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« Combattre le voilement » de Fatiha Agag-Boudjahlat, lu par Jorge Morales

Le courage et la pertinence de la plume de Fatiha Agag-Boudjahlat forcent l’admiration. Son dernier ouvrage Combattre le voilement (Paris, Cerf, 2019, préface d’Elisabeth Badinter) n’est pas un simple essai à contre-courant sur le voile en tant qu’objet, signe ou signal. Il analyse en profondeur le voilement islamique, acte que l’auteur combat en le présentant sans concession pour ce qu’il est : la normalisation (ou du moins la relativisation) d’une pratique sexiste et communautariste qui cherche à s’imposer partout au nom des droits de l’homme et de la liberté individuelle – nouveau dogme contemporain.

Rapatrier la question du voilement dans le domaine politique implique de penser à fond les significations (politiques, religieuses et culturelles) et les conséquences réelles d’un tel acte, de dénoncer tous les sophismes du politiquement correct et d’identifier les stratégies d’entrisme (ainsi que leurs idiots utiles) d’une religiosité orthodoxe déguisée en défense des droits des femmes.

L’analyse rigoureuse de l’aveuglement volontaire, de la mauvaise foi obséquieuse et des contradictions des adeptes du postcolonialisme (Frantz Fanon, Joan Scott…) est l’une des lignes de force de ce livre. En effet, les thuriféraires du multiculturalisme, dans leur volonté de légitimer le voilement au nom des droits individuels, font avancer la cause d’un rigorisme religieux qui transforme les femmes en organe génital – les stéréotypes de genre ne sont pas toujours du côté de ceux que l’on croit.

Au premier rang de ces nouvelles formes d’essentialisme mortifère se trouve le néo-féminisme différentialiste et racialiste. L’auteur montre comment le détournement1 du combat féministe aboutit à l’exact opposé de l’émancipation des femmes ; il met à l’honneur un patriarcat fondé sur l’orthodoxie et l’orthopraxie religieuses. Religieux et ultralibéraux, aidés par une néo-sociologie mondaine, porte-parole autoproclamée des « bons sauvages », se donnent la main pour transformer la liberté en servitude volontaire.

Apparaît alors ce qui est à la base de la détestation des entrepreneurs identitaires de tous bords : la laïcité, considérée comme un instrument d’agression et d’oppression des minorités. Fatiha Agag-Boudjahlat remonte aux racines de la « véritable matrice intellectuelle » anti-laïque (p. 66) en déjouant avec brio tous les pièges intellectuels de ses pourfendeurs (Asad, Butler2, Scott3…), en montrant avec obstination l’incohérence et l’inconsistance de leur discours. Ainsi, ces « bourgeois pénitents », dont l’indignation est à géométrie variable (surtout quand il s’agit des femmes orientales), sont toujours prêts à accepter pour les Autres ce qu’ils réprouveraient pour eux-mêmes. Pourquoi écarter les enfants d’immigrés des privilèges des classes bourgeoises occidentales ? Ce gauchisme condescendant ignore donc qu’il n’existe pas de féminisme islamique, pas plus que de féminisme religieux (p. 17 et 93).

Combattre la stratégie patriarcale du contrôle des corps féminins nécessite la poursuite de trois objectifs principaux :

  1. Refuser la victimisation (les femmes peuvent remplir efficacement et sciemment le rôle d’agents de l’hyperconformité religieuse) qui se cache sous le maquillage des bons sentiments (l’affaire Mennel – p. 105-115 – et le cas des « mamans voilées4 » – chapitre 4 –, sont éclairants). Le registre larmoyant (le chantage communautariste) et culpabilisateur (la repentance coloniale, le retournement victimaire5) est en effet une arme efficace pour imposer des choix idéologiques réactionnaires, ébranler toute politique laïque (ainsi que le montre systématiquement l’action du mal nommé Observatoire de la laïcité), faire flancher toute fermeté républicaine (la pusillanimité de certains élus aidant6) et mettre à bas le règne de l’intérêt général (les décisions du Conseil d’État allant dans ce sens).
  2. Faire de l’historicité des religions le cœur de toute réflexion concernant les questions religieuses. Pour condamner l’assignation identitaire (et en particulier le cas des jeunes filles voilées – chapitre 5 – dont le voilement devrait être considéré comme une forme de maltraitance et donc interdit), il faut s’armer intellectuellement. Il convient de dire haut et fort que tous les immigrés ont le droit d’entrer dans le régime d’historicité du pays qui les accueille et que l’intégration républicaine n’est pas le reniement des origines des personnes : l’identité du citoyen étant disjointe de celle de l’individu.
  3. Identifier très précisément les domaines où le voilement cherche à régenter la liberté des femmes : la sexualité, l’identité, les mœurs. Le mécanisme de cette domination est construit sur une série de dissimulations et d’injonctions contradictoires. Autant de stratégies dont le but est de brider la liberté de conscience et de faire gagner (culturellement et démocratiquement) la cause de l’aliénation des femmes.

Ce livre très bien documenté fait réfléchir sur les ressorts du multiculturalisme et sur l’importance de conserver une structure politique fondée sur l’État-nation, horizon politique et « écluse » de l’identité française (p. 190-192). L’activisme religieux cherche ainsi à pervertir les principes républicains avec les armes de la démocratie. Il cherche à faire disparaître la mixité sexuelle au nom du droit à la différence, il encourage le séparatisme social au nom des droits culturels, décourage toute volonté d’intégration au nom de l’identité communautaire, favorise l’uniformisation et l’allégeance culturelles au nom d’une altérité folklorique fantasmée, cautionne un puritanisme prétendument « féminin » au nom du féminisme. Faire de ce qui apparaît comme un choix une contrainte de fait, telle est la terrible entreprise qui se cache derrière le voilement ; elle se nourrit de la lâcheté politique qui délègue aux tribunaux un rôle qui revient au législateur. On voit pourquoi la citoyenneté et la laïcité républicaines sont si violemment récusées par l’indigénisme et par les « démocrates » diversitaires.

Le livre de Fatiha Agag-Boudjahlat met en garde contre la fausse générosité de ces personnages ; il n’a pas peur de dévoiler la réalité du « progressisme » ; il invite à penser la notion d’altérité à travers le prisme de l’universalisme.

Notes

1 – Pour une recension de son précédent essai Le grand détournement, voir http://www.mezetulle.fr/le-livre-de-fatiha-boudjahlat-le-grand-detournement-feminisme-tolerance-racisme-culture/

6 – Voir le texte de C. Kintzler sur le livre de Frédérique de La Morena http://www.mezetulle.fr/frontieres-de-laicite-de-f-de-morena/

« Kanata » de Robert Lepage : voyages vers la réalité

Sabine Prokhoris a vu Kanata – Épisode I – La Controverse de Robert Lepage au Théâtre du Soleil1. Elle rappelle la fonction émancipatrice du théâtre où chacun est convié à congédier son « moi », à faire l’épreuve du plaisir et du tourment de l’altérité : on en sort dans un état différent de celui où on y est entré. Demander – comme le fait la polémique dont la pièce est l’objet – au théâtre de « respecter » des « identités », lui reprocher « d’oublier » des « origines » qu’on a déjà figées comme un destin imperturbable, c’est vouloir qu’il se transforme en zoo où évoluent des bêtes curieuses et intouchables. Fallait-il que les rôles d’« autochtones » fussent impérativement tenus par des « autochtones » ? La réponse est dans la pièce : une réponse juste, qui loin de reconduire le stigmate en faisant de la scène le morne lieu des selfies d’une identité discriminée, en brise au contraire les logiques sournoises.

Prospéro : « Tous mes charmes sont abolis » Shakespeare, La Tempête.

« Réjouissons-nous : nous n’en sommes plus à nos premières défaites […]. Serrons les rangs ! La lutte pour le drame n’est pas encore terminée. Peu importe que des mains aient été salies, que des mains aient été déchiquetées, que des mains aient été trop douces ou trop légères : rien n’importe tant que nous aurons encore quelque chose à faire. […] Mais le grand champ chaotique et sombre de toutes les humanités est encore là, la tempête passe encore sur nos têtes, et nous continuons à chanter quand notre navire fait eau. […] Pendons nos chemises aux mâts pour trouver le vent, et ne désespérons pas. »
Bertolt Brecht, Sur l’avenir du théâtre.

 

Kanata – Épisode I – La Controverse est une pièce de théâtre.
Il n’est pas inutile, d’entrée de jeu, de rappeler ce fait, puisqu’aussi bien la controverse – en réalité une médiocre polémique qui vira au procès en légitimité contre Robert Lepage et la troupe du Soleil, mais que l’auteur et metteur en scène canadien et Ariane Mnouchkine ont eu ensemble la générosité et l’intelligence de transformer en une controverse à destination du public –, porte très précisément sur cela : la nature et la fonction du théâtre dans la Cité – une Cité contemporaine, qu’on espérera cosmopolite.

Rappelons en deux mots l’objet de la polémique : la pièce mettant en scène le destin contemporain, souvent tragique, de quelques descendants des Premières Nations – métissés pour certains de ses personnages –, et à partir de là abordant de sombres aspects de leur histoire tourmentée, broyée dans les brutalités de la colonisation du Canada par les Européens, que les rôles d’Amérindiens fussent interprétés par des comédiens non « autochtones », pour reprendre le terme en vigueur aujourd’hui, relevait, selon les contempteurs du projet, d’un geste d’« appropriation culturelle » venant redoubler les violences de la colonisation. Un geste alors politiquement, et plus encore moralement condamnable, une sorte de blasphème contre le respect dû aux « identités » maltraitées, que les bonnes intentions affichées par l’auteur comme par le Théâtre du Soleil ne sauraient en aucun cas racheter, bien au contraire2.

Contre vents et marées, grâce donc au courage et à la détermination d’Ariane Mnouchkine et de sa troupe, qui ont maintenu leur soutien sans faille au metteur en scène canadien3, les spectateurs peuvent aujourd’hui aller à la Cartoucherie4 voir un spectacle qui met tous les sortilèges et enchantements du théâtre au service d’une réflexion sur notre commune humanité à l’épreuve des cruautés de l’Histoire, en même temps que sur le théâtre, sur les forces et limites de l’art entre et parmi nous. Quel est ce « nous » ? Au spectateur de bonne foi de construire sa réponse. Spectatrice et partant, parmi d’autres spectateurs, destinataire de l’œuvre, je me risquerai ici à quelques hypothèses.

Une histoire de rencontres

Écrite et mise en scène par le Québécois Robert Lepage, magnifiquement interprétée par les comédiens du Théâtre du Soleil, Kanata est d’abord une histoire de rencontres – rencontres multiples, aux effets imprévus, heureux ou malheureux. La pièce entrelace en effet, avec une virtuosité scénaristique saisissante, plusieurs destins que les contingences de vies marquées par différents exils vont faire se croiser sur une sorte d’île où tous, à un moment ou un autre, vont se trouver jetés : l’« île », battue de tempêtes, c’est un quartier des bas-fonds de Vancouver aujourd’hui, où ont échoué, en junkies fracassés, les existences errantes, ballottées, de tant de descendants des Premières Nations, et aussi de bien d’autres laissés-pour-compte du monde contemporain, dérivant dans les courants agités des grandes métropoles. Des jeunes femmes perdues – c’est autour de quelques-unes d’entre elles, qui connaîtront un sort tragique, et d’abord de Tanya, jeune Amérindienne « aux yeux bleus », qui finira assassinée comme quarante-huit autres de ses sœurs de misère, que Kanata articule l’un des axes de son propos, le second se nouant autour de Miranda, jeune artiste peintre arrivée là pour suivre son compagnon Ferdinand qui rêve d’une grande carrière théâtrale dans le Nouveau Monde. Miranda et Tanya deviendront des amies, l’une – Tanya – venant au secours de l’autre un jour menacée dans la rue de la dope, celle-ci l’accueillant ensuite chez elle. Dans cette « île » maudite au cœur d’une immense ville entre mer et Rocheuses, un havre fragile : le loft aux baies immenses où vivent Miranda et Ferdinand, qui deviendra l’atelier de Miranda demeurée seule. Dans la rue, un pharmacien ambulant portant kippa, nommé Ariel, veille comme il peut sur tous au milieu de cette cour des miracles. Il y a aussi la combative Rosa, venue des Antilles, qui s’occupe avec vitalité, avec bonté, du centre d’injection et de désintoxication, et des âmes en peine qui viennent tenter d’y survivre à leurs naufrages. Et Tobie, moitié Huron, « esprit double » selon la sagesse des Ancêtres – figure des passages en d’autres termes, au-delà de ce que cela signifie quant à la question sexuelle (Tobie est homosexuel, expliquera-t-il à Miranda) – Tobie qui réalise un documentaire sur la rue Hastings, Tobie le sage, le bienveillant intermédiaire de bien des rencontres. Et puis un commissariat de police, où l’on s’occupe sans trop de zèle des disparitions successives de jeunes femmes de la rue Hastings, mais où l’on finira, grâce à un flic qui « n’a pas l’air d’un flic » et occupe ses loisirs à apprendre l’art du théâtre, par confondre le tueur en série qui veut nettoyer la ville du stupre apocalyptique et détruire « la Grande Prostituée de Babylone ».

Et Leyla, la mère de Tanya, premier personnage à apparaître dans la pièce, restauratrice de tableaux, Amérindienne adoptée par un couple iranien. Elle parle persan en famille, et apprend la langue de ses ancêtres. Et sa rencontre, qui sera d’amour, avec Jacques Pelletier, un anthropologue français, lui aussi présent dans la première scène. D’autres bribes d’histoires encore, des destructions, des arrachements terribles.

Chez Miranda, ça sent le poisson – le loft est au-dessus de la poissonnerie de la propriétaire chinoise immigrée à Vancouver, avec sa nombreuse et industrieuse famille.

Mémoire, au présent

Avec délicatesse, et une poésie visuelle qui combine la rapidité des enchaînements à la création subtile de durées rêveuses qui élargissent en autant de profondes respirations contemplatives un temps alors élastique – en particulier lorsque, avant le finale de la pièce, et en écho à ce qui suivait immédiatement la scène d’ouverture, advient une scène d’une poignante douceur, onirique, si « nous sommes de la même étoffe que nos songes », qui figure un voyage initiatique où se résument peut-être tous les enjeux poétiques et politiques de la pièce –, la mise en scène de Robert Lepage renouvelle l’art ancien du théâtre par l’art moderne du cinéma. Cela au-delà même de l’usage de projections d’images vidéo, usage quasi imperceptible tant il se fond avec évidence avec la scénographie – telle est la magie de ce théâtre. Car les fils narratifs qui composent en une polyphonie subtile, toute d’échos qui se répondent, les différentes intrigues dont se tisse l’étoffe serrée et souple de cette pièce méditative, palpitante de toutes les énergies qui en modulent les rythmes et les tempi, ces fils s’articulent selon une construction qui emprunte clairement à l’art du montage cinématographique pour construire la progression de l’action dramatique.

Or ce point, qui concerne la facture artistique du projet, n’est pas indifférent à ses enjeux.

Car c’est au présent, au cœur troublé de notre monde, que se déploient la pièce, et les histoires qu’elle déroule. Un présent – celui de personnages vivant dans Vancouver aujourd’hui –, tout imprégné d’histoires passées, refoulées mais toujours effervescentes pourtant, et agissantes en lui. Venant affirmer, et renforcer cela, la dimension documentaire de la pièce, inspirée d’une affaire qui s’est effectivement produite, formidablement rendue sensible par le jeu constamment juste, jamais mélodramatique, des acteurs du Soleil. Autrement dit, pour accéder à quelque chose de l’histoire collective des Premières Nations, évanouie dans les brumes du passé, point de vaste fresque héroïque autour de figures mythiques. Non. On voyagera en s’embarquant sur les traces fragiles de cette histoire passée, traces vives, actuelles, qui hantent quelques destins singuliers d’hommes et de femmes d’aujourd’hui. Nos contemporains. Lesquels assurément ne sont pas les mêmes que leurs ancêtres. Métissages, hybridations diverses, modernité, autant de transformations qui font des descendants d’autres personnes que les purs « autochtones » qu’étaient leurs aïeux. Tanya la junkie qui désira « écrire, dessiner, aimer comme elle voudrait être aimée : « un autochtone, un Blanc, un Noir, ça m’est égal »5, porte le splendide collier indien de sa grand-mère transmis par une mère dont la langue maternelle est le persan. Mais ce bijou orne le cou d’une jeune femme d’aujourd’hui, étrangère, de bien des façons, à ce que fut l’aïeule dont le peuple fut colonisé – et continua à l’être à travers en particulier l’horreur des pensionnats6 dont il sera question dans Kanata.

On songe alors à cette réflexion de Walter Benjamin, expliquant que « la mémoire n’est pas un instrument pour l’exploration du passé. C’est le médium du vécu comme le royaume de la terre est le médium où sont ensevelies les anciennes villes. […] Et il se frustre du meilleur, celui qui fait seulement l’inventaire des objets mis au jour et n’est pas capable de montrer dans le sol actuel l’endroit où l’ancien était conservé »7. Quels sont ces « endroits », dans la pièce de Robert Lepage ? Ce sont les vies, aujourd’hui, de ses personnages, veinées d’histoires enfuies et enfouies. Et c’est cette topographie-là, qu’il s’agit d’apprendre à interpréter, que dessine et met en scène la pièce.

Ainsi le parti pris esthétique sur lequel se construit sa dramaturgie traduit-il exactement cela, en y ajoutant quelque chose cependant. Car en utilisant les ressources d’un art né au XXe siècle dans son théâtre, un théâtre dont il affirme fortement la tradition, comme l’exprime de façon, transparente sinon explicite8, et pour plusieurs raisons que le spectateur pourra méditer, la référence de Kanata à l’une des plus mystérieuses pièces de Shakespeare, La Tempête – qui est par ailleurs une pièce depuis longtemps explorée par Robert Lepage, lequel s’y est confronté plus d’une fois –, il en ravive nouvellement les formes, le rendant ainsi d’autant plus vivant et libre. Qu’est-ce que cela signifie, s’il ne s’agit pas là d’une simple coquetterie, qui serait pure frivolité eu égard à la gravité des questions abordées par la pièce ? Gageons que ce qui se joue là sur le plan de l’histoire des formes esthétiques dans le champ du spectacle, n’a en réalité rien de gratuit. Car si le présent (le cinéma) renouvelle le passé (l’art millénaire du théâtre), c’est en quelque sorte qu’il le réinvente, c’est-à-dire en reconduit la spécificité tout en la transformant. Une spécificité en devenir.

Dès lors, on peut penser qu’il pourrait bien en aller de même pour ce qui concerne l’histoire – et les histoires – des humains. Autrement dit : partir du présent, un présent « tout imprimé d’Histoire » selon le mot de M. Foucault, mais un présent vivant, un présent en mouvement, un présent sur lequel il devient possible d’agir, cela donne la force non pas de modifier le passé dans sa teneur factuelle, mais de s’affranchir du destin fixe, comme inscrit dans le marbre, qu’il semble devoir prescrire. Sous condition de la transformation – telle est l’épreuve à traverser. Mais pareille épreuve met à mal le fantasme tyrannique d’une « identité » inaltérable – à défaut d’être inaltérée –, à maintenir coûte que coûte telle que le malheur la fige. La garantira en l’occurrence une « autochtonie » alors nécessairement victimaire.

Tobie le demi-Huron, ancien junkie, gracieuse et douce figure de passeur dans la pièce, est le personnage qui aura su avec courage et imagination traverser cette épreuve. Et il initiera avec sagesse, avec tendresse, Miranda à cet art des passages, à ce voyage. Rebattues aussi les cartes de La Tempête – ses traces furtives, énigmatiquement présentes, dans Kanata. Au spectateur qui le souhaite de comprendre – un peu – pour quelle nouvelle partie.

La question que soulève la pièce, et de plusieurs façons, est alors celle de la transformation, et conjointement celle des conditions d’une émancipation qui ne vaille pas oubli, et encore moins déni. Il s’agit autrement dit, pour chacun des personnages, de parvenir à s’extraire de ce à quoi une inéluctable fatalité le vouerait, censément sans échappée possible. Mais se libérer, c’est aussi, d’une certaine façon, trahir l’injonction – imaginaire, mais pas moins puissante pour autant – à demeurer fidèle non plus tant alors à une histoire, laquelle pourrait se poursuivre en s’infléchissant autrement qu’en implacable ligne droite, mais à ce qui, à force de devoir être ressassé comme la litanie sans fin du désastre subi, se clôt sur soi-même sans issue ni avenir possibles. Seule « victoire » en ce cas, en forme de trompeuse revanche : exister comme vestale du dol, à jamais jalouse de cette fonction sacrée.

Transmissions

Ce qui demeure terrible, et la pièce n’esquive pas cette dimension tragique, ce sont les échecs, innombrables, malgré la force du désir de devenir libre ; de tout cela témoigne l’émouvant et tendre personnage de Tanya dans la pièce. Ces échecs sont-ils à interpréter comme un rappel à l’ordre, et partant comme la confirmation d’un sort funeste à accomplir pour prouver qu’un inexpiable forfait a vraiment eu lieu ? Et donc comme une disqualification du vœu que les effets n’en soient pas définitifs et partant tout-puissants – qu’au bout du compte il ne triomphe pas complètement ? Le pari de Robert Lepage et de ses personnages va tout à l’inverse. Oui, des crimes ont été perpétrés. Oui, ils sont inexpiables. Mais leur plus effrayante victoire serait d’avoir érigé un mur infranchissable entre ceux qui ont été et sont du côté des victimes, et les autres.

Or ces crimes nous affectent et nous concernent tous – en tant qu’êtres humains. Ainsi quiconque peut – doit même, si les circonstances le conduisent à pouvoir le faire – en relayer la mémoire, en même temps que le désir, libre comme le vent, transmissible au-delà des plus barbelées des lignes de démarcation, de leur faire pièce. Ne serait-ce pas le sens le plus profond de la philia grecque : l’amitié, cette inclination réciproque entre deux personnes, qui n’est pas fondée sur les liens du sang ? Entre des étrangers en somme, qui ne partagent pas nécessairement la même histoire mais se rencontrent, et se décentrant d’eux-mêmes, trouvent à inventer une fraternité neuve. Entre Tanya et Miranda, naît l’amitié – et c’est d’ailleurs Tanya, la fille perdue, qui la première protégera Miranda, l’étrangère. Et de ce que Tanya lui aura transmis, Miranda plus tard se fera l’interprète. C’est ce que nous dit sans doute la dernière image de Kanata, à travers les gestes amples, indomptables, de celle qui désormais peindra, peindra, peindra encore, envers et contre tout.

Par sa façon de traiter l’histoire des descendants des Premières Nations, nos contemporains en ce monde fait de tant de couches enchevêtrées d’histoires intimes et collectives – de la traiter c’est-à-dire aussi d’en soigner les blessures – la pièce prend en tout cas clairement position dans ce débat. Elle le fait d’une triple façon.

Du théâtre

Dans la pièce elle-même, en premier lieu, sur deux plans.

D’abord parce que clairement Kanata, en même temps qu’une action dramatique qui s’attache à revenir sur les pans les plus sombres de l’histoire du Canada, est une pièce, réflexive, sur le théâtre – ces deux dimensions étant indissociables, étroitement articulées l’une à l’autre. Cela de multiple façons, explicites – théâtre dans le théâtre, très shakespeariennement –, ou plus allusives. En outre comme on le verra dans la pièce, l’aptitude, qui dans l’histoire s’avérera salvatrice, au jeu et au transformisme de l’un des personnages, de surcroît pas le plus attendu sur ce chapitre puisqu’il s’agit du policier (certes comédien à ses heures perdues, et une scène hilarante nous en fera témoins), constituera l’un des ressorts de l’intrigue, en participant activement du dénouement.

Or dans cette disposition au déplacement et à la transformation qui remise, le temps de la représentation, le « moi »au vestiaire, gît la force du théâtre, ainsi définie par ce mot de Borges :

« L’acteur, sur une scène, joue à être un autre, devant une réunion de gens qui jouent à le prendre pour un autre. »

Autrement dit, le théâtre est puissant parce qu’il ouvre un espace au sein duquel on peut jouer. En des emplacements différents, l’acteur et le spectateur – là résident la profondeur et la justesse de la remarque de Borges – partagent cette aptitude au jeu. Jouer au sens des jeux, éminemment sérieux, de l’enfance, si bien analysés, à la suite de Freud, par Donald Winnicott9 : l’enfant distingue bien sûr parfaitement son environnement, le réel qui l’entoure en d’autres termes, de l’espace indéfiniment mobile ouvert par son activité imaginaire, mais ces deux dimensions pourtant ne sont pas sans rapport. Car le jeu, et les objets qu’il crée, que Winnicott nomma non sans raison « espace et objets transitionnels », sont pour le petit humain la barque grâce à laquelle pourra véritablement s’effectuer pour lui le « voyage vers la réalité », selon l’expression de D. Winnicott. Un périple qui loin de dénier cette réalité, permettra à l’enfant, futur adulte, d’y vivre créativement – de la comprendre, et de l’aménager inventivement, c’est-à-dire de ne pas en subir passivement la cruauté, la violence, ou la simple absurdité ; de ne pas y rester muré comme en une cellule obscure.

Le théâtre réactive cette part de jeu, essentielle et émancipatrice, comme l’a si bien compris et montré Ingmar Bergman, dans son pénétrant Fanny et Alexandre. Et puisque la pièce est accueillie par Ariane Mnouchkine et le Théâtre du Soleil, rappelons-nous Molière enfant dans le film éponyme, lorsque les enfants jouent, et deviennent vraiment chevaliers et gentes dames – au beau milieu du jeu, une réalité triviale se rappelle au petit Jean-Baptiste qui, bien que « mort » dans les bras du chevalier, a besoin de pisser… (mais pour autant le jeu n’en reste pas moins « vrai »).

Évidemment, cela suppose que jouer un personnage, qu’il soit inspiré d’un contemporain, historique, ou imaginaire, ne relève pas du selfie si prisé aujourd’hui. Contrairement à ce que nous serinent les manuels de « développement personnel » à succès (« Soyez vous-même »), ou la publicité pour Mac Do (« Venez comme vous êtes »), la promotion de l’« identité » portée comme un brassard redouble au contraire et verrouille à double tour toutes les chaînes, alors inquestionnables, qui prétendent définir et délimiter une fois pour toutes ladite identité. En ce sens les auto-proclamés « racisés » sont déjà auto-racistes avant même de se révéler éventuellement racistes à l’égard de n’importe quel allogène.

