Dans Situation de la France, Pierre Manent diagnostique un état de faiblesse et propose des remèdes. Selon lui, le régime laïque se révèle impuissant à inclure une des composantes sociales de la France, à savoir « les musulmans ». Il serait alors nécessaire de modifier le dispositif en leur proposant un contrat, point d’entrée d’une reconnaissance politique des religions. À l’issue de l’ouvrage, c’est toute la conception philosophique du modèle républicain – immanentiste, minimaliste et atomiste – qui est congédiée.
1 – Visite rapide d’un brûlot anti-laïque et anti-républicain
Dans Situation de la France, Pierre Manent s’emploie à diagnostiquer un état de faiblesse et à proposer des remèdes. Selon lui, le dispositif républicain actuel se révèle impuissant à inclure une des composantes sociales de la France, à savoir « les musulmans », et son impuissance aurait pour cause principale la laïcité – thème obsessionnel du livre. Pour guérir cette faiblesse, il serait nécessaire de modifier le dispositif en proposant aux musulmans un « contrat » comprenant la reconnaissance officielle d’un mode de vie qui leur serait propre.
Avançant quelques concessions qui semblent à première vue fort modestes, la proposition agit comme un effet domino que l’auteur déploie de proche en proche. Quelques remèdes, notamment l’introduction d’une dose de reconnaissance des communautés à « marqueurs religieux », finissent par remettre en question l’ensemble du modèle républicain. Le tout est recomposé sous la houlette d’un holisme national aimanté par un catholicisme fédérateur des esprits que l’auteur rappelle à sa vocation pastorale et politique : le retour de la transcendance dans la conduite des affaires publiques. À l’issue de l’ouvrage, ce n’est pas seulement la laïcité apparente – obsession et bête noire de l’auteur – qui est congédiée, mais avec elle la conception philosophique (immanentiste, minimaliste et atomiste) de l’association politique qu’elle révèle et qui la rend possible.
Tout dans ce livre devrait me hérisser et me déplaire. Je m’en voudrais cependant de passer sous silence le plaisir certain que j’ai pris à le lire. J’y relève des passages roboratifs et bien sentis sur l’ineptie et la nuisance de la notion d’ « islamophobie », sur la nocivité d’une politique scolaire qui s’acharne à vider l’enseignement de son contenu d’instruction libératrice, et sur l’incapacité de l’État à conduire un projet politique ferme – observations que je partage avec l’auteur et dont je tire des conclusions opposées aux siennes. Mais surtout c’est un livre, destiné à une lecture sans reprise d’haleine. S’y déploie une parole audacieuse, dans un style fluide et ferme, d’une seule traite, sans les béquilles « pour les nuls » que seraient des chapitres et des sous-titres, parole livrée au souffle du lecteur sans repères autres que de simples numéros, mais aussi sans les points d’assurance d’une référence consultable, d’une note de bas de page, d’une citation, d’un seul exemple précis et discriminant, encore moins d’éléments bibliographiques. Cette confiance demandée au lecteur se retourne aisément. À vouloir ainsi parler d’autorité, on risque de ne pas être cru sur parole.
Je m’emploierai dans les lignes qui suivent à me tenir sur un autre versant, à briser le sortilège en recourant à la lourdeur inélégante d’une argumentation laborieuse. Il faut dire pourquoi la médecine douce de Pierre Manent est un philtre drastique destiné à nous purger du modèle politique républicain.
2 – Une présentation sophistique du régime laïque
J’ai parlé d’une obsession de la laïcité. Dans Situation de la France, l’auteur entretient constamment la confusion sur ce concept.
Tantôt il rappelle à juste titre (même s’il le fait péjorativement) que le principe de laïcité n’a de sens que dans le domaine de l’autorité publique et de ce qui participe d’elle, et qu’il ne peut s’appliquer à la société civile, laquelle est libre dans le cadre du droit commun. Tantôt il avance – et plus fréquemment – que la laïcité aurait pour objet un « effacement de la présence publique du religieux » (4e de couv.), ou l’installation d’une « société religieusement neutre » (p. 32), consistant aujourd’hui à « faire disparaître la religion comme chose sociale et spirituelle » (p. 42) et prétendant obtenir une « transsubstantiation de l’islam observable en le rendant invisible » (p. 75).
