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Conseil des sages de la laïcité… : deux textes officiels à comparer

La modification des conditions encadrant l’existence et l’activité du « Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République » (en abrégé CSLVR) est intervenue par un arrêté du ministre de l’Éducation nationale et de la Jeunesse Pap Ndiaye daté du 12 avril 20231, arrêté modifiant l’arrêté du ministre précédent Jean-Michel Blanquer daté du 19 février 20212. Le présent article a pour objet de mettre les modifications en évidence.

Dans un entretien accordé au magazine Le Point daté du 21 avril, le ministre Pap Ndiaye se défend de vouloir « diluer » le CSLVR et annonce à cette occasion la nomination d’un nouveau membre, Christophe Capuano professeur d’histoire contemporaine à l’université de Grenoble-Alpes3.

Selon l’article du Point, le ministre aurait déclaré sur France Inter : « Ce Conseil n’avait pas d’existence juridique. Je lui en donne une ». Du 8 janvier 2018 – date de son installation par le ministre précédent Jean-Michel Blanquer – au 19 février 2021, le Conseil a fonctionné en l’absence de texte paru au Bulletin officiel de l’Éducation nationale – ce qui ne l’a pas empêché de produire maints travaux et d’assurer maintes interventions : pour en avoir un aperçu, on se reportera à la page du CSLVR sur le site du Ministère4. En revanche, l’arrêté du 19 février 2021 (que modifie l’arrêté du 12 avril 2023) porte explicitement dans son titre la « création » du CSLVR5.

Je propose ci-dessous un dispositif très simple pour comparer les textes des deux arrêtés. Plutôt que de les republier l’un après l’autre (les lecteurs peuvent facilement les consulter en ligne, les liens sont donnés ci-dessous en note) et de me livrer à un commentaire inutile (les lecteurs savent lire) et peut-être déplacé (je suis en effet membre du Conseil), j’ai fait un exercice purement matériel de traitement texte qui, je l’espère, sera éclairant.

J’ai copié et collé le texte de l’arrêté du 19 février 2021. J’y ai inséré les modifications prises par l’arrêté du 12 avril 2023. Les passages de l’arrêté de 2021 supprimés restent lisibles (ils sont barrés), les passages nouveaux (12 avril 2023) sont en rouge.

Article 1 – Le Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République, placé auprès du ministre chargé de l’éducation nationale, exerce une mission de conseil, d’expertise et d’étude relative à la mise en œuvre du principe de laïcité et à la promotion des valeurs de la République dans les politiques publiques de l’éducation, de la jeunesse et des sports de l’éducation et de la jeunesse.

Il assiste le ministre dans le choix des méthodes et outils utilisés pour garantir le respect du principe de laïcité et des valeurs de la République dans les domaines de l’éducation, de la jeunesse et des sports de l’éducation et de la jeunesse.

Par ses avis et ses propositions, il participe à la détermination des positions du ministère en matière de laïcité.

Il peut être saisi par le ministre de toute question relative au principe de laïcité et aux valeurs de la République.

Il participe à la formation des membres de la communauté éducative aux enjeux de la laïcité et des valeurs de la République dans l’espace scolaire et peut contribuer à celle des personnels exerçant une mission éducative auprès de mineurs.

Les avis du Conseil peuvent être rendus publics sur décision du ministre chargé de l’éducation nationale.

Il agit sur saisine du ministre. Il rend ses avis et études au ministre. Il étudie les conditions de respect et de promotion des principes et valeurs de la République à l’école et dans les accueils collectifs de mineurs, notamment la laïcité, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, la promotion de l’égalité des sexes et la lutte contre les discriminations.

Il participe, à la demande des recteurs, de la direction générale de l’enseignement scolaire et de l’institut des hautes études de l’éducation et de la formation, à la formation des équipes académiques valeurs de la République et des membres de la communauté éducative aux principes et valeurs de la République dans l’espace scolaire et peut contribuer à celle des personnels exerçant une mission éducative auprès de mineurs au sein des structures relevant du ministère de l’éducation nationale et de la jeunesse. Ces formations doivent notamment avoir pour objectif d’étayer l’expertise des formateurs et personnels d’encadrement. Les membres du Conseil ne peuvent intervenir dans les établissements que sur sollicitation des recteurs.

Les avis du Conseil ne peuvent être rendus publics que sur décision du ministre. Sauf lorsqu’un avis a été ainsi rendu public, les membres du Conseil et les agents placés sous l’autorité du président veillent, dans leur expression sur les sujets relatifs à l’activité du Conseil définis au présent article, à ne pas s’exprimer au nom du Conseil ou au nom du ministère chargé de l’éducation nationale et de la jeunesse.

Article 2 – Le Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République est composé de vingt membres au plus dont un président. Ils sont désignés par le ministre chargé de l’éducation nationale pour une durée de cinq quatre ans6. Leur mandat est renouvelable une fois.

Un règlement intérieur fixe les règles de son fonctionnement ainsi que les obligations auxquelles ses membres sont assujettis.

Sous l’autorité du président, un secrétaire général et un secrétaire général adjoint assurent l’organisation, le fonctionnement et la coordination des travaux du Conseil. Sous l’autorité du président, un secrétaire général assure l’organisation, le fonctionnement et la coordination des travaux du Conseil. Il peut être assisté d’un secrétaire général adjoint.

Le Conseil des sages de la laïcité et des valeurs de la République se réunit au moins une fois par an à la demande et en présence du ministre pour présenter le bilan de son activité. Le ministre définit ses orientations de travail.

Un comité de liaison réunit régulièrement les représentants de l’administration et les membres du Conseil. Le secrétaire général du ministère et le directeur général de l’enseignement scolaire ainsi que tout directeur ou chef de service intéressé selon la nature des thèmes portés à l’ordre du jour y participent. Le secrétariat général du ministère de l’Éducation nationale et de la Jeunesse assure le secrétariat du comité de liaison.

Article 3 – Les frais occasionnés par les déplacements et les séjours des membres du Conseil et des personnes qu’il appelle en consultation sont remboursés dans les conditions prévues par la réglementation applicable aux fonctionnaires de l’État.

Article 4 – Le secrétaire général du ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports est chargé de l’exécution du présent arrêté, qui sera publié au Bulletin officiel de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports.

Notes

4 –  https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-et-des-valeurs-de-la-republique-41537 . On y trouvera, entre autres, la Lettre de mission (17 janvier 2018) adressée par le ministre Jean-Michel Blanquer à Dominique Schnapper, un bilan succinct de l’activité de 2018 à 2022, de nombreux avis et notes, ainsi que les brèves bio-bibliographies des membres du Conseil.

5 – Voir les notes précédentes 1 et 2.

6 – L’arrêté de 2023 précise que cette disposition s’applique aux membres du Conseil actuellement en exercice.

École : les projets alarmants du Conseil supérieur des programmes

Le Conseil supérieur des programmes de l’Éducation nationale s’appuyant sur la loi de programmation et d’orientation pour la refondation de l’École de la République du 8 juillet 2013, a rendu public le 3 mars 2023 un avis alarmant, avec des propositions qui concernent le recrutement et la formation des professeurs des premier et second degrés. Cet avis engage la nature et le contenu des épreuves de recrutement ainsi que les objectifs de ce que doit être la formation initiale et continue des professeurs en 2023. À travers la question du recrutement, c’est la conception de l’école qui continue à être mise à mal, soumise qu’elle est à des considérations à court terme qui laissent entrevoir une déconstruction décomplexée de tout ce qui est l’honneur de la République.

[Mezetulle remercie le site Unité laïque, où l’article de Valérie Soria a été publié le 20 mars 2023, pour son aimable autorisation de reprise.]

Ce qui apparaît saillant dans ces avis et propositions est l’articulation des parcours de formation et des concours. La conclusion de ce rapport est éloquente : « Le Conseil supérieur des programmes a souhaité insister sur la priorité à donner à la logique des parcours de formation sur celle des modalités de recrutement : les concours, ou autres modalités de recrutement, ne sont sans doute plus des finalités en soi ». S’appuyant sur le manque d’attractivité du métier et sur la lecture des rapports de jurys de concours qui relèvent que le niveau des candidats n’est pas aussi élevé qu’attendu, s’appuyant également sur la nécessité de renouveler 31% de l’effectif du corps enseignant, soit 328 000 postes, entre 2019 et 2030, il s’agit de réfléchir sur la formation des professeurs et sur les concours. L’agrégation est laissée de côté pour le moment, son « évolution mérite une réflexion spécifique », ce qui assurément a de quoi inquiéter.

Les rédacteurs abordent le modèle français de l’École républicaine au prisme d’autres modèles à l’International et en Europe.  Ce tour d’horizon met l’accent sur la question de l’équilibre entre la formation disciplinaire et la dimension professionnelle du métier. La formation et les concours sont en ligne de mire ; sont pointés l’acquisition des savoirs disciplinaires en France par rapport à d’autres pays qui intègrent dans les parcours de formation des éléments relevant des sciences humaines (psychologie, anthropologie) et aussi des items plus didactiques. Il s’agit de professionnaliser  et de mettre en avant des compétences, parmi lesquelles « l’emploi raisonné du numérique », «  s’imposer comme référent intellectuel et social », être «  un révélateur de talents », la liste n’étant pas exhaustive.

Plusieurs scénarios sont proposés : huit pour le premier degré, sept pour le second degré. Ces scénarios peuvent être augmentés et transformés par les « briques constitutives » de chacun d’entre eux. En quelque sorte, une école conçue comme un Lego. Il s’agit, dit la conclusion,  de « mettre l’accent sur des parcours de formation de cinq ans validés par un master, aussi bien pour le premier que pour le second degré, et autant que possible financièrement sécurisés […] au moins à partir du M1 et quelquefois dès la licence. »

Que faut-il retenir de ce jeu de construction prospectif ?

  • L’inversion du rapport qui articule les concours et les parcours de formation. Ce sont ces parcours qui priment.

  •  Si les contenus disciplinaires sont bien pris en compte dans ce rapport, une responsabilité écrasante est donnée, dans les scénarios les plus radicaux, aux formateurs et aux recruteurs : universités, Inspé, chefs d’établissement, inspecteurs généraux et territoriaux, enseignants référents. Certains scénarios font disparaître purement et simplement les épreuves écrites des concours de recrutement pour les remplacer par une liste d’aptitude. C’est encore la logique du primat de la formation qui vaut ; elle enterre les concours qui n’attirent plus suffisamment de candidats et qui traduisent « la baisse avérée du niveau disciplinaire des candidats », selon les rédacteurs.

  • Un recrutement local, dans les scénarios les plus radicaux, qui se base sur les besoins particuliers de chaque bassin de formation. Cela revient à aligner le second degré sur le premier degré et risquer de développer des inégalités territoriales et sociologiques.

  • La mise en cause, à terme, du statut de fonctionnaire de l’État. Si les rédacteurs insistent pour dire que ce statut est pérenne, comment l’articuler à la « multiplicité des modalités de recrutement » que lesdits rédacteurs présentent en allant crescendo dans la radicalité et la déconstruction de ce statut ?

Il faut appeler avec la plus grande gravité au respect de l’École républicaine et de ses professeurs, dans l’intérêt des élèves qui seront les citoyens de demain et auxquels nous devons un enseignement de qualité, un enseignement qui garantit l’égalité de tous, dans tous les territoires de la République, un enseignement de l’excellence et non pas un enseignement  au rabais soumis à des contraintes de souplesse budgétaire pour pallier la misère de notre École qui n’attire plus les meilleurs de ses serviteurs et qui peine à assurer sa mission de service public.

Rappelons que les seuls leviers pour relever l’École sont la revalorisation des rémunérations des enseignants qui favoriseront l’attractivité du métier, le renforcement des contenus disciplinaires dans la formation des maîtres et la pérennité des concours de recrutement pour tous les degrés. L’École mérite mieux qu’un jeu de Mécano au service de considérations à court terme qui laissent entrevoir une déconstruction décomplexée de tout ce qui est l’honneur de la République et nous oblige.

[L’avis du CSP est téléchargeable sur le site du Ministère de l’Éducation nationale : https://www.education.gouv.fr/le-conseil-superieur-des-programmes-41570  et sur le site d’Unité laïque Télécharger le rapport .

On lira aussi avec profit l’analyse de Vincent Lemaître sur le site Ufal-Infos https://www.ufal.org/ecole/rapport-du-csp-propositions-pour-en-finir-definitivement-avec-lecole-publique/.]

Quelle école voulons-nous ?

Jean-Michel Muglioni revient une nouvelle fois sur cette affirmation : enseigner est devenu impossible – il faudrait dire est interdit – parce que des considérations psychologiques, sociologiques et économiques priment sur le contenu du savoir. Pour décider de ce que c’est qu’enseigner, on consulte donc des cabinets de conseil et jamais les maîtres ou les professeurs dont on sait qu’ils savent enseigner et connaissent réellement ce qu’ils ont à enseigner.

Apprendre, instruire n’est plus la finalité de l’école : il faut former des hommes pour qu’ils acquièrent les « compétences » requises par le marché du travail. Je ne demande pas qu’on me croie : les plus raisonnables de mes amis voient l’état de déliquescence de l’école, du primaire à l’université, mais ils ne croient ni mon diagnostic, jugé trop pessimiste, ni mon étiologie. Je demande seulement qu’on examine et qu’on s’interroge, sans attendre que je propose des remèdes à la catastrophe. Je ne cherche pas des électeurs.

La violence à l’école

Beaucoup de familles mettent leurs enfants dans une école privée : est-ce parce qu’elles fuient la réalité sociale de leur pays, comme l’a dit – il y a plus de vingt ans – une principale de collège à une de mes connaissances qui voulait que son enfant retrouve le sommeil qu’il avait perdu en fréquentant un établissement où régnait la violence ? Cette principale récitait la leçon qu’elle avait apprise en « formation » et qu’elle avait bien comprise. Elle considérait donc non pas que l’école reflète la violence de la société, mais qu’elle doit la refléter. Qu’instruire dans un milieu protégé du monde extérieur puisse pacifier, qui en a aujourd’hui la conviction ? Lorsqu’on semble s’alarmer de la situation, c’est que la France est mal placée dans les classements internationaux qui jugent les écoles en fonction de leur contribution à la bonne marche de l’économie. Les remèdes alors proposés sont la cause du mal : on réforme l’école selon les injonctions de cabinets de conseil1, et non pas selon les conseils d’hommes qui maîtrisent leur savoir et savent l’enseigner. Et – ironiquement ? – on prétend que ces « conseillers » suivent des méthodes scientifiques ! Qu’est-ce donc que faire évoluer le métier d’enseignant, sinon, depuis longtemps, tout faire pour qu’il disparaisse ? À quoi bon des agrégés, c’est-à-dire des professeurs maîtrisant une discipline, pour s’occuper d’élèves qu’on ne veut pas instruire ? Une cause générale suffit à l’expliquer : l’obsession de l’économie a détruit petit à petit, au moins depuis les débuts de la Ve République, jusqu’à l’idée d’instruction publique et même d’instruction tout court. Dès lors, pourquoi les meilleurs étudiants, ceux qui maîtrisent un savoir, se précipiteraient-ils pour entrer dans des écoles où prétendre savoir est une faute et un manque de respect envers les élèves, leurs parents et l’administration ? On ne veut plus de professeurs. On dira que j’exagère, je le sais. La vérité est dure à entendre.

Notre richesse nous endort

Le pire est sans doute que cette obsession et la subordination de toute décision politique à des impératifs économiques ont contribué au développement sans pareil de nos contrées. Notre richesse n’a jamais été si grande. Les moins favorisés n’ont jamais eu autant de temps libre, alors qu’autrefois le travail dévorait toute leur vie. Cette richesse, qui aux yeux de nos ancêtres passerait pour un luxe, je sais qu’elle est mal répartie – mais n’est-ce pas le propre de la richesse d’être mal répartie, car si tout le monde était riche, il n’y aurait que des pauvres. Et je prends ici le risque de dire, sans m’en justifier, que la notion de redistribution a un sens, mais non celle de partage des richesses : obligeons les riches à contribuer au bien commun, mais ne les empêchons pas d’être riches ! Notre abondance énerve, au premier sens du terme, elle endort, et elle endort même là où elle n’est pas arrivée : la colonisation, la mondialisation et toujours l’immigration, auxquelles nous devons une grande part de cette abondance, ont réussi à donner aux peuples envahis et exploités qui n’en ont pas bénéficié les mêmes désirs qui font considérer la croissance comme le bien suprême. L’homme du Moyen Âge croyait au ciel et édifiait des cathédrales. Nous construisons partout les mêmes supermarchés et les mêmes aéroports. Faut-il regretter la tyrannie de l’Église sur les consciences ? Le poids de l’idéologie « économiste » l’a remplacé. Les États dont toute la politique a pour finalité l’accroissement de leur puissance économique sont pris dans une concurrence européenne et internationale : notre économie – dont, je le répète, je ne nie pas qu’elle nous ait enrichis ou, par exemple, qu’elle soutient une médecine dont je profite – est une économie de guerre : l’actuelle supériorité militaire des États-Unis d’Amérique tient à la puissance de leur économie. Pourquoi s’intéresserait-on au savoir et aux humanités ? Offrir à qui le veut un véritable enseignement du latin et du grec n’est pas rentable. « À quoi ça sert ? » Même, à quoi bon offrir un enseignement des mathématiques à ceux qui n’en feront pas un usage professionnel ? La recherche recherche-t-elle la vérité ou la puissance ? Elle est au service de l’économie – d’autant qu’il lui faut bien de l’argent pour avancer.

La démoralisation universelle

Du primat de l’économie résulte la servilité. La République, qui n’est rien que par le courage du citoyen, n’a pas sa place dans un monde réduit au marché qui nourrit le nihilisme européen. Quel remède ? Supprimer le marché n’a pas de sens, puisqu’il n’y a pas d’humanité sans marché, et lui donner sa juste place paraît aujourd’hui impossible : la moindre décision engage la planète entière et aucun pays ne peut plus dans ces conditions avoir sa propre politique sans risquer la faillite. Tant que les critiques du libéralisme n’auront pas montré quelle organisation du monde – et non pas seulement de leur canton – ils proposent, le pire du libéralisme économique s’imposera partout. En ce sens Trotski avait raison de penser que la révolution est universelle ou qu’elle n’est pas. Et jusqu’à présent la nécessité de tenir compte du désastre écologique ne suffit pas à éveiller les hommes. Au contraire, les voilà fétichistes. La déesse nature ne vaut pas mieux que les déesses industrie et économie.

L’oubli du sens du travail

Dans un tel monde, enseigner est conçu comme un acte de communication qui doit préparer chaque enfant et chaque étudiant au marché tel qu’il est. On ne prépare plus les hommes à la guerre (du moins chez nous, ce qu’on peut considérer comme un bien), mais à l’entreprise – sans laquelle, certes, il n’y a ni production, ni rien qui assure la subsistance et le bien-être. On ne s’étonnera pas que, ne se voyant proposer d’autre avenir que la production, les hommes préfèrent refuser le travail et qu’ils attendent la retraite avec impatience. On ne s’étonnera pas qu’ils s’imaginent eux-mêmes esclaves. Ils ont oublié que, l’esclavage ayant été aboli, chacun doit prendre sa part de travail et donc de peine. Ils ont oublié, trop de discours leur ont fait oublier, que travailler est d’abord coopérer au bien commun et non, comme on dit, « se réaliser » ou chercher à s’enrichir. L’expression rebattue de « valeur travail » révèle que la vraie signification du travail est méconnue. Et comme l’école n’instruit pas et ne propose rien qui convienne à des hommes, elle ne les prépare pas au temps libre que laisse aujourd’hui chez nous l’organisation du travail, elle les livre aux industries des loisirs. Et aux psychologues. Deux immenses marchés. Plus il y a de temps libre et plus le temps de la retraite s’allonge, plus le mal-être affectera des hommes. Nouveau paradoxe : le problème de notre temps, plus encore que celui des conditions de travail, est celui de l’usage du temps libre.

La croyance au déterminisme social est autoréalisatrice

Ce qui compte pour l’homme, ce qui est humainement essentiel, bref, ce qui a une valeur, ne dépend pas du marché. L’école ne s’y intéresse plus. Elle n’a donc rien à enseigner. De là son échec, aujourd’hui reconnu, mais faussement attribué à des causes sociales : les enfants d’un milieu pauvre échoueraient parce qu’ils sont pauvres, déterminisme social oblige. Puis-je proposer une autre hypothèse, paradoxale encore, mais moins méprisante ? La croyance au déterminisme social est autoréalisatrice. Revenons à l’élémentaire : si un élève ne sait rien, son milieu n’en est pas la cause, peut-être l’école a-t-elle tout simplement oublié de l’instruire et de s’en donner les moyens. Non pas de l’argent, mais une organisation qui permette à chacun d’être réellement pris en main sans avoir besoin comme aujourd’hui de trouver chez lui des répétiteurs. Pourquoi ce qui devrait aller de soi n’est-il pas admis, sinon parfois en paroles ? Je me souviens qu’il fallait naguère interdire les « devoirs à la maison » pour ne pas favoriser ceux qui pouvaient être aidés chez eux : on ne voyait pas qu’alors, d’autant qu’on ne faisait déjà pas grand-chose en classe, les parents qui le pouvaient donnaient un autre enseignement à leurs enfants ou payaient un répétiteur. On ne voyait pas, on ne voit pas que moins on est exigeant dans les écoles, plus l’écart s’accroît entre ceux qui sont suivis chez eux et les autres. L’école est le lieu de la reproduction sociale quand elle n’est pas l’école, c’est-à-dire quand elle n’instruit pas. Mais une vulgate sociologique a fait croire que par sa nature même l’école reproduisait les inégalités et qu’il fallait donc qu’elle cesse d’être elle-même. Et – je l’ai encore récemment entendu dire à la radio – la culture dite classique serait « élitiste » et « bourgeoise ». Donc pourquoi l’enseigner ? Où l’on voit que l’idéologie, ce terme étant pris au sens que lui donne Marx, invente toutes les ruses pour justifier, par un argument en apparence favorable aux plus démunis, une politique qui les abandonne à eux-mêmes.

Informer n’est pas instruire

Le préjugé sociologiste qui veut qu’on reproduise nécessairement son milieu et que la culture soit une affaire de classe n’explique pas tout. Le refus d’enseigner, d’instruire, vient de ce qu’on ne sait plus ce que c’est que savoir : on se contente d’informations, sans donner à l’enfant, ou même à l’étudiant, l’occasion de comprendre ce qui distingue savoir et croire, savoir et simplement être informé de ce que d’autres ont prouvé et savent. S’il s’agit seulement de « formation » et de « compétence », à quoi bon comprendre des « formules » qu’il suffit d’appliquer ? On n’enseigne plus le calcul mais les mathématiques à l’école primaire : cette ambition n’empêche pas ou même elle fait qu’à la fin de ses études un élève ne sait pas ce que c’est qu’une démonstration. Les philosophes commençaient autrefois leur exposé par la distinction de la connaissance par ouï-dire et de la connaissance rationnelle. Ce n’est plus la mode. Ne sachant plus ce que c’est que savoir, comment saurait-on ce qui doit être appris et su pour être un homme libre, et comment saurait-on l’enseigner ? Donc trop d’enfants ne savent pas lire. Trop n’ont pas la moindre idée de ce qui distingue une opinion et une vérité scientifique. La mise à la disposition des hommes de résultats scientifiques sans ce qui leur donne sens a fait oublier l’idée même de science et beaucoup refusent donc non sans raison toute confiance en une science qu’ils ont apprise comme une opinion officielle à laquelle il fallait adhérer. Le succès de nos techniques a « ringardisé » la culture. Nos machines remplacent celles d’hier : pourquoi l’école et les études en général auraient-elles la finalité qui les définit depuis l’Antiquité ?

L’école libre

Cependant, des hommes incultes dont on s’est évertué à étouffer l’esprit sont encore des hommes : ils attendent confusément autre chose que ce qu’on leur présente comme le seul but possible de la vie. Aussi se précipitent-ils d’abord vers de faux biens et sont-ils prêts à croire le premier charlatan venu. De là le succès des réseaux sociaux, des complotistes et des fanatismes religieux. Il faudrait une révolution intellectuelle pour sortir d’une telle situation. Il faudrait une école qui contrebalance l’influence des médias et de la publicité. Une école qui ait le courage de s’opposer aux parents d’élèves et aux pouvoirs de toute sorte, une école libre, c’est-à-dire capable de se donner à elle-même sa loi au lieu de la recevoir du monde extérieur. Une école que la puissance publique protège de toutes les pressions sociales, sociétales, économiques, religieuses. Une école fondée sur cette conviction qu’apprendre a un sens par soi-même et non pas seulement en vue d’autre chose. Le politique qui proposerait cette révolution serait immédiatement renvoyé par ses électeurs.

« Il n’y a de science que par une école permanente » – les défenseurs de l’école citent souvent ces mots par lesquels Bachelard conclut son ouvrage La Formation de l’esprit scientifique – avec une telle école, « …les intérêts sociaux seront définitivement inversés : la Société sera faite pour l’École et non l’École pour la Société ». De même tout homme doit pouvoir tout au long de sa vie continuer à s’instruire. Il faut pour cela qu’il ait commencé à s’instruire à l’école, et l’école ne sera pas l’école tant qu’elle se laissera soumettre aux impératifs socio-économiques.

P.S. J’oubliais : par-dessus le marché, si j’ose dire, l’école nouvelle, n’instruisant pas, est incapable d’atteindre le but qu’elle se propose, préparer au travail dans l’entreprise.

McKinsey et « les évolutions du métier d’enseignant »

Il y a un an, le Sénat interrogeait le directeur associé senior de McKinsey France, « responsable du pôle Secteur public », au sujet d’un contrat commandé par le gouvernement sur « les évolutions du métier d’enseignant » (coût du contrat : 496 800 euros, quand même). Un tweet de Publi Sénat diffusait le 22 janvier 2022 une vidéo où ce responsable, dans sa réponse quelque peu balbutiante à la sénatrice Eliane Assassi, considère comme interchangeables les termes « secteur de l’enseignement » et « marché de l’enseignement »1.
Grâce à la persévérance d’un citoyen, on peut à présent lire trois des documents constituant le « rapport ». C’est édifiant, mais pas vraiment étonnant.

En effet, une demande de communication de documents a été faite à ce sujet par David Libeau il y a un an auprès du Ministère de l’Éducation nationale dans le cadre du droit d’accès à l’information. Le service de presse du Ministère a répondu le 11 janvier 232.

David Libeau a récemment (15 janvier 2023) publié sur son blog un billet retraçant la chronologie de ces textes et (« cerise sur le gâteau ») faisant état du soupçon de plagiat qui pèse sur eux3. L’auteur donne dans son article un lien de téléchargement permanent des fameux rapports.

Le texte principal, intitulé  « Document de référence. Éclairer les évolutions du métier d’enseignant », est chapeauté par une note de synthèse qui montre sur quelle conception adaptative de l’école tout cela est appuyé. Il s’agit de conformer en fonction d’attentes renvoyant à des propositions politiques considérées comme évidentes et qui sont toujours dépendantes d’une définition élaborée en haut lieu (produire du « bien-être » et du « développement humain », des « compétences » sources de croissance, en installant tout cela, bien sûr, dans la « diversité » et l’« inclusion », etc.). Les notions de liberté et d’émancipation d’une part, d’autonomie des savoirs de l’autre, sont étrangères à ce texte – qui s’en étonnera ?

Quant aux deux autres documents « Modèle de gestion » et « Valorisation du mérite », c’est l’application mécanique (toujours les mêmes grilles) de recettes de management apprêtées pour un ministre de l’Éducation en demande de gestion discriminante du personnel selon le « mérite » – l’astuce, à grand renfort d’ « équipes » et de « projets d’établissement » étant de produire l’illusion d’une autogestion consentie. Le tout baigné dans le jargon techno dont on nous rebat les oreilles depuis des décennies.

