines ? Ce serait le cas s’il fallait redouter, comme l’indique J.-M. Muglioni, « qu’il n’y [ait plus] un cours de philosophie, ni un cours de lettres, mais qu’un professeur de philosophie [soit] chargé d’enseigner une autre discipline que la sienne ». Ici, la question est de fait. Dès le départ de ses travaux, le GEPP a adopté et revendiqué le principe selon lequel le nouvel enseignement devait être pris en charge à stricte parité, en Première comme en Terminale, par les professeurs de lettres et de philosophie. Telle n’était cependant pas l’hypothèse privilégiée dans certains secteurs de l’administration de l’Éducation nationale, où l’on semblait vouloir confier ce programme mixte aux professeurs de l’une ou l’autre discipline, selon les opportunités liées à la répartition des services. Nous avons – en l’occurrence en communauté de vues avec les deux groupes concernés de l’Inspection générale, les organisations syndicales et les associations de spécialistes – opposé à cette seconde hypothèse l’argumentation la plus énergique, et celle-ci pour finir a été formellement écartée (voir la page 2 du programme publié).

Les professeurs de français et de philosophie assureront donc chacun deux heures hebdomadaires en Première et trois en Terminale ; ceci nécessitera de leur part une concertation sur l’agenda de l’approche des différents thèmes et des exercices à proposer, mais, sur la base de cet accord, qu’il n’y a pas de raison d’imaginer bien difficile à réaliser, chacun concevra et poursuivra son enseignement en toute liberté. Le professeur de français proposera et demandera des analyses d’ordre littéraire, le professeur de philosophie des analyses philosophiques, naturellement construites dans une « démarche raisonnée ». Pour ce qui concerne les épreuves d’examen (baccalauréat + fin de Première en cas d’abandon de la spécialité), le principe de stricte bidisciplinarité (un texte, deux questions, l’une d’ordre littéraire, l’autre d’ordre philosophique) avec partage (division) de la correction est également acquis. La formule exacte en devrait être publiée sans tarder.

3) Le mot philosophie, écrit Jean-Michel Muglioni, ne désigne plus ici « ni un contenu spécifiquement philosophique, ni une méthode philosophique, mais la présence de la philosophie dans la culture et dans l’histoire ». Au reste, « dire que ce programme n’est pas un programme d’histoire des idées est pure dénégation ». Qu’il me permette de contester ces affirmations. D’une part, si ce programme thématique évoque bien certains contenus, il n’avait pas à entrer – pas plus que ne doit le faire le programme de tronc commun – dans des considérations de méthode, sauf à limiter indûment la liberté des professeurs. D’autre part, s’agissant par exemple des « pouvoirs de la parole », il n’est pas question de s’en tenir à l’histoire de la rhétorique ni à celle des rapports entre rhétorique et philosophie ; avec certains points de repères historiques, qui ne sont pas limitatifs, et qui sont de toute manière indispensables dès lors qu’on prononce le moindre nom propre (comment en effet parler de Socrate sans parler d’Athènes ? de Rousseau sans parler des Lumières ? etc., etc.), on traitera de questions très générales et pérennes. Enfin, l’enseignement de HLP sera fondé tout entier sur l’étude de textes précis ; il ne s’agit donc pas d’« histoire des idées », si celle-ci, dans sa définition standard, contourne ou économise par principe la complexité et la singularité des textes.

4) « De la culture générale au plus mauvais sens », écrit aussi J.-M. Muglioni. Bien entendu, ce programme d’« humanités » a beaucoup de rapport avec la culture générale – comment en serait-il autrement ? Mais aussi, pourquoi serait-ce « au plus mauvais sens » de cette culture ? N’y en a-t-il pas un bon auquel il convient de rester attaché ? Si tous les grands philosophes ont été de grands savants et des esprits universels, une réflexion philosophique sans une forme de culture générale qui la sous-tende est-elle seulement concevable ? Et n’appartient-il pas au professeur de philosophie, d’autant qu’il intervient en fin de scolarité secondaire, de vérifier si cette culture générale est acquise, de suggérer les moyens de la compléter, et de rappeler lui-même les données indispensables à l’intelligence de son enseignement ? Nombreux sont les collègues à saluer au contraire ce programme comme une précieuse occasion de synthèse qui n’est en aucune manière antinomique avec les exigences de la réflexion.

5) Le programme HLP remet-il en question « tous les principes sur lesquels repose l’enseignement philosophique », notamment en classe terminale ? Nullement, puisqu’il ne se substitue pas aux formes traditionnelles de cet enseignement. Certes, on peut reconnaître au fond de cette critique l’idée qu’un programme de philosophie au lycée, et plus précisément en Terminale, ne saurait être qu’un programme de notions, dont la dimension historique n’est pas immédiatement apparente. Et pourtant, de fait, le programme de Terminale dans sa version actuelle (avant publication du nouveau projet de programme, dont il y a tout lieu de penser qu’il s’inscrira dans la lignée du précédent) n’est pas seulement un programme de notions : c’est aussi un programme de textes. Cela signifie que, quoi qu’on en ait, il n’est pas vrai qu’il y ait pour la réflexion philosophique la plus authentique, et pour l’enseignement de cette réflexion, une seule forme d’entrée possible et légitime. Dès lors, pourquoi cette réflexion ne pourrait-elle se développer à partir de données relevant de l’histoire de la culture (rubrique particulièrement large) ? Si tel n’était pas le cas, il faudrait rejeter hors de la philosophie proprement dite, outre un très grand nombre de travaux qui ne relèvent pas tous de la recherche universitaire, toute la tradition moderne de la philosophie de l’histoire, des institutions et des sciences elles-mêmes, de Vico et Montesquieu à Cassirer, Koyré ou Foucault, en passant par Condorcet, Hegel, Comte et d’innombrables autres auteurs…

Il me faut borner là cette discussion, et donc renoncer à répondre à quelques autres reproches : qu’« on veut aligner l’école française sur ce qui se fait ailleurs » ; qu’« un programme aussi directif et aussi riche » ne peut se traiter librement ; ou, plus franchement désobligeant et aussi plus gratuit, que « les motivations qui déterminent ce programme sont manifestement celles d’universitaires et de médias, et non celles des élèves [auxquels] ce programme ne dira strictement rien », et ce, bien qu’en se réglant sur leurs « motivations supposées », on ait succombé à une forme de « pédagogisme ». Cela fait beaucoup de péchés pour un programme élaboré avec soin et conscience par des collègues a priori choisis pour leur pondération et leur dévouement à la chose publique.

Avec tout cela, nous n’avons réellement discuté ici ni des choix intervenus dans la conception de ce programme, ni des possibilités de développements offertes par chaque thème, ni de la relation à concevoir entre le programme HLP et le programme de philosophie du tronc commun. Mais c’est sans doute que ce ne sont ni la conception d’ensemble de ce programme, ni son détail qui constituent le fond de l’affaire. Le fond de l’affaire est beaucoup plus général. Il tient, d’une part, au concept directeur de la réforme, avec le passage du système des séries au système des spécialités (se traduisant, pour les collègues philosophes, par la disparition des huit heures de la Terminale L, et un début de présence de la discipline en Première), et d’autre part, aux modalités de mise en œuvre de cette réforme, agenda et répartition des moyens inclus.

Pour ma part, les effets de hiérarchisation du système des séries étant connus, le principe d’un choix de plusieurs spécialités par les lycéens me semblait et me semble toujours porteur d’appréciables virtualités s’agissant du dynamisme des enseignements. En l’espèce, il offrira la possibilité de suivre sept heures de philosophie en Terminale à des élèves qui auparavant n’auraient pas choisi la série L (un choix, faut-il le rappeler, souvent effectué par défaut) ; et la discipline commencera à sortir d’un relatif isolement qui a certes son côté superbe, mais que l’on pouvait aussi juger très dangereux pour l’avenir.

D’un autre côté, il est clair que beaucoup dépend ici des modalités de la mise en œuvre de la réforme, et qu’un nouveau système théoriquement satisfaisant peut donner des résultats hautement contrastés selon que les conditions matérielles, techniques et morales (ou psychologiques) de sa mise en pratique se trouvent plus ou moins favorables. Sous ce rapport, même une fois assurée la parité disciplinaire au sein de la spécialité, les difficultés restent nombreuses, et le calendrier sans doute trop serré pour une mise en place des nouveaux enseignements qui soit d’emblée optimale.

Nous, membres du GEPP, sommes tout à fait conscients de ces difficultés et solidaires de nos collègues de lycée dans leur combat pour des conditions d’enseignement partout garanties et améliorées. Au milieu de ces difficultés, il serait toutefois navrant qu’on se dispense de tout regard sur les ouvertures et potentialités offertes par le programme HLP, et qu’on impute à quelque diktat néolibéral une proposition qui, au contraire, s’inspire de l’ancien concept humaniste (ou « libéral » dans l’ancien sens du mot) de la formation philosophique et des tâches de la philosophie – un concept dont, jusqu’à démonstration du contraire, la philosophie et son enseignement, y compris dans l’horizon de notre époque, ont et auront toujours grand besoin.

Notes

1 – Denis Kambouchner, professeur d’histoire de la philosophie moderne à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, est spécialiste de Descartes (dernier ouvrage paru : Descartes n’a pas dit, Les Belles-Lettres, 2015), et éditeur des Œuvres Complètes du même auteur (Gallimard-Tel, en cours de parution). Il est aussi l’auteur de plusieurs essais sur les problèmes de la culture et de l’éducation, dont L’école, question philosophique, Fayard, 2013.

Programme « Humanités, Littérature et Philosophie » : Jean-Michel Blanquer digne héritier de ses prédécesseurs

Où est passé l’enseignement de la philosophie ?

La nouvelle matière HLP – Humanités, Littérature et Philosophie –, qui n’est pas une discipline, a nécessairement donné lieu à un programme improbable, un fourre-tout, où la spécificité de l’enseignement philosophique français est remise en cause.  Ses auteurs ont beau s’en défendre, ce n’est que de la culture générale au plus mauvais sens. Mais que pouvaient-ils faire d’autre une fois cette pseudo-discipline imposée?

Le renouvellement d’un programme de philosophie donne toujours lieu à des discussions qui seraient sans fin si personne n’était habilité à trancher. Je ne discuterai pas à mon tour le programme proposé pour la nouvelle « discipline » dite Humanités, Littérature et Philosophie1.

Je pose seulement une question : de quel droit une commission peut-elle non pas renouveler un programme de philosophie, mais proposer une nouvelle discipline qui ne correspond à aucune discipline universitaire, avec un programme qui remet en question tous les principes sur lesquels repose l’enseignement philosophique dans le second degré et en classe préparatoire, enseignement spécifique qui, comme l’a dit le ministre, fait (ou faisait !) l’originalité du secondaire français. Je conçois qu’un pouvoir politique ait le droit, si l’élection l’en a chargé, de réformer les lycées et d’y changer les disciplines enseignées. D’autant que l’état des lieux est tel que le statu quo ne peut être défendu. Mais prétendre comme Jean-Michel Blanquer que la philosophie est la discipline la plus privilégiée par la nouvelle réforme, alors que le programme en question la remet fondamentalement en question, c’est mentir. Ce n’est pas un programme de philosophie. Qu’au moins on le dise ! Qu’on avoue qu’on veut aligner l’école française sur ce qui se fait ailleurs (ou ce qu’on croit qui se fait ailleurs). Une fois cette HLP conçue (mais par qui ?) et imposée, on ne voit pas comment une commission, même composée de professeurs de philosophie compétents, aurait pu ne serait-ce que sauver les meubles.

Je suis en outre fort gêné de devoir faire la critique du programme HLP. D’une part il y a longtemps que je n’ai pas enseigné la philosophie en classe terminale et je n’ai rien à imposer à mes collègues en exercice. D’autre part il s’agit d’une discipline nouvelle – si discipline il y a – et non pas de philosophie, et je ne peux donc qu’avouer mon incompétence

J’ai déjà dit ce que je pense de ce méli-mélo qui fait disparaître la spécificité des disciplines2. Je pourrais ajouter qu’enfin on aura un enseignement défini par un sigle, HLP, comme SVT, et qu’il faut absolument renoncer à parler la langue commune.

Depuis le XIXe siècle, le programme de philosophie a été de nombreuses fois renouvelé. Mais l’esprit de l’enseignement philosophique continue de correspondre dans les classes des lycées à ce qu’écrivait Lachelier en 18893 :

« Il n’est pas inutile à des élèves, surtout au terme de leurs études, de voir leur professeur penser en quelque sorte devant eux et de s’exercer à penser eux-mêmes avec lui. Il leur est plus utile encore de sentir qu’il ne leur dit que ce qui lui paraît vrai et qu’ils n’auront à répéter que ce dont ils seront persuadés eux-mêmes. Nos classes de philosophie sont avant tout aujourd’hui […] une école de sincérité ».

Les auteurs du nouveau programme ont beau dire que le professeur sera libre, on ne voit pas comment traiter librement un programme aussi directif et aussi riche, qui justement est si riche que chacun y trouvera des auteurs qu’il n’a pas lus mais aussi n’y trouvera pas ceux qu’il lit, parce que cette richesse est nécessairement relative et les choix arbitraires. J’imagine le désarroi d’élèves devant cet inventaire de tout ce qui constitue l’histoire de la culture depuis plus de deux mille ans. On ne s’étonnera pas de quelques oublis majeurs puisque ce ne peut être qu’un survol de l’histoire universelle de l’esprit humain : la Bible n’y figure pas, sauf erreur de ma part. Et je ne vois pas comment la liberté dont parle Lachelier peut être pratiquée s’il faut – car c’est imposé – travailler en collaboration avec un collègue de lettres. Cela dit sans aucun mépris pour ces collègues qui eux aussi doivent revendiquer leur liberté, et, par exemple, préférer parler de la poésie plutôt que du pouvoir de la parole, montrer qu’une œuvre littéraire a un contenu de signification irréductible à tout pouvoir et une beauté irréductible à ce que le programme appelle la séduction de la parole.

Un seul exemple donc : la parole. Le professeur n’est pas invité à mener une réflexion philosophique sur la parole, par exemple sur le rapport de la parole et de la pensée, sur le problème de l’origine des langues, sur la parole et l’écriture, sur la double articulation, sur la diversité des langues, sur la poésie et les métaphores, sur le sens, bref sur tout ce qu’en philosophie on pouvait envisager en la matière : non, il doit réfléchir sur le pouvoir de la parole.

Voici le programme : Classe de première, premier semestre : Les pouvoirs de la parole (la parole, ses pouvoirs, ses fonctions et ses usages. Période de référence : Antiquité, Moyen Âge. De l’Antiquité à l’Âge classique. Le tout divisé en trois comme il convient : l’art de la parole, l’autorité de la parole, les séductions de la parole.

On me dira que ce n’est pas imposer le point de vue des sophistes sur la question puisqu’on peut dénoncer ce pouvoir au lieu d’en faire l’apologie et faire lire le Gorgias. Mais enfin la nature de la parole se réduit-elle à la rhétorique entendue comme exercice d’un pouvoir ? J’avoue que ce que j’ai pu enseigner sur la parole pendant toute ma carrière ne peut pas entrer dans un tel programme4.

Mais je me trompe sur le sens de ce programme parce que je fais comme si c’était un programme de philosophie, ce qui n’est pas le cas. Ainsi tout est dit dans la lettre adressée par Denis Kambouchner et Arnaud Macé (les deux responsables de la commission chargée de ce programme) aux professeurs qui s’en prennent à ce programme. Les deux rédacteurs de cette lettre ont certes raison de ne pas prendre au sérieux les attaques de ceux qui les accusent d’être les suppôts du libéralisme économique. Il convient en effet de considérer seulement le contenu de leur réponse, sans préjuger de leurs options politiques. On peut donc lire :

(1) Exclure toute division en deux programmes indépendants, dont la distinction aurait ôté son sens au projet même de cette spécialité ; en conséquence, choisir des objets communs aux deux disciplines, prêtant à des approches différentes à mettre en œuvre sur la base d’une stricte parité, parité dont devraient également relever les épreuves d’examen ou de fin d’année.

Se trouve exclue par la demande ministérielle la division du programme en deux programmes indépendants. Donc il est bien entendu qu’il n’y aura pas un cours de philosophie (ni un cours de lettres), mais qu’un professeur de philosophie sera chargé d’enseigner une autre discipline que la sienne, la moitié de la nouvelle HLP, où le mot philosophie ne désigne ni un contenu spécifiquement philosophique, ni une méthode philosophique, mais la présence de la philosophie dans la culture et dans l’histoire. Et cela a-t-il un sens de proposer un enseignement de la philosophie qui est fondé sur la reconnaissance d’objets communs avec une autre discipline5 ? En outre on ne voit pas comment dans ces conditions il pourra y avoir vraiment une division des cours et des épreuves d’examen, comme on nous le promet, sans doute à la suite des protestations provoquées par l’annonce de la création de cette nouvelle discipline.

Le second point est encore plus parlant ; je cite :

(2) Garantir le caractère attractif de cette spécialité par le choix de thèmes particulièrement « parlants », aussi bien auprès des élèves que des professeurs (le pouvoir des mots, l’homme et l’animal, la question du moi…).

On avait cru que le nouveau ministre nous délivrerait enfin du pédagogisme et que l’enseignement pourrait se fonder sur un contenu scientifique et non pas sur les motivations supposées des élèves. Les motivations qui déterminent ce programme sont manifestement celles d’universitaires ou de médias, et non celles des élèves. Mais il suffit qu’on cherche à plaire pour se méprendre sur l’attente des élèves : ils veulent qu’on les instruise et non pas qu’on les flatte. J’ai beau avoir quitté les terminales depuis longtemps, j’ai tout de même fréquenté des élèves et dû parfois même les aider à apprendre un peu de philosophie : je puis garantir que ce programme ne leur dira strictement rien, mais qu’un enseignement fondé sur des notions (la parole est une notion, le pouvoir de la parole est une thématisation à la fois directive et restrictive) comblerait leur attente, et cette attente ne se révélera que par cet enseignement.

La philosophie réduite inévitablement dans une telle discipline, HLP, à n’être qu’un élément de la culture, et la culture elle-même n’étant alors que ce qu’à un moment donné de son histoire et en un lieu donné on croit que croient les hommes, la voilà réduite à examiner les diverses « représentations du monde » («  les diverses manières de se représenter le monde et de comprendre les sociétés  humaines »). Il serait sans doute tenu pour fou de prétendre proposer à une classe une cosmologie rationnelle et de la métaphysique, et même d’y enseigner que la philosophie n’est pas là pour proposer une vision du monde. Quand il est dit que le nouveau programme n’est pas un programme d’histoire des idées, c’est pure dénégation.

Ce n’est pas tant ce programme qui est contestable que l’idée même d’interdisciplinarité dont il s’inspire : c’était donc faire preuve de naïveté que croire que la politique du nouveau ministre n’irait pas dans le même sens que celle de ses prédécesseurs.

Notes

3 – Jules Lachelier, Rapport sur l’enseignement de la philosophie, 1889, repris dans Corpus, revue de philosophie, n° 24-25-Lachelier, 1994, p. 191-194.

4 – Les auteurs du programme ignorent-ils que beaucoup d’élèves de classe de première ne maîtrisent pas l’écrit ni la langue parlée ? Est-il opportun, pour leur donner accès aux Humanités, de commencer par les mettre en garde contre le pouvoir et la séduction de la parole avant de leur en montrer le fonctionnement et les vertus ?

5 – Non que de tels objets n’existent pas, ni qu’ils ne puissent avoir une place dans divers enseignements. Mais leur présence n’y a aucun sens s’ils ne sont pas construits par une démarche raisonnée au sein d’une discipline constituée capable d’en produire un éclairage distinct. Ainsi les professeurs de philosophie « rencontraient » et pouvaient travailler sur les objets de la physique classique (mettons, par exemple, la loi de la chute des corps) et ils étaient amenés à les éclairer au sein d’un cours organisé de philosophie des sciences : non pour enseigner la physique, mais pour exposer comment la science moderne s’est édifiée, ce qui la distingue de la physique aristotélicienne, quels principes elle suppose, etc. On notera au passage que le programme HLP écarte délibérément la philosophie des sciences : on voit bien qu’on n’y sollicite la collection d’objets communs que pour se conformer à une idée préconçue de la « culture » et que du même coup on exclut nombre d’autres « objets communs » qui ne conviennent pas à cette idée ! On s’appuie sur ce qui est « commun » pour évacuer ce qui est spécifique au sein même de ce qui est « commun ». Mais pouvait-il en être autrement une fois le mélange HLP imposé ?

© Jean-Michel Muglioni et Mezetulle, 2019.

Colloque « La laïcité : une question de frontière[s] » (Univ. Toulouse Capitole)

Communication au colloque « La laïcité : une question de frontière[s] » organisé par Frédérique de la Morena, IDETCOM (Institut du droit de l’espace, des territoires, de la culture et de la communication), Université Toulouse-Capitole.

Le colloque se déroule sur 3 demi-journées, les 8 et 9 octobre 2018

Titre de la communication : « Réflexions sur la laïcité scolaire : objet, sujet et modèle du savoir à l’école publique », le 9 octobre à 9h00.

Voir le programme de l’ensemble du colloque :

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L’école « disciplinaire »

Parmi les nombreuses réactions qui ont suivi la révélation des graves actes de violence subis par les professeurs et du silence qui les étouffe depuis longtemps, je lisais, de la part d’un esprit distingué dont j’apprécie les analyses, qu’il est temps d’abandonner le débat entre « pédagogistes » et « disciplinaires »1. La solution moderne serait ailleurs, notamment dans la décentralisation – l’auteur ne faisait pas réflexion que celle-ci a souvent pour effet, dans le domaine scolaire, l’installation du caporalisme local et de la pression de proximité dont se plaignent les professeurs… Mais c’est le mot « disciplinaire », utilisé pour désigner le comble de la ringardise et balayer d’un revers de main un débat trentenaire, qui a retenu mon attention. Disons donc, une fois de plus, pourquoi l’école doit être disciplinaire, pourquoi sans discipline aucun enseignement n’est possible et en quoi la discipline scolaire est libératrice. Quelques références seront ensuite rappelées.

La question de la discipline se pose à l’école de manière d’autant plus aiguë que cette dernière est constamment sommée de s’incliner devant les caractéristiques sociales et prétendument identitaires des élèves, alors qu’elle devrait s’efforcer de les suspendre pour instruire. Un prêchi-prêcha surajouté ne peut pas colmater une brèche qui désorganise l’école de l’intérieur en prétendant la régler. Ce n’est pas non plus en multipliant les moyens inertes (davantage d’ordinateurs, davantage de matériel pédagogique, des tableaux connectés, des fleurs dans les classes et des gommettes sur les cahiers…) que l’on pourra écarter les obstacles qui rendent l’enseignement impossible : on ne fait par là qu’augmenter une diversion déjà installée, laquelle est le contraire même de l’instruction. Et même un recrutement plus généreux sera impuissant à remettre l’école sur les rails si les futurs professeurs ne sont pas sélectionnés sur un haut niveau disciplinaire, correctement payés, puis formés par l’exemple d’autres professeurs chevronnés à se tenir debout, à rendre le savoir explicite.

Sans l’expérience individuelle de l’appropriation de connaissances, la morale scolaire se prive de son fondement substantiel. Son enseignement reste abstrait, vain ou normalisateur si l’école par ailleurs est divertie de sa mission d’instruction, laquelle fait faire à chacun l’expérience concrète de l’autonomie. Un enfant qui comprend comment fonctionne une retenue dans une soustraction accède à la plus haute forme de la liberté : il est l’auteur de sa pensée et voit aussi que tout esprit est susceptible de cette expérience.

Lorsque je lis un texte, lorsque j’effectue une opération arithmétique, lorsque je trace une figure, l’attention est requise et produit sa propre règle. L’école suppose la discipline qui s’impose de l’intérieur, en relation avec la nature d’un objet. C’est à cela que le maître appelle les élèves lorsqu’il leur demande calme et concentration. Encore faut-il reconnaître la légitimité de cette exigence, soutenir ce travail d’apaisement au lieu de le dissoudre dans la dispersion et l’ouverture sur un extérieur que les élèves ne subissent que trop. Encore faut-il avoir la simplicité intellectuelle et le courage politique de recentrer l’école sur sa mission d’instruction, ce qui est la manière la plus solide et la moins intrusive de la « moraliser ».

Exiger d’un enfant qu’il se tienne tranquille pour suivre une leçon de lecture est la première leçon de morale à l’école. Ce n’est pas le contraindre arbitrairement, ni l’envahir avec une prédication indiscrète, c’est le rendre attentif à un ordre qui lui révèle sa propre autorité, c’est le libérer et l’intégrer à l’humanité.

La discipline est la condition de l’instruction : rien ne peut être compris et appris dans le brouhaha, dans le désordre, dans ce qu’il est convenu d’appeler pudiquement « le bruit pédagogique ». On ne hurle pas dans les couloirs, on ne jette pas de papiers par terre, on ne se vautre pas sur sa table, on ne bouscule pas ses voisins, on ne prend pas la parole étourdiment et parce qu’il faut à tout prix « s’exprimer », on ne pianote pas sur un portable. Ces « incivilités » se règlent tout simplement par la sanction scolaire proportionnée, pourvu qu’on ait la fermeté et le courage de les affronter dès qu’elles se présentent et que tout le personnel y soit formé. Mais lorsque le pas du délit est franchi – insultes, menaces, trafics, rackets, coups – on sort véritablement de l’école et c’est à son extérieur qu’il convient, sans trembler, de recourir : à la mesure de police et à la sanction pénale. On s’étonne que d’aucuns, ayant tant aimé le « hashtag » #MeToo sur les réseaux sociaux, se soient pincé le nez avec des airs dégoûtés devant le #PasDeVagues des professeurs tyrannisés par la couardise de corps intermédiaires les sommant de « s’expliquer » et de « rester en interne ».

La discipline désigne aussi le contenu de l’instruction – c’est son sens positif, qui apparaît lorsqu’on parle d’une discipline scolaire (français, calcul, etc.) : or, c’est précisément cette notion élémentaire qu’une sempiternelle réforme s’est employée depuis longtemps à récuser ou à diluer dans des « compétences » – quand ce n’est pas à la détruire. Aucune morale sous régime de bons sentiments et de valeurs inculqués ne saurait produire l’effet d’intériorité contemplative et active nécessaire à l’intelligibilité et à l’appropriation d’une discipline. La sérénité de l’étude, naturelle et intérieure, n’a rien à voir avec la paix artificielle (hétéronome) d’une garderie, qu’elle soit obtenue par séduction ou par crainte.

C’est d’abord parce que l’école publique est détournée depuis tant d’années de son cœur de métier que la violence y prend ses aises, que les classes moyennes s’en écartent de plus en plus et que les ghettos scolaires s’y multiplient. S’instruire est un exercice à la fois spéculatif et pratique, c’est un travail sur soi-même demandant qu’on prenne sa propre pensée au sérieux et qu’on puisse tenir la férocité du dieu société à distance. Cet exercice est profondément moral ; il induit une idée de l’humanité comme ensemble de sujets libres, capables de réfléchir sur cette liberté.

Sans doute, l’école des réformateurs a tellement bien réussi, elle est si bien devenue un reflet du tourbillon social et de la violence de la « vraie vie » qu’il n’est pas complètement absurde de songer à des mesures extérieures qui ne sont, au fond, que des précautions de simple police. Il est certes bon de savoir qui et quoi pénètrent dans les lieux scolaires. Mais ce n’est pas sous la menace directe des baïonnettes qu’on peut installer le recueillement, qu’on peut instruire et s’instruire – cette menace ne fait en réalité que répéter en l’inversant la violence de l’extériorité qui forme l’obstacle principal à tout accès au savoir : elle signe et parachève une uniformisation sociale, en réalité un profond désordre2, que l’école se doit de rompre. Le calme et la sérénité de l’école prennent leur source dans ce qui s’y fait.

[Le texte ci-dessus est une version plus étoffée et actualisée d’un article publié sur le site de L’Humanité en novembre 2016.]

A lire et à relire – entre autres :

  • Jean-Claude Milner, De l’école, Lagrasse : Verdier, 2009 (Paris : Seuil, 1984)
  • Catherine Kintzler, Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, Paris : Minerve, 2015 (Le Sycomore, 1984).
  • Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris : Minerve, 2017 (CNDP, 1993)

Et sur Mezetulle :

Et d’autres textes, notamment :

Un coup d’oeil sur la rubrique « Ecole, enseignement » du Sommaire thématique donnera une idée plus complète des textes sur ce sujet.
Sur le site d’archives, pas moins de 80 articles consacrés à l’école sont toujours consultables en ligne.

Notes

1 – Voir le « Bloc-notes » de L’Aurore signé par Gilles Clavreul en date du 26 octobre 2018 http://www.laurorethinktank.fr/blocnote/bloc-notes-du-26-octobre-2018/ . Je me permets cette petite critique avec d’autant plus de liberté et de sérénité que je suis par ailleurs en accord avec bien des développements qu’on peut lire dans L’Aurore et dans d’autres publications sous la plume de Gilles Clavreul – je saisis l’occasion de renvoyer à sa superbe analyse sur l’idéologie décoloniale dont j’ai fait état ici même http://www.mezetulle.fr/sarmer-contre-lideologie-decoloniale/

2 – Voir Jean-Michel Muglioni « Que signifie enseigner sous protection policière ? » http://www.mezetulle.fr/que-signifie-enseigner-sous-protection-policiere/ . Voir aussi sur le site d’archives « Quelques remarques sur la discipline » http://www.mezetulle.net/article-quelques-remarques-sur-la-discipline-par-j-m-muglioni-92180113.html

« Entre les murs », ou l’antre de la folie. L’école et la « vraie vie »

Mezetulle republie un texte que Marie Perret a écrit en 20081 sur le film de Laurent Cantet Entre les murs (Palme d’or 2008 à Cannes). Y est mis en évidence le dispositif cauchemardesque d’une école qui, loin de mettre en son centre l’émancipation par l’instruction, se glorifie ad nauseam de ressembler à la « vie réelle » et fait obstacle à l’enseignement. C’est un monde obscène et féroce dans lequel il est devenu impossible d’instruire les élèves et où il s’agit de rééduquer ceux qui sont supposés instruire : non seulement le professeur ne peut rien expliquer, mais il est sommé de s’expliquer. Nous en avons aujourd’hui les aveuglants et sinistres effets sous les yeux : l’école est devenue un « reflet du réel », la dualité topique qui en permet le fonctionnement est constamment niée. Pour en refaire un espace d’émancipation, il faut d’abord consentir à une opération de soustraction : pour penser, on doit chercher l’abri et le recueillement d’une clairière et fuir l’enfermement « entre les murs » du tourbillon social.

Le film Entre les murs ne démontre rien. Il ne sert aucune thèse. Mais on ne saurait dire non plus que ses auteurs se sont contentés de faire un constat. Entre les murs n’est pas un film documentaire, il est bien une œuvre de fiction. Le film déjoue par conséquent deux attentes. Dans ce qu’on présente désormais comme la querelle des « pédagogistes » et des « anti-pédagogistes » (supposée être une nouvelle version de l’éternelle querelle des anciens contre les modernes), Entre les murs ne prend pas parti. Chacun pourra donc le tirer dans le sens qui lui plaira. Mais ceux qui sont curieux de savoir ce qui se passe vraiment dans une salle de classe seront tout aussi déçus : ce film est bien une œuvre scénarisée dans laquelle les acteurs jouent un rôle. Ni film engagé, ni documentaire, Entre les murs s’apparente plutôt à un dispositif cachemardesque. On en sort comme on se réveille d’un rêve particulièrement pénible, avec l’impression d’avoir vécu des évènements éprouvants mais aussi avec un sentiment de soulagement. En sortant du cinéma après plus de deux heures de projection, le spectateur respire.

Il est une situation caractéristique du cauchemar : le rêveur a l’intention d’accomplir une action, mais il en est constamment empêché. Ressort comique dans la scène des fâcheux, le motif de l’empêchement suscite chez le spectateur d’Entre les murs un profond malaise. Tout se passe comme si François, le jeune professeur de français qui enseigne dans le collège Françoise Dolto, était systématiquement détourné de son projet initial et obligé de différer sans cesse le moment où il est supposé faire ce pour quoi il est là : instruire les élèves.