Confusions et ambivalences
Une telle vision brouille la définition juridique et la pratique de la laïcité comme régime politique, lequel articule deux éléments. D’une part le principe de laïcité, valide dans le domaine de l’autorité publique et ce qui participe d’elle, qui réclame de celle-ci l’abstention en matière de croyances et d’incroyances (c’est en ce sens qu’on peut parler « d’effacement de la présence publique du religieux »). De l’autre l’infinité de la société civile dont la liberté d’opinion, d’expression et d’affichage est entière, y compris en public, dans le cadre du droit commun : on voit alors se retourner le sens de l’expression « effacement de la présence publique du religieux ». Cette dualité n’est pas exposée pour elle-même, mais elle est interprétée de manière unilatérale en termes d’effacement à la faveur de l’ambivalence du terme « public ». Le procès de la laïcité pour tentative de « nettoyage » n’est certes pas nouveau, mais le procédé qui le soutient ici s’apparente à un sophisme du gruyère qui prétend anéantir la substance du fromage en regardant ses trous.
Effectivement, « la marque religieuse », et Pierre Manent a raison de le rappeler même si c’est pour le déplorer, « n’intéresse pas le corps politique » (p. 165). Mais pourquoi déplorer que ce principe d’abstention « ne dise rien de la société » (p.32) ? Encore heureux que son minimalisme n’impose à la société rien d’autre que ce qui relève du droit commun, qu’il la laisse libre de se déterminer, aussi bien individuellement que collectivement en matière de convictions et de mœurs ! Croire ou faire croire que ce qui n’a pas de statut politique serait inexistant juridiquement et invisible socialement est une supercherie à laquelle seuls des lecteurs à la fois ignorants et aveugles peuvent se laisser prendre. Les entreprises, les associations y compris cultuelles ont un statut juridique sans avoir d’efficience politique, les manifestations religieuses ne sont nullement contraintes de se tenir à l’abri du regard d’autrui, et de manière générale la liberté d’expression est la règle dans la société civile.
Il est répété à l’envi tout au long du livre que « les musulmans » ne pourraient pas déployer leur façon de vivre sur le territoire national. Comme si les lecteurs, même s’ils limitent leur expérience à la rive gauche de Paris intra muros et à quelques quartiers chics de la rive droite, n’avaient jamais rencontré une femme portant le voile dans la rue ou dans les transports publics, jamais vu un rayon halal dans un supermarché, jamais pu observer autour d’eux des pratiques diverses du ramadan ! Et, après s’être ainsi rendu aveugle et avoir fait croire au lecteur qu’il vit dans un désert d’expression religieuse, on a l’effronterie de déclarer la laïcité « abstraite » !
Il n’y a rien de plus concret et de plus libre que cette respiration qui distingue deux espaces, qui ne soumet personne ni à une uniformisation étatique, ni à une uniformisation par assignation à une appartenance privée. On peut habiter cette séparation, précisément parce qu’on y respire.
Dans le procès intenté à la laïcité, P. Manent ne craint pas l’outrance : « ce qui est à l’œuvre – écrit-il p. 129 – c’est la disqualification de tous les contenus de vie partageables au motif qu’ils n’ont pas été choisis par chacun, ou qu’ils n’agréent pas à chacun ». On ne peut mieux confondre la notion d’espace zéro qui a pour objet, précisément, le déploiement de tous les contenus d’opinion (qu’ils soient ou non partageables, y compris ceux qui n’existent pas encore, pourvu qu’ils ne soient pas contraires au droit commun) avec un outil ravageur de désertification et de stérilisation de l’espace civil.
Effacement des religions ou laïcité ?