Pour badigeonner des projets pédagogistes (apparus dès les années 1970-80) d’un vernis managérial, c’est un peu cher. D’autant plus que la traduction du moment proprement politique de cette « évolution » en novlangue technocratique est affichée depuis belle lurette4.

Notes

4 – Voir, entre autres, sur Mezetulle, « Les risques calculés du néo-libéralisme » (C. Kintzler), « Comment ruiner l’école publique ? » (M. Perret), « Les pédagogies innovantes : heurts et malheurs » (S. Duffort), « Libéralismes et éducation » (S. Duffort), « OCDE et Terra Nova : une offensive contre l’école républicaine » (F. Boudjahlat), « Le School Business » (V. Lemaître). On écoutera et on lira aussi avec profit les conférences et articles de Nico Hirtt sur « l’approche par compétences », la « classe inversée », etc.

Samuel Paty, professeurs menacés de mort : on regarde ailleurs…

À l’approche du triste anniversaire – le 16 octobre – de l’assassinat de Samuel Paty, on apprend que dans l’Essonne un professeur est menacé, en des termes très explicites1, de décapitation. Avant la publication de cette sinistre nouvelle, le Collectif laïque national a publié un appel intitulé « Se montrer fidèles à l’action de Samuel Paty » demandant notamment « aux responsables institutionnels de réagir systématiquement et avec vigueur à la moindre alerte […] » et appelant à rejoindre « les initiatives locales prises pour rendre hommage à Samuel Paty notamment à Paris Ve le 16 octobre à 14h au square Samuel Paty place Paul Painlevé »2.
Alors que circulent ces menaces de mort, qui se présentent ouvertement comme un rappel funeste de l’assassinat de Samuel Paty, les « partis de gauche de la Nupes » ont programmé une « manifestation contre la vie chère et l’inaction climatique » précisément et délibérément pour ce dimanche 16 octobre, comme s’il n’y avait pas d’autre date possible, comme si la mémoire du 16 octobre 2020 devait s’effacer. Mais ils ne sont pas les seuls à regarder ailleurs.

Il y a deux ans, je mettais en ligne sur Mezetulle « À la mémoire de Samuel Paty, professeur ».

Il y a deux ans, Philomag publiait cette interview en accès libre « Le terrorisme islamiste considère que l’école est à sa disposition et entend lui dicter sa loi ».

Il y a deux ans… Rien n’a changé, et c’est même peut-être pire, comme le dit le magazine Marianne « L’indifférence a gagné » . Comme le constate aussi amèrement Anne Rosencher ce matin sur France-Inter.  Elle déclare : « J’ai cru, comme beaucoup, qu’un tel électrochoc allait faire reculer les intimidations islamistes, qui veulent imposer leurs normes et faire taire les professeurs. Hélas. ».
Professeurs de plus en plus ouvertement méprisés – traités de « déserteurs », accusés de « ne pas contribuer au redressement du pays » – parents d’élèves intrusifs et tout-puissants, wokes qui au nom du « respect des convictions et des identités » ferment délibérément les yeux sur l’invasion du fanatisme avec son cortège d’injonctions sanglantes … Seul changement : l’extension de la lâcheté et du renoncement.

Il faut cultiver notre indignation. Pour cela, lire et relire le livre de David di Nota J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty .

« Samuel Paty Ni oubli ni pardon » (tweet de Catherine Clément ce soir).

Notes

1– « … le sale JUIF… On va lui faire une SAMUEL PATY » dit notamment (avec les majuscules) le message qui circule actuellement sur les réseaux sociaux  voir https://twitter.com/jpsakoun/status/1580469267119886338 . Il y a quelques jours, un autre professeur a été menacé de mort après un cours sur la laïcité.

« Condorcet, la pensée politique et l’école »

La Révolution française a fourni une importante réflexion sur l’institution d’une école publique gratuite. Au sein de celle-ci, les textes de Condorcet – Cinq mémoires sur l’instruction publique (1791) et Rapport et projet de décret relatifs à l’organisation générale de l’instruction publique (1792) sont les plus importants et les plus consistants. Ils ont donné à l’école républicaine ses principes émancipateurs. Sa théorie de l’instruction publique, dont je vais m’efforcer de présenter quelques points, a inspiré en partie l’œuvre scolaire de la IIIe République, qui cependant par maints aspects ne va pas aussi loin que ses propositions. Aujourd’hui même, il s’agit toujours de la pensée la plus puissante de l’école républicaine. Elle nous rappelle que l’école publique n’a pas pour objectifs l’adaptation à la demande sociale, ni des « compétences » dictées par une extériorité fluctuante, mais l’instruction de chacun selon un modèle raisonné d’appropriation des savoirs libres et libérateurs : sa finalité est la liberté.

Conférence de Catherine Kintzler, organisée par la Société des membres de la Légion d’honneur (Section du XXe arrondissement de Paris).

 

« Condorcet, l’instruction publique… » de CK, 4e édition

J’ai le plaisir d’annoncer la quatrième édition de mon
Condorcet, l’instruction publique et la naissance du citoyen, éditions Minerve. Texte revu et corrigé.

Rappel des éditions précédentes :

  • 1984 Le Sycomore,
  • 1987 Folio-Essais,
  • 2015 Minerve.

Parce qu’il s’interroge sur les effets de la liberté politique, Condorcet construit le concept de l’école républicaine. Faute de lumières et de pensée réflexive, un peuple souverain est exposé à devenir son propre tyran, et le progrès n’est pour lui qu’un processus d’étouffement ; il ne peut être vraiment libre que par la rencontre avec les objets du savoir désintéressé formant l’humaine encyclopédie.
Il appartient à la puissance publique d’organiser une telle rencontre afin que chacun soit capable de se soustraire à l’autorité d’autrui et de s’engager sur le chemin de sa propre perfectibilité. L’égalité prend alors sa forme la plus accomplie : l’excellence et la distinction des talents.
Lire Condorcet, c’est reprendre possession d’une théorie de l’école profondément ancrée dans une philosophie de la liberté. La puissance de la pensée classique est d’une grande actualité : elle permet de mesurer combien les « réformateurs », depuis des décennies, se sont acharnés à éloigner l’école d’une telle hauteur de vue.

 

Un paradoxe : le progrès des sciences ruine l’école. Commentaire d’un texte d’Alain

Réflexions sur l’irrationalisme d’un savoir emprunté

Alain nous demande de réfléchir sur la rupture qui résulte des extraordinaires progrès des sciences entre quelques chercheurs de haut vol et les « esprits moyens ». La plupart d’entre nous sommes informés de découvertes qu’en réalité nous ne comprenons pas vraiment. L’école en vient à confondre informer et enseigner : on ne distingue plus connaissance par ouï-dire et connaissance rationnelle. J’ai vu parfois qu’en mathématiques les résultats étaient assénés sans démonstration. Ainsi disparaissent l’instruction et l’idée même d’une république des esprits.

Texte d’Alain, Vigiles de l’esprit – XCIX

« L’élite pensante (4 novembre 1933)

« Au temps des Universités Populaires, nous espérions que l’intelligence voudrait bien descendre des sommets. Avec nous autres, littérateurs, moralistes, philosophes, il n’y avait point de difficulté ; chacun entretenait ses amis prolétaires de ce qu’il savait de plus beau ; et j’ai connu un mécanicien qui raisonnait sur les passions à la manière de Descartes. Devant ces problèmes l’égalité se montre ; on sait qu’Épictète esclave en a parlé aussi bien que Marc-Aurèle empereur. Nous n’avions point à simplifier, à mutiler, à abaisser nos idées. Par exemple, la philosophie des Misérables n’est pas une philosophie au rabais ; ce que j’y trouve de clair, d’obscur, de fraternel, de sublime, je puis le communiquer à tout homme, pourvu qu’il soit curieux de l’homme. Et qui ne l’est ? Nous sentîmes plus d’une fois que l’esprit humain n’est qu’un.

« Pour les sciences, c’était une autre affaire. La mathématique communément rebutait. C’est peut-être qu’elle ne sait pas redescendre. L’astronomie n’intéressait guère, d’abord faute de notions géométriques, bien nettoyées, et aussi parce qu’il y faut un long temps d’observations ; et c’est pourtant la première école de l’esprit. Nous eûmes heureusement des physiciens et des chimistes qui surent s’arrêter assez longtemps aux expériences les plus simples, selon la robuste méthode de Faraday, de Tyndall, d’Huxley. J’ai moi-même refait les principales expériences concernant les courants continus ; je me suis instruit et j’ai instruit les autres. C’était selon moi une physique toute vraie et toujours vraie, sans vaines subtilités. Qui a surmonté ces premières difficultés est physicien, comme Thalès était géomètre, assez pour faire un homme complet, quoiqu’il en sût moins qu’un bachelier d’aujourd’hui, mais il savait bien. Et moi-même je suis assuré que je gagne plus à savoir bien ce que Thalès savait qu’à m’étonner de Poincaré ou d’Einstein.

« Que ces grands esprits s’envolent à perte de vue, je le veux bien. Toujours est-il qu’ils abandonnent la grande société des esprits. Ce que pourraient dire les illustres mathématiciens et les illustres physiciens d’aujourd’hui devant un auditoire d’ouvriers ou d’écoliers, ce serait de l’information, ce serait du roman ; ils conteraient comme Shéhérazade, ils ne feraient pas comprendre ce qu’ils savent. Savoir qu’un autre sait, c’est comme lire le journal ; ce n’est pas savoir de première main. Tout est ouï-dire, sauf pour deux ou trois. La science se sépare du troupeau ; elle aide par ses inventions et par ses machines ; elle n’aide point par ses notions. Ainsi la partie de mécanique et de physique qu’Archimède pouvait connaître semble comme néant pour un homme d’aujourd’hui ; il veut en être aux plus récentes merveilles ; il croit y être, il ne peut. Il croit savoir ; il est tout au plus capable de raconter ce que savent Langevin, Perrin ou Curie. Et certes ces hommes sont presque toujours de bons frères ; ils ne méprisent point ; mais ce sont de grands frères qui nous traitent en enfants. Nous les croyons ; et soit ; mais nous ne savons toujours pas. L’élite est si loin de nous qu’elle ne peut même plus nous tendre la main. Ils sont à l’avant-garde ; ils nous disent ce qu’ils voient. Nous nous consolons d’ignorer en nous disant que d’autres savent ; cela ne fait pas une société d’esprits.

« Quoi ? La fraternité réelle des esprits, le plus éminent aidant l’autre, a pourtant bien plus de prix qu’un progrès dont nous entendons seulement parler. L’humanité ne peut se faire si les plus forts laissent le gros du peloton. Non, ils ne devaient pas s’en aller ; ils devaient revenir ; ils devaient s’assurer qu’ils étaient suivis. Il est triste de penser que la plus haute raison se met hors de portée de presque tous. On dit que c’est l’effet du progrès. Mais que les esprits moyens soient de plus en plus abandonnés, réduits à admirer, réduits à croire, est-ce un progrès ? J’y verrais plutôt un de ces effets de rebroussement que l’on remarque aussi en d’autres domaines, et qui viennent de ce que le haut ne communique plus avec le bas. Oui, bien moins qu’au temps de Socrate, l’homme simple peut espérer d’un grand génie quelque lumière sur ses propres problèmes et sur sa propre confusion et obscurité. C’est arracher le consentement ; c’est penser tyranniquement. Au lieu que penser aristocratiquement, ce serait communiquer au commun des hommes la vertu de connaître qu’on a, et les y faire participer. Le meilleur serait le maître, mais dans le plus beau sens du mot. Le meilleur mènerait le peloton ; il s’assurerait qu’on le suit ; ce qu’il ne saurait pas enseigner à tous, il jugerait que ce n’est pas la peine de l’apprendre. Et alors on pourrait parler d’une société d’hommes. Je ne vois qu’Auguste Comte, parmi les rois de science, qui ait porté le regard vers cet avenir neuf. Les autres avancent tout seuls ; et, tout seuls, que peuvent-ils ? »

Quelques remarques sur ce propos d’Alain du 4 novembre 1933

Alain commence par rappeler le temps de sa participation aux universités populaires, au début du siècle. Avec d’autres, il osait donner à un public d’ouvriers accès aux grands auteurs de la tradition littéraire et philosophique. Ce qu’il y a de plus beau et de plus grand, voilà en effet ce qui convient aux hommes. Ces œuvres donnent à penser l’homme à l’homme et pour cette raison chacun s’y retrouve. Seulement cette pédagogie, qui est en un sens le contraire de la pédagogie, puisqu’il ne s’agit pas de s’abaisser au niveau supposé bas d’un auditoire et de lui proposer « une philosophie au rabais », repose sur la foi en l’homme, foi aussi bien en la présence de l’esprit en chacun qu’en l’existence d’œuvres qui en sont l’expression la plus haute. L’école ayant renoncé à ces deux exigences, faut-il s’étonner qu’elle ne puisse plus instruire et qu’elle ennuie élèves et maîtres ? On comprend aussi que la fraternité dont parle ici Alain n’y soit pas toujours présente, puisque précisément les Humanités ont disparu1. Là-dessus, il suffit de relire les Misérables pour comprendre ce qu’Alain appelle clair, obscur, fraternel, et sublime. La célébrité de ce livre suffit à prouver la vérité du Propos d’Alain.

La suite rend compte d’un mal qui n’a cessé de gagner non pas seulement l’école mais toute la société, et qui déjà s’était répandu au temps des universités populaires : l’absence de culture scientifique paradoxalement due au progrès des sciences. Plus encore que la défense des études dites classiques, cette réflexion d’Alain paraîtra paradoxale et même inadmissible. Ne croit-on pas généralement que jamais les hommes n’ont tant appris de sciences, et cela précisément grâce aux progrès considérables accomplis dans tous les domaines par ce qu’on appelle la recherche ? Un paradoxe philosophique n’est pas seulement une provocation destinée à faire sortir le lecteur de sa torpeur : c’est une vérité qui choque parce qu’elle s’oppose à nos préjugés.

La géométrie élémentaire est une école de rigueur intellectuelle irremplaçable. On l’a remplacée par des mathématiques de haut vol que seuls quelques-uns peuvent pratiquer sans s’y perdre. L’enseignement, s’il doit instruire, doit s’en tenir à Thalès et laisser Poincaré2 aux spécialistes. Je me souviens d’un temps où dès les premières classes de primaire, au lieu d’enseigner simplement la numération décimale, on commençait par apprendre qu’il peut y avoir plusieurs bases : j’en ai fait l’expérience lors de mon premier cours de philosophie dans une classe de terminale en 1969. Voulant distinguer croire et savoir, j’avais pris comme exemple de connaissance scientifique 2+2=4, et je vis les élèves – âgés de dix sept ans – fort étonnés. Ils m’ont dit que c’était discutable, parce que, en base deux, cela fait cent. Il m’a fallu improviser l’explication de la numération et leur montrer que ce qui s’écrit 100 lorsqu’on ne dispose que de deux chiffres, le 1 et le 0, se lit quatre et non pas cent… Même aberration lorsqu’on introduisit dans le programme de mathématiques la théorie des ensembles alors figurés par ce qu’on appelait des patates.

Quant à l’astronomie, elle est aujourd’hui toujours absente de l’école. Comme déjà du temps d’Alain, rares sont ceux qui ont réellement regardé le ciel, pour y voir le mouvement du Soleil, de la Lune et des constellations. Or c’est par là que les hommes ont conçu l’idée d’une géométrie du monde et ainsi accédé à l’idée qu’il y a des lois de la nature. La physique galiléenne est inséparable de cette astronomie géométrique qui permet de comprendre les apparences célestes. Nul besoin, « pour faire un homme complet », d’aller au-delà de Thalès en géométrie et au-delà des commencements de la physique : pour se délivrer des superstitions et de toutes les formes d’irrationalisme liées à nos passions, la physique élémentaire est une école nécessaire et suffisante. Dans Histoire de mes pensées, Alain peut donc écrire : « la physique n’est plus à faire, elle est faite »3. Ce qu’il faut savoir de physique pour se préparer à vivre avec un peu de sagesse ne requiert pas que nous nous interrogions sur la théorie de la relativité restreinte ou générale, ou que n’ayant jamais regardé le ciel nous bavardions sur l’expansion de l’univers. Et certes cette sorte d’ascétisme scolaire n’apprend pas à briller dans les dîners en ville.

Il s’agit de « savoir bien ». Là est l’essentiel. Savoir n’est pas recevoir des informations sur ce qu’on ne sait pas et qu’on ne peut pas savoir parce qu’on n’a pas fait le chemin qui permet de comprendre. Une manière d’être informé de ce qu’on ne sait pas conduit à croire n’importe quoi : la découverte du radium a donné libre cours à des « romans », des contes sur les radiations et les mystères de l’énergie. La distinction même entre croire et savoir, entre connaissance scientifique ou rationnelle et connaissance par ouï-dire disparaît. Certes, il n’y a rien en soi d’aberrant à ne pas tout savoir ni même à utiliser pour faire marcher tel ou tel appareil un savoir qu’on ne maîtrise pas en tant que savoir. Mais faute d’avoir été instruits des éléments de la physique et de les avoir longuement médités, les meilleurs esprits sont perdus et parfois même il arrive aux plus savants de ne pas comprendre les savoirs qu’ils manipulent avec dextérité. Un nouveau cléricalisme apparaît, qui fait de nous les fidèles de quelques grands savants auxquels nous faisons confiance, croyant ce qu’ils nous disent sans y rien comprendre. Le propos du 11 décembre 1933, qui dans le recueil Vigiles de l’esprit, suit celui que nous lisons, conclut le recueil sous le titre Le courage de l’esprit. Il propose une formulation plus violente encore : dès que les sciences entrent dans le détail des choses au lieu de s’en tenir aux principes universels, « les physiciens redeviennent des sortes de Mages qui promettent la vérité pour demain. Ce que l’esprit se doit à lui-même est oublié, et même publiquement méprisé, que dis-je ? Solennellement répudié. Souvenez-vous. N’a-t-on pas tenté de nous faire croire, d’après les miraculeuses apparences du radium, que l’énergie pouvait naître de rien ? »4. S’étonnera-t-on que fleurissent les croyances les plus folles, que par exemple la vaccination devienne l’objet de polémiques politiques ? Que je puisse par exemple consulter sur mon écran des informations médicales, cela fait-il de moi un médecin ?

Entre l’enfant qui comprend la numération et le mathématicien le plus savant il y a une communauté totale, celle de l’esprit. Communauté, égalité, humanité vraie. Quand il n’y a plus rien de commun entre ceux qui savent vraiment et le plus grand nombre, si bien informé qu’on le suppose, quand s’impose la domination d’une élite scientifique, c’en est fini de cette république des esprits et avec elle de l’exigence d’universalité par laquelle chacun reconnaît en tout homme son semblable. Le tour qu’a pris le progrès des sciences a entraîné une renonciation générale à l’instruction, c’est-à-dire (un pléonasme est parfois nécessaire pour se faire comprendre) à l’instruction élémentaire. Mais qui aujourd’hui admettra qu’il faille séjourner chez Archimède sans se presser d’aller au-delà ?

« Mais que les esprits moyens soient de plus en plus abandonnés, réduits à admirer, réduits à croire, est-ce un progrès ? J’y verrais plutôt un de ces effets de rebroussement que l’on remarque aussi en d’autres domaines, et qui viennent de ce que le haut ne communique plus avec le bas ». 1789 est inséparable du siècle des Lumières, c’est-à-dire d’un essor philosophique et scientifique auquel l’esprit républicain est fondamentalement lié. Ces mots d’Alain permettent de comprendre la régression à la fois scolaire et politique de notre temps et l’irrationalisme qui le mine. Il arrive aux politiques d’opposer la France d’en haut et la France d’en bas. La plupart y voient une différence sociale qui est aussi selon eux une différence entre les diplômés et les autres. Mais les diplômés eux-mêmes appartiennent à la France d’en bas s’ils n’ont eu la chance d’avoir de vrais maîtres ou le génie de s’instruire par leurs propres moyens. Réformateurs ou révolutionnaires n’arriveront à rien tant que le plus grand nombre – riches compris ! – continuera de subir la tyrannie d’un savoir emprunté, pire que l’ignorance. Car l’ignorant qui ne prétend pas savoir peut apprendre, l’informé qui croit savoir est heureux de demeurer ignare et hostile à l’école. C’est aussi pourquoi le métier d’instituteur et de professeur est aujourd’hui plus difficile encore qu’hier.

Notes

1 – Ce qu’on appelle ainsi dans le nouveau programme de spécialité n’a rien de commun avec ce que faisaient Alain et ses amis aux universités populaires. On y verra que la notion même de « grands auteurs » est devenue obsolète et remplacée par une fausse érudition. Cf. l’article  https://www.mezetulle.fr/programme-histoire-lettres-philosophie-jean-michel-blanquer-digne-heritier-de-ses-predecesseurs/  et la discussion https://www.mezetulle.fr/dossier-sur-le-programme-humanites-litterature-et-philosophie-2019/ .

2 – Henri Poincaré, 1854-1912, dont je ne sais pas pourquoi il est célèbre à l’étranger à l’égal d’Einstein, seul vraiment connu en France.

3 – Pléiade, Les arts et les dieux, Histoire de mes pensées, Chap. matérialisme, p.187.

4 – Propos qui figure aussi dans le volume I des Propos de la Pléiade p. 1191 sq.

Le libéralisme est-il la cause de la mort de l’école ?

Jean-Michel Muglioni n’a pas manqué dans de nombreux propos publiés sur Mezetulle1 de s’en prendre à ce qu’on appelle le libéralisme. Après avoir lu l’article de Christophe Kamysz2, il revient sur ce sujet et, plus précisément, demande ici si la réussite du libéralisme dans ce qu’il a de plus contestable ne s’expliquerait pas d’abord par la disparition de l’esprit républicain. La fin politique de l’école – faire de l’homme un citoyen – résulte de l’instruction : il suffit que l’école soit elle-même pour être républicaine et laïque.

Christophe Kamysz a raison : « la finalité de l’école républicaine […] n’est pas économique mais politique. » Elle n’est pas de former ou plutôt de transformer les hommes pour en faire les rouages d’une société civile, c’est-à-dire marchande, mais de les élever à la citoyenneté. Notons-le, cette idée de l’école est paradoxale : la fin politique de cette école n’est pas ce que vise directement l’enseignement, ce n’est pas un objet d’enseignement. L’enseignement laïque est résolument libre, il ne demande pas de croire, contrairement à l’enseignement religieux, il est le contraire de toutes les formes d’endoctrinement dictatoriales ou totalitaires. La fin politique de l’école, faire de l’homme un citoyen, résulte par surcroît de l’instruction, comme le bonheur couronne la vertu selon Aristote. Par l’instruction, si du moins c’est une véritable instruction, l’élève devient un homme libre, c’est-à-dire capable de juger, et donc capable d’exercer sa citoyenneté. Il suffit que l’école soit l’école pour être républicaine et laïque. Éprouver le besoin, comme aujourd’hui, de faire de la laïcité l’objet d’un enseignement spécial signifie qu’il n’y a plus d’école.

Condorcet pouvait penser qu’un enseignement élémentaire suffit à préparer chacun à la liberté, parce que, élémentaire, il ne propose que ce que chacun peut comprendre : il permet à chacun de s’élever par degré du plus simple au plus complexe, sans qu’il soit nécessaire que tous s’élèvent au plus haut. S’il fallait que tous les hommes deviennent des savants pour être citoyens, la souveraineté du peuple n’aurait aucun sens. Il suffit que chacun apprenne à distinguer ce qu’il sait et ce qu’il ne fait que croire – et cela aussi bien dans le domaine scientifique où nous ne connaissons réellement pas grand-chose mais disposons de multiples savoirs « à crédit » : d’« informations » que nous prenons pour des savoirs quand en réalité nous n’y comprenons rien, étant incapables d’en rendre raison. Je donne toujours cet exemple : qui, même parfois après de longues études, est capable de dire pour quelles raisons il faut admettre que la Terre tourne autour du Soleil ?

Si l’école ne remplit pas aujourd’hui sa fonction qui est d’instruire, si elle est devenue prisonnière de l’économie, de la société – on se rappellera que l’ouverture de l’école sur la société est un thème récurrent des réformes tentées par tous les partis depuis les années soixante du siècle dernier –, est-ce d’abord pour des raisons économiques et parce qu’on aurait eu le dessein de faire des esclaves, comme autrefois des soldats pour reprendre l’Alsace et la Lorraine ? Tel est bien le dessein de l’OCDE et de nos gouvernements successifs. Ce dessein, qu’on peut appeler libéral en effet, est fondé sur l’obnubilation de l’économie, qui caractérise aussi les socialismes. Mais suffit-il à expliquer la renonciation générale à l’instruction ? La mort de l’école ne vient-elle pas d’abord de ceci que l’idée même du savoir a été oubliée, et oubliée des savants eux-mêmes ? La régression dont parle à juste titre Christophe Kamysz vient-elle d’abord de la société et de la pression des intérêts économiques ou de la faillite des esprits, de ce que Benda appelait la trahison des clercs – parmi lesquels les philosophes ont peut-être eu un rôle déterminant ?

La réussite admirable des sciences et des techniques qu’elles ont permis de mettre en œuvre – sans lesquelles par exemple j’aurais quitté ce monde depuis longtemps – cette réussite a fait prévaloir l’efficacité sur l’exigence d’intelligibilité. De là cette l’idée que ce qui y est « scientifique » est ce qui marche et non ce qui aurait en soi-même une intelligibilité. De même l’impossibilité où chacun se trouve de maîtriser toutes les sciences a fini par faire prendre une information pour une vérité scientifique, d’autant plus qu’il nous arrive chaque jour de faire usage de ces connaissances par ouï-dire de manière efficace et que notre réussite nous fait oublier qu’en réalité nous ne comprenons pas ce que nous faisons. Quand on voit des manuels de science imposés aux élèves asséner des « vérités » sans jamais en rendre raison, on comprend que croire un livre sacré ne paraisse pas déraisonnable.

De là, donc, la disparition de la laïcité, de là la pression des croyances religieuses ou non sur l’école. Car la laïcité, c’est d’abord l’idée d’une école fondée sur la clarté du savoir, et non sur l’endoctrinement idéologique ou religieux. La séparation des Églises et de l’État signifie que le politique n’est plus soumis aux Églises, ce qui suppose une instruction publique qui libère les futurs citoyens de leurs pressions. Si aujourd’hui il arrive que de jeunes esprits s’opposent à la République au nom de la religion musulmane, il ne faut pas d’abord s’en prendre à l’islam ni même aux islamistes : c’est qu’il n’y a plus d’école. Il ne faut pas davantage s’en prendre au libéralisme – au libéralisme économique et au marché – si à l’intérieur même de l’école le souci de l’élémentaire a été oublié. Et peut-être l’absence assez générale d’esprit républicain explique-t-elle aussi autant ou plus que le libéralisme économique la remise en cause de l’idée même de service public en général. À quoi bon, en effet, des services publics s’il n’y a pas des citoyens mais des consommateurs ?

Notes

1 – Voir la table des articles par auteurs https://www.mezetulle.fr/tables-auteurs/ , et aussi celle du site d’archives http://www.mezetulle.net/article-16750257.html

L’école de la République à l’épreuve de l’OCDE et de la Commission européenne (par Christophe Kamysz)

Cet article de Christophe Kamysz1 s’inscrit dans une longue série de textes que Mezetulle a publiés depuis la création du site en 20052. C’est avec plaisir que je l’accueille ici, plaisir mêlé d’amertume, car il témoigne de la politique délétère qui s’acharne depuis bientôt 40 ans sur l’école républicaine et sur la conception véritablement libérale des savoirs qui devrait l’inspirer. Il témoigne aussi, et heureusement, de la constance de bien des professeurs, sur plusieurs générations maintenant, à s’opposer à cette politique pour des raisons qui n’ont rien perdu de leur profondeur et de leur actualité.