Deux scènes sont particulièrement symptomatiques. Dans la première, le professeur veut faire comprendre aux élèves le sens de mot « succulent » : plutôt que d’en donner la définition et d’en faire l’analyse sémantique (ce qui serait sans doute trop simple), il écrit une phrase au tableau à partir de laquelle les élèves sont censés reconstituer le sens de l’adjectif. C’est alors qu’une élève prend le professeur à partie en lui demandant de s’expliquer sur le choix du nom « Bill », sujet de la phrase. On s’indigne, on s’invective, on évoque l’origine des noms et l’odeur du cheeseburger. Quant à la définition du mot « succulent », elle est tout simplement passée à la trappe. Un peu plus tard dans le film, le professeur cherche à expliquer la règle du subjonctif imparfait. À ce sujet, les élèves ont beaucoup de choses à dire : ils savent, eux, que ce n’est pas comme cela qu’on parle dans la vraie vie, que seuls les homosexuels s’expriment ainsi et qu’apprendre tout cela ne sert pas à grand-chose.

Dans ces deux scènes, la structure est la même : les élèves font diversion en attirant l’attention du professeur sur une question parfaitement secondaire et contingente. L’objet de l’instruction se transforme alors en objet de débat. Très vite, le professeur perd la classe : il est incapable de produire la parole pleine – celle qui, par exemple, viendrait délivrer un savoir – et d’interrompre ainsi la logorrhée ambiante. Le dernier mot revient toujours à l’opinion, voire au préjugé.

Dans ce monde cauchemardesque, on en revient par conséquent toujours au même point. La structure qui domine est celle de la répétition. La fin du cours coïncide avec son point de départ : les élèves n’ont renoncé à aucune opinion, ils n’ont été délivrés d’aucune ignorance. Il n’est pas étonnant que pour certains d’entre eux, la fin de l’année scolaire coïncide strictement avec le début : ils n’ont tout bonnement rien appris. Pire : non seulement le professeur ne peut rien expliquer, mais il est sommé de s’expliquer. Car il faut bien l’avouer : ces collégiens ressemblent davantage à des Khmers rouges qu’à des élèves. Quand ils ne demandent pas au professeur de faire son autocritique, ils lui enjoignent de rendre compte publiquement de ses choix sexuels. Le spectateur est face à un monde obscène et féroce dans lequel il est devenu impossible d’instruire les élèves et où il s’agit de rééduquer ceux qui sont supposés instruire.

L’école de la diversion supplante l’école du détour. Il n’y a pas d’instruction sans un détour par l’étranger. Par la confrontation aux savoirs qui opèrent en fonction de leur propre nécessité et qui doivent, pour être compris, cesser d’apparaître comme évidents. Par la confrontation aux œuvres qui sont produites par des pensées singulières. Le seul moment où la classe est vraiment silencieuse, c’est lorsqu’une élève lit un extrait du Journal d’Anne Frank. C’est aussi le seul moment où le professeur fait aux élèves le luxe d’un détour sinon par la littérature, du moins par l’histoire. Mais la lecture du Journal d’Anne Frank n’a d’autre finalité que d’inciter les élèves à faire leur autoportrait. Outre que cette ingérence dans l’intimité des élèves est au fond tout aussi féroce que celle des élèves dans l’intimité de la vie sexuelle de François, elle les reconduit à ce qu’ils ne sont que trop. Il ne s’agissait que d’instrumentaliser une oeuvre et de tendre aux élèves un miroir. Qu’aucun élève ne se divise, qu’aucun élève ne se décentre, que personne n’oublie son Moi. Telle semble être l’affligeante devise de cette « école » qui en nie le concept puisqu’elle n’instruit pas. C’est finalement Esméralda qui infligera au professeur la leçon que son collègue d’histoire, qui s’étonnait pourtant qu’on ne lise plus en quatrième les contes de Voltaire, n’avait osé lui infliger : si elle n’a rien retenu de son année de quatrième, elle aura au moins découvert grâce à sa sœur étudiante en droit un livre dépaysant, à savoir La République de Platon.

Devant cet affligeant spectacle, on est pris d’un sentiment de nausée : d’une espèce de mal de mer, d’abord, devant ce professeur incapable de gouverner sa classe, qui est semblable au bateau ivre ballotté par les flots ; d’une espèce de dégoût, aussi, devant ces enseignants que l’on traite comme des chiens, qui ont perdu toute estime d’eux-mêmes, qui finissent par parler comme ces « jeunes » et qui ont renoncé à instruire.

Mais le sentiment de nausée finit par faire place à un sentiment d’horreur. Ce qu’il y a d’horrible, c’est que, de cette « école », on ne sort jamais. Aussi l’école d’Entre les murs n’est-elle pas une école à proprement parler : elle est un espace qui prend tout le monde au piège.

On dénonçait jadis l’école comme un lieu d’enfermement. Mais le collège Françoise Dolto n’est pas une caserne, il est pire que cela : il est un lieu indiscernable de la vie, du monde réel. Le monde du collège n’est pas une prison : c’est un espace sans extériorité.

Entre les murs nous fait comprendre a contrario quelle est la condition minimale pour que l’école soit possible. L’école ne peut exister sans une dualité topique. Elle doit être constituée comme un espace soustrait de la réalité, de la société, de la vie. Loin d’être mortifère, cette soustraction rend l’instruction possible : une parole va pouvoir se détacher du bruit ; l’ordre des savoirs va pouvoir succéder au désordre des opinions ; la raison va pouvoir conjurer la violence des passions. Mais cette soustraction est aussi la seule garantie possible contre la férocité de la psychologie : la relation entre le professeur et les élèves n’est pas une relation duelle et affective. C’est une relation qui est symbolique et médiatisée par les savoirs, ce qui suppose que chacun ignore les particularismes de l’autre. Cette soustraction rend, enfin, l’extériorité possible : il y a un moment où l’école est finie, où l’on sort des murs pour retrouver la « vraie vie ».

Alain souligne que cette dualité topique n’existe qui si l’école s’autorise de la fiction2. Les élèves ne doivent pas s’y comporter comme ils se comportent ailleurs. On peut s’autoriser une « pensée de jeu, qui choisit et limite ses problèmes ». L’erreur y trouve sa place, et elle compte pour rien.

Le monde d’Entre les murs ne garantit plus cette dualité topique qui ne peut exister sans la présence d’un Tiers, d’une institution forte. L’institution, dans le film de Laurent Cantet, n’est plus assez forte pour protéger l’espace scolaire. Du coup, l’école et la réalité finissent par devenir indiscernables. Les collégiens s’y comportent comme ils se comportent dans leur quartier. Les règles ne sont pas appliquées sous prétexte que la sanction pourrait avoir des conséquences réelles sur la vie de l’adolescent dont chacun reconnaît pourtant la gravité du comportement. Il ne s’agit pas de se conformer à des règles de politesse mais d’être vraiment sincère. Au lieu d’imposer aux élèves des exercices scolaires, on leur adresse une demande d’authenticité.

En sortant de la projection d’Entre les murs, on songe moins à Zéro de conduite de Jean Vigo qu’à l’Antre de la folie de John Carpenter. John Trent devient fou lorsqu’il comprend que ce qu’il vit, c’est le roman de Sutter Cane. La coupure entre fiction et réalité étant abolie, il n’existe plus aucun espace (aucun antre) dans lequel il pourrait se réfugier pour se protéger de la réalité, sinon la folie. Le film de John Carpenter comprend un moment de pure horreur lorsque l’on voit John Trent, qui veut fuir la ville où réside Sutter Cane, revenir toujours au même point. L’horreur, c’est peut-être précisément cela : ne pas pouvoir en sortir, être prisonnier d’un monde qui est sans extériorité. Pendant la séance d’Entre les murs, j’ai entendu un jeune spectateur qui était assis non loin de moi murmurer à plusieurs reprises : « mais pourquoi il ne le sort pas, cet abruti ? ». Il est vrai que l’on peut s’étonner de l’endurance de François. Mais il est vrai aussi que le système qui est montré est fait de telle sorte qu’aucun élève n’est jamais exclu. C’est d’ailleurs ce que François dit à une élève qui s’inquiète de ce que Souleymane va devenir : même s’il est exclu, il sera réintégré dans un autre collège. Décidément, on n’en sort jamais. Et personne ne s’en sort.

© Marie Perret, UFAL-Infos, Mezetulle 2008 et 2018.

[ Mezetulle suggère de lire aussi la critique du film La Journée de la jupe par Tristan Béal, toujours en ligne sur le site d’archives « L’école infâme (La Journée de la jupe)« ]

1 – Publié initialement sur le site de l’UFAL et repris par Mezetulle (toujours en ligne sur le site d’archives).

2 – Alain, Propos sur l’éducation, Paris, PUF, 2005, p 25.

Comment juger une réforme de l’école ?

Jean-Michel Muglioni reprend ici sa réflexion sur la nature de l’école. Au moment où une nouvelle réforme pouvait sembler prendre enfin le contre-pied de tout ce qui a été fait depuis un demi-siècle pour détruire l’école, il craint qu’une fois de plus l’idéologie du marché détermine la politique scolaire. Sur quels critères en effet juger une école ? Il faut et il suffit de considérer ce qu’on y enseigne. Qu’apprendra-t-on de la maternelle à l’université ? question à la fois politique – c’est au citoyen et non au consommateur ou au producteur de dire quelle école convient à la République – et philosophique : la définition des contenus de l’enseignement dépend de l’idée qu’on se fait du savoir, c’est-à-dire de la nourriture qui convient à l’esprit. Question qui étrangement est moins souvent posée que celle de savoir ce que doit servir une cantine scolaire.

I – Une école se juge au contenu des études qu’elle enseigne

L’école pour l’homme ou pour le marché ?

La France a le gouvernement le plus « libéral », au sens économique du terme, qu’elle ait jamais eu : sa politique se fait à la corbeille parce que sa finalité première est la croissance des investissements, d’où viendrait la création d’emplois et donc la fin du chômage de masse. Doctrine et pratique connues. Dès lors, pourquoi son gouvernement réforme-t-il l’école, sinon parce qu’il faut, pour l’emporter dans la concurrence, former des hommes compétents ? Il rappelle donc à cet effet un certain nombre d’exigences élémentaires qui depuis longtemps avaient été oubliées et même contestées, quand sous prétexte d’égalité on réduisait le plus possible le contenu des études. Il faut se réjouir de cette révolution. Le mobile « libéral » n’est pas pire que la volonté de revanche qui animait la IIIe République après la défaite de 1870 quand elle a organisé l’instruction publique.

Toutefois, il y avait alors des républicains. L’obsession de l’économie ayant anéanti tout esprit républicain, n’est-il pas inévitable que l’école en pâtisse ? Il y a entre elle et la société civile une tension inévitable. Societas civilis voulait dire en latin association de citoyens, mais société civile a pris aujourd’hui un tout autre sens, par opposition à l’État, à l’unité politique d’un peuple, et désigne essentiellement le monde du travail : l’économie. La société civile n’est plus civile que de nom : elle est presque entièrement marchande. Elle veut des producteurs et des consommateurs. L’école au contraire a pour finalité d’instruire l’enfant pour qu’il devienne un homme. L’enjeu d’une réforme de l’ensemble de l’école est donc politique. S’il ne s’agit pas de « politiser » le contenu des études, décider quelle école instituer est bien un choix politique : le choix du citoyen, non du producteur ou du consommateur. L’État est-il capable de remplir sa fonction sans se laisser dévorer par la société civile ?

Le plus grand nombre a été accoutumé à croire que la finalité première de l’école est de former les hommes pour leur fonction future dans la société civile : ce n’est pas la culture du corps et de l’esprit. On ne se plaint pas de ce que l’école a cessé d’instruire mais de ce qu’elle ne prépare pas à l’entreprise. Les politiques vont dans le même sens. Faut-il avouer que les sociétés dont la guerre était le souci premier savaient mieux prendre soin de l’éducation des hommes que celles dont le marché mondial est la préoccupation première ? Car c’est bien pour avoir des soldats que les Grecs ont défini les exercices qui conviennent au développement du corps humain…

À chaque réforme de l’école se pose donc la question de savoir si la société civile doit imposer ses exigences. Voulons-nous soumettre l’enfant à la pression sociale et lui imposer les valeurs de la société, ou au contraire déciderons-nous de lui apprendre à penser et ainsi à juger librement le monde et ce qui en lui doit être changé ? La nature du contenu des études ne sera pas la même selon qu’on aura pris le parti du marché ou celui de l’humanité. Considérons donc le contenu de la nouvelle école, et nous saurons ce qu’elle vaut.

Quelle idée du savoir ?

La mort des sections dites littéraires

Ne craignons pas l’élémentaire : l’école se définit par le contenu des études qu’elle propose. Ce contenu varie selon les époques et les attentes d’une société. La section « reine » des lycées est depuis longtemps en France celle dont le programme de mathématiques est le plus fourni. Je me souviens du temps où le « A » de la section A des terminales qui remplaçait la classe de philosophie était ironiquement appelé A privatif : beaucoup d’élèves s’y trouvaient non par vocation littéraire mais parce qu’ils ne parvenaient pas à suivre l’enseignement scientifique des autres sections. Et par-dessus le marché cette section paraissait parfois réservée aux filles, ainsi méprisées autant que les lettres. Aujourd’hui les meilleurs étudiants en lettres et en philosophie sortent de la filière dite scientifique : après avoir obtenu un baccalauréat avec souvent des notes moyennes en sciences, mais des mentions gagnées grâce aux autres disciplines, ils poursuivent des études littéraires à l’université ou en classe préparatoire aux grandes écoles. En même temps, dans la filière scientifique, bon nombre d’élèves sont incapables d’écrire en français, ce qui ne les empêche pas de devenir de brillants ingénieurs. Ainsi une filière permettant de vraies études littéraires a quasiment disparu des lycées, et l’on admet qu’un bachelier ne sache pas vraiment lire ni écrire dans sa langue. Malgré un regain d’intérêt des élèves depuis quelques années pour la terminale littéraire et ses huit heures de philosophie, la nouvelle réforme la supprime, mettant ainsi fin à une longue tradition française que nos combats avaient permis de maintenir jusqu’ici. Faut-il comprendre que cette réforme ne fait que suivre un mouvement amorcé déjà depuis longtemps ? Le discours qui la justifie est fondé sur la dénonciation de l’état des lieux en effet catastrophique. Je ne doute pas de la sincérité du ministre lorsqu’il rappelle les exigences fondamentales de l’instruction. Je demande si son discours ne cache pas, même à son insu, une politique qui va dans le sens de tout ce qui s’est fait depuis plus d’un demi-siècle et de tout se qui se fait ailleurs dans le monde, chaque fois selon les vœux du marché : la remise en cause des disciplines en tant que telles en est le symptôme le plus manifeste1.

Une fausse idée des sciences

Soit un autre exemple, à mes yeux significatif. On oppose depuis longtemps études scientifiques et littéraires. La philosophie se trouve dès lors inclassable, et ne peut que faire les frais de cette représentation idéologique des disciplines, qui repose en dernière analyse sur la réduction de la société au marché. On s’imagine en effet qu’aujourd’hui nous n’aurions plus grand-chose à apprendre des « lettres », puisque métiers et techniques de toutes sortes exigeraient une compétence scientifique. Les sciences seraient plus « modernes » que l’antique poésie ; elles auraient rendu obsolète l’essentiel des doctrines philosophiques. Ainsi Stanislas Dehaene2, fasciné, dit-il, par ses propres travaux, qui en effet ouvrent des perspectives considérables sur la médecine du cerveau, soutient qu’enfin sa science commence à voir clair dans le « mystère de la conscience » et les « énigmes » dont traiterait la philosophie. Le vieux scientisme XIXe siècle a la vie dure, qui voit dans la philosophie le passé préscientifique des sciences, ou, ce qui revient au même, le discours sur ce que les sciences ne sont pas encore capables de connaître. Or d’une part, une réelle compétence en mathématiques n’est requise que dans un nombre relativement restreint de professions. Il n’est pas rare que des ingénieurs sortis des grandes écoles n’aient besoin dans la pratique de leur métier que des quatre opérations. Et s’il est vrai par exemple que la médecine aujourd’hui suppose des connaissances scientifiques qui jusqu’à la première moitié du siècle dernier étaient à peine enseignées dans les facultés de médecine, faut-il, pour les acquérir, avoir suivi dès le lycée un enseignement scientifique particulier ? Un médecin coupé des humanités peut-il être autre chose qu’un garagiste du corps humain, ou plutôt de corps physiques et non pas humains, ni même vivants ? D’autre part la domination des sections scientifiques n’a pas pour principe l’intérêt de la rationalité scientifique. Elle repose sur une fausse idée des sciences, et d’abord sur la réduction de la vérité scientifique à l’utilité, thèse philosophique pragmatiste dominante, aussi bien chez les vrais pragmatistes que chez les penseurs qui prétendent s’élever à une connaissance supérieure à la connaissance scientifique, ou chez les irrationalistes qui avec Heidegger réduisent la science moderne à la technique et à la transformation de la nature, allant jusqu’à refuser de lui accorder l’honneur de penser. Ainsi la même idéologie peut déterminer soit une approbation, soit une condamnation de la science, d’une science chaque fois réduite à la puissance qu’elle procure. Que pratiquer une science soit une école pour la pensée, il n’en est donc pas question. C’est pourquoi il n’y a pas lieu de s’étonner que parfois, dans l’enseignement des mathématiques, on se garde bien d’élever les élèves à l’idée de démonstration3. La rigueur de la discipline intellectuelle est un obstacle au consumérisme : elle rend le cerveau moins disponible aux appâts publicitaires.

Apprendre, comprendre, et non s’informer

L’ensemble de la société (et une part de la communauté scientifique elle-même) a oublié le sens de la rationalité scientifique : elle a oublié que comprendre n’est pas un phénomène psychologique et que rien n’est plus naturel que l’évidence mathématique. Il me faut donc ici revenir sur ce que j’ai déjà dit dans Mezetulle sur la nature de l’acte d’apprendre4. Parce que l’esprit ne peut avancer selon sa vraie nature que dans certaines conditions et si ses regards se portent dans la bonne direction, il faut un enseignement. Il y a signe dans enseignement : l’enseignement des mathématiques indique par un signe la direction dans laquelle l’esprit doit se tourner pour voir par lui-même la lumière de la vérité, et en ce sens, il n’« apprend » rien à l’élève, il ne fait que l’aider à comprendre par lui-même. Les mathématiques sont le meilleur exemple pour comprendre ce que c’est qu’apprendre et savoir. Répétons-le ! Elles sont, comme l’étymologie l’indique, le savoir par excellence : ce qui s’apprend. Est mathématique ce qui dès qu’il est perçu par l’esprit s’accorde avec son attente de telle façon qu’il le comprend et par là même le sait. Aussi Platon rend-il compte de l’expérience que chacun peut faire de la compréhension du moindre théorème par la fable de la réminiscence : comprendre, c’est se ressouvenir de ce qu’on savait déjà et qu’on avait seulement oublié, ce n’est pas engranger un contenu extérieur. Apprendre alors n’est pas recevoir de l’extérieur une vérité de fait, comme on apprend une date ou l’existence d’un pays lointain. On voit aussi par là quelle distance sépare le savoir et l’information. L’historien ne se contente pas d’informer d’un fait, mais il l’établit, le situe, l’interprète.

Science et technique

Il importe donc de bien distinguer science et technique. Non qu’il faille mépriser les techniques, et à cet égard il se pourrait que notre enseignement demeure insuffisant et, comme disait Bergson, trop verbal. Mais l’efficacité technique requiert une habileté et même une sorte de génie qui est d’un autre ordre que le savoir et la rigueur démonstrative. Si l’humanité avait attendu de comprendre la combustion pour se chauffer, elle serait morte de froid. Si l’on ne commençait pas dans l’ordre des techniques et des métiers par réussir sans avoir à rendre raison de tout ce qui les rend possibles, aucun progrès ne serait possible, ni rien d’efficace. Au contraire, conduire une démonstration ou expliquer un phénomène requiert qu’on ne se contente plus de réussir sans comprendre. Vouloir pour appâter les apprentis commencer par leur dire à quoi servent par ailleurs les mathématiques, c’est une manière de leur cacher ce qui fait leur véritable intérêt. L’éveil de la rationalité suppose qu’un jour, devant l’évidence d’une démonstration, on découvre la puissance de l’esprit.

La désaffection des mathématiques

Cet oubli de leur rationalité et de leur sens est pour beaucoup dans la désaffection dont les mathématiques pâtissent aujourd’hui. On ne parvient plus à recruter assez de professeurs de mathématiques et les meilleurs mathématiciens préfèrent aller travailler dans des entreprises privées plutôt que d’affronter des classes rebelles dans des lycées où enseigner n’est pas toujours possible. Il est vrai que cette incompréhension de la nature des mathématiques n’est pas nouvelle : Alain raconte qu’un de ses professeurs de géométrie, dans les années 1880, vérifiait au tableau la démonstration de la somme des angles du triangle avec un rapporteur… Le lecteur comprendra que mon propos n’est pas nostalgique d’une époque où l’école aurait été vraiment une école ! Il repose sur une certaine idée de l’homme, celle qui a servi de principe à la volonté de sortir tout un peuple de l’analphabétisme : ainsi Condorcet considérait que tout homme, pourvu qu’il ait pu s’instruire, est capable d’exercer sa citoyenneté.

Pour un ascétisme scolaire : pour une école fondée sur l’intelligibilité du savoir

Il me faut une nouvelle fois revenir à l’essentiel, toujours oublié, c’est-à-dire à la notion d’instruction5. Instruire, au sens le plus fort du terme, c’est déterminer un ordre tel que l’élève puisse avancer pas à pas sans avoir pour comprendre à savoir autre chose que ce qu’on lui a déjà appris : il n’est besoin d’aucun prérequis, de sorte que celui-là même qui chez lui n’a pas de livre ou n’entend pas de conversations plus ou moins savantes peut suivre. L’école véritable instruit, elle est cartésienne et nécessairement ascétique, puisqu’on s’interdit d’y introduire ce qu’on ne peut pas encore comprendre. Par exemple il ne faut pas être pressé de mettre les élèves des collèges et des lycées au courant des dernières avancées de la science (sans compter que certaines seront peut-être considérées comme obsolètes demain). L’obsession du nouveau, du dernier cri, alliée à la terreur de l’obsolète – ce qu’on peut comprendre d’un entrepreneur qui pour garder un marché doit sans cesse renouveler ses produits – fait oublier que le progrès des sciences n’est pas du même ordre qu’un progrès technique. Il est sensé de jeter à la poubelle un appareil ou de le mettre au musée pour le remplacer par une machine plus « performante ». L’arithmétique élémentaire et le théorème de Pythagore ne sont pas les reliques du musée du savoir : la science contemporaine repose sur des vérités établies depuis longtemps, qu’elle n’a pas rendues obsolètes ou démodées. Lorsque Lionel Jospin, ministre de l’Éducation Nationale, a demandé qu’on révise les programmes des collèges et des lycées tous les cinq ans en raison des progrès rapides des sciences, il est certain qu’il ne concevait pas un enseignement dont la finalité soit de rendre intelligent et de préparer à la citoyenneté. C’était confondre informer et instruire. Par exemple, commencer un manuel de collège par le big-bang ou y définir dès la première page la vie à partir de la chimie de l’ADN, c’est une mauvaise plaisanterie dont j’ai déjà signalé les conséquences politiques6. L’élève ne sait pas s’orienter s’il regarde le ciel, il ne connaît pas les points cardinaux, il ne sait pas distinguer le minéral, le végétal et l’animal, etc., il n’a peut-être jamais vu un poulet qu’emballé au supermarché, mais il est « informé » du dernier cri sans disposer des médiations qui permettent de comprendre. Il sort de l’école armé de formules et de techniques qu’il a dû ingurgiter et non apprendre. Dans ces conditions, un enseignement réellement scientifique se trouve exclu, qui soit une école de la pensée. Il ne faut pas s’étonner que certains alors nous racontent que la science ne pense pas. Il ne faut pas s’étonner que l’irrationalisme l’emporte sur la raison chez des ingénieurs très diplômés, au point que certains, c’est certes le cas extrême, mettent leur puissance technique au service du terrorisme et continuent de croire que leur livre sacré dit la vérité en astronomie. On ne s’étonnera pas non plus que les élèves fuient les études scientifiques et d’abord les mathématiques : ce que Descartes appelle leur vrai usage, qui est de cultiver l’esprit, ne peut leur être présenté, sinon par des professeurs qui savent ne pas s’en tenir aux programmes et aux directives officielles.

La dérive de l’enseignement scientifique

Socrate nous a appris que faire l’effort de penser requiert que nous nous mêlions de ce qui ne nous regarde pas. Tout mon propos revient à mettre en cause une certaine conception que je dis idéologique de l’enseignement prétendument scientifique. Toutefois j’ai rencontré des collègues mathématiciens ou physiciens qui se plaignaient que leurs élèves ne comprennent pas l’énoncé des problèmes quand il est rédigé dans la langue naturelle et non pas seulement en termes techniques. Qui en effet croira qu’il est possible de faire de bonnes études scientifiques sans maîtriser le français ? On en est venu à n’apprendre aux élèves qu’à combiner des formules, de sorte qu’ils acquièrent une certaine maîtrise d’un calcul qu’ils ne comprennent pas toujours : réduire la science à son utilité ne suffit pas, il faut aussi confondre penser et calculer. Dès lors, à quoi bon apprendre le français, c’est-à-dire apprendre à écrire clairement, et même bellement ? Et à quoi bon apprendre à lire les grandes œuvres des poètes et des romanciers si l’on croit qu’il suffit d’être habile à manipuler des signes pour remplir ensuite sa fonction sociale et consommer ? L’effondrement de l’enseignement de la littérature et de la langue est fondamentalement lié à la conception idéologique des sciences qui ne voit en elles que des techniques rentables7. Ne conviendrait-il pas, pour remonter la pente – et cette fois je me mêle vraiment de ce qui ne me regarde pas ! – de revenir à la pratique d’une géométrie qui impose qu’on rédige problèmes et solutions dans la langue naturelle ? Seulement une telle exigence suppose qu’on ne suive pas les modes qui agitent aussi bien la communauté scientifique que les bavardages littéraires ou médiatiques, et surtout qu’on ne soit pas pressé. La loi première d’une véritable école est de retarder toujours l’enseignement d’une vérité jusqu’au moment où l’élève est en mesure de le comprendre en fonction de ce qu’il a déjà appris. La méthode cartésienne est d’abord un remède contre la précipitation. Rousseau l’avait compris, et son Émile ne pourrait passer aux yeux de nos réformateurs que pour un retardé.

La vraie pédagogie

Ne pas faire comme si les résultats de millénaires de recherche allaient de soi

Ainsi il arrive plus souvent qu’on ne l’imagine que celui qui ne comprend pas tout de suite une démonstration mathématique ait raison : sa résistance n’est pas de la bêtise, mais l’expression d’une volonté de comprendre et une sorte de maladresse qui précisément lui évitent d’avancer sans comprendre, pendant qu’un autre, brillant manipulateur de symboles, galope sans se poser de questions. Trop souvent ce qu’on dit scientifique est présenté comme allant de soi, ce qui n’est vrai que psychologiquement pour certains esprits ou plutôt certaines imaginations : d’habiles praticiens sont incapables de voir que celui qui ne comprend pas a raison. Enseigner, c’est d’abord comprendre que l’élève ne comprend pas et prendre au sérieux ses blocages et ses erreurs. Par exemple, admettre que la loi de la chute des corps suppose qu’on fasse abstraction de ce que tout le monde éprouve lorsqu’on porte un corps, c’est-à-dire de sa lourdeur, cela ne va pas de soi. Il faut donc expliquer pourquoi on en est venu à ne prendre en considération, pour étudier un tel phénomène, que les notions mathématiques d’espace et de temps. Je me souviens de l’avoir compris en lisant Galilée et non pas mon livre de physique… Alors et alors seulement le sens de l’expérimentation peut apparaître. Alors et alors seulement on comprendra que les corps ne tombent pas parce qu’ils sont lourds mais nous paraissent lourds parce qu’ils tombent. Trop souvent l’introduction hâtive de la notion – newtonienne – d’attraction ne fait que conforter le préjugé de la lourdeur. Ou encore, est-il facile de comprendre que la notion physique de force n’a rien à voir avec ce que nous appelons force lorsque nous disons qu’un homme est plus fort qu’un autre et peut porter un poids plus lourd ? Or j’ai vu un manuel de physique qui pour introduire la notion de force représentait un homme nu (décemment !) avec un gros biceps et une flèche orientée vers le bas de sa main, sous laquelle était écrit : la force… Oublier que les résultats qui paraissent aujourd’hui aller de soi ont été conquis de haute lutte pendant des siècles ne peut que raviver préjugés et superstitions. Il importe donc de montrer quels obstacles la raison a dû vaincre pour s’imposer, ce qui suppose que l’enseignement des sciences comprenne celui de l’histoire des sciences.

La difficulté de la pédagogie en général

Pour qui veut enseigner la discipline qu’il pratique, toute la difficulté est de distinguer les vraies et les fausses évidences. Car il arrive qu’on oublie que ce que l’habitude fait tenir pour évident ne l’est pas ou même n’est qu’un préjugé. Le regard de mes élèves m’a appris que lorsque j’utilisais l’expression de subjectivité transcendantale, par exemple, ce n’est pas tant le second terme qui les arrêtait que le premier : ils comprenaient que dans ce contexte transcendantal renvoie à ce qui rend possible une connaissance a priori, car il m’était paru évident de m’arrêter sur ce terme « technique », mais ils ne voyaient pas en quoi cela pouvait être subjectif. Ils avaient raison : le français des philosophes a donné au terme subjectivité un sens qu’il peut avoir naturellement en allemand, et qui désigne le caractère de sujet, ou de je, du sujet connaissant et non plus la subjectivité des goûts et des couleurs, comme le veut l’usage ordinaire du terme. L’incompréhension des élèves ne venait pas de mon manque de psychologie, mais de ce que j’avais une maîtrise insuffisante de mon propre savoir, ayant oublié sur un point essentiel que les mots ne pouvaient pas avoir pour mon auditoire le même sens que pour un lecteur habitué aux traductions françaises de la Critique de la raison pure. La nécessité de s’expliquer contraint le maître à s’assurer qu’il se comprend lui-même. Les plus grands philosophes savaient qu’on est plus sûrement jugé par ses étudiants que par ses pairs et ne méprisaient pas l’enseignement : si l’on consulte les notes des étudiants qui se pressaient au cours de Kant à l’université de Königsberg, on verra qu’il était un instituteur de la philosophie.

Ainsi, de l’école primaire au lycée, nous avons besoin d’instituteurs qui sachent retrouver l’élémentaire. Toute la difficulté de la pédagogie est d’ordre scientifique au sens le plus fort du terme : il ne suffit pas de pratiquer habilement une science, il faut être capable d’y distinguer ce qui est évident et ce qui au contraire requiert des médiations pour être compris, quoique, pour qui l’a pratiquée, ce soit devenu évident, mais en un autre sens cette fois. Se mettre ainsi chaque fois à la place du débutant, sans rien présupposer, de telle sorte qu’il puisse réellement comprendre et suivre, exige une rigueur à la fois intellectuelle et morale. Par là nous retrouvons une certaine idée de la science, celle de Platon : la science au sens le plus fort du terme n’est pas pour lui un savoir extérieur n’engageant pas l’esprit, ni une habileté ou un art ignorant ses propres présupposés, mais le savoir en même temps savoir de soi, qui s’appelle philosophie. En ce sens il est vrai de dire que se consacrer à l’enseignement de l’arithmétique élémentaire peut être plus philosophique que se complaire dans les exercices de haute voltige sans jamais avoir à se remettre en question. Cette seule remarque suffit pour comprendre l’intérêt d’une classe de philosophie, qui permette à un étudiant de s’interroger une fois en sa vie sur le sens de ce qu’il a appris. Et de la même façon, on comprend que la suppression de la section qui accordait à l’enseignement de la philosophie un horaire substantiel ne soit pas un accident.