Une autre idée fausse mais largement répandue – et c’est là-dessus que commence le livre – consiste à installer la confusion entre la sortie de la religion et la laïcité, autrement dit entre le mouvement historique de sécularisation et les propriétés juridiques et philosophiques du régime laïque. J’ai suffisamment procédé à l’examen de cette question, à travers une analyse du livre de Jean-Claude Monod, pour me contenter d’en reprendre ici les grandes lignes.
Que la laïcité s’inscrive dans le processus historique de sécularisation, que à bien des égards leur histoire soit parallèle, ce sont des évidences. Mais peut-on légitimement en conclure que le dispositif laïque comme régime politique a les mêmes propriétés qu’une sortie croissante de la religion ? Il y a là un glissement théorique qui confond les conditions historiques avec les conditions intellectuelles, l’étude des propriétés d’un concept avec celle d’un processus dans l’histoire. La preuve en est que jamais la laïcité n’a réclamé un effacement en extension ou une atténuation en intensité du religieux, jamais elle n’a pour conséquence une exigence de « modération » de la foi : elle n’est en rien opposée à la ferveur, elle réclame seulement aux religions l’abandon de leurs prétentions politiques. Alors oui, d’accord avec Pierre Manent pour dire qu’il faut « suspendre le postulat selon lequel la religion est destinée à s’effacer des sociétés modernes » (p. 20), mais on fera remarquer que la laïcité n’a jamais installé ce postulat.
3 – Un régime laïque incapable, inadapté et obsolète ?
« Notre régime doit céder » : une faiblesse est un motif pour s’affaiblir davantage
La grande affaire, cheville ouvrière du livre, est la présence de l’islam en France. Selon l’auteur, les musulmans auraient installé un état des mœurs susceptible de transformer substantiellement notre existence politique. Le régime laïque se révélerait incapable de traiter cet aspect, pris au dépourvu parce que fondamentalement inadapté à la situation nouvelle. Il faudrait alors changer ce régime. C’est dit p. 69 avec un aplomb tranquille : « notre régime doit céder et accepter franchement leurs mœurs puisque les musulmans sont nos concitoyens ».
On admirera au passage le raisonnement : « puisque les X sont nos concitoyens et qu’ils récusent par leurs mœurs le régime politique, alors il faut changer ce régime et l’aligner sur les mœurs des X ». Reste à savoir si la mineure du syllogisme est vraie (les mœurs de nos concitoyens musulmans, ici et maintenant, seraient-elles contraires au régime laïque?) – c’est ce qu’on abordera plus loin.
Revenons à la prétendue incapacité d’une politique laïque. Qu’elle soit due à la constitution même du régime laïque plutôt qu’à la faiblesse des politiques à la promouvoir et à l’appliquer durant des décennies, ce sont deux hypothèses que l’auteur ne distingue pas, trop occupé qu’il est à ramener la seconde à la première : la laïcité ne marche pas (on néglige de dire qu’elle a été constamment affaiblie et « accommodée ») donc il faut l’abandonner. En résumé : une faiblesse est un motif pour s’affaiblir davantage. Pour remonter un malade, rien ne vaut une bonne saignée.
Une laïcité en miroir avec le catholicisme
Intervient alors un argument répandu, à l’appui d’une obsolescence de la laïcité. Notre régime laïque aurait été déterminé par sa relation singulière et exclusive avec le catholicisme, notamment à travers les débats dont est issue la loi de 1905. P. Manent n’est pas le seul à avancer l’idée à des fins d’effacement de la laïcité : Marcel Gauchet l’a fait dans un entretien à Philosophie Magazine. Un effet de miroir avec le catholicisme rendrait la laïcité dépendante de ce contexte et donc inadaptée à l’émergence de nouveaux phénomènes religieux.
Mais le fait que le catholicisme était dominant au moment de la loi de 1905 ne limite pas la portée de cette loi. Avec un tel raisonnement, on peut aussi prétendre que les droits de l’homme ne valent que pour la population montante au moment de leur proclamation – c’est un poncif des critiques des droits de l’homme : ils ont d’abord été faits pour une classe bourgeoise qui avait besoin de briser les féodalités par la promotion des droits individuels égaux.
