Après un important article sur l’économie sociale et solidaire1, Vincent Lemaître poursuit et affine sa recherche en s’intéressant au secteur particulièrement convoité de l’éducation dont la privatisation croissante s’effectue par voie de contractualisation, bientôt dépassée par une marchandisation inspirée du « social business ». Quand les États se désengagent des secteurs sociaux ou des services publics, un vide apparaît qui demande à être comblé : c’est l’occasion pour les entrepreneurs sociaux de développer des formes de partenariats public-privé qui convertissent la demande sociale en marché.
« Après deux années de pilote qui nous ont permis de tester la faisabilité de notre projet, nous souhaitons entamer un développement régional qui nous permettra d’essaimer sur de nouveaux territoires ».
« Le choix de l’école – Teach for France » 2.
1 – Émergence du « school business »
Quand Andros, BNP Paribas et TOTAL veulent sauver l’école, ils utilisent la fondation « la France s’engage »3 qui soutient « Teach for France »4 nouvellement rebaptisée « le choix de l’école ». Cette association propose à l’Éducation nationale en manque de professeurs des remplaçants contractuels non qualifiés pour enseigner, principalement en zone défavorisée. En échange de deux années de remplacement, ils entrent dans le réseau « Teach for France ». Réseau qui dépasse largement le champ éducatif et dont le mouvement d’ensemble vise à installer et à pérenniser, à coup de social business, les besoins du marché de demain.
1.1 – Le réseau « Teach for All »
En effet, cette association fait partie du réseau mondial « Teach for All » qui se décline en « TeachFirst » pour la Grande-Bretagne5, « Teach for Belgium » en Belgique, « Teach for America », etc. Leur démarche – pallier les carences du service public d’éducation – pourrait paraître altruiste si l’analyse précise6 de leurs arguments ne trahissait pas leurs intentions. Quoi qu’il en soit, combler les discontinuités du service public « école » autrement que par des professionnels qualifiés et recrutés sur concours se fait nécessairement aux dépens de ces derniers et des élèves et de la République. Comment s’assurer de la transmission des savoirs avec des personnels non qualifiés ? En définitive et quoi qu’on en pense, « Teach for France » – « le choix de l’école » – accompagne les politiques de restriction budgétaire : à quoi bon recruter les fonctionnaires qui manquent cruellement au système éducatif quand on peut compter sur ces structures ? On comprend donc l’intérêt des politiques d’austérité pour ces « alternatives », « sociales » et « innovantes ». Ceci explique certainement la promotion faite par l’institution en leur faveur7. En revanche, quel intérêt en tirent de telles structures ? Et quel est celui des multinationales qui les soutiennent à travers « la France s’engage » ?
La fondation « la France s’engage » se présente comme un « soutien […] [à] l’économie sociale et solidaire »8 qui veut « promouvoir l’engagement de la société civile dans des initiatives innovantes solidaires et utiles au plus grand nombre ».
Économie Sociale et Solidaire9, vraiment ?
Regardons ses partenaires. Accenture, AG2R la Mondiale, Orange. Au Conseil d’administration on retrouve la présidente de la Ligue de l’Enseignement, Martin Hirsch et l’ex-président socialiste François Hollande. Le Collège des membres fondateurs se compose des pédégés d’Andros, de BNP Paribas – partenaire privilégié des Contrats à Impact Social10 (CIS) – d’Artémis et de TOTAL.
Drôles de soutiens à l’Économie Sociale et Solidaire ! En effet, historiquement, l’ESS a toujours été une alternative au système capitaliste11, dès lors on s’étonne qu’elle soit soutenue par le système auquel elle devrait permettre justement d’échapper !
1.2 – « French social business »
Mais, à vrai dire, nulle surprise. Si l’ESS est effectivement un mouvement alternatif au système capitaliste, le social business dont il est question ici est son exact contraire. Le social business est un courant né avec le néolibéralisme des années 80 qui vise à convertir en économie de marché les économies alternatives et libératrices, qu’elles soient redistributives, publiques ou solidaires. Ce n’est donc plus, comme l’ESS, une alternative au système mais son nouveau moyen d’accumulation.
