Gérard Delfau, ancien sénateur, a participé activement aux discussions parlementaires qui ont abouti au vote de la loi du 15 mars 2004 sur le port des signes religieux à l’école publique. Il a récemment mis en ligne sur son site Débats laïques un article1 qui les rappelle, les analyse et les médite en relation avec son propre itinéraire politique, pensant à juste titre que « ce débat est plus actuel que jamais ». Il m’a fait l’honneur et l’amitié de m’envoyer la version longue de ce texte que je publie ci-après, avec son aimable autorisation. Je le remercie chaleureusement d’offrir ainsi un pan d’histoire contemporaine et une réflexion d’actualité aux lecteurs de Mezetulle.
Pourquoi ce silence aujourd’hui ?
Le relatif silence2 qui entoure le 20e anniversaire de la loi sur l’interdiction du port de signes religieux ostensibles dans les écoles, collèges et lycées, généralement appelée « loi sur le voile », en référence au foulard islamique, est révélateur du statut incertain de la laïcité dans notre société. En effet, cette échéance du 15 mars 2024 aurait pu être l’occasion de faire le point sur ce principe fondateur de la République, et pas seulement à propos de la neutralité de l’école. Où en est-on exactement, plus d’un siècle après ces grandes lois de la IIIe République qui ont laïcisé la fonction publique, avant d’abolir le Concordat napoléonien et d’établir la séparation des Églises et de l’État, confirmée à la Libération par l’Article 1er de la Constitution ? Cette question ne cesse d’agiter le débat public. Pourquoi, dès lors, ce quasi-mutisme des médias et de beaucoup de dirigeants de grandes associations, alors qu’approche cette date importante ? C’est que la loi de 2004 a, en fait, un statut incertain, et même controversé, au sein de la famille républicaine. D’où tire-t-elle son origine, et donc sa justification? Des lois Ferry-Goblet sur l’école ou bien de la loi de séparation des Églises et de l’État, se demande-t-on, quand on ne met pas carrément en cause sa légitimité ? Une partie de la gauche et de l’extrême gauche critique son application, car elle serait discriminatoire à l’égard des catégories les plus pauvres de la population. Quant à la droite, elle ne lui pardonne pas le fossé que ce vote a créé avec la religion catholique. Mais il y a plus grave : la loi du 15 mars 2004 est instrumentalisée, et donc défigurée, par l’extrême droite, au nom d’une prétendue « laïcité » qui sert de couverture à une tentative de mise à l’écart de nos concitoyens de confession musulmane. Le principe de laïcité, ainsi détourné, devient l’alibi du racisme.
Étonnante situation que ce panel d’avis, où s’entrecroisent approbations et divergences, jugements contradictoires et contresens ! À chaque fois se posent de lourdes interrogations, auxquelles il faut tenter de répondre, mais en rappelant, en préalable, que les Français sont majoritairement favorables à cette loi. Ils le confirment à chaque enquête d’opinion et nul ne peut faire l’impasse sur cette réalité. Si je me risque aujourd’hui dans cette mêlée, c’est que j’ai été confronté à ce problème durant ma vie de parlementaire. J’ai même été l’un des tout premiers à gauche à soutenir son adoption, et, 20 ans après, je ne le regrette pas.
Aux origines de la loi
En effet, j’ai vécu avec intensité la naissance de ce texte, en tant que sénateur, fin 2003-début 2004, comme je le raconte dans l’ouvrage Je crois à la politique, que nous avons publié, Martine Charrier et moi, en 20203.
Rappelons les faits. Dès la fin des années 1980, la France vit sous la pression de l’islamisme, et les gouvernements qui se succèdent cherchent à éviter l’affrontement. Le comportement de Lionel Jospin, qui se défausse sur le Conseil d’État, lors de l’affaire du voile de Creil4, en 1989, illustre cette attitude, mais, à droite, les gouvernements Balladur et Juppé feront le même choix. Évidemment, cette fuite en avant aggrave l’instabilité et, à chaque rentrée, les incidents se multiplient et s’aggravent dans les établissements scolaires. C’est pourquoi, en 2002, Jacques Chirac, qui vient d’être réélu président de la République, décide de réagir et de prendre en main personnellement le dossier. Le 22 mai 2003, il saisit l’occasion du centième anniversaire du CRIF5 pour réaffirmer son attachement à la laïcité, « pilier de notre unité et de notre cohérence ». Le 3 juillet, il met en place une commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité, dont il confie la responsabilité à Bernard Stasi, une personnalité centriste très respectée. Composée d’une vingtaine de membres, celle-ci est « représentative de la société française dans sa pluralité politique et spirituelle ». Elle travaille plusieurs mois d’affilée.