Dès lors que la représentation « théâtrale » prétend manifester la pure et simple présentation d’un « soi » assigné à une identité rendue alors « visible », cette exhibition passant pour libératrice, on se retrouve au zoo, pas au théâtre10. Et donc en cage. Ainsi, pour évoquer lesdites « minorités » discriminées, ce n’est pas leur visibilité en tant que telle qui pourra permettre que se lève le stigmate. Lorsque Jérôme Bel expose sur scène des personnes handicapées mentales pour les « libérer » en produisant triomphalement la visibilité du handicap censé les définir, les invitant à la « performer » selon le vocable butlérien de rigueur, ce geste étant supposément « subversif », il ne subvertit rien du tout, il demande, perversité suprême, auxdits handicapés de confirmer aux yeux de tous leur handicap, sur le mode en somme du fameux : « C’est vous le nègre, continuez ». Lorsque Madeleine Louarn en revanche fait interpréter Lewis Caroll, Aristophane ou Beckett par sa troupe Catalyse, composées d’acteurs souffrant de handicaps mentaux, elle leur permet d’être autre chose que ce à quoi le stigmate « handicap » réduit leur identité11. Sans pour autant invisibiliser ce handicap, puisque l’interprétation qu’ils offrent de ces textes passe, nécessairement, par l’expérience humaine singulière qui est la leur – leur situation de handicap en l’occurrence. De même, dans Kanata, l’interprétation du personnage de la mère de Tanya, joué par une comédienne qui se trouve être iranienne, est-elle nourrie par l’expérience et l’histoire spécifique de cette comédienne – sa langue, le persan, devenant entre autres choses un élément qui, décentré, participe de l’écriture de la pièce. Que Shaghayegh Beheshti offre une interprétation aussi sensible du personnage qu’elle joue tient non pas à son appartenance – distanciée au service de la pièce –, et qu’ainsi elle puisse passer pour un ersatz d’« autochtone »  acceptable, mais à son talent et à son travail de comédienne. Faudrait-il croire que Maurice Durozier, qui interprète un glaçant et très convaincant tueur en série, descend de Jacques l’Éventreur ou du docteur Petiot (et qu’au fond dans le rôle le tueur de l’Est parisien, ou quelque criminel de la même espèce, c’eût été à coup sûr plus « vrai » encore) ?

Loin de soi : l’amour, cet exil

En second lieu, un des pivots de Kanata est une histoire d’amour. Non pour sacrifier aux codes des « séries télé » bas de gamme, selon les éléments de langage dont ont usé, en un touchant unisson, quelques critiques paresseux n’ayant hélas que trop tendance à prendre « des lapins pour des tigres, des aigles pour des volailles de basse-cour » 12, mais pour une raison qui rejoint, par un autre chemin, cette affaire humaine fondamentale13, dont nous parlent aussi tous les contes, d’un bout à l’autre de la planète: l’épreuve de la transformation.

Une histoire d’amour, qui se noue entre deux êtres venant, là encore, d’univers différents.

Laissons ici la parole à Beckett, qui en connaissait un bout en matière d’étrangèreté – et fait partie, notons-le au passage, de ces auteurs qui ont écrit une partie importante de leur œuvre dans une autre langue que leur langue maternelle :

« On n’est plus soi-même, dans ces conditions, et c’est pénible de ne plus être soi-même, encore plus pénible que de l’être, quoi qu’on en dise. Car lorsqu’on l’est on sait ce qu’on a à faire, pour l’être moins, tandis que lorsqu’on ne l’est plus, on est n’importe qui, plus moyen de s’estomper. Ce qu’on appelle l’amour c’est l’exil, avec de temps en temps une carte postale du pays, voilà mon sentiment ce soir »14.

Ces lignes magnifiques, et si drôles en même temps, nous disent l’essentiel. Pouvoir devenir « n’importe qui » : épreuve, autant que grâce, de l’amour – et du théâtre. Deux expériences que non sans motif Shakespeare si souvent intrique étroitement dans son théâtre.

C’est un tel dépouillement de « soi » qui en tout cas permet à l’interprète dramatique de se faire passeur de ce de ce que Joseph Conrad appelait, dans La Ligne d’ombre, « le flot de toute l’humanité ». B. Brecht a exprimé cette exigence et cette capacité de la plus simple des façons, à propos du maquillage au théâtre, équivalent du masque :

« Avant tout, le maquillage doit faire le vide dans le visage, il ne faut pas qu’il le remplisse, le particularise, le fixe. »

Ainsi l’acteur se rendra-t-il disponible au passage par lui d’autre chose que lui, d’inattendu alors : « Ce n’est pas du tout ce à quoi je m’attendais », dit Louise face au portrait peint par Miranda de celle qui pourrait être la fille qui lui fut arrachée. Mais qui, propriété de personne, se relie à nous tous.

Que, dans l’ultime scène de la pièce, Miranda peigne dans l’air nous donne à voir cet envol au-delà de la consigne étroite des particularités. Et cet envol libre plonge en même temps au plus profond de l’humanité commune, faite de tant d’existences singulières qui se répondent. Ainsi l’énergie indomptée de son geste fait-elle surgir, comme un fragile chœur en mouvement, toutes ces existences, les vivants et les morts.

Telle est la tâche de l’artiste, qui selon les mots de J. Conrad,

« s’adresse au sentiment de mystère qui entoure nos vies, à notre sens de la pitié, de la beauté et de la souffrance, au sentiment latent de solidarité avec toute la création ; et à la conviction subtile mais invincible de la fraternité qui unit la solitude d’innombrables cœurs : à cette fraternité dans les rêves, dans la joie, dans la tristesse, dans les aspirations, dans les illusions, dans l’espoir et la crainte, qui relie chaque homme à son prochain et qui unit toute l’humanité, les morts aux vivants, et les vivants à ceux qui sont encore à naître. »

Un peu plus loin, Conrad ajoutera ceci :

« Arracher, en un moment de courage, à l’impitoyable course du temps une phase éphémère de la vie, ce n’est que le commencement de la tâche. La tâche, entreprise avec tendresse et foi, consiste à maintenir résolument, sans préférence et sans frayeur, devant tous les yeux et dans l’éclairement d’une attitude sincère, le fragment ainsi sauvegardé. Elle consiste à en faire paraître la vibration, la couleur, la forme, et, à travers sa mobilité, sa forme, et sa couleur, à révéler la substance même de sa vérité, à en dévoiler le secret inspirateur, la tension et la passion qui se cachent au cœur de chaque instant persuasif. Dans un effort résolu de cette sorte, si on a assez de mérite et de bonheur, on peut parfois atteindre à une sincérité si manifeste qu’à la fin la vision de regret ou de pitié, de terreur ou de gaieté qu’on présente éveillera dans le cœur des spectateurs le sentiment d’une inévitable solidarité, de cette solidarité dans l’origine mystérieuse, dans le labeur, dans la joie, dans l’espérance, dans une incertaine destinée, qui unit les hommes les uns aux autres, et l’humanité tout entière au monde visible »15 .

Il s’agit de peindre, donc. Par le pinceau, l’écriture, le théâtre, le documentaire, toute forme d’art qui témoigne du lien humain, plus fort que toutes les destructions.

 

Enfin, et c’est un troisième axe, qui éclaire et soutient le parti que prend la pièce dans la controverse évoquée plus haut : la décision, fruit de la rencontre entre Robert Lepage et Ariane Mnouchkine, et du pari de cette dernière de confier sa troupe à un metteur en scène autre qu’elle-même, de faire interpréter Kanata par les comédiens du Soleil.

Fallait-il, donc, que les rôles d’« autochtones » fussent impérativement tenus par des « autochtones » ?

La réponse est dans la pièce – bien au-delà de ce qui y est explicitement formulé sur ce point –, et dans tout ce qu’elle déploie, articulé par sa teneur artistique même, on l’a vu. Une réponse juste, qui loin de reconduire le stigmate en faisant de la scène le morne lieu des selfies « performatifs » d’une identité discriminée, en brise au contraire les logiques sournoises.

La suite ? Pourquoi pas une Tempête, interprétée par des artistes « autochtones » ou non ? Des acteurs, tout simplement, légitimes pour d’autres raisons que celles, au fond méprisantes, de leur origine. Revenons sur ce qu’explique Ariane Mnouchkine au sujet de sa troupe, laquelle au fil du temps est devenue cosmopolite :

Les comédiennes et comédiens de la troupe y sont entrés grâce à leur courage, leur imagination, leur talent, jamais à cause de la couleur de leur peau ou d’une quelconque appartenance16.

Au bout du compte, la réussite la plus généreuse de Kanata ne tient-elle pas à ceci que, geste d’un seul tenant artistique et politique, elle ouvre à cette dimension si bien résumée par B. Brecht :

« Et la discussion est l’un des niveaux les plus élevés du plaisir de l’art que puisse atteindre la société. »

Encore faut-il accueillir cette invitation.

À la fin de La Tempête, Prospéro renonce à tous ses pouvoirs magiques – à sa toute-puissance tyrannique. Mais il promet de dire son histoire et, tel Ulysse, de « charmer l’oreille » par son récit. Ainsi se voit-il « réduit à [mon] son seul pouvoir, combien pauvre ». Mais combien riche, dès lors qu’Ariel, désormais « libre et heureux », souffle dans cette voile qui se gonfle entre la scène et l’assistance.

Le théâtre est une île. Le théâtre est un navire. Accepterons-nous de voyager ?

Notes

2 – Sur la polémique, voir mon court article : https://www.liberation.fr/debats/2018/09/20/une-femme-des-lumieres_1680149
La polémique ne s’est pas éteinte : pièce « raciste » pour Françoise Vergès, égérie du collectif « Décoloniser les arts », tandis que telle journaliste, avec l’arrogance de la bêtise, n’hésitera pas à parler de geste « fasciste », aliéné par les vieilles lunes de l’universalisme (occidental-oppresseur-colonialiste bien sûr) (France Culture, La dispute, 24 décembre 2018) ; d’autres s’y sont pris plus obliquement : le châtiment de la faute morale (que l’on n’évoquera pas, sinon pour l’absoudre) étant le ratage artistique. Là gît la sanction suprême : car on ne fait pas de l’art avec des bons sentiments, n’est-ce pas ? La pièce est alors décrite comme en restant au stade des « bonnes intentions » pour aboutir à un résultat qui ne relèverait que de la « série télé » poussive, « mal joué » de surcroît. Autant d’éléments de langage que l’on a vus mécaniquement recyclés par quelques plumes autorisées, qui n’ont juste pas remarqué les allusions, pourtant transparentes, à La Tempête. Ce qui se passe de commentaire.

4 – Voir note 1.

5 – Ces mots ont été écrits dans son carnet, et Leyla sa mère les lit à voix haute, après sa mort assassinée.
Aujourd’hui, je vais faire ma liste. Je vais faire une liste de tout ce qui est désirable.
Un : écrire… ou être peintre
Ou, au moins, comme maman, restauratrice.
Deux : gagner ma vie.
Trois : voir les jardins d’Ispahan
Quatre : être aimée comme j’aimerais aimer.
Un autochtone, un blanc, un noir, ça m’est égal.
Cinq : des enfants ?
Peut-être. Pourquoi pas ?
Si j’arrive à échapper à la Grande Tueuse.
Je commence demain ?

6 – Pensionnats assez semblables à ceux, pires encore peut-être, où l’Irlande enferma, pour en faire des esclaves, les « filles-mères » séparées de leur progéniture maudite vendue à de riches familles américaines – cela jusqu’en 1996.

7 – Walter Benjamin, Images de pensée, trad. Jean-François Poirier et Jean Lacoste, Paris, Christian Bourgois, 1998, p. 181-182.

8 – Outre les prénoms de certains personnages – Ferdinand et Miranda, Ariel –, outre l’odeur de poisson qui renvoie à Caliban, toutes ces allusions n’étant pas dénuées d’humour par détournements et déguisements (Ariel porte kippa, Ferdinand est un nigaud poussif que Miranda éjectera, et l’odeur de saumure est celle de la poissonnerie), nombre de thèmes de Kanata résonnent avec la pièce de Shakespeare, au-delà des histoires proprement dites que relatent l’une et l’autre pièce.

9 – Sigmund Freud  « Le créateur littéraire et la fantaisie », (1908) trad. Bertrand Féron, Paris, Gallimard 1985, p. 30-46. Donald W. Winnicott, Jeu et réalité, trad. Claude Monod, Paris, Gallimard, 1984.

10 – Voir S. Prokhoris, Au bon plaisir des »docteurs graves » – À propos de Judith Butler, Paris Puf, 2017. [Voir la recension par Jeanne Favret-Saada sur ce site].

11 – Sur ces questions, on ne saurait trop recommander la lecture du livre fondamental d’Erving Goffman, Stigmate, trad. Alain Khim, Minuit, Paris, 1996.

12 – Voir Virginia Woolf, Comment lire un livre (1925) , trad. Céline Candiard, Paris, L’Arche, 2008, p. 313 : « Mais il reste qu’en tant que lecteurs, nous avons nos responsabilités, et même notre importance. […] à une époque où la critique ne peut plus s’exercer normalement, où les livres sont passés en revue comme un cortège d’animaux dans un stand de tir, où le critique n’a qu’une seconde pour charger son arme, viser et tirer, et où l’on peut bien l’excuser s’il prend des lapins pour des tigres, des aigles pour des volailles de basse-cour, ou s’il manque complètement sa cible et laisse son coup se perdre sur une vache qui broutait paisiblement dans un champ voisin. Si, derrière la fusillade fantasque de la presse, l’auteur sentait qu’il existe une autre sorte de critique, l’opinion des gens qui lisent par amour de la lecture, lentement, et pour le plaisir, et font preuve dans leur jugement d’une grande compréhension, mais aussi d’une grande sévérité, cela ne pourrait-il pas améliorer la qualité de son travail ? » Ce qui vaut pour les livres vaut tout autant pour les spectacles, bien sûr.

13 – Voir l’anthropologue Maurice Godelier notant que « la transformation est le fait humain par excellence ».

14 – Samuel Beckett, Premier amour, Paris, Minuit, 195, p. 21-22

15 – Joseph Conrad, Le Nègre du Narcisse, trad. Robert d’Humières, Paris, Gallimard, « L’imaginaire », p. 12, 13, 14, pour les deux citations.

16 – Entretien avec Ariane Mnouchkine, Charlie Hebdo , 5 janvier 2019.

© Sabine Prokhoris, Mezetulle, 2019.

Fermeture de mosquées guerrières et antirépublicaines : quand on veut, on peut !

Le Figaro daté du 28 décembre 2018 consacre une double page à la fermeture des mosquées extrémistes où se prononcent des prêches appelant à la violence et à la haine, et même ouvertement au meurtre contre les non-croyants. On y apprend des choses intéressantes, et notamment que, dans bien des « quartiers » comme on dit, les extrémistes islamistes n’évoluent nullement « comme des poissons dans l’eau »…

D’abord les vertus de la loi de 1905 sont subitement redécouvertes en ce qui concerne le contrôle des cultes. Tareq Oubrou, imam et recteur de la mosquée de Bordeaux, qu’on a connu naguère moins net sur ces sujets1, déclare p. 3 : « La loi de 1905 prévoit déjà une police des cultes, il suffit de l’appliquer » ! Encore fallait-il consentir à la lire – ce que font les associations laïques depuis belle lurette -, et on me permettra de préciser : la loi de 1905 ne « prévoit » pas une police des cultes, elle la met en place (Titre V de la loi), c’est pourquoi on serait bien inspiré de l’appliquer.

Mais le plus intéressant se trouve dans l’article de la page 2, signé Christophe Cornevin. Intitulé « Un long travail d’enquête avant d’aboutir à l’interdiction », il est consacré au travail des enquêteurs au sein du Service central du renseignement territorial (SCRT) dont l’auteur a rencontré quelques « hauts responsables ». Y est décrite notamment la manière dont les dossiers aboutissant aux fermetures sont à présent instruits et nourris : « […] nous déployons sur une cible toutes les méthodes techniques et humaines mises à notre disposition pour stopper la diffusion, par tous les moyens, d’idées incitant au djihad ou contraires à la loi ». Quand on veut, on peut ! Les enquêtes ne se bornent pas au périmètre restreint des mosquées « cibles », mais, en bonne technique de renseignement, touchent des terrains plus larges – par exemple on suit les éléments extrémistes dans leurs campagnes « de porte-à-porte pour obliger les femmes et leurs filles à porter le voile ».

Et là, surprise. Un policier spécialisé a confié au journaliste :

« À chaque fois que l’État a montré sa force, à chaque fois qu’une mosquée radicale est fermée, nous redoutions au départ que cela fasse des vagues. Au contraire : cela est vécu localement comme une libération par les habitants du quartier qui ne veulent pas vivre sous le joug de tel ou tel imam obscurantiste. »

Oui une belle surprise pour ceux qui, la main sur le cœur, ont coutume de s’alarmer d’une « stigmatisation » dès qu’on applique les lois en la matière : non, les islamistes haineux et obscurantistes ne sont pas dans les « quartiers » comme des poissons dans l’eau2. Et on vérifie une fois de plus aussi que le clientélisme adepte du « pas de vagues » se fait une représentation bien paternaliste, condescendante et pour tout dire ultra-réactionnaire des « musulmans ».

Notes

2 – On fera le rapprochement avec le résultat des élections communales d’octobre 2018 en Belgique, où la liste « Islam » présentée à Molenbeek a récolté 1,8 % des voix. https://www.lesoir.be/182919/article/2018-10-14/molenbeek-les-resultats-des-elections-communales-2018

© Mezetulle, décembre 2018

Tribune « Non au séparatisme islamiste »

 J’ai fait partie des 100 premiers signataires de la Tribune « Non au séparatisme islamiste » publiée par  Le Figaro du 20 mars 2018  p. 2 (voir le pdf ci-dessous) .
Ce texte est à présent proposé  publiquement à la signature.
On peut le lire confortablement, le communiquer et le signer en suivant ce lien.

[5 avril] Je me rends compte que le document pdf ci-dessous ne fonctionne pas toujours très bien : raison de plus pour aller lire le texte sur le site qui le propose à signature !

 

 

 

Entretien vidéo C. Kintzler-J. Cornil sur la laïcité (CLAV, Bruxelles)

Un entretien sur la laïcité entre Jean Cornil et Catherine Kintzler est accessible sur le site du CLAV (Centre laïque de l’audiovisuel, Bruxelles). Cette vidéo, réalisée par Quentin Van de Velde, a été tournée en juin 2017, elle vient d’être mise en ligne (15 janvier 2018). Durée : 26 minutes.

On peut également la voir sur Youtube.

S’armer contre l’idéologie « décoloniale »

Un article magistral de Gilles Clavreul

« Prendre le corpus de l’idéologie des décoloniaux au sérieux », tel est le programme d’un texte magistral de Gilles Clavreul. Une tâche de défense intellectuelle a été trop longtemps différée, balayée par des incantations appelant aux « valeurs », et par un prêchi-prêcha qui confine parfois à une condescendance paresseuse. Combattre une idéologie n’est pas étranger à l’art militaire : on n’affronte pas un adversaire sans en étudier la nature et les mouvements. La connaissance est indispensable et la défense intellectuelle ne peut se passer d’analyse ni de concepts.

L’arsenal, heureusement, se constitue et s’étoffe de jour en jour. Mezetulle a déjà signalé les ouvrages récents de Nedjib Sidi Moussa, de Fatiha Boudjahlat , de Sabine Prokhoris et de Martine Storti1. Gilles Clavreul vient de publier sur le site de la Fondation Jean-Jaurès un article très approfondi intitulé « Radiographie de la mouvance décoloniale : entre influence culturelle et tentations politiques »2.

En voici quelques extraits qui sont loin d’en refléter la richesse et la pertinence.

« Le trait principal de la mouvance décoloniale réside dans une tentative de synthèse entre l’expression d’une radicalité militante en germe dans les quartiers populaires des grandes métropoles françaises, principalement en région parisienne, et une théorisation assez poussée de la question identitaire, dans ses dimensions à la fois raciale et religieuse. Le but plus ou moins assumé est de supplanter la grille de lecture marxiste qui plaçait les infrastructures socioéconomiques au cœur des mécanismes de domination.
Par « mouvance », il faut entendre qu’il ne s’agit pas d’un ensemble stable et ordonné comme peut l’être un parti politique ou un syndicat. Il s’agit plutôt d’une constellation d’entités distinctes, avec un noyau dur formé d’individus et de collectifs qui revendiquent l’étiquette décoloniale, comme le PIR, le Camp d’été décolonial ou encore le collectif Mwasi. Des organisations agissent sur une thématique spécifique, comme Stop le contrôle au faciès (violences policières), le CCIF (islamophobie), la Brigade anti-négrophobie (BAN) ou La voix des Rroms, mais sont en pratique quasi systématiquement associées aux premiers cités dans les mobilisations.
S’ajoutent des universitaires, chercheurs militants ou intellectuels dont on retrouve la signature au bas des pétitions de soutien et qui participent aux initiatives décoloniales, ou les soutiennent. Enfin, un réseau plus lâche d’alliés, sans faire partie de la mouvance, reprend volontiers les thématiques des décoloniaux, affronte les mêmes adversaires (les « laïcistes », les « républicanistes », etc.). On trouve parmi eux des artistes et des chroniqueurs jadis fédérés autour de l’association Les Indivisibles de Rokhaya Diallo, des médias, certains apportant ouvertement leur soutien comme Politis, Mediapart ou le Bondy Blog, d’autres manifestant une certaine bienveillance, et enfin des sites d’information ou des blogs comme Orient XXI, Paroles d’honneur, Oumma.com, Al-Kanz… »

À partir de cette description, Gilles Clavreul retrace la généalogie de l’idéologie décoloniale en pistant ses sources d’inspiration. Y apparaît notamment la figure du sociologue portoricain Ramón Grosfoguel, qui, à la faveur de la distinction entre « colonialisme » et « colonialité », élabore une pensée extrémiste pour laquelle les discriminations ne doivent pas être comprises comme des reniements de l’universalisme républicain, mais comme faisant partie de leur substance.

« Sans surestimer l’importance de cet auteur que sans doute peu de militants ont lu, quelques traits de sa pensée retiennent l’attention : le caractère à la fois structural et global du fait colonial ; le primat de la dimension idéelle, que l’auteur qualifie encore d’« épistémique », sur la dimension matérielle, ce qui explique, entre autres, que l’on trouve des partisans de l’oppression au bas de l’échelle sociale, mais également des représentants de l’élite capables d’être réceptifs au discours critique des Indigènes. D’où l’importance accordée au travail de conviction à accomplir auprès des intellectuels et du monde universitaire. Houria Bouteldja a nettement placé son ambition dans le sillage de Ramón Grosfoguel en donnant, avec d’autres militants comme Sadri Khiari et Saïd Bouamama, une armature théorique aux écrits du PIR. Son dernier essai, Les Blancs, les Juifs et nous, multiplie les références intellectuelles et se place sous les figures tutélaires de Césaire, Fanon, Genet ou encore Abdelkébir Khatibi, sociologue et romancier marocain. »

Dans ce tour d’horizon édifiant, Gilles Clavreul n’oublie pas nos compatriotes :

« Une autre source d’inspiration théorique est plus proprement française, même si elle puise aussi aux cultural studies américaines. C’est la critique des « races sociales » dont Didier et surtout Éric Fassin se sont faits les spécialistes, dans une volonté affichée de saisir la spécificité des émeutes qui ont agité les banlieues françaises en novembre 2005. Pour eux, il ne s’agit pas d’opposer la classe à la race, mais de les articuler : la race n’est pas un fait biologique, mais un construit social destiné à produire des effets dans la réalité, en racialisant les rapports de domination. »

Ainsi s’articulent plusieurs courants ; ils reçoivent le soutien de l’islam politique, du féminisme essentialiste et de l’antisémitisme contemporain pour se rejoindre dans la remise en cause et le test systématique de tout ce qui a une odeur républicaine et laïque. Tout en analysant leurs sources et leurs forces, l’auteur souligne leurs divergences, leurs fragilités, leurs paradoxes et leurs contradictions. Il s’interroge finalement sur la capacité de la mouvance décoloniale à mener un projet politique.

Ces quelques lignes ne font que donner un aperçu d’un texte indispensable qu’il convient de lire intégralement, et de méditer : Gilles Clavreul, « Radiographie de la mouvance décoloniale : entre influence culturelle et tentations politiques »

Identité et liberté de non-appartenance

L’injonction à l’identification par collection parcourt le discours politique et alimente le clientélisme. Le marquage identitaire se banalise et chacun est invité à se référer à des appartenances supposées lui donner « visibilité » jusque dans le champ politique. Mon identité est-elle le résultat de ces assignations où moi et les miens se pensent en exclusivité ? Ma liberté se réduit-elle à faire allégeance à des appartenances que l’association politique aurait pour fonction de faire coexister ?

Ces réflexions sur l’identité et l’identitaire ont été publiées dans L’Obs n° 2770 du 7 au 13 décembre 2017, p. 30-31, sous le titre « Le marquage identitaire se banalise ». Je remercie particulièrement Marie Lemonnier d’avoir accueilli ce texte.

 

La querelle Valls-Plenel dépasse leurs personnes et vaut comme symptôme. Les renvoyer dos à dos, c’est envisager qu’on puisse réitérer sans état d’âme le « oui c’est condamnable, mais… » qui suivit le massacre à Charlie Hebdo. C’est cautionner la relativisation des victimes de l’islam politique au motif d’un « respect » qu’il faudrait observer envers une identité malheureuse en quête de reconnaissance publique. Une telle identité procède d’une identification catégorielle souvent hâtive – en l’occurrence, l’idée selon laquelle les « musulmans » formeraient un groupe homogène aimanté par l’islamisme. À la lumière d’événements récents (l’organisation de stages en « non-mixité raciale » par le syndicat d’enseignants SUD-Education 93, par exemple), le différentialisme avancé par les « indigénistes » et accueilli par la bienveillance militante de Plenel révèle sa nature ségrégationniste ; il pose la question de savoir si une république laïque se réduit à organiser la coexistence de « diversités » : du même coup, c’est la conception même de l’individu qui est affectée.