Quand les États, étranglés par l’économie de marché, se désengagent des secteurs sociaux ou des services publics, il se crée inévitablement une demande. Par exemple, le manque de professeurs qui subsiste malgré les baisses du nombre d’heures d’enseignement et du niveau d’instruction particulièrement dommageable aux couches populaires12. Un vide demande alors à être comblé : qui va répondre à la demande ? Les entrepreneurs sociaux orchestrent et développent alors des formes de partenariats public-privé qui convertissent la demande sociale en marché au profit de leurs partenaires. Soit la conversion est flagrante et immédiate (les CIS), soit elle est plus insidieuse et se fait sur le long terme (« Teach for »). Il s’agit dans ce cas d’implanter un réseau partout où le recul organisé de la personne publique a laissé des vides. Une fois implanté, ce réseau est prêt à agir.
Bien sûr, cette immixtion du business dans le social a été préparée en amont, tant sur les plans culturel (travail de réseau), juridique (nouvelles lois comme les CIS) et politique (voir plus bas). Pour s’en convaincre, il suffit de regarder les « Social Impact Bond » en Grande Bretagne précurseurs des CIS français, ou encore d’étudier les partenariats public-privé développés dans le bâtiment13 : l’effet est redoutable, irréversible et coûte très cher à la collectivité pour une efficacité sociale proche de zéro.
D’un point de vue structurel, c’est l’État qui recule et avec lui l’idée de solidarité laïque universelle. La justice sociale est alors reléguée aux vieilles lunes du monde d’hier. De ces partenariats public-privé et du recul de l’État résulte in fine le « social business ».
Bien sûr, il existe des entrepreneurs sociaux n’ayant pas que de pures visions mercantiles, comme des coopératives authentiques de l’ESS qui, ayant trop concédé, souvent bien obligées, se retrouvent empêtrées dans un système à l’opposé de leurs valeurs initiales14. Les mesures entreprises poussent à cette conversion du public en privé, du social en social business, en faisant fi de l’esprit de l’économie solidaire porté par les associations qui par ailleurs sont étouffées. Le développement du social business tend à faire disparaître toute alternative à l’économie de marché ultralibérale.
1.3 – « School business »
Dans le domaine de l’éducation, on assiste à la mise en place de ce changement préparé depuis longtemps par l’affaiblissement de la mission d’instruction de l’école publique. Comme nous le disions plus haut, malgré les différentes réformes qui ne visent qu’à réduire le nombre d’heures d’enseignement, le système ne parvient plus à être en équilibre. À force d’étranglements financiers successifs et d’un accroissement de la marchandisation des savoirs, on incite la promotion de dispositifs privés « alternatifs » soi-disant novateurs15, avec notamment l’ouverture des dotations pour certaines écoles publiques à des « personnes morales de droit privé »16, à des « organisations internationales », comme le révèle le projet de loi « pour une école de la confiance »17. Progressivement, on favorise un glissement de terrain et un nouveau réseau s’implante.
Bref, il s’agit d’aller chercher ailleurs ce que l’État ne fait plus ou fait si mal. Ainsi, après les CIS, la « French Impact Touch », le « pacte gouvernemental de croissance pour l’ESS »18, le terrain se prépare pour que le « school business » puisse prendre sa place dans cette « école de la confiance » : « l’enseignement privé pourrait être un partenaire plus important encore du service public par sa capacité à expérimenter et à accompagner certains grands enjeux sociaux et sociétaux de notre temps »19.
Pour le moment si « Teach for – le choix de l’École » est contingenté à l’Académie de Créteil, elle possède des relais non négligeables et très puissants : l’Éducation nationale, « La France s’engage » et ses multinationales partenaires, le réseau « Teach for all » et ses partenaires dont Mc Kinsey & Co, la fondation Bill Gates, celle de M. Zuckerberg, Exxon Mobil, etc., et, ce qui n’a pas manqué de retenir notre attention, l’ONG pionnière du « social business » : ASHOKA.
Dès lors, ce serait une grave erreur de ne voir le « school business » qu’à travers le prisme de « Teach for ».
2 – ASHOKA : pionniers du « social business »
2.1 – Guerre de croisade
Ashoka20 est le nom d’un empereur indien ayant adopté des principes d’invasion non violents après avoir mené quelques guerres. C’est aussi le nom qu’a choisi en 1981 Bill Drayton pour désigner ce qui est aujourd’hui la 5e ONG mondiale21.