On fera remarquer que la législation laïque ne s’est pas figée en 1905. Elle continue à vivre, et tout particulièrement à l’époque actuelle ou récente (avortement, émancipation des femmes mariées, mariage civil, loi de mars 2004 sur les signes religieux à l’école, discussions sur la fin de vie, sur les cellules-souches). À l’autre bout, l’expérience historique laïque commence bien avant le début du XXe siècle, notamment avec la Révolution française. Loin de disqualifier la laïcité, cette expérience est exemplaire de ce que peut accomplir un peuple résolu à se défaire de l’autorité politique d’une religion hégémonique.
Fondamentalement, la question est de savoir s’il y a des avancées du droit, lesquelles profitent à tous. Les lois laïques posent plus de libertés et garantissent plus de sécurité que ne l’a fait aucune religion, et que ne l’a fait aucun modèle de type concordataire. Prétendre que la laïcité s’appliquerait mal à l’islam, c’est fétichiser la version la plus réactionnaire – la plus bruyante – de l’islam qui refuse toute adaptation, c’est déjà avoir décidé, de manière désinvolte et méprisante, que « les musulmans » s’y reconnaissent indistinctement.
« Les musulmans » auraient-ils un problème avec la laïcité ?
L’idée d’une cession face aux « mœurs musulmanes » ainsi fétichisées s’autorise d’un préalable particulièrement choquant pour la fille d’immigré que je suis : « Nous n’avons pas posé de conditions à leur installation » (p. 69). Comme si l’installation dans un pays ne valait pas ipso facto pour acceptation de ses lois. Comme si nos concitoyens de religion et de culture musulmane étaient marqués par une tache d’étrangeté foncière appelant un traitement particulier.
Vraiment, « les musulmans » méconnaîtraient les lois, les subiraient plus que les autres et seraient incapables de comprendre ce qu’est un régime laïque ? Vraiment, il suffirait de s’installer en France et d’y agir à sa guise pour pouvoir se prévaloir d’une modification de facto du régime politique au motif d’un je ne sais quel « contrat tacite» ? Disons plutôt que, par faiblesse et clientélisme, les politiques qui se sont succédé n’ont pas osé appliquer les lois, et qu’elles ont vu dans « les musulmans » une communauté fantasmatique coalisée autour d’une version rétrograde de l’islam qu’il ne faudrait pas « stigmatiser ». Voilà comment on tire argument d’une erreur de politique pour en commettre une autre, mais cette fois législative : il faudrait maintenant éclaircir ce fameux « contrat » et le rendre explicite… en cédant bien sûr !
N’est-ce pas supposer, de manière insultante, que « les musulmans », pris de manière indistincte, seraient particulièrement sourds au langage de la loi et entièrement réfractaires à tout principe laïque ? C’est effectivement ce qui est dit p. 34-37 : on ne pourrait pas faire avec l’islam ce que la laïcité a accompli avec le catholicisme. Vouloir réussir avec les Français de confession musulmane ce que la IIIe République a réussi avec les catholiques serait « une idée fausse dont nous périssons » : il faut croire donc que les musulmans seraient particulièrement et massivement réfractaires au mode de vie propre à un régime républicain laïque ? Or Merah a assassiné un militaire français de confession musulmane au motif de son allégeance républicaine. Les frères Kouachi ne se sont pas embarrassés de scrupules pour tirer indistinctement sur tous ceux qui travaillaient pour les mécréants de Charlie Hebdo ou qui entendaient les protéger. Le 13 novembre, aucune précaution n’a été prise par les massacreurs pour épargner les musulmans présents au Bataclan et attablés dans les cafés. Bien au contraire. L’odieuse police morale religieuse visant les musulmans vivant en France apparaît de plus en plus clairement. Pierre Manent ferait bien de lire de près les communiqués du Califat qui les menacent précisément parce qu’ils sont coupables à ses yeux d’être en paix avec une république laïque et d’en adopter le mode de vie. Le Califat, qui s’y connaît, a très bien compris que l’immense majorité des Français de confession musulmane et des musulmans vivant en France n’a pas de problème avec la laïcité et que, suprême apostasie, beaucoup pourraient même être touchés par l’indifférence religieuse.