Depuis des années, l’injonction à l’identification de collection parcourt le discours politique et alimente le clientélisme. Le marquage identitaire se banalise et chacun est invité à se référer à des appartenances supposées lui donner « visibilité » jusque dans le champ politique. Mon identité se confondrait avec une série adhésive dont l’expression séparatiste « J’appartiens à ma famille, à mon clan, à mon quartier, à ma race, à l’Algérie, à l’islam »1 pervertit, en le singeant, l’engagement humaniste qui, de Descartes à Fénelon et à Montesquieu, déborde les proximités pour s’élargir au genre humain.

Suis-je le résultat de ces assignations où moi et les miens se pensent en exclusivité ? Ma liberté se réduit-elle à faire allégeance à des appartenances que l’association politique aurait pour fonction de faire coexister ?

Dans la Médée de Corneille (I, 5), Médée est au comble du dénuement – Jason la laisse tomber, elle n’est plus qu’une barbare, rejetée de tous. Sa confidente remue le couteau dans la plaie :

« Votre pays vous hait, votre époux est sans foi
Dans ce triste revers, que vous reste-t-il ?
[Médée répond] :                                 –  Moi »

Ce moi est à la fois sublime et dérisoire. Dérisoire, parce que si on énumère ses propriétés c’est pitoyable ou outrecuidant. Sublime parce que le mot, superbement isolé en fin de vers, évoque en cet instant fugace et fulgurant un point profond qui nous émeut. Je ne suis pas seulement une barbare, une femme, une épouse délaissée, une mère…, je ne me réduis pas à un « profil » : je suis un sujet, un « Je », infime reste qui excède ce bric-à-brac.

L’idée philosophique d’individualité n’est pas celle d’une individuation biologique, économique, ethnique, religieuse ou sociale. Le concept de sujet-législateur, qui fonde l’autorité politique en régime laïque, lui est apparenté. Mon identité comme personne juridique et agent politique n’a pas a priori de propriétés catégorielles, elle est identique par principe à celle de tout autre – « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». Autrui n’est pas forcément celui qui me ressemble : c’est un autre moi, absolument identique principiellement, comme être libre, pensant et sensible, et absolument différent du fait même de cette identité de principe.

En établissant chacun dans ce droit égal et universel, l’individualité juridico-politique ne confine pas les individus à leur état réel. Loin de les méconnaître, elle leur ouvre l’éventail des possibilités, leur permet de déployer leur singularité pourvu que les droits d’autrui (qui sont les miens) soient préservés. Ce déploiement peut s’enraciner dans une communauté préexistante au corps politique ou disjointe de lui. Mais le droit d’adhérer à une communauté n’est effectif que subordonné à la liberté de non-appartenance.

Une législation laïque ne se contente pas de séparer les Églises et l’État. Elle disjoint complètement la constitution du corps politique de tout lien (ethnique, religieux, coutumier…) qui lui serait préalable ou extérieur. Elle considère que le droit des individus est premier : on ne peut pas se réclamer d’un droit collectif pour assigner un individu à un groupe ou pour entraver son droit. On voit la conséquence sur la notion de « droit des communautés » : on peut se reconnaître dans une communauté mais on doit pouvoir s’en détacher sans craindre de représailles. C’est en ce sens que l’ensemble de la législation républicaine est laïque ; elle assure d’abord à tout individu le droit d’être comme ne sont pas les autres, elle ne conçoit de Contrat social que celui qui rend possible le Promeneur solitaire.

L’organisation laïque ne s’oppose donc pas aux communautés, pourvu qu’elles respectent le droit commun, elle est contraire au communautarisme. On parle de communautarisme à partir du moment où une association fait pression sur ceux qu’elle revendique comme ses membres, les intimide pour qu’ils la rejoignent et adoptent un style de vie uniformisé : sous l’effet de normes morales, la singularité est entravée. On bascule dans le communautarisme politique lorsque de tels regroupements réclament des droits spécifiques, quand s’exerce une obligation d’appartenance au sein de laquelle personne ne peut apercevoir un point de fuite, revendiquer « la différence de sa différence ». Certains de ces regroupements, tel l’islam politique proclamant une vocation planétaire, ne souffrent ni la différence individuelle ni l’existence d’autres communautés, et le font savoir en versant le sang.

S’il trouve une validité dans le cadre du droit commun, le rassemblement identitaire ne peut pas être reconnu comme agent social exclusif, encore moins être érigé en agent politique ayant autorité sur une portion de la population. L’association politique laïque n’est pas elle-même une collection identitaire, elle ne réunit pas non plus des collections constituées sur ce modèle. Ce n’est pas en vertu d’un traitement lobbyiste qu’on obtient ses droits, sa liberté, sa sécurité : on les traduit en termes universels pour qu’ils soient compossibles, juridiquement énonçables, applicables en même temps à tous et c’est dans cet esprit qu’on s’efforce de faire les lois.

Rendre la singularisation universellement possible : tel est le défi que doit relever une république laïque. Le lien qui unit ces atomes politiques est celui par lequel ils défendent également leurs droits et peuvent dire : « Ne touche pas à celui qui n’est pas mon pote mais qui est mon égal ! ». Il en résulte un ensemble politique qui transcende les identifications : on peut accepter de combattre et d’engager sa vie pour que cet ensemble se constitue, se perpétue, se fortifie, résiste aux injonctions et aux violences qui le fracturent.

Voici comment j’imagine le propos qu’une république laïque pourrait adresser à ceux qui sont tentés ou qui, inversement, sont menacés par le communautarisme : « Si vous avez un culte, une coutume, une appartenance, vous pouvez les vivre et les manifester librement, pourvu que cela ne nuise à aucun autre droit. Si vous n’avez ni culte ni coutume ni appartenance, si vous voulez vous défaire de ceux qui vous ont été imposés ou en changer, la loi vous protège. Si vous tentez d’ériger une appartenance en autorité politique, si vous considérez une partie de la population comme une ‘chasse gardée’, alors vous trouverez la loi en face de vous. »

 

1 – Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des Indigènes de la République, dans Les Blancs, les Juifs et nous, Paris : La Fabrique, 2016, p. 72.

© Catherine Kintzler, L’Obs 7-13 décembre 2017, Mezetulle 14 décembre 2017.

 

À l’université, attention à la banalisation de l’antisémitisme (par A. Policar et E. Debono)

Tribune publiée par ‘Le Monde’ du 30 novembre 2017

Dans une tribune au Monde, un collectif d’intellectuels s’indigne de la multiplication de colloques à visées militantes. Un nouvel antiracisme assimile juifs et oppresseurs et ravive ainsi des clichés antisémites.
Englobant l’antisémitisme, c’est une idéologie « racialiste » qui se diffuse et qui obtient la caution de milieux universitaires (ou du moins un silence qui vaut approbation), au prétexte d’une indifférenciation des « opinions » : s’aviser de les hiérarchiser serait même un acte d’oppression post-coloniale. Mais comme le dit fort bien le texte repris ci-dessous, « Il y a des chercheurs pour lesquels […] le recours à la racialisation et à la séparation en fonction des origines constitueraient des bases d’échange acceptables dans l’espace universitaire ou l’institution scolaire. »
Après l’avoir relayée sur Twitter dès sa lecture, Mezetulle signale son soutien à cette tribune en publiant le texte intégral, transmis par Alain Policar.

Nous souhaitons vivement attirer l’attention sur certains ­processus de banalisation de l’antisémitisme à l’université depuis quelques années. Fin 2012, à l’université de La Rochelle, des étudiants voulant critiquer la marchandisation du monde montaient une pièce de théâtre dans laquelle le prétendu rapport des juifs à l’argent était présenté comme une évidence. Malgré les protestations, l’université était restée impassible.

L’invitation d’Houria Bouteldja à l’université de Limoges, le 24 novembre, obéit à une logique semblable. Pour en défendre l’opportunité, le président de l’université – qui a dû, face aux protestations, se résoudre à annuler l’événement – a argué que « les séminaires de recherche doivent être l’occasion de discuter sans préjugés de l’ensemble des idées aujourd’hui présentes dans notre société et, si elles sont contraires à nos valeurs, c’est aussi l’occasion de les combattre, mieux que par la censure ».

Discuter de tout est une chose. La question est de savoir avec qui et dans quel but. Quand approfondit-on la recherche et la visée de connaissance ? A partir de quand bascule-t-on dans l’idéologie et la propagande ? Peut-on suggérer, pour une prochaine rencontre, un débat entre un représentant du créationnisme et un théoricien de l’évolution ? Ou ­entre un négationniste et un historien de la Shoah ?

Car après avoir officiellement soutenu la « résistance du Hamas », déclaré, en 2012, « Mohamed Merah, c’est moi », après avoir fièrement posé à côté d’un graffiti « Les sionistes au goulag » et ­condamné les mariages mixtes, Houria Bouteldja a pu, dans son dernier livre, Les Blancs, les Juifs et nous (La Fabrique, 2016), renvoyer à longueur de pages les Blancs à leur indépassable « blanchité » et exprimer son obsession des juifs.

Elle se dit capable de reconnaître les juifs « entre mille », par leur « soif de vouloir se fondre dans la blanchité ». L’antisémitisme serait l’apanage des Blancs, l’antisionisme étant au contraire un instrument d’émancipation : « L’antisionisme est notre terre d’asile. Sous son haut patronage, nous résistons à l’intégration par l’antisémitisme tout en poursuivant le combat pour la ­libération des damnés de la terre. »Propos présentant l’intérêt d’être discutés « sans préjugés » ou appels caractérisés au mépris sinon à la haine ?

Certains chercheurs ont répondu à cette question en trouvant quelque vertu à la pensée de la présidente du Parti des indigènes de la République (PIR). Déjà le 19 juin, sur Le Monde.fr, ils furent quelques-uns à lui témoigner leur soutien dans ce qui se voulait une vigoureuse défense de l’antiracisme politique. La pensée de la militante était alors promue comme le début d’un travail d’émancipation à l’égard des catégories oppressives.

Critiquer cette perspective, c’était se détourner de la lutte en faveur des plus démunis, « prolétaires, paysans, chômeurs, laissés-pour-compte, sacrifiés de l’Europe des marchés et de l’Etat ». Qui trop embrasse… On voit mal pourtant comment concilier la mixophobie revendiquée et la « politique de l’amour ­révolutionnaire » chantée par l’auteure. Aveuglés, nous avions osé penser qu’il s’agissait là d’idées incompatibles !

D’étranges syndicalistes

La banalisation de l’antisémitisme emprunte le chemin d’une confusion des genres, d’un refus de hiérarchiser, lorsque l’université et certains de ses acteurs ne distinguent plus la recherche scientifique de l’activisme. La multiplication, depuis quelque temps, de ­colloques ou de journées d’études à visées militantes, faisant intervenir des proches du PIR ou des partisans de ses théories, a de quoi inquiéter.

Le phénomène a son pendant dans l’enseignement secondaire, où d’étranges syndicalistes ont tenté d’organiser des ateliers « en non-mixité raciale ». Car ce nouvel « antiracisme » a la particularité de réinvestir la pensée essentialisante et racisante, en circonscrivant la pro­blématique du racisme dans un rapport dominants-dominés que nourriraient l’ethnocentrisme, le capitalisme et les survivances du colonialisme.

Comment dès lors s’étonner que l’antisémitisme soit relativisé voire invisibilisé, les juifs étant assimilés, dans la pensée indigéniste, à un groupe auxiliaire des « dominants » et à des colonialistes ? Force est alors de constater que les antisémites sont légion, mais que l’antisémitisme a disparu.

Il y a des chercheurs pour lesquels l’obsession d’une « question juive », l’idée d’un affrontement émancipateur entre « sionistes » et « indigènes », le recours à la racialisation et à la séparation en fonction des origines constitueraient des bases d’échange acceptables dans l’espace universitaire ou l’institution scolaire. Aussi ne sait-on plus vraiment si les propos antisémites, sexistes, homophobes ou encore xénophobes font partie des « opinions » ouvertes à la discussion ou, à l’opposé, sont condamnables au nom de la loi et des principes de la démocratie.

Le texte publié ce 24 novembre par ­Libération (« Contre le lynchage médiatique et les calomnies visant les anti­racistes ») participe de ce brouillage. Il ne serait pas permis de condamner, comme nous venons de le faire, les vecteurs de l’antisémitisme ordinaire sans être englobés dans la sphère identitaire fondamentalement xénophobe. Nous ne sommes pas de ceux-là : notre combat contre les idéologies d’exclusion profondément antirépublicaines, lesquelles témoignent de l’intolérance à la diversité visible, est sans concession.

 

Alain Policar est Sociologue et Emmanuel Debono Historien
Sont également co-signataires de cette tribune : Joëlle Allouche (psychosociologue), Claudine Attias-Donfut (sociologue), Martine Benoit (historienne), Antoine Bevort (sociologue), Claude Cazalé Bérard (italianiste), Vincenzo Cicchelli (sociologue), André Comte-Sponville (philosophe), Claudine Cohen (philosophe et historienne), Patricia Cotti (psychopathologue), Stéphanie Courouble Share (historienne), Laurence Croix (psychologue), Danielle Delmaire (historienne), Gilles Denis (historien et épistémologue), Michel Dreyfus (historien), Alexandre Escudier (historien et politiste), Christian Gilain (mathématicien), Yana Grinshpun (linguiste), Valérie Igounet (historienne), Gunther Jikeli (historien), Yann Jurovics (juriste), Andrée Lerousseau (germaniste), Jean-Claude Lescure (historien), Françoise Longy (philosophe), Marylène Mante Dunat (juriste), Céline Masson (psychopathologue), Isabelle de Mecquenem (philosophe), Sylvie Mesure (sociologue et philosophe), Denis Peschanski (historien), Christine Pietrement (pédiatre), Valéry Rasplus (sociologue), Bernard Reber (philosophe), Myriam Revault d’Allonnes (philosophe), Sophie Richardot (psychosociologue), Maryse Souchard (sciences de la communication), Christophe Tarricone (historien), Francis Wolff (philosophe), et Paul Zawadzki (politiste).

Source Le Monde http://www.lemonde.fr/acces-restreint/idees/article/2017/11/30/4cc7150483a4d7594c8ed942abfce926_5222572_3232.html

Le livre de Fatiha Boudjahlat ‘Le Grand détournement. Féminisme, tolérance, racisme, culture’

Recension

L’ouvrage de Fatiha Agag-Boudjahlat Le Grand Détournement. Féminisme, tolérance, racisme culture (Paris : Cerf, 2017) se présente à la fois comme une parole militante et comme une analyse conceptuelle. Parole militante parce que l’auteur parle « en première personne » de son indignation face à l’assignation qui vise les personnes de culture arabo-musulmane et qui généralement fait de l’appartenance ethnique la clé des rapports sociaux. Analyse conceptuelle parce que cette indignation se déploie dans la mise à nu et le démontage d’un mécanisme de renversement par lequel la tolérance, l’antiracisme, le féminisme et les droits de l’homme, à grand renfort de discours victimaires, de culpabilisation et de psychologisation, sont retournés en un différentialisme identitaire où la liberté se réduit à des choix collectifs d’allégeance. C’est le multiculturalisme comme opération politique – et non le fait multiculturel – qui est ainsi scruté et ramené à son principe séparateur.

De l’aveu même de l’auteur1, le titre paraphrase la notion « chère à Renaud Camus » de « grand remplacement ». Mais le détournement que dissèque et que dénonce Fatiha Boudjahlat ne se combat pas en entrant dans une « guerre des civilisations ». Il s’agit d’analyser, pour la combattre, une opération qui travaille le cœur des notions dans l’esprit de chacun en s’emparant d’un champ lexical trop longtemps laissé à son évidence, pour le retourner.

Ainsi, l’injonction de tolérance, revisitée par une lecture qui place les groupes identitaires au-dessus de toute critique, débouche sur une logique relativiste qui condamne chez les uns ce qu’elle admet et encourage chez d’autres. S’installe une géométrie variable des droits doublée souvent d’une « allochronie » en vertu desquelles ce qui devrait être reconnu universellement comme crime, comme délit ou comme régression, au prétexte qu’il s’agirait d’une tradition et que ce fut ici autrefois une coutume, requiert l’absolution lorsque c’est le fait d’une communauté ethnique ou religieuse bénéficiant d’un exotique « joker culturel », renforcé par un « joker post-colonial ». Cette résurgence impérieuse de la figure condescendante du « bon sauvage » sous la forme du respect envers « l’altérité des mœurs »2 est parfaitement mise en relief. Il en va ainsi, entre autres, de l’excision, des « crimes d’honneur », de la prostitution des enfants :

« Au nom de la tolérance, les personnes devraient être jugées non sur leurs actes et selon la loi en vigueur sur le territoire, mais d’après le cadre mental de cette communauté ethnique à laquelle elles appartiennent, ou plutôt à laquelle nous les assignons. » (p. 27)

Cette opération, non seulement installe le principe de la différenciation des droits et des devoirs, mais soutient le retournement proprement dit : c’est l’égalité des droits qui, désormais, est présentée comme vexatoire et illégitime et la revendiquer, c’est être coupable d’ethnocentrisme. L’ouvrage parcourt différentes occurrences de ce renversement politique et moral, puisées dans l’actualité récente en France, au Royaume-Uni, au Canada : excision retournée en « circoncision féminine » marqueur bienveillant d’une reconnaissance communautaire, banalisation du port du voile retournée en revendication de pudeur dont on ne voit pas la limite, pressions pour se soumettre à des lois d’exception retournées en acceptations « libres », injonctions de non-mixité raciale retournées en antiracisme dans une parole « libérée » par ce qu’il faut bien appeler une purification, le tout avec documents dûment référencés à l’appui. Chemin faisant, l’auteur ne manque pas de souligner que le fonds de commerce de l’ethnicisation des rapports sociaux est commun au pseudo-progressisme multiculturaliste et à l’extrême droite la plus réactionnaire. Elle rappelle notamment que les textes et les actes des « indigénistes » sont semblables à ceux des Afrikaners, et qu’ils reprennent le souci d’authenticité présent jadis dans le discours colonial. En prolongeant le propos, dans un grand élan en quête de racines et d’authenticité, il faudrait chanter les louanges des droits que la Révolution française a abolis.

La conséquence politique, on le vérifie à chaque page, est « un droit à géométrie variable, une personnalité des lois, un régime d’historicité différencié sur un territoire pourtant commun » (p. 34) et un enfermement de nos compatriotes dans des « capsules spatio-temporelles ». Mais Fatiha Boudjahlat, en deçà de ce constat, prend la mesure des principes philosophiques rendant possible un tel détournement et permettant d’en révéler le fonctionnement et la férocité. La liberté, tapageusement et frauduleusement invoquée, se réduit à accepter l’adhésion non-critique à une communauté préconstituée. Elle s’abîme dans l’allégeance immédiate, dans l’identification à des groupes fournis « clés en mains » pour lesquels tout écart, toute velléité d’indépendance est une trahison. C’est le contraire de la liberté politique et juridique, laquelle se constitue au même temps philosophique que l’association politique et suppose une conception atomiste du corps politique, formé par des individus égaux en droits. Par une inversion inique, le droit des collectivités se voit privilégié ; on a parfaitement compris : le droit d’un individu ne saurait remettre en question la communauté à laquelle il est assigné. La croyance et la conviction ne sont plus des objets contingents, susceptibles d’examen, d’analyse, de modification et d’une possible récusation raisonnée : essentialisées par la sacralité que leur donne une « culture » prise au sens d’une donnée anthropologique que l’on pétrifie, elles deviennent des propriétés consubstantielles des personnes, le règne des intouchables concrétise alors le morcellement du droit et on assiste à la réintroduction, sous forme victimaire3, d’un nouveau délit de blasphème.

Lire ce livre c’est s’alarmer de manière précise et informée de l’ampleur et de la variété du mouvement séparateur antihumaniste qui travaille notre époque et qui gangrène le discours politique4. C’est aussi ouvrir les yeux sur les principes qui le gouvernent et qui en révèlent le caractère profondément régressif. Le livre s’achève sur un appel à la modernité et à la fermeté de la pensée républicaine, faisant écho à l’effet libérateur que l’auteur évoquait pour elle-même dès l’introduction :

« Le don le plus précieux que m’a fait la République est celui de me donner les moyens de penser par moi-même, de forger mon opinion, indépendamment de mes racines, de mon sexe, de mes convictions religieuses. »

Notes

1 – Voir la note 3 de l’Introduction.

2 – L’auteur se réfère au n° 3 1989 de la Revue du MAUSS en particulier à un article d’Alain Caillé « Notes sur le problème de l’excision ».

3 – Comme le montre Jeanne Favret-Saada dans son livre Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988, Paris : Fayard, 2017. Voir l’article sur Mezetulle.

4 – Voir le dernier chapitre intitulé « Le grand bêtisier des politiques ».

Le livre de Nedjib Sidi Moussa ‘La Fabrique du Musulman’

Recension

Note du 25 novembre 2024. L’article ci-dessous a été publié en 2017 (c’est également la date de publication du livre analysé). Il conserve à mes yeux sa pertinence, pourvu qu’on soit attentif à la chronologie. Je n’ai pas lu les textes ultérieurs de Nedjib Sidi Moussa, et je ne connais pas l’évolution de sa pensée ni de ses positions après 2017.
Il se trouve que j’ai regardé hier 24 novembre 2024 l’émission « C’est politique » diffusée sur la chaîne FranceTV 5, où il était invité. À plusieurs reprises, sans ambiguïté, et sur un ton qui respirait une froide animosité, il a tenu des propos accablant l’écrivain franco-algérien Boualem Sansal, lequel a été arrêté à Alger le 16 novembre 2024 et a été jeté depuis dans les geôles algériennes sans pouvoir donner de nouvelles. Selon Nedjib Sidi Moussa, Boualem Sansal aurait commis de graves fautes de goût. Jugez plutôt : il est soutenu par des personnes et des organismes « de droite » et même, horresco referens, « d’extrême-droite », il ose critiquer l’islamisme (ce qui conduirait à « stimagtiser les musulmans ») allant jusqu’à mettre en garde les Français contre ce mouvement grandissant, et puis il critique l’Algérie – ce n’est pas bien de blesser le sentiment national.
Non content de tirer sur un homme à terre, Nedjib Sidi Moussa a sorti une cible supplémentaire de sa besace pour la placer dans le dos de l’écrivain Kamel Daoud (prix Goncourt 2024) auquel il reproche, entre autres dérives « de droite », de vouloir effacer la mémoire de la guerre d’indépendance algérienne en promouvant celle des « années noires ». Il suffit de lire le roman de Daoud Houris pour voir que ce reproche est infondé : le roman ne milite pas pour un effacement, mais montre combien le récit mémorial officiel algérien fait délibérément obstacle à tout ce qui pourrait rappeler les atrocités de la décennie 1990-2000.
J’invite les lecteurs à mesurer l’écart qui sépare le livre de 2017 (en aurais-je fait une lecture totalement naïve ?) des propos tenus publiquement hier par N. Sidi Moussa.

L’émission du 24 novembre est disponible pendant un mois sur le site de FranceTV 5  et on peut en trouver des extraits significatifs sur X (par exemple sur Boualem Sansal https://x.com/i/status/1860828865813188664  ou sur Kamel Daoud https://x.com/i/status/1860782180877627824 )

C’est à dessein, et non en vertu d’une négligence typographique assez répandue, que Nedjib Sidi Moussa met une majuscule à « musulman » dans son livre La Fabrique du Musulman. Essai sur la confessionnalisation et la racialisation de la question sociale1. Faisant fi des singularités, de la variété et des divisions d’un ensemble qui ne comprend pas que des pratiquants, cette majuscule emphatique enveloppe une communauté coalisée et « fabriquée » par un mouvement qui, depuis des années, place les préoccupations identitaires au-dessus – ou plutôt à la place – des questions sociales. Non seulement ces dernières sont surclassées, mais elle sont instrumentalisées au profit d’une culture de l’excuse en vertu de laquelle un comportement identitaire, pourvu qu’il puisse être reconverti en termes de victimisation post-coloniale et/ou raciale, quelque violent et séparatiste qu’il soit, est encouragé.

Même si cette catégorisation en forme de « sous-nationalité de substitution », cette coalition identitaire au « confessionnalisme honteux dans le pays de la loi de 1905 », procède en partie de facteurs objectifs propres à la situation de l’immigration maghrébine et à l’évolution de la société française, elle a pour artisans principaux des « entrepreneurs communautaires » où l’on trouve militants associatifs, religieux, hauts fonctionnaires, élus, journalistes, éditeurs, universitaires.

Aux manettes de ce rouleau compresseur qui prétend soumettre tout un pan de la société à une bigoterie impérative et régressive, qui contraint nombre de personnes de culture musulmane à dissimuler leurs convictions, qui jette aux oubliettes le mouvement émancipateur du combat social et des luttes ouvrières, bien sûr les communautaristes musulmans ne sont pas en reste, mais leur entreprise n’aurait pas eu tant d’efficacité sans le soutien actif d’intellectuels, de journalistes et de militants pas seulement de « la gauche de la gauche ».

L’introduction de l’ouvrage est explicite :

« […] en quête d’un prolétariat de substitution ou d’une nouvelle cause étrangère de proximité, ces activistes ont ainsi trouvé les ‘Musulmans’ quand ils ne les ont pas réinventés à leur image. Qu’elle récuse ou non le label ‘islamo-gauchiste’, cette gauche cléricale à tendance racialiste a substitué la lutte des races à la lutte des classes, en vouant aux gémonies le vieux combat contre l’oppression religieuse, sans oublier celui de la séparation des Églises et de l’État.
Ce faisant, cette gauche bien spécifique participe avec les racistes antimusulmans, les institutions étatiques et les entrepreneurs identitaires à la formation d’une communauté musulmane distincte des autres composantes de la société dans son organisation, ses objectifs et ses moyens d’expression politique » (p. 20-21)

Inspiré et éclairé par l’étude de ce qu’on doit toujours appeler du beau nom de « classiques du mouvement social ouvrier », le livre fait l’histoire de ce basculement, de cette subreption identitaire dont la victimisation est un des plus puissants leviers ; il en identifie les promoteurs avec une grande minutie, fournissant de nombreuses références. Pour effectuer le tour de ces mouvements de « fabrication » et de promotion, il remonte chaque fois à leur apparition, à leurs racines historiques, à leurs sources d’inspiration.