Le rapport de la « Commission Stasi » de décembre 2003 et les réactions
Dans son rapport remis le 11 décembre et intitulé Laïcité et République6, la Commission se prononce à la quasi-unanimité7 pour l’adoption d’une loi interdisant à l’école publique le port de « toutes les tenues et signes religieux « ostensibles » : grandes croix, voile ou kippa », tandis que les signes plus discrets, « petite croix, médailles, étoiles de David, main de Fatma ou petits corans » demeurent autorisés. Elle préconise donc une restriction des tenues et des insignes, limitée dans sa portée, mais qui s’adresse à toutes les manifestations extérieures de type religieux, et pas seulement à l’islam. Cette approche globale est nécessaire ; elle est même la seule possible. Mais elle déclenche une réaction très négative de la Conférence des évêques et du Vatican, ainsi que de la Fédération protestante et des représentants du judaïsme; et elle suscite de fortes réticences dans une partie de la droite, de tradition démocrate-chrétienne, comme on le verra lors de la discussion parlementaire. Bien sûr, des organisations regroupant des Français de confession musulmane élèvent de vives protestations. Deux exceptions notables, pourtant, à ce front du refus : le Grand rabbin de France et le Recteur de la Mosquée de Paris. Ils font preuve de lucidité et de courage, mais leur exemple ne sera pas suivi.
Simultanément, l’un des proches de Jacques Chirac, Jean-Louis Debré, président de l’Assemblée nationale, crée sur le même sujet une Mission d’information, qui procède, elle aussi, à des auditions. Le 4 décembre, elle remet son rapport8 qui préconise l’adoption d’un article de loi unique : « Le port visible de tout signe d’appartenance religieuse ou politique est interdit dans l’enceinte des établissements ». Le Président de la République s’appuie sur ces deux avis concordants, – à une nuance près : « ostensible », dit l’un , « visible », dit autre ; et il s’adresse à la nation, le 17 décembre. Dans son intervention, il replace la question du « voile islamique » dans la longue durée de l’histoire de la laïcité et de l’immigration. Puis, il résume ainsi sa pensée : « le communautarisme ne saurait être le choix de la France » ; et il officialise le dépôt d’un projet de loi par le gouvernement Raffarin. Un geste fort, et qui surprend la gauche très divisée sur cette question, au sortir d’un quinquennat, durant lequel le Premier ministre, Lionel Jospin, n’a pu se résoudre à trancher dans le vif.
Le colloque du 18 décembre au Sénat
En cette fin d’année 2003, l’hostilité à l’initiative du Président de la République domine dans les partis qui composent la gauche. En effet, se combinent l’attitude classique d’une opposition parlementaire, et, conformément à la tradition des socialistes et des communistes, le réflexe de protection d’une minorité socialement défavorisée. Quant à moi, ayant quitté le PS, depuis 1998, et déjà engagé sur le chantier de la laïcité, j’hésite devant un choix politique qui n’a rien d’évident. Il se trouve que j’avais prévu pour le lendemain, 18 décembre, au Sénat, le premier colloque de l’association ÉGALE (Égalité. Laïcité. Europe), que je viens de fonder, sans imaginer qu’il serait précédé de ce coup de gong. J’avais retenu un thème large : « La Laïcité. Ciment de notre République. Valeur universelle »9, mais, dès l’ouverture, la question du « foulard islamique » est omniprésente. Et, d’ailleurs, l’une des tables rondes s’intitule : « Faut-il légiférer ? ». La salle est comble. L’atmosphère est grave, parfois traversée de bouffées de passion.