L’école de la République est à l’agonie. En 40 ans, le rêve d’une école émancipatrice imaginée par Condorcet s’est effondré. Les enseignants qui s’interrogent encore sur les finalités de leur métier assistent impuissants à ce naufrage organisé dont les effets délétères affectent désormais le fonctionnement de notre démocratie.

La sentence peut paraître présomptueuse et pourtant, à bien y regarder, la raison, l’intérêt général et la quête de vérité n’éclairent plus les suffrages d’une grande partie de nos concitoyens. Comme le craignait Condorcet, le peuple trop peu instruit est peu à peu devenu son propre tyran.

Ces mots parfaitement choisis permettent de rappeler – au risque d’étonner ceux de nos contemporains dont l’imaginaire a été totalement colonisé par des préoccupations centrées sur l’entreprise et le monde du travail – que la finalité de l’école républicaine – y compris dans l’enseignement professionnel – n’est pas économique mais politique.

L’école de la République telle qu’elle fut pensée par Condorcet à travers son Rapport et ses Mémoires sur l’instruction publique repose – dans cette France de la fin du XVIIIe siècle qui invente la figure du citoyen actif – sur une théorie du suffrage et de la souveraineté populaire, théorie qui depuis 1793 n’a cessé d’inspirer ces pionniers de l’école républicaine que sont François Guizot, Jules Ferry, Jean Jaurès, Ferdinand Buisson ou Jean Zay.

Ainsi est affirmée la principale mission de l’école républicaine : construire – dans la plus pure tradition révolutionnaire – un corps politique souverain que l’on appelle une Nation.

Cette Nation est constituée de citoyens qui doivent faire un usage éclairé de leur droit de vote. Or, comme le rappelle Condorcet, l’état naturel de l’homme est l’ignorance. Pour que le peuple prenne des décisions éclairées par les lumières de la raison, il convient donc de l’instruire. Pour Condorcet, il faut « rendre la raison populaire » et comme l’instruction est consubstantielle à l’avenir de la République, cette mission revient naturellement à l’État3 : c’est un devoir de la puissance publique de l’assurer afin que personne ne soit exclu.

Dans cette perspective, Condorcet a imaginé un vaste programme d’instruction visant à construire des esprits libres.

Par esprits libres, il faut comprendre :

  • des esprits libérés de l’ignorance, des préjugés, des contrevérités, des idées reçues ou des évidences ;
  • des esprits qui ne dépendent pas aveuglément de la parole d’autrui pour construire leur propre jugement ;
  • des esprits libérés du carcan des intérêts particuliers, sensibles à l’intérêt général, au bien commun et cultivant les valeurs de solidarité qui cimentent la société.

Ce programme d’instruction qui puise ses racines dans une philosophie de la liberté repose sur une théorie du savoir.

Dans l’école imaginée par Condorcet, les principes ne doivent pas être sacrifiés à la pratique. L’école ne doit pas enfermer les esprits dans l’étroite sphère de l’utilité immédiate. Elle doit au contraire les libérer en transmettant des savoirs émancipateurs et désintéressés sans lesquels il est impossible d’exercer son jugement critique et de cultiver son humanité. Aujourd’hui4, ces savoirs, ce sont le français, l’histoire, les mathématiques, la physique, les langues étrangères, les sciences de la vie et de la terre, la technologie, l’éducation physique et sportive, sans oublier la musique et les arts plastiques qui sont les formes les plus abouties du désintéressement.

Désintéressement. Voilà un mot bien étrange dans une société où chacun est sans cesse tenu de prouver son utilité et sa productivité. La pratique de la pensée désintéressée ressuscitée par l’œuvre scolaire de Condorcet était pourtant considérée – dans l’Antiquité grecque – comme la plus noble et la plus enviée des activités. Connue sous le nom grec de skholè dont dérive le mot « école », la pensée désintéressée est un héritage d’autant plus précieux qu’elle a donné naissance – dans l’histoire des idées – à la philosophie et à la démocratie.

Cette école du jugement critique et de la pensée désintéressée est aujourd’hui menacée dans ses fondements – et plus que les moyens matériels c’est sans doute la remise en cause de ces finalités qui nourrit le mal-être enseignant.

En effet, force est de constater que l’école de la République n’est plus réglée sur les principes qui sont les siens. Elle est au contraire exposée à toutes les injonctions extérieures. Malmenée par la demande sociale et l’opinion publique, elle est pénétrée par des pouvoirs économiques et politiques qui – par nature et pour reprendre les mots de Condorcet – sont « toujours ennemi[s] des Lumières »5.

À une vision émancipatrice et désintéressée de l’école républicaine s’est progressivement substituée une conception utilitariste centrée sur l’économie et le marché du travail. Aujourd’hui, l’école de la République n’a plus vocation à instituer des citoyens qui perpétueront notre héritage républicain. L’école s’emploie désormais à former des travailleurs flexibles et adaptables au service d’une économie de plus en plus concurrentielle.

Cette régression – car il convient ici de parler de régression – a été délibérément orchestrée par l’OCDE6 et la Commission européenne. Ces institutions ont piloté les réformes qui ont détruit les fondements de l’école républicaine avec la complicité des ministres de l’Éducation nationale – toutes tendances politiques confondues – et des cabinets conseils comme McKinsey. Ces réformes ont donné naissance à l’approche par compétences qui a radicalement transformé les finalités de l’école et plus encore le rapport au savoir.

En effet, dans l’approche par compétences, le savoir n’est plus conçu comme la finalité permettant à l’élève de comprendre le monde dans lequel il vit et de s’autoconstituer en sujet pensant. Dans cette approche par compétences, le savoir est au contraire traité comme une simple information interchangeable au service d’une stratégie de communication. Dans cette approche, la compétence ne s’identifie plus au savoir. Dans cette approche, le savoir est réduit à sa dimension utilitaire.

L’approche par compétences a également introduit une culture de l’évaluation totalement délétère. Pour apprécier la productivité du système éducatif, pour mesurer la rentabilité des professeurs qui sont soumis à ce que Hannah Arendt appelle le pathos de l’innovation permanente7, les élèves subissent continuellement des tests ayant vocation à quantifier leurs progrès. Cette culture de l’évaluation fondée sur l’approche par compétences a un effet doublement néfaste : elle technicise à outrance la relation pédagogique et elle achève de vider le savoir de tout son sens.

L’utilitarisme, la compétence, l’innovation permanente, la quantification, la rentabilité, la productivité sont des principes qui règlent le monde de l’entreprise et l’école de la République – qui en est aujourd’hui totalement imprégnée – aurait gagné à s’en préserver.

Ces principes – qui nient le temps long nécessaire aux apprentissages – sont en effet totalement contraires à la pensée désintéressée, aux savoirs émancipateurs, à la construction du jugement critique et au sens du bien commun qui permettent d’instituer le citoyen.

Ces principes issus du monde de l’entreprise ont marginalisé les enseignants au sein de leur propre institution. Loin d’être reconnus comme des figures d’autorité dont la parole devrait compter, ils sont désormais exclus de la plupart des décisions qui les concernent. Porteurs de savoirs émancipateurs pour lesquels certains chefs d’établissement n’arrivent même plus à cacher leur mépris, on leur préfère les savoirs clos, l’utilité immédiate8, les projets éducatifs hors-sol et les interventions extérieures on ne peut plus médiocres. Leur expertise est ignorée par des procédures où la décision revient exclusivement aux personnels de direction et aux parents. Niés en tant qu’intellectuels de haut niveau, soumis à l’autorité de chefs d’établissement essentiellement préoccupés par leur carrière, prolétarisés par des revenus qui ne sont pas à la hauteur de leurs qualifications, ils font chaque jour l’apprentissage de leur indignité…

Si nous ne voulons pas que l’école républicaine devienne une entreprise de production de capital humain dans le cadre d’un marché éducatif tiré par la loi de l’offre et de la demande, il va nous falloir résister.

Résister, c’est réaffirmer les finalités de l’école républicaine.

Résister, c’est réinstituer l’école de la République sur des principes qui lui sont propres.

Résister, c’est réaffirmer la centralité des savoirs émancipateurs et de la pensée désintéressée dans les apprentissages.

Résister c’est réaffirmer le lien consubstantiel entre l’école de la République et la démocratie.

 

Bibliographie indicative

  • Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique, GF-Flammarion, 1994.
  • Catherine Kintzler, Condorcet, l’instruction et la naissance du citoyen, Minerve, 2015 (1984).
  • Charles Coutel, Instituer le citoyen, Michalon, 2015.
  • Jean-Miguel Pire, Otium, Actes Sud, 2020.
  • Hannah Arendt, La crise de la culture, Essais Folio, Gallimard, 1972.

En ligne

Notes

1 – [NdE] Titulaire d’une maîtrise de sociologie (faculté des Lettres et Sciences humaines de Nancy 1996), Christophe Kamysz a été conseiller principal d’éducation (CPE) en lycée général et en collège de 1999 à 2006, date à laquelle il a obtenu le CAPES d’histoire-géographie. Il enseigne au collège Lyautey de Contrexéville depuis septembre 2007.

2 – [NdE] Textes toujours accessibles sur le site d’archives (voir le sommaire, rubrique « Ecole »), notamment et par exemple sous la plume de Jean-Michel Muglioni et de Tristan Béal . La série s’est poursuivie sur le site actuel (voir le sommaire thématique, rubrique « École »). Sur Condorcet, on pourra lire C. Kintzler « Condorcet, l’instruction publique et la pensée politique ».

3 – Mais pas exclusivement – l’enseignement privé est libre.

4 – L’ensemble des disciplines peut varier selon l’époque et l’état des techniques. Mais il y a des invariants : les disciplines qui donnent accès à toutes les autres (lecture, écriture, calcul). Les questions décisives sont celles du caractère libérateur du contenu de l’instruction et de sa progressivité.

5 – « En général, tout pouvoir, de quelque nature qu’il soit, en quelques mains qu’il ait été remis, de quelque manière qu’il ait été conféré, est toujours ennemi des lumières ». Condorcet, Cinq mémoires sur l’instruction publique (5e mémoire), Paris, GF, p. 261

6 – [NdE] Voir notamment sur ce site : « Les risques calculés du néo-libéralisme » par C. Kintzler ; « Comment ruiner l’école publique » par M. Perret  ; « OCDE et Terra Nova: une offensive contre l’école républicaine » par F. Boudjahlat.

7 – Hannah Arendt utilise l’expression « pathos de la nouveauté », La crise de la culture, Essais Folio, page 229.

8 – Catherine Kintzler, « Tout savoir est-il libérateur ? » dans  » Condorcet, l’instruction publique et la pensée politique »

Le professeur, le rappeur homo sapiens et le prédicateur (par Delphine Girard)

Delphine Girard1 analyse l’effarante et effrayante histoire de « Stéphanie »2, professeur de SVT3 qui, peu après l’assassinat de Samuel Paty et dans la même académie, fut accusée de « racisme » et menacée par un père d’élève. N’avait-elle pas, dans son cours sur les origines et l’évolution de l’espèce humaine, illustré Homo sapiens par une image du rappeur Soprano ? Effarante histoire : soutenue du bout des lèvres par une institution encline à déstabiliser les professeurs4, « Stéphanie » dut d’abord « s’expliquer » avant d’être exfiltrée dans une autre académie. Effrayante aussi : le crédit accordé à la parole prévenue et convenue des élèves, relayée et amplifiée par des parents idéologues, entend une fois de plus faire savoir aux enseignants de France qu’ils sont épiés et que la pression s’accentue pour les pousser à l’autocensure. Allons-nous laisser des prédicateurs s’emparer de l’école ?

[Le texte qui suit est celui de l’article que Delphine Girard a publié (sous le titre « Quand un rappeur donne de sa voix pour soutenir les enseignants ») dans le numéro 595 (février 2022) de L’AP, magazine mensuel du Syndicat national de l’enseignement technique action autonome-FO. Je remercie le secrétaire général du SNETAA-FO, directeur de la publication, pour son aimable autorisation de reprise.]

Voilà un peu plus d’un an, dans les Yvelines, il est arrivé à « Stéphanie » professeur de SVT, une bien singulière histoire dont la presse ne s’est fait l’écho que tout récemment5, mais sur laquelle il paraît singulièrement important de revenir. Alors qu’elle traitait tout à fait normalement son programme de troisième sur le darwinisme, quelque élève peu attentive lui fit remarquer avec indignation qu’il était choquant, à ses yeux, de voir apparaître sous les traits d’Homo sapiens sapiens le visage du rappeur Soprano. À cet instant, j’imagine que vous vous demandez comme moi, si vous ne connaissez pas cette affaire, ce qui pouvait bien provoquer l’indignation de cette élève : eh bien – tenez-vous – la raison en était que celui-ci est « noir » ! Ainsi selon elle, le cours de notre collègue serait « raciste », puisque la jeune fille voyait dans ce schéma de notre évolution une filiation directe entre le singe et le Noir, et par là, un parallèle insultant. Passons sur son ignorance, bien excusable au demeurant au regard des polémiques nauséabondes actuellement sur tout ce qui touche aux questions dites « raciales » : il n’existe qu’une seule et unique race humaine, mais après tout nous sommes là, pédagogues, pour expliquer ces choses à nos élèves. Là où le bât blesse, c’est que notre élève, peu convaincue par l’explication de son professeur, ne s’est pas contentée de se récrier en classe : assurément bien intentionnée, elle est allée montrer le cours à son père, un charmant monsieur connu des services de police pour des faits de violence, et engagé dans un islam rigoriste qui goûte peu les théories darwiniennes.

À cet instant, comme moi, vous blêmissez au souvenir d’une autre affaire toute semblable qui peu avant celle-ci, dans la même académie, avait secoué le monde enseignant d’un tremblement effroyable. Et voilà en effet que le charmant père de cette charmante élève, assurément soucieux, comme il le dira, de rétablir la justice dans une pédagogie coupable et non de faire peser sur notre collègue une menace dont il ne pouvait ignorer les répercussions potentielles, part en campagne sur les réseaux sociaux pour dénoncer le cours de cette enseignante, expliquant à qui veut l’entendre que l’Éducation nationale véhicule à dessein un enseignement raciste à nos enfants. Cette fois, le rectorat puis le parquet de Versailles prendront très au sérieux la fatwa numérique qui est en train d’éclore : l’affaire Paty, qui vient d’ébranler l’institution scolaire et la France entière, étreint encore tous les esprits. Pour autant, tout comme Samuel Paty, notre collègue devra d’abord, à la demande de sa hiérarchie, s’expliquer devant le père de l’élève en colère sur son cours et son choix pédagogique.

Lorsque, en toute transparence et en toute simplicité, elle explique qu’elle avait choisi le rappeur Soprano parce que, quelques années auparavant, certains de ses élèves lui avaient fait assez justement remarquer qu’on ne voyait toujours dans les manuels scolaires que des visages blancs, elle ne convainc évidemment pas le parent de son élève. Rien de bien étonnant : on devine qu’il n’était pas là pour écouter l’explication demandée, mais bien pour mettre en difficulté une enseignante qu’il attendait au tournant, guettant la faille dans l’institution comme on guette une proie, au sujet d’un cours qu’il dira lui-même lors de son audition ne pas cautionner, la théorie de l’évolution n’étant pas compatible avec ses convictions religieuses.

Fort heureusement, la comparaison avec la funeste affaire de notre collègue de Conflans-Sainte-Honorine s’arrête ici, et nous n’avons pas eu à pleurer l’insupportable mort d’une collègue qui s’efforçait de faire au mieux son métier. Mais enfin, à quel prix ! Après avoir porté plainte pour diffamation, « Stéphanie », contrainte et forcée, s’éloigne de son établissement, vit quelque temps au rythme des patrouilles qui régulièrement passent devant son domicile, puis se verra tout bonnement exfiltrée de son académie pour devenir TZR6 dans une région jugée plus sûre, perdant du même coup son poste, ses repères, ses collègues auxquels elle était attachée, et jusqu’à son appartement des Yvelines qu’il lui faudra vendre !

« J’étais heureuse, j’avais demandé à être affectée à Trappes. Ça me fait mal de penser qu’on m’a pris mon poste : ce monsieur m’a volé dix ans de ma vie. J’y avais établi des liens, j’avais des amis, j’ai tout perdu. J’avais pourtant été inspectée en 2018, et mes cours avaient été validés. […] Quand ce parent d’élève est venu, on l’a laissé entrer dans l’établissement alors que nous étions en Vigipirate renforcé. On ne m’a pas autorisée à être accompagnée d’un collègue et je n’ai pas été soutenue par mon chef d’établissement. »

À présent, comme moi, vous voilà agité de mille questions indignées : comment se fait-il qu’un professeur se voie sommé de se justifier, comme un accusé sur le banc, sur le contenu de ses cours à la première diffamation d’un parent pourtant connu dans l’établissement pour être un fauteur de troubles ? Pourquoi sa hiérarchie n’a-t-elle pas mieux protégé et soutenu notre collègue, jusque-là irréprochable ? Comment est-il possible, quatre mois après l’assassinat de Samuel Paty, que l’État, notre employeur, n’ait pas trouvé de meilleure parade au lynchage d’enseignants sur les réseaux sociaux que l’exfiltration d’une professeur innocente ? Voire plus dérangeant encore : pour quelles raisons insondables l’institution ne s’est-elle pas constituée partie civile lors du procès pour accompagner véritablement son administrée…?

Certes, « Stéphanie » n’a pas été abandonnée au triste sort de Samuel, et une prise de conscience a bel et bien eu lieu du moins au sein de la justice française : bien qu’il eût fini par démentir son post diffamatoire – du bout des dents et de façon bien ambiguë -, le père de l’élève écopera d’une peine de six mois de prison ferme, dont il entend prochainement faire appel. Mais enfin que de chemin il nous reste à parcourir dans la protection des enseignants et dans la défense de nos enseignements les plus attaqués par le grand retour du prosélytisme religieux ! Et que dire du chemin qu’il reste à nous frayer à travers toute une frange – devrais-je dire, une fange – de l’opinion quand on sait que ce père d’élève a reçu de Cyril Hanouna une bienveillante invitation pour expliquer ce qui lui était arrivé, et le jugement sévère dont il avait été victime pour avoir dénoncé ce qui lui était apparu comme du racisme institutionnel ! Sur les plateaux télé, il aura fallu que le rappeur lui-même vienne au secours de notre collègue, donnant de sa voix de Soprano pour dénoncer une campagne malveillante contre un cours volontairement « sorti de son contexte ».

Cette histoire singulière nous dit aujourd’hui quelque chose de terrible pour l’École et pour la République : elle dit que nous sommes, dans nos classes, guettés, attendus, scrutés. Ce que ce parent a voulu faire savoir aux enseignants de France, c’est que derrière nos élèves, certains idéologues ne sont pas prêts à nous laisser émanciper leurs enfants en toute liberté, qu’ils veillent, qu’ils sont prêts à tout pour rendre sur nos épaules et sur nos cours la pression toujours plus lourde et plus inquiétante afin de nous pousser à l’autocensure, nous obliger à éviter les sujets sensibles et nous faire préférer les cours « faciles » ; en somme, prêts à tout pour dévoyer notre métier et nous museler. Or, ne nous y trompons pas : aucun compromis n’est possible dans ce contexte sans compromission profonde de notre mission. Cette guerre que mènent certains religieux, c’est celle que menèrent toujours les obscurantistes à la science et au savoir : elle est politique, elle est totale, elle n’aura pas de limite. Après le darwinisme, il faudrait bientôt céder sur le tabou de la mixité en cours de sport, celui du cours sur la reproduction sexuée, celui de la critique religieuse véhiculée par les Lumières, celui du cours sur la Shoah…

Malgré tout ce qu’elle a enduré, « Stéphanie » poursuit aujourd’hui son enseignement engagé pour une pédagogie universaliste, qui s’attache justement à faire fi de la teinte de peau d’Homo sapiens… Comme elle, répétons partout que nous ne céderons pas ! Que la liberté pédagogique, la liberté d’apprendre, la liberté de circulation de tous les savoirs ne se négocieront pas, ne se ratatineront pas, au prétexte qu’une poignée de prédicateurs nous épient dans nos cours comme des prédateurs en faction ! Nous ne nous ferons pas proies dociles, nous ne renoncerons pas à nos ambitions humaines et pédagogiques, pas plus qu’à nos convictions laïques, ni à l’idée que nous nous faisons de notre métier. Souhaitons enfin à « Stéphanie » un prompt rétablissement psychologique et une poursuite de carrière sereine, heureuse et digne.

Notes

1 – Professeur agrégée de Lettres classiques, co-fondatrice de Vigilance Collèges Lycées – VCL, collectif d’enseignants laïque ayant vu le jour après l’assassinat de Samuel Paty ; membre du Conseil des Sages de la Laïcité.

2 – Nom d’emprunt.

3 – Sciences de la vie et de la terre.

4 – Le livre de David di Nota, J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty, Paris : Cherche-Midi, 2021, analyse de près les processus de désaveu et de culpabilisation auxquels les professeurs sont confrontés. Voir l’article de recension.

6 – Titulaire en zone de remplacement.

Les Français et l’enseignement du fait religieux (par Aline Girard)

À propos d’une étude de l’Ifop habilement exploitée

Aline Girard1 examine une enquête réalisée par l’Ifop en octobre 2021 sur « Les Français et l’enseignement du fait religieux ». Mené en relation avec d’autres données également issues d’enquêtes, cet examen la conduit à des observations et des conclusions quelque peu différentes de celles du commanditaire de l’étude, l’Institut des religions et de la laïcité.

À la demande de l’Institut d’étude des religions et de la laïcité (IREL, ex-Institut européen en sciences des religions IESR)2, l’Ifop a réalisé en octobre 2021 une étude sur « Les Français et l’enseignement du fait religieux »3. Derrière les commentaires positifs et consensuels des résultats par l’IREL et par les promoteurs de l’enseignement du fait religieux, on peut mettre en évidence une autre réalité. L’enseignement du fait religieux est en effet loin de donner les résultats escomptés. Ce semi-échec n’empêche pas l’IREL de continuer, sans faiblir, à légitimer cet enseignement sur la base de convictions idéologiques et de travailler à la confusion des esprits4.

Pourquoi cette étude ? L’IESR5, un des trois instituts de l’École pratique des hautes études, a été le fer de lance de la mise en œuvre de « L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque »6, avec pour mission d’organiser des stages de formation initiale et continue, notamment pour les personnels de l’Éducation nationale7. Vingt ans après sa création, l’IREL/IESR a voulu dresser un bilan de cet enseignement et de son action sur la base d’une enquête commanditée à l’Ifop8. Ce bilan a été rendu public le 15 novembre à l’occasion d’une conférence-débat, dont les intervenants étaient, à l’exception de Jérôme Fourquet de l’Ifop, des responsables ou ex-responsables de l’IREL.

Les résultats de l’étude demandent à être interprétés avec soin, commentés avec précision et mis en relation avec d’autres données également issues d’enquêtes9, le tout avec un regard politique et sans le biais de confirmation privilégié par l’IREL10. Une attention particulière sera accordée aux réponses des plus jeunes (18-24 ans). Le clivage générationnel constaté dans d’autres enquêtes se trouve confirmé ici.

Quel intérêt les Français portent-ils aux questions de religion et de laïcité ?

Avec les quatre premières questions de portée générale, l’enquête Ifop/IREL dessine le paysage. Ces questions introductives permettent d’avoir un éclairage sur l’intérêt des Français pour les questions de religions et de laïcité. On notera le rapprochement tendancieux entre religion et laïcité dans la formulation des questions, comme si la laïcité ne se concevait que dans un rapport de dépendance par rapport aux religions et n’était pas un principe constitutionnel supérieur, englobant l’ensemble des questions de liberté de conscience, foi, agnosticisme, athéisme et autres points de vue philosophiques et moraux. Il s’agit ici de faire de la laïcité une forme de croyance à laquelle seraient opposées d’autres croyances. La laïcité devient en quelque sorte la religion des non-croyants, un peu comme elle fonctionne en Belgique. Ce rapprochement11 favorise la confusion, tout comme le fait le changement subtil de nom de l’IESR en IREL. Le binôme religion/laïcité devient progressivement indissociable et on glisse ainsi petit à petit vers une conception de la laïcité proche de la coexistence interreligieuse et de l’interconvictionnalité.

Première information : une majorité se dit intéressée par les questions de religion et de laïcité abordées dans les débats, mais…

53% des personnes interrogées déclarent être intéressées par les questions de religion et de laïcité abordées dans les débats en France aujourd’hui, et tout spécialement les seniors (64%) et les plus jeunes (66% des 18-24 ans). Un peu plus de la moitié des sondés manifeste donc un intérêt pour ces sujets. Comment pourrait-il en être autrement quand l’espace médiatique est constamment saturé d’informations et de polémiques liées aux religions ? On peut aussi conjecturer que les Français veulent comprendre ce qui arrive à leur République laïque, envahie comme jamais par les questions religieuses, tourmentée par le fondamentalisme et assaillie par les attaques islamistes. La laïcité, qui est le socle de la nation, leur paraît menacée12.

Il importe donc de ne pas confondre intérêt pour des débats (avec sans doute parfois le sentiment que « trop, c’est trop »), et affirmation d’une position religieuse personnelle. Une autre étude réalisée par l’Ifop, pour l’Association des journalistes d’information sur les religions (Ajir)13, permet de compléter et de confirmer notre approche. On observe qu’en 2021, une courte majorité de Français ne croit pas en Dieu (51%) alors qu’en 1947, 66% des interrogés se déclaraient croyants. Conséquence logique de ce recul de la croyance, les Français parlent de moins en moins de religion, que ce soit en famille (38% le font au moins de temps en temps, 20 points de moins qu’en 2009) ou avec leurs amis (29%, -20 points). Une autre étude, « Fractures sociétales : enquête auprès des 18-30 ans »14, réalisée en 2020 également par l’Ifop à la demande de l’hebdomadaire Marianne, le confirme. Même chez les jeunes, plus sensibles que leurs aînés aux religions, 78% d’entre eux estiment qu’« on parle trop de religion et des questions religieuses ».

Cette réalité n’empêche pas l’IREL de se réjouir de ces 53% de personnes intéressées, qu’il tend à interpréter comme un intérêt pour les religions. Sur ces 53%, un peu plus de la moitié des personnes interrogées estiment par ailleurs qu’elles sont assez autonomes pour s’informer par leurs propres moyens si elles en ont envie et qu’elles n’ont « pas besoin de formation supplémentaire dans ce domaine ». Rapportés aux 100% du panel, seuls 28% ont envie d’en savoir plus sur les questions de religions et de laïcité. Un intérêt limité donc pour un complément d’information et de formation sur ces sujets !

Deuxième information : dans leur connaissance des religions, les personnes interrogées sont autonomes et se sentent suffisamment informées

Quand les personnes interrogées veulent en savoir plus sur les religions, elles s’informent de leur propre chef. Parmi les sources d’information sur les religions, elles privilégient les médias, audiovisuels ou écrits, généralistes ou spécialisés. Elles mettent aussi leurs proches et connaissances à contribution. Ces choix sont très nettement affirmés15 et les autres possibilités sont relativement négligées (réseaux sociaux, communauté religieuse d’appartenance, école).

Dans un autre registre, les 2/3 des personnes interrogées déclarent qu’elles ne se sont jamais dit qu’une meilleure connaissance des religions leur aurait été utile dans certaines situations professionnelles et personnelles, et ce quel que soit leur niveau d’éducation.

On peut déduire de l’ensemble de ces informations que les Français, dans leur grande majorité, se sentent capables d’aborder seuls le sujet et de maîtriser les situations où la question des religions intervient.