La difficulté de l’enseignement littéraire

Il y a une difficulté spécifique de l’enseignement littéraire. Il faut qu’un amoureux de Baudelaire qui est dans Les Fleurs du mal comme un poisson dans l’eau admette que la poésie ne va pas de soi, et qu’il trouve une manière d’y conduire celui qu’elle ennuie à mourir. Ou bien, s’il ne s’adresse qu’à ceux qui ont déjà compris, le métier de professeur ne sert à rien. Et il est plus facile de trouver une voie qui mène à la compréhension d’une loi physique ou d’un théorème mathématique, et même d’une analyse philosophique, que de conduire par la main un élève qui s’est toujours ennuyé à lire et que la poésie peut même faire rire : il faut pour cela du talent et une certaine force de conviction. À cette condition seulement le contenu de l’enseignement cesse d’être un signe de reconnaissance sociale. Mais il est plus confortable d’enseigner les mathématiques à ceux qui comprennent avant même qu’on leur explique qu’à ceux qui y sont d’abord rebelles, il est plus confortable de lire entre soi les grandes œuvres littéraires que de les rendre accessibles à ceux qui y sont d’abord étrangers. J’ajoute que la richesse d’un poème ou de tout texte riche de sens n’est pas du même ordre que l’évidence mathématique : l’enfant peut réciter un poème dont il ne comprend pas tout, et où toute sa vie il découvrira de nouveaux harmoniques qu’il n’avait auparavant jamais perçus. C’est pourquoi des pages en effet trop difficiles pour leur âge doivent pourtant être lues et apprises par les plus jeunes. Je ne fais ici que signaler en passant une difficulté majeure : certains contenus conservent, même dans l’enseignement le plus élémentaire et le plus progressif, une richesse qui ne se révélera pleinement que plus tard, par un travail d’approfondissement. Il ne faut donc pas en vouloir à l’école si l’on découvre vingt ans après en être sorti la beauté d’une œuvre dont on n’avait d’abord pas vu tout l’intérêt.

Cultiver l’esprit, finalité de la culture

Si donc j’avais à réformer l’école, j’y organiserais un enseignement scientifique et littéraire qui aurait pour finalité la culture de l’esprit et non pas d’abord la bonne marche des entreprises ou la réussite dans une carrière. Un tel enseignement doit être universel et non spécialisé. Je ne doute pas que par cette voie élèves et étudiants deviendraient capables d’apprendre tout ce qui est nécessaire à la pratique de leurs métiers tout au long de leur vie. Je ne doute pas non plus de l’échec assuré d’un enseignement dont la finalité première serait de préparer au marché, non seulement parce qu’il serait toujours en retard sur la transformation des métiers, mais parce qu’il n’ouvrirait pas l’esprit et distillerait un tel ennui que le plus grand nombre n’apprendrait rien.

Conclusion

Aucune école n’a sans doute jamais pleinement correspondu à cet idéal et à l’idée de l’enseignement que j’ai formulée. Les réformes du « système éducatif » les ont depuis plus de cinquante ans systématiquement remis en cause. L’école ne peut redevenir l’école que si l’ensemble de ses acteurs s’accorde sur ce que c’est que savoir et apprendre, et donc sur le contenu de l’enseignement. La question de savoir si elle est républicaine ou libérale sera alors secondaire : ses professeurs dont Descartes faisait l’éloge, les Jésuites du XVIIe siècle, n’étaient pas républicains, mais ils instruisaient leurs élèves et par là les rendaient plus libres que ne le fait aujourd’hui ce qu’on ose encore appeler l’École de la République. Dans l’enseignement comme en toutes choses, l’essentiel est le contenu. Du contenu dépend la méthode et le sens même de ce qu’on fait. Dites-moi ce que vous voulez qu’apprennent les élèves des écoles, des collèges et des lycées, et je saurai si vous en ferez des hommes ou des rouages de la production, des êtres libres ou des esclaves.

Un double critère permet de juger l’école : le contenu enseigné et la volonté de l’enseigner à ceux-là mêmes qui y sont rebelles ou étrangers. L’enseignement scientifique doit d’abord s’adresser à ceux qui ne se destinent pas aux sciences ou à des fonctions qui demandent une certaine compétence scientifique, l’enseignement littéraire d’abord à ceux qui y sont étrangers, quelles qu’en soient les raisons. Quel ministre osera faire en sorte que les prétendus scientifiques soient contraints d’apprendre le français et d’acquérir une culture littéraire ? Lequel osera de la même façon faire en sorte qu’un élève déjà porté vers les lettres et les langues anciennes ou modernes puisse suivre un enseignement scientifique conséquent, qui non seulement lui permette plus tard d’aborder à l’université des filières scientifiques ou médicales, mais lui donne une culture scientifique même et surtout s’il se consacre ensuite aux lettres ou au droit ? Quelle association de parents d’élèves et quels syndicats d’enseignants accepteraient une telle exigence ? Il est vrai qu’un tel projet est révolutionnaire : il repose sur une certaine idée du savoir et de l’humanité, et il exige des maîtres et des professeurs une profonde conviction. Mais contrairement aux apparences, beaucoup d’entre eux ont cette conviction, malgré les réformes entreprises depuis plus d’un demi-siècle et les pressions de la société civile. Ils ont perdu leur autorité parce que le savoir n’est plus considéré comme ce qui permet à l’homme de devenir lui-même, mais seulement comme un moyen de servir la production et le commerce. Leur autorité ne sera pas restaurée tant qu’on continuera de subordonner le savoir aux nécessités du marché. Tant que les clercs eux-mêmes oublieront ce que c’est que savoir.

Note sur l’apprentissage

Pour éviter tout contresens sur mon propos, j’ajoute que l’organisation d’apprentissages est nécessaire, peut-être surtout dans le cadre des entreprises elles-mêmes, à condition que les apprentis y soient des apprentis et non des personnels au rabais, comme les stagiaires aujourd’hui, à condition qu’ils puissent recevoir aussi un enseignement général, et qu’il y ait comme on dit des passerelles qui leur permettent de reprendre des études quand ils en auront la volonté, même après vingt ans de métier. À condition enfin que ce qu’on appelle la formation ne soit pas d’abord profitable aux officines qui l’organisent. Et d’une manière générale, s’il y a bien lieu d’organiser des formations professionnelles, il ne faut pas confondre la finalité d’une école publique, à savoir la formation de l’esprit, et les nécessités du marché, confusion qui peut aller jusqu’à subordonner la recherche scientifique elle-même à des impératifs qui n’ont plus rien de commun avec la recherche de la vérité. Car, contrairement à la bien-pensance d’une certaine école philosophique, ce n’est pas la volonté de vérité qu’il nous faut craindre !

Note sur l’université

La même confusion ruine l’université : il y a une différence de nature entre une université au sens premier du terme, où les études n’ont d’autre but que le savoir, et des établissements où les études sont déterminées par le marché. Par exemple, que deviendrait un enseignement de l’histoire dans une université dont les activités seraient non seulement orientées en fonction du marché, mais payées par les entreprises ? Des établissements dont la finalité est le marché sont nécessaires, et il n’y a rien de déshonorant à y enseigner et à y faire des études ; il est même bon qu’une part de la recherche y soit organisée. Mais quand il n’y a plus d’université où les lettres, les langues anciennes, l’histoire, la philosophie, et toutes les sciences peuvent être étudiées pour elles-mêmes, c’est la barbarie. Relisons ce que Descartes disait de la philosophie – le mot philosophie désignant alors tout le savoir humain : « puisqu’elle s’étend à tout ce que l’esprit humain peut savoir, on doit croire que c’est elle seule qui nous distingue des plus sauvages et barbares, et que chaque nation est d’autant plus civilisée et polie que les hommes y philosophent mieux ; et ainsi que c’est le plus grand bien qui puisse être en un État que d’avoir de vrais philosophes »8.

 

II – La leçon de Descartes et de Rousseau

L’exemple de Descartes

Son jugement sur les mathématiques de son temps

On se souvient généralement que Descartes, dans son Discours de la méthode, pour bien conduire sa raison, et chercher la vérité dans les sciences, considère les mathématiques comme la seule discipline scientifique qu’il ait apprise dans le meilleur collège d’Europe : la seule qui parvienne au vrai et ne s’en tienne pas comme les autres au vraisemblable. Mais on oublie que l’éloge qu’il fait alors des mathématiques telles qu’elles sont pratiquées de son temps est plus que réservé : « les mathématiques ont des inventions très subtiles et qui peuvent beaucoup servir, tant à contenter les curieux, qu’à faciliter tous les arts et diminuer le travail des hommes ». Et certes il soutiendra lui-même dans la dernière partie de l’ouvrage qu’une des raisons qui l’ont persuadé de le publier est que la nouvelle science qu’il veut fonder permettra de diminuer le travail des hommes grâce aux techniques qu’elle permet d’inventer. Mais il ne voit pas là ce qu’il appelle le vrai usage des mathématiques. Leur utilité fondamentale n’a rien de commun avec « des inventions très subtiles [] qui peuvent beaucoup servir… à contenter les curieux ». Il écrit : « je me plaisais surtout aux mathématiques à cause de la certitude et de l’évidence de leurs raisons » : parce que ce qu’on y affirme est toujours montré à partir d’une proposition déjà connue, c’est-à-dire démontré, les mathématiques sont le seul cas où l’on sait vraiment ce qu’on dit. La formulation cartésienne de cette idée est célèbre :

« Ces longues chaînes de raisons, toutes simples et faciles, dont les géomètres ont coutume de se servir pour parvenir à leurs plus difficiles démonstrations, m’avaient donné occasion de m’imaginer que toutes les choses qui peuvent tomber sous la connaissance des hommes s’entresuivent en même façon, [….] ».

Mais Descartes écrit aussi des mathématiques : « [] je ne remarquais point encore leur vrai usage, et, pensant qu’elles ne servaient qu’aux arts mécaniques, je m’étonnais de ce que, leurs fondements étant si fermes et si solides, on n’avait rien bâti dessus de plus relevé ». Autrement dit, les mathématiques reposent sur des fondements tels qu’ils devraient pouvoir porter l’édifice d’un savoir certain et évident qui ne se réduise pas aux curiosités mathématiques, et qui ne serve pas seulement aux arts mécaniques et à la fabrication de machines de guerre. Sur ces fondements (et non sur les mathématiques) devrait pouvoir s’élever tout ce que l’entendement humain est capable de connaître clairement et distinctement. C’est pourquoi Descartes entreprend d’abord de réformer les mathématiques elles-mêmes de telle sorte qu’elles ne soient pas seulement faites d’inventions subtiles qui procèdent de l’imagination plus que de la raison.

Le jeune Descartes avait pratiqué « la géométrie des anciens » et « l’algèbre des modernes ». Cette géométrie, dit-il, ne peut « exercer l’entendement sans fatiguer beaucoup l’imagination », et pour l’algèbre, « on s’est tellement assujetti en la dernière à certaines règles et à certains chiffres, qu’on en a fait un art confus et obscur qui embarrasse l’esprit, au lieu d’une science qui le cultive ». Il juge donc que les mathématiques qui ont éveillé en lui la conscience de rationalité ne sont pas assez rationnelles : elles ne permettent pas d’apprendre à bien conduire sa raison. Les formulations de la quatrième des Règles pour la direction de l’esprit sont plus sévères encore :

« C’est qu’en vérité rien n’est plus vain que de s’occuper des nombres abstraits et des figures imaginaires, au point de sembler vouloir se contenter de connaître de pareilles bagatelles ; rien n’est plus vain non plus que de s’appliquer à ces démonstrations superficielles, que l’on trouve plus souvent par hasard que par savoir-faire, et qui sont du ressort des yeux et de l’imagination plus que de l’entendement, au point de se déshabituer en quelque sorte d’user de sa raison » 9.

On peut lire encore dans la règle IV : « nous voyons très souvent ceux qui ne se sont jamais souciés d’étudier porter des jugements bien plus solides et bien plus clairs sur ce qui se présente à eux, que ceux qui ont passé tout leur temps dans les écoles »10, ce qui vise la scolastique, mais la lettre à Mersenne du 11 novembre 1639, dit la même chose des géomètres de Paris qui « pensant avoir bon esprit, sont souvent moins capables de raison que les autres ». Qu’en est-il 400 ans plus tard ? Dans la plupart des domaines l’enseignement n’avance pas par ordre : au lieu de s’assurer qu’à chaque pas chacun comprend, il déverse une multitude d’informations hétérogènes, et le savoir éparpillé en « savoirs » perd toute intelligibilité. C’est pourquoi les plus diplômés souvent ne savent pas raisonner plus droitement que les plus ignorants, et même, dans la conduite de leur vie et la pratique de leurs métiers, ceux-ci sont parfois plus raisonnables que les prétendus savants. On imagine quelle confusion l’interdisciplinarité ajoutera au désastre présent si l’élève combine des résultats qui ne seront pour lui que des recettes, puisqu’il n’aura pas suivi méthodiquement la démarche par laquelle chaque science particulière les établit et qui seule leur donne un sens.

Le véritable usage des mathématiques selon Descartes

Mais suivons l’analyse cartésienne : elle permet de comprendre qu’il ne faut pas accuser de la défaite de la pensée la rationalité scientifique mais une fausse idée de la science. Les mathématiques telles qu’elles sont en 1619 ne sont pas pour Descartes le modèle de la rationalité, mais la seule science à l’occasion de laquelle il dit s’être élevé à l’idée de la rationalité : il présente sa Géométrie comme une réforme des mathématiques qui les conforme à cette idée. On peut s’étonner qu’elle soit absente de tout le reste de son œuvre scientifique : Descartes ne fait pas usage de cette géométrie analytique dans sa physique. C’est qu’elle était pour lui le terrain d’exercice qui permet de s’accoutumer à penser selon la raison, de cultiver l’esprit, l’école qu’il s’est donnée à lui-même pour apprendre à penser. Son intérêt pour les mathématiques, tel qu’il est formulé dans les Règles pour la direction de l’esprit et le Discours de la méthode a pour principe une idée philosophique du savoir qu’il faut dire d’abord pédagogique, et qui est inséparable d’une idée métaphysique et morale de l’homme, que toute sa philosophie développera. Si elle est loin d’exclure le projet d’une science liée à l’industrie, elle a d’abord pour finalité d’apprendre à juger au lieu de préjuger, à penser selon la raison et non selon la sensibilité et les passions. À l’école, le véritable usage des mathématiques ne saurait être la technique et l’industrie. L’idée d’une rationalité dont le sens se réduirait à rendre l’homme maître et possesseur de la nature est un contresens sur l’idée cartésienne de la raison, plus qu’un contresens, une interprétation qui la trahit délibérément. Il suffit peut-être de rappeler que la célèbre formule de Descartes ne dit pas que l’homme peut devenir maître et possesseur de la nature, mais « comme maître et possesseur de la nature » : il faut le répéter, un homme qu’on dit « comme mort » n’est pas mort. Subordonner la transformation de la nature à la nouvelle science signifie pour Descartes agir selon ce qu’on comprend réellement et non subordonner le savoir à l’efficacité technique et soumettre la recherche scientifique à l’industrie11 : la connaissance scientifique chez lui s’inscrit encore dans une sagesse. Descartes est ici philosophe au sens antique du terme.

Le formalisme algébrique

On dira que le rapport des mathématiques et des sciences n’est pas aujourd’hui celui qui caractérise la science cartésienne. Il a fallu que les sciences se diversifient et nous avons à mettre en œuvre des techniques dont l’invention et l’usage requièrent des connaissances mathématiques, physiques, chimiques, etc. Il est quasiment impossible qu’un même homme puisse maîtriser toutes les connaissances sur lesquelles reposent les techniques qu’il utilise. Faut-il pour autant oublier la signification pédagogique des mathématiques telle qu’elle est reconnue par Descartes ou par Platon inscrivant à l’entrée de son école : nul n’entre ici s’il n’est géomètre ? Faut-il considérer que nous n’avons pas besoin aujourd’hui, en raison du progrès des sciences et des techniques, d’un enseignement des mathématiques dont la finalité soit la culture de l’esprit ?

Descartes nous avertit qu’une certaine façon de pratiquer les mathématiques ne remplit pas cette fonction. Ainsi sa géométrie analytique s’est au cours du temps réduite à un calcul sur les signes, efficace, mais application aveugle de règles : l’habileté dans la manipulation de signes fait son efficacité, sans qu’il faille que nous ayons une conception claire et distincte des relations que le calcul permet d’établir. Cette « domination folle » de l’algèbre a été diagnostiquée par Auguste Comte, et cette « usurpation » ou « utopie algébrique »12 explique en partie que les élèves de nos écoles puissent résoudre brillamment les problèmes de mathématiques qu’on leur soumet sans savoir écrire en français ni même comprendre vraiment le rapport qu’il y a par exemple entre une équation et une figure. Des bacheliers de qualité sont étonnés d’apprendre que les propriétés de la parabole ont été trouvées géométriquement plus de deux mille ans avant de l’être algébriquement.

La critique cartésienne du formalisme de la logique scolastique vaut pour un certain style d’enseignement des mathématiques : ces logiciens, « en prescrivant [à la raison humaine] certaines formes d’argumentation, qui concluent avec une telle nécessité que la raison qui s’y confie a beau se dispenser, se mettant en quelque sorte en vacances, de considérer d’une manière évidente et attentive l’inférence elle-même, elle peut aboutir tout de même à une conclusion certaine par la seule vertu de la forme » 13. De même, l’habileté à manipuler des signes met en congé, en vacances ou au chômage la raison et accoutume à avancer sans avoir besoin de comprendre. Alors les mathématiques, et c’est à certains égard leur force, sont devenues une technique, mais ce ne sont plus des sciences pour celui qui les emploie ainsi : il peut être remplacé par une machine. Que veut au contraire Descartes ? « […] ayant pour principal souci d’éviter que notre raison ne reste en chômage le temps que nous cherchons la vérité sur quelque sujet, nous rejetons ces trop fameuses formes d’argumentation comme contraires à notre propos, et nous recherchons bien plutôt tous les auxiliaires qui peuvent maintenir notre pensée à l’état d’attention » 14.

L’exemple de Rousseau

Ces réflexions nous mettent en garde contre une dérive possible de l’enseignement des mathématiques et même de tout enseignement. Il y a une façon d’enseigner les mathématiques qui en fait un jeu pour les habiles sans exercer l’intelligence et qui rebute les moins habiles, lesquels pourtant ne sont pas plus bêtes. Ainsi Rousseau, autodidacte, confesse15 : « Je n’ai jamais été assez loin pour bien sentir l’application de l’algèbre à la géométrie ». On dira qu’il n’était pas aussi doué pour cette science que pour la philosophie ou le grand style. Mais il ajoute :

« Je n’aimais point cette manière d’opérer sans voir ce qu’on fait, et il me semblait que résoudre un problème de Géométrie par les équations, c’était jouer un air en tournant une manivelle. La première fois que je trouvais par le calcul que le carré d’un binôme était composé du carré de chacune de ses parties et du double produit de l’une par l’autre, malgré la justesse de ma multiplication, je n’en voulus rien croire jusqu’à ce que j’eusse fait la figure »16.

Le carré d’un binôme (a+b)2 est composé du carré de chacune de ses parties a2+ b2 et du double produit de l’une et de l’autre : 2ab, ce qu’on peut déterminer par le calcul, simple manipulation des signes, et c’est un des premiers exercices de l’algèbre. Mais c’est bien « jouer un air en tournant la manivelle », c’est-à-dire mécaniquement, sans être pour rien dans sa production, sans le chanter, sans que sa musicalité soit dans notre esprit le principe de sa production. Alors on ne pense pas plus qu’on ne fait de la musique en tournant la manivelle d’un orgue mécanique. Au contraire construire un carré à partir d’un segment de droite composé de deux segments a et b permet de voir immédiatement de quoi il s’agit, et voir ici, c’est comprendre. J’ai vu des étudiants qui plusieurs années après le baccalauréat le découvraient avec étonnement et admiration.

Descartes avait inventé sa géométrie analytique pour soulager l’imagination et donner à la raison une plus grande place ; il n’avait pas prévu que son efficacité comme pur calcul, si considérable et si irremplaçable, deviendrait elle aussi un moyen de mettre la raison en congé, comme il le dit de la logique scolastique. Simone Weil, dès son diplôme d’études supérieures17 – sa maîtrise -, avait vu le problème posé par la géométrie de Descartes et remarquait que sa postérité lui semblait contraire à l’exigence cartésienne de raison. Quand en effet le calcul remplace la démonstration, et que tout ce qu’elle a de « monstration » disparaît, les sciences tendent à n’être plus que des ensembles de « formules commodes » : formules magiques dont l’emploi peut rapporter gros et dont ceux qui en font usage ne savent pas toujours ce qu’elles veulent dire. Et dans ces conditions il vaut mieux remplacer le mathématicien par un ordinateur…

Conclusion

Le dessein cartésien de toujours voir clair sans jamais avancer en aveugle limite sérieusement le pouvoir d’investigation des sciences et des techniques. S’en tenir à ce qu’on comprend, c’est par exemple refuser les démonstrations par l’absurde parce qu’elles établissent la vérité d’une proposition sans en donner la raison, puisqu’elles prouvent seulement l’impossibilité de la contradictoire. Un pur cartésianisme exigerait une pratique ascétique des mathématiques. On comprend que la recherche scientifique et technique ne puisse s’en contenter. Mais n’est-ce pas précisément cette rigueur scientifique, quelque frustrante qu’elle soit, qui seule permet de cultiver l’esprit, pour reprendre la formulation de Descartes ? N’est-ce pas ce à quoi devrait s’en tenir une véritable école ?

 

III – L’intérêt

L’école est faite pour apprendre aux hommes à découvrir l’intérêt du vrai et du beau. La pédagogie qui veut qu’on demande aux élèves à quoi ils s’intéressent avant de les instruire l’a ruinée. Cet exemple permet de comprendre en quoi consiste l’idéologie du marché qui a emporté la société tout entière et dont le harcèlement publicitaire est la vérité.

Intéresser au contenu du savoir

Dans tout enseignement, comme pour l’apprentissage de la musique ou des beaux-arts en général, seul l’intérêt du contenu peut donner le désir d’apprendre. Si dès le commencement la beauté de la musique n’est pas révélée à l’apprenti, ne serait-ce que par une simple chanson populaire, n’apprendront que les bêtes à concours ou les enfants qui chez eux entendent de la musique. Ainsi il importe que les plus petits apprennent par cœur des poèmes et que le maître sache les réciter ou fasse entendre la voix de bons acteurs. De même, il existe beaucoup de jeux qui révèlent les étonnantes combinaisons des nombres ou de certaines figures géométriques, à partir desquels il est possible de faire naître l’intérêt pour la pratique des mathématiques qui pourra alors, comme le disait Descartes dans sa dixième règle pour la direction de l’esprit, développer l’esprit. Car ce développement exige plus d’exercices que celui du corps. Comme l’entraînement physique il est rébarbatif tant qu’on ne s’y est pas adonné. Dans tous les domaines, l’intérêt ne peut naître et se renforcer que d’une pratique assidue18. Une part d’ennui est inévitable et précisément la discipline scolaire apprend à surmonter cet ennui et ainsi à s’intéresser à ce par quoi l’on n’était pas d’abord naturellement ou socialement intéressé. La grande illusion psychologique et pédagogiste est de croire qu’il faudrait partir de ce qui intéresse l’élève, de ses motivations, comme on dit, au lieu qu’instruire et enseigner, c’est lui apprendre à s’intéresser à ce dont normalement il n’a pas encore idée.

Intérêt voulu et intérêt subi

Il faut ici réfléchir sur la notion d’intérêt et distinguer au moins deux sortes d’intérêt, l’intérêt passif ou subi et l’intérêt actif, volontaire.

L’intérêt subi affecte (c’est un affect, au sens latin de ce terme, qui a été récemment importé en français à partir de l’allemand Affekt par les traducteurs de Freud) chacun selon son tempérament et ses dons, selon son environnement social et familial : c’est lui qui fait l’intérêt de ce par quoi on est alors intéressé. Passif, il paraît libre et actif parce qu’il est subjectif et semble venir de nous-mêmes, mais il est le produit de déterminations physiologiques, psychologiques, sociologiques, etc. Il est le moteur de la publicité, qui elle-même le nourrit sans cesse et partout, il est le moteur de l’économie et de toutes les démagogies, et le cercle irrationnel du marché culmine dans la cupidité. Les plus pauvres aussi y sont pris. Tel est l’intérêt de celui qu’on dit intéressé en un sens péjoratif.

Au contraire, lorsqu’on dit d’un homme qu’il s’intéresse à la peinture ou à la physique, il s’agit d’un intérêt d’un autre ordre. Cet intérêt actif et non passif a pour fondement en celui qui l’éprouve l’intérêt effectif des choses pour lesquelles il vaut la peine qu’on décide de prendre parti : mon intérêt procède alors de l’intérêt de la beauté, de la vérité, il a pour fondement la valeur effective de ce à quoi je m’intéresse. Par là l’homme cesse de n’être que ce que son tempérament ou son mode de vie fait de lui. Il se passionne pour les grandes choses. Cet intérêt ne peut naître que si l’on s’en donne la peine. Il suppose une école, une volonté de se cultiver. Alors l’homme s’élève au-dessus du règne des besoins, quand, au contraire, l’intérêt subi l’abaisse. Qu’un homme mange à sa faim ne suffit pas pour qu’il vive humainement, il lui faut découvrir d’autres exigences que les désirs qui tiennent en lui à sa part animale.

Hiérarchie des valeurs ou nihilisme ?

Seulement, distinguer ainsi un intérêt psychologique, irrationnel, serf, et un intérêt libre qui peut aller jusqu’à l’enthousiasme pour ce qui est grand, distinguer d’un côté un intérêt qui ne fait qu’exprimer la subjectivité des passions, des affects, de l’autre un intérêt qui est une passion en un autre sens, une passion qui va dans le sens de ce que la raison exige, une telle distinction présuppose qu’il y a des œuvres et des activités plus « intéressantes » que d’autres, plus nobles, objectivement meilleures et propres à nourrir l’esprit, par lesquelles se définit précisément la culture. Cette hiérarchie est aujourd’hui honnie, parce qu’elle ne fait pas de l’argent la valeur suprême. On comprend en effet que le primat de l’intérêt entendu au sens économique signifiant que le profit est l’unique critère sur lequel juger une activité humaine, l’idée même qu’on puisse s’intéresser à une grande cause, à la littérature, aux mathématiques, etc., l’idée d’un intérêt « désintéressé » paraît dérisoire. Si les grands peintres, par exemple, ont parfois su s’enrichir au service des rois, la valeur de leur œuvre est d’un autre ordre que leur cote sur ce marché de l’art. Lorsque seul compte le prix marchand, n’a de valeur que ce qui rapporte et s’achète, et au jeu des enchères, tout devient équivalent : n’est-ce pas en effet pour permettre d’échanger des choses hétérogènes comme du pain et des chaussures qu’il a fallu inventer la monnaie ? Ainsi un tableau de maître devient un placement pour une grande banque au même titre que des actions. Alors le marché, sous couleur de démocratie, laisse libre cours à la subjectivité des goûts et des opinions, c’est-à-dire à ce que j’ai appelé l’intérêt subi. La statistique des films ou des séries les plus vus, celle des chansons les plus écoutées font la loi : le nombre de ventes est l’unique critère de valeur. Il est dans la nature des choses que là où règne l’argent, tout soit relatif et qu’il devienne indécent d’avoir en matière de goût ou dans n’importe quel domaine un peu d’exigence. Alors la musique est remplacée par les musiques ; la culture par la diversité des cultures, et, comme je l’ai déjà dit19, on renonce à parler de Racine à un élève parce que Racine n’est pas de son quartier : il faut interdire l’accès à la culture au nom du multiculturalisme. C’est un égalitarisme paradoxalement lié à l’idéologie libérale : toute distinction, toute hiérarchisation entre les plus grandes œuvres et les autres, la moindre exigence dans la correction de la langue, passent pour la volonté d’une élite d’enfoncer le peuple. Ainsi exiger qu’un candidat au baccalauréat sache s’exprimer en français est considéré comme une atteinte à l’égalité. Le communautarisme et la mondialisation vont de pair et se renforcent l’un l’autre. Sur une planète réduite au marché où tout est égal sauf les comptes en banque20, règne l’intérêt subi qui conduit tout droit au nihilisme : quand tout se vaut, distinguer le beau et le laid, le vrai et le faux, le juste et l’injuste n’a plus aucun sens. Faut-il s’étonner que dans ces conditions des jeunes gens abandonnés ne sachent pas ce qui présente un véritable intérêt et qu’ils croient le premier charlatan ou le plus fanatique ?

 

Notes

3 – Il est vrai aussi que l’égalitarisme pédagogiste a fait tenir pour exorbitante et contraire aux « droits de l’enfant » toute exigence proprement scientifique. Il est un des éléments de cette idéologie « libérale » contre laquelle une politique économique libérale doit paradoxalement lutter pour former des hommes capables de l’emporter dans la concurrence mondiale. Cf. Mezetulle passim et dernièrement  l’article de Sébastien Duffort « Les pédagogies innovantes : heurts et malheurs« .

4 – Voir sur Mezetulle « Instruire d’abord ! » et sur l’ancien site « L’éducation par l’instruction ».

5 – Cf. sur Mezetulle, voir les références de la note précédente ainsi que, sur l’ancien site L’école et l’entrepriseLa morale de l’instruction, etc.

6 – Cf. sur l’ancien site Mezetulle « Pouvoir et opinion« .

7 – Mes collègues étrangers font le même constat chez eux. La dégradation de l’enseignement de la langue maternelle et de l’écrit est partout patente. Les bons étudiants en mathématiques qui savent à peine lire et écrire ne sont pas atteints de je ne sais quelle invalidité. Ils sont ainsi démunis parce que jamais personne ne les a contraints à apprendre à lire et à écrire comme on apprend les mathématiques, c’est-à-dire en sanctionnant une progression et en refusant le passage en classe supérieure à celui qui n’a pas montré qu’il en était capable. Sélectionner sur l’aptitude à résoudre des problèmes de mathématiques en laissant passer des illettrés a-t-il un sens ? La nouvelle génération n’est pas plus incapable que les autres, et si dans les entreprises on se plaint de l’incapacité des diplômés à écrire en français, ce n’est pas dû à un changement génétique ou social : on a tout simplement refusé de leur apprendre leur propre langue. Il va de soi depuis trop longtemps qu’on n’a pas à se donner la peine de travailler le français comme les disciplines dites scientifiques, lesquelles finissent elles-mêmes par en pâtir.

8Les principes de la philosophie, lettre de l’auteur à celui qui a traduit le livre, laquelle peut ici servir de préface, AT IX, 2 p.3

9 – Trad. Jacques Brunschwig, Règle IV, Alquié 95, AT 375 Garnier

10Ibid. p.91, AT 371

11 – Cf. sur ce point l’excellent commentaire de Pierre Guenancia, Lire Descartes, Collection Folio-Essais (n° 354), Gallimard, Paris, 2000, particulièrement p.118-125

12 – A. Comte, Système de politique positive, t.1, chapitre deuxième, p. 523, Editions Anthropos, Paris, 1969, reproduction de l’édition de 1851.

13Règles pour la direction de l’esprit règle X, Alquié p. 129 AT 405

14Ibid.

15Confessions, Livre sixième, Pléiade p. 238.

16Ibid., la suite dit : « Ce n’était pas que je n’eusse un grand goût pour l’algèbre en n’y considérant que la quantité abstraite, mais appliquée à l’étendue, je voulais voir l’opération sur les lignes, autrement je n’y comprenais rien. »

17 – En 1929-1930, Science et perception dans Descartes, in Sur la science, nrf, Gallimard, 1966.

18 – Tout le monde admet que le développement du corps humain suppose un entraînement, même un entraînement douloureux, et des années d’exercices journaliers. Mais on ne tolère pas que l’école impose un entraînement de cet ordre pour le développement de l’esprit. Il n’est donc pas étonnant que dans une école qui a banni les exercices journaliers d’écriture et de calcul, les enfants des familles dites les plus défavorisées soient abandonnés. Les autres font ces exercices chez eux. Et, de même qu’il faut du jogging lorsqu’on a une voiture, il faut à la main plus d’exercices d’écriture lorsqu’on dispose d’un clavier.

19 – Cf. sur l’ancien site Mezetulle « L’école, reflet de la société« .

20 – Il faudrait réfléchir à ceci que l’inégalité qui est le principe du libéralisme économique s’accommode très bien d’une certaine forme d’égalitarisme démocratique.

© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2018.