Elle œuvre dans 96 pays en faisant la promotion d’idées « sociales », « entrepreneuriales », « innovantes » et « changeant les systèmes ». En bref, on retrouve exactement le même vocabulaire que celui employé en France par le MOUVES22, dont l’un des directeurs fut Christophe Itier, ancien directeur également de la Sauvegarde du Nord impliquée dans les CIS, fondateur de SOWO23 et aujourd’hui Haut commissaire à l’ESS. En résumé, Christophe Itier est le principal promoteur des CIS et de la « French impact Touch » en compagnie de M. Blanquer, Ministre de l’Éducation Nationale24. Le MOUVES, mouvement d’entrepreneurs sociaux, emploie le même vocabulaire qu’ASHOKA et pour cause : ils sont partenaires. Le pionnier du social business sait donc qui soutenir pour s’implanter et faire basculer le monde :
« Nous venons de passer la zone de prise de conscience du basculement qui viendra rapidement. Je pense que maintenant, nous venons juste d’y rentrer. Il y a sept à dix endroits qu’il faut faire basculer si vous voulez faire basculer le monde. La Chine, l’Indonésie, l’Inde, le Brésil et les USA. Ces cinq grands pays dominent complètement leur continent. Aussi, l’Europe germanophone et le Japon sont très influents. Si vous pouvez faire basculer ces endroits, vous pouvez faire basculer le monde »25.
Faire basculer le monde en changeant les systèmes, nous allons le voir, c’est ce que rappelle Drayton en résumé :
« l’entrepreneur social ne se contente pas de donner du poisson ou d’apprendre à pêcher. Il ne sera satisfait que quand il aura révolutionné toute l’industrie de la pêche ».
En s’immisçant entre la demande sociale et l’État, ASHOKA et les entrepreneurs sociaux opèrent un transfert d’une dette publique vers une dette privée. À terme, l’État ne peut plus déployer de budget pour les autres projets sociaux dans lesquels il devrait normalement investir : c’est la rigidification budgétaire. Par une ingénierie sociale très performante, le social business développé par ASHOKA évince progressivement l’État complaisant. Toute la demande sociale est alors accaparée par le social business et non par l’universel via un État qui redistribue, ou encore par la vraie ESS : celle qui est solidaire de l’humain, pas du système.
À ce stade, il faut rappeler la différence fondamentale entre l’ESS et le social business : l’ESS appartient à ceux qui en bénéficient, elle est émancipatrice et a-capitaliste. Le social business appartient aux entrepreneurs sociaux et permet au système capitaliste d’accumuler. Il est la cheville ouvrière du changement d’une société libre vers une société aliénée en totalité. Les premiers visés sont les plus pauvres appelés « la moitié sociale » de l’humanité par Drayton. Pour lui, puisqu’ils n’ont pas pleinement « bénéficié » de l’essor de l’économie de marché ultralibérale, il faut y remédier :
« Le changement dans la moitié sociale du monde est le plus dramatique. La révolution industrielle a permis aux entreprises de devenir plus entreprenantes et compétitives tandis que la moitié sociale alimentée par les recettes fiscales, n’a pas pu bénéficier de cette transformation. Chaque année, ce secteur a encore pris du retard […] une productivité lamentable, des salaires et de l’estime »26.
En bref, l’État et la redistribution étaient inefficaces : le marché peut mieux faire…
Toute leur stratégie a pour but le marché. Le système doit pouvoir accumuler sans frein et sans fin. Il faut donc qu’il n’y ait aucune borne à l’accumulation ; ce serait lui être infidèle. Aucune autre économie que celle du marché ne peut être acceptée ; ce serait comme blasphémer contre une divinité. Il faut donc que les verrous légaux – censés pourtant protéger les citoyens – constitutionnels et culturels sautent.
Comment y parvenir ?