Après une présentation thématique (Introduction et chap. 1), l’analyse factuelle commence (chap. 2 et 3) par l’émergence du statut de « victime héréditaire » et celle de la « promotion de la race ». C’est le « moment postcolonial » avec le parcours des « Indigènes » depuis leur appel de 2005 jusqu’aux réunions de 2016 « pour le droit à la non-mixité », et celui de sa figure de proue Houria Bouteldja. Ce moment engage un travail ethnodifférentialiste qui promeut la conversion religieuse, l’endogamie raciale et la non-mixité. Cela à grand renfort de diatribes anti-Lumières dont Sidi Moussa fait remarquer l’impertinence « car ce genre de propos est réfuté par l’histoire du mouvement anticolonialiste en Algérie dont les dirigeants opposaient les principes de la Révolution française de 1789 à la France coloniale » (p. 59). J’ajouterais volontiers que ces propos rejoignent – la qualité littéraire en moins – les déclarations antirévolutionnaires développées outre-Manche et outre-Rhin au nom d’un ordre social distributif et de l’ordre naturel du Volksgeist que les Soldats de l’An deux sont venus troubler.

L’auteur s’intéresse (chap. 4) bien sûr à la dérive religieuse, réactionnaire et antisémite du soutien inconditionnel aux Palestiniens, corrélative de l’abandon par la gauche d’un internationalisme conséquent issu du mouvement ouvrier (p. 69). Cette dérive s’illustre notamment par les relations sinueuses entre Dieudonné et les Indigènes, qui finissent par le soutenir en 2014, à tel point que Bouteldja présente ce « mouvement de balancier vers la droite » comme une libération.

La notion d’ « islamophobie » en prend pour son grade (chap. 5). On trouvera une note très utile rappelant son origine – laquelle se situe au sein même du colonialisme français au début du XXe siècle2. Le terme s’est largement répandu depuis 2003, en se déportant sur l’objectif de censure qu’on lui connaît aujourd’hui et que Sidi Moussa n’est ni le premier ni le seul à souligner. Il le fait en ces termes :

« […] loin de se limiter aux discriminations ou violences contre les musulmans présumés – ce qui effectivement doit être combattu – elle engloberait les œuvres jugées « blessantes » et viserait à empêcher, sur le plan juridique, la critique de la religion musulmane. » p. 94

C’est l’occasion de rappeler la fondation et les lignes directrices de mouvements et d’organisations tels que le CCIF, le CRI (Coordination contre le racisme et l’islamophobie dont le président «Abdelaziz Chaambi fut le cofondateur en 1987 du groupe islamique Union des jeunes musulmans qui a manifesté à Lyon pour l’interdiction du livre de Salman Rushdie »), de l’OCI (Organisation de la Conférence islamique) qui en 2008 dénonce, après la publication des caricatures de Mahomet, « L’usage à mauvais escient de la liberté d’expression ». On n’oublie pas le rôle de représentants du NPA, du Front de gauche, du PCF, attesté notamment par leur présence active à la « Journée d’études internationales, enjeux et débats autour de la reconnaissance de l’islamophobie… » du 13 décembre 2013 à la Bourse du Travail de Paris.

Le chapitre 6 intitulé « La représentation des musulmans » élargit la perspective historique en remontant à la diffusion de la dynamique djihadiste algérienne des années 1990, enclenchant la multiplication des mouvements identitaires, ce que l’auteur appelle l’« émulation communautariste ». Il rappelle la création du Parti des musulmans de France en 1997, puis le rassemblement pro-palestinien de novembre 2000 où l’on put entendre le slogan « Mort aux Juifs ! ». Ce chapitre propose une profusion d’informations sur les réseaux et mouvances islamistes, promouvant ou soutenant l’islam politique.

Enfin, le 7e et dernier chapitre boucle le cercle en évoquant « le flirt de l’extrême droite avec les islamo-conservateurs », en soulignant le rôle central d’Alain Soral dans l’élaboration de « visions partagées antisémites et différentialistes, séparatisme communautaire, traditionalisme, obsession alimentaire-identitaire.. » et antiféministes p. 137

La conclusion reprend la thématique de cette calamiteuse recomposition, en la caractérisant de manière oxymorique comme « processus d’intégration dans la séparation » et comme « subversion falsifiée ». Elle se place sous un régime critique appelant les militants du combat social à sortir de l’aveuglement et du paternalisme qui refuse chez les réactionnaires chrétiens ou juifs ce qu’il tolère chez leurs homologues musulmans. En voici, pour terminer, deux extraits :

« Habillage théorique d’une politique du ghetto, par le ghetto et pour le ghetto, l’ethnodifférentialisme ne peut devenir un point d’appui pour les partisans de l’égalité et de la liberté sauf à condamner définitivement ces idéaux. » p. 142

« L’antifascisme qui ne verrait le totalitarisme survenir que du côté d’une extrême droite classique commettrait une erreur d’appréciation de la situation qui exige d’associer à la vague brune-marine les plus larges masses, sans distinction d’origine ou de religion. En flattant leur misogynie, leur antisémitisme, leur bigoterie, leur homophobie, leur avidité ou leur complotisme, les fascistes cherchent à séduire les réactionnaires musulmans, politisés de façon superficielle et gavés de thèses confusionnistes, qui ne demandent qu’à manifester une francité rebelle, à défaut d’être révoltés. La subversion falsifiée fournit à la réaction des bras et des voix, tandis que les révolutionnaires font mine de ne pas comprendre pour ne pas combattre. » p.144-145.

  •  Nedjib Sidi Moussa, La Fabrique du Musulman. Essai sur la confessionnalisation et la racialisation de la question sociale, Paris : Libertalia, 2017.
  • Je saisis l’occasion de rappeler le livre de Julien Landfried Contre le communautarisme (Paris, Armand Colin, 2007), qui analysait le phénomène des revendications identitaires, et démontait, exemples à l’appui, le mécanisme de victimisation sous l’angle d’une ontologisation des différences. Mezetulle en avait proposé une recension en novembre 2007, toujours en ligne sur le site d’archives : http://www.mezetulle.net/article-13849093.html
  • On peut lire un long entretien avec Nedjib Sidi Moussa sur le site Diacritik.
  • Voir aussi la recension du livre de Fatiha Agag-Boudjahlat Le Grand Détournement (Paris : Cerf, 2017).

Notes

1 – Paris : Libertalia, 2017.

2 – Cf. notamment Alain Quellien La Politique musulmane dans l’Afrique occidentale française, Paris, Émile Larose, 1910.

Considérer l’excision pour penser le multiculturalisme

Pour lutter contre des pratiques « culturelles » comme l’excision et récuser le communautarisme, il ne suffit pas de recourir à l’indignation et à des arguments moraux. Il faut examiner et prendre au sérieux le discours multiculturaliste qui considère l’universalisme comme destructeur d’altérité et qui en fait une position « occidentale ethnocentrée » équivalente à d’autres : la réduction de l’universalisme s’accompagne toujours du relativisme.
En allant résolument sur le terrain adverse, de manière détaillée et en prenant l’excision comme « sujet archétypal pour mesurer ce qu’implique le multiculturalisme », Fatiha Boudjahlat invite les laïques et les républicains à déplacer, à approfondir et à affiner leur argumentation. C’est l’ensemble de l’articulation entre droits collectifs et droits individuels qu’il convient de penser avec plus d’acuité et de fermeté, afin de soutenir, avec le dispositif de l’État-nation, l’autonomie de chaque individu et de récuser une conception pour laquelle la liberté se définit par l’appartenance.

Le Canada est un État qui s’affirme dans son guide de la citoyenneté comme multiculturaliste. Il place même le multiculturalisme comme « un des droits les plus importants ». Son gouvernement actuel élabore justement un nouveau guide. La presse canadienne s’est fait l’écho de ces changements qui consisteront pour l’essentiel à supprimer des passages qui avaient été ajoutés par le gouvernement conservateur Harper, dont celui-ci:

« Égalité entre les femmes et les hommes

Au Canada, les hommes et les femmes sont égaux devant la loi. L’ouverture et la générosité du Canada excluent les pratiques culturelles barbares qui tolèrent la violence conjugale, les « meurtres d’honneur », la mutilation sexuelle des femmes, les mariages forcés, la polygamie ou d’autres actes de violence fondée sur le sexe. Les personnes coupables de tels crimes sont sévèrement punies en vertu des lois pénales du Canada. Tous les citoyens canadiens ont des droits et des responsabilités, qui nous viennent de notre passé, qui sont garantis par le droit canadien et qui reflètent nos traditions, notre identité et nos valeurs communes»1.

Qualifier certaines pratiques « culturelles » de « barbares » rebute le gouvernement Trudeau. Il n’accepte pas les pratiques comme l’excision, mais préfère le terme d’inacceptable à celui de barbare2. Il aurait dû tout autant s’offusquer de décrire ces pratiques comme culturelles, terme qui est porteur d’une sorte d’immunité. L’excision, qui est reconnue comme une mutilation génitale depuis les années 1990, est une réalité qui, de nos jours, touche selon l’OMS entre 100 et 140 millions de femmes dans le monde et menacerait 3 millions de filles3. La prévalence de cette pratique varie mais dans 7 pays, elle concerne plus de 85% des femmes et des filles : 91% des femmes égyptiennes et 98% des femmes somaliennes ont subi cette pratique. En France, selon les chiffres de l’association alerte-excision.org, 60000 femmes auraient subi ce qui est considéré comme une mutilation depuis les années 1990. Pratique interdite et pénalisée en France, elle se fait souvent à l’occasion d’un retour au pays pour les vacances, mais elle est une réalité dont nous devons prendre acte. L’OMS précise en effet qu’« avec le développement des migrations, on constate un accroissement du nombre de filles et de femmes vivant en dehors de leur pays d’origine qui ont subi des mutilations sexuelles ou risquent d’être soumises à cette pratique.»

C’est un acte qui permet de questionner le multiculturalisme et ses implications comme dispositif philosophique et juridique, mais aussi la conception que les laïques et universalistes ont de la culture, et qui diffère de celle que soutiennent les partisans du multiculturalisme. Le rejet de cette pratique dans les sociétés occidentales n’est pas discutable, mais les arguments au nom desquels ce rejet se justifie, comme la violence faite aux filles, l’atteinte à la dignité des femmes, la discrimination, trouvent vite leurs limites. En régime multiculturaliste et libéral, les religieux, les communautariens et les intellectuels accommodants jugent en effet ces arguments ethnocentrés. Selon eux, la condamnation d’un acte aussi spectaculaire que l’excision, mais aussi celle du voilement, des mariages arrangés et/ou précoces, actes qui ne présentent pas une différence de nature avec l’excision, mais de degré, relèvent d’une conception du juste et de la vie bonne occidentale qui ne peut être imposée à des communautés et à des individus non occidentaux sauf à établir un universalisme destructeur d’altérité. L’exemple de l’excision permet de repenser les modalités de la reconnaissance de l’individu et du groupe, l’articulation entre droits collectifs et droits individuels.

Le multiculturalisme comme dispositif

Il faut distinguer le multiculturalisme de la multiculturalité. Le premier est la prise en compte institutionnelle, juridique et politique de la seconde, qui est une donnée empirique que nul ne peut contester et qui est caractéristique de nos sociétés. En régime multiculturaliste,

« Les pouvoirs publics jouent un rôle actif, afin d’assurer la reconnaissance équitable des différentes cultures en donnant aux individus les moyens de cultiver et de transmettre leurs différences. […] Les individus ne veulent plus simplement disposer de droits égaux mais être reconnus dans leurs différences et leurs spécificités. Ils formulent des demandes d’ordre identitaire, afin que les institutions prennent en compte la préservation de leur héritage culturel ou linguistique dans la liste des droits qui leur est accordée»4.

En fait, il s’agit de droits collectifs concédés à des groupes d’appartenance, droits qui peuvent être dérogatoires au droit territorial, qui peuvent prendre la forme d’une « politique publique octroyant une importance accrue aux communautés culturelles pouvant aller jusqu’à un certain degré d’autonomie»5. Ces droits peuvent relever du symbolique, comme les dérogations vestimentaires qui permettent aux fonctionnaires de police sikhs, au Canada ou en Angleterre, de troquer la casquette réglementaire contre le turban traditionnel. Il peut s’agir aussi de concéder la gestion d’un territoire sur lequel s’appliqueraient les règles de la communauté et non celle de l’État, c’est le cas des ‘réserves’ dont la gouvernance est laissée aux tribus amérindiennes.

Regardant les sociétés multiculturalistes, on peut parler de dispositif au sens de Foucault, dont la définition a été affinée par le philosophe Giorgio Agamben :

« J’appelle dispositif tout ce qui a, d’une manière ou d’une autre , la capacité de capturer, d’orienter, de déterminer, d’intercepter, de modeler, de contrôler et d’assurer les gestes, les conduites, les opinions et les discours des êtres vivants.[…] Le dispositif nomme ce en quoi et ce par quoi se réalise une pure activité de gouvernement sans le moindre fondement dans l’être. C’est pourquoi les dispositifs doivent toujours impliquer un processus de subjectivation. Ils doivent produire leur sujet», sans quoi « le dispositif ne saurait fonctionner comme processus de gouvernement mais se rédui[rait] à un pur exercice de violence. Foucault a ainsi montré comment dans une société disciplinaire, les dispositifs visent, à travers une série de pratiques et de discours, de savoirs et d’exercices, à la création de corps dociles mais libres qui assument leur identité et leur liberté de sujet dans le processus même de leur assujettissement »6.

Le multiculturalisme est un dispositif en ce sens qu’il repose sur et exacerbe l’intériorisation d’un système de croyances et de règles qui vont définir un individu en tant que sujet : l’identité individuelle passera donc par le respect de ces règles, respect qui lui vaudra reconnaissance par son groupe d’appartenance. L’individu n’est plus valorisé en tant qu’individu mais comme sujet d’un groupe ayant librement consenti à son assujettissement. Ce pourquoi il faudrait absolument renoncer à présenter les pratiques comme le voilement en France comme une coercition ou à les condamner au nom de la défense de la liberté : les femmes peuvent tout à fait adhérer volontairement à un système de normes qui semble leur être défavorable, parce que par exemple il est moralement plus gratifiant ou émotionnellement plus épanouissant.

L’argument de la liberté

Dans la majorité des cas, avec des femmes nées en France, éduquées sans voile dans l’école publique et ayant décidé de se voiler, c’est une contrainte volontaire, une obligation librement consentie, caractéristique de la pratique religieuse : on ne peut leur opposer qu’elles se voilent parce qu’elles y sont obligées. Elles se sont obligées à le porter par piété le plus souvent. Cette servitude volontaire nous est devenue inconnue. On entend comme argument que les femmes d’ici devraient renoncer au voilement, parce que des femmes se voient menacées ailleurs si elles ne se voilent pas. L’argument est bancal : les femmes d’ici sont ici chez elles et ne sont en rien responsables de ce qui se passe ailleurs. Elles n’ont pas à endosser ce combat. Elles sont justement dans un pays libre et exercent un droit, ce qui est la définition même d’une liberté. Elles associent voilement et indépendance financière, conduite automobile, usage du smartphone. Mais elles ne perçoivent pas qu’elles doivent ces facilités au système libéral de nos États libéraux et démocratiques. Elles vivent un islam qu’elles estiment authentique parce qu’orthodoxe, mais dans les faits, très ‘casual’. Et pourtant, la critique n’épargne pas la France. Notre État démocratique est même présenté comme oppressif parce qu’il restreint une liberté, celle de pratiquer sa religion et de l’afficher. Combattre le voilement reviendrait à refuser aux femmes le droit de s’habiller comme elles l’entendent. Et puis, si des femmes peuvent porter des mini-jupes, où est le problème avec le voilement ? On peut s’exposer, on peut donc refuser de s’exposer. Qui est le plus victime des canons de la mode : les femmes qui se dénudent ou les femmes qui refusent de s’exposer aux regards forcément concupiscents des hommes7 ? L’argument de la liberté se retourne donc facilement.

Nous posons que le voilement, comme l’excision, n’est pas un choix libre parce qu’il repose sur l’alternative entre le vice et la vertu, la piété et l’impiété, et qu’il ne peut y avoir de liberté que lorsqu’il y a équivalence morale entre les termes du choix. C’est un raisonnement pertinent mais laïque que les religieux rejettent parce qu’ils se réclament d’un autre système de valeurs que les non-religieux. Bhikhu Parekh, un des chantres du multiculturalisme, écrit : « Par définition, une société multiculturelle se compose de plusieurs cultures ou communautés culturelles disposant chacune de ses propres systèmes de sens, de significations et de vues sur l’homme et le monde »8. On peut choisir de son plein gré d’embrasser une tradition comportant des normes discriminatoires selon les standards européens, mais acceptables et même désirables selon ceux de sa communauté d’appartenance. Comment parler d’oppression à une convertie occidentale qui est née et a grandi dans la campagne normande ? Elle a choisi de s’invisibiliser par le port de la burqa. La communauté, plus particulièrement religieuse repose sur cette adhésion ‘libre’, c’est une servitude qui « avilit l’homme au point de s’en faire aimer »9.C’est au nom de la liberté que Parekh se prononce contre l’interdiction de l’excision puisqu’elle « ne montre aucun respect pour la liberté de choix et de la culture des femmes. » Il écrit ailleurs : «  L’excision pratiquée sur les enfants est inacceptable. […] Dans certaines communautés cependant, l’excision est librement consentie par des femmes adultes, saines et éduquées après la naissance de leur dernier enfant comme moyen de réguler leur sexualité, ou pour se rappeler qu’elles sont désormais avant tout des mères »10, et dans ce cas de figure du libre consentement de la femme adulte, il ne comprend pas au nom de quoi il faudrait interdire cette pratique. Il tient le même raisonnement au sujet des mariages arrangés : « Même s’ils n’ont pas fait ce choix de manière consciente et se satisfont de la situation par routine sociale, [les mariés] devraient avoir le même droit que les autres à gérer leur vie personnelle »11. On peut inclure le voilement et les mariages précoces dans cette « routine sociale », mais celle-ci est associée, dans nos États démocratiques, à l’exercice d’une liberté. Il ne faut donc pas mettre en avant l’argument de la liberté, mais s’interroger sur son contenu, les finalités et les modalités de son exercice.

Il convient donc de redonner un contenu éthique à la liberté, en reprenant la définition que Montesquieu en donne dans le livre XI de De l’Esprit des Lois : « La liberté politique ne consiste point à faire ce que l’on veut. Dans un État, c’est-à-dire dans une société où il y a des lois, la liberté ne peut consister qu’à pouvoir faire ce que l’on doit vouloir, et à n’être point contraint de faire ce que l’on ne doit pas vouloir ». Il faut déconnecter la liberté de la communauté pour lui rendre son universalité et mettre en regard l’individu et l’État-Nation sans l’intercession de la communauté, pour ce qui est des impératifs catégoriques comme l’égalité femme-homme. Le choix libre demande aussi une autonomie dans le jugement, loin de la « routine sociale ». John Stuart Mill écrit ainsi :

« Les facultés humaines de perception, de jugement, de discernement, d’activité mentale et même de préférence morale ne s’exercent que lorsqu’on fait un choix. Celui qui agit parce que c’est la coutume ne fait aucun choix. Il n’apprend nullement à discerner ou à désirer ce qui vaut le mieux. […] On n’exerce pas ses facultés en faisant ou en croyant une chose simplement parce que d’autres la font ou qu’ils y croient. Si une personne adopte une opinion sans que les principes de celle-ci lui paraissent concluants, sa raison n’en sortira pas renforcée, mais probablement affaiblie ; et si elle fait une action (qui n’affecte ni les affections ni les droits d’autrui) dont les motifs ne sont pas conformes à ses opinions et à son caractère, ceux-ci tomberont dans l’inertie et la torpeur au lieu d’être stimulés. Celui qui laisse le monde, ou du moins son entourage, tracer pour lui le plan de sa vie, n’a besoin que de la faculté d’imitation des singes. Celui qui choisit lui-même sa façon de vivre utilise toutes ses facultés : l’observation pour voir, le raisonnement et le jugement pour prévoir, l’activité pour recueillir les matériaux en vue d’une décision, le discernement pour décider, et quand il a décidé, la fermeté et la maîtrise de soi pour s’en tenir à sa décision délibérée. Il lui faut avoir et exercer ces qualités dans l’exacte mesure où il détermine sa conduite par son jugement et ses sentiments personnels. Il est possible qu’il soit sur une bonne voie et préservé de toute influence nuisible sans aucune de ces choses. Mais quelle sera sa valeur relative en tant qu’être humain ? Ce qui importe réellement, ce n’est pas seulement ce que font les hommes, mais le genre d’hommes qu’ils sont en le faisant » 12.

En situation multiculturaliste, la personne abdique et délègue ses droits à la communauté, c’est à travers sa reconnaissance par le groupe et par son hyperconformité à ses exigences qu’elle obtient « sa valeur relative». L’argument de la liberté est donc à manier avec finesse et exigence. Un autre argument peut se retourner tout aussi facilement que celui de la liberté : celui de la dignité des femmes.

L’argument de la dignité des femmes

L’excision est couramment dénoncée au nom de la dignité des femmes. Or les multiculturalistes demandent de se placer du point de vue de la communauté qui la pratique : l’excision est un acte traditionnel qui participe justement de la dignité des femmes. Pour le comprendre, il faut rappeler le lien qu’Axel Honneth établit entre la problématique de la reconnaissance et celle de la dignité : La première permet la seconde. La reconnaissance permet d’établir un rapport positif à soi :

« L’expérience de la reconnaissance est un facteur constitutif de l’être humain : pour parvenir à une relation réussie à soi, celui-ci a besoin d’une reconnaissance intersubjective de ses capacités et de ses prestations ; si une telle forme d’approbation sociale lui fait défaut à un degré quelconque de son développement, il s’ouvre dans sa personnalité une sorte de brèche psychique, par laquelle s’introduisent des émotions négatives, comme la honte ou la colère »13.

Or dans le dispositif multiculturaliste, la reconnaissance de la valeur attachée à l’être humain en tant qu’être humain ne relève pas d’un impératif catégorique. C’est l’estime sociale qui prime. Axel Honneth décrit la différence entre ces deux conceptions :

« Dans les deux cas, un homme est respecté pour certaines de ses qualités, mais il s’agit dans le premier cas de cette qualité universelle sans laquelle il n’aurait pas même le statut de personne, dans le second des qualités particulières par lesquelles il se distingue au contraire d’autres personnes. C’est pourquoi la question centrale, relativement à la reconnaissance juridique, est de savoir comment se définit la qualité constitutive de la personne, tandis qu’il faut se demander, à propos de l’estime sociale, en quoi consiste le système de référence par rapport auquel se mesure la “valeur” des qualités caractéristiques d’une personne particulière »14.

Dans le dispositif multiculturaliste, la mesure de la valeur d’une personne se fait à l’aune des critères de sa communauté d’appartenance, et parmi ceux-ci figurent celui de l’authenticité, métastase de l’identité, ainsi que celui de l’hyper-conformité à ces règles. Avec ce double phénomène de la distinction vis-à-vis des autres et de l’hyper-ressemblance vis-à-vis des siens. La reconnaissance communautaire passe donc par la retraditionalisation, vecteur d’authenticité : il s’agit de se débarrasser des effets de la créolisation, inévitable quand on naît dans un pays autre que celui de ses parents. C’est le sens du combat des Indigènes de la République et des camps d’été décoloniaux. Ces derniers ne sont pas sans rappeler l’expérience de Louis II de Bavière, dit Louis le Fou, qui avait retiré des nouveaux-nés à leurs mères, les avait confiés à des nourrices avec l’interdiction de leur parler, parce qu’il espérait que les bébés purs et innocents, débarrassés de l’influence linguistique de leurs parents, parleraient la langue ‘naturelle’ des humains, comme une façon de contrer la Tour de Babel. Sans ce contact verbal, ils moururent tous. Avec les camps d’été décoloniaux, il s’agit de recouvrer une authenticité affranchie des scories de la fréquentation des Blancs, authenticité souvent reconstruite, mais que l’on prétend vectrice de dignité et d’estime de soi.

La dignité, ce rapport positif à soi, ce respect que l’on se doit à soi-même serait altéré par le dispositif multiculturaliste qui ne le fait dépendre que de la reconnaissance du groupe. Une femme digne sera une femme qui reste dans les limites morales que sa communauté d’identification lui assigne en tant que femme. Une femme digne est une femme hyperconforme. Au nom de cette hyperconformité, elle acceptera, voire exigera, d’être excisée pour garder une valeur, y compris une valeur d’échange reconnue par la communauté. Le concept de dignité ajouté à celui de reconnaissance forment un alibi commode pour vitrifier les droits moindres de la femme. Or cet argument de la dignité fonctionne de manière bien plus large si on le libère de la dépendance d’un groupe et s’il est adossé à la défense ferme de l’universalité des valeurs consignées dans des textes fondamentaux comme la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme.

L’excision comme valeur ajoutée : l’approche anthropologique des accommodants

On ne peut donc pas se contenter de dénoncer la barbarie, la violence et la douleur de l’excision. Il faut cesser de n’y voir que l’expression de la méchanceté des hommes qui refuseraient à la femme une source de plaisir indépendante de leur intervention, ou la présenter comme une violence infligée par des parents haineux. Le cas égyptien est intéressant : l’excision y concerne toutes les strates sociales et on ne peut croire que les parents des 91% des femmes et filles concernées soient maltraitants. C’est perdre en crédibilité que de s’enfermer dans une condamnation purement morale. L’excision est un fait social complexe. Il est nécessaire d’affûter nos arguments pour répondre avec efficacité. Un détour par les arguments d’intellectuels relativistes et accommodants est utile.