Les pédagogies innovantes : heurts et malheurs

Sébastien Duffort1 part du constat douloureux connu de tous au sujet de l’état du système éducatif français : non seulement le niveau baisse2, mais les inégalités d’accès au savoir se creusent. Pour l’expliquer, on met souvent en avant, à juste titre, le manque de moyens (classes surchargées, suppression de la formation continue des enseignants, jeunes enseignants inexpérimentés envoyés en REP3), l’absence de mixité sociale à l’école et l’émergence de véritables « ghettos » scolaires.
Mais ces arguments omettent un point central pourtant soulevé depuis longtemps par les sciences de l’éducation : les dispositifs pédagogiques mis en œuvre dans la classe affectent considérablement et le niveau des élèves et les inégalités face aux apprentissages. On peut alors s’interroger sur la responsabilité de ceux qu’une doxa pédagogique a privilégiés depuis la fin des années 60.

Introduction

Les pédagogies dites « innovantes » sont plus que jamais à la mode et dans l’air du temps. Depuis de nombreuses années maintenant, on voit se profiler tout un florilège de pratiques pédagogiques toutes plus « novatrices » les unes que les autres : pédagogie inductive, interdisciplinarité, activités de découverte, utilisation du numérique, débat en classe, « éducation à » et, évidemment, la désormais sacro-sainte pédagogie inversée. Si elles diffèrent bien sûr dans leur contenu et leur mise en œuvre, elles participent toutes d’une même idéologie : critique de la pédagogie transmissive dite « frontale », critique du cours magistral, critique de l’abstraction, critique des savoirs académiques, critique des théories, critique des disciplines et de leur cloisonnement. Ces innovations pédagogiques sont les enfants chéris d’une puissante doxa éducative à l’œuvre depuis la rénovation pédagogique initiée à la fin des années 60. Inspections, organisations internationales (OCDE, UNESCO, Commission européenne, etc.), syndicats, associations professionnelles : les injonctions à l’innovation pédagogique viennent de partout, y compris du plus haut sommet de l’État4. Quiconque tente de résister à cette doxa est aussitôt qualifié d’élitiste réactionnaire nostalgique de l’uniforme et de l’hymne national. Pourtant, on dispose désormais de nombreux et solides travaux qui critiquent vigoureusement ces nouveaux dispositifs. Et effectivement, parce qu’elles sont à l’origine d’un triple processus d’invisibilisation, de dépréciation, et d’externalisation du savoir, les « pédagogies innovantes » accentuent considérablement les inégalités d’apprentissages. D’autant plus qu’elles sont idéologiquement liées à la recherche d’une plus grande marchandisation du système éducatif et donc du savoir.

Le savoir invisibilisé et relégué

On sait depuis B. Bernstein qu’il existe deux grands idéaux-types de pédagogie5. La pédagogie dite « visible » est caractérisée par un séquençage explicite des activités des élèves, une forte classification entre savoirs d’expérience et savoirs savants, une étanche distinction entre énoncés scientifiques et discours de sens commun. Les objectifs en termes de savoirs étant clairement explicités, l’élève peut alors facilement anticiper les critères sur lesquels il sera évalué. Cette pédagogie s’accompagne naturellement d’une supériorité hiérarchique de l’enseignant. Paradoxe : même si « tous les résultats sont convergents, ce sont les pédagogies qui définissent le plus explicitement les savoirs pertinents, et qui font connaître le plus explicitement les performances attendues de l’élève qui permettent aux enfants des classes défavorisées de réussir »6, ce type de dispositif est aujourd’hui très clairement relégué et ringardisé par la doxa éducative. C’est alors une pédagogie qualifiée par Bernstein d’« invisible » qui s’est imposée pour être aujourd’hui largement dominante voire normative chez les enseignants7. La transmission des savoirs savants est reléguée au second plan (quand elle n’est pas inexistante), le cadrage des activités est lâche, la distinction fondamentale entre concepts scientifiques et prénotions n’est pas clairement établie, les consignes restent implicites, l’élève ne sait pas sur quoi il sera évalué. Et fort logiquement, l’enseignant devient alors un accompagnateur, un facilitateur, un collaborateur. Le face-à-face laisse place au côte-à-côte. La transmission des savoirs fondamentaux peu à peu s’efface au profit de l’animation socio-culturelle. Malheureusement, on sait aujourd’hui que ce type de pédagogie, qui repose pourtant sur des principes louables et respectables (remise en cause de l’indigeste cours magistral, pédagogie moins directive et autoritaire, élève acteur de son savoir, épanouissement de l’enfant via une approche plus « concrète » des problèmes…), contribue en réalité à accentuer les inégalités d’accès au savoir. Et effectivement, en accordant une place significative aux tâches et compétences à réaliser, et en rendant les exigences conceptuelles implicites, les pédagogies invisibles sont à l’origine de malentendus sociocognitifs entre l’enseignant et les élèves issus des catégories populaires qui ont moins d’affinités avec l’institution scolaire8. Ces derniers, faiblement dotés en capital culturel (au sens de Bourdieu), ne perçoivent pas dans ce contexte les enjeux cognitifs qui sont en jeu. Ils s’engagent dans une activité mais sans qu’aucune appropriation des savoirs ne vienne valider leur travail9.

Les élèves provenant de milieux aisés, quant à eux, fortement dotés en ressources culturelles extérieures à l’école, et dont la culture d’origine est proche de la culture scolaire, opéreront sans difficulté les sauts cognitifs attendus par l’enseignant.

La doxa éducative à l’œuvre depuis 30 ans ne se contente pas d’invisibiliser et de reléguer le savoir dans la classe. Elle opère également en dehors. La formation initiale (par les ESPE) et continue (via le PAF) des enseignants est désormais infestée de modules dits « transversaux » : tenue de classe, utilisation du numérique et du cahier de textes, gestion des conflits, pédagogie différenciée, déontologie de l’enseignant, éducation au développement durable, mise en commun d’expériences individuelles, etc. La maîtrise des contenus disciplinaires, seule à même de renforcer la légitimité et la crédibilité des enseignants, est jetée aux oubliettes. Le moins que l’on puisse dire, c’est que ces formations rencontrent auprès des enseignants un succès mitigé. De nombreux professeurs stagiaires repartent scandalisés de la mascarade à laquelle ils ont assisté. Ces derniers, souvent submergés de travail, sont d’abord et avant tout en attente de contenus disciplinaires et didactiques, de séquences de cours « clés en main » qui leur permettront de faire face aux nombreuses et légitimes interrogations des élèves. La formation aux aspects professionnels de l’enseignement (notamment la maîtrise des textes officiels) est bien sûr nécessaire à l’exercice du métier, à condition qu’elle ne relègue pas savoirs et contenus disciplinaires au second plan10.

Dans ces conditions, il n’est pas surprenant de voir un certain nombre de représentants de la doxa éducative s’insurger contre les exigences académiques élevées des jurys de concours de recrutement des enseignants. Ce sont les mêmes qui réclament que les jurys de concours soient désormais composés de chefs d’établissements et de psychologues scolaires. Au mieux, ils préconisent un concours davantage centré sur les « compétences transversales » de l’enseignant (gestion de classe, usage des TICE, élèves à profils particuliers), ce qui au passage est déjà le cas depuis la réforme Darcos, au pire ils réclament la suppression pure et simple du concours. Il est pourtant stérile d’opposer compétences professionnelles et connaissances académiques ; au contraire les deux doivent pouvoir s’articuler efficacement dans le cadre de la formation initiale et continue des enseignants.

Le savoir ludifié et déprécié

L’innovation pédagogique initiée à la fin des années 60 est intimement liée à l’idée selon laquelle les élèves issus des catégories populaires seraient par définition non seulement inaptes à entrer dans la culture écrite, dans le genre second (celui qui s’écarte du sens commun), dans l’abstraction, mais qu’en plus ils auraient une appétence pour le savoir plus faible que ceux provenant des milieux favorisés. C’est sur la base de ce diagnostic erroné11 que l’on va assister à une véritable institutionnalisation du « paradigme déficitariste » (selon l’expression de Jean Pierre Terrail12) : puisque certains élèves sont dans l’incapacité sociale ou culturelle d’accéder au savoir abstrait, il faut alors mettre en œuvre une pédagogie de l’adaptation au manque en « ludifiant » les apprentissages. On retrouve ici la même critique du « carcan disciplinaire » jugé trop abstrait, au profit d’enseignements plus concrets, plus proches des élèves. Plus « fun » et « branchés ». Il s’agit en effet d’accroître la motivation des élèves en les faisant « travailler » sur des objets qui susciteront chez eux une charge émotionnelle positive.

Les désormais tristement célèbres « phases de découverte » en sont une illustration idéal-typique. Elles consistent en une sorte de détour  pédagogique, précédant le cours et les exercices, dans lequel l’enseignant invite l’élève à s’approprier la logique du savoir de façon autonome. En sciences économiques et sociales ou en histoire-géographie on va par exemple faire travailler les élèves sur un document iconographique. Or plusieurs problèmes récurrents sont soulevés par les chercheurs. D’une part ces activités de découverte tendent de plus en plus à occuper la quasi-totalité des séquences d’enseignement, se substituant ainsi à une réelle appropriation des savoirs (J.P Terrail parle à ce propos de détour pédagogique « envahissant »). Deuxièmement, elles ne mènent en réalité la plupart du temps à aucune réelle activité cognitive d’appropriation du savoir ou de conceptualisation. On étudie en SES une photo de Joakim Noah ou de Thomas Dutronc13 pour elle-même, sans nécessairement évoquer les concepts de socialisation différentielle ou de reproduction sociale. La phase de découverte devient une fin en soi. Pire encore, pourtant censées amener l’élève à adopter une posture de chercheur en se questionnant sur le cheminement intellectuel vers la connaissance, les activités de découverte peuvent même faire obstacle au savoir visé14. La mise en scène ludique a ainsi pour conséquence d’opérer une fracture très nette entre les élèves fortement dotés en capital culturel qui auront compris l’enjeu cognitif de l’activité (l’appropriation d’un savoir abstrait) et ceux issus de milieux populaires qui, en se focalisant sur la tâche, sur la situation, ne s’engageront pas dans une véritable activité intellectuelle. Conséquence d’autant plus injuste que ces derniers auront réalisé le travail demandé en appliquant la consigne d’un enseignant qui n’aura pas pris le soin, selon l’expression de B. Lahire, d’ « expliciter l’implicite »15. De telles pratiques inductives basées sur la découverte ou la résolution de problèmes peuvent s’avérer d’autant plus contre-productives qu’elles entraînent chez certains élèves des situations de surcharge cognitive (théorie de la surcharge cognitive, « Cognitive Load Theory »). Ces derniers doivent à la fois résoudre un problème et acquérir des connaissances. Leur mémoire de travail est alors mise en difficulté. Et encore une fois, parce qu’ils disposent de moins de connaissances accumulées sur le long terme, les élèves faibles seront inévitablement pénalisés par les pédagogies « actives ».

Le cours dialogué, voire le débat en classe, procèdent de cette même logique de ludification du savoir censée motiver les élèves (notamment les plus faibles). Dans le secondaire, les indications officielles demandent de plus en plus de « faire participer les élèves », notamment en partant de leurs expériences sociales. Problème : là aussi, le savoir est relégué au second plan. On fait participer les élèves… pour qu’ils participent. Certains jeunes enseignants de classes difficiles utilisent aussi ce dispositif pour acheter la paix sociale. Or les études de J. Deauvieau16 démontrent que cet « activisme langagier » conduit à un dangereux relativisme, source de nombreux malentendus d’apprentissages. Effectivement, la volonté première de « faire parler les élèves » avant tout débouche souvent sur une participation tous azimuts et sur des échanges langagiers dans lesquels savoirs d’expérience, jugements de valeur ou politiques, et savoirs scientifiques sont mis sur le même plan. Comme on le sait, une séance d’enseignement est particulièrement chronophage. Il est donc très difficile voire impossible pour l’enseignant de reprendre puis de faire reformuler chaque élève dont il aura jugé la prise de parole peu rigoureuse sur le plan conceptuel. 

Pour reprendre la terminologie d’E. Bautier17, les élèves n’entrent pas dans l’activité de « secondarisation », c’est-à-dire le passage du genre premier relevant de l’immédiateté et du spontané au genre second synonyme d’une authentique réflexion autour du langage et d’une décontextualisation de l’expérience immédiate. On le voit, l’approche ludique et « concrète » des apprentissages engendre au mieux des approximations conceptuelles (confusion entre taxes, impôts et cotisations sociales en SES par exemple), au pire une absence totale de conceptualisation qui en définitive pénalisera les élèves défavorisés qui auront pourtant accompli la tâche demandée par l’enseignant(e) (« j’ai participé monsieur / madame »). Les élèves des catégories supérieures disposent eux de ressources économiques et culturelles leur permettant de réaliser en dehors de l’école ce que l’enseignant n’a pas fait en classe. C’est donc bien l’absence de cadrage fort des activités et de classification nette entre savoirs d’expérience et savoirs scientifiques qui conduit au relativisme et participe ainsi à l’accroissement des inégalités de réussite scolaire. En pédagogie plus qu’ailleurs, le relativisme est bien « le créationnisme des progressistes » (R. McLiam Wilson).

Les pédagogies actives, fer de lance de l’innovation pédagogique, contribuent ainsi à la dépréciation du savoir. Sous la pression du patronat appuyé par l’OCDE18, la Commission européenne, et certains mouvements pédagogiques « progressistes », elles se substituent insidieusement au savoir disciplinaire. Là aussi on retrouve la même critique des disciplines, de l’encyclopédisme des programmes, de la transmission des savoirs. Le « savoir agir », le pilotage par les tâches, l’accent mis sur les activités de « l’apprenant » prennent le pas sur le savoir tout court. Dans ces conditions, il ne s’agit plus alors de former des futurs citoyens éclairés et émancipés par la rigueur du raisonnement scientifique, mais de créer de futurs salariés adaptés aux besoins du capitalisme mondialisé. Les premières cibles (et victimes) de ce paradigme utilitariste seront bien sûr les familles populaires, séduites et leurrées par ces compétences non cognitives mais dont les enfants sortiront du système éducatif finalement peu qualifiés… et donc facilement employables dans des petits jobs précaires et flexibles. Là encore, il est comique de constater, si ce n’était pas tragique, que le courant pédagogique « moderniste » qui s’auto-positionne volontiers à gauche, fait en réalité le jeu du patronat et du libéralisme économique. Et voilà pourquoi votre fille est muette.

Le savoir externalisé et marchandisé

Puisque le savoir (du moins ce qu’il en reste) est désormais invisible en classe, il faut donc aller le chercher ailleurs. Il faut bien, qu’on le veuille ou non, se conformer aux exigences de l’évaluation sommative qui elle reposera sur la maîtrise… des savoirs. Et fort logiquement, l’invisibilisation du savoir a pour corollaire son externalisation hors de l’école. Le raz-de-marée autour de la « classe inversée » (ou « pédagogie inversée ») illustre à merveille ce processus. Le principe est simple : l’élève découvre le cours à la maison, souvent sous forme numérique (capsules vidéo, diaporama, site internet…), et le temps en classe est alors mis à profit pour la résolution d’exercices et les questions des élèves. Là encore c’est toujours la même rengaine : il s’agit de critiquer la pédagogie traditionnelle, le cours magistral (alors que les vidéos en ligne sont exposées… magistralement…), la transmission « verticale » des savoirs académiques face à un élève qu’on prétend passif. L’unanimisme autour de la classe inversée est quasi messianique19. Les sites académiques regorgent désormais de capsules vidéo. Dans le cadre de la formation continue, les enseignants hérétiques sont sommés de s’y convertir sous peine d’être excommuniés. On ne dispose pourtant aujourd’hui d’aucune étude scientifique démontrant les bénéfices de ce dispositif en termes d’appropriation des savoirs et de réduction des inégalités d’apprentissage.

Au contraire, les articles qui critiquent vigoureusement (et rigoureusement) cette « innovation » pédagogique sont désormais légion sur internet20. On est bien en plein cœur de la doxa éducative : des injonctions dogmatiques qui vont de soi, imposées pour elles-mêmes sans aucune vigilance scientifique et épistémologique. Et pourtant, en prenant un minimum de distance critique nécessaire, on s’aperçoit que la pédagogie inversée non seulement ne permet pas aux élèves d’apprendre mieux, mais qu’elle comporte le risque, en externalisant l’accès au savoir en dehors de l’école, d’accentuer les inégalités au détriment des enfants sans ressources à l’extérieur de l’école. Plusieurs écueils peuvent être évoqués (on ne s’attardera pas ici sur les nombreuses erreurs conceptuelles qui polluent certaines capsules). D’une part, en faisant l’impasse sur les représentations des élèves qui font pourtant obstacle aux apprentissages, en omettant l’indispensable problématisation de la séquence de cours ainsi que la nécessaire mobilisation des prérequis, la pédagogie inversée place l’élève dans une réelle passivité cognitive qui empêche l’appropriation du savoir. On retrouve alors les habituels obstacles au savoir dressés par les pédagogies innovantes. En invisibilisant le savoir, l’inversion de la classe créée les conditions de malentendus cognitifs socialement situés : les enfants issus des catégories populaires qui n’ont pas les mêmes dispositions scolaires que ceux provenant de milieux aisés auront la sensation de s’être conformés aux attentes de l’institution en réalisant à la maison la tâche demandée par le professeur, mais sans avoir découvert pour autant l’objectif implicite (et pour cause : il est invisible) de la séance. Faute de réelle réflexion conceptuelle, ils auront toutes les peines du monde à recontextualiser le savoir lors de l’évaluation future. Enfin, en externalisant le savoir, ce dispositif pédagogique légitime et accroît l’individualisation des processus d’apprentissage : les élèves qui disposent de ressources extérieures à l’école percevront facilement les enjeux intellectuels invisibilisés par la vidéo et auront par conséquent tout le loisir d’approfondir les notions et mécanismes en classe. Les élèves d’origine populaire quant à eux devront se contenter d’exercices minimalistes en classe afin de revenir sur le contenu de la vidéo dont ils n’auront pas saisi les enjeux. On le voit, la pédagogie inversée incarne magnifiquement le triptyque invisibilisation / ludification / externalisation du savoir, source d’inégalités face aux apprentissages. Dans ce contexte, on oublie souvent l’essentiel : les besoins des élèves. Ils sont pourtant les premiers demandeurs d’un cours structuré, problématisé, qui met à mal leurs idées reçues et qui leur permet d’anticiper les exigences de l’évaluation. Confrontés aux malentendus que produisent les pédagogies innovantes, il n’est pas rare de voir émerger des revendications parfois vives de la part d’élèves qui ne voient pas où l’enseignant veut en venir, et qui réclament ouvertement le retour de la bonne vieille « synthèse de cours »21.

On est en définitive face à une double et cruelle ironie pour les thuriféraires des pédagogies innovantes : non seulement elles handicapent considérablement les élèves défavorisés (qu’elles sont censées aider), mais elles permettent aussi le retour en force du mal absolu : le cours magistral (qu’elles vouent aux gémonies).

Il existe aujourd’hui une alliance idéologique objective entre les libéraux des deux rives dont l’objectif à moyen terme est la marchandisation du savoir. Sous couvert de « progressisme » ou de « modernisme » ce sont en effet souvent les mêmes qui souhaitent à la fois l’autonomie (et donc la mise en concurrence) des établissements, le développement de projets éducatifs locaux et la généralisation de l’innovation pédagogique dans tout le système éducatif. Le débat sur l’école démontre plus que jamais à quel point libéraux économiques et libéraux culturels s’entendent comme larrons en foire22. Les premiers (historiquement plutôt situés à droite), se positionnent clairement pour une régulation marchande du système éducatif, sans qu’il soit nécessaire d’aller jusqu’à sa privatisation. Pour cela, les établissements doivent pouvoir proposer leur propre offre éducative, recruter eux-mêmes leur personnel, proposer des projets et contenus pédagogiques autonomes, spécifiques, alternatifs et décentralisés. Les seconds (socio-démocrates de gauche) ne jurent que par l’innovation pédagogique, l’horizontalité, l’interdisciplinarité et l’approche par compétences. Autonomie des établissements et innovation pédagogique apparaissent dans ces conditions parfaitement complémentaires car intrinsèquement liées sur le plan idéologique et politique. L’alliance entre l’IFRAP et Terra Nova. Le mariage entre Alain Madelin et François Dubet. Cette logique concurrentielle dérégulée produira de fortes inégalités à la fois entre établissements et entre élèves. Inégalités entre établissements car là où certains construiront des projets pédagogiques ambitieux (accès au savoir émancipateur, aptitude à la pensée abstraite, pédagogie résolument explicite), d’autres tireront leurs objectifs cognitifs à la baisse et proposeront des contenus alternatifs beaucoup moins exigeants23: approche par compétences, « éducations à »24, classe inversée, pédagogie invisible. Inégalités entre élèves car ceux issus de milieux favorisés, mieux informés, se dirigeront naturellement vers les établissements les plus ambitieux, là où ceux issus de milieux populaires soit seront leurrés par les projets où l’on privilégie le « concret », soit seront bien obligés de prendre ce qui reste : les établissements déficitaristes. Concurrence et régulation par le marché au détriment de l’égalité et de la démocratisation de l’accès au savoir. Entre-soi au détriment de la mixité sociale. Ce double processus pourra éventuellement être complété et renforcé par le déploiement sur tout le territoire des écoles privées hors contrat25. La boucle est bouclée.

Conclusion

« Oui, l’école peut contribuer dans son ordre propre à réduire les inégalités face à la culture scolaire en ne cédant pas aux charmes du spontanéisme, du romantisme, en s’efforçant d’expliciter l’implicite, et en réfléchissant à tout ce que cachent comme non-dits ou comme présupposés les demandes et injonctions scolaires les plus banales »26.

Le constat est implacable : les pédagogies innovantes ont échoué. Non seulement elles ne facilitent pas l’accès au savoir, mais elles lui font même bien souvent obstacle. Parce qu’elles confondent activités observables avec activités cognitives, elles ont donc bien, malgré elles, contribué à la baisse du niveau des élèves et au creusement des inégalités face aux apprentissages. Mais, pour des raisons idéologiques et politiques, leurs fidèles ne voient pas (ou font semblant de ne pas voir) les malentendus sociocognitifs qu’elles créent chez les élèves dont la culture d’origine est éloignée de la culture scolaire. Pire encore, on entend parfois que face aux échecs récurrents des pédagogies nouvelles il faut… développer et approfondir encore les pédagogies nouvelles27. Pour autant, il n’est pas question de revenir à un quelconque passé mythifié en remettant le cours magistral, source de passivité intellectuelle, au cœur du processus d’apprentissage28. Il apparaît urgent en revanche d’accroître le caractère explicite et visible des démarches innovantes dans le cadre d’un enseignement toujours plus structuré, progressif et guidé. C’est donc bien le rapport au savoir dans la classe qu’il faut réinterroger : classification entre savoirs scolaires et extrascolaires29, primat de l’enjeu cognitif sur la tâche à réaliser, pari sur l’éducabilité universelle entre tous les élèves. Face au dogme, cela suppose d’abord et avant tout qu’on puisse « dire ce que l’on voit » et « ce qui est plus difficile, voir ce que l’on voit » (Péguy). Dire et voir que faire ne signifie pas apprendre. Dire et voir que motiver ne signifie pas expliciter. Dire et voir que découvrir ne signifie pas s’approprier. Dire et voir qu’innover n’est pas démocratiser.

Annexe. Sigles employés

  • REP : Réseau d’éducation prioritaire
  • OCDE : Organisation de coopération et de développement économique
  • UNESCO : Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture
  • ESPE : Ecole supérieure du professorat et de l’éducation
  • PAF : Plan académique de formation des personnels
  • TICE : Technologies de l’information et de la communication pour l’enseignement
  • SES : Sciences économiques et sociales
  • IFRAP : Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques

Notes

1 – Professeur de Sciences économiques et sociales à Toulouse. Mouvement Républicain et Citoyen.

2 – «  Depuis 1995, le niveau baisse. La part d’élèves faibles et très faibles ne cesse d’augmenter. L’accumulation d’échecs scolaires en bas n’est aucunement compensée, au sommet, qui serait mieux formée et mieux étoffée ». C. Baudelot et C. Establet, « L’échec scolaire n’est pas une fatalité », in C. Ben Ayed (dir) : L’école démocratique. Vers un renoncement politique ?, Armand Colin, 2010.

3 – Réseau d’éducation prioritaire. Voir la liste des sigles en annexe.

4 – Emmanuel Macron dans La Voix du Nord le 12 janvier 2017 « Quand on est innovant sur le plan pédagogique, on est attractif », Jean-Michel Blanquer dans Le Monde le 20 mai 2017 « Mon message aux enseignants, c’est qu’il n’y a pas de chape de plomb : qu’ils se sentent libres, qu’ils innovent » 

5 – M. Bocquillon, A. Derobertmasure. « Étude comparative des programmes de français des réseaux catholiques de la fédération Wallonie-Bruxelles pour le premier degré de l’enseignement secondaire », Education comparée, 2014, p. 217-238.

6 – R. Establet, « La présence très actuelle de Basil Bernstein dans la sociologie française de l’éducation », in D. Frandji et Ph. Vitale, Actualité de Basil Bernstein. Savoir, pédagogie et société, 2008, p. 48.

7 – « Les « pédagogies invisibles », moins explicites que les « pédagogies visibles » dans leur façon de transmettre les critères et les classifications des objets et des cadres, reposent davantage sur une circulation interdisciplinaire des savoirs : les objets d’apprentissage, dans les tâches scolaires, sont moins nettement définis. Elles pénalisent davantage les élèves de milieux populaires dans leur accès aux savoirs. Or, comme chacun peut le remarquer, les pratiques enseignantes aujourd’hui dominantes relèvent d’une pédagogie invisible, quelle que soit la composition sociale des classes » B. Bernstein, Classe et pédagogies : visibles et invisibles, Paris : OCDE, 1975, cité par Bautier, « Le rôle des pratiques des maîtres dans les difficultés scolaires des élèves », 2006, p. 4.

8 – Jean-Yves Rochex, « La fabrication de l’inégalité scolaire : une approche bernsteinienne », in J.Y. Rochex et J. Crinon (dirs), La construction des inégalités scolaires. Au cœur des pratiques et des dispositifs d’enseignement, PUR, Coll. Paidéia, 2011, p. 194. Voir aussi S. Bonnéry, Comprendre l’échec scolaire : élèves en difficultés pédagogiques, La Dispute, 2007, Supports pédagogiques et inégalités scolaires, La Dispute, 2015.

9 – De nombreux travaux ont mis en évidence ces malentendus dans la classe : l’élève de primaire qui colle et découpe des papiers sur lesquels sont inscrits des mots pour fabriquer une phrase sans comprendre l’enjeu de lecture inhérent à la tâche exécutée ; l’élève de sixième qui colorie et apprend par cœur sa carte géographique sans être capable de remobiliser dans un autre contexte les concepts et symboles de cette carte ; l’élève de première qui répond aux questions du dossier documentaire en SES sans aucune appropriation conceptuelle etc. Dans les 3 cas, c’est l’absence de problématisation, d’explicitation des apprentissages et concepts visés qui crée le malentendu. Les élèves ont la sensation d’avoir travaillé mais en réalité n’apprennent rien.

10 – A. Beitone , « Céderons-nous aux vents mauvais ? » , http://www.skolo.org/2011/09/18/cederons-nous-aux-vents-mauvais/, 2011.

11 – Tous les élèves sont capables d’entrer dans l’abstraction (thèse de l’éducabilité universelle).

12 – J.P Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, Coll. L’enjeu scolaire, 2016, p. 54.

13 – Les manuels de SES sont truffés de photographies, mais aussi d’éléments hors programmes voire d’erreurs conceptuelles (distinction bien collectif / service collectif ; notion de rationnement etc.).

14 – J.P Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle. Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, Coll. L’enjeu scolaire, 2016, p. 33-34.

15 – Ce type de malentendu est décuplé par l’utilisation de tablettes numériques en classe qui accentue encore plus la ludification des apprentissages. La familiarité entre l’élève et l’outil informatique a de fortes chances de le détourner des enjeux cognitifs et des savoirs visés.

16 – J. Deauvieau, Enseigner dans le secondaire. Les nouveaux professeurs face aux difficultés du métier, La Dispute, Coll. L’enjeu scolaire, 2009. Voir aussi Jérôme Deauvieau et Jean-Pierre Terrail, Les sociologues, l’école et la transmission des savoirs, La Dispute, 2007.

17 – E. Bautier et R. Goigoux, « Difficultés d’apprentissage, processus de secondarisation et pratiques enseignantes : une hypothèse relationnelle », Revue française de pédagogie, n° 148, juillet, août, septembre 2004 p. 91. Voir aussi E. Bautier et P. Rayou, Les inégalités d’apprentissage. Programmes, pratiques et malentendus scolaires, PUF, 2013.

18 – [NdE] Je me permets de signaler à ce sujet l’article « Les risques calculés du néo-libéralisme » http://www.mezetulle.fr/les-risques-calcules-du-neo-liberalisme/

19 – Une publicité pour… la CASDEN va même jusqu’à en vanter les mérites : https://youtu.be/x3-xPqFzDBw

20 – A. Beitone et M. Osenda (2017), « La pédagogie inversée, une pédagogie archaïque », http://skhole.fr/la-pedagogie-inversee-une-pedagogie-archaique-par-alain-beitone-et-margaux-osenda ; C. Rodrigues (2015), « La pédagogie inversée en SES, une rhétorique réactionnaire », http://eloge-des-ses.com/wp-content/uploads/2016/05/P%C3%A9dagogie-invers%C3%A9e-juin-2015-Rodrigues.pdf ; P. Devin (2016), « Les leurres de la classe inversée », https://blogs.mediapart.fr/paul-devin/blog/130216/les-leurres-de-la-classe-inversee.

21 – En sciences économiques et sociales comme en histoire-géographie c’est souvent la correction des exercices sur documents qui fait office de cours.

22 – Sur les liens entre libéralisme économique et libéralisme culturel, on pourra se référer aux analyses de Jean-Claude Michéa (dont L’Empire du moindre mal : essai sur la civilisation libérale, Climats, Champs-Flammarion, 2010). Voir ce rapport de Terra Nova de mai 2016 « Que doit-on apprendre à l’école ? Savoirs scolaires et politique éducative » http://tnova.fr/rapports/que-doit-on-apprendre-a-l-ecole-savoirs-scolaires-et-politique-educative , et sa critique par Alain Beitone en mars 2017 « Que doit-on apprendre à l’école ? Notes sur un rapport de Terra Nova », https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article252.

23 – « Les notes obtenues au bac français en fonction du type d’enseignant sont très suggestives. Chez les élèves de familles ouvrières, la proportion de notes médiocres est de 31% lorsque l’enseignant appartient au groupe des « modernistes » qui veulent adapter leurs élèves à leurs futurs emplois, et celui des « libertaires » qui s’intéressent surtout à l’épanouissement psychique et affectif de leurs élèves. Cette proportion tombe à 22% lorsque l’enseignant appartient à la catégorie des « élitistes » attachés à la qualité de leur enseignement, indiquant que l’ambition des contenus est toujours rentable, alors même qu’ici les enseignants se désintéressent de la façon dont les élèves faibles pourront suivre. Cette part n’est plus que de 11% pour les enseignants « démocrates » ceux qui visent la meilleure maîtrise de la langue écrite pour tous, et associent le souci des moyens à celui de la qualité des contenus », J.P Terrail, Pour une école de l’exigence intellectuelle, Changer de paradigme pédagogique, La Dispute, Coll. L’enjeu scolaire, 2016, p. 82 à 84.

24 – A. Beitone (2014), « Educations à… Ya basta ! » http://skhole.fr/educations-a-ya-basta-par-alain-beitone

25 – A. Chevarin (2017), « Ecoles privées hors contrat contre l’école publique », https://www.questionsdeclasses.org/spip.php?page=forum&id_article=4294

26 – Bernard Lahire, Communication au Colloque « Défendre et transformer l’école pour tous », octobre 1997.

27 – Cette habileté rhétorique est bien connue : le stalinisme ne fonctionne pas il faut donc améliorer et approfondir le stalinisme ; les politiques d’austérité ne fonctionnent pas il faut donc accentuer l’austérité ; l’intégration européenne ne fonctionne pas il faut donc aller vers plus de fédéralisme, etc.