« L’enseignement des religions » à l’école

L’enquête Ifop/IREL ayant comme questionnement central « Les Français et l’enseignement du fait religieux », quatre questions abordent le sujet des « religions à l’école ».

Remarquons d’emblée que dans la formulation des questions on évoque « les religions à l’école », et non pas le « fait religieux ». Fort probablement retenue pour que la question soit immédiatement comprise par les personnes interrogées (l’expression « fait religieux » demandant en effet à être explicitée), la formulation, dans son absence de filtre et de précaution, ouvre d’emblée la possibilité des religions à l’école. Vingt ans après la publication du rapport Debray et après plus de quinze ans d’enseignement du fait religieux à l’école publique, on ne prend même plus la peine de sauver les apparences, en posant la question de la légitimité de cet enseignement. Et pourtant il serait très utile de le faire.

L’analyse proposée dans le livre Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? est sur ce point particulièrement éclairante. L’enseignement du fait religieux est en effet un événement idéologique majeur alors qu’il doit être considéré comme un événement pédagogique tout à fait mineur, puisque les programmes scolaires intégraient depuis toujours l’enseignement des religions en tant que « faits de civilisation ». L’introduction de l’enseignement du fait religieux n’est donc pas une question scolaire, mais une question politique. Une nouvelle matrice idéologique et politique a fait apparaître la notion d’enseignement du fait religieux et a permis que l’EFR contribue de manière non négligeable à la « cléricalisation » des esprits, en particulier ceux des élèves des collèges et lycées 16.

Après cette brève, mais indispensable mise au point, revenons aux résultats de l’enquête Ifop/IREL.

Une forte proportion des personnes interrogées (37%) estiment que la meilleure façon d’aborder les religions à l’école est la transmission de « connaissances sur les religions dans le cadre d’un enseignement laïque ». Pour la majorité – et puisque « les religions » sont abordées à l’école – les connaissances sur les religions doivent être dispensées prioritairement dans le cadre du cours d’enseignement moral et civique (E.M.C.), mais elles ont aussi leur place dans le cadre du cours d’histoire. Notons que 17% affirment néanmoins qu’il faut « passer cette question sous silence car elle n’a pas sa place à l’école laïque ». Les Français continuent à écarter avec vigueur l’idée d’un enseignement donné par un professeur de religion et une étude (même critique) des grands textes religieux. Ces résultats sont encourageants.

Autre point de vue encourageant : l’effet sociétal attendu d’une « étude laïque des religions à l’école » (ou dans le cadre de formations destinées à des adultes) est d’abord « un meilleur respect de la loi comme dimension qui s’impose à tout citoyen, qu’il soit croyant ou non croyant », puis la mise à disposition « d’outils pour lutter contre les extrémismes religieux (fanatisme, fondamentalisme, radicalisation). On constate dans ces résultats une volonté de faire respecter la loi par tous et de la rendre compréhensible à tous, avec une détermination à combattre les dérives religieuses radicales, très présentes sur notre territoire. Même si l’étude laïque des religions à l’école n’est certainement pas le meilleur mode d’explicitation de la loi, apprécions ces réponses. « L’argument de vente » principal quand il s’est agi d’installer l’enseignement du « fait religieux » dans les programmes scolaires, à savoir une « meilleure compréhension mutuelle entre élèves ou entre citoyens », ne recueille que 19% des réponses. L’objectif du fameux « vivre ensemble », mot magique et en réalité vide de sens, ne semble donc pas être du ressort de l’étude laïque des religions à l’école. Ce qui a été démontré dans le livre Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ?

Dernière source de satisfaction : quand on essaie de savoir ce que les personnes interrogées attendent pour elles-mêmes d’une étude laïque des religions, 37% répondent « mieux comprendre les enjeux, notamment géopolitiques, du monde contemporain, les conflits entre religions ou au sein d’une même religion ». On en revient donc aux observations formulées au début de cette analyse : les Français veulent interpréter, décoder, décrypter ce qui se passe chez eux et dans le monde autour des questions religieuses, mieux appréhender aussi les valeurs et les mœurs des croyants des différentes religions présentes en France, sources d’antagonismes et de conflits. On peut penser qu’il s’agit là d’une approche politico-sociale, assez caractéristique des Français. Notons pour terminer que 21% ne voient aucune utilité personnelle à l’étude laïque des religions. Ce qui rappelle que plus d’un cinquième des Français continuent à penser que l’on peut mener une vie morale et riche intellectuellement et spirituellement sans référence aux dogmes religieux.

L’enseignement de la laïcité à l’école

On a vu que le recours au binôme religion/laïcité, à l’empreinte cognitive forte, était privilégié dans le cadre de l’enquête commanditée par l’IREL, qui entretient par ce rapprochement une confusion au profit de la vision baubériste de la laïcité17. Deux questions traitent de la formation à la laïcité dans le cadre scolaire.

On constate à travers les réponses à la première de ces questions que, pour les personnes interrogées, le meilleur moyen de former à la laïcité est le cours d’enseignement moral et civique (39%). Remarquons néanmoins que 22% préféreraient un « cours spécifique, uniquement consacré à la laïcité », pour eux principe d’une importance telle qu’il mériterait un traitement particulier. Une deuxième question, habile de la part de l’IREL, rapproche à nouveau religions et laïcité : « Pour répondre à cette situation où l’école est interpellée par la question de la laïcité et des religions, qu’est-ce qui est le plus souhaitable pour vous ? ». Induites par la question, les réponses des sondés privilégient le point de vue selon lequel « une formation à la laïcité et un enseignement du fait religieux sont tous les deux nécessaires et complémentaires » (32%). Mais on retrouve juste derrière, à 24%, une demande de formation exclusive à la laïcité « car c’est un principe essentiel » 18, malgré la manipulation assez claire de la question, induisant une réponse tout en œcuménisme…

Ces dernières données sont caractéristiques de ce qui s’est passé avec l’enseignement du fait religieux. Le concept est entré comme par effraction dans l’école de la République et dans la société, par un coup de force clérical, largement inspiré par une Europe d’inspiration chrétienne-démocrate de plus en plus encline à étendre le champ d’intervention des religions. On a forcé et on continue de forcer la main des Français sur l’enseignement des religions à l’école, en instrumentalisant la laïcité, en créant la confusion dans les esprits avec des arguments d’une part philosophico-historiques (« universalité du sacré », « sens à la vie », « héritages collectifs », etc.), d’autre part sociétaux (« vivre ensemble », « cohabitation pacifique de populations multiculturelles », etc.).

Malgré des résultats qui plaident très modérément en faveur de l’étude des religions à l’école, les responsables de l’IREL, lors de la présentation des résultats de l’enquête Ifop le 15 novembre dernier, en ont tiré des conclusions qui apportent de l’eau à leur moulin et qui valorisent le lien à la religion.  Pour Philippe Gaudin, actuel directeur de l’IREL, « on comprend mieux la laïcité si on comprend mieux les religions, et réciproquement ». Isabelle Saint-Martin, directrice de l’IESR de 2011 à 2018, considère dans ses écrits le « fait religieux » comme un « fait de civilisation », mais de la tribune elle observe qu’il faut « donner aux faits religieux une place pour eux-mêmes et non pas seulement comme repères historiques ou philosophiques ». Dans les années 2000, les concepteurs de l’enseignement du fait religieux témoignaient que le « fait religieux » n’était pas qu’un « fait de civilisation ». Pour Jean-Paul Willaime, directeur de l’IESR de 2005 à 2010, c’est un « fait symbolique, porteur des représentations du monde, de soi et des autres, un fait expérientiel » (2007). Pour Régis Debray, président de l’IESR de 2002 à 2004, « Ce n’est pas simplement un fait de pensée, c’est une réalité existentielle, communautaire et identifiante, donc crucifiante, mais constitutive » (2006). Pour René Nouillhat, « ces faits en tant qu’ils sont religieux, renvoient à autre chose que ce qu’ils donnent à voir, à lire ou à penser. C’est cette « autre chose » qui doit être pressentie. Il relève de ce que chacun est susceptible de ressentir à propos de l’infini, de l’absolu, du transcendant ou du plus intime » (2004). » Il est aisé de discerner des accents confessionnels chez les promoteurs de cet enseignement. Alors que l’objectif affiché est la transmission de connaissances, celui-ci est pourtant loin d’être exempt d’orientations religieuses : ne véhicule-t-il pas une valorisation de la croyance, une « incitation à croire » ? Ne fait-il pas primer la liberté religieuse sur la liberté de conscience, sous le prétexte d’une « transformation des appartenances religieuses » et d’une nouvelle « conjoncture civilisationnelle » (J.-P. Willaime) ? N’invite-t-il pas les élèves à se reconnaître dans la position religieuse et à croire que le rassemblement ne s’effectue que par la croyance (C. Kintzler) ? Cette approche, lucide et critique, est peu répandue et l’IREL se plaît à entretenir la confusion autour de l’enseignement du fait religieux.

Une fracture générationnelle

Pour terminer cette analyse, intéressons-nous aux divergences générationnelles qui s’observent dans l’enquête Ifop/IREL, et plus particulièrement aux réponses des jeunes (18-25 ans).

66% des jeunes se déclarent intéressés par les questions de laïcité et de religion dans les débats, taux bien supérieur à la moyenne de 53%. Par ailleurs, au sein de cette moyenne de 53% de personnes intéressées, les 18-24 sont les plus nombreux à déclarer ne pas s’informer par leurs propres moyens (ne pas pouvoir s’informer ? ne pas vouloir ?) et à laisser entendre qu’ils auraient besoin d’une formation complémentaire. Ils sont les plus intéressés par le recueil de témoignages de personnes s’exprimant sur leurs convictions religieuses ou non religieuses (31%, 14 points de plus que la moyenne).

Selon les Français, la meilleure façon d’aborder le fait religieux à l’école est par les connaissances sur les religions dans le cadre de l’enseignement laïque (37%). Des divergences générationnelles s’observent également sur ce point : seuls 22% des 18-24 ans le citent. Près d’un quart de cette jeune génération privilégierait plutôt un enseignement religieux donné par un professeur de religion (24% contre 13% pour l’ensemble des Français) ou des débats entre élèves de différentes religions ou sans religion arbitrés par un enseignant (23% contre 16% parmi l’ensemble des Français).

A contrario, la réponse des jeunes à la question concernant la formation à la laïcité et aux religions à l’école surprend. Ils privilégient (37% contre 24% pour l’ensemble des Français) une « formation à la laïcité » et ils sont moins convaincus que leurs aînés de la nécessité de combiner « une formation à la laïcité et un enseignement laïque sur les religions » (24% contre 32%).

Comment expliquer, dans cette enquête, ce balancement surprenant entre « plus d’informations sur les religions données par des spécialistes » et plus de « formation à la laïcité » ?

Le rapport des jeunes à la religion et à la laïcité a été maintes fois interrogé dans le cadre des sondages réalisés par l’Ifop et les résultats publiés ont tout pour inquiéter. Frédéric Dabi, directeur général Opinion de l’Ifop, tente une synthèse des informations obtenues dans son ouvrage La Fracture. Comment la jeunesse d’aujourd’hui fait sécession : ses valeurs, ses choix, ses révoltes, ses espoirs 19.

Sondage après sondage, les Français affirment massivement leur attachement à la laïcité : à la loi de 1905 séparant les Églises et l’État ; à la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux à l’école ; à la loi de 2010 interdisant le port du voile intégral couvrant le corps et le visage dans les espaces publics. La laïcité est considérée comme le socle de la cohésion nationale, mais près de neuf Français sur dix pensent qu’elle est aujourd’hui en danger. La laïcité est plébiscitée dans toutes les catégories de la population, mais deux ensembles se distinguent : les jeunes et ceux qui se déclarent musulmans, où les pourcentages des enquêtes sont souvent inversés.

Plusieurs études, parues entre 2018 et 2021, présentent à ce titre des résultats alarmants20. On y apprend notamment que les jeunes sont majoritairement favorables au port de signes religieux ostensibles dans les collèges et lycées et au port de tenues religieuses par les parents accompagnateurs. Pour de nombreux jeunes musulmans, les règles de vie prescrites par la religion sont plus importantes que les lois de la République. On observe aussi chez eux une ferme conviction que leur « religion est la seule vraie religion. Les lois « laïques » sont perçues par beaucoup de lycéens comme discriminatoires envers les musulmans (1905, 2004, 2010).

Très majoritairement (75%), les jeunes rejettent toutes formes d’irrévérence envers les dogmes religieux « afin de ne pas offenser les croyants ». « Touche pas à mon Dieu »… Les lycéens interrogés sont beaucoup plus orthodoxes que leurs aînés dans leur rapport à la religion. Un « droit au blasphème » n’est reconnu que par une courte majorité de lycéens. Pour eux, le « respect est érigé en principe » comme disait Charb21. Pour ces jeunes, prompts à s’indigner, l’irrespect et la moquerie envers les religions sont proprement inconcevables. Nous avons toutes les caractéristiques d’une américanisation des esprits et d’une « génération offensée » (C. Fourest).

« Ces représentations collectives dans la jeunesse, note Frédéric Dabi, se nourrissent à l’échelle individuelle d’un rapport à la religion particulier. Celui-ci est marqué par une forme de sacralisation du fait religieux qui va de pair avec une orthopraxie croissante chez les 18-30 ans. » La « religiosité touche tous les segments de la jeunesse », avec une intensité plus importante chez les moins de vingt ans.

La part des moins de trente ans appréhendant la laïcité comme un objet positif est inférieure de 20 points à celle mesurée auprès du grand public. Elle se limite à « mettre toutes les religions sur un pied d’égalité », en termes de représentation, de visibilité, voire d’influence. La majorité des moins de 18-30 ans en vient à délégitimer les défenseurs de ce principe républicain. Pour les jeunes la laïcité ne serait pas particulièrement en danger, alors que ce danger est massivement ressenti au sein du grand public

On observe désormais un véritable clivage entre les jeunes et le reste des Français, clivage qui s’accentue si l’on considère, parmi les jeunes, ceux qui s’affirment musulmans. Rappelons-nous ce qu’a dit Jean-Pierre Obin il y a quelques années : « Une partie de la jeunesse est en train de faire sécession par rapport à la nation française ».

La fracture sociétale entre les jeunes Français et leurs aînés est multifactorielle : « prolifération du croire » ; poussée du religieux ; exacerbation de l’identité, notamment religieuse ; offensive cléricale au niveau national comme au niveau européen, etc. L’enseignement du fait religieux est un des facteurs favorisants.

Depuis plus de quinze ans, l’enseignement du fait religieux joue en effet un rôle non négligeable dans la perméabilité des élèves à la religion, dans l’acceptation des dogmes et dans leur difficulté à distinguer le registre de la connaissance de celui de la croyance, alors que parallèlement, sous l’influence du pédagogisme, l’école renonce progressivement à être un lieu de transmission des savoirs et à former des esprits structurés et critiques pour faire place à la confusion conceptuelle. Les élèves de la fin des années 2000 sont pour certains d’entre eux aujourd’hui des enseignants, qui se trouvent dans la position de perpétuer la vision acquise dès le début de leur scolarité, renforcés en cela par la formation professionnelle qu’ils ont reçue et reçoivent encore dans les IUFM/ESPE/INSPE où intervient fréquemment l’IREL. « La présence de l’effet religieux piège désormais toute pensée », selon C. Kintzler. Nous n’en sommes effectivement pas loin… en partie grâce à l’IREL22.

[Edit du 26 août 2022.

À la demande de l’auteur, le passage suivant

Pour Philippe Gaudin, actuel directeur de l’IREL, « on comprend mieux la laïcité si on comprend mieux les religions, et réciproquement ». Isabelle Saint-Martin, directrice de l’IESR de 2011 à 2018, considère dans ses écrits le « fait religieux » comme un « fait de civilisation », mais de la tribune elle observe qu’il faut « donner aux faits religieux une place pour eux-mêmes et non pas seulement comme repères historiques ou philosophiques ». Dans les années 2000, les concepteurs de l’enseignement du fait religieux témoignaient que le « fait religieux » n’était pas qu’un « fait de civilisation ».

remplace ce passage de la version initiale du  2 février 2022 :

Pour Philippe Gaudin, actuel directeur de l’IREL, « on comprend mieux la laïcité si on comprend mieux les religions, et réciproquement ». Encore le fameux binôme ! Pour Isabelle Saint-Martin, directrice de l’IESR de 2011 à 2018, il faut « donner aux faits religieux une place pour eux-mêmes et non pas seulement comme repères historiques ou philosophiques ». On retrouve ici l’esprit qui animait dans les années 2000 les concepteurs de l’enseignement du fait religieux : le « fait religieux » n’est pas qu’un « fait de civilisation ».]

Notes

1 – [NdE] Aline Girard, auteur de l’ouvrage Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? (Paris, Minerve, 2021), est secrétaire générale d’Unité laïque https://unitelaique.org/ . Voir la préface du livre sur Mezetulle, suivie d’une brève analyse .

4 – Confusion analysée dans l’ouvrage cité à la note 1.

5 – L’Institut d’étude des religions et de la laïcité (IREL) a pris en 2021 la suite de l’Institut européen d’étude des religions (IESR), créé en juin 2002 quelques mois après la publication du rapport « L’enseignement du fait religieux dans l’école laïque », rédigé par Régis Debray à la demande de Jack Lang, ministre de l’Éducation nationale de l’époque.

7 L’IREL/IESR délivre des formations pour aider les enseignants à aborder les faits religieux à l’école primaire et dans l’enseignement secondaire, en lien avec le ministère de l’Éducation nationale. Sur le site de l’IREL, on lit : « Depuis sa création, l’IREL a conduit de très nombreuses formations directement en lien avec la laïcité : auprès de l’Éducation nationale, du ministère de l’Intérieur, de l’École de la magistrature, de la Protection judiciaire de la jeunesse, de l’Assistance publique hôpitaux de Paris, du Centre national de la fonction publique territoriale, de municipalités, etc. ».

8 – L’enquête a été menée auprès d’un échantillon de 1 010 personnes, représentatif de la population française âgée de 18 ans et plus. La représentativité de l’échantillon a été assurée par la méthode des quotas (âge, profession de la personne interrogée) après stratification par région et catégorie d’agglomération. Les interviews ont été réalisées par questionnaire auto-administré en ligne du 5 au 6 octobre 2021.

9 – La plupart des enquêtes consultées ont été réalisées par l’Ifop. Elles sont accessibles sur le site de l’Ifop https://www.ifop.com/

11 – Ce rapprochement était déjà présent dans le rapport Debray, matrice originelle. R. Debray y affirmait que l’on ne pouvait « séparer principe de laïcité et étude du religieux », lui qui écrivait dans le même texte qu’il existait un « principe d’incomplétude » obligeant les membres de toute société à se mettre en rapport avec quelque chose de « religieux ».

12 – 87% des Français estiment que la laïcité est aujourd’hui en danger en France (Enquête Ifop-Fiducial pour CNews et Sud Radio, octobre 2020. Balises d’opinion#113). Un an plus tôt, en octobre 2019, la laïcité était perçue comme menacée par 78% des Français (avec +4 points en six mois), et ce dans toutes les catégories de la population (Etude Ifop pour le Journal du Dimanche).

15 – Médias traditionnels (38% des Français), livres, revues, émissions spécialisées ou conférences sur ces sujets (33%), réseau de sociabilité (29%).

16Op.cit. voir note 1. À consulter également le texte de la conférence d’Aline Girard.

17 – Jean Baubérot a largement contribué à diffuser l’idée d’une laïcité de plus en plus « adjectivée » : plurielle, inclusive, positive, bienveillante, européenne, laïcité d’intégration, laïcité de reconnaissance et de dialogue, voire, comble de l’oxymore, la « laïcité concordataire » ! Relayée avec efficacité par l’Observatoire de la laïcité de 2007 à 2021, elle est rabattue sur la coexistence interreligieuse et l’interconvictionnalité. Elle est souvent réduite à la liberté de croire et de ne pas croire et l’on n’hésite pas à faire prévaloir une  « liberté de religion » sur la liberté de conscience et la liberté d’expression, piliers de notre République laïque.

18 – Et 24% de « Ne se prononce pas », le plus fort taux d’abstention à une question de l’enquête. Ce qui donne à penser que c’est une préoccupation largement absente de la vie des Français.

19 – Frédéric Dabi, La Fracture. Comment la jeunesse d’aujourd’hui fait sécession : ses valeurs, ses choix, ses révoltes, ses espoirs, avec Stewart Chau, Paris, Les Arènes, 2021.

20 – En particulier :

À lire en complément au sujet de la première de ces deux enquêtes, «  Une enquête Le DDV / Ifop / Licra auprès des lycéens sur la laïcité et la place des religions à l’École et dans la société », par François Kraus, directeur du pôle « politique / actualités » au Département Opinion de l’Ifop, 16 mars 2021.

21 – [NdE] voir sur ce site « Du respect érigé en principe ».

22 – Grâce aussi à deux associations, CoExister et Enquête, ancrées dans le milieu interconfessionnel, pratiquant le dialogue interreligieux et prônant une laïcité largement adjectivée. Elles bénéficient de financements publics et privés, notamment grâce au soutien de réseaux philanthropiques, véritables groupes de pression. Elles sont agréées par le MEN et étaient partenaires de feu l’Observatoire de la laïcité.

« J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty » de David di Nota, lu par C. Kintzler

Le livre de David di Nota J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty (Paris, le Cherche-Midi, 2021), est une « contre-enquête » accablante sur le dispositif qui a conduit à l’assassinat de Samuel Paty. C’est une lumineuse et consternante remontée vers la doctrine pédagogique officielle qui a consenti à la série de rumeurs et d’accusations mensongères orchestrée par l’islamisme et l’antiracisme dévoyé qui l’accompagne. C’est un livre poignant, magnifiquement et sobrement écrit aux modes dramatique et narratif. S’y déroule d’abord, découpé par les entrées en scène, le scénario « à la fois bienveillant et meurtrier » d’une tragi-comédie politique. L’auteur retrace et analyse ensuite, en l’introduisant par un conte philosophique, l’édifiante histoire de la culture du respect dû aux croyants.

Le scénario

Prologue. Le dispositif institutionnel

Un dispositif perpétuellement réformiste a mis en place depuis belle lurette le retournement du rapport entre élève et professeur. « En plaçant ce dernier sous le regard potentiellement accusateur de l’élève, l’école de la ‘confiance’ entérine, mais sans le dire, et tout en feignant de lutter contre, une relation asymétrique dont l’enseignant ne pourra sortir que très exceptionnellement gagnant ». (p. 21). À la moindre difficulté, une présomption de culpabilité pèse sur le professeur. À ce jeu disciplinaire auquel l’élève est convié à prendre toute sa part, est adjoint un « partenaire » de poids : le parent d’élève. Moralité : les professeurs n’ont qu’à bien se tenir.

Acte premier. L’ordinaire du dispositif

Un coup de fil accuse Samuel Paty d’avoir traité les élèves musulmans de manière discriminatoire en les excluant d’une classe parce que musulmans. Un autre sème la division au sein de l’équipe enseignante. « Comme dans tous les procès où l’innocent doit s’accuser d’une faute qu’il n’a pas commise », le fautif supposé présente des excuses, ce qui est aussitôt converti en aveu et en preuve de culpabilité. La visite de l’inspecteur « référent laïcité » passe la couche de bienveillance requise : tout n’est pas si simple, il faut être nuancé et distribuer équitablement les torts entre les parties.

Acte II. Construction d’un incident

Samuel Paty est formel : la proposition de sortir de la classe ou de fermer les yeux ne s’est jamais adressée à une catégorie d’élèves sur une base religieuse – ce qui est confirmé par un élève présent : personne ne s’est senti exclu. Mais une élève qui était absente a choisi, elle, de rester dans la classe où elle n’était pas pour entendre le professeur dire « les musulmans vous pouvez sortir ». Et d’ajouter « On a tous été choqués ».

Deux personnages influents – « l’accompagnateur » A. Sefrioui et Brahim C. le père de l’élève – sous forme de vidéos bientôt relayées, s’emparent de cette parole mensongère et la développent : lamentations, accusation, généralisation (« il se comporte comme ça depuis des années ») ; amplification (« si on accepte ça, demain on arrivera peut-être à ce qui s’est passé à Srebrenica ») ; appel à la mobilisation pour « virer ce professeur ».

Du côté de l’administration, l’inspecteur poursuit sa mission apaisante : « il a froissé les élèves ». Peu importe que cela soit démenti par le témoignage des élèves présents, ce qui compte est l’offense ressentie. Un « référent laïcité » n’hésite donc pas à faire triompher l’omerta et à restaurer le délit de blasphème (p. 58).

Le Rapport de l’IGESR1 du 3 décembre rétablit les faits s’agissant du mensonge, mais ne cite pas les déclarations de Samuel Paty ni celles des élèves présents, préférant s’étonner de la résistance du professeur à reconnaître une « erreur »2. Il évite la question centrale : en quoi le ressenti religieux d’une partie des élèves pourrait-il déterminer « l’erreur » d’un enseignant ?  On sait (voir le prologue) que la réponse à cette question est connue d’avance ; aussi la rumeur de « racisme » continue-t-elle à se répandre.

Acte III. L’assassin

Le fils d’un Tchétchène ayant trouvé refuge dans l’« État français islamophobe », alerté probablement par les vidéos, a choisi sa victime. Après avoir acheté trois couteaux de boucherie, Abdullah Anzorov arrive sur les lieux. Il propose 350 euros à un groupe d’élèves pour lui désigner Samuel Paty. Deux d’entre eux « trouvent l’idée intéressante » (p. 72). L’assassin suit sa victime.

« Nul ne sait si le professeur était encore conscient au moment de sa décapitation ». « La nature des coups au niveau des membres supérieurs et de l’abdomen ouvre deux interprétations possibles : ou bien le professeur s’est battu, ou bien l’assassin s’est employé à charcuter sa victime avant de lui trancher la gorge. » (p. 78)

Mort en ‘martyr’ sous les balles des policiers, Anzorov avait préalablement envoyé, aux bons soins du président de la République, un pieux message menaçant aux Français mécréants : « D’Abdullah, le serviteur d’Allah à Macron, le dirigeant des infidèles, j’ai exécuté un de tes chiens de l’enfer qui a osé rabaisser Muhammad, calme ses semblables avant qu’on ne vous inflige un dur châtiment ».

Épilogue. Le dispositif institutionnel (2)

Le Rapport de l’IGESR se termine sur des « recommandations ». Le souci d’accompagnement qui inspire l’institution scolaire l’amène à prévenir le dérapage toujours possible dont « la tragédie fatale » de Samuel Paty offre le sanglant exemple. Le tout baigne dans l’autocélébration des services relayée par le message vidéo que la rectrice de l’Académie de Versailles envoie aux enseignants. Un grand sociologue se demande si, avant de blesser les croyants, on ne devrait pas y regarder à deux fois et appliquer nos principes de manière accommodante.

Les tombereaux mielleux d’hommages officiels et de fleurs qui recouvrent la décapitation ne parviennent pas à dissimuler le poids du contexte institutionnel : « Sans la destitution de l’enseignant et la sacralisation dévastatrice de l’élève, le témoignage de la petite Z n’aurait jamais acquis la moindre importance, pas davantage que le témoignage d’un cancre à l’époque somme toute bénie où l’administration scolaire n’avait pas encore fait du professeur, à la moindre offense ou au moindre malentendu, son fautif idéal. » (p. 94).

En se référant à l’« essai prémonitoire » publié en 1984 dans lequel Jean-Claude Milner3 décrit l’émergence et les conséquences de ce retournement qui autorise la rumeur et place, au motif d’égalité, chaque professeur en position d’accusé idéal, l’auteur rappelle le moment déjà ancien où la doctrine scolaire officielle a basculé.