Ainsi, selon la sociologue Martine Leleuvre, « l’excision est un marquage sur le corps qui prend cohérence dans un rituel ». « Marquage », et non mutilation donc. La sémantique est ciselée, il faut y prêter attention. Selon elle, il ne faut pas se prononcer sur le geste et l’acte en eux-mêmes, mais prendre en compte le « contexte » communautaire. Il est demandé aux sociétés occidentales de sortir de leur cadre mental et moral et d’admettre l’existence d’une multiplicité de moyens de parvenir à la vie bonne. L’excision est présentée comme l’accomplissement d’un rite, la mise en conformité avec une tradition plus culturelle que religieuse. Alors, le retournement de l’accusation s’opère : « Renvoyer ce marquage du sexe à la barbarie, c’est ignorer que pour ces sociétés un corps très naturel n’a aucun intérêt et qu’il convient de la transformer, de le travailler, de le remodeler, de l’améliorer »15. L’excision valoriserait donc la femme selon les standards de la communauté : la femme acquiert de la valeur et de la beauté, elle sort de l’état de nature, c’est sa valeur matrimoniale qui importe. La dimension identitaire est tangible dans la mesure où, selon M. Leleuvre, l’exciseuse « vous inscrit dans un groupe, dans une communauté, vous donne un sexe, vous désigne les lieux à occuper, les tâches à faire, les paroles à dire… Quoi de plus fort contre l’errance, le doute, l’incertitude? Marquer les corps, c’est donc lier les êtres »16. La femme devient femme et féminine quand elle est excisée. Elle remplit alors les attentes de sa communauté, ce qui lui permet d’être reconnue comme membre de cette communauté. Refuser l’excision, c’est être bannie de la communauté, affronter « l’errance, le doute, l’incertitude ». L’errance à l’est de l’Eden du groupe de référence. Le « doute et l’incertitude » ? Cela signifie que la femme non excisée n’est pas femme, elle n’est pas homme, elle ne sait pas quel rôle elle doit tenir dans la société, quel comportement elle doit adopter. L’excision fonctionne comme une école des femmes. Non pas tant parce que subitement, elles acquerraient les savoir-faire liés à leur condition de femme, comme la cuisine. Mais par l’excision, elles signalent leur consentement : elles consentent à tenir leur rôle et à s’en tenir à leur rôle. Contre le voilement et l’excision, il nous faut analyser les modalités de l’obtention de ce consentement, et non plus nous contenter de le nier. Lié à la reconnaissance par le groupe, il n’est pas libre. Martine Leleuvre écrit plus loin : « La société vous offre un statut : vous devez l’acquérir en échange d’un morceau de votre corps, de votre sexe. Là où les femmes sont circonsises17, les hommes sont eux aussi circoncis. Chaque individu est en dette par rapport à la tribu, […] l’instance du pouvoir serait le clan »18. Selon cette sociologue, cette « livre de chair » est un prix bien dérisoire au regard du statut obtenu. En situation multiculturaliste, l’individu est abandonné par l’État qui abdique son rôle de Tiers neutre et garant des droits de chacun. Seule la communauté délivre la reconnaissance constitutive de l’identité.

Martine Leleuvre a titré son article : le « devoir d’exciser ». L’argument anthropologique, comme son pendant culturaliste, fonctionne comme un coupe-circuit de l’universel. La translation du cultuel vers le culturel permet d’anthropologiser les normes sociales. Les critiquer revient alors à s’attaquer à l’humain.

L’excision est un sujet archétypal pour mesurer ce qu’implique le multiculturalisme : il réclame l’empathie envers une pratique communautaire qui ne devrait pas être jugée selon nos standards mais selon ceux de la communauté qui la pratique. La grille de lecture doit être différenciée. Il convient donc de combattre ce marquage du corps, stigmate volontaire et totalisant, qui permet la circulation de la femme comme bien, sans en rester à des arguments moralisateurs sur la violence infligée, réelle mais qui est une conséquence non recherchée. Trop souvent, en réduisant l’excision à un acte barbare, nous mettons en avant les conditions dangereuses et douloureuses de sa réalisation. Piètre argument : Qu’à cela ne tienne, si l’État consentait à le dépénaliser, cet acte pourrait être réalisé dans des conditions optimales, chirurgicalement, selon nos standards. L’argument s’effondre et se retourne : c’est notre intolérance qui mettrait en danger les jeunes filles, les parents profitant d’un retour au pays pour faire pratiquer cet acte par une exciseuse traditionnelle, alors qu’il pourrait être effectué ici en toute sécurité ! D’ailleurs, deux médecins américains ont publié une tribune appelant à accepter cette pratique et à la faire réaliser par des professionnels de santé, sous anesthésie, parce que c’est la sécurité qui prime et qu’il est de toute façon impossible de l’interdire19. C’est une singulière défaite de l’esprit que de vouloir admettre une pratique parce que l’on est impuissant à la faire disparaître. Parce que c’est une pratique intériorisée, parce qu’elle ouvre la voie à la reconnaissance et à l’estime sociales, peu de filles la dénoncent, d’autant que cela reviendrait à ester ses propres parents en justice. D’où le faible nombre de procédures pénales. Face à l’emprise communautaire, il faut réhabiliter l’autonomie de l’individu.

Le multiculturalisme et l’immunité diplomatique

S’agissant du voilement, des mariages arrangés et/ou précoces, de l’excision, il nous faudrait, selon les thuriféraires du multiculturalisme, prendre conscience de nos biais occidentaux et européens d’interprétation. Il faudrait donc littéralement de changer de point de vue : Dans notre système de références morales mais aussi dans notre régime juridique, l’excision relève de la mutilation. Mais parce que les personnes et les sociétés la pratiquant ne la vivent pas comme telle, nous n’aurions pas le droit, sous peine d’être accusés de colonialisme ou d’ethnocentrisme, d’avoir recours à cette terminologie. Nous ne pourrions la condamner moralement et pénalement. C’était le sens de l’Appel contre la criminalisation de l’excision en France porté par la Revue du Mauss et Alain Caillé en 198920. On comprend la différentialisation des droits inséparable du multiculturalisme. C’est un rite pratiqué chez eux. Et ils sont chez nous, ils le sont en tant qu’individus, mais ils le sont aussi en tant que communauté. Ils ont d’autant plus besoin de ces signes d’appartenance qu’ils sont minoritaires dans une société libérale, occidentale qui ne reconnaît pas la valeur de leurs rites. Pour exister en tant que communauté, ils doivent pouvoir importer en France ces morceaux d’identité culturelle que sont l’excision ou les mariages précoces ou arrangés. On ne peut les soumettre à un droit qui repose sur des valeurs qui n’ont pas cours chez eux. Mais ils sont ici aussi chez eux. Doivent donc coexister des régimes juridiques différents. La territorialité des droits est vécue comme discriminatoire, puisque notre droit découle de notre conception du bien et du juste, qui elle-même dépend de nos valeurs européennes, libérales, occidentales.

Le dispositif multiculturaliste fonctionne comme un quartier des ambassades : les communautés humaines deviennent des territoires consulaires, des morceaux de là-bas installés ici, fonctionnant selon les règles de là-bas, que l’État reconnaît. On pourrait appliquer à ces communautés le préambule et l’article 22 de la Convention de Genève sur les relations diplomatiques de 196121 : « [ Les États étant] persuadés qu’une convention internationale sur les relations, privilèges et immunités diplomatiques contribuerait à favoriser les relations d’amitié entre les pays, quelle que soit la diversité de leurs régimes constitutionnels et sociaux, convaincus que le but desdits privilèges et immunités est non pas d’avantager des individus mais d’assurer l’accomplissement efficace des fonctions des missions diplomatiques en tant que représentants des États ». C’est la même argumentation qui est utilisée en situation multiculturaliste, la communauté devenant en effet une mission diplomatique. Les lois de l’État ne s’y appliquent pas. Ses membres bénéficient d’une immunité face au Droit territorial. C’est aussi le sens de l’Appel de la Revue du Mauss de 1989 : réclamer l’immunité pour les parents exciseurs.

Cet exemple est d’autant plus intéressant qu’il met en évidence la conséquence logique du multiculturalisme : il y a juxtaposition de communautés davantage liées à leur pays d’origine qu’à leur pays d’accueil ou d’adoption. Quant aux enfants nés ici, ils sont pris dans un conflit de loyautés entre leur pays de naissance et de vie et le pays d’origine présent sous la forme consulaire et diplomatique. Ils restent étrangers à leur pays, établissant avec ce dernier des relations d’amitié. On se rappelle les propos tenus le 18 janvier 2016 par Jean-Guy Talamoni, fraîchement élu comme président du parlement de la collectivité Corse : « La France est un pays ami », avec qui il veut entretenir des « relations apaisées »22. Entretenir des relations d’amitié avec le pays dans lequel on vit n’est pas la même chose que d’appartenir à la communauté nationale, c’est au contraire la mettre à distance. C’est se vivre et vouloir être reconnu comme étranger, mais comme étranger disposant de droits collectifs particuliers, dérogatoires. C’est réclamer une immunité culturelle, vecteur d’étanchéité entre le pays d’accueil et la communauté. C’est enfin vitrifier les coutumes de la communauté et développer le discours de l’authenticité.

C’est aussi dans ce cadre mental qu’il faut comprendre les propos tenus par Tariq Ramadan lors d’un forum au Moyen-Orient qui s’est tenu en juin dernier23. Il y a déclaré que les mutilations génitales féminines étaient un sujet de discussion qui devait être traité à l’intérieur de la communauté musulmane. Se défendant devant le tollé provoqué par ses propos, Tariq Ramadan a rappelé sa participation à des campagnes contre l’excision. Personne ne peut douter du fait qu’il n’approuve pas cette pratique. Le point vraiment intéressant est que pour lui seule l’autorité religieuse musulmane peut se prononcer pour l’interdiction de l’excision. C’est la communauté religieuse qui est normative, pas les États comme la France. C’est un refus de l’universalité de certaines valeurs ainsi que le rejet de la territorialité des lois. C’est la volonté de défendre la personnalité des lois : à chaque communauté ses règles, et à chaque communauté le droit de légiférer pour ses membres.

Pour les thuriféraires du multiculturalisme, c’est la reconnaissance du groupe, ses normes et ses standards qui priment sur la communauté nationale et ses lois et qui définissent l’identité d’un individu. Il n’y a donc plus de valeur universelle, il y a différentes normes, différents chemins vers le bien et le juste, et celui montré par la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme n’en est en fait qu’un parmi d’autres. Les valeurs que nous défendons comme la liberté de penser, l’égalité femme-homme, sont présentées comme une vision propre à l’occident, qui correspond aux normes européennes. Elles ne peuvent s’appliquer aux communautés d’installation récente et d’origine extra-européenne sauf à pratiquer un ethnocentrisme abrasif et destructeur d’altérité. L’excision comme cas d’étude permet d’appréhender les ressorts philosophiques, anthropologiques et juridiques du multiculturalisme et de mesurer combien nos arguments pèsent peu et peinent à convaincre au-delà des personnes déjà d’accord. Parce que nous ne combattons pas pour l’essentiel : L’État-Nation garant d’un droit territorial et artisan d’un sentiment d’appartenance que les défenseurs du multiculturalisme brocardent et dénoncent quand il s’applique à la communauté nationale mais qu’ils vantent lorsqu’il concerne les communautés minoritaires. Le multiculturalisme apparaît comme un dispositif ultralibéral : multiculturalisme et ultralibéralisme concourent à détruire l’État-Nation et ses prérogatives. Les deux combattent l’universalité des valeurs. Les deux rejettent la dignité comme impératif catégorique24.

Il nous faudrait comprendre que « la république est une forme forte de la politique, une violence même faite au vivre-ensemble »25, vivre-ensemble qui, en situation multiculturaliste s’apparente à la coexistence et à la concurrence d’ordres normatifs avec le droit territorial, les communautés vivant selon leurs règles les unes à côté des autres. En régime multiculturaliste, l’État n’est vu et traité que comme un simple opérateur juridique, de même rang que celui de l’individu ou de la communauté ; les lois qu’il prescrit ne s’appliquent pas aux communautés habitant le territoire qu’il administre : « La question d’une autonomie dévolue aux groupes se pose avec une acuité particulière lorsqu’elle s’applique aux communautés religieuses dans la mesure où celles-ci peuvent constituer un ordre normatif concurrent du droit positif »26.

Or la République est un régime juridique mais c’est aussi une catégorie de l’imaginaire et un contenu fort en termes de vertu civique. À ce titre, elle repose sur le consentement vis-à-vis des lois dont la Nation décide souverainement, et dont les citoyens reconnaissent la légitimité. Cette conception politique de co-souveraineté au nom de l’intérêt général se dissout dans des revendications faussement individuelles. Nous sommes dans la logique de ce que l’État doit à l’individu (dont l’identité se définit par la reconnaissance d’un groupe), et non plus dans ce que l’individu doit aux autres, ses concitoyens et non ceux qui lui ressemblent, pour former une association politique. C’est un détournement considérable, qui porte atteinte à la communauté nationale politique, et à son État. Il nous faut donc défendre l’État-Nation et sa conception politique de la communauté nationale que régit un droit territorial qui assume de ne pas reconnaître les communautés, spécialement religieuses, comme exerçant le monopole du chemin vers la vie bonne. Par cette fermeté, nous autoriserons ce que les membres des communautés ne peuvent s’autoriser : s’enraciner en France tout en préservant les traits culturels essentiels. Une culture ne devrait pas construire sa stabilité et sa valeur sur la perpétuation de rites comme l’excision, les mariages précoces ou le voilement des petites filles. Il faut déconnecter la préservation de la communauté de la vitrification de ses pratiques les plus ostentatoires ou invasives. Comme l’écrit Will Kymlicka, « La communauté culturelle continue d’exister même lorsque ses membres sont libres de modifier les caractéristiques de la culture en question, et même s’ils trouvent que ses modes de vie traditionnels ne sont plus valables »27. Le problème posé par le multiculturalisme, et sa défense de pratiques insupportables au nom de la préservation de l’authenticité culturelle de certaines communautés, est aussi celui de l’autonomie de l’individu et de la maîtrise éthique de son destin.

Notes

4 Philosophies du multiculturalisme, Introduction, Paul May, Les Presses SciencesPo, juin 2016.

5 Ibid.

6 Qu’est-ce qu’un dispositif ?, traduction de Martin Rueff, petite bibliothèque, Rivages poche, juillet 2016.

7 On se rappelle la comparaison faite par la sénatrice Benbassa entre la mini-jupe et le voilement. Voir ma tribune :https://www.marianne.net/debattons/tribunes/hijab-day-burkini-la-femme-est-toujours-l-arme-du-crime

8 Superior people, the narrowness of liberalism from Mills to Rawls, The Times Literary, 1994.

9 Réflexions et maximes, Vauvenargues, 1746.

10 Article « A Varied Moral World » in Is Multiculturalism bad for Women?, J. Cohen, M. Howard et M.Nussbaum, Princeton University Press, 1999.

11 Rethinking Multiculturalism : Cultural diversity and political Theory, Palgrave, Macmillan education, 2ème édtion, 2005.

12 De la liberté, 1859, édition Paris Gallimard 1990.

13 La lutte pour la reconnaissance – Paris, Cerf, coll. « Passages », traduit de l’allemand par Pierre Rusch (éd. or. Kampf um Anerkennung, 1992), p 166, 2002.

14 Ibid p. 138.

15 « Le devoir d’exciser », Numéro 3 de la Revue du Mauss, premier trimestre 1989 p. 76.

16 Ibid p. 79.

17 Pour en banaliser le recours, les défenseurs de l’excision usent d’un élément de langage pratique : ils parlent de circoncision féminine, qui vise par l’analogie avec la pratique masculine à faire admettre l’excision. On interjettera que la circoncision masculine n’est pas moins une mutilation, et qu’elle est acceptée. Des pays comme l’Allemagne songent à son interdiction. Mais la circoncision ne consiste pas en l’ablation d’un organe à part entière mais à celle d’une membrane. Elle donne lieu à une fête qui voit le garçon circoncis couvert de cadeaux, ce qui étrangement n’est pas le cas avec l’excision. Enfin, qui dit que le temps passant, et l’exigence d’égale dignité se développant, cette pratique aussi ne sera pas interdite ?

18 Voir référence note 14 ,p. 78.

19 Ces deux médecins gynécologues expliquent aussi que de telles pratiques de communautés minoritaires ne diffèrent en rien de certaines procédures chirurgicales esthétiques acceptées voire valorisées par la culture majoritaire, comme les tatouages et autres gonflements mammaires et autres interventions chirurgicales esthétiques. « We are also not suggesting that people whose beliefs or sense of propriety leads them to perform these procedures on their children would necessarily accept alterations in their practices to conform to the authors’ views of what is acceptable. Rather, we only argue that certain procedures ought to be tolerated by liberal societies. We hold that the ethical issues are no different for procedures that are performed as cultural or religious expressions by a minority group than for procedures that are performed for aesthetic reasons by members of a mainstream culture.” Female genital alteration: a compromise solution, Kavita Shah Arora et Allan J Jacobs. Il est intéressant de relever l’association des croyances avec le droit de la propriété. http://jme.bmj.com/content/early/2016/02/21/medethics-2014-102375.short?g=w_jme_ahead_tab

24 Lire à ce sujet La Gouvernance par les nombres d’Alain Supiot, Fayard collection Poids et mesure du monde et l’analyse qu’il fait de l’arrêt Viking de la Cour de Justice de l’Union Européenne.

25 P-J. Salazar, Blabla République, Lemieux éditeur, 2017, p.56.

26 Paul May, op. déjà cité. Page 23.

27 Liberalism, Community and Culture, Oxford, Clarendon Press, 1989.

© Fatiha Boudjahlat, Mezetulle, 2017.

Laïcité et intégrisme

Le régime politique laïque installe une dualité libératrice permettant à chacun d’échapper aussi bien à la pression sociale de proximité qu’à une uniformisation officielle d’État. Les intégrismes, qui ne souffrent aucun point de fuite, ne peuvent que le détester. Aussi la laïcité est-elle le point de résistance le plus puissant pour les affronter – à condition de ne pas renoncer à cette puissance par des « accommodements » qui la ruinent1.

L’injonction d’uniformisation

L’intégrisme ne peut pas souffrir les points de fuite par lesquels on peut échapper, même momentanément, à son exigence d’uniformisation de la vie et des mœurs. Tout ce qui rompt ce tissu qu’il veut intégral, ordonné à une parole unique, tout ce qui peut le rendre perméable à une autre parole, à une autre manière de vivre, lui est odieux. Rien d’étonnant à ce qu’il s’en prenne à la liberté d’expression, et généralement à toute altérité. Les États de droit et leurs effets de liberté sont naturellement dans le viseur de son tir. On se souvient des caricatures au Danemark, de Theo van Gogh, de Rushdie, de Redeker, de Toulouse – la liste s’allonge, pensons, entre autres, aux procès faits à Pascal Bruckner, à Georges Bensoussan, à Djemila Benhabib, à Kamel Daoud, pour n’en citer que quelques-uns.

Dès janvier 2015, avec les assassinats de Paris, où un parcours sanglant des figures de la liberté a été tracé (le « blasphémateur » qui teste la liberté, le policier républicain qui la protège, le Juif qui incarne l’altérité haïe), suivi par la démonstration sans précédent d’un peuple se réappropriant ses principes, on a atteint une sorte de classicisme dans l’opposition politique épurée entre la violence intégriste meurtrière et les principes républicains libérateurs. Le sillon sanglant s’est poursuivi avec les carnages du Bataclan puis le 14 juillet de Nice, où l’esprit même de la réunion libre et fraternelle par delà toutes les appartenances a été frappé. Dans son éditorial du 14 janvier 2015, Charlie-Hebdo, sous la plume de Gérard Biard, avait déjà pointé la cible profonde et l’enjeu de cette opposition absolue : le régime laïque et ses effets, nec plus ultra de l’État de droit.

La dualité du régime laïque : une respiration

La laïcité comme régime politique est en effet une cible éminente pour les visées intégristes. Cette éminence la désigne comme le point de résistance le plus puissant pour s’en prémunir – à condition de ne pas renoncer à cette puissance par des « accommodements » qui la ruinent.

La laïcité va jusqu’aux racines de la disjonction entre foi et loi. Au-delà même de la séparation des églises et de l’État, elle rend le lien politique totalement indépendant de toute forme de croyance ou d’appartenance : il ne se forme pas sur le modèle d’un lien préexistant, religieux, coutumier, ethnique. L’appartenance préalable à une communauté n’est pas nécessairement contraire au lien politique, mais elle n’est jamais requise par lui. Et si une appartenance entend priver ses « membres » des droits ou les exempter des devoirs de chacun, l’association politique la combat. On voit alors que, si l’intégrisme peut encore s’accommoder d’une association politique « moléculaire » où les communautés en tant que telles sont politiquement reconnues, il ne peut que haïr celle qui réunit des atomes individuels, qui accorde aux communautés un statut juridique jouissant d’une grande liberté mais leur refuse celui d’agent politique ès qualités.

Ce faisant, le régime laïque installe une dualité qui traverse la vie de chacun et rend concrète une respiration redoutée par l’intégrisme. D’une part, le principe de laïcité proprement dit applique le minimalisme à la puissance publique et à ce qui participe d’elle : on s’y abstient de toute manifestation, caution ou reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d’incroyances. Mais d’autre part ce principe d’abstention, ce moment zéro, n’a de sens qu’à libérer tout ce qu’il ne gouverne pas : l’infinité de la société civile, y compris les lieux accessibles au public, jouit de la liberté d’expression et d’affichage dans le cadre du droit commun. Sans cette dualité, la laïcité perd son sens. Chacun vit cette distinction concrètement : l’élève qui ôte ses signes religieux en entrant à l’école publique et qui les remet en sortant fait l’expérience de la respiration laïque, il échappe par cette dualité aussi bien à la pression sociale de son milieu qu’à une uniformisation officielle d’État. Croire qu’une femme voilée serait incapable de comprendre cette articulation, la renvoyer sans cesse à l’uniformité d’une vie de « maman voilée », c’est la mépriser et la reléguer dans un statut d’intouchable ; c’est aussi désarmer celle qui entend échapper au lissage de sa vie.

Une pensée « progressiste » et « inclusive » au secours de l’exclusivité communautaire

On comprend que cette altérité fondamentale des espaces, des temps, des règles, des fonctions, soit diamétralement opposée à tout intégrisme, et c’est pourquoi il est absurde de parler d’ « intégrisme laïque » –  ce qui est contradictoire puisque le régime laïque distingue les domaines et ne les uniformise pas. Cette respiration, caractéristique du régime laïque, fait obstacle, par définition, à toute emprise intégrale sur l’existence humaine et c’est pourquoi les intégrismes religieux l’ont en aversion. Mais comment comprendre qu’elle soit récusée et même combattue, au prétexte de « respect des cultures » et d’ « inclusion », par des progressistes ? Comment comprendre que le brouillage des distinctions soit obstinément reconduit, que les injonctions au conformisme soient complaisamment tolérées, que le grignotage de ce régime libérateur soit systématiquement proposé par des « décideurs » dont la couleur politique varie, mais non l’assentiment à cette pensée diffuse qui fait de l’attitude croyante une norme, qui la considère comme un modèle de « vivre-ensemble » et qui invite chacun à s’y inscrire, sans répit, sans moment critique, sans respiration ? L’introduction des signes religieux à l’école publique (sortis par la porte en 2004 et revenant par la fenêtre avec les accompagnateurs de sorties), la mise en quartiers des cimetières, l’appel au financement des cultes – comme si la liberté de culte était un droit-créance –, l’injonction faite à l’école de se livrer à son extérieur en organisant l’impossibilité d’instruire (bonne recette pour produire des ghettos scolaires voués à la monotonie communautaire), l’abandon par les services publics de zones qu’on ne devrait pas appeler « urbaines » : en finira-t-on bientôt avec cette politique antilaïque et antirépublicaine qui n’est autre qu’un soutien à l’intégrisme politico-religieux ?

Oser imposer le modèle laïque aux « décideurs »

Non la France n’a pas de problème de laïcité. Mais une grande partie de son personnel politique et médiatique autorisé a un problème avec la laïcité. Ce problème ce sont des discours compassionnels et culpabilisants dont l’effet est le retournement victimaire. C’est un regard paternaliste et méprisant par son indulgence même envers des communautés exclusives et féroces – comme si les individus qui les composent n’étaient pas dignes de prendre en main leur propre destin dans sa singularité, comme s’ils ne pouvaient jouir que d’une identité tribale « clés en mains ». C’est un dévoiement de l’antiracisme et de la lutte contre les discriminations, une virulence qui va jusqu’à solliciter le bras meurtrier en lui désignant les cibles d’un index complice et en susurrant l’accusation suprême – « islamophobe ! ». C’est la perméabilité à la normalisation par le religieux à laquelle il faudrait « s’adapter », comme si la laïcité était anti-religieuse, et comme s’il fallait avoir honte d’afficher son athéisme ou son agnosticisme. Ce sont les sirupeuses génuflexions devant un « vivre-ensemble » impératif, un douteux « bien commun » sans égards pour la singularité, comme si le civisme républicain était une valeur sacrificielle de patronage et comme si le Promeneur solitaire devait toujours être lapidé. Ce problème c’est aussi que nous, citoyens, n’osons pas imposer avec assez de force à nos « décideurs » la réappropriation du modèle politique laïque et de sa puissance libératrice.

 

  1. Ce texte est une version modifiée, augmentée et actualisée de l’article publié le 30 janvier 2015 sur Le Monde.fr, intitulé « Contre l’intégrisme, choisissons la respiration laïque«  []

Indivisible humanité – Objections à Étienne Balibar

Penser un universel concret

Poursuivant une réflexion sur les conditions requises pour penser une universalité concrète, travail qu’elle a engagé dans son livre récent Au bon plaisir des docteurs graves – À propos de Judith Butler, Sabine Prokhoris1 propose ici une lecture critique d’un entretien d’Etienne Balibar intitulé « Quand l’universel exclut ».

Prétention universaliste et programme relativiste

Critiquer les « discours à prétention universaliste », tel est le propos du philosophe Etienne Balibar dans un entretien avec Jean Birnbaum paru dans Le Monde du 11 février 20172. Voilà qui paraît louable et sensé : de fait, si comme l’écrivait Pascal « la tyrannie est désir de domination universel et hors de son ordre », nombre de discours et de croyances – religieux, culturels/traditionalistes, politiques – sont à ce titre tyranniques, prétendant, au nom d’une valeur d’universalité revendiquée, s’imposer à tous. Ainsi les autorités catholiques considéreront-elles par exemple que l’interruption de grossesse, ou le mariage entre personnes du même sexe, portent atteinte à des valeurs données pour universelles et anhistoriques, et les franges les plus radicales des dévots de cette religion considéreront-ils les lois en vigueur sur ces questions dans notre État laïque comme illégitimes. Autrement dit, malgré la séparation de l’Église et de l’État, c’est à tous, et pas seulement aux catholiques, que pareilles pratiques devraient être interdites. C’est le sens de l’activisme de la Manif pour tous, ou des militants pro life des commandos anti-avortement. Ou encore, tels autres considéreront que l’on ne peut caricaturer le prophète Mahomet, que déjà simplement le représenter offense les musulmans (tous les musulmans ?), et que par conséquent il convient de limiter la liberté d’expression, celle des musulmans ou des personnes de « culture musulmane » – Salman Rushdie par exemple, tout citoyen britannique qu’il soit –, comme celle de ceux qui ne le sont pas3.