Des intervenants connus, journalistes, intellectuels et politiques, se succèdent à la tribune : Maurice Agulhon, le grand historien de 1848 ; Christiane Taubira, députée de la Guyane ; Jean-François Kahn, directeur de Marianne ; Laurence Loeffel, universitaire et spécialiste de la IIIe République, etc. Et, sans cesse, revient comme un leitmotiv cette demande : faut-il suivre l’avis du Président de la République ? Faut-il légiférer ? Et, si oui, sur quelles bases ? Les prises de position sont contrastées. Christiane Taubira, députée de la Guyane, et Nicole Borvo, présidente du groupe communiste du Sénat, se démarquent de la proposition du chef de l’État, tout en refusant de rejoindre des opposants, chez qui l’égalité des droits des femmes n’est pas le souci dominant. Hubert Haenel, sénateur UMP et président de la délégation française à l’Union européenne, désapprouve à demi-mot le recours à une loi. Il le fait sans doute avec une motivation particulière – il est l’élu d’un département concordataire, le Haut-Rhin, mais son point de vue compte, à droite. Pierre Tournemire, secrétaire général adjoint de la Ligue de l’Enseignement, laisse entrevoir que son organisation se prononcera négativement sur le texte de loi, préfigurant l’attitude d’associations d’éducation populaire, orientées à gauche. Au contraire, Philippe Guglielmi, qui s’exprime au nom du Grand Orient, approuve l’initiative du Président, et il fustige les appareils religieux qui ont émis un jugement défavorable, avant même que le projet de loi ne soit connu. Jean-Marie Matisson, président du Comité Laïcité République, souligne la nécessité d’enrayer la marche vers le communautarisme. Le centriste Jacques Pelletier, ancien Médiateur de la République et président du groupe RDSE au Sénat, apporte un soutien de poids, mais aussi Joëlle Dusseau, ancienne sénatrice PRG et inspectrice générale l’Éducation nationale. Les avis sont donc partagés, qu’ils émanent de parlementaires, d’universitaires ou de personnalités de la société civile.
J’ai la lourde tâche de conclure. Je le fais, après avoir écouté les uns et les autres, toute la journée, sans mot dire, et m’être forgé progressivement une opinion. Mais, avant d’exposer ma position, il me faut exorciser la crainte de commettre une injustice, une mauvaise action, à l’égard d’une partie défavorisée de la population, si j’approuve l’interdiction. Aussi je commence par établir une comparaison avec le contexte de 1905 :
« Les mécanismes sociaux à l’œuvre dans la crise aujourd’hui sont fort différents de ceux qui conduisirent à la loi de séparation : à cette époque-là, l’Église catholique était en position dominante. Elle défendait durement son hégémonie sur les esprits, dont l’École était le principal vecteur. Mais elle voulait aussi préserver pour son clergé des privilèges, voire des prébendes. Aujourd’hui, le conflit oppose une minorité, souvent la plus pauvre de la population, à la majeure partie des forces économiques et politiques. Cette supériorité écrasante du camp laïque est paradoxalement sa grande faiblesse. Elle donne un statut de victimes aux jeunes filles, pour l’essentiel d’origine maghrébine, qui revendiquent le droit d’arborer le « voile » jusque dans la sphère publique. Elle nourrit la mauvaise conscience, voire un sentiment de culpabilité, surtout à gauche, chez ceux qui refusent cette transgression du principe de laïcité ! »
Après ce rappel, j’en viens à la question de fond :
« Trouver la position juste n’est pas facile ! Mais ne simplifions pas l’histoire : les acteurs du débat sur la loi de séparation – les Ferdinand Buisson, Émile Combes, Aristide Briand, Jean Jaurès, entre autres – n’eurent pas la tâche aisée, quand ils durent frayer une voie nouvelle entre deux partis irréductibles, celui qui soutenait l’Église catholique et celui qui voulait une loi antireligieuse, ou au minimum anticléricale. Ils le firent pourtant. Alors, faut-il légiférer ? Comme beaucoup d’autres, j’ai longtemps hésité à répondre par l’affirmative à la question. Si je m’y résous aujourd’hui, c’est faute d’une alternative. Posons clairement le cadre : il ne s’agit pas de réécrire la loi de séparation. Elle demeure le socle du pacte