28 – Sur le site Démocratisation scolaire, Olivier Mottint (« Faut-il renoncer aux pédagogies actives ? », 2018) explique de façon très percutante pourquoi il ne faut pas jeter le bébé avec l’eau du bain, https://www.democratisation-scolaire.fr/spip.php?article287

29 – M. Osenda et C. Rodrigues (2018), « Classification des savoirs et apprentissages en SES : quels enjeux pour l’école ? »,https://cdn.reseau-canope.fr/archivage/valid/contenus-associes-classification-des-savoirs-et apprentissages-en-ses-N-15621-24027.pdf

La réforme des lycées et le méli-mélo interdisciplinaire

L’école se juge à ce qu’on y apprend. Jean-Michel Muglioni s’en tient à ce principe pour juger la création par la nouvelle réforme des lycées de disciplines hybrides : « Histoire-géographie, géopolitique, science politique » et « Humanités, littérature et philosophie ». Les disciplines ainsi agrégées ne peuvent pas être apprises chacune selon sa méthode qui pourtant seule permet de comprendre réellement son contenu. L’irrationalité devient la norme, ou plutôt continue d’être la norme de l’école.

La transformation des classes des lycées : le méli-mélo interdisciplinaire

La réforme de l’école en cours bouleverse de fond en comble les classes terminales des lycées et le rapport des différentes disciplines. Il est vrai que jusqu’à présent la définition des séries et la répartition des disciplines étaient le résultat d’une sorte de bricolage qui ne tenait pas toujours compte des nécessités inhérentes à leur contenu. Surtout, les programmes eux-mêmes pouvaient avoir pour finalité tout autre chose que l’intelligibilité de ce contenu et il arrivait qu’ils varient selon les modes. Il est vrai aussi que trop d’élèves étaient d’une ignorance telle en toutes choses à la fin de leurs études secondaires qu’on ne peut défendre le statu quo. Mais détruire une maison en ruine parce qu’elle a été construite sur de mauvaises bases et rapiécée pendant des années de bric et de broc ne garantit pas que la nouvelle sera plus solide et mieux conçue.

Or un seul exemple permet de voir que la nouvelle organisation des études envisagée par Jean-Michel Blanquer ne prend pas plus en compte le principe de l’intelligibilité du savoir que les précédentes, la création de disciplines hybrides : « Histoire-géographie, géopolitique, science politique » et « Humanités, littérature et philosophie ». Car les disciplines ainsi agrégées ne peuvent pas être apprises chacune selon sa méthode qui pourtant donne seule accès à leur contenu, c’est-à-dire permet de le comprendre réellement. L’irrationalité devient la norme, ou plutôt continue d’être la norme de l’école.

On devine déjà les problèmes posés par les relations entre professeurs (il faut qu’ils s’entendent), entre professeurs et administration (un proviseur peut « préférer » une dominante littéraire, tel autre une dominante philosophique, tel autre favoriser ou sanctionner un professeur), et par la notation à un examen (les exigences des différentes disciplines sont différentes en effet1).

Mais supposons ces difficultés résolues. Une métaphore empruntée à la chimie permet de bien voir la confusion inévitable qui résulterait de l’institution de ces pseudo-disciplines. Les chimistes distinguent les mélanges et les corps composés. Par exemple l’eau est un corps composé d’une proportion définie d’hydrogène et d’oxygène, et pour cette raison se distingue radicalement d’un mélange, comme le café au lait qui peut avoir des proportions de sucre, de lait et de café variables selon les goûts et qui n’est même pas un corps. Ainsi selon les établissements, d’autant que la nouvelle réforme leur donne une autonomie, lettres et philosophie, par exemple, seront mélangées dans des proportions différentes. Il en résulte que selon l’établissement où ils auront fait leurs études les élèves n’auront pas le même « mélange », ils ne recevront pas le même enseignement, ils n’apprendront pas les mêmes choses2. Et de même qu’un mélange ne constitue jamais à proprement parler un corps, contrairement au corps composé, de même le mélange lettres, philosophie ne pourra jamais donner lieu à un corpus de textes sur lesquels un accord soit possible et, surtout, soit cohérent. Il est à craindre que les élèves ne sauront pas plus ce que sont les lettres ou la philosophie qu’on ne sait ce qu’est le café ou le lait dans un café au lait…

L’insistance du ministre sur l’enseignement élémentaire, sur l’apprentissage de la lecture, de l’orthographe, du calcul, d’abord par des exercices, sa volonté de faire que les enfants lisent des livres (ce qui déplaît considérablement aux syndicats que j’entends, consultés par les journalistes), tout cela était de bon augure. Que l’école doive être (et en l’occurrence devenir) élémentaire signifie qu’il n’y a de véritable enseignement que fondé sur l’intelligibilité de son contenu. Par là, et par là seulement, chaque élève peut être conduit comme par la main du plus simple au plus complexe : le maître est tenu de déterminer à chaque pas quelle démarche convient pour que l’élève suive, c’est-à-dire comprenne. Toute la difficulté de la pédagogie est d’ordre intellectuel et non psychologique : il faut avoir du savoir auquel on veut donner accès une maîtrise telle qu’on y distingue ce qui est évident et ce qui au contraire requiert des médiations pour être compris, et cette maîtrise du savoir suppose qu’on sache se mettre chaque fois à la place du débutant, sans rien présupposer, exercice à la fois intellectuel et moral, en quoi consiste la vraie pédagogie. L’enseignement est en ce sens d’abord l’école du maître : un enseignement élémentaire élucidé davantage chaque année instruit ce dernier.

Mais voilà qu’on invente, sans doute séduit par je ne sais quel modèle étranger, des disciplines qui n’existent pas et qui n’ont aucun sens, si du moins on considère qu’une discipline est un savoir fondé sur l’intelligibilité de son contenu, c’est-à-dire sur une méthode. La belle dénomination d’humanités donnée au mélange indéterminé des lettres et de la philosophie ne cache-t-elle pas une sorte d’enseignement sophistique où chacun apprendra un peu d’histoire des idées, quelque chose comme une littérature et une philosophie médiatiques ?

S’il est vrai qu’une école se juge au contenu de l’enseignement qu’elle dispense, il n’y a aucun espoir qu’avec la nouvelle réforme l’école devienne enfin l’école.

Notes

1 – Je n’ai moi-même jamais pratiqué un enseignement comparable qu’en classe d’HEC ou de math. Spé, et j’y ai constaté entre l’étude des programmes faite par un littéraire (de qualité) et celle que faisait un professeur de philosophie des différences considérables qui perturbaient les élèves. En math. Spé. la liaison imposée entre une notion et des textes imposait une limitation aussi bien dans la lecture des œuvres (la notion ne rendant pas compte de leur richesse) que dans l’étude de la notion (la liberté d’analyse y était nécessairement limitée puisqu’il fallait toujours revenir à l’œuvre). Il en résultait que le nombre de sujets possibles était très restreint : d’où inévitablement un bachotage.

2 – Et du même coup la correction des copies aux épreuves correspondantes sera difficile : comment savoir quelle dose de philosophie a été mise avec la dose de lettres, ou inversement ? Là encore, la seule solution pour les correcteurs sera le laxisme.

Dossier sur « l’enseignement du fait religieux »

Depuis le « Rapport Debray » de 20021, il semble aller de soi que « l’enseignement du fait religieux » doit figurer au sein des les programmes scolaires. Mais la notion elle-même de « fait religieux » reste confuse, elle peut véhiculer des obstacles à un enseignement laïque et elle demande à être élucidée2.
Mezetulle a ouvert un dossier sur la question.

Le dossier comprend actuellement :

1Régis Debray, « L’enseignement du fait religieux dans l’École laïque », février 2002. http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/024000544.pdf.

2 – J’en ai proposé une critique dans Qu’est-ce que la laïcité ? Vrin, p. 65 et suiv.  ainsi que dans Penser la laïcité, Minerve, chap. IV, p . 115.

Croyances religieuses et mythes

L’enseignement du « fait religieux » dans une perspective critique

En précisant et en illustrant les rapports entre croyances religieuses et mythes, Jean-Michel Muglioni apporte un éclairage capital à la question de « l’enseignement du fait religieux » et appelle à rattacher ce dernier, dans une perspective authentiquement critique, à l’usage rationnel des mythes. Dès qu’il est considéré, apprécié et étudié comme mythe, c’est-à-dire dissocié de la croyance en sa vérité factuelle, le mythe garde un sens et véhicule une forme de vérité méditative en la fixant poétiquement. On peut donc réfléchir sur le contenu des croyances pour en faire valoir le sens sans se poser la question de savoir si on y croit ou non. Et pour s’accoutumer à aborder les religions sous cet angle critique et réflexif, le mieux est de commencer par celles auxquelles on ne croit plus.

Ce texte a été publié en ligne par l’APPEP (Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public), repris ici avec les remerciements de Mezetulle1. Les sous-titres sont de la rédaction de Mezetulle.

Il y a des religions. Elles se caractérisent par des croyances, des rites, des institutions et des communautés de toutes sortes. Leur histoire est complexe, comme l’histoire en général, et comme elle pleine de sang et de fureur. Les croyances sont fort diverses, et aussi diverses les manières de croire.  Je vais considérer la question de la nature de ces croyances, et sous un seul aspect : quel rapport y a-t-il entre mythe et religion?

Le mythe en tant que croyance religieuse et la naissance de la critique

Ce que nous appelons mythe et considérons comme une fable, mais non comme le récit d’événements historiques, a été autrefois objet de croyances ou l’est encore pour ceux qu’on appelle alors des «croyants» : que signifie cette différence dans la représentation que les hommes ont de ces récits et qu’en résulte-t-il sur la nature des religions ou de ce qu’on appelle aujourd’hui le «fait religieux»?

Dans l’Athènes antique – qui a inventé la démocratie, même si la démocratie athénienne est différente de la nôtre – le paganisme était la religion de tous, religion polythéiste avec ses dieux et ses demi-dieux, ses héros légendaires, ses nymphes, ses satyres. Voilà un fait religieux, le fait religieux païen. Il nous est devenu complètement étranger : qui croit encore en Zeus ou Jupiter tonnant ? Nous tenons tous les récits mythologiques pour des histoires qu’on raconte, comme on dit, mais non pour des récits d’événements qui auraient eu lieu quelque part en des temps anciens. N’en concluons pas que nous sommes délivrés de ces superstitions d’un autre âge: les hommes de ce temps-là n’étaient ni moins hommes, ni moins capables de réfléchir que nous. Demandons-nous au contraire quelles sont nos superstitions! Et pour apprendre à réfléchir sur nos propres croyances, considérons celles des païens.

Or dès le Ve siècle av. J.-C., avec Hérodote, est née en Grèce la critique historique : l’historien – et c’est par là qu’il devient historien – se demande si ce que racontent les mythes fondateurs de la cité a réellement eu lieu, ou s’il s’agit seulement de fables. Cette interrogation peut paraître sacrilège aux yeux des tenants de la tradition. Elle amène à séparer raison et mythe, vérité et croyance : il est devenu possible de ne plus tenir pour vrai ce que le mythe raconte.

Mais en même temps apparaît un usage rationnel du mythe, comme d’une œuvre d’imagination suggestive qui ne suppose pas la croyance. C’est au demeurant ce que tout le monde voit dans les Fables de La Fontaine qui ne demandent pas qu’on croie que les animaux parlent. Les mythes alors ne sont plus considérés que comme des mythes – du moins pour ceux des hommes qui ont cessé d’y croire. Pour eux, la question ne se pose même pas de savoir si on croit ou non ; ils cherchent au moyen des mythes à accéder à une vérité d’ordre moral. Ainsi, poètes et dramaturges font en Grèce et à Rome un usage assez libre de la mythologie, révisant les histoires pour qu’elles s’accordent avec ce qu’ils ont à dire. Il y a en effet diverses versions des mêmes histoires. Le théâtre les a reprises jusqu’à nos jours, par exemple dans l’Amphitryon de Molière ou de Giraudoux.

L’usage philosophique des mythes ; l’exemple de la réminiscence

On comprend donc que les philosophes eux-mêmes aient pu reprendre ces mythes, comme Platon dans ses Dialogues, qui lui-même en invente parfois. Ainsi on ne retrouve nulle part avant Platon le mythe des cigales du Phèdre. Le plus célèbre des mythes platoniciens est peut-être le récit de la réminiscence, selon lequel nous ne découvrons pas la vérité mais la retrouvons en nous-mêmes, parce que notre âme l’a contemplée dans une vie antérieure. Certains professeurs de philosophie dont l’érudition est hors de doute enseignent à leurs étudiants que Platon croyait en la réminiscence parce qu’il vivait à une période archaïque où l’on croyait de telles histoires véridiques. Bel exemple pour montrer que les hommes ne sont pas aisément d’accord dès qu’il est question des croyances humaines! Je comprends en effet tout autrement l’usage platonicien du mythe. Et je dirai avec Leibniz que la réminiscence, «toute fabuleuse qu’elle est, n’a rien d’incompatible, du moins en partie, avec la vérité toute nue »2.

D’abord Platon présente ses histoires comme des mythes. Socrate, auquel il les fait raconter, dit par exemple qu’elles sont colportées par des prêtres et des prêtresses3. C’est nous faire remarquer qu’il ne les met pas sur le même plan que la dialectique proprement dite, c’est-à-dire l’argumentation rationnelle. La réminiscence n’est donc pas ce qu’on appelle parfois malencontreusement une «théorie», mais un mythe. Ensuite, une fois son histoire racontée, que Socrate demande-t-il à Ménon de croire? La fable conclut ainsi :

«…ce qu’on nomme chercher et savoir n’est absolument que se ressouvenir. Il ne faut donc pas se fier au propos fertile en disputes que tu as avancé: [à l’argument qui prétendait prouver qu’apprendre est impossible], car il nous rendrait paresseux ; il n’y a que des hommes mous qui le trouvent agréable à entendre. [81e] Mon propos, au contraire, en fait des travailleurs, des chercheurs. Ainsi parce que je le crois vrai, je veux avec toi chercher ce que c’est que la vertu» [que Ménon désespère de pouvoir définir après un long dialogue avec Socrate].

On le voit, la raison pour laquelle Socrate tient le mythe pour vrai est qu’il donne le courage de chercher la vérité, tandis que l’argument de Ménon rend paresseux : ce n’est pas une preuve d’ordre logique ou théorique. Le mythe a donc une signification morale et incantatoire.

Et en effet il garde un sens même si on n’y croit pas le moins du monde. Quel sens? Qu’il n’y a pas lieu de désespérer de la vérité et que nous avons à nous efforcer de la chercher. Et, plus profondément, Platon nous demande de nous interroger sur ce qui fait que nous sommes capables de comprendre, lorsque nous comprenons une vérité de géométrie par exemple. Comment est-il possible que la démonstration qui nous est proposée nous paraisse aller de soi, alors que nous n’en avions jusque-là pas la moindre idée, «comme Platon l’a montré dans un dialogue où il introduit Socrate menant un enfant à des vérités abstruses par les seules interrogations sans rien lui apprendre »4? Tout se passe comme si nous retrouvions la vérité et non pas comme si nous tombions sur elle comme sur quelque chose d’entièrement nouveau. La fable de la réminiscence décrit la manière dont la vérité s’impose comme un ressouvenir, et Descartes retrouvera cette analogie pour rendre compte de l’évidence5.

Mais Platon nous conduit plus loin encore, comme Leibniz l’a bien compris. La fable prise à la lettre n’est en effet éclairante qu’en apparence : elle paraît «expliquer» que nous comprenions la vérité, quand nous nous trouvons devant elle, par ceci que nous l’avons apprise dans une vie antérieure : mais comment notre âme a-t-elle bien pu l’apprendre alors, la première fois qu’elle l’a rencontrée? Si,comme le demande Leibniz, nous faisons abstraction de ce que ce récit a de «fabuleux», c’est-à-dire de temporel (un mythe est un récit qui suppose une temporalité), alors nous pouvons cesser de nous interroger sur le problème absurde de la première fois et comprendre ce que signifie le mythe de la réminiscence : il y a entre l’esprit et la vérité une connaturalité, une parenté foncière. Se savoir esprit, c’est se savoir capable de comprendre. (Je passe sur ce qui en résulte, à savoir une connaturalité des vérités entre elles qui fait qu’en tenir une nous permet de trouver le fil d’Ariane qui nous conduira aux autres, etc.).

Faire valoir le sens du mythe sans se poser la question de savoir si on y croit

Ainsi une croyance qui a sans doute été, et qui demeure parfois une croyance religieuse et même mystique, la croyance en la possibilité pour l’âme de se ressouvenir d’une vie antérieure, est reprise par un philosophe dans un contexte où croire en la vérité d’un tel récit n’est plus la question. De la même façon, il nous est aujourd’hui possible de reprendre le contenu d’autres croyances, que nous tiendrons alors pour des mythes, et d’en tirer des trésors de pensée. Alors nous lirons ces mythes comme des fables, sans aucune sorte de préoccupation confessionnelle.

Et c’est ainsi qu’un philosophe comme Alain a repris le contenu des croyances chrétiennes pour en faire valoir le sens, sans jamais poser la question de savoir si on y croit ou non, dans un livre, Les dieux, qui va des dieux de l’Antiquité au Dieu du christianisme. Et quoique le christianisme soit considéré par Alain comme la plus vraie des religions, un vrai chrétien peut trouver le coup rude, puisque si le christianisme n’est pas alors tenu pour une mystification, le récit de l’Évangile est transformé en mythe au même titre que la mythologie païenne: le Nouveau Testament peut-il pour un chrétien passer pour une mythologie parmi d’autres? Qu’un homme, Jésus, ait existé et qu’il ait été le fils de Dieu, Dieu lui-même, qu’une fois mort supplicié il ait ressuscité et soit monté au ciel, le chrétien y croit : il n’y voit pas seulement une fable riche de sens, mais le récit d’événements historiques réels. Pour lui la distinction de l’histoire et du mythe peut même devenir impossible: c’est la raison pour laquelle, par exemple,au début du XIXe siècle, l’archevêque de Paris s’opposait aux travaux de Champollion sur les hiéroglyphes. Ces travaux ne pouvaient en effet manquer d’imposer la révision des dates jusqu’alors fixées à partir de la Bible et tenues par l’Église pour historiques. Ces dates une fois établies par les méthodes critiques, la Bible devient une mythologie au même titre que la mythologie grecque.

De la même façon, le travail critique des historiens permet de suivre les divers états du texte du Coran au cours des siècles : admettre qu’il a subi ainsi des transformations contredit la croyance musulmane fondamentale selon laquelle ce livre a été révélé par Dieu à Mohamed; la critique historique, linguistique, littéraire fait à son tour du Coran une mythologie produite par un homme, comme n’importe quel poème, et susceptible du même coup d’interprétations diverses.

Il y a donc entre la croyance religieuse proprement dite et la prise de conscience du caractère mythologique des textes sur lesquels reposent ces croyances une contradiction inévitable, qui donne lieu à des discussions sans fin, et parfois même à des luttes sanglantes.

L’enjeu critique de l’enseignement du « fait religieux »

Il importe donc que l’enseignement dit du «fait religieux» n’avance pas masqué, et que l’enjeu d’une réflexion sur les croyances religieuses et les textes que les croyants tiennent pour sacrés soit critique, dans le sens que je viens de dire, ou bien ce serait un catéchisme au plus mauvais sens du terme. C’est dire aussi bien que les croyants eux-mêmes, en tant que croyants, et leurs prêtres, ne sauraient limiter ce travail critique, imposer une interprétation des textes et de l’idée même de croyance, et accuser de blasphème quiconque ne se plie pas à leurs exigences. Ou, pour parler plus précisément, la critique doit examiner leur interprétation et leur façon de croire comme n’importe quelle autre pensée, ni plus ni moins.

Un vieil ami de mon grand-père, de la génération de De Gaulle, était professeur de philosophie à Alexandrie dans les années trente. Il m’a raconté sa visite à Jérusalem. Le prêtre catholique qui le guidait lui a montré l’endroit d’où le Christ est monté au ciel après sa résurrection et,se tournant ensuite vers la mosquée d’où Mohamed lui aussi est monté au ciel, il a ajouté: «sur un cheval, vous vous rendez compte, sur un cheval!» Il est vrai que cet ami avait lu Voltaire.

© Jean-Michel Muglioni, APPEP, 2015 ; Mezetulle, 2018

Annexe : extrait d’Alain, Les dieux

Voici la conclusion d’un grand livre d’Alain, dont la difficulté explique sans doute qu’il ne soit pas assez connu. Alain, Les dieux, (1934), livre quatrième «Christophore», chap.10, in Les arts et les dieux, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1958, p. 1350.

NOËL

Tout recommence; et la justice est aussi faible aujourd’hui qu’hier. Aussi faible, et aussi forte. Le départ d’une pensée est jeune, et solitaire dans le lieu le plus pauvre, et fils du travail, et éclairé par le travail, veillé par l’amour et la patience, veillé par le bœuf et l’âne, ces dieux muets, attendu même des riches, qui apportent leur encens, humble en ce qu’il se sait inutile. L’univers redouble sa parure d’étoiles, qui n’a pas de sens; le froid mord; l’aurore n’est que dans les pensées. Noël! Noël! L’enfant est né! Si les docteurs de la loi le laisseront vivre,c’est toute la question.

Noël a d’autres résonances. Il les a toutes. Tous les mythes y viennent assister. Tout a sa juste place en cette assemblée. Considérez le bœuf et l’âne, les rois mages, les parents prêts à servir. Il faut développer cette riche image, et la penser, mais sans cesser de suivre ses contours irréprochables. Noël est premièrement la fête du printemps, mais la fête humaine du printemps. Les fleurs s’ouvrent au soleil; mais les hommes s’ouvrent comme des fleurs par une scrupuleuse mémoire qui a mesuré les jours et les nuits. Pâques est la fête de nature; le premier janvier est la fête politique, qui brave déjà le froid. Noël est plus attentif, plus hardi encore, plus près de l’astronomie qui place aux environs du 21 décembre l’hésitation du soleil, et la nomme solstice. Ainsi la Noël païenne devance l’esprit des champs et des bois. L’esprit prend sa lanterne et chante dans les Noëls,

Réveillez-vous, belle endormie,
Réveillez-vous, car il est jour.

Il est jour d’esprit, dans la plus longuenuit de la nature. Les sabots, la marche de nuit, le joyeux consentement, tout cela ensemble c’est l’aurore d’esprit. Les Noëls sont le chant d’oiseau de l’homme. Sans attendre la nature, il renouvelle son alliance avec la nature. Le chant de Noël annonce ainsi une autre alliance. Mais revenons à l’image, car elle dit tout.

Noël représente l’ordre humain, et ce qu’il y a de vrai dans l’ordre politique, la famille et son triple pouvoir, d’industrie, d’amour, et de promesse. La famille figure la continuité humaine, objet véritable de la religion politique. Ici la forme humaine prend empire sur les autres dieux. Comme l’aigle n’est plus, dans l’Olympe, que le messager de Jupiter, ici, par un trait plus juste, par un geste plus près de la situation humaine, le bœuf et l’âne sont des puissances muettes et subordonnées. Par cette vue sur les travaux agrestes, qui seront toujours les premiers, César lui-même est rappelé à sa naissance, César, dont l’effigie s’use sur le sou du paysan. Mais, encore mieux le pesant kilogramme, cette mesure des armées, est au service de l’homme, et pour décrire exactement l’image, au service même de l’esprit en espoir. D’où nous tirons que l’idolâtrie politique annonce quelque chose de meilleur que le règne des forts. Au reste, arrivent les rois mages, rois d’armée et de richesse, qui viennent adorer l’enfant du charpentier. Ce renversement du trône est dans tous les discours du trône. Une oreille fine entend cela; mais la naïve image dit mieux.

Une autre religion s’élève donc de cet autel, la crèche. Et encore, à interroger ce spectacle qui ne dit mot, on trouvera le maître-mot. L’esprit s’égare à s’adorer, par le prestige des idées bien ordonnées; et plus d’un César de l’esprit sera tyran de force, s’il oublie l’esprit enfant qu’on ne peut forcer, auquel il faut donner et pardonner. L’évêque Bienvenu ne demande pas de preuves à Jean Valjean; mais il lui donne toute vertu, et jure pour lui, et chante Noël dans cette nuit de l’homme. Encore bien plus assuré le Noël de la mère chante dans la nuit de l’enfant, et chantera toujours qu’il est esprit, qu’il parle, qu’il connaît et reconnaît, bien avant qu’il parle, connaisse et reconnaisse. Car, comme les contes le disent, il suffit d’une vieille sorcière à côté du berceau pour dessécher d’avance les fleurs de l’esprit. «Tu seras stupide, tu seras envieux, tu seras voleur», ces prédictions sont vérifiées par une persuasion où l’esprit enfant se condamne lui-même. Et par cette fiction, qui n’est pas toujours fiction, la charité se montre toute, qui est plus qu’amour, puisqu’elle n’attend pas les perfections. L’homme efface souvent la charité seulement par mériter l’amour; et les meilleurs manquent à s’aimer par les raisons de s’aimer qu’ils trouvent. Or, devant l’enfant, il n’y a point de doute. Il faut aimer l’esprit sans rien espérer de l’esprit. Il y a certainement une charité de l’esprit à lui-même ; et c’est penser. Mais regardez l’image; regardez la mère.

Regardez encore l’enfant. Cette faiblesse est Dieu. Cette faiblesse qui a besoin de tous est Dieu. Cet être qui cesserait d’exister sans nos soins, c’est Dieu. Tel est l’esprit, au regard de qui la vérité est encore une idole. C’est que la vérité s’est trouvée déshonorée par la puissance ; César l’enrôle, et la paie bien. L’enfant ne paie pas; il demande et encore demande. C’est la sévère règle de l’esprit que l’esprit ne paie pas, et que nul ne peut servir deux maîtres. Mais comment dire assez qu’il y a un vrai de vrai, que l’expérience ne peut jamais démentir? Cette mère, moins elle aura de preuves et plus elle s’appliquera à aimer, à aider, à servir. Ce vrai de l’homme, qu’elle porte à bras, ce ne sera peut-être rien d’existant dans le monde. Elle a raison pourtant, et elle aura encore raison quand tout l’enfant lui donnerait tort. Un mot ami maintenant à ces médecins qui soignent les arriérés et qui attendent, comme des prophètes, le moindre éclair d’attention; ils ne se lassent jamais; ils ont raison. Il y a donc un vrai de vrai qui brave le sort. Et je pourrais montrer, en suivant Descartes, qu’il n’y a point de vérité, même vérifiée, même utile, qui ne soit fille de vérité non vérifiée, de vérité inutile, de vérité sans puissance aucune. Mais la vérité industrielle est une fille ingrate, au reste cent fois punie par la récompense. Ces idées paraîtront peut-être et l’esprit saura se priver de puissance, de toute espèce de puissance; tel est le plus haut règne. Or, le calvaire annonce cela même, de si éloquente et de si violente façon, que je n’ajouterai aucun commentaire.

Notes

2Nouveaux essais sur l’entendement humain, préface (dans certaines éditions, Avant-propos), GF édition Jacques Brunschwig p. 40.

3 – Cf. Ménon 81a.

4 – Leibniz, Nouveaux essais sur l’entendement humain, I, 1, § 5, p.61. L’inventeur du calcul infinitésimal a pris la mesure de la difficulté de l’exemple des irrationnels proposé par Platon. Ménon, 82b sq.

5Méditation cinquième: «…je conçois [51]une infinité de particularités touchant les nombres, les figures, les mouvements, et autres choses semblables, dont la vérité se fait paraître avec tant d’évidence et s’accorde si bien avec ma nature, que lorsque je commence à les découvrir, il ne me semble pas que j’apprenne rien de nouveau, mais plutôt que je me ressouviens de ce que je savais déjà auparavant…». (…quae jam ante sciebam reminisci).

Voir le dossier « Enseignement du fait religieux »

Publications récentes de C. Kintzler

Comment dit-on « laïcité » en allemand ?

Deux récentes publications de Catherine Kintzler sur l’école et la reprise d’un entretien, traduit en allemand, sur la laïcité.

« Condorcet, le savoir libérateur », dans Les Grands Penseurs de l’éducation, sous la direction de Martine Fournier, Auxerre : Sciences humaines édition, 2018, p. 39-41. Ce volume rassemble des contributions consacrées à une bonne trentaine de penseurs et de pensées de l’éducation et de l’école depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Chaque contributeur a fait l’effort d’une présentation concise, avec un encadré supplémentaire abordant un aspect plus particulier.

« École, liberté, culture, humanités », dans le dossier d’hommage à Jean Zay coordonné par Jacques Garat, publié par la revue Humanisme n° 318 (février 2018). On pourra y lire les contributions de Florence Sautereau, Sébastien Clerc, Nico Hirtt et Charles Coutel.

La germaniste que je fus pendant mes études a eu l’occasion de se rafraîchir la mémoire et a trouvé dans ses souvenirs scolaires de quoi apprécier l’excellente traduction en allemand de la première partie de l’entretien de la Revue des Deux Mondes, traduction publiée dans Frei Denken n°1/21 2018, revue de l’Association suisse des Libres Penseurs (Freidenker-Vereinigung der Schweiz), p. 7 et suivantes. Le titre de l’entretien « Laizität in Frankreich » – ainsi que le site internet de l’association – nous permet de vérifier que, contrairement à une idée répandue et à ce que proposent les traducteurs automatiques, « laïcité » en allemand ne se dit ni « Säkularismus » ni « Laizismus » mais « Laizität » !
Lire le texte allemand en suivant ce lien : https://frei-denken.ch/news/2018-03-20/laizitaet-mehr-freiheiten-hervorgebracht-als-jede-religion-politischer-macht

 

L’école des illettrés, ou L’école malade d’elle-même

« À travers la lecture,
c’est la fonction tout entière de l’école qui est posée. »
Anne-Marie Chartier, Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation (1984)

« Savez-vous que la France est un des pays de l’Europe où il y a le moins de natifs qui sachent lire ! Quoi ! la Suisse sait lire, la Belgique sait lire, le Danemark sait lire, la Grèce sait lire, l’Irlande sait lire, et la France ne sait pas lire ? c’est une honte. » Même s’il serait outrancier de reprendre tel quel ce coup de colère de Victor Hugo dans les dernières pages de Claude Gueux, il n’en reste pas moins que le niveau de lecture des jeunes Français ne laisse pas d’inquiéter. Cet illettrisme est-il dû à une inadaptation d’enfants de certaines catégories sous-privilégiées de la population à l’enseignement de la lecture, est-il facilité par la discontinuité de l’attention du fait notamment de la sollicitation permanente des écrans de divertissement ? Au lieu de privilégier certaines causes extérieures matérielles, médicales ou sociales à cet illettrisme rampant – ce qui justifie tous les renoncements pédagogiques –, nous essaierons de pointer la cause scolaire d’un tel échec : l’école crée elle-même des élèves non-lecteurs.

[Reprise d’un article publié par Etudes franco-anciennes, numéro 164, décembre 2017, revue trimestrielle de l’APL (Association des professeurs de lettres), avec l’aimable autorisation de l’APL et les remerciements de Mezetulle]

Une journée chez la Grande Muette pour des jeunes gens désarmés en lecture

À la suite de tests conduits auprès de 760 000 participants à la Journée Défense et Citoyenneté1 en 2016, la DEPP2 a publié une note d’information3 au titre inquiétant : « JDC 2016 : environ un jeune Français sur dix en difficulté de lecture ».

Par la combinaison des trois dimensions de l’évaluation de la JDC (traitements complexes, automaticité de la lecture, connaissance du vocabulaire4), les auteurs de la note ont distingué huit profils de lecture notés de 1 à 5 avec ajout des lettres a, b, c et d pour le niveau 5 : « Les profils numérotés de 1 à 4 concernent les jeunes n’ayant pas la capacité de réaliser des traitements complexes (très faible compréhension en lecture suivie et très faible capacité à rechercher des informations). Ils sont en deçà du seuil de lecture fonctionnelle5. Les profils codés 5a, 5b, 5c, 5d sont au-delà de ce même seuil, mais avec des compétences plus ou moins solides, ce qui peut nécessiter des efforts de compensation relativement importants ».

Les profils 1 à 4 représentent 10,8% des jeunes gens évalués. Au sujet des 5,1% qui rencontrent des difficultés sévères (profils 1 et 2), il est écrit qu’ils « n’ont pas installé les mécanismes de base de traitement du langage écrit » et que ces jeunes « peuvent donc être considérés en situation d’illettrisme »6 . Les profils 3 et 4 se caractérisent par « un niveau lexical oral correct » sans pour autant « comprendre les textes écrits ».