C’est un fait d’observation empirique, la diversité des positions candidates à pareil empire est telle que, conséquence inévitable, leur prétention universaliste respective « exclut » et « divise » au lieu de rassembler, comme le souligne à juste titre E. Balibar : s’ensuivent mises au pas violentes et excommunications diverses, – l’ancien militant exclu du Parti communiste français sait de quoi il parle –, et d’insurmontables conflits : au bout du compte, l’inexpiable guerre de tous contre tous.

Seule solution alors : non plus la révolution – on en est revenu, précisément pour les raisons développées dans la réflexion proposée par le philosophe –, mais ce que Balibar appelle « pluraliser l’universel ». C’est-à-dire, explique-t-il, « construire des stratégies de traduction généralisée entre les langues, les cultures, et les identités, ayant une portée sociale et pas seulement philologique et littéraire. »

Ceci pour éviter (en apparence) de jeter le bébé (l’universalisme « en tant que tel ») avec l’eau du bain  (la revendication universaliste historiquement déterminée que portent des visions du monde différentes, voire opposées). Manière de résoudre les conflits liés à la « combinaison », inévitable d’après E. Balibar, « de l’universalisme et de la communauté ». Une combinaison qu’il faudrait donc « trouver le moyen de civiliser » explique-t-il. Chaque « culture » ou chaque « identité » aurait ainsi droit à son universel, acceptant en contrepartie de le voir exposé à la « traduction ».

On reconnaîtra là des positions, inspirées de la séduisante anthropologie relativiste du canadien Clifford Geertz (théoricien de la « traduction culturelle »), voisines de celles de la philosophe américaine Judith Butler, adepte elle aussi de ladite « traduction culturelle », assortie chez elle d’une stratégie de « coalition des minorités » (c’est-à-dire des « exclus ») visant politiquement à subvertir le « provincialisme » impérialiste de l’Occident des droits humains universels : chez elle en effet, ce n’est pas de toute « minorité » qu’il s’agit, mais principalement semble-t-il, si on la suit au fil de ses ouvrages et interventions publiques, des minorités sexuelles (lgbt) et « musulmane ».

Balibar quant à lui qui, sur la question des « identités », se réfère explicitement à J. Butler, se montre, dans cet entretien en tout cas, plus œcuménique qu’elle – ou plus vague –, l’éventail des « identités » qu’il évoque est plus large sans doute et, dans ce texte en tout cas, son exhortation s’adresse aussi bien à ce qu’il appelle « l’Occident » qu’à « l’Orient ». Traduisez-vous les uns les autres, et tout ira pour le mieux dans le meilleur des mondes : tel serait le programme civilisateur de Balibar, recyclant au moyen de cet expédient d’allure post-moderne quelques débris de l’internationalisme prolétarien.

Pour mener à bien cette tâche, il faudrait, en France, combattre notamment une « laïcité qui se présente de moins en moins comme une garantie de l’égalité entre les citoyens et s’est mise à fonctionner comme un discours d’exclusion » 4 – l’exclusion de ceux qui seraient « culturellement » différents. Il faudra aussi rompre le lien – présupposé par l’auteur – des « droits de l’homme » et de « l’idée de nation », historiquement constitutive d’après Balibar de communautés politiques modernes, la conséquence de cela étant que les non-nationaux seraient exclus des droits humains, de même que ceux qui se trouvent politiquement moins égaux que d’autres – par exemple les femmes, qui n’ont conquis le droit de vote que de haute lutte dans les démocraties modernes, et en France particulièrement tard. Il s’agit là d’une conséquence pratique, mais la conséquence intellectuelle qu’en tire Balibar est que ce qu’il appelle « les universalismes de droits de l’homme », issus des Lumières, sont en réalité l’expression d’un particularisme de l’Occident, d’un Occident « nationaliste » qui plus est.

Hérésies – ou comment rester un croyant

D’entrée de jeu, et à juste titre du point de vue de la conception occidentale notons-le  (universalité des droits humains), Balibar lie l’universalité à celle d’égalité : là où l’égalité – dans le respect des différences culturelles prend cependant soin de souligner en même temps Balibar –, n’est pas réalisée, l’universalité se trouve prise en défaut. Si bien que dans son propos, ce lien entre universalité et égalité, issu de l’universalisme des Lumières, concerne ici une égalité non pas d’abord entre les individus, mais entre des « cultures » qui définissent pour les individus qui leur appartiennent tel ou tel modèle identitaire, « universel » de leur point de vue. Y compris des modèles dans lesquels l’universel et l’égalité ne seraient nullement reliés : où l’inégalité  entre les hommes et les femmes, par exemple, serait un réquisit de l’ordre du monde.

Comment comprendre, pour les individus certes toujours pris dans tel ou tel environnement « culturel »  et historique, le statut et la portée de ces différences culturelles ? C’est une question que l’on peut légitimement se poser, mais qui n’en est pas une, semble-t-il, pour l’auteur. Au contraire, l’unité de base à partir de laquelle il construit son raisonnement est la « culture ». Il effleure pourtant, à la fin de son entretien, la question de la relation plus ou moins problématique des individus avec leur tradition « culturelle », en indiquant qu’il « faudrait inventer une sorte d’hérésie généralisée ».

Remarquons au passage que ce terme d’« hérésie » prend son sens relativement au régime de la pensée religieuse – celui de la croyance ordonnée par le dogme. Mais il n’en a aucun dans l’univers intellectuel d’un débat critique gouverné par les exigences de la raison. Non pas la Raison totalitaire du « savoir absolu » hégélien, mais celle, plus inconfortable, des Lumières, dont le travail jamais achevé de doute et de questionnement critique ne cesse d’ouvrir des lignes d’incertitude5. Qu’il soit celui que choisit Balibar pour évoquer la dissidence ne dissout en rien le régime intellectuel du dogme, mais le maintient au contraire, puisque c’est à l’intérieur de ce régime et de son point de vue seulement que l’on peut parler d’« hérésie ». La théorie de Galilée par exemple, du point de vue de l’Inquisition, existe certes comme « hérésie », mais dans la perspective d’une problématique de la connaissance, ce n’est en aucun cas à titre d’« hérésie » qu’elle peut valoir. Quant au domaine des valeurs éthiques et/ou politiques, considérer par exemple que les femmes sont les égales des hommes, ce qui peut représenter une « hérésie » du point de vue de certaines visions du monde « culturelles » ou religieuses, est-ce juste une « opinion » dissidente – une autre croyance, donc –, ou pareille position relève-t-elle d’une sphère de réflexion critique qui ne se situe pas dans le registre de la croyance disciplinée par le dogme ? Ne faudrait-il donc pas plutôt parvenir à penser en dehors d’une telle notion, l’« hérésie » dût-elle se voir dans l’utopie de Balibar « généralisée » ? Une « hérésie généralisée », est-ce autre chose que le droit pour chacun de croire contre ? Or croire contre, est-ce vraiment cela que l’on peut appeler la « critique » ?

Un propos ambigu et contradictoire

Que penser alors des positions soutenues dans ce texte par Balibar, et de la critique, ambiguë et parsemée de nombreuses contradictions, qu’il propose de l’universalisme ?

Plusieurs remarques nous paraissent ici pouvoir être avancées, que l’on peut articuler autour de deux points principaux.

Occident et Orient ? La gangue de l’époque

D’abord le degré d’extrême généralité du propos de Balibar s’avère rapidement, pour qui voudrait tenter de le suivre, source d’un certain malaise intellectuel. Par exemple, quel est exactement cet « Occident » dont il parle ? Serait-il si clairement défini, et si unifié, historiquement, socialement, politiquement ? Même question s’agissant de « l’Orient ». Pareilles formulations donnent au lecteur le sentiment que ces entités relèvent de représentations idéologiques plus ou moins nébuleuses, renvoyant à un « orientalisme » et/ou à « occidentalisme » fantasmatiques bien peu définis sur quelque plan que ce soit, et pourvoyeurs de clichés qui tiennent lieu de savoir. Ceci en dépit des quelques éléments fournis par Balibar, censés brosser – à très grands traits – une sorte d’histoire de l’Occident et des idées dont il serait la source, par son invention de représentations portant en elles les germes jumeaux, à lire le philosophe, du racisme et de l’universalisme, à travers l’idée d’espèce humaine. Idée issue d’après lui de « la modernité bourgeoise » – les Lumières en d’autres termes – dont Kant serait le représentant éminent. Tout se passant aux yeux de Balibar comme si ce qui chez un auteur relève de la gangue de l’époque dans laquelle sa réflexion est prise – en l’occurrence la représentation idéologique d’une hiérarchie des races et des cultures au XVIIIe siècle – et ce qui s’en arrache et s’élance au-delà de l’époque : la philosophie critique, que Foucault a brillamment relue dans « Qu’est-ce que les lumières ? »6 puis dans « Qu’est-ce que la critique ? »7 – pouvaient légitiment être mis sur le même plan. Oubliant ce mouvement décrit par Wittgenstein lorsqu’il écrit que « à toute pensée adhèrent les coquilles d’œuf de son origine. Elles montrent avec quoi tu t’es battu en grandissant. Quelles intuitions ont engendré les tiennes, et desquelles il a fallu ensuite que tu te libères »8. Ou, ajouterons-nous, « que tes successeurs et lecteurs critiques te libèrent ». L’on peut donc, l’on doit même, pouvoir critiquer Kant au moyen de Kant lui-même – comme cela peut être le cas pour Freud par exemple – c’est-à-dire au moyen de son apport le plus vif et le plus fécond pour nous : l’exigence critique de décortiquer implacablement, si l’on veut suivre le fil de la métaphore wittgensteinienne. Or produire pareille critique, cela ne revient pas à « contester l’universel au nom de ses propres principes », contrairement à ce qu’écrit Balibar à propos des luttes féministes ou de libération coloniale. C’est au contraire rétablir l’universel, oublieux de lui-même à travers les injustices et inégalités qui se commettent réellement et de ce fait le trahissent.

Cultures, traditions, identités

Autre représentation extraordinairement générale : celle de « traduction généralisée entre les langues, les cultures, les identités », qui permettrait donc de « pluraliser l’universel ». De quoi peut-il s’agir concrètement ? S’agissant des langues, déjà, traduit-on les langues en elles-mêmes, ou bien tel texte, ou telle parole, d’une langue vers une autre ? Que peut bien vouloir dire « traduire les cultures » – de plus ici assimilées, si l’on suit Balibar dans son propos sur la laïcité, aux religions ? Et même si on laisse de côté la question religieuse, qu’est-ce que Balibar appelle exactement une « culture » ? Des « traditions » définissant des « identités » ? L’on voit poindre ici une pente dangereusement culturaliste, c’est-à-dire au bout du compte conservatrice, puisque le primat de la « culture » et de ses exigences parfois contraires aux droits humains des individus (et très souvent des individues) fonderait la réponse valable au questionnement existentiel des sujets humains (d’après Balibar).

On voit à quelles contradictions quant à la question de l’émancipation cela peut très vite conduire, s’agissant des droits des femmes par exemple. Inutile d’aller chercher du côté du voilement des femmes musulmanes : il suffit d’entendre certain candidat à l’élection présidentielle à coup sûr très progressiste expliquer sans ciller qu’après tout, dans la tradition ouvrière, les femmes ne pouvaient entrer dans les cafés dans les années 1950, alors pourquoi s’indigner tant de ce qu’une autre « culture » juge approprié de les exclure de certains lieux publics ? Soutiendrait-il d’ailleurs qu’au nom du respect dû à cette  « culture » ouvrière, cette situation d’inégalité aurait dû perdurer ? On peut en douter. Où est alors la cohérence ?

Quant aux « identités » alors, comme dépositaires et gardiennes des « cultures » – à moins que ce ne soit l’inverse –, si l’on consent à admettre l’idée, qui ne va cependant nullement de soi d’ailleurs, contrairement à ce que soutient Balibar, que « en tant que sujets humains », nous « ne pouvons vivre sans nous demander ‘qui suis-je ?’ », que serait là aussi  d’entreprendre de les « traduire » ? On aimerait sur ce point quelques précisions, visiblement impossibles à fournir – un simple exemple pourtant suffirait sinon à nous convaincre, du moins à donner un contenu à ce « concept sans intuition », et donc « vide », pour paraphraser Kant.

Ainsi, le projet de « pluraliser l’universel » s’avère-t-il bien énigmatique. Il suppose en outre que l’on parte du ciel de l’idée (« l’universel en tant que tel » ? ) pour aller vers le monde empirique en sa diversité. Du haut vers le bas, donc, sans que l’on sache exactement quelle émancipation pourrait produire cette entreprise de « pluralisation », puisque la séduisante idée de « traduction généralisée » s’avère inconsistante tant elle est vague sinon aporétique.

Pour ce qui est de la diversité empirique et des conflits qu’elle est susceptible d’engendrer, Balibar reconnaît cependant que cette bigarrure est également interne à la subjectivité, ajoutant qu’« il n’est pas facile d’être plusieurs choses à la fois ». Il prône alors, sans doute pour stimuler ce mouvement de « traduction généralisée », un « malaise identitaire actif ou agissant ». Mais là encore, il pense ce « malaise identitaire » salutaire et gage d’ouverture à l’autre (en soi et hors de soi) en termes de traduction culturelle, le rapportant au « cosmopolitisme dont nous avons besoin ».

Universalisme et absolutisme, le cas de l’islam

Notons enfin que la notion d’universel glisse dans le texte vers une autre notion, celle d’absolu, par une approximation gênante mais en rien surprenante dans la logique d’appartenance « culturelle » communautaire de Balibar : car les « capsules culturelles » selon l’expression du héraut de la traduction culturelle C. Geertz, sont en elles-mêmes des touts.

Si bien que Balibar va s’enferrer dans quelques contradictions guère dialectiques, au sujet de l’islam notamment, tantôt décrit comme enfoncé dans la contingence de ses multiples versions, tantôt comme détaché d’elles et en lui-même universaliste. Ainsi à une question de J. Birnbaum parlant du djihadisme comme d’un « universalisme extrêmement agressif » , question choquante mais qui en réalité pousse à ses conséquences ultimes la conception que Balibar articule de l’universel, celui-ci répond que « l’islam est  universaliste » et l’État islamique « barbare ». Réponse en contradiction avec les tenants et aboutissants de ses présupposés théoriques, à savoir le nœud originaire et indéfectible entre l’universalisme et la « communauté ». Balibar esquive cette contradiction patente par la généralité : l’islam se voit alors soudain dans son propos délié de toute inscription dans telle ou telle communauté de croyants. Quel peut bien être alors cet « islam » tout court qui serait quant à lui universaliste ? Quelque « vrai » islam ? Flottant au-dessus des diverses expériences historiques – y compris criminelles, comme cela a pu être aussi le cas pour le christianisme au cours de l’histoire – qui s’en réclament ? Comment nier que l’absolutisme djihadiste, si criminel soit-il, se donne pour universaliste, au sens du lien indiqué par Balibar entre communauté et ambition universelle/totalitaire ? Le crime procède-t-il d’une articulation « barbare » entre l’universel et la communauté ? Mais que veut dire alors exactement « barbare », terme tout de même fort problématique, et tout particulièrement dans le propos de Balibar ? Rien de tout cela ne reçoit de réponse précise, sauf à se satisfaire d’une autre généralité : il faudra « civiliser » – élever hors de la « barbarie » sans doute – l’articulation universalisme/communauté.

De la vue cavalière et de ses conséquences

Ces généralisations trompeuses procèdent d’une méthode que l’on peut observer chez quelques autres penseurs post marxistes9. Elle peut être décrite au moyen d’une image : celle de « la vue cavalière », une vue qui offre du réel une représentation en volume, mais sans point de fuite. Cette perspective servait jadis à la conception des fortifications militaires, ainsi nommée parce qu’on appelait « cavalier » une hauteur située en arrière des fortifications, permettant de voir par-dessus. C’est donc un point de vue en surplomb, qui s’il permet une vue étendue et en relief des choses que l’on veut représenter, en écrase cependant les rapports spatiaux, et peut de ce fait devenir source d’erreur quant aux objets ainsi figurés. Cet écrasement des rapports spatiaux barre toute représentation en termes de relations dynamiques entre les objets représentés, puisque sans possibilité de décrochements des plans les uns par rapport aux autres ; les objets figurés encapsulés dans cette fausse profondeur ne sont plus que les éléments fixes dans un catalogue qui fait certes percevoir leurs dimensions en volume, mais non leurs possibles relations.

C’est à quelque chose de cet ordre que nous avons affaire ici, qui écrase les plans les uns sur les autres dans une perspective faussement historique. Nous est servie plutôt une philosophie de l’histoire qui ne dit pas son nom – l’idée de « loi de l’histoire » surgira même soudain dans le propos de Balibar –, nous pourvoyant en explications globalisantes, mais pas réellement convaincantes, sur la crise interminable des « universalismes religieux » qui rencontrerait la crise débutante des « universalismes des droits de l’homme ». Ce choc entre deux mouvements « historiques » serait la clé (admirable passe-partout !) pour comprendre notre présent troublé.

Cette perspective construite par le surplomb théorique produit une illusion d’optique qui donne au lecteur friand de réponses pansant la blessante difficulté à penser le monde l’impression agréable que le philosophe dit le vrai – d’autant que certaines des choses qu’il énonce sont justes. Ce qu’en conclut Balibar est en revanche sujet à caution. Que les « cultures » en effet, au sens large du terme, préemptent plus ou moins violemment l’universalisme, c’est exact. Mais ce qui selon Balibar s’ensuit, à savoir que « l’universel divise », est contestable. Cette déduction procède en effet de ce trompe-l’œil intellectuel : la vue générale qui biaise les conclusions, et ne permet à aucun moment de penser le réel – et donc véritablement, et précisément surtout, la complexe pluralité concrète, que l’on ne peut réduire à celle de la pluralité historiques de « communautés » idéalement le plus homogènes possibles.

De loin l’illusion fonctionne assez bien, de près elle s’effrite – à condition toutefois de passer outre l’adhésion spontanément suscitée chez le lecteur de bonne volonté à un discours moralement séduisant, l’éminente stature de Balibar dans le champ philosophique et politique de la gauche venant pallier sa fragilité intellectuelle sans permettre le doute sur la pertinence de certains de ses choix politiques : par exemple signer un appel – pour la bonne cause de l’antiracisme paraît-il – aux côtés du Parti des Indigènes de la République10.

Rétablir le continuum de la perspective critique

Allié à ce tropisme de la vue générale, ce qui fausse considérablement la façon dont Balibar aborde la question de l’universel et conduit à le voir comme un absolutisme est donc la pétition de principe que nous avons relevée, foncièrement culturaliste, selon laquelle l’universalisme et la communauté auraient nécessairement partie liée – d’où l’idée quelque peu mystérieuse de « civiliser » leur articulation – ce qui n’est pas la rompre.

Cette affirmation donnée pour avérée, car Balibar prétend la fonder sur une description du réel historique, est pourtant contestable. Prisonnière de la vue cavalière, la description produite par Balibar procède en réalité plutôt d’une grille théorique sommaire appliquée sans questions sur le réel empirique, grille selon laquelle l’universel fonctionne inévitablement comme une arme de domination « culturelle » (communautaire).

Mais l’universel est-il à entendre comme un principe abstrait – idée régulatrice ou idéal –lestant tel ou tel contenu idéologique ou doctrinal/doctrinaire pour soutenir la visée expansionniste propre à certaines communautés humaines, religieuses ou (parfois et) politiques, ou bien, plus modestement, est-ce l’adjectif qui permet de qualifier une situation que le sociologue Erving Goffman dans Stigmate11, grand livre rarement cité de nos jours sur la question des discriminations, décrit par cette formule sans pathos : « l’isomorphisme des situations humaines »?

Une inévitable solidarité

Cet isomorphisme, qui fonde empiriquement le continuum humain – qui donc relie chaque humain à chaque autre humain, et de proche en proche à l’humanité entière, par-delà les divisions innombrables et dans l’expérience même dont ces divisions procèdent, Goffman en résume ainsi la structure : « Même le plus fortuné des normaux risque fort d’avoir son petit défaut caché et, aussi petit soit-il, il vient toujours un moment où il ressort, provoquant un écart honteux entre les identités sociales réelle et virtuelle. »

Le risque de défaillance et partant de stigmate menace donc quiconque, et d’abord au sein de sa propre « communauté ». C’est ce risque, marque et source de ce que Joseph Conrad appelait « l’inévitable solidarité » entre tous les hommes, qui peut être appelé « universel »12. « Inévitable  solidarité » : une chaîne attachant les uns aux autres, bon gré mal gré, les humains toujours menacés de chute et toujours potentiels parias, si bardés de privilèges soient-ils pour certains d’entre eux. Car omnes et singulatim – tous et, solitairement, un par un – nous y sommes exposés. C’est là d’ailleurs un des ressorts les plus puissants du burlesque. Mais percevoir et penser cela suppose que l’on change de focale et d’emplacement : que l’on observe le monde non plus de loin et d’en haut, tel un Yann-Arthus Bertrand13 de la philosophie, mais de près et en mouvement parmi nos semblables grands ou petits.

Il est vrai que nous n’obtenons, par ce chemin plus modeste, qu’une représentation déceptive – simplement réaliste – de l’universel14 : elle fonde quoi qu’il en soit la notion de « fraternité », présente dans le premier article de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948. Ainsi sommes-nous tous et un par un ces « frères humains » qu’apostrophe Albert Cohen dans un âpre et bouleversant récit de l’enfance violentée par l’antisémitisme15.

Fraternité : il ne s’agit pas là d’une notion sentimentale, ni même à proprement parler empathique – ce n’est pas nécessaire pour penser ce dont il s’agit, de plus profond, de plus fondamental encore –, pas davantage morale en première intention, mais d’une image permettant de figurer l’horizontalité structurelle du lien humain : à savoir cet « isomorphisme de situations », qui représente cependant, pour les uns ou les autres, autant une menace qu’un potentiel secours. Le mot « fraternité » ici ne décrit que cela, c’est pourquoi il n’a pas de contenu particulier. Il désigne simplement une inévacuable précarité normative, exposant tout un chacun, et dans n’importe lequel de ses liens, au ratage toujours possible. Ce n’est donc pas tant relativement à un « Père », comme c’est le cas dans les versions religieuses de la notion, qu’il prend sens. La transcendance des configurations sociales qui pour tout individu, et dans quelque société que ce soit, sont l’occasion de cette expérience du défaut – le jeu plus ou moins plastique des normes en d’autres termes – existe en réalité autant comme ce qui précède et baigne son existence que comme ce qu’il rejoue dans les usages, pour partie imprévus, qu’il fait de ce background.

Une scène relatée dans le beau récit récemment paru de Geneviève Brisac, Vie de ma voisine16, éclaire exactement ce dont il s’agit dans cette notion : « Il y a ceux qui comprennent, et les autres », dit Jenny, qui fut jeune fille juive dans le Paris de la rafle du Vél d’Hiv. Son écharpe dissimulait mal l’infamante étoile jaune. Un soldat allemand un jour lui sourit, vient lui serrer la main. « Ce soldat allemand comprend. Il comprend ma honte ». voilà ce qu’elle dit à son amie Geneviève, et Geneviève Brisac rapporte ce fait. Le courage de raconter cela. Un fait inouï : immensément dérangeant d’un point de vue « communautaire », mais d’une vérité assumée du point de vue d’un lien humain non refusé – de part et d’autre de la pire des situations d’oppression et d’humiliation. Pas de « coalition » des minorités stigmatisées ici, qui expliquerait le geste solidaire – plus encore : fraternel. Le soldat allemand qui, devant ses camarades, en prend le risque est de fait du côté de ceux qui commettent l’injustice, non de ceux qui la subissent. Mais son acte démontre un continuum humain qui brise, scandaleusement aux yeux de « ceux qui ne comprennent pas », les allégeances communautaires obligées. Qui les fait voler en éclats pour les trois protagonistes de cette affaire : pour lui, mais aussi pour les deux femmes qui font le choix de dire que cela s’est passé ainsi. Ainsi ces trois-là – avec tous « ceux qui comprennent » – appartiennent-ils à cette – utopique et réaliste – « société des outsiders » que Virginia Woolf appelait de ses vœux17. Outsiders, et non « hérétiques », pour revenir sur l’observation que nous faisions plus haut.

L’universel est le nom de ce continuum. De ce lien qui peut à chaque instant être refusé. Mais pareil refus, source de toutes les violences, n’a cependant pas le pouvoir d’annuler la réalité incontrôlable de cet indestructible lien. « Le véritable “nous”est intangible, irréfutable et entier. On ne peut pas le briser, le morceler, le détruire. Il reste intangible et entier même lorsque les hommes qui étaient réunis par ce vocable reposent dans leurs tombes. », écrivait ainsi Nadedja Mandelstam, faisant écho à Kafka : « L’indestructible est un ; chaque individu l’est en même temps qu’il est commun à tous ; d’où le lien indissoluble entre tous les hommes, qui est sans exemple »18. Intangible et entier ; indissoluble, même lorsque les hommes s’entredéchirent impitoyablement.

Ce partage entre « ceux qui comprennent » et « ceux qui ne comprennent pas » – « ceux qui ne comprennent pas » » s’excluant ainsi de ce continuum humain, sans avoir pour autant le pouvoir de l’abolir – n’obéit donc pas aux démarcations qui répartissent les « identités » et les fidélités en fonction des appartenances, fruit de l’histoire et du hasard. Il menace au contraire de les dissoudre. Ainsi l’acte du soldat saute-frontière se voit-il relayé, repris et continué, dans celui des deux femmes qui osent quant à elles raconter cette histoire véridique, en rien édifiante, et qu’il serait tellement plus simple de passer sous silence. De taire pour sauvegarder la quiétude de l’entre-soi, un entre-soi d’autant plus légitime semble-t-il que l’on se sera objectivement trouvé du côté des persécutés.

C’est un partage donc entre ceux qui acceptent l’universel – l’isomorphisme des situations humaines, qui défie la sécurité illusoire des appartenances communautaires –, et ceux qui ne veulent rien en savoir.

Absolutismes « civilisés » versus attitude critique

Revenons maintenant à cette combinaison, selon Balibar inévitable, entre la « communauté » et l’universel. L’exemple que nous venons de proposer nous apprend que c’est là une représentation fausse. Il importe donc de la défaire.