républicain, avec la devise Liberté, Égalité, Fraternité. […] Mais si les politiques ne prennent pas leurs responsabilités sur ce dossier brûlant, ils laissent désarmés les chefs d’établissements, les médecins, bientôt les maires, aux prises avec les manifestations de l’intégrisme musulman. Ils donnent un signal de faiblesse, ou au moins d’indécision, à toutes les minorités qu’inspire le modèle communautariste si répandu dans les nations occidentales […]. Et, à tous ceux qui espèrent s’en tirer en préconisant une mise en œuvre ferme des circulaires qui, de Jean Zay à François Bayrou, jalonnent notre histoire, il est facile d’objecter qu’une telle attitude laisse au pouvoir judiciaire le droit de décider en matière de Laïcité. Est-ce le choix du Parlement ? »
Je termine par cette mise en garde :
« Beaucoup de ceux qui se sont ralliés tardivement à l’initiative du Président de la République voient dans un vote au Parlement un aboutissement du dossier. Ils croient avoir trouvé un moyen indolore pour clore le débat et tourner la page. Je pars du postulat inverse : la question laïque est revenue sur le devant de la scène pour ne plus la quitter. Non seulement, elle y restera, mais la discussion ira s’élargissant, révélant progressivement toutes les fractures de notre société et appelant au dépassement les plus lucides d’entre nous. Car c’est là sa caractéristique : l’onde de choc qu’elle provoque déstabilise partis, mouvements, associations, Églises, etc. Elle divise jusqu’à l’intérieur de nous-mêmes et nul ne ressort indemne de ce questionnement. Elle pousse chacun à des remises en cause salutaires et oblige à ouvrir des chantiers qui dépassent, de loin, la réglementation concernant le port du « foulard islamique ». »
Je n’aurais rien à retrancher ou à ajouter aujourd’hui à cette prise de position10.
Le débat parlementaire et le vote de la loi
La partie est loin d’être gagnée, surtout à gauche. Pourtant, peu à peu l’idée fait son chemin. Quand le débat s’ouvre, en février 2004, à l’Assemblée, les esprits ont évolué, aussi bien à l’UMP, malgré l’hostilité réaffirmée de l’Église catholique, qu’au PS, où les défenseurs de l’École laïque font entendre leurs voix. Chez les socialistes, Laurent Fabius a été le premier à se prononcer pour une loi d’interdiction, lors du congrès de Dijon, en mai 2003 ; puis, Jack Lang a déposé une proposition de loi en ce sens. En revanche, beaucoup de leurs collègues députés, sensibles à l’argument du risque de stigmatisation d’une partie de nos concitoyens, ne veulent pas mêler leurs suffrages à ceux de la droite, ni cautionner l’initiative du Président. C’est François Hollande qui emporte la décision, comme le reconnaît avec élégance Jacques Chirac, lui-même, dans ses Mémoires11 :
« Le 10 février, la loi est votée à l’Assemblée nationale, plus largement que prévu, par 494 voix pour, 36 contre, et 31 abstentions. Ce consensus n’aurait pu être obtenu sans l’attitude responsable du Parti socialiste et celle, exemplaire, de son Premier secrétaire, François Hollande, qui s’est comporté ce jour-là en véritable homme d’État. »
Et, dans Éloge de la Laïcité12, je commente ainsi ce vote :
« C’est, à un siècle de distance, la réplique du scrutin de 1905 : la droite et la gauche réunies pour soutenir la laïcité républicaine, à l’exception de quelques opposants irréductibles et d’une poignée d’indécis. Comme lors du vote de la loi de séparation, la Laïcité montre bien ce jour-là qu’elle n’est ni de droite ni de gauche ; elle est progressiste ».
Et, le 2 mars 2004, le projet de loi arrive au Sénat. Je me suis inscrit dans la discussion générale, et nous sommes nombreux à vouloir nous exprimer. Les travées de l’hémicycle sont bien garnies. Dans les tribunes, un public averti a pris place. L’atmosphère est insaisissable, comme en suspens… Luc Ferry, ministre de l’Éducation nationale, défend le texte de loi « encadrant, en application du principe de Laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées ». Il le fait a minima, ayant sans doute reçu mandat d’obtenir dans les meilleurs délais un vote conforme à celui de l’Assemblée, et cela sans heurter de front les parlementaires de droite influencés par l’Église catholique.