Depuis une réflexion de cabinet avec des catégories taillées à coup de serpe, on vient demander à la laïcité de s’infléchir pour s’adapter à tel ou tel « fait social » qu’on tire de son chapeau, de s’adapter à telle ou telle vision ultra-réactionnaire se réclamant d’une religion. Pierre Manent a écrit son livre avant le 13 novembre 2015 : son discours pouvait encore passer pour l’expression philosophique d’un anti-laïcisme fort répandu. Lu aujourd’hui, il prend rétrospectivement les accents d’une capitulation qui propose de sacrifier la laïcité sur l’autel du terrorisme.
4 – Un programme contractuel apparemment dérisoire
Trois clauses d’un contrat de reconnaissance
Reste à examiner l’ordonnance alignant les petits remèdes. Le programme d’explicitation du « contrat tacite » se résume apparemment à trois clauses dont l’auteur, dans les commentaires qu’il en a faits dans les médias, se plaît à souligner la modestie.
-
Il ne faut pas imposer de porc à la cantine dans les écoles publiques (p. 72). Mais où a-t-on vu que la loi impose le cochon ? Pierre Manent confond ici une fois de plus la laïcité avec une tapageuse politique locale de provocation dont on connaît parfaitement l’origine et les motifs.
-
On sera accommodant sur la manière de concevoir les relations entre les sexes – par exemple il n’est pas gênant d’accéder aux demandes de non-mixité pour les séances scolaires de piscine (p. 72). Les femmes et leur condition n’étant pas vraiment une question politique, il n’y a pas de raison de « damner une civilisation » en la jugeant sur le sort qu’elle leur réserve (p. 74) : qu’en termes nuancés cet abandon en rase campagne est dit ! En revanche on sera intraitable, scrogneugneu, sur la polygamie et sur le port du voile intégral.
Martine Storti a relevé l’articulation de ces deux premières clauses en montrant que l’insignifiance de la première (le porc) n’a de sens qu’à mettre en évidence le cynisme de la seconde (les droits des femmes n’ont pas de pertinence politique).
-
Outre les crans d’arrêt de la polygamie et du port du voile intégral (que la loi interdit déjà), le contrat établira le caractère non négociable de la liberté d’expression et de pensée, de l’attitude critique (p. 76-80). Il est sans doute insuffisant de s’en tenir à la loi qui les garantit déjà ?
On ne fera pas à Pierre Manent l’injure de croire qu’il s’est donné la peine d’écrire un livre sur un menu de cantine ou la séparation filles-garçons à la piscine, ni pour dire qu’il faut répéter dans un contrat avec un groupe particulier des éléments déjà clairement énoncés par la loi et que nul n’est censé ignorer. On peut s’interroger sur ce que signifie une formule aussi anodine que « accepter les mœurs ». Faut-il réclamer l’abrogation de la loi de 2004 sur le port des signes religieux à l’école publique – revendication que l’islam radical brandit au nom du respect des mœurs ? Faut-il accepter que les musulmanes qui refusent de porter le voile restent sans protection face au harcèlement au nom de la pudeur et de la bienséance islamiques ? La thérapeutique du docteur Manent, pointilleuse sur les piscines et les menus scolaires, ne s’arrête pas sur ces minuscules détails.
Quatrième clause serpent de mer : le financement public des cultes
Une quatrième clause, plus discrète, nous met sur la piste et rompt avec l’apparente superfluité des trois précédentes. On la déniche p. 136. Un serpent de mer réapparaît : le financement public des cultes. C’est par une petite porte : une aide accordée par les collectivités locales. Sauf que « cette aide n’est guère conforme à la loi de 1905 » (dont il faudrait abroger l’article 2), mais puisqu’elle « se justifie », pourquoi pas ? J’ai déjà réfuté ad nauseam ces « justifications », mais il faut y revenir brièvement en cinq points.