2.2 – « Everyone a changemaker »
Il faut que, sans violence, le système change. Non seulement les populations doivent adhérer à l’idée choisie, mais cela ne suffit pas. Pour qu’il y ait un véritable changement de système, il faut modifier la culture. Il est donc indispensable que les populations fassent plus qu’adhérer : il faut qu’elles participent. « Tout le monde acteur de changement ». Pour cela, l’idée doit être plus qu’originale, elle doit être « friendly » : il faut qu’elle suscite l’empathie des populations à l’égard d’une cause consensuelle. Celui qui l’adopte gagne alors en « self esteem » : le Capital-Dieu fait le bien. Un bien dont se nourrit le marché… Une Église est née. Ici, il ne s’agit pas d’une culture définie mais d’un objet flou, insaisissable donc modifiable à souhait : c’est la culture du changement. Comme le rappelle ASHOKA, la sélection porte sur des idées novatrices, sociales, entrepreneuriales et surtout qui changent les systèmes. On lit d’ailleurs sur leur page française :
« Nous mesurons notre impact en terme de changements systémiques : ces changements qui touchent un nombre important d’individus et qui transforment nos façons de vivre ».
Cinq ans après leur élection :
– 94% des fellows continuent de développer leur organisation
– 56% ont influencé la politique de leur pays
– 93% ont vu leur idée copiée […]
– 72% ont dit qu’Ashoka avait contribué au développement de leur activité » 27.
Le « fellow » est le porteur de l’idée soigneusement sélectionnée. Il sera accompagné pendant toute sa phase de lancement pour que le « social impact » soit maximal : il doit être irrésistible pour susciter l’engouement jusqu’à la participation des populations. C’est là une des conditions de pérennité de l’idée. Une fois lancée, ASHOKA entretient et soutient l’idée pour que l’impact se poursuive en fonction des évolutions qui traverseront la société. Le « fellow » pourra alors bénéficier de toute l’expérience du réseau mondial pour que l’entreprise perdure et investisse progressivement la société. Comme le précise David Bornstein, journaliste pour ASHOKA :
« Une idée, […] est comme une pièce de théâtre. Même si c’est un chef-d’œuvre, il faut un bon producteur et un bon promoteur. Faute de quoi, le jeu ne pourra jamais se développer ou retombera en une semaine. De même, une idée n’émergera pas simplement parce qu’elle est bonne ; elle doit être propulsée avec compétence avant de changer effectivement les perceptions et le comportement des populations»28.
Le « social impact » passera donc par différentes phases d’accélération pour que finalement « everyone a changemaker » – tout le monde devienne acteur de changement. Enivré par le fait d’avoir changé quelque chose, d’être « à la pointe » de l’innovation, l’humain est flatté dans son orgueil, sauf que ce changement ne vient pas de celui qui le porte, il est ce que d’autres ont voulu qu’il soit. Le « changemaker » est tombé dans le marketing tissé autour du « fellow » pour le plus grand bonheur du marché. « Social entrepreneurs are not poets » nous dit Drayton. On veut bien le croire.
2.3 – Changemaker VS citoyen, Changemaking VS République.
On l’a vu, une part de leur travail est d’installer en fonction des sociétés une « culture du changement » – le « changemaking ». Ils organisent donc le « youth venture » pour repérer sans cesse des idées innovantes capables de renverser les cultures existantes par la méthode du Ju Jitsu :
« Depuis deux ans Ashoka applique son Ju Jitsu aux USA. L’expérience riche du programme youth venture pour les adolescents, en faisant basculer des écoles et des villes entières, rejoint cette approche empathique du Ju Jitsu »29.
Aussi, en France, on ne s’étonnera pas que CoExister, qui réduit la laïcité30 à la tolérance religieuse, fut promu par ASHOKA à travers son fondateur31. Et pour cause, la laïcité est consubstantielle de notre République. Il ne peut pas y avoir de changement systémique tant que n’est pas cassé ce qui constitue notre ancrage. Il suffit de considérer l’Article premier de notre Constitution pour se faire une idée des éléments qui doivent être attaqués : « la France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale ».
CoExister fut même lauréat du prix de la laïcité de l’Observatoire National de la laïcité pour les associations en 2016, adoubé par Jean-Louis Bianco en personne. La volonté du social business d’installer une culture du changement n’est même pas voilée :
« Notre rôle est de rendre ce changement irréversible désirable. L’ESS est à l’origine de cet effet d’entraînement et constitue un foyer d’inspiration pour le tissu économique. Les valeurs qu’elle porte doivent devenir la norme, la référence »32.