Brève histoire de la culture du respect : un conte philosophique

« Il était une fois une petite fille très gentille qui ne demandait qu’à être aimée de la société. Malheureusement, cette société était très méchante et ne songeait qu’à la haïr » (p. 99). Tel est le résumé du « conte pour enfants raconté par des adultes » qui suit. Il suffit de remplacer « petite fille » par « racisée » et « société très méchante » par « société fondée sur la domination » pour en obtenir la version reçue par les sociologues.

On en trouve l’expression développée dans le livre de Houria Bouteldja4 dont l’auteur analyse les pivots : répartition binaire où la variante maximale de la domination est « l’État national blanc » ; racisme préétabli de la haine (des Blancs envers les non-Blancs) et de la vertu (des victimes racisées qui disent toujours la vérité) ; doctrine du salut des Blancs commandé par la contrition ; appel à un collectivisme islamique où « seul Allah est grand » et où chacun sera préservé du « je » toujours haïssable ; outillage pour la lutte « anti-discrimination » où le discours victimaire a pour objet de faire passer l’adversaire pour un monstre raciste.

Il est naïf de vouloir argumenter, de s’interroger sur la vérité de ce discours victimaire. Il est vain, comme on le voit par l’exemple de Salman Rushdie et celui de Samuel Paty, d’établir la fausseté des accusations qu’il lance. Il faut examiner la source de son efficacité. Elle réside dans la question « a-t-on raison d’offenser les croyants ? », d’où suit la maxime : « il vaut toujours mieux apaiser la colère religieuse ». Dès lors, la cause est entendue, et il est aisé d’en tirer la conclusion politique sacrificielle : la conception a-religieuse de la laïcité sera une intolérance guerrière, et le retour au délit de blasphème (« ne pas offenser les croyants ») sera qualifié de conception ouverte et apaisante – cela vaut bien une tête sans doute.

L’art d’être choqué

Introduit par la notion d’offense collective, ce rôle déterminant accordé au respect5 se soucie peu des individus et des singularités, qu’il s’agit toujours d’enfermer dans un groupe d’appartenance prétendant représenter, fixer et épuiser leur identité. Mieux : cette conception fusionnelle permet de critiquer « l’universalisme abstrait », et, en cultivant l’art d’être choqué, sert de cache-sexe philosophique aux idéologies totalitaires. Car « l’antiracisme islamiste n’a pas été inventé pour lutter contre le racisme […] mais pour corriger les effets de l’islamisme par le victimisme » (p. 128).

Au prétexte d’une hâtive ressemblance, l’art d’être choqué embrigade indistinctement et de force tout un groupe dans l’identité figée de victime dont il est mal vu de vouloir s’extraire. Son pouvoir s’étend bientôt au corps social qui s’empresse, notamment sous la forme de « partenariats » proposés par les élus, de voler au secours des ‘stigmatisés’ et qui finit par se regarder lui-même au prisme des coalitions identitaires. L’injonction d’appartenance somme chacun de revendiquer une dépendance.

On en mesure l’effet par la fréquence croissante de propositions du type « Moi, en tant que Blanc, je pense que… ». Comme si la pensée avait un épiderme, comme si seul un Blanc pouvait savoir ce que ressent un Blanc, un Noir ce que ressent un Noir6, une femme ce que ressent une femme. Comme si le respect d’une personne devait se fondre et s’abolir dans le respect de l’emprise d’une communauté sur les individus, dans le respect d’un ascendant religieux exclusif et jaloux sur les esprits singuliers. À cela l’auteur oppose justement la richesse de l’expérience littéraire. Parce que la littérature fait de l’expérience singulière une expérience traduisible, parce qu’elle repose sur le principe même du dépaysement intérieur – qu’aucun voyage empirique, fût-il dans les étoiles, ne saurait atteindre -, elle est la « négation même du projet communautariste et différentialiste » (p. 145)7.

Notes

1 – Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche, « Enquête sur les événements survenus au collègue du Bois d’Aulne (Conflans Sainte-Honorine) », octobre 2020, publié le 3 décembre 2020.

2 – Page 11 du Rapport. L’accréditation d’une « maladresse » par le référent laïcité est reprise page 14, sans aucune formulation invitant à la distance critique.

3 – Jean-Claude Milner, De l’école, Paris : Seuil, 1984, rééd. Lagrasse : Verdier, 2009.

4Les Blancs, les Juifs et nous. Vers une politique de l’amour révolutionnaire, La Fabrique, 2016.

6 – À ce compte, le grand film de Norman Jewison Dans la chaleur de la nuit (1967, d’après un roman de John Ball) deviendrait incompréhensible. Mais c’est précisément son intelligibilité qui est détestable aux yeux de l’antiracisme racialiste postmoderne.

7 – On pourrait ajouter, parallèlement, que la démonstration d’un théorème fait apparaître, elle aussi et sur un autre mode, la constitution d’un sujet autonome et requiert qu’on soit capable de se réfuter soi-même. Aussi la doxa victimaire, dans sa passion anti-universaliste, n’hésite pas à s’en prendre aux mathématiques.

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David di Nota J’ai exécuté un chien de l’enfer. Rapport sur l’assassinat de Samuel Paty (Paris, le Cherche-Midi, 2021).

Le blog de David di Nota https://daviddinota.com/

Trois itv, entre autres, à écouter :

« Pronote » ou les ambiguïtés d’un « droit à la déconnexion » pour les professeurs (par Simon Perrier)

Simon Perrier1 s’interroge sur les dispositions du logiciel Pronote dans l’Éducation nationale, qui présente un « droit à la déconnexion » comme une innovation généreuse, soucieuse du confort et de la santé des enseignants débordés par les sollicitations. Il montre comment cette prétendue innovation (déjà bien connue des employés en entreprise) n’a de sens que subordonnée à un devoir de connexion et comment elle nie la libéralité du métier de professeur. Ce faisant, il soulève une question générale qui, traversant l’ensemble du monde du travail, soumet celui-ci à des contraintes de disponibilité accrue. À la faveur du « e-travail », une contractualisation léonine et sournoise permettant le contrôle sans entraves de tous les instants de la vie (« transparence » oblige!) est en passe de se substituer à la définition légale du temps et de la nature du travail.

Le « droit à la déconnexion », envers du devoir de connexion : une prétendue innovation

La Dépêche du midi a publié le 20 août 2021 un court article intitulé « Pronote prépare la rentrée et va proposer un droit à la déconnexion aux professeurs  »2. Il a tout d’un communiqué de presse. Il n’est pas signé et semble reproduire un argumentaire. Il est curieusement présenté sous la rubrique « Économie Innovation — High-Tech » comme s’il n’engageait pas le travail des professeurs et leur statut. Le ton est à l’enthousiasme et tout ce qui est présenté d’innovation est posé comme répondant aux désirs des professeurs. Si l’on s’en tient à ce que son titre pose comme le plus important, l’éditeur de Pronote Index Éducation3, entreprise privée —, le « célèbre logiciel de gestion de vie scolaire », compte maintenant « proposer un droit à la déconnexion aux professeurs, afin qu’ils ne soient pas dérangés, passée une certaine heure », pas « submergé[s] de demandes en tous genres n’importe quand. »

Quoi qu’elle vaille intrinsèquement, une telle annonce a le mérite de montrer la part prise par la communication entre professeurs, élèves, parents ou administratifs. C’est Pronote qui a créé les conditions de cette communication, et l’institution scolaire a souhaité que les professeurs soient ainsi accessibles et s’adressent aux autres seulement par son intermédiaire ! Index Éducation se veut donc aussi le remède aux effets négatifs de ce à quoi il a contribué, cela en proposant une nouvelle fonction et en se montrant en militant d’un « droit à la déconnexion ». Voici donc le service après-vente de Pronote prêt au lobbying pour se porter au secours de professeurs submergés par une communication surabondante4. Merci Pronote, ah quel plaisir de travailler pour vous, devraient donc chanter les professeurs, sur un air connu.

On peut voir la chose autrement. Avec cette proposition apparemment généreuse, Index Éducation veut mettre de son côté les professeurs et consolider sa position. Entre publicité et service vendu à l’Éducation nationale, cette société fait habilement du commerce. La démarche n’a en soi rien d’illégitime mais ne peut prétendre à la philanthropie ou à agir au nom d’un peuple des professeurs. Or cette revendication d’un « droit à la déconnexion » transforme de fait une surcharge d’incessants échanges en devoir de connexion. Elle se propose de le gérer, grâce à la possibilité de ce qui sera évidemment de ponctuelles et exceptionnelles déconnexions, dont les professeurs auraient la maîtrise puisque Pronote leur en offre techniquement le moyen. Remarquons que l’éditeur a déjà installé ce moyen avant de faire sa proposition et que déjà l’affaire est entendue pour ce qui concerne « l’école primaire ».

Covid oblige, dans le contexte particulier d’un télétravail demandé aux professeurs, on pourrait comprendre la volonté d’organiser un moment difficile mais passager. Rien de tel n’est invoqué dans ce communiqué. Il s’agit d’introduire en tout temps, à partir de l’obligation à la connexion, ce même « droit à la déconnexion » qui a été installé dans d’autres domaines, devant le fait ordinaire d’une surabondance poursuivant chacun à tout moment de sa vie. Il est vrai que si elle est sans doute accrue par la situation, cette communication surabondante qui fait les professeurs « submergé[s] de demandes en tout genre », à tout moment, n’a pas commencé avec la pandémie et le confinement. Il ne s’agit donc que de transposer à l’E.N. ce qui existait ailleurs bien avant et indépendamment des exigences propres à la nécessité du confinement.

Le « choix libre » d’un incessant accroissement du temps de travail

Pour ce qui est des professeurs, cela s’ajoute aux tâches et rôles multipliés qui sont devenus progressivement leur lot depuis de nombreuses années5. Il n’y a donc pas à tomber en pâmoison devant cette annonce de la proposition d’un « droit à la déconnexion », à la manière du ton de ce communiqué, et quand bien même le M.E.N. l’approuverait. Malheureusement, curieusement, l’idée de lutter contre un flot de communications qui se montrent très souvent vaines, ne semble pas “moderne” dans une éducation nationale qui pourtant n’a pas les nécessités des échanges commerciaux ou d’autres métiers accablés d’urgences. Du point de vue du pire, façon mieux vaut cela que rien, les optimistes forcenés verront peut-être un progrès dans ce droit à la déconnexion, mais ce n’est même pas si simple.

Comble du bonheur, les professeurs pourraient donc « bénéficier » de la possibilité de « ne pas recevoir de messages sur le créneau horaire de leurs choix ». « De même, sur le chat, il va devenir possible de paramétrer son statut (« disponible », « ne pas déranger », « invisible ») ». « Innovation » et « High-tech » sous le contrôle du droit, jusqu’à la possibilité de se déclarer « invisible » (!), que peut-on rêver de mieux qu’une telle « innovation » ? Ce paradis nous paraît pourtant prétendre à la limitation d’un enfer qu’il a lui-même contribué à créer. En plein accord avec le M.E.N., il a ainsi été créé la possibilité d’une communication qui porte à ne plus distinguer temps du travail et temps d’une vie privée.

À ce rythme, ce dont rêvaient certains, l’augmentation du temps de travail des professeurs et le contrôle de ce qu’ils font en dehors des heures de cours seront acquis grâce à internet et maintenant Pronote, cela sans prendre le risque de s’attaquer au statut des professeurs, sans même reconnaître un horaire et devoir augmenter les salaires ! Cette mutation est en train de se faire, peu à peu, plus que jamais, presque invisiblement, la banalisation du télétravail aidant. Plus besoin d’envisager, à l’ancienne, le maintien des professeurs dans leur établissement à longueur de journée, au risque de conflits. Le « droit » à une déconnexion n’est, de ce point de vue, aucunement à craindre. On y gagnerait même un moyen de contrôle.

Qu’on y réfléchisse un peu : cette possibilité, même rendue légale, de la déconnexion selon le choix des professeurs, ne serait aucunement la “liberté” qu’on pourrait croire (ou craindre). S’imagine-t-on en effet, que selon son bon plaisir, le professeur pourrait décider de rompre toute communication ? Évidemment non. Il devra s’en justifier, à un moment ou à un autre. Il ne s’agit donc aucunement que le professeur prétende s’affranchir d’un devoir d’être connecté. Cette démarche entérine l’exigence d’une disponibilité dont les limites ne sont aucunement fixées. Habilement, on en laisse la définition à la “liberté” du professeur. À lui de décider. Que faire de mieux ? Le piège se referme sur lui. Ici est l’hypocrisie, et, en son genre, une victoire : l’exigence de flexibilité a enfin gagné le monde des professeurs, entendons de la nécessité de se soumettre à la demande, d’une disponibilité dont la légitimité de principe primera toujours.

Dans les progrès qu’annonce Pronote, il n’y a donc rien qui conduise à l’allègement de ces tâches périphériques qui accablent les professeurs et leur demandent de jouer tous les rôles. Entérinant la primauté d’un devoir de connexion, ce « droit à la déconnexion » sans définition d’aucune limite objectivement identifiable (« passée une certaine heure »), est l’instrument (rêvé ?) d’un possible et incessant accroissement du temps de travail.

Transparence obligée et course à la « visibilité »

Pronote, c’est la transparence obligée. Comment justifiera-t-on une déconnexion ? Le pouvoir d’en décider sera nécessairement soumis, de fait, aux attentes d’une direction, à ce qu’on saura qu’elle juge ou non légitime6 et, plus ou moins directement, aux attentes des parents ou des élèves. Selon quel(s) critère(s) la déconnexion serait-elle, en elle-même, jugée légitime par l’autorité administrative, particulièrement quand elle aura à trancher dans un litige ou à apprécier le travail des professeurs, parfois sous la pression de parents ou d’élèves ?

Ce nouveau droit légiférerait dans un domaine qui est (était ?) celui de la vie privée. Mais quand les nécessités de la vie privée pourraient-elles être invoquées sans être soupçonnées, voire pénalisées, selon l’appréciation d’un principal ou d’un proviseur ? Cela supposerait que déjà on s’accorde sur ce qui est nécessaire ou non. Sera-t-il possible d’invoquer la nécessité d’un repos et que l’invocation suffise ? voire celle de se distraire ou d’avoir une vie de famille ? Par rapport à quoi et selon quelles mesures pourra-t-on juger “normale” ou “abusive” l’obligation à la connexion devenue de fait un devoir du professeur ? On n’en sait dangereusement rien.

Il n’y a là rien qui soit un progrès pour les professeurs. Combien de temps, à quelle heure ou quel jour, pourra-t-on se dire « invisible »7 ou à « ne pas déranger » ? Que se passera-t-il si élèves, parents, ou administratifs, s’étonnent et s’agacent de l’indisponibilité d’un professeur, s’ils estiment sa disponibilité plus urgente que le travail, ou tout autre motif, que le professeur estime prioritaire ? Un professeur devra-t-il rendre compte du fait qu’il a passé x temps à faire des courses ou acheter des médicaments et s’occuper d’un enfant malade ? Et ces livres qu’il prétend avoir à lire, servent-ils bien à son travail ? lui prennent-ils autant de temps qu’il le prétend ? Devra-t-il avouer qu’il faisait la sieste, sans se sentir coupable ou craindre que son proviseur lui reproche son refus de communiquer, à temps ? Fatalement, devoir justifier de n’avoir pu rester connecté sera comme passer devant un tribunal ou se confesser, espérant une moindre pénitence ou l’absolution ! Il y a là une intrusion majeure, sans limite, dans le temps de la vie privée. On nous dira que cela existe déjà ailleurs ? Triste justification !

Cette “liberté” laissée aux professeurs est par ailleurs le plus bel instrument d’une émulation dont l’effet sera de porter à un zèle constamment augmenté, des rivalités — ce que certains aiment car ils les jugent fécondes. Le bon professeur sera le professeur qui en fait toujours plus pour se rendre visible, mettre en avant sa bonne volonté, artificiellement, et très souvent là où son travail est secondaire par rapport à ce qu’il peut et devrait, en tant que professeur, apporter à ces élèves. Ainsi les professeurs perdent-ils la maîtrise de l’organisation du temps de leur travail et même de sa nature.

Le droit à la déconnexion ne serait donc que l’envers d’un devoir accru à la connexion. Ce type de tâche dévore un temps précieux, cela dit sur fond d’un fait : parents, professeurs et élèves, administratifs, peuvent et ont toujours pu communiquer, avant et sans cette mise en scène, et en sachant délimiter les abus, ne pas s’accabler de messages. La mécanique de Pronote peut exacerber les plus mauvaises pratiques. Elle satisfait sans doute le désir à tout moment d’une disponibilité et d’un contrôle dont on croit faussement qu’ils sont la condition du sérieux et de la qualité du professeur. C’est ignorer la nature de son travail et l’ambition qui porte à ce métier. Cette multiplication d’occupations périphériques est la plupart du temps pédagogiquement vaine. Elle livre les professeurs à l’arbitraire de critères forcément plus quantitatifs que qualitatifs. Au contraire d’une présentation enthousiaste faite par ce communiqué, ce « droit à la déconnexion » est très loin de donner aux professeurs le pouvoir légal de « pouvoir enfin dire “stop” ».

Notes

1Simon Perrier, professeur agrégé de philosophie en lycée et CPGE scientifiques. Lycée Marceau, Chartres 28. Président de l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public (APPEP) de 2008 à 2014. https://site-simonperrier.monsite-orange.fr/index.html

4 – Il faut dire que sur ce point tout se faisait auparavant sans difficulté, cela sans aucunement refuser par ailleurs certains bienfaits de l’électronique.

5 – La reconnaissance de cette situation, sans solution, fut l’objet de la volonté du ministre Vincent Peillon quand il voulut modifier le statut des professeurs.

6 – On pourra toujours dire que le professeur peut résister à cette pression. La question n’est pas là et n’est d’ailleurs pas si simple.

7 – Précisons que nous défendrions toute personne qui douterait qu’un professeur puisse être « invisible ».

Campagne de rentrée du Ministère de l’Éducation nationale sur la laïcité : quelques remarques critiques

J’ai appris par la presse que le Ministère de l’Éducation nationale lance une campagne en faveur de la laïcité lors de cette rentrée scolaire 2021-2022. Les lecteurs de Mezetulle savent que je fais partie du « Conseil des sages de la laïcité » installé en janvier 2018 par le ministre Jean-Michel Blanquer, présidé par Dominique Schnapper. Ils peuvent à juste titre s’interroger sur le rôle éventuel du Conseil dans cette campagne consacrée à la laïcité, particulièrement en prenant connaissance des huit affiches de lancement. C’est en toute indépendance que je propose les remarques critiques qui suivent.

Une série de huit affiches

La campagne est lancée, à grand bruit, par une série d’affiches en direction des élèves. Voir ci-dessous (Figure 1) les 8 affiches dont la presse a fait état, insérées dans le dossier des journalistes assistant à la conférence de presse du 26 août et projetées sur écran durant ladite conférence1.

Figure 1

Le ministre les présente en ces termes (à 1h38 dans l’enregistrement vidéo) :

« Nous avons voulu avoir une étape de campagne vis-à-vis de nos élèves en la matière. Je le dis en présence d’Alain Seksig, secrétaire général du Conseil des sages de la laïcité, qui représente Dominique Schnapper présidente de ce Conseil des sages. C’est avec eux et avec beaucoup d’acteurs de terrain que nous avons élaboré cette campagne qui commencera dans quelques jours. Nous avons choisi de parler aux jeunes de 9 à 18 ans en partant de leur vécu quotidien, de leur expérience à l’école, au collège et au lycée. Dans le dossier de rentrée qui vous a été remis, vous avez les affiches de cette campagne – elles sont en train de défiler sur l’écran – avec les prénoms véritables des élèves que vous voyez.  »

Ce passage attribue un rôle au Conseil des sages dans l’élaboration des documents de cette campagne, en particulier dans la conception des huit affiches. Or, si le Conseil des sages a effectivement produit, au cours d’un travail collectif de longue haleine, des documents importants présentés dans le cadre de cette campagne (notamment la refonte complète de l’ouvrage L’Idée républicaine, le Vademecum de la laïcité à l’école ainsi que les deux plaquettes Qu’est-ce que la laïcité ? et Que sont les principes républicains ?2), à ma connaissance il n’a en revanche pas été associé à la conception des affiches qu’on peut voir ci-dessus, ni sollicité à ce sujet pour donner un avis. Non seulement ces huit affiches sont selon toute probabilité issues d’un travail mené en comité restreint, non seulement elles font écran, en s’imposant de manière tapageuse, aux documents autrement réfléchis et durables (on l’espère) que je viens de citer, mais encore elles véhiculent une vision de l’école à laquelle je ne cesse de m’opposer depuis bientôt 40 ans.

Une école « lieu de vie » qui réduit la laïcité à un « vivre-ensemble »

1° Sur les huit affiches, dont le ministre précise qu’elles s’appuient sur l’expérience des élèves en tant que tels, seules deux (n° 4 et 5) sont relatives à une situation scolaire. « Être dans le même bain », « rire des mêmes histoires », « porter les mêmes couleurs », « être inséparables tout en étant différents », « être égales en tout », « être ensemble » : même si cela peut avoir lieu à l’école, on ne voit pas en quoi cela serait spécifique de l’école. À moins qu’on propose, pour la énième fois, une idée de l’école proche de celle d’un centre de loisirs, d’une association sportive, d’une association ludique, d’un club, ou pour parler plus directement d’une garderie « animée » : l’idée d’une école « lieu de vie » où la question des savoirs, de leur transmission, de leur appropriation, et des effets libérateurs de celles-ci, est marginale. Or, rappelons-le, une école qui relègue les savoirs au second plan ne peut pas être laïque, car les savoirs sont, en eux-mêmes, déliés de tout dogme, de toute autre autorité que la leur propre : ils sont auto-constituants comme est auto-constituante, de son côté, une association politique laïque. C’est pourquoi on œuvre beaucoup plus en faveur de la laïcité en enseignant l’arithmétique, la grammaire, la géographie, l’histoire, la musique, etc., qu’en abreuvant les élèves d’un prêchi-prêcha, fût-il républicain.

2° Selon la vision d’une école « lieu de vie », la laïcité se réduirait à un « vivre-ensemble », présenté ici sous sa forme aggravée : un « vivre » dans lequel l’ensemble se manifeste obstinément par l’injonction à un même coalisant. Il faudrait à l’école « rire des mêmes choses », « être dans le même bain », « porter les mêmes couleurs » ? Qu’en est-il du quant-à-soi auquel on peut prétendre même au plus jeune âge, de la singularité, et du devoir de chacun d’atteindre son point d’excellence ? Remarquons que c’est jusqu’à la possibilité de « penser par soi-même » qui est pesamment mise en place par un scénario obligé de conformation collective (affiche n°4). Or n’est-ce pas d’abord la possibilité de vivre et de penser à la première personne du singulier3 que l’école laïque offre à chaque élève en le mettant en contact avec ce que l’humanité a fait de mieux, en le conviant à s’approprier la plus haute forme de liberté qu’est le savoir, en lui offrant une « respiration »4 qui le met à l’abri des injonctions sociales d’un « nous » étouffant (autre forme coalisante, par communautarisme, du même), en lui offrant le luxe d’une double vie ? L’école républicaine ne serait-elle qu’une super-tribu fusionnelle où aucune tête ne dépasse ? Serait-il mal vu d’y exceller ? C’est pourtant ce que suggère, en une présentation mal digérée de l’égalité, l’affiche n°7. Non, il ne s’agit pas de « permettre à Unetelle et à Unetelle d’être égales en tout », il s’agit de les traiter également parce qu’elles ont les mêmes droits (forme universalisante et non identificatoire du même), en leur enseignant les mêmes programmes, avec la même attention, la même sollicitude : et quel mal y a-t-il alors si l’une devient, peut-être, meilleure que l’autre en calcul, ou en histoire, en musique, en éducation physique5 ? Que chacun, à l’école, devienne lui-même en excellant de toutes ses forces au moins en quelque chose sans s’exposer au risque de se faire traiter de « bouffon » !

3° On peut s’interroger sur l’implicite véhiculé par une scénographie répétée d’affiche en affiche, visiblement inspirée par la culture com répandue du « venez-comme-vous-êtes » : que de soin apporté à décliner laborieusement les totems de la « diversité »… ! Intention louable sans doute, mais qui risque par son insistance de figer les identités extérieures aux dépens des singularités, d’accepter et de reconduire les assignations qu’il s’agit précisément de délier, de passer sous silence le rôle émancipateur de l’école qui sollicite en chacun un travail sur soi parfois inconfortable, et qui appelle une mutation par « réforme de l’entendement ».

Une sous-espèce de littérature combinatoire à effet comique

Et pour finir, un peu de littérature divertissante. La mécanique délibérée de la formule « Permettre à [ici un jeu de prénoms] de [ici une infinitive évoquant une « activité » d’apparence scolaire ], c’est ça la laïcité ! » ne pouvait pas ne pas produire un effet combinatoire comique. Il serait indécent de faire aux auteurs l’honneur d’une comparaison avec les Cent mille milliards de poèmes de Queneau, où la combinatoire, infiniment plus riche, obéit à des règles infiniment plus subtiles et véritablement poétiques et, loin d’épuiser le moment littéraire, en souligne au contraire l’immensité. On les renverra à ce tweet plein d’esprit qui démonte leur poétique de pacotille en proposant sur son modèle un « générateur de définitions de la laïcité » (https://twitter.com/Le_Trema/status/1430908171434926083)

J’ai, pour ma part, obtenu la formule suivante : « Permettre à Mélanie B, Mélanie C, Géri et Emma de faire un atelier gommette ». La laïcité ce n’est pas ça, mais « c’est ça, l’école des réformateurs depuis 40 ans ».

Figure 2. Générateur de définitions proposé par « Le Tréma », qui en donne le mode d’emploi : « comme le gouvernement, crée toi aussi ta propre définition de la laïcité grâce à ta date de naissance ! »  https://twitter.com/Le_Trema/status/1430908171434926083

Notes

1 – L’intégralité de la conférence est accessible sur Youtube https://www.youtube.com/watch?v=c1rFT8EUd80

2 – Les trois documents Vademecum de la laïcité à l’école, Qu’est-ce que la laïcité ? et Que sont les principes républicains ? sont téléchargeables sur la page du site du MEN consacrée au Conseil des sages https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-41537

3 – Je ne manque jamais une occasion de citer ces propos de Delphine Horvilleur, entendus à la radio en mai 2018 : « La promesse que la République nous a faite, c’est que chacun soit défendu en tant qu’individu, que chacun puisse parler à la première personne du singulier ».

4 – Sur la notion de « respiration laïque », je me permets de renvoyer à plusieurs articles en ligne ou référencés sur mon site web – on peut y accéder en recherchant le terme « respiration » https://www.mezetulle.fr/?s=respiration

5 – « Il est impossible qu’une instruction même égale n’augmente pas la supériorité de ceux que la nature a favorisés d’une organisation plus heureuse. Mais il suffit au maintien de l’égalité des droits que cette supériorité n’entraîne pas de dépendance réelle, et que chacun soit assez instruit pour exercer par lui-même, et sans se soumettre aveuglément à la raison d’autrui, ceux dont la loi lui a garanti la jouissance. Alors, bien loin que la supériorité de quelques hommes soit un mal pour ceux qui n’ont pas reçu les mêmes avantages, elle contribuera au bien de tous, et les talents comme les lumières deviendront le patrimoine commun de toute la société. » Condorcet, Premier mémoire sur l’instruction publique, dans Cinq Mémoires sur l’instruction publique, Paris : GF-Flammarion, 1994, p. 61-62. Voir à ce sujet l’article « Égalité, compétition et perfectibilité » https://www.mezetulle.fr/egalite-competition-et-perfectibilite/

Le bac 2021 et la fin programmée de l’instruction publique (par Martine Verlhac)

Prenant appui sur « l’épisode catastrophique du bac 2021 » avec la généralisation du contrôle continu, Martine Verlhac1 montre qu’il s’agit là d’une infime partie émergée d’un iceberg qui, depuis près d’un demi-siècle et quelle que soit l’orientation des dirigeants politiques, ne cesse d’enfler et de se durcir pour venir fracasser l’école républicaine  : « Avant d’être celle de l’examen, la question essentielle est celle du contenu des savoirs et de l’instruction dispensés dans les lycées »2.