-
Faut-il transformer la liberté de culte en un droit-créance financé par la puissance publique ? Cela aboutirait à rompre l’égalité en introduisant des discriminations entre les citoyens. Selon un sondage Sociovision de novembre 2014, ceux qui pratiquent effectivement un culte sont 10% en France, et ceux qui se déclarent indifférents à toute religion sont près de 40%. Ce sont des estimations à méditer. Les non-croyants et les indifférents ne réclament aucune reconnaissance officielle, mais faut-il qu’ils paient pour des cultes que beaucoup réprouvent ?
-
Pour soutenir l’idée d’une aide publique à des religions auxquelles une grande partie des citoyens n’adhère pas, il faudrait prouver qu’elles sont d’utilité publique, ce qui est loin d’être acquis.
-
Le principe de la reconnaissance officielle suppose une liste explicite de religions bénéficiaires et mènerait à un régime de type concordataire dans lequel la liberté des cultes, exposée à l’ingérence de l’État, n’est pas garantie.
-
L’argument selon lequel un financement public empêcherait un financement venant de l’étranger ne tient pas la route : en quoi un cadeau public pourrait-il empêcher des cadeaux privés ?
-
L’idée selon laquelle un financement public permettrait un contrôle du radicalisme terroriste dans les mosquées oublie qu’un tel contrôle est prévu par la loi de 1905. « Je te finance et en retour tu me garantis la paix » : depuis quand l’observance de la loi entre-t-elle dans un deal ? Qu’est-ce qui empêche les musulmans de s’organiser eux mêmes en proposant, comme certains imams l’ont fait, une sorte de Conseil de l’ordre ?
5 – Un ample projet politique de communautarisation sous la houlette d’une transcendance enfin retrouvée
L’Église reprend du service public
Le projet apparaît alors dans son ampleur. La proposition de reconnaissance officielle des « musulmans » n’est que la partie émergée d’un iceberg politique dont on mesure la profondeur dans la dernière partie du livre. Elle s’accompagne, comme on peut s’y attendre, de considérations sur les deux autres grandes présences religieuses – juive et chrétienne – qui font que le paysage religieux français n’est pas majoritairement musulman. Nul besoin de lire entre les lignes pour comprendre que leur reconnaissance politique serait incluse dans le paquet-cadeau offert à un islam réduit à sa version la plus rétrograde.
Se dévoile alors un édifice théologico-politique national invité à fédérer « cinq grandes masses spirituelles » – judaïsme, islam, protestantisme, Église catholique, idéologies des droits de l’homme – au sein desquelles l’Église catholique, réinvestie d’une mission publique, reprend du service : « elle ne peut plus être laissée sous la cloche de la laïcité selon l’interprétation donnée désormais de celle-ci » (p. 161). Elle jouera le rôle de médiateur au motif que la France serait une nation de marque chrétienne. On reste confondu devant ce projet maximaliste qui n’ose pas s’avouer providentiel, qui avance précautionneusement une évocation de Bossuet, mais qui propose clairement de réinsérer la liberté « dans un ordre spirituel » dont la nature ne fait guère de doute.
Un anti-atomisme
Il faut reconnaître que l’auteur a prévenu : « une certaine communautarisation est inévitable. Elle est même souhaitable dans la mesure où elle prévient le mensonge idéologique de la nouvelle laïcité qui prétend nous obliger à faire semblant d’être seulement des individus-citoyens » (p. 165).
C’est oublier que nombre de citoyens pratiquant une religion sont aussi d’ardents défenseurs de la laïcité et du modèle politique immanentiste et atomiste qu’elle suppose.