Néanmoins, quand on se penche sur la caractérisation des différents sous-profils 5, on remarque que, au 10,8% de jeunes gens ayant des difficultés plus ou moins sévères dans le domaine de la lecture, il conviendrait d’ajouter les 11,7% des jeunes ressortissant aux profils 5a et 5b et qualifiés par la DEPP de « lecteurs médiocres aux acquis limités », en ce sens que, « les composants fondamentaux de la lecture [étant pour eux] déficitaires voire partiellement déficitaires », ces lecteurs mal assurés sont obligés de « compenser leurs difficultés pour accéder à un certain niveau de compréhension ».

Restent enfin les profils 5c et 5d estampillés « lecteurs efficaces ». Or, si l’on prend connaissance du commentaire de la DEPP au sujet de ces deux profils, certaines précisions ne laissent pas d’étonner. Ainsi, concernant les profils 5d, ceux qui ont réussi les trois modules d’évaluation et qui représentent 63,6% des jeunes gens ayant participé à la JDC de 2016, on peut lire : « Ils possèdent les atouts pour maîtriser la diversité des écrits et leur compétence en lecture devrait évoluer positivement » (souligné par nous). Il est tout de même surprenant que, s’agissant de lecteurs de 16 à 25 ans jugés efficaces, on puisse écrire que leur compétence en lecture est susceptible d’évoluer positivement : ou bien ils sont véritablement des lecteurs efficaces, ou bien leur efficacité de lecteurs n’est chez eux qu’une potentialité plus ou moins certaine de se réaliser. Et comparer la lecture à un jeu de cartes où le hasard règne, puisque, comme on peut le lire dans Le Robert, un atout est « une carte choisie ou retournée qui l’emporte sur les autres », c’est bien faire de la lecture pour ces profils 5d (les meilleurs de la cohorte !) une possibilité, une chance de lecture, un avantage nullement assuré. Pareillement, comment qualifier les profils 5c (13,9% des lecteurs évalués) de lecteurs efficaces, quand, dans le commentaire, on apprend que ce profil « désigne une population de lecteurs qui, malgré des déficits importants des processus automatisés impliqués dans l’identification des mots, réussit les traitements complexes de l’écrit, et cela en s’appuyant sur une compétence lexicale avérée » (souligné par nous) ? Du reste, même les commentateurs de la DEPP en rabattent sur leur qualificatif « efficaces » accolé aux lecteurs relevant du profil 5c, puisqu’ils concluent ainsi : « La question qui se pose pour ces jeunes reste celle des effets d’un éventuel éloignement des pratiques de lecture et d’écriture : les mécanismes de base étant insuffisamment automatisés, le risque est que l’érosion de la compétence les entraîne vers une perte d’efficacité importante dans l’usage des écrits. Les sollicitations de leur environnement professionnel et social seront donc déterminantes ».

À la suite de cette brève étude de la note d’information de la DEPP, il ne nous semblerait donc pas outré de conclure que ce sont 36,4% des jeunes gens évalués lors de la JDC de 2016 dont les mécanismes de base de lecture sont insuffisamment automatisés, voire nullement automatisés pour 5,1% d’entre eux. Autrement dit, près de quatre jeunes sur dix ont des difficultés en lecture plus ou moins sévères7.

Ce que disent les programmes scolaires concernant l’enseignement de la lecture

Les jeunes gens de 16 à 25 ans évalués lors de la JDC de 2016 ont été en CP aux alentours des années 2000, entre 1997 et 2006.

Que disent les programmes de l’école primaire de 1995 concernant l’enseignement de la lecture ?

Tout d’abord, ils s’inscrivent dans le renouveau pédagogique initié par la loi d’orientation du 10 juillet 1989, plus connue sous l’appellation « Loi Jospin », dans laquelle sont posées les bases de l’enseignement constructiviste faisant de l’élève, mis ainsi au cœur du système éducatif, l’auteur de ses propres compétences qu’il doit construire lors d’une scolarité plus souple qu’auparavant car décomposée en cycles8. Sans imposer la moindre méthode de lecture, les programmes « Bayrou » de 1995 précisent : « L’apprentissage de la lecture et l’accès au sens procèdent essentiellement de trois démarches complémentaires et concomitantes qui associent constitution d’un premier capital de mots, déchiffrement et recours au contexte ». En outre, « la lecture silencieuse pratiquée par l’élève constitue un moment et une modalité de l’apprentissage. Elle est, à terme, l’objectif à atteindre ».

En 2002, les programmes « Ferry » reconnaissent que la lecture est à la fois déchiffrement et compréhension9. Ils demandent au maître d’adopter un enseignement analytique : on part du texte en renforçant « l’articulation entre mots écrits (unités graphiques séparées par des blancs) et unités correspondantes de la chaîne orale », puis la « segmentation des énoncés se poursuit au niveau du mot lui-même en accentuant le travail d’analyse des unités distinctives ». Après avoir relevé que « l’analyse phonologique stricte semble être au moins autant la conséquence que la cause de l’apprentissage de la lecture [et qu’elle] ne peut donc être un préalable exigible », les programmes précisent qu’il existe deux manières d’identifier les mots : la voie directe et la voie indirecte. « L’apprenti lecteur doit apprendre à se servir efficacement de l’une et de l’autre. » La méthode directe suppose que l’élève ait déjà la mémoire visuelle du mot : cette méthode directe est la méthode utilisée par tout lecteur confirmé et repose « sur la perception très rapide des lettres qui composent » le mot. La méthode indirecte, elle, est la syllabation du mot : ce à quoi tout lecteur affermi revient dès qu’il se retrouve devant un mot qu’il ne connaît pas. « Pour pouvoir identifier les mots par la voie indirecte, les élèves de l’école élémentaire, qui ont commencé à comprendre la manière dont fonctionne le code alphabétique, doivent aussi mémoriser les relations entre graphèmes et phonèmes10 et apprendre à les utiliser. La plupart des méthodes proposent deux types d’abord complémentaires ; analyse de mots entiers en unités plus petites référées à des connaissances déjà acquises ; synthèse, à partir de leurs constituants, de syllabes ou de mots réels ou inventés. Les deux types d’activités sont travaillés en relation avec de nombreuses situations d’écriture permettant de renforcer la mise en mémoire de ces relations. » Les programmes de 2002 restent muets quant à la méthode mais émettent tout de même quelques légères réserves sur la méthode dite « mixte » : « Certaines méthodes proposent de faire l’économie de l’apprentissage de la reconnaissance indirecte des mots (méthodes globales, méthodes idéo-visuelles…) de manière à éviter que certains élèves ne s’enferment dans cette phase de déchiffrage réputée peu efficace pour le traitement de la signification des textes. On considère souvent aujourd’hui que ce choix comporte plus d’inconvénients que d’avantages : il ne permet pas d’arriver rapidement à une reconnaissance orthographique directe des mots, trop longtemps appréhendés par leur signification dans le contexte qui est le leur plutôt que lus ».

Le 3 janvier 2006, dans sa circulaire Apprendre à lire, le ministre de Robien met explicitement à l’index la méthode globale : « L’automatisation de la reconnaissance des mots nécessite des exercices systématiques de liaison entre les lettres et les sons et ne saurait résulter d’une mise en mémoire de la photographie de la forme des mots qui caractérise les approches globales de la lecture : j’attends donc des maîtres qu’ils écartent résolument ces méthodes qui saturent la mémoire des élèves sans leur donner les moyens d’accéder de façon autonome à la lecture ».

Les programmes d’enseignement de l’école primaire de 2008 de Darcos s’inscrivent dans la « circulaire de Robien » : « Dès le cours préparatoire, les élèves s’entraînent à déchiffrer et à écrire seuls des mots déjà connus. […] Cet entraînement conduit progressivement l’élève à lire d’une manière plus aisée et plus rapide (déchiffrage, identification de la signification) ».

Le non-dit des programmes scolaires

Cette étude rapide des programmes de CP encadrant la scolarité des jeunes gens évalués en lecture lors de la JDC de 2016 montre combien l’enseignement de la lecture, du fait des atermoiements institutionnels, est plus que fragile voire schizophrénique en ses fondements théoriques. Pour mieux le comprendre, il nous faut remonter aux années 1970 et à la valorisation qui a alors été faite par le ministère de la méthode dite « globale »11 pour l’enseignement de la lecture.

Les promoteurs de l’introduction de la méthode « globale » dans l’enseignement français partent d’une vérité : apprendre ne se délègue pas ; apprendre est un acte qui, comme tel, suppose de la part de l’élève volonté et attention ; cet acte ne saurait se réduire à la transmission d’un savoir de quelqu’un qui sait à quelqu’un d’autre qui, passivement, reçoit ce savoir. Bref, l’élève doit construire ses propres savoirs. De cette vérité de bon sens, on est allé jusqu’à affirmer que l’enseignement ne devait plus être une transmission ; et on a ainsi oublié le double sens du verbe apprendre : apprendre quelque chose à quelqu’un et apprendre quelque chose de quelqu’un. Adopté en lecture, ce présupposé constructiviste a donné lieu à l’éviction pure et simple de l’enseignement syllabique de la lecture, enseignement jugé par trop passif et réduisant la lecture au seul déchiffrement. Ainsi, dès 1974, on a pu lire sous la plume d’un ancien instituteur et inspecteur de l’Éducation nationale, Jean Foucambert : « L’apprentissage de la lecture est indépendant de l’apprentissage du déchiffrement. On n’apprend pas à lire à un enfant ; on l’aide, mais il apprend seul »12.

Spontanément, et jusqu’alors, l’instituteur partait de la lettre, montrait à ses élèves les sons que cette lettre rend habituellement et, à force de longs et patients entraînements, faisait en sorte que les élèves maîtrisent la combinaison entre les lettres et les sons, jusqu’à être capables, une fois la combinatoire maîtrisée, de pouvoir lire par eux-mêmes n’importe quel mot de la langue française. Cet enseignement analytique de la lecture passait donc par la maîtrise d’un code, comme tel arbitraire et contraignant (b et a font ba), pour permettre par la suite une lecture tout à fait libérée du déchiffrement et laissant place à la seule compréhension : la liberté par la contrainte, autrement dit. L’enseignement de la lecture reposait alors sur une forte propension à l’oralisation, afin de s’assurer de la bonne qualité du déchiffrement ; et cette oralisation avait cours jusqu’à la fin de l’enseignement élémentaire.

Foucambert et ses épigones ont entièrement perverti cet enseignement traditionnel en le renversant totalement : « La lecture étant un phénomène purement visuel, ou encore idéovisuel, la lecture est autonome et doit donc s’apprendre indépendamment de l’oral »13 . Prenant l’exemple du nombre 80 écrit en chiffres qui se dit « quatre-vingts » alors qu’aucun quatre ni vingt ne se voient quand on lit l’écriture chiffrée de ce nombre, l’auteur iconoclaste affirme : « les signes écrits renvoient directement à un sens. Cette réalité [idéovisuelle de la lecture] est parfois cachée par le phénomène de la prononciation mentale. Mais […] cette prononciation mentale n’a rien à voir avec l’oralisation de signes écrits […] : la prononciation accompagne la lecture mais ne la précède pas ; elle succède à la reconnaissance, elle n’en est pas une condition. La lecture vraie exclut l’étape de mise en correspondance de la chaîne écrite avec une chaîne sonore qui serait seule porteuse de signification » (p. 47 ; souligné par l’auteur). Bref, lire n’est même pas écouter avec les yeux, ce que pense naïvement n’importe quel lecteur aguerri et dont il se rend compte dès qu’il achoppe lors de sa lecture silencieuse sur un mot de lui inconnu ; lire c’est regarder en se souvenant, et rien d’autre. C’est bien à un travail de sape de l’enseignement classique de la lecture et du bon sens en matière de lecture que se livre Foucambert : « pour les mots déjà connus à l’oral, on peut se demander s’il n’est pas nécessaire d’avoir reconnu un mot pour le déchiffrer correctement » (p. 48). L’enseignement idéovisuel de la lecture est également présenté comme émancipateur et propre à éclairer les élèves issus de milieux défavorisés bien mieux que l’enseignement grapho-phonémique habituel : « La langue écrite reçue est (pour tous les enfants, mais très rapidement pour les enfants de milieu défavorisé) beaucoup plus riche, beaucoup plus nuancée que la langue orale. Prendre appui sur une méthode d’apprentissage qui fait dépendre la compréhension de l’écrit de la maîtrise de l’oral, c’est pénaliser certains enfants en limitant leur progrès à leur compétence à l’oral » (ibid). L’enseignement idéovisuel de la lecture ne fait pas de la maîtrise du sens la résultante d’une oralisation « d’unités inférieures au mot » (p. 49). Il ne s’agira plus de mettre l’élève au contact d’un code arbitraire, mais « l’enfant va apprendre à lire comme il a appris à parler, c’est-à-dire par l’acquisition continue de mots dont le stock ira en s’accroissant » (ibid) : l’apprentissage de la lecture est ainsi pensé sur le modèle de la parole acquise par le jeune enfant au contact du monde qui l’entoure ; c’est un enseignement par imprégnation et non plus un enseignement scolaire élémentaire. Et ce qui, traditionnellement, prenait l’année du CP est à présent dilué dans le temps : « C’est seulement lorsque l’enfant est en possession de sa langue écrite [souligné par l’auteur] et qu’il maîtrise bien les mots qu’il sait manier qu’il peut pressentir l’idée d’une correspondance […] entre les deux codes qu’il utilise ; et c’est alors le début d’une fructueuse réflexion comparée (qui dépassera largement le cadre de la scolarité élémentaire14) à la fois sur le fonctionnement spécifique des deux codes et sur leurs points de convergence » (ibid).

Mis en pratique dans une classe, l’enseignement idéovisuel de la lecture s’organise principalement autour de deux domaines. D’un côté, la lecture rapide (c’est-à-dire la lecture de l’adulte confirmé) : « Dès le premier jour, on demande à l’enfant de lire par reconnaissance immédiate du mot, et pour cela il doit reconnaître le mot au milieu d’autres qui lui ressemblent et sans avoir le temps de le décomposer ou d’opérer des correspondances terme à terme » (p. 50). De l’autre, la compréhension et l’anticipation : « Lire, c’est beaucoup plus vérifier que découvrir » (p. 51).

On pourrait s’étonner de trouver dans un article datant de 1974 la cause des difficultés rencontrées en lecture par les jeunes gens ayant participé à la JDC de 2016. Prenons une comparaison pour justifier notre approche15. La réforme des rythmes scolaires a été, on le sait, officiellement mise en place pour recentrer la vie de l’enfant sur l’école et ainsi permettre un meilleur enseignement. Sauf que cette « réforme Peillon » repose sur une contradiction, puisqu’elle s’inscrit dans la continuité des « décrets Darcos » : le ministère a défendu un retour à neuf demi-journées d’école en gardant l’effet de la suppression du samedi matin travaillé, c’est-à-dire un enseignement hebdomadaire pour tous les élèves de 24 heures et non plus de 26 heures. De même, la méthode idéovisuelle qui ne veut pas de déchiffreurs mais de vrais lecteurs, cette méthode, bien qu’elle ne soit plus portée au pinacle par ses thuriféraires du ministère, continue d’irriguer la manière dont on apprend à lire aux élèves de CP.

La fin du syllabage par répétition est ancrée car la combinatoire est jugé trop rébarbative : voilà le soubassement « foucambertien » de (presque) toute méthode de lecture. On repousse donc l’enseignement grapho-phonémique explicite en le faisant précéder de différentes étapes. Par exemple, on peut commencer par une méthode par hypothèses, laquelle entraîne l’élève à deviner à l’avance ce que le texte va dire, en attirant son attention sur l’entour du texte : les illustrations. Et de ce sens deviné du texte, les élèves déduiront par eux-mêmes leur lecture puis le son des lettres. Cette méthode peut s’accompagner d’une approche analytique de la lecture : il s’agit toujours de partir d’un texte dont l’élève fera l’analyse en remontant aux éléments du texte que sont les mots. On relève ainsi toutes les écritures possibles d’un son, ce qui est prendre le contre-pied des méthodes alphabétiques qui écrivaient une lettre et en donnaient le son majoritaire (gardant les exceptions pour après). Toute véritable méthode est ainsi absente : la règle est diluée dans les exceptions. Et une fois que l’on a fait croire à l’élève que par lui-même il allait suivre à nouveau le parcours analytique de l’humanité en décomposant les mots en leurs éléments ultimes que sont les lettres, on lance un enseignement alphabétique que l’on a différé et par là rendu accessoire : « Code et combinatoire, dans cette optique, jouent donc les seconds rôles : ils seront dévalorisés. L’exploitation du texte avant la lettre occulte le symbolisme alphabétique rendu, aux yeux de l’enfant, inutile ; il n’en perçoit pas le profit et a le plus grand mal à s’y intéresser secondairement. À quoi lui sert d’identifier A dans WAGON s’il connaît WAGON avant ? »16 . À force d’avoir fait du déchiffrement l’ennemi du sens, à force d’avoir fait du code un obstacle, on a enfermé des générations d’élèves dans une attitude de lecteurs mal assurée et dépendante. Alors que le code par son formalisme libère17, un enseignement honteux de la combinatoire (repoussant celle-ci comme intermédiaire) confine l’élève dans une approximation sémantique et le rend incertain comme incurieux18. C’est un élève que l’on soumet au lieu d’émanciper en réduisant sciemment son horizon langagier19, donc sa pensée et son rapport au monde, alors que « vingt-six lettres, trente-six graphèmes, une demi-douzaine d’exceptions, conjugués à l’infini donnent accès aux soixante mille mots du Robert »20.

L’école impossible

Non seulement l’enseignement primaire de la lecture a fortement pâti des Diafoirus en sciences de l’éducation, mais il semblerait que l’on retrouve l’ombre portée de Foucambert sur une bonne partie de l’école élémentaire encore quarante ans après son article fondateur – rendant ainsi l’école impossible, si par école on entend ce « lieu où l’on élève à l’abstraction et où le savoir s’acquiert, à partir de ses éléments, selon l’ordre des raisons »21.

Comme nous l’avons vu, quand apprendre à lire n’est plus dans un premier temps une méthode d’apprentissage de la lecture fondée sur l’alphabétisation et la fusion syllabique mais plutôt une sorte d’acte spontané de l’apprenti lecteur, la lecture devient alors comme un acte divinatoire à partir de la forme du mot et/ou des illustrations qui accompagnent le texte, une subjectivation du mot sans respect de sa graphie et du son qu’elle rend : la méthode idéovisuelle fait que le sens du lecteur l’emporte sur celui du texte. Habitué dès le CP à plaquer arbitrairement et aléatoirement son propre sens deviné sur celui assuré et établi du texte, l’élève, insidieusement, croit que s’exprimer c’est penser ; il ne retrouve rien d’autre à l’école que lui-même et ses préjugés. Au lieu de se déprendre de lui-même, ce lecteur colle à son être social, être d’apparat. Cette fausse toute-puissance de l’élève est flattée quand on interdit à l’élève toute transmission explicite et qu’on le rend faussement auteur de ses apprentissages. Avec deux conséquences : le maître est dépossédé de son rôle d’éclaireur22 et l’élève confond liberté et licence, autonomie et oubli. Un tel élève à qui l’on fait croire que la soumission passagère à l’autorité magistrale est un asservissement et non une paradoxale émancipation devient un être sans passé ni pensée23.

L’enseignement idéovisuel de la lecture s’accompagnait d’une dilatation du temps de l’apprentissage : traduite dans les circulaires ministérielles, cela a donné l’organisation de l’enseignement en cycles et la quasi interdiction du redoublement. Et l’on obtient ainsi un élève à qui l’école comme telle permet de toujours remettre l’effort à plus tard, puisque le passage dans la classe supérieure lui est de fait garanti et que l’on n’a jamais fini d’apprendre à lire, un élève que l’institution scolaire a sciemment décidé d’abandonner à son ignorance.

En bannissant toute oralisation de la lecture, Foucambert et ses continuateurs ont dépossédé l’élève de l’un de ses sens ; or l’enseignement contemporain lui aussi repose sur une élimination sensorielle, non plus de la voix et de l’ouïe mais de la main cette fois : combien d’élèves de maternelle ne sachant plus découper ni coller, d’élèves d’élémentaire ne sachant plus tenir leur stylo pour avoir une écriture fluide et compréhensible ?

Enfin, si le « foucambertisme » en matière de lecture a donné une lecture reposant sur un en dehors de la lettre et de son bruit, l’école est devenue cette école hors d’elle qui ne se règle plus sur ses principes propres (enseigner selon l’ordre des raisons, ce qui suppose une élémentarisation du savoir) mais sur un extérieur qui est la société civile avec tous les dévoiements que l’on sait24. Ainsi, comme nous l’avons vu, pour justifier son projet de « lecturisation » en délaissant les automatismes de base et en réduisant l’acte de lecture à sa seule dimension visuelle, Foucambert et ses continuateurs ont promu une pédagogie par imprégnation avec laquelle l’élève apprendra à lire comme il a appris à parler : « Il faut donc déscolariser la lecture. Si l’alphabétisation était, et pour cause, un apprentissage scolaire, la lecture est un apprentissage social, de même nature que l’apprentissage de la communication orale. Il en sera de la lecture comme de la parole : si l’apprentissage se fait à travers les pratiques familiales et sociales, alors et alors seulement, l’école pourra jouer un rôle essentiel d’aide et de réduction des inégalités »25. Ce qui est nier proprement l’école – et son caractère laïque, puisqu’une pédagogie par imprégnation fait bon ménage avec la manipulation : « Dans l’apprentissage par imprégnation, l’enfant apprend sans savoir qu’il apprend, et par conséquent sans savoir ce qu’il apprend »26. Le divertissement est entré dans l’école, les écrans ont remplacé le livre, et loin d’avoir rendu l’enseignement actif, on est arrivé à créer chez l’élève une pure passivité grimée en action. Pire, sans le vouloir peut-être, on a camouflé des actes de transmission en des situations où l’élève croyait trouver seul. Et ainsi, au lieu que la morale soit contenue dans l’instruction (apprendre n’est rien d’autre que faire le départ entre ce qui est vrai et faux), on a viré dans une grandiloquence émotionnelle qui résulte plus du dressage compassionnel que de principes de vie fermement arraisonnés.

À la fin de Tristes Tropiques, Lévi-Strauss écrivait ceci : « l’action systématique des États européens en faveur de l’instruction obligatoire qui se développe au cours du XIXe siècle, va de pair avec l’extension du service militaire et de la prolétarisation. La lutte contre l’analphabétisme se confond ainsi avec le renforcement du contrôle des citoyens et du Pouvoir. Car il faut que tous sachent lire pour que ce dernier puisse dire : nul n’est censé ignorer la loi»27. Sous l’apparence d’une volonté de rendre l’école plus juste et plus égalitaire, Foucambert s’inscrit dans cette critique sociologique et la dépréciation du projet républicain d’instruire le peuple en rendant la lecture accessible au plus grand nombre28, puisqu’il n’a eu de cesse de casser le code alphabétique et de le réduire à un asservissement. Mais quel est le pire entre des élèves sachant lire et qui plus tard pourront ouvrir n’importe quel livre29, ou bien des élèves qui ne sauront rien lire et qui ne pourront plus par la lecture se déprendre d’eux-mêmes et du quotidien qui les asservit ? En rendant presque impossible l’enseignement explicite de la lecture, en excluant hors du savoir des élèves auxquels on a refusé de transmettre des connaissances, la méthode idéovisuelle a rendu en revanche possible l’avènement d’une jeunesse potentiellement esclave et barbare, une jeunesse enfermée en elle-même et coupée de ce que le passé avait de meilleur et conservé dans ce que l’on appelle du si beau nom d’humanités.

Notes

1– Voici ce que l’on peut lire sur le site du ministère des Armées : « Troisième étape du « parcours de citoyenneté », la JDC s’impose à tous les citoyens, femmes et hommes, avant l’âge de 18 ans. Ils ont la possibilité de régulariser jusqu’à l’âge de 25 ans. » Outre un petit déjeuner d’accueil et éventuellement une visite des installations militaires, cette journée comprend notamment « des tests d’évaluation des apprentissages fondamentaux de la langue française, établis par l’éducation nationale ».

2 – « La direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance exerce ses compétences d’évaluation et de mesure de la performance dans les domaines de l’éducation et de la formation. Elle contribue à l’évaluation des politiques conduites par le ministère de l’éducation nationale », nous apprend le site du ministère de l’Éducation nationale.

4 – Se reporter à la « méthodologie » de l’enquête (pages 3 et 4 de la note 17-17 de la DEPP).

5 – La lecture fonctionnelle est la lecture d’écrits ayant une fonction pratique dans le quotidien : recette de cuisine, notice de montage, horaires des trains, etc. Il ne s’agit donc pas de littérature, ici.

6 – Selon l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme (ANLCI), on parle d’illettrisme « pour des personnes qui, après avoir été scolarisées en France, n’ont pas acquis une maîtrise suffisante de la lecture, de l’écriture, du calcul, des compétences de base, pour être autonomes dans les situations simples de la vie courante » (site de l’ANLCI). À distinguer donc de l’analphabétisme, qui désigne des personnes qui n’ont jamais été scolarisées.

7 – Sachant que, comme on peut le lire à la fin de la note d’information 17-17, « certains jeunes, en proportion variable selon les départements, ne se sont pas encore présentés à la JDC, et l’on sait, de par les précédentes enquêtes, qu’ils auront globalement de moins bons résultats que les autres ».

8 – « Aujourd’hui, la scolarité d’un enfant est fondée sur la succession des années scolaires. Autant d’années, autant de niveaux à atteindre obligatoirement pour passer dans la classe suivante. Autant de verdicts. Cette logique, qui fait de l’année scolaire l’aune à laquelle se mesure la progression d’un élève, ne correspond pas à la façon dont un enfant apprend à lire, à écrire ou à compter, dans la réalité. Nous savons tous que les enfants, pour différentes raisons, physiologiques, psychologiques, sociales, n’ont pas, au même moment, les mêmes possibilités. Je propose de substituer à ce rythme très normatif une organisation souple, fondée sur des cycles de plusieurs années. » (Nouvelle politique pour l’école primaire, discours du ministre Jospin le 15 février 1990).

9 – « Apprendre à lire, c’est apprendre à mettre en jeu en même temps deux activités très différentes : celle qui conduit à identifier des mots écrits, celle qui conduit à en comprendre la signification dans le contexte verbal (textes) et non verbal (supports des textes, situation de communication) qui est le leur. La première activité, seule, est spécifique de la lecture. » (Programmes d’enseignement de l’école primaire, arrêté du 25 janvier 2002).

10 – Graphème : plus petite unité écrite signifiante, soit lettre seule soit groupe de lettres (on, oin, etc.) représentant un phonème. Phonème : plus petite unité du langage oral. Ex. : voyelle, consonne ou groupe vocalique (oi, ou) et consonantique (ph, ch). (Définitions données dans Dyslexie, une vraie-fausse épidémie de Colette Ouzilou).

11 – Ces guillemets démystificateurs pour montrer qu’une tel enseignement n’a jamais été proclamé par le ministère ; l’enseignement de la lecture, si ravageur pour les écoliers depuis les années soixante-dix, devrait plutôt recevoir le qualificatif d’idéovisuel. Cf. infra.

12 – « Apprentissage et enseignement de la lecture », article de Jean Foucambert publié dans la revue Communication et langages, n°24, 1974, pp. 46-59 (version numérisée sur ce lien [http://www.persee.fr/doc/colan_0336-1500_1974_num_24_1_4154]).

13 – Comme on peut le lire dans le « chapeau » de l’article cité à la note précédente.

14 – Souligné par nous.

15 – Qui, du reste, n’a rien d’original, en ce qu’elle reprend l’argumentation développée par Liliane Lurçat dans la plupart de ses livres touchant à l’enseignement de la lecture, notamment dans La Destruction de l’enseignement élémentaire et ses penseurs : « Pourquoi parler des thèses de Jean Foucambert ? D’une part parce qu’elles sont massivement diffusées à l’intérieur de l’école : Foucambert fait des adeptes qui imposent ses conceptions de la manière la plus intolérante. D’autre part, parce que les thèses de Foucambert sont reprises au ministère… » (François-Xavier de Guibert, 1998, p. 83).

16 – Colette Ouzilou, Dyslexie, une vraie-fausse épidémie, Presses de la Renaissance, 2001, p. 84, souligné par l’auteur.

17 – Je ne fais plus attention à la lettre et au son qu’elle rend quand je lis, mais au sens ; de même que, lorsque je conduis, je ne suis pas à détailler tous les mouvements que je fais pour débrayer et embrayer, mais je conduis. Sur la transparence du principe alphabétique pour la lecture, voir sur Mezetulle Catherine Kintzler « L’alphabet, machine libératrice ».

18 – Étudiant un extrait de La Maîtrise de la langue à l’école où, en 1992, le ministère, prenant l’exemple de la distinction entre cheval et chenal, jugeait que cette distinction est rendue peu affermie par la seule identification des composants graphophonétiques des deux mots, jusqu’à « impute[r] au décodage une erreur de sens, due en fait au non-décodage », Colette Ouzilou précise : « D’une part [dans le cas de cheval], la suite de sons décodés donne en écho, sans recherches préalables et instantanément, le sens d’un concept connu ; d’autre part [dans le cas de chenal], cette suite phonémique conduit automatiquement à l’identification précise d’un mot inconnu […]. La sécurité obtenue en conclusion du processus que nous venons de décrire [la méthode syllabique, autrement dit] permet au lecteur d’accéder tranquillement à un mot inconnu qu’il reconnaît alors comme inconnu [souligné par nous]. Tel n’est pas le cas du lecteur au corpus visuel [ie l’élève de CP selon Foucambert] qui « lira » SAXOPHONE parce que SAXONNE ne figure pas dans sa « bibliothèque » » (op. cit., pp. 53-54).

19 – Se reporter à l’analyse que mène Colette Ouzilou (op. cit., p. 71) des expressions « à la Foucambert » comme « critères de lisibilité » ou « fréquence du vocabulaire » : « Mais la « fréquence du vocabulaire » réduite au corpus [dans les manuels de lecture à prépondérance idéovisuelle] ? Le texte amputé des mots rares donc « illisibles » cautionne une ignorance. Cette amputation rassure le médiocre lecteur ignorant. ŒILLET étant ignoré de l’enfant au corpus et par lui indécodable, on évacue ŒILLET. Elle tourne le dos à l’exigence culturelle du lecteur, le vrai, qui veut rencontrer et lire sans effort ŒILLET, FUCHSIA et autre CHRYSANTHÈME ».

20 – Colette Ouzilou, op. cit., p. 68.

21 – Comme l’écrit Jean-Louis Poirier à propos de l’enseignement élémentaire de la IIIe République, dans La République et l’école, une anthologie, Presses Pocket, 1991, p. 68.

22 – Aux deux sens de ce mot : comme premier de cordée et comme celui qui apporte les lumières.

23 – « Sans programme, c’est-à-dire sans transmission progressive des savoirs jugés fondamentaux, chaque nouvelle génération n’est plus reliée aux précédentes, on fait pour elle table rase du passé de la manière la plus artificielle » (Liliane Lurçat, op. cit., p. 21). Où l’on voit qu’il ne s’agit pas là d’entretenir un rapport nostalgique au passé mais bien plutôt critique : le passé n’est porteur, fondamental, qu’à la condition d’être interrogé, mis à distance et repensé de fond en comble.

24 – « Dans cette école qui refuse le passé ou bien qui le filtre, le seul présent acceptable devient celui présenté par les médias, où l’exhibitionnisme et le catastrophisme font bon ménage. » (Liliane Lurçat, op.cit., p. 22)

25 – Jean Foucambert, « La Lecture, une affaire communautaire », article paru dans Les Cahiers de l’animation, 11, n°40, 1983. Version numérisée de cet article consultable ici [https://www.lecture.org/revues_livres/actes_lectures/AL/AL03/AL03P65.pdf]

26 – Liliane Lurçat, op.cit., p. 36.

27 – Claude Lévi-Strauss, Tristes Tropiques, Presses Pocket, 1984, p. 355.