Le dernier débat sur l’épisode catastrophique du bac 2021 porte sur le contrôle continu3. Nous savons que la mise en place du contrôle continu revient à installer un régime de discriminations et de privilèges. Mais encore faut-il en analyser les raisons plus lointaines et soulever une question fondamentale.

La question fondamentale du contenu de l’enseignement

Sans doute était-il nécessaire de prendre en compte les angoisses suscitées par les conditions d’études durant les mois de pandémie en validant transitoirement le contrôle continu. Mais le contrôle continu avait été pensé antérieurement à la pandémie et imposé pour une bonne part par la réforme Blanquer. Les élèves et leurs parents qui peuvent se faire des illusions sur une plus grande sérénité permise par un contrôle continu remarquent en même temps l’inégalité qui serait induite par un « bac maison » : un bac d’un lycée de la Seine-Saint-Denis vaudrait-il un bac du lycée Henri IV ? Cette question est justifiée mais elle ne doit pas en cacher une autre plus essentielle dont elle est l’effet. Car ce sont les mêmes programmes qui président en principe aux études dans tous les lycées. Mais depuis des années les réformes n’ont cessé de rogner, d’abaisser, de dénaturer les contenus des disciplines enseignées. L’idée même de discipline est remise en cause par des enseignements mixtes tels l’HLP (humanités, littérature et philosophie) inventé par la réforme Blanquer, dont les objets incertains dénaturent le sens et le contenu des disciplines. Sans doute, depuis des années, s’est-on prêté à un tel abaissement malgré la résistance de telle ou telle discipline ou les résistances individuelles. Ces résistances ont été tenacement contrebattues par les responsables du ministère de l’Éducation nationale. À cet égard on pourra lire avec profit l’article que Marianne a consacré à l’aventure malheureuse et à peine croyable de Sabine Cuni, professeur de philosophie à Corte qui a vu ses notes contestées non seulement par les élèves et les parents mais encore par l’administration et l’inspection4. Simple professeur parmi d’autres, Sabine Cuni a osé résister. Peut-on croire, lorsqu’on lit l’article de Marianne, que les parents, les élèves, l’administration, l’inspection générale de philosophie, qui en l’occurrence s’est déconsidérée en se rangeant du côté de Blanquer, voudraient défendre l’égalité devant l’examen ou devant Parcoursup,  système délétère d’attribution de places dans le supérieur ? Évidemment non, même s’ils entonnent de leur côté le refrain prétendument démocratique de l’égalité devant l’examen.

Ce n’est donc pas le seul examen du baccalauréat qui est en cause, ni même le système de notation. Mais ce que les nostalgiques du bac défunt ne disent pas c’est que Parcoursup ou pas, il y a désormais belle lurette que le bac ne sanctionne plus un niveau acceptable, que les étudiants ont été livrés aux conséquences de la dégradation des études secondaires (et probablement de celles qui ont précédé) et que les professeurs du supérieur, qui devraient sans doute s’exprimer sur la question, ne savent plus que faire en recevant ces étudiants.

Avant d’être celle de l’examen, la question essentielle est donc celle du contenu des savoirs et de l’instruction dispensés dans les lycées (et auparavant dans les écoles et collèges).

Chronique d’une destruction au nom d’une prétendue démocratisation

Lors de nos débuts dans la carrière de professeur de philosophie, et alors que nous avions affaire à une droite de gouvernement, nous craignions avant tout la suppression de l’enseignement de la philosophie – jugé dissident et dangereux par principe – ainsi qu’une conception discriminante de l’enseignement fondée sur l’idée d’une inégalité fondamentale des intelligences. Or l’arrivée de la gauche aux affaires n’a nullement confirmé l’espoir d’une instruction qui offrirait à tous, non pas une « égalité des chances », mais plutôt une instruction permettant à chacun la possibilité d’études selon ses aptitudes et ses goûts, et de faire la preuve de ses talents. Il était sans doute dans l’ordre des choses que l’adaptation de la politique aux «réalités économiques», l’aggiornamento du socialisme de gouvernement pour s’adapter au libéralisme économique, confirmé dès 1983 par un tournant qui deviendra ultra-libéral, fussent accompagnés d’une politique de l’École conforme. Qu’il en ait été autrement eût été étonnant. La période favorable des Trente Glorieuses, répétant en cela les espoirs de la IIIe République, permettait d’espérer une instruction fondée sur l’émancipation par l’accès des individus aux raisons du savoir. Mais dès les années 82 on put voir, avec Savary, qu’il n’en serait pas ainsi. Durant les deux septennats de Mitterrand, l’enseignement a été constamment sommé de renoncer à l’exigence d’instruction, comme si la démocratie devait s’accompagner d’un abaissement.

Jamais sans doute ce penchant n’a été mieux analysé que par le livre de Jean-Claude Milner De l’école5, qui montre ce qu’il appelle les « réformateurs pieux » tout à leur travail de sape au nom de la démocratisation. Citons encore Jacques Muglioni, inspecteur général de philosophie, puis doyen de l’inspection générale de philosophie, qui avait magistralement explicité les enjeux dont il était question dans L’école ou le loisir de penser6. Jacques Muglioni avait pris l’initiative, avec Bernard Bourgeois7, d’un colloque qui se tint à Sèvres en 1984 et qui se termina par un appel à la défense d’une véritable instruction8.

L’ apogée du mouvement de destruction de l’instruction et de son idéologie mensongère fut sans doute le ministère de Jospin dont la réforme de 1989 du lycée et derechef du baccalauréat aura signé l’effarant projet d’une prétendue « centralité » de l’élève et d’une subordination de la formation des professeurs à l’objectif de renoncer à l’émancipation par le savoir critique. On peut corollairement rappeler l’épisode des IUFM qui, pour formater les nouveaux professeurs à cet esprit de renoncement, entama, au lieu de son amélioration, la destruction de la formation des professeurs que Blanquer s’emploie à achever par sa réforme des concours de recrutement9. Laissons de côté la suite, en laquelle Allègre se sera illustré et Peillon n’aura pas démérité, permettant à Hamon et Vallaud-Belkacem de poursuivre. Ceux qui ont été à la tête du Ministère de l’EN ont donc obstinément voulu rabaisser l’École.

On voit donc que la question de l’examen du baccalauréat n’est pas isolée. Cet examen, s’il perdure, ne sera jamais que le produit et le reflet de l’enseignement qui le précède. Or c’est cet enseignement qu’on aura entrepris depuis cinquante ans de détruire. Cela ne signifie pas que l’on pouvait se satisfaire de ce que la République avait produit auparavant. Il fallait l’améliorer. Mais c’est, depuis cinquante ans, au nom d’une prétendue  démocratisation que la droite comme la gauche, dont on devait espérer autre chose, ont tout détruit. Si la valeur relative du baccalauréat selon les établissements peut être considérée comme un problème, cela suppose avant tout l’analyse de la débâcle d’une instruction digne de ce nom. Il demeure sans doute des foyers de véritables enseignements fondés en raison, comme en témoigne le recours à quelques enseignements parallèles maintenant un certain niveau. Mais ceci s’est épuisé au fil des ans et va continuer à s’abaisser et l’on doit craindre véritablement le recours à l’enseignement privé, voie lucrative et discriminante à laquelle des parents aujourd’hui peuvent être obligés de faire appel, même si cet enseignement ne remplira pas plus que l’enseignement public les exigences d’une instruction digne de ce nom, dans la mesure où ses programmes sont ceux de l’enseignement public, lesquels ont été saccagés au fil des ans et des réformes.

Prenons l’exemple de l’école mathématique française qui s’est illustrée par son excellence jusqu’à une époque récente : elle aura largement vécu, et nous savons que cela se produit en tous domaines. Pouvons-nous croire qu’aux niveaux plus élémentaires, à l’école primaire, au collège et au lycée, il ne s’est pas produit un effondrement qui aura préparé la suite? Il y aura toujours sans doute d’éminents scientifiques, philosophes, écrivains, etc., mais à la marge, eu égard à l’ensemble que l’École a vocation par principe de faire accéder à une instruction fondamentale qui élève et libère. Osons dire d’ailleurs que c’est la seule vocation de l’école car on a trop souvent brandi, selon l’idéologie démagogique des « réformateurs pieux », l’idée qu’elle devait préparer à la citoyenneté ce qui n’est pas son rôle. Dût-elle ne se consacrer qu’à instruire que ce serait là permettre toute émancipation ultérieure – condition de ce qu’il est convenu d’appeler la citoyenneté. Nous sommes tombés dans les pièges que dénonçait déjà E. Kant lorsqu’il remarquait que, les princes ne souhaitant que l’obéissance de leurs sujets et les parents que la réussite sociale de leurs enfants, les uns comme les autres voulaient soumettre l’instruction à leurs seuls intérêts10.

Ce n’est donc pas du seul baccalauréat que nous devons nous préoccuper. C’est du système complet de l’instruction. Le reste n’est que « littérature » ou exploitation démagogique d’une catastrophe non pas seulement annoncée mais déjà là.

Le métier de l’enseignement

N’oublions pas, in fine, la question du métier de l’enseignement. Ce métier, souvent attaqué par ceux qui ne comprennent pas les nécessaires conditions de son indépendance, est aujourd’hui dénaturé. Il a commencé à l’être par les attaques menées contre les disciplines et leurs contenus depuis les réformes qui se sont succédé depuis 50 ans. Sans doute est-il difficile de déterminer et de faire évoluer à chaque époque ce qui doit être enseigné et sans doute cela ne se vote-t-il pas en assemblée. Fallait-il pour autant que, au lieu de réunir des commissions pluralistes de spécialistes honnêtes plutôt que des thuriféraires politiques, les politiques aux affaires fassent de cette question un terrain de manœuvres démagogiques et lamentables ? Il faudrait mener une analyse des programmes de l’enseignement depuis cinquante ans. Leur évolution délétère ne pouvait pas ne pas s’accompagner d’une idéologie à l’appui. Ce fut celle d’un pédagogisme destiné à relativiser la valeur des savoirs, qui s’accompagnait d’une remise en cause de tout esprit critique. Ceci ne fut donc pas sans conséquences sur la qualité des formations des professeurs eux-mêmes. Par ailleurs, l’introduction récente mais obstinée dans l’École de l’idéologie managériale poursuit ses dégâts. L’idéologie managériale, ici comme ailleurs et en amont dans la recherche et l’enseignement supérieur, est l’instrument d’une mise au pas. Comment pourrait-il en être autrement lorsqu’on sait que règne en haut lieu une idéologie de la concurrence au lieu de la promotion d’une recherche désintéressée comme d’une transmission des savoirs fondamentaux ? A-t-on contredit en haut lieu les propos du directeur du CNRS qui a affirmé que ce qui devait présider à la recherche était le «darwinisme»?11. En attendant, le métier d’enseignant comme celui de chercheur sont l’objet d’attaques qui risquent fort d’en anéantir le sens en en anéantissant le contenu. Que la résistance contre cela ne soit guère décisive doit nous interroger, mais que l’on doive l’amplifier et la fonder est une absolue nécessité. Rien ne garantit néanmoins qu’elle triomphe. Il y faudrait sans doute une grande détermination.

L’expérience qu’ont faite les professeurs de philosophie aux avant-postes en ce bac 2021, comme  seuls professeurs, avec leurs collègues de lettres en première, d’une discipline évaluée par un écrit, a permis de mesurer la volonté de détruire un métier. Chacun peut s’en persuader en lisant ici ou là leurs témoignages12.

Je ne reviendrai pas sur cette expérience courageuse mais qui pour diverses raisons a été défaite, puisque même si Blanquer peut sembler se féliciter de ce que le bac 2021 a accompli ses objectifs, il faut exiger le retour à un examen du bac digne de ce nom. C’est aussi le sens de la demande faite par l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public d’une commission d’enquête ayant pour objectif immédiat de garantir aux lycéens des épreuves de baccalauréat nationales, terminales et anonymes, condition insuffisante mais nécessaire d’égalité républicaine13.

Mais un bac ne sera vraiment digne de ce nom que si l’on établit les conditions d’un enseignement lui aussi digne de ce nom. Malheureusement, et sans doute est-ce hautement alarmant car il s’agit d’une question politique fondamentale qu’il faut de toute urgence mettre à l’ordre du jour, nous ne trouvons aujourd’hui nulle trace de la volonté d’une refondation réelle de l’ensemble de l’instruction.

Notes

1– [NdE] Professeur de philosophie honoraire en classes préparatoires aux Grandes écoles, Martine Verlhac a assuré pendant plusieurs années la formation continue des professeurs de philosophie dans l’Académie de Grenoble. Elle est l’auteur de Pour une philosophie du travail, éd. Alter Books, 2012, et a dirigé un volume intitulé L’Histoire et la mémoire (Grenoble : CDDP, 1998). Elle a publié en 2009 sur Mezetulle (ancien site) un article consacré à l’école – « Réformer l’école, c’est la refonder » http://www.mezetulle.net/article-26616424.html – ainsi qu’un article sur le travail – « Suicides au travail : le tournant gestionnaire et le déficit philosophique » http://www.mezetulle.net/article-36939270.html

2– [NdE] Il a été fait régulièrement état par Mezetulle de cette politique désastreuse : on peut consulter les très nombreux articles consacrés à l’enseignement tant sur le site d’archives Mezetulle.net que sur le présent site (voir les sommaires thématiques des deux sites) – articles signés, entre autres, par Catherine Kintzler, Jean-Michel Muglioni, Tristan Béal, Charles Coutel, Jorge Morales, Dania Tchalik, Marie Perret, Sébastien Duffort, Valérie Soria, Samuël Tomei, Edith Fuchs, Guy Desbiens.

3– Un échantillon nous en a été donné par le débat entre Pierre Mathiot, directeur de l’IEP de Lille, artisan de la réforme Blanquer, et Pierre Merle, sociologue de l’éducation, publié le 9 juillet dans Mediapart https://www.mediapart.fr/journal/france/090721/inegalites-le-nouveau-bac-mis-l-epreuve.

4Marianne 2-8 juillet 2021 : « Une lanceuse d’alerte à l’Éducation nationale » article de Gabriel Libert, https://www.marianne.net/societe/education/surnotation-au-lycee-en-corse-le-combat-dune-enseignante-face-a-leducation-nationale , texte intégral en libre accès sur Pressreader : https://www.pressreader.com/france/marianne-magazine/20210702/281917366060892 .

5– Jean-Claude Milner, De l’école, Paris : Seuil, 1984, 2e édition Lagrasse : Verdier, 2009 ; voir dans le site d’archives Mezetulle.net l’article sur cette réédition http://www.mezetulle.net/article-de-l-ecole-de-j-c-milner-enfin-republie-37572044.html .

6– Jacques Muglioni, L’école ou le loisir de penser, Paris : CNDP, 1993, 2e édition revue et corrigée, Paris : Minerve 2017. Voir l’article dans Mezetulle https://www.mezetulle.fr/reedition-du-livre-de-jacques-muglioni-lecole-ou-le-loisir-de-penser/ .

7– Alors professeur à l’Université Jean Moulin de Lyon.

8– Les actes du colloque de Sèvres ont été publiés en décembre 1984 sous le titre Philosophie, école, même combat, Paris : PUF.

9– Voir la motion du jury du Capes externe de philosophie pour le retrait de la réforme des concours du CAPES et du CAPET, à lire sur le site de l’Association des professeurs de philosophie de l’enseignement public http://www.appep.net/motion-pour-le-retrait-de-la-reforme-des-concours-du-capes-et-du-capet/ .

10– Kant, Propos de pédagogie (1803) , IX, 448.

11–  Il faut une loi ambitieuse, inégalitaire – oui, inégalitaire, une loi vertueuse et darwinienne, qui encourage les scientifiques, équipes, laboratoires, établissements les plus performants à l’échelle internationale, une loi qui mobilise les énergies. » Antoine Petit, président du CNRS, décembre 2019. Le Monde, 18 décembre 2019, article de Sylvestre Huet.

12– Voir par exemple et entre autres la tribune de Francis Métivier : «  À toi l’élève inconnu du baccalauréat » Le Monde, 7 juillet 2021 https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/07/05/baccalaureat-a-toi-l-eleve-inconnu-du-bac-philo_6087060_3232.html et l’article de Yassine Bnou Marzouk du 24 juin 2021 « Enseignants et syndicats racontent des dysfonctionnements, des convocations tardives aux compositions inappropriées des jurys du grand oral. Le ministère admet des couacs dans « des proportions non massives » https://www.lemonde.fr/societe/article/2021/06/24/des-cafouillages-d-organisation-pour-les-oraux-du-baccalaureat_6085484_3224.html .

13– Voir sur le site de l’APPEP, 13 juillet 2021 http://www.appep.net/bac-2021-une-commission-denquete-parlementaire-simpose/

Liberté de croyance et liberté d’expression selon François Héran (par Véronique Taquin)

Réviser la laïcité, pourfendre le « privilège blanc » : une nuit du 4 août à l’envers

Véronique Taquin1 a lu de près le livre de François Héran Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression2 . Dans cette analyse critique détaillée et documentée, elle met en évidence, notamment, comment F. Héran appelle de ses vœux un droit multiculturaliste (sous forme d’une diversité juridique surplombante) qui, par l’effet d’une législation européenne fantasmée, obligerait la France à réviser le droit laïque et républicain engoncé dans un « particularisme ».

Au passage quelques énormités et sophismes sont épinglés, tel le présupposé paternaliste selon lequel les immigrés seraient naturellement brimés par la loi laïque et ne pourraient pas en être, comme les autres, les bénéficiaires – cela en dit long sur une conception de la liberté qui consiste à préserver l’identité et les traditions religieuses figées dans une essence. Une analyse approfondie est également consacrée au retour du délit de blasphème par le biais victimaire des sensibilités offensées, ainsi qu’à la notion infalsifiable de discrimination indirecte.

Finalement, pour décider une « nuit du 4 août » à l’envers – événement qui inaugurerait une politique racialiste détruisant le droit national et l’égalité devant la loi – les experts d’un courant identitaire des études postcoloniales seraient-ils plus légitimes que les citoyens ?

Dans trois interventions publiques destinées à revoir la liberté d’expression au profit de la liberté de croyance, François Héran dispense aux professeurs les conseils d’un savant, mais pas seulement : cette charge contre « le camp laïciste »3 invite à « recentrer l’idée républicaine sur ses valeurs de base »4, lesquelles seraient mises à mal par l’abus de la liberté d’expression. Il est d’autant plus important de décrypter les propos de François Héran que celui-ci s’adresse aux professeurs du secondaire depuis sa chaire du Collège de France, prestigieuse institution qui l’a élu en 2017 pour enseigner sur le thème « Migrations et société » : l’autorité institutionnelle sert ici une démarche pour le moins engagée.

Dans sa « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie. Ou comment réfléchir en toute liberté sur la liberté d’expression », parue sur le site de La Vie des idées le 30 octobre 20205, François Héran s’adressait aux enseignants chargés de préparer pour le 2 novembre un cours d’Enseignement Moral et Civique (EMC) en hommage à Samuel Paty, professeur assassiné le 16 octobre 2020 par un terroriste islamiste. En mars 2021 paraissait aux éditions de La Découverte la Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, ouvrage de 247 pages qui actualise et développe la lettre de 13 pages lue en ligne par plus de 200.000 lecteurs en un mois. Au-delà de l’hommage à Samuel Paty, il s’agit alors de savoir quelle orientation donner à un cours sur la liberté d’expression. Enfin, l’auteur reprend les idées essentielles du livre dans l’entretien accordé le 10 avril à Ariane Chemin dans Le Monde pour son lancement, entretien intitulé « La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance »6.

Le 30 octobre 2020, bien conscient que « les enseignants bénéficie[raie]nt du “cadrage” préparé par l’Éducation nationale », François Héran s’appuyait sur la liberté d’expression pour justifier une démarche qui l’oppose directement au ministre de l’Éducation nationale7 : « si la liberté d’expression nous est chère, nous devons pouvoir lui appliquer aussi notre libre réflexion, à condition de l’appuyer sur des données avérées » 8. Mais au-delà de cette libre réflexion, l’invitation militante émerge en conclusion de la charge anti-républicaine, dans un dérapage surprenant : le « vous » ne s’adresse plus alors à tout professeur destinataire de la lettre, mais à l’adversaire nommé peu avant, Pierre-André Taguieff : « Je vous invite, cher collègue, à vous joindre au mouvement » pour agir contre les discriminations et en finir avec la disqualification de ceux qui les combattent, car il y aurait urgence à délivrer la France d’un « double déni », celui de son « passé colonial » et des « discriminations » qui en découlent (p. 240). Le message est repris dans l’entretien accordé au Monde, dans l’espoir d’une nouvelle « nuit du 4 août », pas moins.

Comme nous le verrons, les enjeux politiques des positions prises par François Héran relèvent parfois moins de la formation des éducateurs que de la délibération démocratique qui devrait revenir à l’ensemble des Français en matière de laïcité et de « discriminations » pour savoir si oui ou non ils souhaitent l’alignement de leur droit sur celui d’autres pays européens, et au nom de quoi.

Au nom de l’offense aux sensibilités religieuses

La liberté de croyance serait mal protégée en France par rapport à la liberté d’expression, car on en abuse en offensant les croyants : tel est l’argument avancé par François Héran, partant de l’erreur pédagogique que Samuel Paty aurait commise en montrant des caricatures de Mahomet, et surtout le dessin particulièrement offensant de Coco9. François Héran déplace subtilement l’accusation de blasphème en s’appuyant sur une sensibilité offensée.

Le déplacement de l’accusation de blasphème, de plus en plus abolie en démocratie, vers celle d’offense aux sensibilités religieuses a été étudié depuis un moment déjà. Ironie de l’histoire, Jeanne Favret-Saada a mis en évidence l’évolution de l’argumentation en France chez des prêtres catholiques du XXe siècle dans une affaire de censure bien antérieure aux débats soulevés par le terrorisme islamiste et par des revendications communautaristes musulmanes10. Clément Arambourou notait récemment une convergence entre les critiques de la liberté d’expression dans son rapport avec la liberté de croyance : ces critiques qui « existent à foison dans l’espace politique français […] sont un point de convergence pour ceux qui à gauche sont prêts à toutes les compromissions pour défendre un certain islam comme religion des opprimés et ceux qui à droite veulent imposer une identité française traditionnelle et catholique »11. S’agissant des sensibilités musulmanes offensées, en 2007, peu après l’affaire danoise des caricatures de Mahomet, la stratégie argumentative de Saba Mahmood, universitaire états-unienne islamo-gauchiste, peut s’analyser dans la même perspective quand elle comprend que l’argumentation de son maître Talal Asad, opposé au sécularisme démocratique, ne peut réussir en restant sur le terrain du blasphème : elle joue alors sur le pathos après que Tariq Ramadan, prédicateur islamiste conscient du même problème, se fut efforcé à sa manière de pervertir l’argumentation démocratique12.

François Héran a bien connaissance du déplacement actuel d’une problématique juridico-politique du blasphème vers un discours victimaire, moraliste et psychologisant qui tente de contourner la logique du droit démocratique, quand il mentionne la critique par Guy Haarscher de cette tactique insidieuse (p. 179-181). Néanmoins il préfère mettre en cause la dureté et l’injustice du droit (« summa jus summa injuria. En traduction libre : “poussé à l’extrême, le droit produit le comble de l’injustice” », p. 178), car nous vivons « dans un monde où coexistent de multiples conceptions de l’existence » (p. 178) : en découlerait la nécessité de revoir les prérogatives des « sciences juridiques » en matière religieuse pour mieux tenir compte de la diversité qu’étudient « sciences humaines et sciences sociales » en tout relativisme (p. 160). À moins que le droit devienne multiculturaliste, ou que la construction européenne oblige la France à réviser en ce sens son droit laïque et républicain. C’est dans cette optique que prend sens le raisonnement de l’auteur « à droit constant » (p. 54) : « je ne demande aucune modification de la législation française ou européenne, rien qu’une application raisonnable qui mette en balance tous les droits » (p. 241), cela en influençant les professeurs dans l’attente d’une contrainte européenne renforcée.

Du multiculturalisme au multi-juridisme

Dans ce plaidoyer pour repenser le rapport entre liberté d’expression et liberté de croyance au nom des croyants offensés, l’orientation multiculturaliste de François Héran explique la place faite au port du voile à l’école et du voile intégral dans l’espace commun. Cette position en faveur d’une laïcité accommodante se retrouve dans son soutien à l’Observatoire de la laïcité de Jean-Louis Bianco (p. 29, p. 30)13, dans son soutien au Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), présenté comme « principale association de défense des musulmans dans les affaires de discrimination »14, et dans sa charge contre les positions républicaines du ministre de l’Éducation nationale, Jean-Michel Blanquer (p. 31). Pour Anne-Marie Le Pourhiet, « l’application de l’idéologie multi-culturaliste prônant les accommodements “raisonnables” et donc des dérogations juridiques fondées sur des croyances religieuses radicales revient […] à mettre le doigt dans l’engrenage du multi-juridisme revendiqué par les théocrates »15. Mais François Héran ne veut voir dans ce type de raisonnement qu’un sophisme, celui de la pente fatale (p. 176), et il ne semble prendre en compte la cohérence contraignante d’un édifice juridique que pour faire valoir la construction d’un droit européen qui s’imposerait aux nations, car « les droits de l’homme ne sont pas un Mikado », d’où l’on pourrait adroitement extraire la liberté d’expression en laissant de côté le droit au regroupement familial : apparition révélatrice d’une préoccupation de démographe engagé en faveur de l’immigration dans un ouvrage censé porter sur la révision du rapport entre liberté d’expression et liberté de croyance à la suite d’un assassinat pour blasphème (p. 146-147). Selon François Héran, il y aurait lieu de « démocratiser toujours plus la République en la libérant de son particularisme » (p. 126), grâce à la construction du droit européen limitant sa souveraineté juridique.

Il y a là une philosophie politique pour le moins discutable. François Héran avance que la législation française est incomplète, caduque, particulière, et qu’il faut la revoir à l’aune d’une « diversité » juridique. La législation de la France serait insuffisamment démocratique du fait même qu’elle est nationale : tel est le postulat idéologique de ce plaidoyer, même si l’État-nation est encore le seul cadre connu dans lequel s’exerce aujourd’hui une souveraineté populaire, c’est-à-dire la démocratie16.

La liberté d’expression étant nécessairement bornée par une limite d’ordre public et les droits d’autrui, la question est de savoir comment chaque État démocratique en fixe les limites. La Cour Européenne des Droits de l’Homme (CEDH) a reconnu une « marge d’appréciation nationale » à chaque pays membre pour régler l’équilibre entre la liberté d’exprimer son opinion ou de manifester sa religion et les contraintes d’ordre public ou les droits d’autrui. La CEDH avait précisé en quel sens entendre cette liberté : « la liberté d’expression vaut non seulement pour les informations ou idées accueillies avec faveur ou considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi pour celles qui heurtent, choquent ou inquiètent l’État ou une fraction quelconque de la population »17.