On aura compris que dans ce cas « ESS » signifie « social business ».
Et plus récemment, dans un tweet du 6 mai 2019, l’ancien fondateur de CoExister en selfie avec ses étudiants déclare :
« Clap de fin de semestre à Sciencespo en Master de l’Ecole d’Affaires Publiques ! Un groupe tellement stimulant, un sens critique hors-norme, une curiosité infinie. Quel bonheur d’enseigner l’entrepreneuriat social à des étudiant.e.s assoifé.e.s de changement ».
Finalement le citoyen est remplacé par le « changemaker » c’est-à-dire l’« acteur de changement » connecté au « non state world » c’est-à-dire un monde où les États ne s’occupent plus que des tâches régaliennes, un monde dans lequel le paradigme néolibéral est atteint. L’école de Chicago en a rêvé, ASHOKA l’a fait !
Mais, outre ces associations et la méthode de lancement, comment implanter durablement cette culture du changement, sinon à l’école ? Ça tombe bien : ASHOKA a ses propres écoles et universités !
3 – L’École pour le meilleur comme pour le pire
De la conception de l’école découle celle que l’on a de la République et de la société. Pour bien saisir les enjeux, on n’échappera ni à une réflexion sur le rôle de l’école dans la République, ni aux enjeux de l’humanité dans ce XXIe siècle.
3.1 – L’École institue le citoyen… ou le « changemaker »
La liberté est consubstantielle de la qualité d’être humain33 ; elle n’est pas un bien qui se conjugue avec « avoir », mais un état qui se construit avec « être ». Les savoirs universels articulés par la raison sont émancipateurs. Ils établissent une condition nécessaire d’existence de l’homme libre et du citoyen parce qu’ils forment à l’esprit critique sans lequel le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes serait vide de sens. Ce droit n’a pas d’effectivité sans le savoir, la raison et la culture nécessaires à son exercice et à son existence. « Même sous la Constitution la plus libre un peuple ignorant reste esclave »34 : qui peut s’affranchir des tutelles et autres aliénations qui circonscrivent sa vie et celle de sa cité pourra bâtir sa liberté et décider du monde de demain. L’école doit donc dispenser le savoir articulé par la raison. D’autant que l’homme ignorant reste étranger à autrui, et vit dans la méfiance. Il ne peut alors se construire de cité cosmopolite apaisée. Universelles et relevant de l’intérêt général, l’école comme l’université doivent donc être gratuites pour les familles. Encore une fois, les idéaux de paix et de liberté doivent être soutenus par le facteur social, ici la gratuité pour les familles, sinon ils sont dévitalisés. C’est donc la conjugaison entre gratuité et savoir universels qui permettra à chacun, quelle que soit son origine sociale, d’entrevoir son avenir librement dans une société apaisée. L’école laïque assurera qu’aucune autre volonté que la sienne propre ne pourra modeler la conscience de quiconque.
Or une école qui ne valide que des « compétences » se contente de vérifier qu’un élève – nommé « apprenant » – est apte à telle ou telle tâche, qu’il est « autonome » dans un système donné. « Autonomie » c’est pouvoir se mouvoir dans un système établi, « savoir » c’est pouvoir décider du système que l’on souhaite établir. Par là « savoir » s’oppose à « compétence » : le premier libère quand la seconde aliène35.
Avec les réseaux ASHOKA et « Teach for », le stade de la « compétence » est d’ores et déjà dépassé. En effet, comme le déclarait le directeur de l’école publique ASHOKA « Emile Zola » : « l’école dispensant des savoirs c’est fini ». Elle doit « dispenser des savoir-être »36. Mais qu’est-ce que « savoir-être » ? Être ne suffit-il pas ?
Une question fondamentale se pose : au-delà du simple civisme, l’école doit-elle modeler l’esprit jusqu’à l’attitude et peut-elle le faire sans attenter à la liberté de conscience ?