28 – L’école « a « écrémé » les milieux populaires des éléments les plus conformes pour en faire des agents intermédiaires et des instituteurs. Elle a suscité une philosophie de la réussite individuelle fondée sur le mérite scolaire afin de mieux refouler le spectre d’une promotion collective. Elle a injecté dans la production les 80% de la population dont elle avait besoin après les avoir alphabétisés et a conduit les autres, parce qu’ils étaient lecteurs, vers le savoir et le pouvoir. Il a fallu un siècle pour découvrir que cette sélection ne devait rien au mérite. La division entre lecteurs et déchiffreurs coïncide avec l’origine sociale, avec un environnement familial et avec des pratiques culturelles. On comprend aujourd’hui que l’école est là pour alphabétiser ceux qui ne seront pas lecteurs et que ceux qui le seront ne le devront pas à l’école ». (J. Foucambert, « La Lecture, une affaire communautaire »).

29 – Et lire ainsi la critique sociologiste que Bourdieu fait de l’école de la République intrinsèquement reproductrice, et pourquoi pas L’État et la révolution où Lénine pose les bases du renversement de l’État forcément bourgeois ; de même que le troupier à qui l’on a appris à tirer pourra tourner son arme contre n’importe qui, une fois son service militaire achevé. Dans les deux cas, il s’agit d’une véritable instruction (scolaire ou militaire).

© Tristan Béal, Etudes franco-anciennes, Mezetulle, 2018.

Jean-Michel Blanquer ou l’impossible dialectique

Comment caractériser la politique du ministre de l’Éducation nationale ? La face « républicaine » de sa politique a son revers néolibéral. On peut même se demander s’il ne s’agit pas de donner des gages aux tenants de la conception républicaine de l’école, trop peu écoutés depuis une bonne trentaine d’années, pour mieux servir les intérêts du néolibéralisme. Marie Perret ne tente pas de résoudre l’énigme ; elle montre la contradiction dans laquelle la politique de Jean-Michel Blanquer est prise et souligne l’ambivalence qui caractérise son action : autant de motifs de vigilance.

[Reprise d’un article publié dans UFAL Info n°71 du 8 février 2018 , avec l’aimable autorisation d’UFAL Info et les remerciements de Mezetulle. Les sous-titres sont de Mezetulle]

L’énigme : ambivalence, modestie, pragmatisme

Jamais ministre de l’Éducation Nationale n’avait autant brouillé les cartes. Jean-Michel Blanquer a été affublé de tous les qualificatifs. Certains l’accusent d’être « réac » et de promouvoir une conception de l’école conservatrice et « élitiste ». D’autres lui reprochent d’être trop moderniste et de favoriser les innovations pédagogiques. On le soupçonne d’être un « catho-tradi » qui « roule » pour l’école privée catholique. On lui reproche son goût pour la Marseillaise. Ce brouillage explique sans doute l’attentisme et le relatif silence des organisations syndicales. Comment caractériser la politique de Jean-Michel Blanquer ? Nous avons souvent montré, dans les lignes de ce journal1, que le néolibéralisme s’accommodait fort bien des réformes pédagogistes « de gauche ». Jean-Michel Blanquer n’est-il pas en train de prouver que le néolibéralisme peut prendre un tout autre masque ? Est-il un homme politique habile qui donne des gages aux tenants de la conception républicaine de l’école pour mieux servir les intérêts du néolibéralisme ? Est-il seulement un homme pragmatique attentif à « ce qui marche » ? Est-il un dialecticien hors-pair, qui excelle dans l’art très macronien du « en même temps » ? Cet article ne prétend pas résoudre l’énigme, ni préjuger de ce que sera, in fine, la politique de Jean-Michel Blanquer. Il est, de toute façon, trop tôt pour conclure. Il faudra juger sur pièces. Nous voudrions seulement montrer la contradiction dans laquelle sa politique est prise et souligner l’ambivalence qui caractérise son action politique. Ambivalence qui doit nous appeler à la plus grande vigilance.

L’arrivée de Jean-Michel Blanquer au ministère de l’Éducation Nationale s’est faite sans tambour ni trompette. Jean-Michel Blanquer n’était pas connu du grand public. Il a pourtant occupé des fonctions importantes à l’Éducation Nationale : ancien recteur, ancien directeur général de l’enseignement scolaire, il connaît la maison de l’intérieur et a suffisamment d’expérience pour évaluer les rapports de forces. À la différence de ses prédécesseurs, il s’est bien gardé d’annoncer un énième plan de refondation de l’école. Pas d’annonces fracassantes, pas d’affichage idéologique, mais une attitude « pragmatique », faite de prudence et de modestie.

La face républicaine…

Jean-Michel Blanquer n’aime pas les clivages. Aussi refuse-t-il de prendre parti dans la querelle qui oppose les partisans de la conception républicaine de l’école aux réformateurs qui inspirent les politiques éducatives depuis des décennies. Reste que certaines déclarations marquent, sinon un changement de cap, du moins une inflexion salutaire. Qu’un ministre de l’Éducation Nationale cite les neurosciences pour justifier des mesures de bon sens, telles que l’apprentissage de la lecture par la méthode syllabique ou l’acquisition précoce d’automatismes en matière de calcul, est une nouveauté réjouissante. Qu’il ne rejette pas le redoublement sans autre forme de procès pour promouvoir, comme ses prédécesseurs, le passage automatique, en est une autre. Qu’il ait nommé à la tête du Conseil Supérieur des Programmes, en lieu et place du très pédagogiste Michel Lussault, Souâd Ayada, ancienne doyenne de l’Inspection Générale de philosophie, est un signe positif. Qu’il rappelle l’utilité des conseils de discipline est une excellente chose. Qu’il crée des « unités laïcité » dans chaque rectorat montre qu’il entend mettre fin à la culture du « pas de vagues », malheureusement très répandue dans les établissements scolaires.

On saluera aussi les mesures que Jean-Michel Blanquer entend prendre pour lutter contre les inégalités scolaires : dès la maternelle, « l’immersion langagière » et la fréquentation précoce des grandes œuvres du patrimoine littéraire (contes, mythologie, etc.) ; l’accent mis à l’école primaire sur les savoirs fondamentaux ; le développement des stages de remise à niveau pendant l’été pour les élèves de primaire les plus fragiles ; l’introduction, au collège, de deux heures d’étude dirigée obligatoires tous les jours de classe ; la réintroduction des classes bi-langues et des options grec et latin dans le second degré. On peut lui faire crédit de son attachement à une école qui instruise et émancipe les élèves grâce aux savoirs. On ne peut qu’être d’accord avec sa critique de l’édulcoration des exigences au nom d’une égalité mal comprise.

… et son revers néolibéral

Mais la face « républicaine » de la politique de Jean-Michel Blanquer a son revers néolibéral. Le ministère entend aussi renforcer l’autonomie des établissements, accentuant ainsi une évolution imprimée par les réformes antérieures. Les établissements auront davantage d’autonomie dans l’usage des volumes horaires ; ils pourront définir, dans le cadre de leur « projet », des « parcours personnalisés » ; les compétences du chef d’établissement seront élargies jusqu’au pouvoir de recruter les professeurs « sur profil ». Les missions de l’Inspection seront redéfinies : les établissements seront évalués dans le cadre d’un audit triennal et les professeurs seront notés en fonction de leur implication dans le projet de l’établissement. Le modèle qui inspire toutes ces mesures est clair : c’est celui de l’entreprise privée. Le chef d’établissement a vocation à devenir « le patron » de l’établissement : il travaillera avec une équipe qu’il choisira et dont les arbitrages auront une incidence importante sur les enseignements proposés par l’établissement. La logique qui sous-tend ces mesures est celle de la contractualisation : contrat passé entre l’établissement et le rectorat qui évaluera si les objectifs ont été atteints, contrat passé entre les personnels et le chef d’établissement qui évaluera leur degré d’implication dans le projet d’établissement. Or, en l’espèce, la contractualisation inspirée du modèle libéral se retournera contre la liberté. Elle sera préjudiciable à la liberté pédagogique des professeurs. Le renforcement du pouvoir du chef d’établissement risque en effet d’introduire une forme inédite de « caporalisation » des professeurs : l’évolution de leur carrière dépendra moins de leurs compétences disciplinaires que de l’appréciation de leur chef d’établissement. C’est exposer les professeurs à l’arbitraire et aux pressions locales. Mais cette contractualisation portera également préjudice au principe républicain d’égalité. L’autonomie accrue des établissements menace en effet le cadrage national et risque d’accentuer les inégalités socio-spatiales entre des établissements proposant des projets ambitieux et des établissements de seconde zone.

Dans cette perspective, la réforme du lycée qui entrera en vigueur dès 2018 a de quoi susciter bien des réserves. Les discussions sont encore en cours. Les arbitrages ne seront rendus par le ministre qu’au printemps prochain. Mais les « options » envisagées par le ministère sont inquiétantes. Il est question de démanteler les filières qui existent actuellement au lycée pour les remplacer par des « parcours » dont chaque lycéen choisirait les « modules »2. La disparition des filières et la « modularisation » des enseignements permettront sans doute des économies conséquentes. Mais l’égalité en pâtira, puisqu’il est fort probable que les spécialités proposées dépendront du « projet d’établissement ». Sans compter que ce démantèlement des filières affectera la cohérence de l’enseignement : les disciplines ne sont pas des « modules » offerts à la demande, mais des savoirs qui s’articulent sur le modèle encyclopédique. La réforme du baccalauréat annoncée pour 2021, dont la phase de consultation vient de s’achever, suscite les mêmes réserves. L’introduction massive du contrôle continu affaiblira le caractère national du diplôme, dont la valeur dépendra largement de la réputation du lycée dans lequel les élèves auront suivi leur scolarité.

Les limites d’une politique du « en même temps »

Ces mesures d’inspiration très libérale3 que le ministère propose ne peuvent aboutir qu’à une éducation hétérogène. Le modèle républicain de l’école auquel nous sommes attachés n’est pas soluble dans un libéralisme prônant la contractualisation généralisée des services publics. Il suppose un cadrage national que le projet libéral du gouvernement entend justement faire voler en éclats : des professeurs recrutés pour leurs compétences disciplinaires par des concours nationaux et évalués par une inspection pédagogique indépendante de l’autorité administrative ; des enseignements déterminés par programmes nationaux et proposés dans tous les établissements ; des examens nationaux garantissant l’anonymat des candidats.

La politique de Jean-Michel Blanquer laisse donc une impression mitigée. Elle semble viciée par une contradiction impossible à dépasser. En insistant sur l’importance des savoirs, en rappelant la nécessité de la discipline, en mettant l’accent sur les humanités et l’importance de la lecture, Jean-Michel Blanquer semble vouloir remettre l’institution à l’endroit. Il semble vouloir rompre avec la logique des précédentes réformes, laquelle a substitué les compétences aux savoirs, a opposé artificiellement épanouissement des enfants et respect de la discipline, a condamné les humanités sous prétexte d’élitisme. Mais en renforçant l’autonomie des établissements, Jean-Michel Blanquer sape l’institution qu’il prétend défendre en la réduisant à une communauté éducative particulière. La politique du « en même temps » a ses limites : on ne peut restaurer l’institution scolaire et promouvoir « en même temps » les communautés éducatives ; on ne peut vouloir une école exigeante et « en même temps » abandonner aux arbitrages locaux la détermination des enseignements ; on ne peut défendre Condorcet et « en même temps » une politique d’inspiration néolibérale.

Notes

1 – [NdE] Marie Perret fait allusion à plusieurs numéros d’Ufal Info, notamment les n°s 66 « Quelle ambition pour l’école de demain ? » et 54 « La refondation de l’école républicaine : une coquille vide ». On relira aussi avec profit son article « Comment ruiner l’école publique ? » en ligne sur Mezetulle http://www.mezetulle.fr/comment-ruiner-lecole-publique/

2 – Ces « options » ont été finalement retenues par Jean-Michel Blanquer dans le projet de réforme qu’il a présenté, le 14 février dernier, devant le Conseil des ministres. http://www.education.gouv.fr/cid126438/baccalaureat-2021-un-tremplin-pour-la-reussite.html

3 – La politique que Jean-Michel Blanquer entend mettre en œuvre pour l’école s’inspire d’un travail mené dans le cadre de l’Institut Montaigne.

©Marie Perret, Ufal Info, 2018

Vous avez dit « sélection » ?

Jean-Michel Muglioni n’a pas pris parti publiquement dans les discussions qui portent sur les projets de réforme ministériels : c’est aux professeurs en exercice de se prononcer. Mais il propose une esquisse de réflexion sur la sélection. Il ne s’agit pas de savoir s’il y aura sélection, mais quelle sélection instituer. Sinon la société, sans règle, impose la pire des sélections. On le voit aujourd’hui, la sélection est reine partout, et généralement de manière cachée et par conséquent elle est sociale. Il est étonnant dans ces conditions qu’au nom de l’égalité on craigne de voir organiser une sélection fondée seulement sur la qualité du travail et des connaissances des élèves et des étudiants. Comment sortir de la confusion qui caractérise tous les discours pour ou contre ce qu’on appelle l’élitisme républicain ? Cette analyse est aussi une justification des concours nationaux de recrutement, sélection qui, comme l’agrégation, garantit en outre le niveau scientifique des professeurs.

Je sais qu’un retraité n’a pas à parler pour ses collègues en exercice, lui-même en effet ne risquant pas de pâtir des conséquences éventuelles de son discours. Je sais que les conditions de travail changent d’une année sur l’autre et que par conséquent je ne peux juger la situation actuelle des écoles, des collèges, des lycées, et des universités, sinon par ouï-dire. Au moment où je vois certains collègues bien intentionnés s’opposer aux réformes du ministre actuel avec plus de virulence qu’aux réformes précédentes qui allaient dans le sens inverse, je veux seulement proposer quelques pistes de réflexion, sans illusion sur l’avenir de nos établissements d’enseignement.

Le déni de la sélection

J’ai l’an dernier, pour rendre service à un ami, préparé au CAPES de philosophie un jeune homme de sa connaissance, collé au concours avec des notes fort basses, qui s’en inquiétait justement. Il avait obtenu dans une grande université licence et maîtrise, et une maîtrise très spécialisée. Je ne dirai pas en quoi consistait cette spécialisation pour qu’on ne reconnaisse ni ce candidat, ni ses professeurs, mais je transposerai son cas. Disons donc qu’il a fait une maîtrise sur la réception du cogito au Japon. Je lui ai donné à commenter une page de Descartes et j’ai pu voir qu’il ne connaissait presque rien à l’auteur dont il avait étudié la réception. J’ai la faiblesse de penser qu’il n’était pas seul responsable de son ignorance, étant arrivé dans de bonnes conditions à passer le bac, la licence et sa maitrise sur la réception de Descartes. Il y a quelque chose qui ne va pas dans l’organisation des études. Je voudrais seulement à partir de cet exemple réfléchir sur l’absence de sélection, et même tout simplement l’absence de sanction des études.

Un étudiant qui a fêté son bac, dont la famille est fière qu’il ait obtenu la licence et la maîtrise, qui croyait pouvoir devenir professeur de philosophie, qui même a dû travailler pour vivre pendant ce qu’on lui disait être ses études, voilà brusquement qu’à 22 ans, ou même 25 ans s’il a dû redoubler certaines années, il découvre que ce à quoi il se destinait lui est interdit. N’aurait-il pas mieux valu lui montrer plus tôt ce qui est requis pour faire des études de philosophie ? N’aurait-il pas mieux valu une sélection qui lui permette une orientation différente, ou tout simplement qui le force à se rendre compte bien plus tôt qu’il avait à apprendre, à lire, à travailler ? Bien plus tôt, c’est-à-dire dès le primaire.

Je me souviens avoir été appelé à ma seconde année d’enseignement en classe terminale par un proviseur, par ailleurs fort poli, parce que je notais trop bas. Je lui ai dit que, n’ayant aucune superstition en matière de notation, toute notation étant relative, je pouvais remonter mes notes, et je lui ai demandé combien de points il serait heureux que j’ajoute : il n’a plus rien dit. Les élèves ont compris que ma notation, plus sévère qu’au bac, correspondait à ce qui les attendait s’ils voulaient se lancer dans des études supérieures. C’était en 1970… Et je sais que prendre à 17 ans conscience que jusqu’ici on les avait notés pour plaire à leurs parents et que les choses sérieuses allaient commencer ne dut pas être facile pour tous mes élèves.

Sélection cachée et sélection explicite

J’ai pu constater en famille et chez des amis que nombre d’élèves sortaient de leur lycée sans savoir qu’il y a des classes préparatoires, de telle sorte que ceux même qui pourraient y avoir accès ignorent l’existence des grandes écoles. On cache aussi au plus grand nombre qu’il y a sélection partout, en tout, et ceux qui ne sont pas au parfum en pâtissent : tout se passe comme dans le milieu où il faut être au parfum pour survivre. Mais on préfère qu’il en soit ainsi plutôt que d’organiser un véritable système de sélection, purement scolaire et universitaire. Je ne dis pas que c’est un tel système que Blanquer mettra en place. Mais le refus de voir instituer une sélection ne peut que rendre toute amélioration des études au lycée et au-delà impossible. Et même avant le lycée.

Mon propos repose sur ce présupposé que si une instruction élémentaire peut être et même doit être dispensée à tout enfant, il n’est pas vrai que tous peuvent suivre les mêmes études : même dans l’hypothèse d’une société juste, les uns courront plus vite que les autres ou seront meilleurs mathématiciens. J’oserai même dire qu’entre le meilleur mathématicien et le moins bon, l’écart est plus grand qu’entre le champion olympique à la course et n’importe lequel d’entre nous. Sinon, comment les armées auraient-elles autrefois traversé l’Europe à pied en quelques jours ? Une représentation de la démocratie domine aujourd’hui, selon laquelle il serait injuste de distinguer le meilleur latiniste ou le meilleur physicien mais non le meilleur footballeur. Confondre ainsi la sélection avec la concurrence de la société la plus libérale fait le jeu du libéralisme et de la sélection sauvage. Trop d’arguments que j’ai pu voir opposer aux actuels projets de réforme me semblent reposer sur ces préjugés qui ont été pour beaucoup dans la dégradation systématique de l’école.

Je vais en rajouter, comme on dit. Il y a plus de trente ans, un ami qui recrutait pour une entreprise de production de fleurs me disait qu’il ne suffisait pas que le candidat ait une mention très bien à sa thèse, ni même qu’on sache dans quelle université il avait fait ses études : il voulait savoir quel était son patron de thèse. Le recrutement des élèves pour les classes préparatoires se fait à partir du dossier scolaire de l’élève : on sait très vite quel établissement ou même quel collègue n’ose pas dire le niveau de ses élèves, et donc il peut arriver qu’un candidat dont la moyenne est de 14 soit pris de préférence à celui qui a 18, parce qu’on sait que le dossier de celui-ci est gonflé. Ainsi la sélection s’exerce à l’insu des familles et de leurs enfants, sur des critères qu’ils ignorent.

Le système des classes préparatoires est un système de sélection, dès l’inscription et avant même les concours des grandes écoles, eux-mêmes fort sélectifs, et tout le monde devrait le savoir. Il est vrai qu’alors la sélection porte effectivement sur les disciplines enseignées. Au contraire les études de médecine reposent sur une sélection impitoyable en première année, qui n’est pas du tout fondée sur les capacités des étudiants à devenir médecin. Deux ministres ont refusé naguère que la sélection soit faite directement à l’entrée de la première année en fonction des résultats au baccalauréat et des livrets scolaires. Pour diversifier les recrutements et donner à tous une chance en dehors de la sélection d’origine, des passerelles auraient été créées donnant la possibilité de s’inscrire en troisième année de médecine à des candidats qui auraient montré leurs capacités par leurs résultats obtenus dans des universités, quelle que soit la discipline choisie : grâce à ce refus, tous peuvent accéder à l’université après le bac, sans sélection ! On sait ce qui en résulte. Etc. Et partout l’entretien avant emploi est un système de sélection.

Tel patron d’une petite entreprise s’arrache les cheveux devant le français et la manière d’écrire de tel licencié d’une grande université : les lycées et les universités ne sont pas capables de préparer les étudiants à un quelconque emploi, dit-il. Ils en sortent en effet pour être jetés dans la nature et y affronter une sélection sauvage, brutale. Comme les employeurs voient bien qu’on leur envoie des candidats incapables de parler et d’écrire le français, ils déplorent à juste titre que les études ne préparent pas assez élèves et étudiants à l’entreprise, et du coup les politiques veulent réformer les programmes jugés trop spéculatifs : il faudrait orienter les études en fonction des exigences de l’entreprise. Mais ne suffirait-il pas que l’école, du primaire à l’université incluse, fasse son travail et par exemple qu’on y sanctionne toute insuffisance dans la pratique de la langue française parlée et écrite ? On m’accusera de vouloir exclure les enfants des « quartiers » : mais qui nous interdit de leur apprendre à parler et à écrire ? Le français est-il la langue naturelle de certains milieux que dans d’autres milieux on serait incapable d’apprendre ?

Sélection scolaire ou sélection sociale ?

Parents, élèves, étudiants, professeurs, tout le monde refuse la sélection. Le tirage au sort, à juste titre, apparaît comme une absurdité : mais est-il moins juste que la sélection sociale ? Il est vrai qu’à Athènes, il était tempéré : on ne choisissait pas les généraux par tirage au sort ni, sauf erreur de ma part, le ministre des finances, qui devait avoir une grosse fortune afin de pouvoir en sortant de mandat régler ses comptes. En outre le sort exprimait la volonté des dieux, garantie qui contredirait la laïcité. En France, sans une sélection franche et avouée, transparente, seule fonctionne une sélection sociale et financière. J’ai parlé d’un véritable système de sélection, purement scolaire et universitaire. Si certains sociologues veulent à tout prix que toute sélection scolaire soit sociale parce qu’elle favorise les enfants dont les familles savent suivre les études, ce qui est indéniable, je demande si l’état de l’école aujourd’hui a pallié cette inégalité. Au lieu de conclure qu’il fallait que l’école soit plus rigoureuse et qu’elle instruise tout le monde, sans jamais se contenter de l’implicite, on a conclu que l’instruction en tant que telle reproduit les inégalités. On a détruit l’école, en vertu du raisonnement suivant : si l’on baisse le niveau des études, cette inégalité cessera, et par exemple il a été interdit de donner du travail à la maison dans le primaire, de sorte que les parents bien informés s’en sont chargés ou en ont chargé des amis compétents ou ont payé pour cela des étudiants, des instituteurs. On a donc fait en sorte que ne peuvent s’instruire que ceux-là même dont on craignait que leur chance sociale les favorise : ils s’instruisent chez eux, ou dans des établissements qu’ils savent choisir. Et là encore, pour que son enfant aille dans le bon établissement, mieux vaut être au parfum et même avoir quelques relations.

Il faut sans doute craindre que l’autonomie prônée par le ministre produise une inégalité entre les établissements. Mais c’est déjà le cas aujourd’hui, au point que la sélection parfois n’est même pas sociale, mais financière. Je m’explique ! J’ai entendu des journalistes s’en prendre à la « culture scolaire » des lycées qui favorise les enfants de professeurs ou d’instituteurs : sélection sociale, disaient-ils ! Or il y a aussi une sélection financière : il arrive qu’une famille achète à prix d’or un simple garage pour avoir une adresse fictive et obtenir l’inscription de son enfant dans un lycée prestigieux de centre-ville. Ainsi j’ai demandé en vain que les profits de l’immobilier soient versés aux professeurs du quartier latin dont j’étais, parce que le prix des logements y est particulièrement élevé du fait qu’on cherche à y habiter à cause de la qualité de leur enseignement. Mais comprend-on encore l’ironie ? On sait aussi que, pour compenser les insuffisances de l’enseignement gratuit, des familles font de grosses dépenses : leurs enfants suivent des cours dispensés par des officines privées. Par-dessus le marché une part de ces dépenses donne droit à dégrèvement d’impôts. Voilà encore une manière de sélectionner par l’argent, puisque ces dégrèvements ne profitent qu’à ceux qui paient des impôts.

L’élitisme républicain et les concours

Il faut ajouter une remarque essentielle : le système scolaire et universitaire de sélection que je dis nécessaire peut avoir une conséquence particulièrement néfaste, le bachotage à tous les niveaux, et une définition de programmes qui ne servent pas au développement de l’esprit, mais à la sélection, c’est-à-dire répondent aux besoins du marché du travail et de la fonction publique. Or l’école n’a pas pour finalité de sélectionner les futurs cadres de la nation ou des entreprises, mais d’instruire les hommes. Ainsi l’éducation physique et sportive ne saurait avoir pour finalité la sélection de futurs champions olympiques, mais le développement harmonieux du corps humain. Un élitisme républicain qui se contenterait d’écrémer une population et de constituer ainsi une nouvelle aristocratie serait peut-être élitiste, mais à coup sûr il ne serait pas républicain. Il faut donc que l’enseignement, contrôlé alors par des examens et des concours, demeure un véritable enseignement et que la réussite aux examens et au concours en soit le couronnement et non la finalité. Comme toujours, la meilleure institution ne suffit pas sans un certain esprit, et en l’occurrence sans la volonté d’apprendre et de comprendre, la volonté de savoir pour savoir, et non pas seulement le désir d’avoir son diplôme ou de se préparer à une carrière ou un emploi futurs, ou pour le professeur, le désir d’avoir de bons résultats, comme on dit. Et sans doute le mépris de l’instruction, le mépris du savoir en tant qu’il présente un intérêt pour lui-même, sont-ils aujourd’hui plus qu’hier ce qui risque d’interdire toute bonne réforme. Mépris dont j’accuse la société tout entière et une bonne part des pédagogues et des fonctionnaires de l’institution scolaire. Mais il est plus facile de laisser en place un système de sélection sociale que de concevoir pour le plus grand nombre, qui n’entrera pas à Polytechnique ou ne fera pas de brillantes études universitaire, les filières qui permettraient à la fois de suivre un enseignement général et de se préparer à trouver un emploi. Car c’est à cette condition que l’institution de parcours sélectifs ne viserait pas seulement à éliminer ceux qui ne courent pas assez vite. Alors l’élitisme républicain signifierait qu’on n’a pas besoin d’être protégé par sa famille pour faire de vraies études.

Monsieur Duroy de Chaumareys avait réussi à échapper à la mort lors de la bataille de Quiberon en 1795, gagnée par Hoche contre les émigrés, les chouans et les Anglais, qui voulaient débarquer en Bretagne. Il avait alors pu fuir en Westphalie et il revint en France au début de la Restauration. Un décret de 1815 lui permit d’obtenir le grade et la pension de capitaine de frégate. C’est ainsi qu’il obtint à 51 ans le commandement de La Méduse, en remplacement d’un bonapartiste. Il n’avait pas navigué depuis plus de vingt-cinq ans, mais imbu de sa noblesse il n’écouta personne et échoua son bateau au large de la Mauritanie le 4 juillet 1816. Il sera condamné à trois ans de prison en mars 1817. L’affaire fit grand bruit et demeure célèbre grâce au tableau peint par Géricault en 1819, Le radeau de la Méduse.

La Révolution a institué de nombreux concours toujours en vigueur. Abolir les privilèges et la distinction des ordres, Noblesse, Clergé, Tiers-Etat, proclamer que « les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune », c’était vouloir que par exemple un commandant de navire soit recruté non pas sur sa naissance mais sur sa compétence reconnue, contrairement à ce qui a été le cas sous la Restauration avec Chaumareys. Se rend-on compte aujourd’hui que refuser toute sélection, c’est revenir à l’Ancien Régime ? Qu’il est contradictoire de refuser la sélection scolaire et universitaire quand on continue de penser, à juste titre au demeurant, qu’il faut pour recruter les professeurs des concours nationaux ? Introduire la sélection pour les étudiants et remettre en cause les concours nationaux serait également contradictoire.

Leur formation et le recrutement départementaux faisaient que les instituteurs n’étaient pas étrangers au milieu dans lequel ils avaient à enseigner : cette régionalisation républicaine a bien fonctionné. L’organisation de concours nationaux devenue trop lourde en raison du nombre de candidats, on comprend donc que certains puissent être comme on dit régionalisés. Mais l’agrégation est la pièce maîtresse de ce qui marche encore dans notre « système éducatif ». La disparition des concours nationaux aurait pour conséquence nécessaire une baisse du niveau scientifique du corps enseignant et même de l’enseignement universitaire lui-même, puisque le caractère national du concours est un facteur d’émulation entre universités. J’avoue que j’approuve ce genre de « concurrence » interne à l’enseignement public, qui ne donne lieu à aucun avantage financier aux universités les meilleures ni à leurs professeurs. Si je suis accusé de donner dans l’idéologie libérale, je dirai qu’il y a ainsi dans le fonctionnement actuel de l’institution universitaire un mélange de jacobinisme et de libéralisme qui en assure la bonne marche, ou du moins ce qu’il en reste. En outre une telle organisation est essentielle pour les disciplines qui, comme la philosophie ou les lettres, ont pour seul ou presque seul débouché le métier de professeur. Mais il est de bon ton de s’en prendre à cette spécificité française.

La sélection institutionnalisée par concours et fondée sur des critères objectifs, comme le savoir d’un mathématicien ou d’un latiniste, la compétence d’un ingénieur ou d’un médecin, critères soit scientifiques soit professionnels, est la seule manière possible je ne dis pas de supprimer mais de limiter la sélection par l’argent et la naissance. Et là encore il y a lieu de lutter contre un effet pervers : les concours assurent le recrutement de femmes et d’hommes relativement jeunes dont souvent toute la carrière est tracée d’avance, tandis que d’autres, qui n’ont pu réussir à ces concours mais qui se sont révélés fort compétents et parfois même meilleurs que leurs chefs diplômés, voient leur carrière bloquée. Il convient donc comme on a commencé à le faire, de leur permettre de s’élever dans la hiérarchie des entreprises ou des établissements publics, et même de parvenir sans concours aux plus hauts postes (il n’est pas sûr en effet que des concours internes soient une bonne solution). Mais on remarquera qu’il s’agirait là encore d’une manière de sélection.

© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2018

2e partie de l’entretien Revue des deux mondes C. Kintzler-L. Ottavi

La Revue des deux mondes publie la seconde partie  du « grand entretien » entre Catherine Kintzler et Laurent Ottavi, consacré à la laïcité.

Cette seconde partie de l’entretien (on peut lire la 1re partie ici) aborde les conditions d’efficience de la laïcité et les enjeux philosophiques de ce concept durant les dernières années. Sont notamment évoquées la question de l’appartenance et de l’identité1, celle du rapport à la culture et aux humanités, la nécessité d’une politique sociale. À la fin de l’entretien, Laurent Ottavi m’interroge sur le livre de Pierre Manent Situation de la France2.

Quelques passages mis en relief par la rédaction :

« Le droit d’adhérer à une communauté n’est effectif que subordonné à la liberté de non-appartenance. »

« Les humanités supposent une forme d’étrangeté, elles reposent sur l’idée qu’on ne pense jamais mieux que lorsqu’on s’éloigne de ce qui nous est familier. »

« Celui qui peut lire Corneille, Victor Hugo ou Marguerite Yourcenar est prêt pour s’embarquer sur l’océan de la littérature universelle. »

« la laïcité ne peut avoir aucune efficience si elle n’est pas accompagnée par une politique sociale et de répartition homogène des services publics »

« Les territoires perdus de la République ne sont pas perdus pour tout le monde. On sait cela depuis longtemps, on le voit dans de nombreux pays où s’est installé l’islam politique. »

« Pierre Manent plaide en faveur d’un modèle politique contractuel en opposition au modèle républicain laïque. »

Texte intégral en accès libre sur le site de la Revue des deux mondes.
[accès à la 1re partie : cliquer ici]

 Notes

1 – Voir à ce sujet l’article « Identité et liberté de non-appartenance« .

Grand entretien C. Kintzler – L. Ottavi, Revue des deux mondes (1re partie)

La Revue des deux mondes publie la première partie  d’un « grand entretien » entre Catherine Kintzler et Laurent Ottavi, consacré à la laïcité.

Intitulé par une phrase extraite du texte – « La laïcité a produit plus de libertés que ne l’a fait aucune religion investie du pouvoir politique » – l’entretien aborde la construction philosophique du concept de laïcité, ses propriétés, ses axes structurants dont on peut déduire deux dérives symétriques (« laïcité adjectivée » et « extrémisme laïque »). Il s’intéresse ensuite à la place de l’école dans le dispositif laïque.