Seulement la souveraineté juridique des États paraît regrettable à François Héran. Il insinue que ses défenseurs emboîtent le pas à un discours de droite ou d’extrême droite, notamment en France où des politiciens LR (Les Républicains) et RN (Rassemblement national) chercheraient surtout à limiter le regroupement familial des immigrés (p. 146-147) : voilà un procédé de disqualification aujourd’hui courant dans un texte adressé à un auditoire supposé bien-pensant. Le démographe avance également que serait en jeu une défense des gens issus de l’immigration contre la position « républicaine » — comme si ces personnes, énorme présupposé, devaient être considérées comme les offensés de la loi laïque et non pas comme ses bénéficiaires. C’est le thème de la contrainte « paternaliste » que les républicains voudraient exercer pour « forcer » certains de leurs concitoyens à être libres (p. 44, p. 48). Au contraire, selon François Héran, l’authentique liberté, pour des populations issues de l’immigration, résiderait dans la préservation d’une identité religieuse que la laïcité républicaine bafoue – ce qui essentialise les musulmans, alors que les croyances qui s’avèrent activement hostiles au sécularisme « occidental » sont des traditions nouvellement réinventées dans des circonstances particulières, et non une essence18 – n’importe, la loi n’aurait plus qu’à se conformer à la nécessité nouvelle de l’accueil multiculturaliste.

De plus, pour François Héran, le raisonnement s’appuyant sur un droit national perd de sa légitimité en matière de liberté d’expression du fait même de la mondialisation de l’espace où l’on communique. Désormais, « la cantonade est mondiale » (p. 114), dans un monde où « les propos et les images circulent sans frontières » (p. 143), et l’argument est ici décliné dans le registre de la peur, puisque François Héran compare la liberté d’expression et la liberté de croyance aux tours jumelles attaquées en 2001, « à la fois imposantes et fragiles », selon une image qui « n’est pas innocente » (p. 98)19. L’allusion aux tours jumelles est chargée de menaces, mais que déduire de ce nouvel espace de communication ? Car cet espace entrechoque, sans traduction ni règle, des populations hétérogènes et des régimes politiques radicalement différents, en un échange qui, pour être dominé par des géants de la communication mondiale, ne s’en avère pas moins anarchique et violent. Selon François Héran, il s’ensuivrait que les pays démocratiques doivent se voir imposer le respect des croyants dans le monde. Comme si la possibilité d’une circulation planétaire de l’information rendait les pays démocratiques comptables de réactions dans l’opinion de pays étrangers, y compris lorsqu’elles sont manipulées par des pouvoirs dictatoriaux20. Quant à l’apaisement de ces flambées de fanatisme religieux, le seul souvenir de la crise mondiale des dessins de Mahomet (2005-06) devrait rappeler que des accommodements multiculturalistes ne peuvent y suffire : en effet les exigences islamistes en matière de liberté d’expression ne portaient pas sur la législation française et allaient bien au delà, puisqu’elles s’en prenaient au secularism anglo-saxon, socle minimal de toutes les démocraties. Par ailleurs, l’argument pourtant rationnel selon lequel, croyant ou non, on reste libre dans un pays démocratique de lire ou de ne pas lire les images en circulation dans les journaux ou les réseaux sociaux est écarté par François Héran sous prétexte qu’il serait « ressassé » (p. 143).

Par parenthèse, un élève dans une classe se trouve dans une situation très différente, il n’est pas un consommateur libre de consulter ou non un journal ou un réseau social, difficulté perçue par Samuel Paty quand il a proposé aux élèves réticents de sortir de la classe. Personne ne sait comment il comptait présenter et expliquer telle ou telle caricature, et au fond on a déjà réglé la question en sa défaveur en disant qu’il l’a simplement montrée : c’est identifier le temps de la réflexion pédagogique à celui d’une polémique reposant sur le spectaculaire d’une monstration. Or il importe, en l’occurrence, de déconnecter le temps de la réflexion pédagogique de celui de la polémique dans une situation bouleversante : ce n’est ni le moment de trouver la moindre excuse sociologique à un crime abject, ni le moment de schématiser le problème à outrance pour marquer des points dans une cause ou une autre, par exemple en faveur du multiculturalisme comme solution aux problèmes posés par l’immigration, ou encore en faveur des statistiques ethniques comme moyen de combattre les « discriminations » qui résulteraient d’un passé colonial. Dans la voie de cette réflexion nécessaire, il resterait à envisager le prévisible rebondissement des difficultés, dès lors que des croyants invoquent leur sensibilité pour contester la laïcité à l’école ou ailleurs. On peut craindre que le tact ne suffise pas à prévenir des conflits préparés par des agitateurs antilaïques décidés soit à imposer un multi-juridisme (c’est la voie conquérante de l’islam dit « politique »), soit à multiplier provocations, incidents et violences (jusqu’à l’assassinat jihadiste). Prosélytisme religieux et propagande décoloniale sont à pied d’œuvre contre la laïcité, comme le montrent les travaux déjà cités de Gilles Kepel, Bernard Rougier et Hugo Micheron.

Pour en finir avec la détestation de la laïcité républicaine chez François Héran, il faut mentionner la façon dont il symétrise sacralité religieuse et sacralité républicaine pour discréditer la laïcité en niant la rationalité d’une construction politique indépendante des affiliations religieuses, ethniques ou raciales. La défense de la liberté d’expression aurait été, selon François Héran, sacralisée depuis les attentats de 2015 à travers le symbole qu’est devenu Charlie Hebdo, les attentats auraient « sacralisé toutes les caricatures sans distinction », (p. 18), l’unicité de la République n’aurait d’équivalent que dans l’unicité en islam ou tawhid (p. 19), la République aurait ses fanatiques comme l’islam (p. 203-204), la République ne serait qu’une religion particulière (p. 183-184). Ce chapelet d’inversions polémiques converge logiquement avec l’argument principal d’un anti-séculariste ultra-relativiste comme Talal Asad, qui s’appuie sur une généalogie foucaldienne pour réduire une chose à son contraire et dénoncer le sécularisme anglo-saxon comme une religion opprimant les autres, en premier lieu l’islam. Quant aux complicités intellectuelles qui paraissent inconcevables à François Héran entre islamo-gauchisme universitaire et terrorisme (p. 31-34), la rhétorique tendancieuse d’Attentats suicide du même Talal Asad permet de les concevoir malgré sa prudence21, de même que son refus de soutenir Salman Rushdie qui avait osé se désolidariser de sa prétendue communauté musulmane pour faire allégeance à l’ancienne puissance coloniale. Et pourtant cet anthropologue fait autorité dans une mouvance décoloniale qui propage sa doctrine pour contester en France laïcité et valeurs républicaines22.

Au nom des victimes de l’histoire coloniale

Il faut démêler deux types de problèmes dans les propos de François Héran sur le droit de critiquer les religions et l’offense aux croyants : François Héran charge les citoyens d’une obligation de neutralité qui incombe à l’État, et cela en confondant critique des croyances et offense aux croyants.

Comme l’explique Gwénaële Calvès, il y a d’abord chez l’auteur de la « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie » du 30 octobre 2020 une confusion entre les droits reconnus aux citoyens de critiquer toute religion, et l’obligation faite à l’État et à ses agents de s’abstenir de juger telle ou telle croyance religieuse pour autant que son expression ne contrevienne pas à l’ordre public23. À ce défaut repéré par Gwénaële Calvès dans la « Lettre aux professeurs d’histoire-géographie », François Héran répond dans son livre de mars 2021 en déplaçant son argumentation pour mettre en cause l’État sous prétexte qu’il se serait lié à l’association Dessinez Créez Liberté24 : l’État serait donc responsable des outrages infligés aux musulmans du fait même du matériel pédagogique diffusé pour l’heure d’Enseignement Moral et Civique, peut-être pas utilisé par Samuel Paty, le point serait douteux, mais par d’autres professeurs après son assassinat.

Ensuite il y a, derrière la satire ou la critique des croyances, l’offense aux croyants invoquée par François Héran. Aux termes de la loi, les citoyens sont « libres de critiquer à leur guise, y compris dans des termes virulents ou blessants, la religion en général ou une religion en particulier » 25, et la loi réprime le fait de provoquer « à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminés »26, provocation qui suppose des généralisations et des assignations enfermant les individus dans des groupes. La loi n’interdit pas d’offenser une croyance, une opinion, une doctrine, et offenser une croyance n’est pas offenser une personne. Mais François Héran confond droit positif et « droit rêvé », comme l’explique Gwénaële Calvès : « il est impossible d’affirmer, devant des élèves, qu’[un droit au respect des croyances religieuses »] est effectivement opposable à ceux dont les propos heurtent la sensibilité des croyants, ou tournent leur dieu en dérision. Ce rêve (pour d’autres, ce cauchemar) ne saurait être présenté comme une réalité »27. François Héran prône-t-il ici une évolution du droit en France ?

C’est ici que la victimisation des musulmans en tant que collectif se révèle indispensable à ce plaidoyer tendancieux pour une révision de la laïcité. Car en tirant parti du pathos de l’offense, François Héran ne s’en tient pas à la « souffrance des croyants »28 qui pourraient être individuellement atteints dans leur foi par un dommage spirituel, la dégradation proprement blasphématoire d’une figure sacrée29 : il considère que dans ces outrages « c’est bien un collectif qui est visé, l’ensemble des musulmans » (p. 24), et cela sur des motifs qui ne sont pas nécessairement religieux. C’est ainsi que les musulmans se sentiraient visés par une caricature de Mahomet, puisqu’elle jouerait nécessairement sur « le musulman type, avec son physique », et d’autres traits stéréotypés (p. 24) ; et que certaines caricatures, en associant islam et terrorisme, viseraient en France des « millions de musulmans […] qui souffrent d’être exposés au soupçon de terrorisme » (p. 69). Une image défavorable des musulmans serait ainsi au principe de l’offense impliquée par la critique de l’islam, et sa gravité tiendrait au statut victimaire de ce collectif ; en France il s’agirait de victimes de la colonisation et des discriminations religieuses, ethniques et raciales qui en résultent : dans ces conditions, cesser d’abuser de la liberté d’expression permettrait de « resserrer le lien social » (p. 167), car de nos jours le croyant victime « doit littéralement s’écraser » (p. 113) devant la volonté d’avilissement qu’on fait passer pour une critique (p. 152-153, p. 170).

Le chapitre final précise le contenu du grief fondamental : le « double déni » de l’histoire coloniale et des discriminations empêcherait de comprendre pourquoi la liberté d’expression doit être revue (p. 197-246). Il y est conseillé de méditer les « crimes de la République coloniale » pour « recentrer l’idée républicaine sur ses valeurs de base » (p. 157-158). Cet acte de contrition conduirait à rechercher des accommodements raisonnables avec des revendications religieuses, car « une ancienne puissance coloniale » ne peut prétendre « administrer une leçon de liberté aux peuples qu’elle avait colonisés » (p. 45). Or l’auteur ne se demande pas pourquoi les modèles devraient être recherchés chez d’anciennes puissances coloniales, impérialistes ou même esclavagistes et ségrégationnistes, même si leurs réalisations multiculturalistes, des États-Unis à la Grande-Bretagne, ne fournissent aucune solution miraculeuse, ni pour revenir à la paix civile, ni pour éradiquer le terrorisme islamiste30.

Qu’importe : pour le démographe engagé en faveur de l’immigration, entraîné fort loin des caricatures de Mahomet, les « discriminations ethnoraciales », qui sont des séquelles de la colonisation, relèvent du « racisme systémique » (p. 239) – d’où, dans l’entretien accordé au Monde, des développements sur les réunions racialement non mixtes en glissement incontrôlé vers le thème de la « race », alors que la « question noire » par exemple, est tout à fait distincte de celle de la religion musulmane31. Le lien est fourni par « l’islamophobie » : ce qui serait la plus grave des discriminations systémiques aujourd’hui (p. 233) est dénoncé comme un cas particulier de « racisme d’État » au prix d’une confusion militante entre race et religion. Le professeur au Collège de France partage ainsi la position d’extrémistes racialistes et décoloniaux dont l’emprise, paradoxalement, s’accroît aujourd’hui au nom de la bienséance politique (political correctness). Que sont ces « discriminations systémiques » ? Irréductibles aux inégalités sociales auxquelles elles se surajoutent (p. 216), elles seraient décelées par des études statistiques objectivant le phénomène hors de tout projet de persécution, indépendamment de toute intention de réserver un traitement injuste à quiconque. Il s’agirait de « discriminations indirectes et non intentionnelles » dont l’effet serait massif et mesurable (p. 208, p. 211, p. 213), de surcroît imputable à l’État dès lors que celui-ci ne fait rien pour y mettre fin (p. 233, p. 235). Il est donc longuement question des discriminations d’origine policière dans un ouvrage sur la liberté d’expression.

On comprend alors la fréquence et la virulence des attaques contre Pierre-André Taguieff dans ce livre32. Il a en effet soumis cette victimisation à une analyse historique et critique, en tant que phénomène idéologique, tandis que François Héran ne veut y voir qu’une « formule d’exécration » utilisée de nos jours quand on veut nier l’existence des discriminations (p. 177). Pierre-André Taguieff interprète la dénonciation de « l’islamophobie » comme celle d’un racisme imaginaire à l’intérieur du plus vaste ensemble sur lequel veut mobiliser le pseudo-antiracisme politique : l’opération ne progresse qu’à condition de travailler systématiquement l’opinion selon le couple victimisation/culpabilité sur le thème postcolonial puis dans le cadre de l’offensive décoloniale. Cette offensive décoloniale a gagné d’autant plus de terrain que la gauche intellectuelle entrait en crise et que la gauche politique se décomposait, avec le recul des mobilisations fondées sur la classe sociale. Si Pierre-André Taguieff a vu juste au tournant des années 1980-9033, l’antiracisme s’est transformé en idéologie dominante, susceptible de jouer le rôle d’une idéologie de substitution par rapport au socialisme : après le discrédit jeté sur les utopies marxistes par la vague anti-totalitaire des années 1970-80, la nouvelle religion politique reconstituait son messianisme et sa martyrologie en investissant un prolétariat de substitution, d’abord dans le peuple palestinien puis dans l’ensemble des musulmans, leur religion devenant celle des opprimés. On ne s’étonnera pas que la nouvelle bienséance politique se répande en oblitérant cette analyse idéologique, malgré son information irréprochable et sa profondeur : François Héran répète sans le moindre argument que L’imposture décoloniale de Pierre-André Taguieff ne serait qu’un « pamphlet » 34.

Cette victimisation a une fonction sur le plan juridique, analysée par Anne-Marie Le Pourhiet. Alors que le droit républicain n’accepte que « l’égalité de droit », les revendications communautaires exigent « l’égalité réelle », passant par des mesures « compensatoires » des discriminations « passées » (subies dans le passé par des minorités « dominées »)35. La demande de privi-lèges  (littéralement, les lois particulières dont la Révolution française a entrepris de nous débarrasser) passe par l’invocation d’une injustice subie. Le droit européen fait une place croissante à la notion de discrimination qui contrevient selon la juriste au principe d’égalité devant la loi du droit français. S’y introduit également la notion de « discriminations indirectes » : selon les partisans de cette notion, il s’agit de discriminations réelles qu’un droit faisant abstraction de particularités sexuelles, ethniques, raciales ou religieuses ne pourrait pas ne pas produire, malgré une apparente égalité de traitement, en désavantageant certaines personnes pour des motifs prohibés. La définition est donnée dans une directive européenne de 2000, qui l’ajoute à celle de la « discrimination directe » : « une discrimination indirecte se produit lorsqu’une disposition, un critère ou une pratique apparemment neutre est susceptible d’entraîner un désavantage particulier pour des personnes d’une religion ou de convictions, d’un handicap, d’un âge ou d’une orientation sexuelle donnés, par rapport à d’autres personnes à moins que […] cette disposition, ce critère ou cette pratique ne soit objectivement justifié par un objectif légitime et que les moyens de réaliser cet objectif ne soient appropriés et nécessaires »36. Ce sont précisément des « discriminations indirectes » que François Héran voudrait voir mesurées dans le cadre d’un Observatoire national des discriminations à instituer selon ses voeux par une nouvelle « nuit du 4 août », comme il le dit dans l’entretien qu’il accorde au Monde le 10 avril 2021. Pour Anne-Marie Le Pourhiet, « la notion de “apparemment neutre” n’a pas de sens, un traitement est neutre ou il ne l’est pas », et la notion de discrimination indirecte a ceci d’ « absurde » qu’elle revient en pratique à refuser toute règle générale, qui a forcément toujours pour effet de « désavantager » quelques-uns »… y compris les naturistes, désavantagés par l’interdiction de se promener nus dans les rues37… Difficile donc de faire prévaloir l’éclairage relativiste de certaines sciences sociales sur les questions religieuses, que ce soit pour mettre en veilleuse l’éclairage des sciences juridiques comme le voudrait François Héran, ou bien pour écarter d’incontournables questions de philosophie politique38.

Dans l’espace politique en recomposition qui est le nôtre, cette exigence d’« égalité réelle », passant par la réparation d’injustices subies par des « minorités » pourrait réunir provisoirement des courants aux objectifs très différents : les partisans d’un néolibéralisme favorable aux migrations et à l’affichage bien-pensant d’une politique de commisération rejoindraient là des idéologues décolonialistes, racialistes, indigénistes, ou intersectionnels dont les objectifs sont révolutionnaires, car tous disent viser une « égalité réelle » que l’égalité devant la loi ne suffit pas à atteindre. Les courants révolutionnaires reprennent la distinction marxiste entre « droits formels » et « droits réels », et voudraient donner des habits neufs à une vulgate communiste qui ressurgit dans une curieuse alliance avec la bien-pensance néolibérale, l’injustice des rapports de classe ne comptant pas parmi les « discriminations »39  : cette convergence repose sur une opposition à l’État-nation, au souverainisme, au droit laïque et républicain, actuellement diabolisés par association avec la droite elle-même amalgamée à l’extrême droite.

Des prétentions scientifiques sujettes à caution

L’injonction à repenser la liberté d’expression pour faire droit à la liberté de croyance, révisée en dignité des croyants de façon très contestable, demande que soit étayée factuellement l’allégation de discriminations religieuses héritées de l’histoire coloniale. Or cet étayage pose problème, aussi bien du côté de l’histoire de la colonisation et de ses séquelles que de la sociologie des discriminations. Concernant l’histoire de la colonisation et de la décolonisation, on se contentera de renvoyer aux travaux solides et précis qui, de Pierre Vidal-Naquet et Gilbert Meynier à Pierre Vermeren, en passant par Sophie Bessis, se tiennent à l’écart des interprétations décoloniales aujourd’hui en vogue, quelles que soient les préférences politiques des chercheurs cités40. On s’en tiendra ici à la question des démonstrations sociologiques qui voudraient se fonder sur des statistiques. On ne peut donner qu’un nombre limité d’illustrations, mais elles suffisent à poser le problème d’interprétation dans une discipline qui, sans être uniformément conquise, s’est souvent précipitée dans la critique antilaïque.

François Héran considère que des études statistiques permettent de démontrer l’ampleur et la gravité des phénomènes de discrimination en France dans l’accès à l’embauche (p. 210, p. 215) et l’accès aux services publics (p. 212), qu’il s’agisse de discriminations ethnoraciales ou de discriminations religieuses qui s’en distinguent (p. 223). Pourtant, certains travaux en cours mettent en question les méthodes utilisées pour produire et interpréter les statistiques correspondantes. La question n’est pas de nier l’existence de discriminations, mais d’examiner de plus près l’argument des discriminations dont il est fait un grand usage militant : c’est précisément son omniprésence dans les médias, chez des politiques et dans l’opinion qui rend nécessaire l’examen critique de certaines évidences idéologiques en circulation.

Par exemple, en étudiant les réactions des lycéens à l’attentat de 2015 contre Charlie Hebdo et à la minute de silence en hommage aux victimes, Jean-François Mignot a infirmé plusieurs idées reçues concernant leurs motivations, leur situation familiale et socio-économique mais également leur sentiment de discrimination pour motif ethno-religieux : le sociologue-démographe montre que le degré d’acceptabilité de la violence est irréductible aux explications convenues dont le discours bien-pensant se contente trop souvent. L’étude rejoint ainsi les conclusions de l’ensemble de cet ouvrage collectif, qui montre que « la radicalité religieuse ne semble pas être principalement la fille de l’exclusion socio-économique et [que] sa racine spécifiquement religieuse semble forte » (p. 366)41.

Autre critique éclairante, Philippe d’Iribarne souligne une confusion trop répandue entre traitement différencié et discrimination religieuse : il voudrait démêler les jugements portant sur des comportements et ce qui relève à proprement parler de la discrimination contre les musulmans. Une analyse très précise du Rapport 2016 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie émanant de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme permet à Philippe d’Iribarne de contester la méthode et les résultats d’une « étude militante » qui prétend démontrer l’islamophobie viscérale de la société française, mais multiplie pour cela questions biaisées et erreurs de raisonnement42. Philippe d’Iribarne revoit l’interprétation de testings récents sur les demandes d’entretien d’embauche, et cette critique serrée le conduit à dégager « le poids idéologique de la vision victimaire de l’islam et des musulmans » qui altère le raisonnement au moment de conclure. Il montre ainsi que les choix entre candidats à l’entretien d’embauche, souvent caractérisés comme « discriminatoires » dans un discours bien-pensant, sont en fait guidés par « l’anticipation rationnelle » des aptitudes supposées des candidats à convenir aux postes, certes dans l’intérêt de l’entreprise, mais d’une façon qui ne relève pas du préjugé dans son irrationalité43 . C’est bien le comportement qui est ainsi apprécié selon une anticipation rationnelle, et si certains indices suscitent des craintes concernant l’aptitude du candidat à remplir le poste, d’autres jouent en sens inverse, le choix se faisant dans l’intérêt de l’entreprise.

Dans un même souci de rigueur, Nathalie Heinich, qui épinglait la confusion entre différence et discrimination dans son Bêtisier du sociologue, y revient dans Ce que le militantisme fait à la recherche44 et s’étonne d’une méconnaissance des « effets de structure » dans certains raisonnements victimaires. Par exemple, quand est occulté le fait que les différences de couleur de peau recouvrent pour une grande part des différences de statut social : délinquance et irrégularité du titre de séjour sont plus fréquentes dans les quartiers populaires, pour des raisons socio-économiques. Curieusement, ce type d’effet de structure est passé sous silence malgré son rôle fondamental en sociologie45. Le même type d’objection s’appliquerait aux enquêtes concernant les violences policières, ou concernant la surreprésentation dans les prisons de descendants d’une immigration originaire d’anciennes colonies. Ajoutons que ces erreurs de raisonnements, chez les adversaires, universitaires ou non, du droit républicain, suscitent la méfiance de lecteurs qui n’oublient pas tout réflexe critique lorsqu’ils y sont confrontés : il en est ainsi lorsque François Héran se présente comme « épargné » par les « interpellations » policières au « terminus d’une ligne de métro située dans une banlieue de la seconde ceinture », contrairement aux personnes « de couleur ou basané[e]s », et en déduit qu’il lui faut mettre en évidence le « privilège blanc » (p. 230-231).

Il est vrai qu’à propos des discriminations, de leur analyse et de la façon de les combattre, on finit par se heurter à des limites dans l’argumentation sur la scientificité des travaux, fort bien indiquées par Wiktor Stoczkowski dans « La guerre des visions du monde à l’Université »46. Néanmoins, avant d’en arriver au choix portant sur des visions du monde, l’allégation de scientificité ne devrait pas inhiber l’esprit critique, et surtout pas dans une période où les conflits les plus durs parcourent les sciences humaines et sociales. Constamment invoquée par les militants racialistes, indigénistes, décoloniaux ou intersectionnels, la réalité d’un « racisme systémique », plus encore celle d’un « racisme d’État », n’est établie par aucune démonstration scientifique, comme l’indiquent les travaux de Pierre-André Taguieff47, qui n’ont jusqu’à aujourd’hui pas été démentis par des analyses statistiques rigoureuses – sans parler de la méthodologie très contestée des enquêtes fondées sur l’auto-déclaration du sentiment de discrimination raciale ou ethno-religieuse.

Reste donc à attendre l’avancée de travaux aussi rigoureux que possible, si l’on veut trouver les moyens de contrarier efficacement les « discriminations », au lieu de se fourvoyer dans une mobilisation victimaire dont les effets pervers sont prévisibles. Wiktor Stoczkowski les pointe à sa manière quand il oppose vision « solidariste » et vision « antagoniste » de la société, puis reconnaît la seconde dans le courant « décolonial » et la récuse en craignant « qu’elle engendre un jour la société qu’elle dépeint »48. De leur côté, Stéphane Beaud et Gérard Noiriel sont fortement inspirés par Bourdieu, ce qui en l’occurrence ne les empêche pas de se méfier d’une victimisation racialiste : ils mettent en garde contre la « violence symbolique » du vocabulaire racial, contre le renforcement de « l’enfermement identitaire » qu’on voudrait combattre, contre l’accentuation de la division des classes populaires49. Pour l’heure, un professeur au Collège de France fait sien un vocabulaire militant qui semble fortement lié à une vision du monde. « Islamophobie d’État », « discrimination institutionnelle », « racisme d’État » (p. 237), « privilège blanc » (p. 230-231), au détriment des « racisés » (p. 219), pure évidence du combat « intersectionnel » (p. 225), ce vocabulaire codé devrait être admis sur la foi d’un argument massue de pure « communication » : à savoir que la critique de ce vocabulaire et des notions correspondantes ne saurait relever pour François Héran que de la cancel culture, puisqu’il s’agirait d’après lui du déni des discriminations (p. 209).

Des opinions à soumettre au plus large débat démocratique

La réflexion de François Héran sur la liberté d’expression est orientée vers la dénonciation de discriminations d’une « ampleur » considérable : c’est le mouvement de son livre. La suite, dont son essai ne traite pas mais dont la conséquence est logique, réside dans une politique de discrimination positive destinée à compenser les préjudices subis, mais l’auteur songe aussi à d’autres mesures dérogatoires quand il évoque, dans son entretien avec une journaliste du Monde, l’encouragement à donner aux réunions non mixtes qui permettent aux discriminés « d’unir leurs forces » contre préjugés et obstacles50. Des changements d’une telle ampleur doivent-ils être institués sans être soumis aux électeurs, avant qu’on n’autorise, par exemple, les réunions syndicales de professeurs dans les conditions de cette non-mixité, et avant que les professeurs ne soient formés pour enseigner dans cet esprit ? Or, comme on le voit dans l’entretien accordé au Monde le 10 avril 2021, les propos de François Héran expriment plutôt une certaine réticence au contrôle par des instances résultant, directement ou non, des élections. Ainsi le vote unanime du Sénat le 1er avril 2021, visant à dissoudre les associations qui organisent des réunions racialement non mixtes, est-il réduit par lui à l’effet d’un « emballement » médiatique.

Qu’arriverait-il, s’il fallait présenter à l’ensemble des électeurs une politique racialiste contraire aux principes du droit français, et d’abord au principe constitutionnel de l’égalité devant la loi ? Posée clairement avec explicitation de ses nombreuses conséquences, la question ne devrait pas déclencher l’approbation. Dès lors qu’on est conscient des risques attachés à la racialisation de la société qui peut découler de l’usage de la catégorie sociologique de la « race », comme le sont Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, on demande que le suffrage universel décide : « ce n’est pas aux experts, écrivent le sociologue et l’historien, mais à l’ensemble des citoyens de décider » s’ils veulent des statistiques ethniques51, pour « créer des catégories étatiques qui n’existent pas dans le droit français », avec tout ce qu’elles impliquent52.

Est-il légitime de démolir progressivement le droit national, sans expliquer clairement aux électeurs les objectifs d’un acte révolutionnaire qui mérite pourtant d’être analysé en tant que tel ? Car la « nuit du 4 août » 1789 a un sens précis dans notre histoire : c’est alors que fut votée l’abolition des privilèges féodaux par l’Assemblée constituante. Est-ce pour abolir le trop fameux « privilège blanc » que l’auteur voudrait trouver appui auprès du Défenseur des droits pour « mettre sur pied un Observatoire national des discriminations digne de ce nom »53 ?