L’histoire se répète en farce car le débat37 eut déjà lieu en 1793 quand le Girondin Rabaut Saint-Etienne voulait que l’école fût une « éducation nationale » qui aurait formé « le cœur » à la Nation : « l’enfant qui n’est pas né appartient déjà à la patrie », alors que Condorcet au contraire entendait fonder une « instruction publique » qui, formant l’esprit par le savoir et la raison, instituerait l’homme libre et le citoyen38 :
« le but de l’instruction n’est pas de faire admirer aux hommes une législation toute faite, mais de les rendre capables de l’apprécier et de la corriger. Il ne s’agit pas de soumettre chaque génération aux opinions comme à la volonté de celle qui la précède mais de les éclairer de plus en plus, afin que chacun devienne de plus en plus digne de se gouverner par sa propre raison »39.
Dans le premier cas on suppose que la communauté nationale préexiste à l’être humain40, dans le second on ne suppose rien d’autre que la liberté.
Avoir pour objectif de modeler l’attitude aliène ou tout au moins altère la conscience de l’être humain. Une école qui s’y emploierait ne serait plus que le relais d’un dressage politique ou marchand41. Et s’il est vrai que donner la possibilité à l’être de se libérer par les savoirs demande une certaine discipline, il ne faudrait pas faire de confusion car dans ce cas, la discipline n’est qu’un moyen pour transmettre et in fine libérer, et non une fin. Elle n’est en aucun cas un objectif visé. Partant, si l’on refuse la discipline au prétexte qu’elle étoufferait la spontanéité des « apprenants », alors on ne transmet plus de savoirs donc d’élévation, de libération. Ainsi, on prépare cette autre école du « savoir être », cette autre école du « changemaking ». Dans cette optique, avoir renoncé à l’élève pour l’ « apprenant » n’est que l’étape qui précède la naissance du « changemaker ». On remplit l’espace vide de savoirs par les compétences utiles pour le marché, et l’attitude qui les accompagne.
L’antidote est l’élève. L’élève que le maître magister élève, en lui permettant justement d’éviter qu’un jour un maître dominus ne vienne, par définition, le dominer.
Accepter de modeler l’attitude, le « savoir-être », c’est refuser aux individus d’être comme ils le souhaitent en adjoignant à leur morale naissante une volonté n’émanant pas d’eux-mêmes, en bref une tutelle. Cela revient à renverser ce que Kant définissait comme Lumières : « sortie de l’homme hors de l’état de tutelle dont il est lui-même responsable »42. Prétendre donner un « savoir être » tout en jugeant les savoirs « dépassés » revient à supposer que désormais, un système préexisterait à l’être humain, et à la différence cette fois de Rabaut Saint-Etienne, ce n’est plus la Nation, mais le marché.
Là où l’ESS, jadis, libérait l’être humain par la consommation collaborative et par l’éducation, la fausse ESS induite par les entrepreneurs sociaux ne fait que le soumettre à la volonté d’autrui.
Si l’attaque du système républicain laïque et social par le social business peut être matérielle, elle est surtout éducative et culturelle. À l’image de l’empereur Ashoka, cela se passe sans violence : c’est du « ju jitsu » comme le dit Drayton.
3.2 – Le monde d’Orwell
Le « savoir-être » entre dans le champ lexical d’ASHOKA dont la pierre angulaire est le « changemaker », « acteur de changement » ou « créateur de richesses ». S’insérer dans le système, y trouver des solutions innovantes, sociales et entrepreneuriales : telles sont les compétences réclamées par le « changement ». Cela peut paraître alléchant, mais être acteur de quel changement ? Le sien ? C’est-à-dire son propre changement en toute liberté de conscience ou celui que veut le système ?
Si le « changemaker en culotte courte » sera autonome, il est moins sûr qu’il pourra un jour être libre. Il deviendra innovant, peut-être, mais dans un système donné. Son intelligence ne décidera du système que pour le perpétuer mais ne permettra plus de le remettre en question jusqu’à, pourquoi pas, le détruire… Usus, fructus mais pas abusus… Qui devient le propriétaire de la vie des êtres humains élevés en « changemaker » ?