Car si Balibar a raison d’observer l’emprise de pareille combinaison – revendiquée, on l’a vu, par maintes « communautés » -, considérer qu’elle est inévitable empêche de percevoir qu’elle n’est pas structurellement nécessaire à l’existence historique des hommes. Même si elle se constate empiriquement en effet, ici et ailleurs. Son objet est, telle serait notre hypothèse, de colmater la perception parfois très crue et – à bien des égards déplaisante –, de cet isomorphisme des situations humaines qui fonde la fraternité, pour lui substituer la trompeuse sécurité de l’entre-soi. Mais alors ce n’est plus à proprement parler de l’universel qu’il s’agit, mais de différents absolutismes, inévitablement un jour ou l’autre concurrents. Préconiser de les « traduire », fût-ce au nom de cette « hérésie généralisée » interrogée plus haut, outre que c’est là un projet fort vague, ne peut conduire qu’à les verrouiller davantage plutôt qu’à les dissoudre, et à oublier de penser l’expérience ordinaire que font les êtres humains de ce continuum si glissant. Au sein de leurs appartenances comme au-delà de l’horizon qu’elles dessinent.

Expérience dont ne protègent en rien les liens d’appartenance : le danger de stigmatisation plane tout autant, et plus cruellement peut-être, « dedans » que « dehors », Balibar est quant à lui bien placé pour le savoir. C’est même ce risque-là, celui d’être par rapport aux siens ‘à côté de la plaque’, qui constitue la matrice de cet « isomorphisme des situations » de défaillance relativement à un horizon normatif donné. Même si pourtant l’écart possible, rupture critique plutôt qu’« hérésie », représente aussi une bouffée d’air. Une promesse, peut-on espérer, de transformation inventive, relativement au confinement dans la conformité attendue. Pour chacun, c’est sur le fil, donc.

L’émancipation, fraternité angoissante

Égalité, liberté : ces idéaux ou ces valeurs humains et politiques, universalistes en effet, et toujours en défaut quant à leur réalisation satisfaisante, prennent appui sur cette fraternité angoissante. Laquelle n’est pas un contenu idéologique, pas même d’abord une valeur : simplement le mot/image qui décrit une expérience que bien souvent on peut ne pas désirer éprouver. Résister à la violence qui peut s’ensuivre du refus de cet éprouvé-là, tel est le sens des valeurs d’émancipation portées par l’exigence de défense des droits humains universels. Car tous et chacun, au-delà des communautés religieuses ou politiques spécifiques, contre elles quelquefois, nous sommes en droit de les voir protégés. Pour laisser respirer un nous et nous indéfiniment reconduit, pas pour tenir en lisière ou au contraire laisser s’enflammer un nous et/ou eux qui ne nous sauve en rien de l’incertitude constitutive de notre commune humanité.

C’est pourquoi c’est une fausse symétrie que celle dont semble convaincu Balibar renvoyant dos à dos « universalismes d’Occident et universalismes d’Orient »19, un peu vite « traduits » en universalismes religieux versus universalismes des droits de l’homme (ces derniers constituant en quelque sorte la relève des universalismes religieux en perte de vitesse en Occident). Cette symétrie fallacieuse ne peut fonctionner que si on demeure sur un plan unique, celui des opinions, des dogmes, et des croyances, relatifs en effet, sans parvenir à envisager le décrochement du plan de la pensée critique par rapport aux plans de la multiplicité des opinions et des contenus « culturels » ou doctrinaux de tout ordre. Pour ce qui est de la pensée critique, nous dirons qu’elle est quant à elle sans contenu particulier – et en cela elle s’avère déceptive : bien plutôt s’agit-il, comme l’a souligné M. Foucault, d’une attitude.

Notes

1 – Sabine Prokhoris est psychanalyste et philosophe. Elle a publié plusieurs ouvrages dont L’Insaisissable Histoire de la psychanalyse (Puf 2014) et tout récemment  Au bon plaisir des docteurs graves- A propos de Judith Butler (Puf 2017, voir la recension par J. Favret-Saada ). L’auteur remercie Jeanne Favret-Saada et Odile Fillod pour leurs utiles remarques.

3 – Sur ce point, voir Jeanne Favret-Saada « L’affaire des dessins de Mahomet« .

4 – La laïcité serait ainsi entendue non pas comme ce qui garantit à chaque personne la liberté de conscience, religieuse et/ou philosophique, mais comme ce qui persécute les religions (ici les « cultures ») – et par voie de conséquence directe les croyants. Mais il arrive que les religions persécutent les individus, y compris leurs propres croyants d’ailleurs, qu’elle définit dans ce cas comme « hérétiques » ou « apostats ». La laïcité consiste alors aussi à protéger les individus contre les religions – sauf à penser que hors de sa religion, un individu n’est plus rien (que dire alors des personnes sans religions !).

6 – M. Foucault, in Dits et Écrits, IV, Gallimard 1994, p. 562577

7 – M. Foucault, Qu’est-ce que la critique ? suivi de La culture de soi, Vrin, 2015.

8 – L. Wittgenstein, Remarques sur la philosophie de la psychologie, trad Gérard Granel, TER Editions, 1989, p. 231.

9 – Sur le cas de Jacques Rancière, voir S. Prokhoris, « The Sharing of Uncertainty », in Rancière now, edited by Oliver Davis, Polity, 2013. Texte inédit en français. [NdE : voir ici l’article de André Perrin « Rancière à Répliques : misère de l’islamophilie politique« , repris dans son livre Scènes de la vie intellectuelle en France. L’intimidation contre le débat, Paris : éd. du Toucan, 2016.]

11 – Erving Goffman, Stigmate, trad. Alain Kihm, Minuit 1996.

12 – Joseph Conrad, Le Nègre du Narcisse (préface), trad. Robert d’Humières, Gallimard, 1983.
Contrairement à ce qu’écrit très dogmatiquement au sujet de cette notion Marie-Dominique Garnier, armée d’une «  prudente méfiance – historiquement franchement fondée – à l’égard des « universels », jusqu’à présent toujours définis par les dominant•es, qu’illes se qualifient de républicain•es ou de féministes, l’on ne manquera pas de lire dans ALPHAgENRE les entrées « Étranger », « Immigration », « Intégration », « Jungle », « Nègre », « Stigmate », « Visage et visagéité », entre autres. » http://feministesentousgenres.blogs.nouvelobs.com/archive/2017/03/02/poelitique-de-la-lettre-alphagenre-de-marie-dominique-garnie-601074.html#_ftn9 .

13 – Célébrissime auteur du reportage photographique à succès « La terre vue du ciel ».

14 – Le troisième chapitre de mon livre Au bon plaisir des docteurs graves – À propos de Judith Butler développe ce point. Voir note 1 le lien vers la recension du livre sur Mezetulle par Jeanne Favret-Saada.

15 – Albert Cohen, Ô vous frères humains, Gallimard, « Folio », 1998.

16 – Geneviève Brisac, Vie de ma voisine, Grasset, 2015.

17 – Virginia Woolf évoque à plusieurs reprises la “sociétés des outsiders” dans Trois guinées, trad. Léa Gauthier, Black Jack Editions, 2012.

18 – Nadejda Mandelstam, Contre tout espoirSouvenirs II, trad. Maya Minoustchine, Gallimard, “TEL”, 2013, p. 40. Franz Kafka, Préparatifs de noce à la campagne, trad. Marthe Robert, Gallimard, “Folio”, 1980, p. 57.

19 – Certes dans ce qui reste une interview, même longue, la teneur précise de l’histoire des idées que déroule Balibar reste en grande partie dans l’ombre. Mais on peut supposer que ce qu’il énonce en réponse aux questions de J. Birnbaum ne trahit pas l’essentiel de sa pensée. Les présentes remarques ne prétendent pas à autre chose qu’à formuler un questionnement sur un entretien qui est un texte d’intervention dans le débat public. C’est en tant que tel que je le lis.

© Sabine Prokhoris, Mezetulle, 2017.

Loi, laïcité, droits des femmes, coutumes dans le débat public

Quatre notions difficiles à démêler

Jean-Michel Muglioni propose une analyse de notions. Son ambition est seulement de faire quelques distinctions pour permettre de s’orienter dans des débats où règne la plus grande confusion. Par exemple, en République, la loi ne règle pas les manières de s’habiller ; ou encore la défense de la laïcité et celle des droits des femmes ne doivent pas être confondues, etc. La rhétorique antirépublicaine joue sur la confusion de ces ordres. Les distinguer est donc essentiel, si l’on ne veut pas lui donner raison, comme le font trop de réactions improvisées ou parfois même simplement racistes.

L’instrumentalisation de la laïcité

Les campagnes électorales instrumentalisent aujourd’hui la laïcité. Invoquer par exemple la laïcité lorsqu’il s’agit des droits des femmes est une faute d’analyse. Débats d’opinion et conflits juridiques ne cessent depuis longtemps déjà d’entretenir la plus grande confusion sur son sens. D’un côté certains musulmans (qui ne sont pas nécessairement des islamistes partisans du terrorisme) veulent détruire la laïcité, avec l’aide de tous ceux qui, pratiquants ou non, rêvent de la réduire, parce qu’elle serait incompatible avec la liberté de pratiquer la religion musulmane. De l’autre côté des défenseurs sincères de la laïcité se méprennent sur son sens lorsqu’ils l’invoquent par exemple pour règlementer la manière de s’habiller en ville ou sur les plages. L’extrême droite s’en prend en son nom aux immigrés et aux musulmans, et même une partie de la droite se prétend laïque pour défendre un catholicisme qui serait essentiel à l’identité française, et elle s’en prend ainsi à la liberté des musulmans de pratiquer leur religion. Il convient donc de distinguer ce qui relève de la laïcité (et en quel sens), ce qui relève au contraire des droits des femmes, ce qui ne relève ni de la laïcité ni des droits des femmes mais de la loi générale, et enfin ce qui, indépendamment de la loi, relève des habitudes ou des normes sociales ordinaires dans tel ou tel pays à tel ou tel moment de son histoire. Laïcité, droits des femmes, loi et coutume : quatre éléments dont la confusion alimente toutes les rhétoriques et qu’il faut essayer de démêler dans ces débats.

Les guerres de religion

Ces distinctions sont essentielles dans un débat où tous les mots sont piégés, comme toujours quand l’enjeu est la question religieuse. La loi de 1905 sur la séparation des églises et de l’État avait réussi à assurer la paix civile. Le terrorisme islamiste, non pas seulement par la violence et l’horreur de ses assassinats, mais par la séduction qu’exerce sa doctrine, a remis au premier plan la question religieuse et donc menace cette paix. Faudrait-il, pour le faire comprendre, rappeler l’histoire des persécutions dont les hommes qui ont cherché à voir clair ont été victimes ? L’histoire des crimes commis d’abord entre coreligionnaires ?

« L’affaire du voile » et la confusion qui en résulte

La confusion a commencé avec « l’affaire du voile », quand certaines familles, alors très peu nombreuses, ont tenté de faire entrer des jeunes filles voilées à l’école publique. C’était en effet une affaire de laïcité : l’école publique est laïque. Il a fallu du temps pour que, des premières lois de Jules Ferry en 1881 jusqu’à la séparation des Églises et de l’État en 1905, elle devienne laïque. En 1936 et 1937 les circulaires de Jean Zay ont réglementé pour les élèves le port de signes politiques et religieux à l’école : le gouvernement de Front Populaire s’opposait alors à la propagande des ligues fascistes plus qu’au prosélytisme religieux. Depuis lors les élèves pouvaient porter des signes discrets d’appartenance religieuse sans qu’on y prête attention. Après l’affaire du voile il a fallu réaffirmer le principe de l’absence de tout signe religieux à l’école pour répondre aux provocations intégristes qui remettaient délibérément en question la laïcité. Cette provocation n’ayant pas reçu alors de réponse ferme des autorités de la République, les islamistes ont compris par quels détours ils pouvaient remettre en question non pas seulement la laïcité à l’école, mais toutes les institutions républicaines. Depuis lors, les polémiques ne cessent plus. Le débat ainsi ranimé ne pouvait que s’exacerber et les pires dérives – espérées par les islamistes – n’ont pas manqué. Ainsi, depuis longtemps, l’élève qui ne mange pas de porc trouvait à la cantine un plat de substitution : pour bien montrer que les islamistes les plus criminels ne sont pas seuls stupides, des maires ont décidé d’interdire les menus de substitution. Les uns cherchent et trouvent toujours un moyen de placer un coin pour ébranler l’édifice républicain et laïque, les autres sous prétexte de le défendre, prennent des décisions qui n’ont rien à avoir avec la loi de 1905 ni avec aucune loi républicaine et font ainsi le jeu de leurs ennemis.

Les différents sens des mots public, privé, civil

La principale aberration consiste à confondre l’école et la rue, soit pour autoriser le port du voile dans un cadre scolaire, soit pour l’interdire dans la rue. La rue est publique, mais elle ne l’est pas dans le sens où l’école publique est publique1. Il est permis de manifester publiquement sa foi comme son appartenance politique, dans le cadre de la loi. Par exemple une procession peut se dérouler sur la voie publique : il suffit d’en demander l’autorisation aux autorités compétentes comme pour toute manifestation syndicale ou politique. Aussi Catherine Kintzler a-t-elle raison de montrer la symétrie de deux confusions qui consistent pour l’une à vouloir imposer à la société civile ce qui relève de la puissance publique (par exemple interdire le voile dans une location de vacances privée) et pour l’autre à faire prévaloir dans ce qui relève de la puissance publique ce qui vaut pour la société civile (par exemple réserver dans une piscine municipale un horaire aux femmes ou installer une crèche dans une mairie).

Notons, autre exemple de distinction essentielle, que la pratique religieuse appartient à ce qu’on appelle la société civile : ici, religieux et civil ne sont pas deux termes opposés. La confusion est du même ordre sur le terme privé : lorsqu’on dit que la religion est une affaire privée, on veut dire qu’elle est pour chacun une affaire de conscience et que l’Etat ou la puissance publique en général n’a pas à imposer une croyance ou à s’opposer à une croyance. Il n’y a donc pas de contradiction à dire que la religion est d’ordre privé et peut avoir une expression publique. Privé n’a pas ici le même sens que dans l’expression vie privée. La laïcité assure la liberté de conscience, de croire ou de ne pas croire, de pratiquer ou de ne pas pratiquer une religion, et c’est tout autre chose que protéger la vie privée d’un couple, par exemple. Si la laïcité prétendait mettre la religion sur le même plan que la vie privée, il faudrait considérer le journal La Croix comme les journaux people qui dévoilent la vie des artistes du showbiz. Ce qui ne vient à l’idée de personne2.

En république, il est permis de s’habiller comme on l’entend, même de manière excentrique

Revenons à l’affaire du voile. La laïcité met l’école publique à l’abri de tout prosélytisme religieux ou politique, ce qu’on appelle faute de mieux la neutralité scolaire. Cette neutralité n’aurait aucun sens dans la rue, où il est permis d’afficher son appartenance religieuse et politique dans le cadre de la loi (on ne placarde pas son programme électoral sur n’importe quel mur et ce programme ne peut faire un appel au meurtre ou à la ségrégation d’une partie de la population). De la même façon, en dehors de l’école, il est permis de s’habiller comme on l’entend, même de manière excentrique. On peut donc aller à la plage en tenue de soirée, cela ne concerne pas la laïcité.

Distinguer mixité et laïcité

Mais le voile est revendiqué au nom d’une religion. Quand la ségrégation des sexes est exigée au nom d’une certaine conception de l’islam, elle contrevient à la laïcité dans tout ce qui relève de la puissance publique. Mais dans un café comme dans n’importe quel commerce, ce n’est pas la laïcité qu’il convient d’invoquer, ni les droits des femmes : la loi suffit, qui signifie qu’on n’en peut interdire l’accès à personne (sauf cas prévus par elle, comme le refus de servir au bar une personne ivre). Au contraire un club privé peut être réservé aux hommes (ou réservé aux femmes) sans que cela puisse être contesté au nom des droits des femmes. Le refus d’ordonner des femmes, qui peut passer pour un refus de l’égalité entre les hommes et les femmes, est fondé sur le statut de l’Église romaine, et donc la loi ne s’y oppose pas plus qu’au statut de n’importe quelle association non mixte, et là encore ce n’est pas une question de laïcité. Mais dans la mesure où une église est un lieu public, on ne peut en interdire l’accès à personne (dans le cadre du droit commun et le respect de offices, et c’est la raison pour laquelle il peut y être exigé une tenue décente). On voit comment une certaine complexité juridique inévitable peut être exploitée par tous les groupes de pression et occuper les tribunaux.

Le poids des préjugés

Des religions ancestrales donnent aux femmes, dans des textes tenus pour sacrés, et parfois aujourd’hui dans leurs discours et dans leur pratique, un statut d’êtres inférieurs, sinon diaboliques. Ces préjugés sont encore présents là même où les croyances religieuses n’ont plus guère de poids. C’est une des raisons pour lesquelles nous sommes loin d’avoir obtenu l’égalité salariale dans toutes les entreprises, malgré la loi. Entre la loi républicaine, la laïcité et le principe de l’égalité des hommes et des femmes, d’un côté, et de l’autre ces préjugés, les mœurs ou les habitudes qui leur correspondent, il y a nécessairement un conflit. Lutter contre ces préjugés relève du débat public et de l’école, plus encore que de la loi3.

La liberté de conscience et la liberté de critique

On m’objectera que faire la critique de pratiques comme le port du voile est une atteinte à la liberté de religion. Mais ce qui est contraire à la liberté, c’est d’interdire cette critique, comme de vouloir que la loi sanctionne le blasphème. Faire la critique des mœurs et des croyances d’une religion n’est pas s’opposer à liberté de la pratiquer. J’accorde à tout homme le droit de pratiquer sa religion, mais par là je ne m’engage pas à l’approuver ; par là je ne m’engage pas non plus à ne pas dénoncer ce que je considère comme ses illusions, ses superstitions, et le cas échéant ses crimes. De la même façon un croyant peut déclarer publiquement qu’il réprouve l’athéisme, pourvu qu’il respecte le droit d’être athée, et même qu’il combatte pour ce droit, comme un athée doit défendre la liberté de religion. L’accusation d’islamophobie aujourd’hui lancée contre quiconque critique la religion musulmane montre jusqu’où peut aller la remise en cause des libertés fondamentales. L’enjeu dépasse le cadre de ce qu’on appelle la laïcité à la française.

Le communautarisme est-il un problème de laïcité ?

La laïcité (en dehors de l’école) règle le rapport des cultes et de l’État. L’égalité de l’homme et de la femme est un principe d’un autre ordre. Ainsi l’égalité salariale ne relève pas de la laïcité. La confusion vient de ce que certains, au nom d’une croyance religieuse, refusent l’égalité républicaine : il n’y a pas lieu d’invoquer alors la laïcité mais seulement l’application de la loi commune.

De la même façon le refus du communautarisme n’est pas seulement une question de laïcité, car il peut y avoir des communautarismes fondés sur une appartenance ethnique et non religieuse, ou sur n’importe quel autre critère. Le communautarisme est la subordination de l’individu au groupe, la subordination de la liberté individuelle à la loi d’un groupe quel qu’il soit, ou d’une secte. Il est la négation de l’idée républicaine, qui requiert que chacun, comme citoyen, c’est-à-dire comme législateur, soit lors d’un vote en mesure de juger de l’intérêt général par lui-même, sans qu’aucune pression ne s’exerce sur lui : d’où le sens de l’isoloir, qui permet de ne pas être sous le regard d’un groupe quelconque. Il est vrai qu’un politique qui fait une campagne corporatiste, tenant un discours pour les artisans, un autre pour les médecins libéraux, un troisième pour les fonctionnaires, un tel politique n’est pas républicain et ignore l’intérêt général, la res publica, la chose commune. Là encore la lutte contre le communautarisme et les différentes sortes de tyrannie de groupe (les pressions familiales en sont une forme, et non la moindre) relève du débat public et de l’école, et non pas seulement de la loi (tombent sous le coup de la loi les cas de harcèlement moral avéré, par exemple dans un contexte sectaire ou même familial).

La ruse réussie du burkini

On voit donc à quel point la ruse des provocateurs islamistes est habile, et avec quelle précipitation la plupart de nos politiques et de nos commentateurs se sont laissé berner. Soit l’affaire du burkini de l’été 2016. Porter un burkini à la plage et dans l’eau n’a rien de contraire aux lois de la République, ni à la laïcité. Il a été porté sur les plages par quelques femmes (peu nombreuses) qui ne savaient peut-être pas toutes que c’était une provocation. Pourquoi suis-je fondé à parler de provocation ? Parce que c’est une pratique vestimentaire ignorée des pays musulmans, dont le nom a été inventé pour l’occasion, non sans un certain génie de communicant. Le succès d’une telle provocation se mesure au bruit qu’elle a fait. Et comme l’a fait remarquer Gilles Kepel4 elle a réussi à retourner l’opinion internationale : en vingt quatre heures, de victime, après le massacre de Nice, la France est devenue coupable d’intolérance religieuse et la laïcité «  islamophobe ». En interdisant cet accoutrement au nom de la laïcité, certains maires et le premier ministre lui-même ont fait le jeu des islamistes. Le Conseil d’État n’a pu leur donner raison : je peux prendre mon bain en bonnet phrygien ou en soutane. C’est pour la même raison que l’interdiction de la burqa en ville n’est qu’un cas particulier de l’interdiction du masque intégral, comme une cagoule5. Elle n’est pas fondée sur le principe de la laïcité mais sur celui de l’ordre public. Cacher volontairement son visage est une façon d’échapper à tout contrôle.

Les caricatures et le débat public sont la seule manière de combattre ce genre de tentative de remise en cause de l’égalité des hommes et des femmes – et que cette tentative se présente comme une revendication de liberté de croyance n’a pas à être pris en compte. Aucune sorte de croyance ne saurait justifier une mise en question du principe de l’égalité républicaine, dont on sait que la mise en pratique a demandé du temps. Les femmes ne peuvent voter en France que depuis 1944.

La guerre des déguisements

Si donc il est vrai que chacun est libre de se déguiser comme il lui plaît, pourvu qu’on voie son visage, il est permis de se demander à quoi ressemblerait la rue si chacun s’y promenait habillé de manière à exprimer son appartenance religieuse ou politique. La plage elle-même deviendrait le lieu de manifestations permanentes et de revendications communautaires ou corporatistes de toute sorte. Certes, je ne veux pas que sur le territoire français s’impose une mode uniforme et prétendument française : ma djellaba m’est utile par grosse chaleur. Je dis seulement que certaines façons d’exprimer ses revendications religieuses par son habillement, si elles devenaient la règle et qu’elles étaient prises au sérieux, ne pourraient aboutir qu’à un carnaval, et que ce carnaval serait la guerre de tous contre tous. Où l’on voit aussi la ruse de l’islamisme, qui fait valoir un droit à la diversité, comme on dit, pour imposer aux femmes un uniforme même à la plage, les forçant ainsi à se conformer partout et toujours à une norme communautaire (quand même elles ne reconnaissent pas leur appartenance à cette prétendue communauté). Ce qui aujourd’hui peut apparaître comme une diversification des normes vestimentaires aboutirait, si on n’y prend garde, à une uniformisation. Ou plutôt il faudrait que chaque communauté ait son uniforme ou ses signes distinctifs. J’ai vu il y a quelques années que les Juifs de Djerba étaient vêtus comme les autres djerbiens, mais qu’ils avaient sur leur pantalon une sorte de galon qui permettait de les distinguer. Voulons-nous ce genre de société ?

La norme sociale qui fait que telle façon de s’habiller est acceptée ou non est contingente et varie au gré des modes et des préjugés. Jusqu’aux années soixante du siècle dernier, porter un pantalon était interdit aux jeunes filles dans les lycées, et si par grand froid le pantalon était toléré, il fallait lui superposer une jupe. Aujourd’hui, dans certains quartiers, la jupe est interdite et le pantalon de rigueur. La liberté de s’habiller comme on veut dans l’espace civil est pourtant garantie par le silence de la loi, car la loi n’a rien à dire là-dessus : il est donc permis d’arborer un signe religieux. Les prêtres, les moines et les religieuses peuvent conserver dans l’espace public le vêtement défini par leur ordre. Toutefois l’imposition par les islamistes d’une norme vestimentaire revient à faire qu’une loi impose à toute femme une façon de s’habiller dans l’espace public ou civil au nom d’une règle religieuse. C’est alors non seulement un conflit avec les coutumes du pays, mais avec le principe qui veut que la loi ne règle pas les manières de s’habiller. Non pas à proprement parler avec la laïcité ou les droits des femmes, mais avec la loi et les normes sociales. Dans certaines circonstances, lorsque ces revendications vestimentaires provoquent des conflits, un tribunal peut donc interdire le burkini, s’il y a trouble de l’ordre public, mais non pas, comme il est pourtant arrivé, au nom de la laïcité6.

Le voile, « c’est mon choix » ou la liberté républicaine invoquée contre la République

Certaines femmes prétendent aujourd’hui s’habiller de diverses sortes de voiles (qui ne couvrent pas le visage) ; ces voiles ne contreviennent pas à la loi et parfois même donnent l’impression d’être, comme certains chapeaux, des effets de mode plutôt que des signes religieux. Ces femmes prétendent en avoir fait le choix. Je l’ai déjà noté : la loi n’a pas à dire comment les femmes doivent ou non s’habiller et les revues de mode montrent au demeurant assez clairement que tout est permis en la matière. Pourquoi faut-il s’opposer au discours de ces femmes qui justifient leur accoutrement par des raisons de principe, au nom de la liberté religieuse ? On peut donner au moins deux réponses, qui ne relèvent pas directement de la laïcité. La première, celle de Delphine Horvilleur7 : invoquer la liberté individuelle de choix, c’est invoquer une loi de la République. Or c’est précisément cette liberté que refuse le communautarisme religieux quand il impose une façon de se vêtir qui est propre aux femmes et qui symbolise leur soumission. Insistons : on invoque la liberté républicaine, mais c’est pour y mettre fin. De la même manière les partis religieux intégristes (ou dits modérés) utilisent la démocratie pour prendre le pouvoir et une fois vainqueurs ils la récusent au nom de la religion victorieuse. La seconde réponse, qu’on n’entend que rarement, est que cette mode vestimentaire est récente : ces voiles n’étaient pas portés autrefois dans les pays d’Afrique du Nord, par les mères ou grands-mères de ces jeunes femmes revendicatrices. Ce qui prouve qu’il s’agit bien d’une intervention de puissances religieuses intégristes sur notre territoire pour ébranler la République. Les mêmes pressions s’exercent sur les femmes d’Afrique du Nord et d’ailleurs : l’islamisme qui agite le Maghreb n’est pas d’origine maghrébine et son financement non plus. J’ai moi-même entendu des femmes musulmanes, pratiquantes, se plaindre de ce que la République ne leur permettait pas de se défendre contre la pression qu’exercent sur elles des milieux intégristes ou tout simplement machistes.