Les interventions se succèdent, généralement marquées d’une touche personnelle, dans un climat d’écoute réciproque. Quelques-unes d’entre elles frappent les esprits : celles des orateurs de gauche, comme Pierre Mauroy, Robert Badinter, Monique Cerisier-ben Guiga, ( PS), Marie-Claude Beaudeau (PC), et celles d’orateurs de droite, comme Jacques Valade, rapporteur du projet de loi, Anne-Marie Payet, sénatrice de la Réunion, et Gérard Larcher, futur président du Sénat, qui, tous, apportent leur soutien au projet de loi ; ou bien, à l’inverse, celles de Marie-Christine Blandin, dirigeante des Verts, et de Paul Vergès, sénateur de la Réunion, qui ne l’approuvent pas et en expliquent les raisons. Christian Poncelet, président du Sénat, dirige les débats d’une main ferme.
Le lendemain, 3 mars, s’ouvre la discussion du texte, qui comporte quatre brefs articles. Le premier dit l’essentiel : « Dans les écoles, les collèges et les lycées publics le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. »
À droite, Jean Chérioux, UMP, et Michel Mercier, Union centriste, tentent de restreindre la portée du projet de loi, en se faisant les relais des réserves de la hiérarchie catholique. Mais, sous la pression du gouvernement, ils retirent leurs propositions. Les socialistes ont de leur côté rédigé quelques amendements, brièvement défendus par Serge Lagauche, et auxquels ils renoncent très vite sans autre explication. Les communistes ne prennent guère part aux échanges. Pour ce qui me concerne, j’ai décidé, au contraire, de saisir cette occasion pour expliciter mon opposition à la diffusion de l’islamisme et réaffirmer mon attachement à la laïcité. Dès la discussion générale, j’annonce mon soutien au texte de loi, et ma volonté de l’améliorer. Et je plaide en faveur de l’extension de cette interdiction aux établissements privés sous contrat, rejoignant l’avis personnel de Jean-Louis Debré. Je propose, en outre, la substitution de l’adjectif « visible » à l’adverbe « ostensiblement », dans un souci de clarification, et en reprenant la terminologie de la Mission Debré. Enfin, je demande que ladite loi soit appliquée aux territoires sous concordat, comme l’Alsace et la Moselle. J’ai choisi trois angles d’attaque destinés à étendre le périmètre du dispositif, tout en respectant l’esprit du texte. Ainsi, même si je me doute que le vote sera conforme à celui de l’Assemblée, j’aurai rempli mon mandat.
Je conserve de cette discussion une impression contrastée, en raison de l’attitude inattendue des principaux protagonistes. Luc Ferry, le ministre, adopte une attitude en retrait. La droite, bien que très présente sur les bancs, ne manifeste guère ses sentiments. À vrai dire, elle est très divisée et ne tient pas à le montrer. Quant aux socialistes, d’entrée de jeu, Claude Estier annonce que son groupe ne prendra position sur aucun autre amendement que les siens. Étonnante attitude pour des parlementaires ! Les communistes, eux, ont ostensiblement déserté la séance. Seuls trois ou quatre d’entre eux se relaient pour défendre leur unique amendement, et voter contre le projet de loi, le moment venu. En définitive, je suis seul, ou presque, à soutenir un ensemble d’amendements13, neuf en tout, et je le fais au nom des radicaux de gauche (groupe RDSE). Le Président me donne la parole. Je me lève et j’expose mon amendement, parfois interrompu par la droite, très peu soutenu par la gauche, sauf quand je m’exprime sur l’égalité des droits des femmes. J’éprouve un sentiment de solitude, face à un hémicycle qui retient toute expression collective. Je me trouve confronté à un dilemme : soit maintenir jusqu’au bout mes amendements et leur faire subir une lourde défaite, compte tenu des consignes données aux groupes de gauche ; soit les retirer tout de suite, alors que je les pense conformes à ce que souhaitent les Français. J’adopte une position médiane. Je les retirerai14, mais seulement in fine, après les avoir exposés, puis défendus, ce qui me permet d’argumenter à deux reprises durant la même séance. Ce comportement, à la fois prudent et déterminé, se trouve justifié par le scrutin qui clôt la discussion. Comme à l’Assemblée, l’approbation est massive15. J’ai gardé de ce débat un souvenir mitigé : de la tristesse, en raison de l’attitude tacticienne de la gauche, mais aussi le sentiment du devoir accompli et la satisfaction du résultat final.