S’agissant des ministres, si l’on en croit François Héran, il faudrait surtout que Frédérique Vidal, ministre de l’Enseignement supérieur et de la recherche, laisse « les chercheurs débattre » de questions telles que la mesure de l’islamophobie, les études décoloniales ou les méthodes intersectionnelles54. Quant au ministre de l’Éducation nationale Jean-Michel Blanquer, et au ministre de l’Intérieur Gérald Darmanin, que dire de leur esprit républicain, que semble dénigrer François Héran du seul fait qu’il est républicain ?

Et tout cela pour une « nuit du 4 août » à l’envers, qui supprimerait l’égalité devant la loi ? Espérons que nos concitoyens ne suivraient pas cette contre-révolution prétendument généreuse : espérons qu’ils ne permettront pas la restauration du privilège sous les formes en vogue promues par la « gauche identitaire », qui a déjà fait la preuve de sa nocivité politique 55.

Notes

1Véronique Taquin, professeur de chaire supérieure en classes préparatoires littéraires et écrivain http://lejeudetaquin.free.fr/ .

2 – Voir la référence note suivante.

3 – François Héran, Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, Paris, La Découverte, mars 2021, p. 29.

4 – François Héran, ouvrage cité, p. 157-158.

6 – François Héran, « La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance », propos recueillis par Ariane Chemin, Le Monde, 10 avril 2021.

7 – François Héran, ouvrage cité, p. 21, p. 31. La lettre du 30 octobre 2020 est reproduite p. 7-20.

8 – Ouvrage cité, p. 8.

9 – On trouve différentes déclinaisons de la même accusation, nécessairement euphémisée dans les tribunes parues à cette occasion : voir Jean-Louis Schlegel et Olivier Mongin, « Les défenseurs de la caricature à tous les vents sont aveugles sur les conséquences de la mondialisation », Le Monde, 3 novembre 2020 ; ou Fabien Truong « Le drame de Conflans-Sainte-Honorine nous rappelle qu’une salle de classe n’est pas une arène politique publique », dans Le Monde, 23 novembre 2020.

10 – Entretien de Jeanne-Favret Saada avec Arnaud Esquerre, « 1988-2019 : Le retour de l’accusation de blasphème est une révolution dans notre vie publique », site de l’association Europe Solidaire Sans Frontière, 12 octobre 2019. Jeanne Favret-Saada, « Les habits neufs du délit de blasphème », Mezetulle, 14 juin 2016 . Voir aussi Catherine Kintzler, « “It hurts my feeelings”. L’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème », Mezetulle, 28 janvier 2020. Voir également Jean-Éric Schoettl, « Le blasphème va-t-il être rétabli au nom du respect dû à autrui ? », Figarovox, le 3 mai 202 .

11 – Clément Arambourou, « Lettre à François Héran », site de la revue Le Droit De Vivre, Ligue internationale de lutte contre le racisme et l’antisémitisme, 12 avril 2021.

12 – Véronique Taquin, « Judith Butler, l’anthropologie postcoloniale et les dessins de Mahomet », Cités, 72, « Le postcolonialisme », décembre 2017, p. 117-126.

13 – François Héran soutient la tribune « Les menaces sur l’Observatoire de la laïcité cachent mal une dangereuse récupération idéologique », où 119 universitaires mettent en garde contre « la tentation de faire de la laïcité un outil répressif, de contrôle et d’interdiction, en contradiction totale avec la loi de 1905 » : « C’est à cette tendance voulant renforcer le contrôle des cultes et rendre invisible la religion dans l’espace public que s’oppose, depuis son installation, l’Observatoire de la laïcité ».

14 – Le CCIF a été dissous le 2 décembre 2020 à l’initiative du ministre de l’Intérieur, Gérald Darmanin.

15 – Anne-Marie le Pourhiet, « Principe d’égalité et discriminations religieuses », La modernité disputée. Textes offerts à Pierre-André Taguieff, Textes rassemblés, édités et introduits par Annick Duraffour, Philippe Gumplowicz, Grégoire Kauffmann, Isabelle de Mecquenem, Paul Zawadzki, CNRS Éditions, 2020, p. 211-217.

16 – Voir Gil Delannoi, La nation contre le nationalisme, Paris, PUF, 2018.

17 – François Héran cite dans sa lettre du 30 octobre l’arrêt rendu le 7 décembre 1976 par la Cour européenne des droits de l’homme : voir ouvrage cité, p. 11.

18 – Gilles Kepel, Les banlieues de l’islam. Naissance d’une religion en France, Paris, Seuil, 1987. Albert Memmi, Portrait du décolonisé, Paris, Gallimard, « Folio », 2004. Pierre Vermeren, Le choc des décolonisations. De la guerre d’Algérie aux printemps arabes, Paris, Odile Jacob, 2015. Florence Bergeaud-Blackler, Le marché halal ou l’invention d’une tradition, Paris, Seuil, 2017. Bernard Rougier (dir.), Les territoires conquis de l’islamisme, Paris, PUF, 2020. Hugo Micheron, Le jihadisme français. Quartiers, Syrie, prisons, Paris, Gallimard, 2020.

19 – François Héran, ouvrage cité, p. 98.

20 – Jeanne Favret-Saada a analysé ce mécanisme dans l’affaire des caricatures de Mahomet, dans Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Les Prairies ordinaires, 2007. Jeanne Favret-Saada, « L’affaire des dessins de Mahomet et le supposé pouvoir performatif des images », le 11 mars 2016 .

21 – Talal Asad, On suicide bombing, New York, Columbia University Press, 2007, traduit en Attentats suicide. Questions anthropologiques, traduit par Rémi Hadad, préface de Mohamed Amer Meziane, Kremlin-Bicêtre, Zones Sensibles Éditions, 2018. Extrait de l’introduction : « je voudrais suggérer que la violence légitime exercée par et dans les formations étatiques modernes – dont l’État démocratique libéral – possède en outre une particularité absente de la violence terroriste (non du fait d’une quelconque vertu de cette dernière, mais en raison des moyens dont dispose la première) : une combinaison de cruauté et de compassion que sanctionnent légalement, voire qu’encouragent, des institutions sociales progressistes » (« Introduction » en ligne sur le site des éditions Zones sensibles).

22 – Voir par exemple Mohamed Amer Meziane, qui introduit le dossier « Décoloniser la laïcité » de Multitudes, 2015/2, n° 59, juin 2015, et y traduit Talal Asad sous le titre « Penser le sécularisme » (p. 69-82). Voir aussi Nadia Marzouki, « La réception française de l’œuvre de Saba Mahmood et de l’asadisme » (p. 35-51).

24 – L’association Dessinez Créez Liberté (DCL) a été créée par Charlie Hebdo peu après l’attentat de janvier 2015 perpétré contre le journal.

25 – Gwénaële Calvès, article cité.

26 – Ajout, par la loi du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le racisme, à l’article 24 de la loi du 29 juillet 1881.

27 – Gwénaële Calvès a critiqué en juriste les arguments littéralistes de François Héran sur l’apparition récente des mots « liberté d’expression » et sur leur absence de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948, d’où découlerait que c’est une idée neuve (article cité).

28Lettre aux professeurs, ouvrage cité, p. 177.

29 – C’était la voie privilégiée par Saba Mahmood, qui faisait valoir la relation intime du croyant au Prophète, ainsi qu’une croyance dans le pouvoir spirituel des images, fort éloignée de la conception chrétienne du symbole. Voir Véronique Taquin, « Judith Butler, l’anthropologie postcoloniale et les dessins de Mahomet », Cités, 72, « Le postcolonialisme », décembre 2017, p. 117-126.

30 – Farhad Khosrokhavar l’a montré pour la Grande Bretagne à travers un ensemble de comparaisons entre pays européens, mais il n’en modifie pas pour autant sa position multiculturaliste : Le nouveau jihad en Occident, Paris, Robert Laffont, 2018.

31 – Le dérapage se voit dans l’entretien accordé au Monde le 10 avril 2021 par François Héran.

32Lettre aux professeurs sur la liberté d’expression, ouvrage cité, p. 21, p. 32, p. 202, p. 219-220, p. 229-230, p. 239.

33 – Pierre-André Taguieff mentionne ses convergences avec Paul Yonnet et Jean-François Revel dans L’imposture décoloniale. Science imaginaire et pseudo-antiracisme, Paris, Éditions de l’Observatoire/Humensis, 2020, p. 262, p. 269, p. 303. Voir sur ce point ma recension de l’ouvrage dans le numéro 86 de Cités, à paraître en juin 2021.

34 – Pierre-André Taguieff, L’imposture décoloniale, ouvrage cité, 2020, et Liaisons dangereuses. Islamo-nazisme, islamo-gauchisme, « Questions sensibles », Paris, éd. Hermann, 2021.

35 – Pour la critique de la notion de « discrimination passée », voir Anne-Marie Le Pourhiet, « Pour une analyse critique de la discrimination positive », Le Débat, Gallimard, mars-avril 2001, n° 114, p.166-177.

36 – Directive 2000/78/CE du Conseil de l’Union Européenne 27 novembre 2000, article 2. Anne-Marie Le Pourhiet, « Principe d’égalité et discriminations religieuses », article cité.

37 – Anne-Marie le Pourhiet, article cité, p. 214.

38 – Anne-Marie Le Pourhiet soulève de vraies questions dans « L’égalité », dans Serge Guinchard (dir.), Le grand oral – protection des libertés et des droits fondamentaux, Issy-les-Moulineaux, Lextenso-éditions, 2016, p. 651 sq. Elle relève dans la critique de l’égalité juridique (et donc du modèle républicain français) « une mixture [de ses] contestations réactionnaires [par Edmund Burke et Joseph de Maistre] et marxiste ». Elle souligne le sens clientéliste des atteintes à la règle méritocratique, et voit dans la discrimination positive le retour d’ « une appropriation privée et corporatiste de la chose commune que la Révolution française avait justement entendu éradiquer ».

39 – L’énumération des discriminations prohibées repose sur vingt-trois critères dans le dernier état de l’article 225-1 du Code pénal français et la liste pourrait bien s’allonger (voir Anne-Marie Le Pourhiet, Le grand oral – protection des libertés et des droits fondamentaux, ouvrage cité). Cependant, comme le remarquent Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, « Alors que le problème de la sous-représentation des femmes ou des minorités revient périodiquement dans le débat public, pratiquement personne ne trouve surprenant qu’il n’y ait aucun ouvrier parmi les députés, bien qu’ils constituent 20% de la population active » (Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Marseille, Agone, 2020, p. 165).

40 – Gilbert Meynier et Pierre Vidal-Naquet, « Des vérités bonnes à dire à l’art de la simplification idéologique », à propos de Coloniser exterminer, d’Olivier Le Cour Grandmaison, Études coloniales, 10 mai 2006. Pierre Vermeren, Le choc des décolonisations. De la guerre d’Algérie aux printemps arabes, Paris, Odile Jacob, 2015. Sophie Bessis, La double impasse. L’universel à l’épreuve des fondamentalismes religieux et marchand, Paris, La découverte, 2015.

41 – Jean-François Mignot, « Les lycéens face aux attentats de 2015 », dans La tentation radicale. Enquête auprès des lycéens, sous la direction de Olivier Galland et Anne Muxel, Paris, PUF, 2018, p. 153-202.

42 – Philippe d’Iribarne, L’islamophobie. Intoxication idéologique, Albin Michel, 2019, « L’islamophobie vue par la CNCDH. Entre démarche militante et légèreté scientifique », p. 23-36. Voir le Rapport 2016 sur la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), Paris, La documentation française, 2017.

43 – Philippe d’Iribarne, L’islamophobie. Intoxication idéologique, Albin Michel, 2019, « Les employeurs sont-ils islamophobes ? », p. 55-78.

44 – Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, Paris, Klincksieck, 2009, p. 90-92 sur la confusion entre différence et discrimination, p. 68-69 sur l’ignorance des effets de structure. Nathalie Heinich, Ce que le militantisme fait à la recherche, Paris, Gallimard, « Tracts », à paraître fin mai 2021.

45 – Nathalie Heinich, Le Bêtisier du sociologue, ouvrage cité, p. 68-69.

46 – Wiktor Stoczkowski, « La guerre des visions du monde à l’Université », site de l’Observatoire du décolonialisme et des idéologies identitaires, 9 avril 2021.

47 – Pierre-André Taguieff, « Racisme institutionnel », article du Dictionnaire historique et critique du racisme, sous sa direction, Paris, PUF, 2013.

48 – Wiktor Stoczkowski, « La guerre des visions du monde à l’Université », article cité.

49 – Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, Race et sciences sociales. Essai sur les usages publics d’une catégorie, Marseille, Agone, 2020, p. 213, p. 369-371.

50 – François Héran, « La liberté d’expression tend aujourd’hui en France à étouffer la liberté de croyance », propos recueillis par Ariane Chemin, Le Monde, 10 avril 2021, article cité.

51 – François Héran en est partisan. Voir par exemple, « Cessons d’opposer les principes républicains à la statistique ethnique », Le Monde, 20 juin 2020.

52 – Stéphane Beaud et Gérard Noiriel, ouvrage cité, p. 375.

53 – François Héran, entretien cité, 10 avril 2021.

54 – François Héran, entretien cité, 10 avril 2021.

55 – C’est le titre d’un ouvrage états-unien de Mark Lilla, La gauche identitaire. L’Amérique en miettes, Paris, Stock, 2018.

« Pour une République laïque et sociale » de Charles Coutel (lu par P. Foussier)

Dans son dernier livre, Pour une République laïque et sociale (Paris, L’Harmattan, 2021), Charles Coutel propose de ressourcer la cause républicaine à l’aune des grands penseurs des Lumières. C’est en puisant dans ces héritages que les républicains humanistes pourront tracer des perspectives à la hauteur des défis considérables qui nous assaillent.

Aux sources du combat républicain

Ce livre est dédié à la mémoire de Samuel Paty, « professeur mort pour la République ». S’il en était besoin, les faits nous rappellent que l’histoire est tragique et que la séquence que nous traversons depuis une dizaine d’années l’est singulièrement. Aujourd’hui, affirmer l’idéal républicain et laïque peut conduire des fanatiques à nous en empêcher par l’élimination physique. « Notre représentation de l’humanisme républicain ressemble à une statue abandonnée, depuis longtemps, au fond de l’océan de notre négligence oublieuse », constate Charles Coutel.

« Comme elle, il peut devenir méconnaissable : les traits du visage s’estompent, les mots pour en parler deviennent flous, les symboles qui l’entourent se perdent ; on oublie la sculpture initiale, le long travail des sculpteurs et l’emplacement de l’atelier. Tout se passe comme s’il fallait de grandes épreuves telles que celles que nous vivons pour en prendre conscience et célébrer l’esprit humaniste qui sut construire notre République et nous apprendre à chérir notre Nation ».

On se lamente souvent de voir les ennemis de l’humanisme et les anti-républicains relever la tête avec autant d’assurance et engranger les victoires les unes après les autres. On s’interroge moins volontiers sur les raisons de leurs succès, qui tiennent largement à nos propres faiblesses ou renoncements. Pour cette raison notamment, le livre de Charles Coutel nous permettra de nous réarmer pour substituer à la posture défensive à laquelle nos ennemis nous ont acculés la claire conscience du nécessaire combat républicain. Lequel ne connaît jamais de trêve, comme nous l’ont enseigné nos anciens. Comme le souligne Gérard Delfau, qui accueille ce livre dans sa belle et fort utile collection « Débats laïques », l’auteur traite le sujet en philosophe, se servant « uniquement de concepts et de l’argumentation pour exposer ses idées en la matière […] sans recourir à la sociologie ou à l’histoire, sans rapporter des anecdotes […]. Il s’extrait de la mêlée. Il prend les choses de plus haut ».

Reconquête de la culture humaniste

Ce n’est évidemment pas un hasard si nous avons de nouveau à puiser dans le legs des Lumières pour trouver les forces nécessaires au réarmement républicain. Car c’est cet héritage-là qui est frontalement contesté, attaqué, défié, lentement grignoté par ceux qui, d’une manière ou d’une autre, voudraient nous replonger dans une logique antérieure, soumise à un ordre naturel ou divin plutôt qu’à l’ordre humain. Charles Coutel convoque pour cela Montesquieu et Condorcet. Le premier nous rappelle que l’universalisme « est à la fois une méthode et un horizon » s’adossant à « l’intérêt à long terme du genre humain ». Quant à Condorcet, il nous aide à penser la citoyenneté avec l’idée mélioriste hélas négligée « de la refonder sans cesse » pour écarter le risque que la République ne « devienne une simple démocratie gestionnaire ». Condorcet nous est également indispensable pour interroger le rôle de l’école. L’exigence d’instruction et de transmission, longtemps hissée au rang de priorité par la République, a été abandonnée depuis une cinquantaine d’années et on ne saurait outre mesure être surpris des dégâts que cette faute a engendrés.

L’auteur nous appelle donc à promouvoir la cause républicaine et ses principes. Il flétrit les « valeurs » invoquées par les tenants du « vivre ensemble » et son rappel à l’ordre sur la nécessaire réappropriation du vocabulaire républicain permettra de ne pas faire le cadeau à nos adversaires d’utiliser leurs propres concepts, du « bien commun » au « care » en passant par le « sociétal ». Avec Charles Coutel, aucun risque de voir le magnifique mot de citoyen adjectivé comme il l’est de plus en plus fréquemment. La « reconquête des mots et de la mémoire de la culture humaniste » est en effet un préalable, on le voit d’ailleurs quotidiennement à la manière dont les adversaires de la République dégradent la langue au service de leur entreprise de déconstruction. De cela et de la dissipation des confusions sciemment entretenues sur la laïcité, on se nourrira avec profit en vue, comme le suggère Patrick Kessel dans sa préface, de « réenchanter la République ».

Charles Coutel, Pour une République laïque et sociale. Héritages, défis, perspectives, préface de Patrick Kessel, L’Harmattan, coll. Débats laïques, 174 p.

[Reprise de l’article publié sur le site de l’UFAL le 4 mars 2021. Avec l’aimable autorisation de l’UFAL et les remerciements de Mezetulle.]

« Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? », sur le livre d’Aline Girard

Le livre d’Aline Girard Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? (Minerve, 2021)1 ne s’inscrit pas dans le consensus qui, depuis le début des années 2000, entoure la question : il l’examine et montre que, loin de se réduire à une mise à jour pédagogique, les modalités d’introduction de cet enseignement en font un « événement idéologique majeur » qui affecte l’idée même d’école républicaine.
J’ai eu le plaisir de lire ce livre très documenté et argumenté dès son premier jet et d’en écrire la préface que je publie ci-dessous, avec l’aimable autorisation de l’éditeur Minerve. Je la fais suivre d’une brève analyse qui s’appuie sur le parcours du livre.

Préface (p. 7-10)

Après avoir lu l’étude d’Aline Girard, j’ai rouvert le manuel d’histoire classe de 3e que j’avais étudié pour réviser le « Brevet » – programme couvrant la période de la fin du XVe siècle à la veille de la Révolution française. Sur 35 chapitres, 5 sont intégralement consacrés aux mouvements, doctrines et conflits religieux, avec force détails et documents annexés – outre les mises au point, fréquentes et illustrées, dans d’autres chapitres, notamment relatives à la littérature, à la musique, aux arts plastiques. C’est ainsi que, élevée dans une famille d’athées, à l’âge de 14 ans j’ai appris les mots « indulgences » et « transsubstantiation », les différences entre catholicisme, luthéranisme, calvinisme et anglicanisme, l’influence et l’étendue de l’Empire ottoman. Sans compter qu’il avait été largement question, les années précédentes, des dieux de l’Egypte ancienne et de sa théocratie, de l’Olympe des Grecs, de l’architecture romane, de l’invention de l’ogive, du plain-chant… j’en passe. Et on nous serine depuis bientôt vingt ans qu’il faut « introduire » l’étude des « faits religieux » à l’école publique ! Peut-être cet enseignement avait-il cessé, était-il tombé en désuétude ? Même pas : comme le note l’auteur en citant malicieusement la préface de Jack Lang au Rapport Debray, il a toujours figuré dans les programmes, confié au jugement éclairé des professeurs des disciplines dites « critiques ».

Qu’une telle introduction soit superflue, contrairement à ce que tentent de faire croire les « rapports » dont l’histoire est retracée au début de cette étude, c’est précisément la question à laquelle il fallait remonter afin de briser l’évidence du projet, d’en révéler les aspects inaperçus dans leur ampleur et leur cohérence. En osant récuser cette trompeuse transparence, en décelant son opacité, Aline Girard transforme la question et ouvre un champ d’investigation.

À la manière de la Verfremdung de Brecht, mais aussi, si l’on y pense bien, de tout questionnement fécond, l’auteur s’interroge sur l’étrangeté de ce qui se présente comme évidence : vouloir introduire un enseignement qui existe déjà, c’est bizarre…. Redonner de l’éclat à un tel enseignement qui s’était peut-être affaibli (mais est-il le seul?), l’enrichir d’aspects nouveaux, c’est cela qui va de soi, la mise à jour nécessaire à tout programme d’instruction publique : mais il s’agit alors d’un événement pédagogique mineur inscrit dans la nature évolutive de l’institution. Alors pourquoi cette insistance, pourquoi cette abondance zélée d’études et de rapports, pourquoi une telle mobilisation ? Une autre hypothèse apparaît : c’est donc autre chose, sous les mêmes habits, qu’il est question d’introduire. Autre chose que ce dont les professeurs traitaient et traitent, et d’une autre manière : quoi au juste, et pourquoi ?

L’idée directrice se met en place au chapitre 2 : plus que d’une introduction, il s’agit d’un déplacement et d’une réorientation qui donnent un sens différent aux objets abordés. Les religions étaient en effet « convoquées en tant que de besoin comme références ou objets d’étude historique, sociologique, philosophique ou comme source d’inspiration artistique »2 dans un ensemble régi par l’idée des humanités : voilà la position que l’on va congédier en adoptant un angle d’attaque s’ordonnant à un autre système de valeurs que la référence humaniste et critique. Ce qui devrait se présenter comme un événement pédagogique mineur et ordinaire s’avoue alors comme un événement idéologique majeur.

Une anecdote3 nous met la puce à l’oreille. Durant un débat, un enseignant interroge Régis Debray : « Y a-t-il un objectif politique derrière cet intérêt pour l’enseignement du « fait religieux » ? Si l’on veut utiliser les enseignants pour calmer les élèves musulmans des banlieues, il faut au moins nous le dire clairement et que nous sachions si nous en sommes d’accord ». Régis Debray répond en lâchant le morceau : « Mais bien sûr, c’est bien de cela qu’il s’agit » ! Non que le projet se réduise à un objectif étroitement clientéliste, mais l’essentiel du déplacement s’y révèle dans son ampleur, à la fois agent et bénéficiaire de l’entreprise générale de destruction de l’école républicaine. Il ne s’agit plus de fournir à chaque esprit l’air du large qui lui permettra de prendre ses distances avec lui-même et de se penser comme singularité, mais de présenter l’ensemble des phénomènes religieux comme une dimension sociale et anthropologique lourde, inévitable, comme « phénomènes sociaux totaux » en lesquels chacun est de ce fait même invité à s’inscrire, à se reconnaître. L’école est délibérément placée sur orbite sociale dans une opération d’identification contraire à son principe. L’appartenance supposée de l’élève est sollicitée, alors qu’une école républicaine et laïque devrait au contraire lui en épargner le poids en l’introduisant au moment critique, en le dépaysant. Au prétexte de s’ouvrir, l’horizon se ferme, à grand renfort de relativisme et de « diversité » culturels, sur une normalisation des religions, aux antipodes d’une laïcité d’inspiration humaniste et critique qui n’a ni à les sacraliser ni à les ignorer comme objets de connaissance et de pensée.

Cette insistance indiscrète sur la dimension collective et coalisante des religions, cette prétention à en faire la quintessence de la « recherche du sens » invitent les élèves à se réclamer d’une religion en vigueur ou à s’y engager : forme d’assignation contraire à la laïcité, mais aussi forme d’exclusion qui frappe les élèves – fort nombreux – issus d’un milieu non-croyant, alors qu’un enseignement critique et distancié (à commencer par les religions auxquelles plus personne ne croit) les instruit sans catégoriser ni rabaisser quiconque. Cette disqualification principielle de la pensée non-religieuse (et que dire de la pensée irréligieuse?) laisse entendre qu’il n’y aurait d’accès à la spiritualité, au questionnement métaphysique, que par le biais des religions : avec leur surface qu’on s’empresse d’étendre, avec leur pression sociale qu’on s’empresse d’alourdir, c’est aussi leur empire philosophique qui est rameuté. Quelle belle revanche après plus d’un siècle d’enseignement humaniste dans une « école sans Dieu » !

Analyse et commentaire (texte inédit)

Sous l’éclairage d’un projet de réinsertion socio-religieuse, s’ouvre, s’ordonne et s’explique le champ que parcourt l’étude d’Aline Girard. En remontant d’abord à « la cause de la cause » : l’abandon de la mission émancipatrice de l’école par l’instruction au profit d’un « lieu de vie » adaptatif voué aux « compétences » et aux « savoir-être » ». Comment s’étonner que, dessaisie du fondement libérateur immanent que sont les savoirs, l’école soit conviée à chercher du « sens » et de la « spiritualité » ailleurs que dans les forces humaines ? La volonté inlassable des religions de peser sur la vie publique s’en trouve réhabilitée, renforcée par l’attribution de financements massifs à l’école privée confessionnelle et par l’appel aux religieux dans la formation des maîtres du public. La conformité (ou plutôt la conformation) aux recommandations européennes en faveur d’une forte visibilité des religions et de l’institutionnalisation de leurs positions saute aux yeux : la France s’incline devant un système de valeurs aux yeux duquel elle pouvait naguère s’enorgueillir d’être un « trouble-fête ». Cette contribution à réinstaller une porosité croissante entre l’État et les religions s’accompagne d’un désastre culturel dont elle est complice, particulièrement à l’école, avec le règne de la post-vérité, la remise en cause des enseignements, la diffusion des idéologies ethno-essentialistes et racialistes. Tout cela, nous l’avons sous les yeux de manière éparse depuis des décennies : il s’agissait d’en saisir l’unité et la cohérence politiques. Pour procéder à cette mise en ordre qui a quelque chose de déductif, il fallait dégager le fil conducteur de son intelligibilité.

Condorcet craignait que l’école publique devienne un temple. Il pensait à la fonction religieuse proprement dite, celle d’une piété de soumission qui se règle sur des dogmes particuliers. L’école post-moderne vise à surclasser cette crainte en mimant une laïcité de façade : y est diffusée non pas la croyance en une religion, mais la croyance au dogme relativiste interconvictionnel, la croyance qu’il est « normal » d’avoir une croyance, la légitimation subreptice du religieux comme socle du lien politique. Devant une telle perversion, on peut affirmer que l’école républicaine ne doit pas craindre d’être (ou de redevenir) un temple dans la fonction initiale et initiatique d’un espace de recueillement contemplatif et libérateur : installer la sérénité, imposer silence au tourbillon social afin de saisir chacun de son pouvoir immanent de comprendre et de se libérer en s’appropriant progressivement ce que les hommes ont fait de mieux, et dont il faut rappeler le beau nom d’encyclopédie. Se tisse alors un lien qui ne doit rien à une transcendance, à une extériorité, mais qui réunit des sujets découvrant leur propre autonomie par le travail concret de l’appropriation des connaissances. Telle est « l’urgence laïque » demandant qu’on réinstitue l’école.

Notes

1– Aline Girard, Enseigner le fait religieux à l’école : une erreur politique ? Paris : Minerve, 2021. Voir la présentation sur le site de l’éditeur : https://www.editionsminerve.com/catalogue/9782869311619/

2 – Voir p. 30.

3 – Voir p. 37.