C’est oublier que beaucoup de pratiquants, même fervents, ne renonceraient pas facilement à jouir de la respiration laïque et qu’ils se trouvent très bien d’être des individus-citoyens à l’abri d’une indiscrète assignation publique.
C’est oublier l’existence des non-croyants et des indifférents. Non qu’ils soient plus dignes de considération que les autres, mais leur existence même pose un problème fondamental de philosophie politique déjà relevé par Locke en 1689. Ces indifférents, par définition, ne forment pas communauté : rien ne permet de les enrôler sous une bannière, fût-elle « l’idéologie des droits de l’homme » ; leur existence est par nature atomisée. Comment alors constituer un lien politique sans les exclure ou les déprécier ? C’est à cette question fondamentale que répond la laïcité : construire un lien politique qui ne doit rien dans sa pensée à un lien préalable, qu’il soit religieux, ethnique, culturel. J’ai recouru pour expliciter ce point primordial au concept de classe paradoxale : retenons seulement ici que l’atomisme des singularités (le droit des individus) est constituant de toute association politique laïque. On ajoutera que ces indifférents ne peuvent ni ne veulent se constituer en lobby. Ils seraient donc quantité négligeable comme est négligeable aux yeux de l’auteur l’assiette de l’association politique républicaine, formée essentiellement d’individus.
La République est-elle un contrat ? Un modèle archaïque et inégalitaire
Avec cette notion de reconnaissance négociée, on se trouve en présence d’un modèle contractuel. Or il n’y a pas de contrat entre la République française et les citoyens : ce sont les citoyens, par l’intermédiaire de leurs représentants élus, qui font les lois, c’est le sens même de la souveraineté nationale. Ou alors, si on veut entrer dans la technique philosophique, on peut parler d’un contrat de type rousseauiste, dans lequel tous contractent avec tous et moi avec moi-même, ce qui exclut tout contrat politique avec une portion des citoyens définie a priori par une appartenance communautaire préalable – religieuse, ethnique ou autre.
La République n’est pas un deal avec tel ou tel groupe (constitué comment et avec quelle légitimité ?), elle ne traite pas avec des lobbies, ce n’est pas une association de type commercial. Ce n’est pas en vertu d’un traitement particulier qu’on obtient ses droits, sa liberté, sa sécurité : on les traduit en termes universels pour qu’ils soient compossibles, juridiquement énonçables, applicables en même temps à tous et c’est dans cet esprit qu’on s’efforce de faire les lois. On n’y réussit pas toujours, mais, du mariage civil aux lois scolaires, de la séparation des églises et de l’État à l’émancipation juridique et politique des femmes en passant par la protection de la recherche en biologie et les avancées sur le droit de mourir dignement, les dispositions laïques sont exemplaires à cet égard.
Alors si cette préconisation de contrat politique avec un groupe ne se réduit pas à une inutile répétition de la loi, si elle est à prendre vraiment au sérieux, elle revient à abolir modèle républicain par la reconnaissance de communautés en tant qu’agents politiques, ayant des droits et des devoirs spécifiques, reconnaissance coalisant des ensembles par des assignations sur la légitimité desquelles on peut s’interroger. D’une telle reconnaissance seraient en outre exclus par définition tous ceux qui ne se réclament d’aucune appartenance et qui sont pourtant très nombreux en France. Enfin c’est balayer d’un revers de main la thèse minimaliste de l’immanence du politique, la mieux à même de protéger l’État des religions, les religions de l’État, les religions les unes des autres et d’assurer la liberté de conscience.
Les petits remèdes révèlent leur grand effet : un modèle politique archaïque et inégalitaire dans son principe, mais parfaitement adapté à une société qui trouve son compte dans des formations moléculaires faisant obstacle à l’universalité du modèle républicain. Nul doute que ce livre sera lu avec bienveillance par une partie des « décideurs » et des intellectuels pourvoyeurs de think tanks, puisqu’il susurre à leurs oreilles que la faiblesse appelle la faiblesse et qu’une génuflexion devant ce que l’islam radical a de plus rétrograde serait une bonne affaire.
Notes