Vingt ans après
Ainsi a été votée la loi du 15 mars 2004, voulue par le Président Chirac. Elle marque une étape importante dans l’histoire de la laïcité, en confirmant et en prolongeant les lois Ferry-Goblet sur l’École publique. Mais, vingt ans après, elle est encore l’objet de polémiques. L’opposition à gauche s’est peu à peu atténuée, sans toutefois disparaître, puisque subsistent le refus de la France Insoumise et de quelques élues écologistes, ainsi que de fortes réticences au sein de la Ligue des Droits de l’Homme et de la Ligue de l’Enseignement. Et la controverse sur les mères accompagnatrices de sorties scolaires, relancée par le Sénat, est en train de les réactiver. Le pays, lui, l’a adoptée, même si les derniers sondages montrent une montée relative des avis négatifs chez nos jeunes concitoyens, sous l’influence de l’idéologie du « vivre ensemble » et de la mode du wokisme, importée des États-Unis. Si elle n’a pas mis fin aux conflits dans les établissements, elle a, au moins, contribué à les encadrer. Elle fonctionne comme un signal, par rapport au caractère « sanctuarisé » de l’École, d’autant qu’elle s’applique, rappelons-le, au port de tout signe « ostensible » : le voile, la grande croix, la kippa, etc. Et elle reste une sorte de rempart contre des dérives beaucoup plus graves, que l’on constate trop souvent : le refus de la mixité des cours ou des activités sportives ; le refus des idées du Siècle des Lumières ou de la théorie de l’évolution, dans l’enseignement ; ou même l’utilisation de locaux scolaires comme lieux de culte temporaires, principalement des mosquées.
Nous avions donc de bonnes raisons d’être satisfaits du résultat final de cette séquence parlementaire. Et, pourtant… Certes, nous avions fait un pas en avant, mais seulement sur le plan législatif. Pour moi, le plus dur restait à accomplir : il fallait d’urgence modifier les conditions de vie de ces quartiers paupérisés, où se développait la désocialisation de la jeunesse. Voici ce que je disais le 2 mars 2004, au Sénat :
« Légiférer est nécessaire, mais non suffisant. Si nous n’arrivons pas à répondre à l’interrogation d’une partie de notre population qui se sent en situation de marginalisation, ou qui estime tout simplement qu’elle ne bénéficie pas tout à fait de l’égalité des chances, si nous n’arrivons pas à y répondre en termes de logement, en termes d’emploi, en termes d’accession aux carrières, si, au-delà du rappel des principes, nous ne parvenons pas à fournir les éléments de cette intégration, dont nous parlons tous, alors il y aura à nouveau des rendez-vous douloureux dans l’histoire de la France. »
Et, en novembre 2015, lors de la publication de La Laïcité, défi du XXIe siècle, j’écrivais : « Ces rendez-vous, nous y sommes, et ils sont tragiques »16.
Que dire de plus, aujourd’hui ? Seulement constater qu’aucun gouvernement, y compris de gauche, depuis 2004, n’a su lutter contre ce fléau des inégalités et du racisme avec la détermination et les moyens financiers nécessaires. Pourtant, lors de sa présentation à l’Assemblée nationale, Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre, avait souligné la nécessité d’associer le traitement de la question sociale au vote de cette loi. Un engagement implicite, qui ne fut pas tenu. Depuis, la situation n’a cessé de se dégrader. Dans un certain nombre de cités ou de quartiers, les affrontements entre la jeunesse et les forces de l’ordre se multiplient et le communautarisme gagne du terrain. Des femmes y sont soumises à un statut dégradant, au nom d’une lecture rétrograde du Coran17. L’antisémitisme s’y exprime ouvertement. Et il y a eu l’assassinat atroce de Samuel Paty, en octobre 2020, avant celui de Dominique Bernard, en 2023. Il est donc urgent de se ressaisir. Mais les mesures de maintien de l’ordre, à la manière du gouvernement actuel, ne suffiront pas. Le moment vient, où il faut appliquer, enfin, la recommandation faite par Jean Jaurès, lors du débat sur la loi de Séparation : « La République doit être laïque et sociale, mais [elle] restera laïque, parce qu’elle aura su être sociale. » Et, de ce point de vue, si la loi dite « sur le voile » demeure un symbole et un enjeu important dans le combat quotidien pour la laïcité, sa pleine acceptation suppose que soit fait un pas de plus, grâce à une réorientation politique globale, dès la prochaine présidentielle.
Notes