Créer et former des acteurs de changement, c’est faire en sorte que dès leur plus jeune âge ils apprennent à « savoir être », c’est-à-dire participer « sans râler »43 à ce que d’autres ont décidé pour eux. Ils ne changeront le monde qu’en restant dans leur primo-entité : des créateurs de richesse pour les autres, qui font ce que le système attend d’eux, donc ils ne changeront rien du tout. L’« acteur de changement » n’est qu’un contresens publicitaire qui n’a rien de « novateur » : c’est une perversion qui est à l’être libre ce que le « social business » est à l’ESS, la vraie. Ceux qui y voient le futur homme providentiel contribuent à créer les conditions de continuité et de suprématie du système néolibéral, par aliénation de l’humain.
Car, au sujet du « créateur de richesse » deux questions s’imposent : de quel type de richesse parle-t-on et qui la possède ? Est-ce une richesse intellectuelle ? L’une de celles qui font résonner en chacun « la forme entière de l’humaine condition » ? Ou, au contraire, est-ce une richesse matérielle ? Et qui la possède ? Ceux qui s’y emploient ou les bienfaiteurs du système ultralibéral sinon le marché lui-même ? Autrement dit, en devenant « changemaker », l’homme devient lui-même le marché, bref, il est le marché. Il est donc devenu ce que d’autres voulaient qu’il soit ; il joue un rôle au lieu d’occuper sa place.
ASHOKA est dans le même réseau que « Teach for France » – « le choix de l’école » dans ce que l’on pourrait appeler le « school business ». On voit avec ce qui précède que la visée d’ensemble dépasse largement les simples affaires. Dans ce système, la promotion des uns fait la progression des autres. Si leur action évince progressivement la personne publique44 avec la complaisance des gouvernements pour faire des affaires, il s’agit aussi de programmer un être humain adapté aux futurs besoins du système économique. Il fait désormais corps et esprit avec lui, « sans râler » : c’est le monde d’Orwell. « L’ignorance c’est la force ». N’oublions pas que l’auteur de 1984 attache une importance fondamentale à la novlangue du « Ministère de la Vérité » : car c’est bien à partir des mots que l’on pense. « L’ignorance c’est la force », « la guerre c’est la paix »…
Après ces quelques réflexions on comprend mieux l’intérêt des multinationales à créer une armée complaisante à leur égard.
Désormais, on fait mieux que l’ignorance : le « changemaking ».
3.3 – Vers les besoins du Dieu-marché
Si à l’école vous ne faites que de l’autonomie et du « savoir-être », vous apprenez à fonctionner comme une machine et vous êtes préparés à accueillir sans l’avoir décidé un nouvel homme machinisé ou une machine humanisée. Or, c’est vers ces technologies que le marché, par les GAFAMI45 la NASA et la NSA, tend aujourd’hui. Une machine, via l’AI, est autonome – et l’est parfois bien mieux que l’humain – tandis qu’un humain a cette possibilité de liberté : il est capable de redéfinir les règles, de se révolter contre une autorité injuste. Pas une machine. C’est ici l’une des différences essentielles entre le cyborg et l’humain, entre Sophia la machine « humanisée »46 et un humain tout simplement humain : celui-ci éprouve, ressent, a une intelligence émotionnelle et peut redéfinir les règles. Il est en outre capable de science.
Quel type de société préparons-nous avec le « school business » ? Quel type d’humanité préparons-nous avec l’économie de marché ultra-libérale ? À l’heure où s’écrivent ces lignes, on apprend qu’un million d’espèces vivantes sont menacées sur la planète. Comment relever les défis de l’humanité de demain sinon par l’action politique, les sciences, la recherche, les lettres qui adoucissent les mœurs, bref, les savoirs et non le « suivisme » ?
Laissons au moins le choix aux humains de le décider.
Jean-Michel Muglioni47 définissait clairement l’école :
« l’école est le lieu où l’on apprend ce que l’on ignore pour pouvoir le moment venu se passer de maître ».
Une telle école est d’intérêt général, elle fait donc partie du « commun »48 et doit par conséquent être assumée financièrement par l’État pour s’adresser à tous par des savoirs universels articulés par la raison. Nul groupe de pression ne doit s’y exercer, nuls autres objectifs ne doivent y prévaloir que ceux du savoir : telle est l’école laïque, qui n’est pas plus laïque quand y règne le marché que lorsque jadis y régnaient les prêtres.
Notes