Voici l’introduction de la rédaction et les passages mis en relief pour ponctuer le texte :

Catherine Kintzler, professeur honoraire à l’université de Lille III et vice-présidente de la société de philosophie, a enseigné une vingtaine d’années en lycée. Ses domaines de recherche touchent à la philosophie de l’art et à la philosophie politique. Son livre Penser la laïcité paru en 2014 aux éditions Minerve, est considéré comme un ouvrage de référence. Elle y propose une réflexion exigeante et passionnante sur le concept de laïcité, illustrée par de nombreux exemples. Dans la première partie de cet entretien, elle revient sur la définition de ce concept.

« L’idée fondamentale de Locke est qu’on ne peut pas admettre les incroyants dans l’association politique pour incapacité à former lien. »

« La loi ne recourt pas au modèle de la foi, elle ne s’inspire d’aucun lien préexistant et ne suppose aucune forme de croyance ou d’appartenance préalable. »

« Le statut juridique, politique et moral des non-croyants, de tous ceux qui ne se rattachent à aucune attitude religieuse est un critère pour apprécier la laïcité. »

« Ce n’est pas comme signe religieux que le voile intégral est interdit dans la rue, mais parce qu’il est une des façons de masquer volontairement son visage. »

« D’une manière générale, on peut dire que la laïcité a produit plus de libertés que ne l’a fait aucune religion investie du pouvoir politique ou ayant l’oreille complaisante de ce dernier. »

« Il faut passer par la crise, une mise à distance de ce que l’on croit penser, de ce que l’on croit être ; c’est nécessaire pour tout le monde, aussi bien pour l’enfant du médecin ou du cadre que pour celui de l’ouvrier ou du paysan, celui du chômeur. »

À lire en intégralité (accès libre) sur le site de la Revue des deux mondes.
[18 janvier. La seconde partie est publiée : à lire intégralement ici]

On lira également avec profit et plaisir, dans la même livraison, l’édito de Valérie Toranian « Charlie et la laïcité : le diable est dans les détails« .

Réédition du livre de Jacques Muglioni « L’école ou le loisir de penser »

Sous le beau titre L’école ou le loisir de penser, les textes de Jacques Muglioni réunis initialement en 1993 sont réédités chez Minerve1. Ils témoignent du combat acharné qu’il a mené pour la défense de l’école contre les réformes successives, et parfois les ministres, qui depuis au moins 1965 la trahissent.

Pour lui, il n’y a pas d’école possible quand le monde n’est plus qu’un marché. Car l’école n’a pas pour vocation de former les élèves selon le modèle qu’impose une société, mais des les élever à hauteur d’homme. Et cela par l’instruction, c’est-à-dire par l’apprentissage du jugement, par l’étude des disciplines fondamentales selon l’ordre qui détermine en chacune l’intelligibilité de son contenu et qui est la seule assise possible d’une pédagogie.

Ce livre formule dans la langue la plus belle une certaine idée de la pensée, dont l’exigence républicaine est inséparable, car la république a besoin de citoyens libres et éclairés.

J’ai eu le plaisir et l’honneur de rédiger la préface de cette nouvelle édition revue et corrigée. En voici deux extraits :

« Lire en 2017 les textes que Jacques Muglioni écrivit entre 1958 et 1993, c’est éprouver un sentiment amer de gâchis et de temps perdu. L’auteur en effet, placé au cœur du dispositif de l’Éducation nationale, avait pu observer l’institutionnalisation croissante de thèmes gouvernés par l’idéologie anti-républicaine de l’adaptation de l’école à la demande sociale et aux exigences du marché. Très tôt, il avait sonné l’alarme pour dénoncer les effets désastreux d’une politique scolaire renonçant à toute exigence au prétexte de respecter la spontanéité et la « culture d’origine » des enfants pour les abandonner à leur milieu et les livrer aux inégalités qu’on prétendait combattre. Très tôt, il avait diagnostiqué dans son détail l’effondrement de l’école sous les coups de boutoir d’une politique qu’on me permettra, le recul aidant, de ne pas trouver comme lui « brouillonne et inquiète »2, mais remarquablement constante dans son hostilité à tout ce qui peut parasiter l’adaptation à des rôles sociaux et « utiles », à tout ce qui peut contrarier l’esprit de proximité et d’appartenance. Ce qui est visé, c’est la libéralité du savoir et celle des esprits qui le produisent ou qui se l’approprient, c’est la constitution d’un espace critique où les seules autorités sont la raison et l’expérience, où l’enfant, en devenant élève, est considéré pour lui-même et non comme « fils ou fille de… » ou « originaire de… ». Aujourd’hui, les prévisions de Muglioni sont sous nos yeux : les professeurs sont méprisés parce que la source de leur dignité, le rapport désintéressé au savoir, est discréditée par l’institution scolaire ; au lieu d’offrir une double vie à chaque élève en lui proposant un moment de libéralité contemplative dont il n’aurait peut-être jamais soupçonné l’intensité ou même l’existence, « l’école de la vie » ne cesse de le renvoyer à un « environnement » dont on n’imagine plus qu’il puisse souhaiter se libérer. »

« Nécessairement rétrograde parce qu’elle remonte aux principes élémentaires qui fournissent les clés pour aller plus loin et plus haut, l’école s’oppose à une vision réactionnaire qui assigne les êtres humains à une fonction sociale ou économique, à une appartenance. La liberté de penser et d’agir soi-même s’oppose à la liberté de spontanéité, laquelle n’est autre qu’une forme de docilité et d’intériorisation d’impératifs sociaux dont on n’est jamais l’auteur. Le culte voué à l’enfance comme si elle était un absolu est une forme d’abandon d’enfant, un mépris à l’égard de son désir d’institution. La culture n’est pas une régionalisation de différences exclusives enracinées dans des adhésions sans distance, mais la réunion, par un dépaysement d’élargissement, des œuvres mémorables dignes de l’humanité entière. »

1 – Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, 2e édition revue et corrigée, préface de C. Kintzler, Paris : Minerve, 2017. En librairie le 14 novembre 2017.

2 – J. Muglioni, p. 26, fait référence à un passage de Descartes Discours de la méthode, 2e partie.

« L’éducation à armes égales », dialogue entre J.-M. Blanquer et C. Kintzler dans ‘Philosophie magazine’

À lire dans le n°114 (novembre 2017) de Philosophie magazine, l’entretien entre Jean-Michel Blanquer ministre de l’Éducation nationale et Catherine Kintzler. Leurs propos ont été recueillis, introduits et présentés par Martin Legros, rédacteur en chef.
Voici la présentation du texte et trois brefs extraits qui ne font qu’effleurer quelques sujets abordés au cours de ce substantiel échange.

« Pour rompre avec un égalitarisme et un pédagogisme dévoyés, le ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer propose de revenir aux compétences fondamentales dès le plus jeune âge. Une ambition que partage la philosophe et ancienne prof Catherine Kintzler, qui s’inquiète cependant des possibles dérives des réformes en cours et de la remise en cause du statut de la philosophie au baccalauréat. »

***

« CK – […] il faut qu’en sortant de l’école le citoyen puisse combattre à armes égales avec ceux que nous appelons les experts. Cela ne veut pas dire qu’il connaîtra les mêmes choses, mais qu’il aura les principes qui lui permettront de juger de la vraisemblance des discours qu’on lui tient. 

 JMB : C’est une des seules choses que je combats de manière frontale : l’édulcoration de l’éducation au nom de l’égalité, qui est à mes yeux une des grandes erreurs des temps passés. Et je le tire non pas de mon chapeau, mais des expérimentations, de la comparaison internationale, et de la science. […] »

***

 « CK : […] est-ce que l’autonomie des établissements ne va pas remplacer un caporalisme d’État par un caporalisme des chefs d’établissement […] ? Et est-ce qu’on ne met pas ainsi en place une éducation qui n’est plus nationale mais hétérogène? C’est ce versant de votre libéralisme que je redoute. Car on peut craindre une contractualisation généralisée, y compris dans les services publics.

 JMB : C’est une question d’équilibre entre un impératif d’unité nationale et un impératif d’autonomie, de liberté et de responsabilité, qui permettra aux acteurs de développer leurs projets et leurs méthodes. Je n’ai jamais plaidé pour une autonomie absolue. Il s’agit de faire évoluer notre système scolaire grâce à la liberté vers plus d’égalité. Les acteurs du monde enseignant sont épuisés par les changements incessants de lois et de programmes. […] »

***

« CK : […] Si d’aventure la philosophie passait en contrôle continu [au bac], je suis convaincue que cela porterait un coup funeste à sa place exceptionnelle dans notre culture politique. […] Nous voyons fleurir aujourd’hui le fanatisme et les théories du complot. Et dans la lutte intellectuelle que les démocraties doivent engager contre ces phénomènes, nous avons besoin des humanités. […] J’ai toujours été critique à l’égard du contrôle continu parce qu’il faut penser aux candidats libres et parce qu’il ne faut pas confondre le professeur et l’examinateur.

JMB : […] soyez certaine que je ne serai jamais le Ministre de l’Éducation Nationale de l’édulcoration de la philosophie en France. Mais bien plutôt celui du renforcement de la philosophie. Les voies de ce renforcement doivent faire l’objet d’un débat au cours des prochains mois. […] je ne passerais pas le temps que je suis en train de passer avec vous si je pensais que la philosophie était un simple supplément d’âme ou une variable d’ajustement. […] »

L’intégralité du texte est en ligne sur le site de Philosophie magazine et bien sûr dans le magazine imprimé (p. 8-14), où l’on pourra lire aussi, entre autres, le dossier sur le thème « Comment vivre avec l’idée de la mort ? » et un passionnant entretien avec Francis Wolff « Nous humains ne savons plus trop qui nous sommes ».

OCDE et Terra Nova : une offensive contre l’école républicaine

Le Ministère de l’Éducation nationale n’a connu aucune alternance politique depuis plus de 30 ans1 – non par souci de mettre l’école publique à l’abri des idéologies politiques, mais bien au contraire pour la soumettre constamment à la même idéologie libérale qui peu à peu discrédite et détricote les programmes nationaux et le modèle républicain d’instruction. En s’appuyant sur un rapport du Think Tank « Terra Nova », Fatiha Boudjahlat analyse ici quelques pseudo-innovations, telles que « la politique curriculaire », l’idéologie du « déplacement du savoir » et des « produits culturels marchands ».

Une politique scolaire d’abaissement des exigences. L’exemple du « curriculum »

Le Think Tank libéral « Terra Nova » a livré en 2016 un rapport Que doit-on apprendre à l’école ? Savoirs scolaires et politique éducative2, qui entendait présenter l’analyse critique de l’école et des dernières réformes en même temps que la formulation de propositions. Quel que soit le président élu, ce rapport servira de feuille de route au Ministère de l’Éducation. Il n’est guère surprenant que les propositions d’Emmanuel Macron reprennent les préconisations de ce rapport3 qui salue les réformes entreprises aussi bien par la droite que par l’actuel gouvernement de gauche, parce qu’elles vont toutes dans le même sens.

Ainsi, François Fillon n’a cessé durant cette campagne de brocarder les abus des pédagogistes qui auraient conduit l’école dans le mur. Mais c’est lui qui, ministre, a mis en place le « socle des compétences » en 2005, socle qui est le principe organisateur de l’abaissement des exigences scolaires. Le rapport Terra Nova lui livre pour cela un satisfecit : ce socle est « la réelle innovation de fond et de forme ». Et puisqu’il n’y a pas d’alternance politique, ce socle a été repris « dans la loi de refondation de l’école de 2013 », avec Vincent Peillon aux manettes et poussé à son paroxysme par la ministre Najat Vallaud-Belkacem. Qu’est-ce qui rend ce socle si innovant ? Il est « le premier essai d’une politique curriculaire en France. » En matière d’éducation, la France fait tout comme les Anglo-Saxons, avec cependant un décalage de plus de 30 ans, et alors que les Anglo-Saxons en reviennent, nous nous y vautrons.

Qu’est-ce que le curriculum ? C’est le parcours d’apprentissage d’un élève, ce qu’il a vu et compris et ce qu’il est capable de réutiliser. Selon le sociologue de l’Éducation Jean-Claude Forquin, «c’est tout d’abord un parcours éducationnel, un ensemble suivi d’expériences d’apprentissage effectuées par quelqu’un sous le contrôle d’une institution d’éducation formelle au cours d’une période donnée. »4 Selon le site du Ministère de l’Éducation nationale Eduscol, « Le curriculum s’intéresse donc à la totalité et à la réalité du cursus des élèves sur l’ensemble des années de scolarité ainsi que sur l’ensemble des enseignements qu’il est appelé à suivre. Il offre souvent matière à un travail local, à des négociations, qui sont autant de possibilités pour que les acteurs s’en saisissent. »5 C’est devenu dans les faits une manière de court-circuiter les programmes nationaux, non pour prendre en compte les spécificités du public scolaire et du territoire, mais pour y adapter les ambitions de l’institution et des enseignants. Ce que reconnaît et préconise le rapport Terra Nova : « Les programmes nationaux ne sont donc qu’un instrument, qui doit faire l’objet d’une appropriation par les équipes pédagogiques, chacune en fonction de la situation qu’elles rencontrent localement. » On se souvient des fameuses « singularités territoriales » invoquées par Najat Vallaud-Belkacem lors d’une interview6, qui se sont traduites par la quasi-suppression des classes bilangues dans l’académie de Normandie et leur maintien total dans l’académie de Paris. Dans la même interview, la ministre a expliqué qu’il n’y avait pas pour un élève du « département [sic] de la Normandie » d’utilité à apprendre l’allemand. C’est une rupture d’égalité des chances entre les enfants de France. Et en effet, selon cette logique différentialiste, qu’est-ce qu’un élève de collège classé Réseau d’Éducation Prioritaire pourrait faire du latin ? Chers parents, il sera désormais donné à votre enfant selon la catégorie socioprofessionnelle à laquelle vous appartenez, selon le niveau socio-économique du territoire sur lequel l’école est située. Cette adaptation à chaque élève et à chaque territoire constituerait une préoccupation louable s’il s’agissait de partir d’une analyse fine de la réalité pour amener ces enfants à un haut niveau d’exigence. Mais il s’agit plutôt d’adapter ce qui est attendu de l’élève en fonction de ce qui peut être espéré d’un élève-type de ce territoire. L’approche curriculaire prétexte la construction de parcours individualisés et personnalisés, alors qu’elle assigne à résidence les élèves dans un misérabilisme qui est devenu une marque de fabrique de ce gouvernement.

L’idéologie des « compétences » et du « savoir séparé » : la cohérence des dérives en matière scolaire

Ce programme de Terra Nova illustre toutes les dérives idéologiques imposées à l’école, aussi bien par les hauts fonctionnaires que par l’Inspection Générale et les pédagogistes. Il suffit de considérer deux extraits stupéfiants de ce rapport pour mettre en série ces éléments qui montrent que cette école Terra Nova est celle de l’OCDE. Ainsi, les deux premiers extraits justifient la baisse de niveau programmé.

« On pourrait aller plus loin et dire que les contenus d’enseignement d’une école juste doivent être établis pour ne pas conduire des élèves à faire plus de chemin que d’autres pour les assimiler. » On retrouve ce que le sociologue François Dubet avait déjà préconisé en incitant le monde de l’éducation à adapter les programmes à ce que l’élève le plus faible était en mesure d’acquérir. Lui et sa collègue Marie Duru-Bellat évoquaient dans leur livre Dix propositions pour changer d’école7 la « discrimination par le diplôme ». C’est l’inversion de la norme,  « l’adaptionnisme scolaire», terme créé par Laurent Jaffro et Jean-Baptiste Rauzy dans leur ouvrage L’École désœuvrée8 pour désigner « la pente actuelle dominante dans les réflexions sur l’école et dans l’institution elle-même qui incline à adapter l’école à l’élargissement de ses publics plutôt que de persévérer à amener ses nouveaux publics à des savoirs déterminés ». C’est le choix du renoncement que F. Dubet confirmait lui-même: « Ceux qui ne cessent de dénoncer la baisse du niveau imaginent souvent que l’école aurait pu se massifier tout en maintenant le niveau »9. Le but est de réduire la qualité de l’enseignement, parce que c’est moins coûteux, et parce qu’il doit coller aux besoins de cette économie de la connaissance qui est en fait celle de la tertiarisation à l’extrême, de l’économie des services, avec des emplois très qualifiés, bien rémunérés mais peu nombreux d’un côté et des emplois très peu qualifiés et peu rémunérés, mais majoritaires dans les offres d’emploi, à l’autre bout du spectre. Or la massification scolaire était porteuse de cette idée de réussite par le diplôme. Comment parvenir alors à couvrir les besoins économiques de la société ? En distribuant des diplômes démonétisés, monnaie de singe qui garantit l’universelle formation a minima par le « socle des compétences » devenu « socle des compétences et de culture ».

Or « Les finalités professionnelles, par exemple, sont essentielles, et les carrières ne seront pas linéaires pour la plupart des jeunes d’aujourd’hui. Elles ne sauraient justifier une conception à courte vue, qui se révélera très vite défavorable aussi bien aux intérêts particuliers qu’à l’intérêt collectif. » C’est cette adaptabilité dans l’employabilité qui est l’objectif premier. On retrouve les préconisations formulées par le haut fonctionnaire Claude Thélot dans un rapport remis en 2004 : « La notion de réussite pour tous ne doit pas prêter à malentendu. Elle ne veut certainement pas dire que l’école doit se proposer de faire que tous les élèves atteignent les qualifications scolaires les plus élevées. Ce serait à la fois une illusion pour les individus et une absurdité sociale puisque les qualifications scolaires ne seraient plus associées, même vaguement, à la structure des emplois. »10 Il s’agit bien d’adapter l’offre scolaire aux besoins du marché. Ce que l’OCDE expliquait déjà en 1996 : « Les familles réagiront violemment à un refus d’inscription de leurs enfants, mais non à une baisse graduelle de la qualité de l’enseignement et l’école peut progressivement et ponctuellement obtenir une contribution des familles, ou supprimer telle activité. »11 Ailleurs : « Tous n’embrasseront pas une carrière dans le dynamique secteur de la «nouvelle économie» – en fait, la plupart ne le feront pas – de sorte que les programmes scolaires ne peuvent être conçus comme si tous devaient aller loin. »12 C’est le règne du apprendre à apprendre qui permet de réduire les exigences de contenu disciplinaire, parce qu’il faut former des prolétaires précarisés, prêts à changer de métier au gré des besoins du marché. La ministre de l’Éducation Najat Vallaud-Belkacem avait ainsi déclaré:  » Les EPI [Enseignements Pratiques Interdisciplinaires] feront la part belle au travail d’équipe, à l’expression orale, à la conduite de projet […]Toutes ces compétences si recherchées sur le marché du travail et trop peu développées par notre collège. »13 Cette adaptation au monde du travail trahit la vocation de l’école et du collège qui est de transmettre savoirs et culture à chaque enfant.

Le grand sociologue de l’éducation et du curriculum Basil Bernstein décrivait dès 2000 la situation que nous commençons à vivre : il redoutait « l’installation d’un nouveau modèle de performance générique au nom d’un principe de reconvertibilité, et d’un life long learning, « d’une formation tout au long de la vie » demeurant pourtant bien improbable. »14 Basil Bernstein décrit les conséquences de l’idéologie des compétences, du curriculum et de cette société de la connaissance voulue par l’UE au travers de la Stratégie de Lisbonne, relancée sous le nom d’Europe 2020 :

« Le savoir est séparé des personnes, de leur investissement, de leurs choix personnels. Ceux-ci deviennent des obstacles, des restrictions au libre écoulement du savoir et introduisent des déformations dans le fonctionnement du marché symbolique. Déplacer le savoir ou même le créer ne devrait pas être plus difficile que de déplacer ou de réguler l’argent. Le savoir, après presque un millénaire est séparé de l’intérieur et littéralement déshumanisé. Une fois que le savoir est déplacé de l’intériorité, de l’investissement personnel, de la structure profonde de soi, alors les gens peuvent être déplacés, remplacés les uns par les autres et exclus du marché. »15 

Les compétences, le curriculum adapté au milieu social des élèves et cette fausse économie de la connaissance, tertiarisée à l’extrême, ont pour but de favoriser la constitution d’une main d’œuvre hors-sol, peu formée donc multi-formable et sans moyen d’imposer des exigences en termes de salaire : ce sont les nouveaux prolétaires. Sans oublier que l’on parle maintenant de marché scolaire, évalué à 3.200 milliards d’euros, soit plus que le marché mondial du pétrole. Jean-Baptiste Rauzy avait vu juste quand il expliquait dès 2000 les conséquences d’un tel système dans son article « L’adaptationnisme et l’identité européenne »16. Il évoquait ceux « qui cantonnent de plus en plus l’école dans l’installation des compétences requises par la demande sociale. À la limite, on peut imaginer un système éducatif dans lequel les œuvres seraient presque entièrement absentes, ou remplacées par des produits culturels marchands [on pense aux Avengers, aux chansons de Black M ou d’Indochine que l’on retrouve en masse dans les manuels de Français par exemple], et dans lequel les savoirs seraient entièrement repliés sur les compétences. » 

Le cynisme de l’OCDE : affaiblir l’école publique

L’OCDE se pique de prospective et a publié, pour la première fois en 2001 avec le Centre de Recherche International CERI « les scénarios pour l’école de demain »17. Ces scénarios devaient favoriser le débat sur la destinée probable, possible ou souhaitable du système éducatif de chaque pays européen. Ils n’étaient pas censés prendre une dimension prescriptive ou même prédictive. Mais lorsque l’on considère ces scénarios à la lumière de l’obsession curriculaire et des propos de B. Bernstein, on comprend que certains d’entre eux ont servi de boussole idéologique. Par exemple, un des scénarios présentés par l’OCDE, intitulé «Extension du modèle du marché» est résumé en trois points :

  • « L’insatisfaction générale conduit à remanier les systèmes publics de financement et de scolarisation.
  • Essor rapide de la valorisation sur le marché des indicateurs et des mécanismes de validation fondés sur la demande.
  • Plus grande diversité des producteurs et des professionnels, creusement des inégalités. »

Ce scénario, basé sur le désinvestissement de l’État dans l’école publique aboutit à cette conclusion formulée par les analystes de l’OCDE, et n’est pas sans faire penser aux premiers effets de la réforme des collèges, à savoir une fuite vers le privé18 :

« La mise en place d’un modèle d’école obéissant bien davantage aux lois du marché dépendra vraisemblablement d’un certain nombre de facteurs. Cette évolution serait nourrie par un profond sentiment de mécontentement, à l’égard des services en place, parmi les « consommateurs stratégiques », en particulier les parents de la classe moyenne instruite et les partis politiques, en même temps que par une culture dans laquelle l’école serait déjà considérée comme un bien tout autant privé que public. De grands écarts de performances scolaires renforceraient les critiques, tandis que l’instauration à grande échelle du « modèle de marché » dans le système scolaire irait en soi de pair avec la tolérance par la société d’un certain niveau d’inégalité. »

Il s’agit moins d’une œuvre de fiction que d’un vade mecum pour parvenir à la réduction de la sphère publique et donc des coûts, surtout salariaux, de l’école publique, ce qu’on lit plus loin: « Ce scénario repose sur l’hypothèse d’une diminution de l’intervention directe de l’État dans la production d’activités d’enseignement. » C’est dans le sens du désengagement qu’il faut comprendre la création et l’indépendance du Conseil Supérieur des Programmes, créé en 2014, que loue le rapport Terra Nova. On peut relier enfin cet autre extrait « D’un côté, les cultures entrepreneuriales plus agressives seraient peut-être le meilleur moyen de repérer des marchés nouveaux et des approches nouvelles qui rompraient avec la tradition. » à l’entrée en Bourse de certains établissements scolaires suédois19, ou à la multiplication des partenariats privés sous-traitant le soutien scolaire, ou à la Corée du Sud qui ne jure plus que par le Cyber Home learning system. Le mécontentement des parents est orchestré par un sous-investissement dans les équipements mais surtout par le détricotage des programmes scolaires et l’abaissement des exigences.

Une école du marché et de la reproduction sociale : constitution d’une main-d’œuvre hors-sol

L’école OCDE, l’école Terra Nova, est celle du Marché mais aussi de la reproduction sociale parce que seuls les enfants de milieux populaires, qui n’ont que l’école publique, seront concernés. Les autres ont des familles qui disposent du capital culturel ou du capital scolaire pour échapper à ce formatage. Basil Bernstein dénonçait ces innovations qui « renforcent le rôle invisible des parents. »20 Le pire est que les pédagogistes se croient modernes. Or, les débats autour du curriculum ont eu lieu en Angleterre dès les années 196021 !

Avec la constitution de cette main d’œuvre hors-sol, on comprend la place que le rapport de Terra Nova réserve à l’enseignement du français, réduit à un langage d’usage : « La focalisation exclusive sur la langue française, comme seule langue d’enseignement reconnue et comme seule langue enseignée en dehors de langues réputées « étrangères » occulte ce que peuvent être les besoins et l’intérêt même des élèves qui, nombreux, disposent de compétences dans diverses langues qui constituent une part de leur identité : apprendre ces langues et les utiliser constitue un droit fondamental, comme le souligne le Cadre européen commun de référence pour les langues. » Poursuivant plus loin : « Or si on ne peut pas dire que la littérature étrangère soit absente du collège, ni la littérature populaire, ou même marchande, on n’a pas connaissance de leur part exacte, ni surtout de la façon dont elles sont présentées. Les littératures des cultures d’origine de beaucoup d’élèves, traduites en français, par exemple, sont presque absentes des manuels ». Comment ne pas comprendre qu’il s’agit de diluer et la langue et la culture et l’identité françaises, de fabriquer une classe prolétaire hors sol, et d’abaisser le contenu culturel transmis à l’école, avec cette référence à la littérature populaire ? On repense à la Ministre grimée pour participer à un jeu de Quidditch, dans le cadre de ces fameux EPI. On sent combien la prétention d’un pays à enseigner sa langue comme langue première, prioritaire et primordiale est méprisée. Non, le français en France ne saurait être une langue d’usage. Et on comprend alors le maintien des ELCO rebaptisés en EILE22, plus rassurant et faussement plus ambitieux, dont l’existence pouvait se justifier pour des enfants d’immigrés destinés à rentrer chez eux un jour, mais dont on ne peut comprendre le maintien quand il s’agit de natifs de France, chez eux en France.

Ce système libéral anglo-saxon des compétences débouchant sur les curricula est arrivé en France sous le ministère de François Fillon. Il a été poursuivi et amplifié par les hauts fonctionnaires sous les ministres qui lui ont succédé, qu’ils soient de gauche ou de droite. Parce que ces réformes réduisent le coût de la scolarité. Parce que, faisant fuir les classes moyennes dans le privé, elles réduisent les besoins en investissement de l’État. Xavier Timbeau, directeur à l’Observatoire français des conjonctures économiques, écrit dans le numéro d’avril 2017 d’Alternatives économiques que l’analyse des chiffres sur l’éducation montre que notre pays semble avoir fait le « choix délibéré de dépenser moins pour éduquer moins. » C’est ce que l’enseignement des compétences permet. Il n’y a qu’à voir les filières proposées et cette volonté de casser les orientations vers des voies industrielles d’excellence. C’est qu’un lycée professionnel offrant des filières tertiaires peu qualifiantes (secrétariat, accueil…) coûte quatre fois moins cher qu’un lycée professionnel industriel qui a de plus l’avantage d’absorber une plus grande masse d’élèves. Ils sortiront diplômés, mais leur diplôme n’aura aucune valeur.

 

La mise en série fait sens : c’est une offensive globale dont il nous faut appréhender le périmètre et la nature. C’est sous les ordres de l’UE et de l’OCDE que la France renonce de plus en plus à son modèle scolaire républicain, pour reprendre, avec trente années de retard, la voie du modèle anglo-saxon. Les inégalités socio-scolaires ne cesseront de s’aggraver. Basil Bernstein évoquait le problème du « gaspillage du potentiel éducatif de la classe ouvrière ». C’est en effet un gâchis et un sabotage orchestré par les pédagogistes et les hauts fonctionnaires. Et il n’a jamais été plus important que sous le ministère de Mme Vallaud-Belkacem.

 

Notes

1 – [Note de l’éditeur] On rappellera, entre autres, deux ouvrages plus que trentenaires : Jean-Claude Milner De l’école (Paris : Seuil, 1984 ; rééd. Lagrasse, Verdier 2009) et Catherine Kintzler Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen (Paris : Le Sycomore, 1984 ; rééd. Paris : Minerve, 2015). Voir également, sur la continuité de cette politique, les nombreux articles publiés sur Mezetulle, notamment par Jean-Michel Muglioni et Tristan Béal.

2 – RF Gauthier et A. Florin, 27 Mai 2016, téléchargeable sur cette page : http://tnova.fr/rapports/que-doit-on-apprendre-a-l-ecole-savoirs-scolaires-et-politique-educative.

3 – Pour une analyse des propositions d’Emmanuel Macron sur l’école, lire l’article de Julien Rock, « Emmanuel Macron veut achever l’école de la République », publié sur le média Le Vent Se Lève.

4 – La sociologie du curriculum en Grande-Bretagne : une nouvelle approche des enjeux sociaux de la scolarisation,  Revue française de sociologie  Année 1984  Volume 25  Numéro 2  pp. 211-232

6 – BFMTV, dimanche 17 avril 2016.

7 – Paris : Le Seuil, 2015.

8 – Paris : Flammarion, 2000.

9 – Cité par Carole Barjon dans Mais qui sont les assassins de l’École ?, coll Mauvais Esprit, ed Robert Laffont, 2016

10 – http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics/044000483.pdf , Pour la réussite de tous les élèves
Rapport de la Commission du débat national sur l’avenir de l’École – page 32 – 2004.

11 – « La faisabilité politique de l’ajustement » par C. Morrisson, Cahier de politique économique n°13, 1996. Texte analysé sur Mezetulle dans deux articles : « Les risques calculés du néo-libéralisme » par C. Kintzler http://www.mezetulle.fr/les-risques-calcules-du-neo-liberalisme/ et « Comment ruiner l’école publique » par M. Perret http://www.mezetulle.fr/comment-ruiner-lecole-publique/

12 – OCDE L’école de demain Quel avenir pour nos écoles ? Enseignement et compétences – page 30 – 2001.

13JDD – 10 mai 2015.

14 – Daniel Frandji et Philippe Vitale, Introduction Basil Bernstein : vivre les frontières. Actualité de Basil Bernstein, éd le lien social, 2008.

15Pédagogie, contrôle symbolique et identité, traduit par Ginette Ramognino-Le Déroff & Philippe Vitale. Sainte-Foy [Québec] : Presses de l’université Laval, 2007

16 – Dans un article publié dans la revue Panoramiques en 2000, avec pour titre : « L’Éducation nationale : des idées à rebrousse-poil ».

17 — Téléchargeables sur cette page : http://www.oecd.org/fr/education/scolaire/1840081.pdf. Une analyse en a été faite lors du colloque international Un seul monde, une seule école ? Les modèles scolaires à l’épreuve de la mondialisation, organisé en mars 2009 et présentés sur ce lien : http://www.ciep.fr/sites/default/files/migration/ries/colloque-2009/docs/Istance-atelier-E-colloque-Revue-CIEP.pdf

18 – « Au total, les effectifs du secteur privé (sous et hors contrat) devraient augmenter de 5700 élèves à la rentrée 2017 puis de 3400 à celle de 2018. Le secteur public devrait scolariser 20500 élèves de moins en 2017 puis 33500 de moins en 2018. », extrait de la note de la Direction de l’Evaluation, de la Prospective et de la Performance, téléchargeable sur cette page : http://cache.media.education.gouv.fr/file/2017/27/7/NI-EN-03-2017_725277.pdf

19Libération, 16 septembre 2016

20Ibid.

21 – Lire article de Jean-Claude Forquin : « La sociologie du curriculum en Grande-Bretagne : une nouvelle approche des enjeux sociaux de la scolarisation »,  Revue française de sociologie  Année 1984  Volume 25  Numéro 2  pp. 211-232.

22 – ELCO : Enseignement des langues et des cultures d’origine, EILE : Enseignements internationaux de langues étrangères. Lire ma tribune sur les ELCO et l’enseignement du français sur ce lien http://www.lefigaro.fr/vox/politique/2016/06/16/31001-20160616ARTFIG00192-enseignement-de-l-arabe-au-cp-la-langue-francaise-fait-la-nation-et-permet-l-emancipation.php

© Fatiha Boudjahlat, Mezetulle, 2017.