Dire « c’est mon choix » ne justifie aucun choix

Les jeunes femmes qui revendiquent le port du voile comme étant leur choix se croient libres alors qu’elles sont le jouet de ces manœuvres politiques (quand elles ne sont pas elles-mêmes devenues intégristes). Je ne doute pas de leur sincérité. Mais la sincérité d’un choix ne prouve pas qu’il est libre : rien n’est plus sincère qu’une illusion. Et surtout, dire « c’est mon choix » ne justifie pas ce choix. A ce compte, en effet, il faudrait admettre n’importe quel choix si celui qui le fait prétend que c’est le sien. Je vais donner un exemple qui scandalisera certains lecteurs. Certains signes, parce qu’ils sont devenus le symbole de l’oppression et de la barbarie, ne peuvent plus être arborés sans passer pour l’apologie de cette oppression et de cette barbarie. Ainsi la croix gammée est une fort belle figure géométrique vieille de plusieurs millénaires ; elle est devenue aujourd’hui insupportable, et l’arborer est interdit par la loi : nous n’admettrions pas qu’un homme la porte et s’en justifie ne disant : « c’est mon choix ».

Il est permis de penser que le voile est devenu aujourd’hui, par la volonté expresse des musulmans les plus radicaux, des islamistes, le symbole de l’oppression dont les femmes sont victimes. Alors que naguère il pouvait être indifférent qu’une femme de tradition musulmane porte un fichu, comme le font encore certaines d’entre elles, la politique des intégristes a fait du voile un drapeau : il signifie leur volonté d’imposer leur loi à leur prétendue communauté. Aujourd’hui, tant que le terrorisme islamiste durera, et d’abord dans le monde musulman, et tant que le monde musulman n’aura pas su vaincre la doctrine qui anime ce terrorisme, nul ne peut prétendre que le port du voile est un signe de liberté. Et il faut le répéter, la pression qu’exercent sur les femmes certains milieux – et pas seulement radicaux – amène nombre d’entre elles à se voiler pour avoir la paix. Ce n’est pas une question de laïcité : cela signifie qu’il y a « des territoires perdus de la République » où une femme ne peut vivre libre. A quoi certes seule la laïcité à l’école peut remédier, mais à condition qu’il y ait une école publique digne de ce nom…

Notes

1 – Voir à ce sujet la différence entre principe de laïcité (qui vaut pour la puissance publique et ce qui participe d’elle) et régime de laïcité (qui articule le principe de laïcité et la liberté dans la société civile), ainsi que théorie des deux dérives symétriques dans C. Kintzler, Penser la laïcité, Minerve, 2015, p. 35-41. Les distinctions que j’essaie de formuler ici doivent beaucoup, le lecteur l’aura remarqué, au travail de Catherine Kintzler.

2 – Voici un exemple que je propose uniquement parce qu’il correspond à une façon courante de s’exprimer. Un pasteur protestant (http://laicite.protestants.org/index.php?id=31596) qui ne conteste en rien la laïcité et qui voudrait « mieux faire reconnaître la voix des chrétiens et des Églises, voix parmi d’autres dans l’espace public », ce qu’il est en effet en droit de faire grâce à la laïcité, ce pasteur publie un article intitulé La privatisation de la religion dans nos sociétés garantit sa liberté, mais rétrécit son expression. La formulation du titre est confirmée dans le cours de l’article lorsqu’il écrit que la loi de 1905 (qu’il approuve) « relègue la foi dans le domaine du privé » : c’est faire la confusion que je viens de dénoncer. Est-ce seulement une maladresse d’expression ? On voit en tout cas qu’il y a une façon de ne pas vouloir comprendre ce que signifie privé dans ce contexte qui peut exprimer chez d’autres un refus de la laïcité.

4 – Interview dans Charlie Hebdo du 4 janvier, p. 14-15

5 – La loi prévoit des exceptions, pour certaines cérémonies et certaines fêtes.

6 – Voici un exemple parlant des débats provoqués par l’affaire dite des burkinis. Extrait du site du tribunal administratif de Bastia

« Une France soumise. Les voix du refus », sous la dir. de Georges Bensoussan et al.

Une France soumise. Les voix du refus, collectif sous la direction de Georges Bensoussan, Charlotte Bonnet, Barbara Lefebvre, Laurence Marchand-Taillade, Caroline Valentin (Paris : Albin-Michel, 2017). Un recueil de témoignages accablants et d’analyses sur le développement du communautarisme, l’extension de l’islam politique, le sectarisme, le sexisme, et sur les ravages du multiculturalisme en France. La lecture en est d’autant plus éprouvante qu’elle souligne une lâcheté collective qui met en péril le modèle républicain.

Dans la préface de cet ouvrage rassemblant des témoignages argumentés et référencés sur le développement de l’islam politique et du communautarisme séparatiste en France, Elisabeth Badinter fait remarquer que, malgré un accueil médiatique plutôt discret, le titre du précédent recueil dirigé par G. Bensoussan en 2002, Les Territoires perdus de la République, est devenu une expression reçue, « un lieu commun » au sens strict et précis du terme. Elle poursuit : 15 ans plus tard, le bilan, étendu à des témoignages non seulement d’enseignants, mais aussi d’infirmières, de policiers, de médecins, de maires, de fonctionnaires, de formateurs.., « est accablant ». Accablant par les constats irrécusables dont ils dressent les minutes, révoltant par les injonctions de silence qui furent imposées à leurs auteurs – quand on ne les accusait pas « d’être eux-mêmes la cause des conflits qu’ils dénoncent ». Car, avec une réalité, le livre décrit un déni de réalité ; avec la haine de la République française, le livre décrit l’injonction à se haïr soi-même : cet ordre moral serait, paraît-il, le prix de la paix, une paix du « pas de vagues » qui n’est autre que de la soumission. À tel point que, lâchés par une hiérarchie qui courbe l’échine, une partie des auteurs des témoignages recueillis dans ce fort volume de 650 pages ont dû s’abriter derrière des pseudonymes.

Au sortir du parcours, l’épilogue s’emploie à laisser la plaie béante, car c’est la seule chance de la soigner et de la guérir :

« La lecture des témoignages accumulés dans cet ouvrage est éprouvante. Elle suscite stupeur, angoisse, colère, sentiment d’impuissance. L’école déjà, comme Les Territoires perdus de la République l’avait montré en 2002, est le théâtre de scènes de contestation agressive de l’autorité, des règles communes et de la laïcité. Certains élèves y expriment explicitement le rejet voire la haine de la France et de tout ce qui la représente. […] Mais ces phénomènes ont depuis longtemps débordé l’école, ils se retrouvent à l’hôpital, dans les administrations, dans l’entreprise et dans la rue. […] Sur l’abandon socio-culturel et le vide politique s’est installé, consciencieusement et méthodiquement, un mouvement politico-religieux qui offrait un modèle alternatif : une contre-société. L’islam politique des Frères musulmans et des salafistes de toute obédience, tous nourris pour une grande part du lait1 de l’idéologie wahhabite, s’est installé massivement dans quelques quartiers de l’espace public et privé, s’imposant à terme comme l’interlocuteur de certains élus locaux dépassés ou indifférents. Leur présence a fait partir ceux qui le pouvaient. Ceux qui ne le peuvent pas doivent s’adapter aux codes sociaux imposés par cette nouvelle minorité. Quant à nos concitoyens de confession musulmane qui ne partagent pas leur vision de l’humanité, ils doivent supporter, le plus souvent en silence, la pression sociale exercée sur eux. […]

En face, la République paraît bien faible. Voire parfois complice au niveau local par intérêt électoraliste. C’est peut-être la part la plus angoissante des témoignages qu’on a lus : nombre de nos représentants et agents publics ne savent pas ou ne veulent pas imposer les règles qu’ils ont pourtant le devoir de faire appliquer. Le proviseur qui stigmatise le professeur plutôt que les élèves violents ; la direction de l’hôpital qui laisse les salariés prier pendant leur service ou vider les pharmacies avant de partir en vacances ; la loi de 2004 interdisant le port de signes religieux ostentatoires à l’école dont le respect n’est si souvent plus exigé. Face à ces revendications et ces manifestations de rejet, les auteurs de ces témoignages qui, eux, refusent de capituler, se sentent seuls et doivent sans fin mettre en œuvre des stratégies d’évitement des conflits, en premier lieu face à une hiérarchie adepte du ‘pas de vague’ ».

Un livre à lire pour s’indigner, à condenser en fiches pour avoir à tout moment « du biscuit », à laisser ouvert pour qu’en chaque lecteur le citoyen se réveille en faisant entendre « la voix du refus ». Comme le dit encore Elisabeth Badinter : « Coincés entre l’extrême droite qui rêve d’imposer le saucisson2 à tous et l’extrême gauche devenue dévote du religieux le plus sectaire3, il n’est que temps de réagir : tendre la main à nos concitoyens musulmans qui adhèrent aux lois et aux valeurs de notre République, tout en combattant sans défaillance ceux qui n’aspirent qu’à nous imposer les leurs. » Pour combattre un communautarisme identitaire, il ne faut pas s’y aveugler ni le laisser prospérer, mais le comble serait de se mettre à l’imiter.

 

Notes

1– On sait que Georges Bensoussan est inquiété pour avoir utilisé la métaphore d’un lait nourricier antisémite dans les cultures arabo-musulmanes lors de l’émission Répliques du 10 octobre 2015 : ce seraient là des propos biologisants et racistes ! Voir l’article dans Marianne du 22 janvier . On peut suggérer à ses détracteurs un peu de finesse dans l’usage de la langue française ; sans aller jusqu’à leur conseiller de relire quelques classiques, on les renverra tout simplement à un bon dictionnaire de la langue. Voir p. 587 et suiv. dans le livre le chapitre intitulé « Qu’on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme, j’y trouverai de quoi le faire pendre », où cette affaire est détaillée avec d’autres du même ordre.
[Edit du 30 janvier 2017] Voir dans cette vidéo l’analyse de l’audience du 25 janvier par Alain Finkielkraut. Le jugement est attendu pour le 7 mars.
[Edit du 11 mars 2017] Jugement du 7 mars G. Bensoussan est relaxé. Voir article du Figaro et analyse dans Marianne.

2– Je me permets de prolonger, sans trop craindre de trahir la préfacière (liste non exhaustive) : la crèche, la messe, l’alignement du mariage civil sur le mariage religieux et tout ce qui va avec…

3– Je me permets, cette fois, de commenter : si ce n’était que l’extrême gauche…. ! mais ce mal frappe bien au-delà, à gauche, au centre !

© Catherine Kintzler, Mezetulle 2017.

« Sortir du manichéisme, des roses et du chocolat » de M. Storti

Dans son livre Sortir du manichéisme. Des roses et du chocolat1, Martine Storti s’en prend aux « oppositions paresseuses » qui tiennent trop souvent lieu de pensée sur les questions dites « d’identité » et propose une analyse – qui est aussi une mise à plat – de leur profonde complicité.

Contrairement à ce que pourrait laisser penser une lecture superficielle de son titre principal, le livre ne plaide pas en faveur d’un « juste milieu » tiède renvoyant dos à dos les « concurrences identitaires » : il montre en quoi les grilles d’interprétation convenues, en exerçant une sorte d’attraction d’autant plus toxique qu’il est facile de s’y abandonner, appauvrissent et même interdisent la pensée.

Ces grilles, parcourues avec minutie, se présentent comme deux ornières parallèles. À la fois complices et adversaires, mutuellement fascinées par leur symétrie, conjointement déterminées par l’actualité tragique des attentats et par l’abandon des territoires perdus de la République, des lectures en forme de système s’alignent, se répondent et occupent le champ médiatique dans un appauvrissement spectaculaire général.

C’est cette symétrie même et son cortège d’idées grossières, taillées pour l’exhibition, que Martine Storti entend refuser, ce qui suppose la mise en évidence de leurs communs mécanismes :

« […] refuser cette correspondance à la fois inversée et exclusive d’opinions qui nous étouffe. Dire non pour respirer.
« Dire non à ceux qui ne voient que l’antisémitisme ou que l’islamophobie, les uns et les autres nous obligeant à mesurer lequel est le plus développé et le plus dangereux. Dire non à ceux qui ne voient dans les « issus de l’immigration », surtout s’ils sont jeunes, que menaces contre l’identité française et la France elle-même et à ceux qui ne les regardent que comme des « dominés », des « victimes », donc à jamais intouchables et même irresponsables. Dire non à ceux qui rangent toute critique de l’islam dans l’islamophobie, et à ceux qui rendent complice du terrorisme quiconque ne met pas tous les musulmans dans le sac du fanatisme islamiste. Dire non à ceux qui jugent que l’antiracisme est pire que le racisme et à ceux qui sont aveugles à la part d’identitaire et de communautarisme que comprend l’antiracisme.
Dire non aussi à ceux qui transforment les femmes en marquage d’une identité, nationale ou religieuse, ou qui nient, par idéologie, l’historicité de leur émancipation. […] Ce fonctionnement est à l’œuvre sur bien des enjeux, avec des oppositions dogmatiques, et souvent des manipulations, il met en scène des confusions systématiquement entretenues, ce qui, par exemple, transforme tout défenseur du libéralisme culturel en acteur de la financiarisation du monde et de l’écrasement des prolétaires autochtones. Ou encore fait du féminisme tantôt l’autre nom de l’impérialisme occidental et du néocolonialisme, tantôt l’une des composantes de l’horreur sociétale, responsable de l’abandon du peuple et de la montée du Front national. »2

Une mauvaise manière d’apprécier ce livre consisterait à le réduire à l’énumération du double chapelet formé par ses « objets » de référence en en fétichisant les repères remarquables (par exemple Michéa, Finkielkraut, R . Camus, Zemmour… vs le PIR, Bouteldja, Plenel, Delphy…). En effet, le lecteur qui aurait envie de lui faire un mauvais procès ne manquera pas d’utiliser ce procédé réducteur pour glaner des occasions de dire que le chien a la rage et de s’en détourner… En s’en prenant à tel ou tel point et en le vidant de l’appareil critique qui l’alimente3, on pourra toujours dénicher un prétexte facile pour jeter le bébé et l’eau du bain – c’est-à-dire pour ne pas lire et refuser d’entrer dans la pensée de l’auteur : « mettre Finkielkraut et Zemmour dans le même sac, non quand même elle exagère… ! ; et puis pourquoi n’est-il pas question de X, de Y, de Z ? »

Alors, plutôt que d’aligner ici sommairement et abstraitement des noms propres invitant à pinaillage, je préfère schématiser et faire fonctionner l’idée principale. Devant les affirmations et les exactions communautaristes, devant les ravages du marquage religieux, devant l’extension de l’islam politique, brandir « l’identité française » et crier à l’invasion du « repeuplement » en appelant l’antériorité chrétienne à la rescousse, c’est consentir à structurer sa pensée de la même manière que ceux qui hurlent à « l’islamophobie » en entendant la moindre critique de l’islam, qui vont jusqu’à taxer un mariage mixte de geste colonial et raciste, et qui voient dans la laïcité « un outil de domination ». Il convient de préciser, cependant, que ces derniers n’hésitent pas à excuser (et même à soutenir) un bras plusieurs fois meurtrier et dont on peut craindre d’autres actes sanglants – ce qui fait une grosse différence. Mais le mécanisme de pensée est le même et son élucidation est un acte de salubrité intellectuelle : pour lutter contre un communautarisme identitaire, faut-il se mettre à lui ressembler ? Car ce que partagent alors les uns et les autres, à travers une structure commune qui les relie au cœur même de leur opposition, c’est une « extension du domaine de l’identité ».

Pour mettre en évidence ce fléau, tel celui d’une balance dont les plateaux s’opposent en vertu d’une solidarité mécanique autour d’un appui qui permet d’en comprendre le fonctionnement inversé, Martine Storti recourt fort pertinemment à une question centrale qui joue le rôle de révélateur et de discriminant par un éclairage transversal : les droits des femmes. C’est sur elle que s’ouvre le livre, avec le rappel de la double réception calamiteuse dont la Saint Sylvestre 2015 de Cologne fut l’objet :

« […] l’événement, pourtant sidérant, fut rapidement intégré à une grille de lecture préétablie. Pour les un(e)s, il fallait vite le banaliser, en affirmant que les violences sexuelles contre les femmes étaient le fait d’hommes de tous temps, de tous pays, de toutes cultures et de toutes religions. Telle était la manœuvre : mettre un signe égal entre tout pour échapper à l’opprobre suprême, le racisme, et ne pas faire le jeu de l’extrême droite, des opposants à l’immigration, des tenants du choc des civilisations et des cultures. Pour d’autres, il s’agissait bien de s’autoriser de cette chasse aux femmes pour faire la chasse aux immigrés, aux réfugiés, aux Arabes, aux musulmans, tous mis dans le même sac, tandis que des antiféministes affirmés, des opposants constants à l’émancipation des femmes s’affichaient dans l’instant en apôtres de leur liberté. »4

Ce fil rouge parcourt le livre, l’éclaire, l’arrime solidement à un noyau dur de pensée qui fait constamment signe au lecteur, lui sert de boussole et se cristallise dans l’image finale des roses et du chocolat :

« Du pain et des roses, voilà ce que réclamaient des ouvrières au début du XXe siècle. Opposant social et sociétal, certains s’autorisent du peuple pour lui refuser les roses. Comparant le féminisme à du chocolat, d’autres veulent l’interdire au nom de ce qui se donne pour une loyauté religieuse ou communautaire. »5

En réaffirmant obstinément ce qu’un déplorable balancier s’acharne à évacuer, à ne jamais mettre à l’ordre du jour au prétexte que ce seraient là des chemins de perdition, le sous-titre du livre – Des roses et du chocolat – dit du même coup qu’il y a urgence, en retrouvant l’esprit du 11janvier, à « oser prononcer des mots anciens, Lumières, unité du genre humain, universel. »6

© Catherine Kintzler, 2017.

  1. Paris : Michel de Maule, 2016 []
  2. p. 11-12. Voir aussi l’article sur le blog de l’auteur. []
  3. Notamment des citations très précises, scrupuleusement référencées dans les notes []
  4. p. 10 []
  5. p. 120 et art. cité []
  6. p. 135 []

« La République aux 100 cultures » de D. Schnapper

Recension par Philippe Foussier

Philippe Foussier a lu l’ouvrage de Dominique Schnapper La République aux 100 cultures (Paris : Arfuyen, 2016).

Ancienne présidente de la Société française de sociologie, ex-membre du Conseil constitutionnel, Dominique Schnapper est sans doute l’une des meilleures spécialistes françaises des questions de citoyenneté et d’intégration, auxquelles elle a consacré une douzaine d’ouvrages. Ce petit volume reprend une série de contributions produites entre 2006 et 2015 et balaie la problématique avec rigueur et nuance sans jamais verser dans la prose jargonnante. Ainsi, pour elle, ce n’est pas dans son principe que le « modèle républicain » est obsolète. Mais c’est au contraire les manquements à ce modèle qui créent l’échec partiel de la politique d’intégration. Ledit modèle, « qui assure l’égale participation de tous à la vie collective, ne peut être efficace que s’il est effectivement respecté et s’il ne devient pas une formule vide, purement incantatoire, sans prise sur la réalité sociale ». Il a certes davantage de mal à s’affirmer dans un contexte qui ne lui est pas favorable : « L’universalisme républicain, légué par la tradition française, est aujourd’hui battu en brèche sous l’influence diffuse des Etats-Unis dont les modèles sociaux et intellectuels tendent à s’étendre ». L’ethnicisation voire même la racialisation des rapports sociaux en est l’illustration la plus saillante. Et l’importation du modèle anglo-saxon multiculturaliste de juxtaposition de communautés risque à terme de « déboucher sur l’inégalité des statuts politiques. Le danger existe d’accentuer plutôt que de contrôler la fragmentation sociale, alors même que la logique économique et marchande, dans les sociétés démocratiques d’aujourd’hui, s’impose toujours plus aux dépens des liens civiques ».

L’intérêt des analyses de Dominique Schnapper, qui a en outre travaillé sur les problèmes liés au chômage, à la drogue et au racisme, est de se distinguer de nombre de sociologues qui s’illustrent davantage par une vision doctrinaire ou des postures militantes que par une démonstration rigoureuse de nature à contrarier leurs présupposés. « Quelle identité transmettre s’il n’existe pas de projet politique et d’idéal commun – même si cet idéal comporte une large part de rêve et de mensonge ? », questionnait l’auteur en 2006. « On évoque les ombres et les lumières de l’histoire de France, mais ce sont les ombres qui obsèdent la vie scientifique, politique et médiatique », remarquait-elle alors. Sortir de l’autoflagellation et de la repentance chronique permettrait peut-être en effet à la communauté des citoyens d’échapper à cette sorte de dépression nationale dans laquelle la France semble s’être plongée et dont Dominique Schnapper posait déjà le diagnostic il y a dix ans.

© Philippe Foussier et Mezetulle, 2016.

Voir le livre de D. Schnapper sur le site de l’éditeur.

Le voilement est un enjeu féministe

Fatiha Boudjahlat1 propose une réflexion sur les enjeux du voilement des femmes. Ceux-ci sont bien politiques et pas seulement parce que le discours juridique reste en deçà des questions posées. C’est en s’interrogeant sur les conditions mêmes de ce qui se présente à contre-emploi comme un « choix » qu’on les voit apparaître. On prend alors la mesure à la fois des avancées effectuées par la version totalitaire de l’islam politique et de la responsabilité de chacun devant ces avancées, de l’urgence qu’il y a à s’en indigner. Pour situer ce seuil d’indignation, rien n’est plus décisif que l’universalité du combat féministe.

Voilement et voiles : une question politique

Pourquoi parler de « voilement » de manière générale plutôt qu’énumérer et distinguer différents « objets voilants » (foulard, burka, niqab, burkini etc.) ? Placer la focale sur le voilement permet d’éviter plusieurs écueils :

  • celui d’ergoter sur la dimension, la texture, l’opacité de l’objet voilant.
  • celui de viser une religion quand il s’agit en fait d’une pratique rigoriste et rétrograde que l’on retrouve dans différentes religions et sociétés : la frumka d’une secte juive ultra-orthodoxe vaut bien la burqa de sectes islamistes ultra-orthodoxes.
  • celui enfin de faire de la femme une éternelle victime, un agent passif.

Le voilement pose un acte qui place la femme comme arbitre et acteur, le premier geste d’un processus de normalisation d’un radicalisme religieux aspirant à déborder sur la sphère politique.

Sur le voilement, on peut avoir recours à différents registres.

Le registre juridique tout d’abord. Des arrêtés ont été pris, contestés devant les tribunaux administratifs, validés par ceux-ci, et finalement invalidés par le Conseil d’État. Ce niveau de lecture s’interroge sur ce qui est réalisable, mais éloigne de ce qui est souhaitable au niveau politique. Deux lois sont importantes dans ce domaine, qui n’évoquent pas le voilement, mais les signes religieux. Celle de 20042 proscrit le voilement des élèves à l’école, au collège et au lycée. La seconde date de 20103 et prévoit l’accès au visage, accès dont Lévinas disait qu’ « il était d’emblée éthique ». Invoquer la laïcité à propos du burkini est une erreur de jugement et une erreur juridique.

Un autre registre auquel on doit éviter de recourir est de nature théologique : le voilement est-il une prescription religieuse ou non ? Nous n’avons pas à entrer dans ce débat religieux qui implique de légitimer a priori les prescriptions au motif qu’elles seraient inscrites dans le Livre ou qu’elles relèveraient de la foi ou du culte. C’est pourtant ce que Mélenchon a fait dans une interview récente publiée par Le Monde en s’interrogeant ainsi : « Le burkini n’est pas une tenue religieuse et je doute que le Prophète ait jamais donné la moindre consigne concernant les bains de mer ». Quand bien même le voilement serait dicté par la parole divine, en quoi cela devrait-il influer sur nos lois et notre société ?

Le seul registre valable, efficace est le registre politique. C’est lui qui rend légitime notre opposition au voilement sans tomber dans l’excès observé cet été. Pour reprendre le titre d’une tribune de Catherine Kintzler : « c’est une fausse question laïque, mais une vraie question politique »4.

Ce choix et cet acte du voilement n’ont rien d’innocent pour des femmes nées ici, scolarisées sans foulard. Ces femmes font le choix d’un voilement qui n’est pas celui de leurs parents. Le voilement participe de la construction d’une invisibilité ostentatoire, d’une ostentation de et dans l’invisibilité, l’uniformité, la désindividualisation.

L’alibi du « culturel » et le différentialisme

Ce développement du voilement s’appuie sur un détournement sémantique qui a pour effet une minimisation : on ne parle plus de « mode islamique » mais de mode pudique. De manière analogue, on cherche à remplacer le terme d’excision par « circoncision féminine ». Récemment, on se souvient de l’expression « bains habillés », avec ce tweet révoltant d’Edwy Plenel montrant des femmes des années 1900 en tenue de plage très couvrantes. On devrait pourtant se réjouir que les choses aient changé. On pourrait regretter que M. Plenel signifie par là que les musulmans ont 100 ans de retard. M. Plenel cherche à supprimer l’historicité du combat des femmes pour leurs droits5. C’est aussi M. Juppé évoquant avec une quasi nostalgie le fichu de sa grand-mère.

Cette an-historicité participe du relativisme ambiant. La stratégie est claire : dissimuler l’offensive politique et religieuse contre les femmes sous les habits plus acceptables du culturel et du traditionnel.

Il faut se souvenir de l’appel lancé par l’anthropologue et sociologue Alain Caillé, en 1989, dans le n°3 de la Revue du Mauss, contre la criminalisation de l’excision en France. Ses arguments ? Interdire l’excision et traduire devant la justice les parents s’y livrant, c’était imposer notre vision européenne ethno-centrée aux nouveaux arrivants. C’était porter atteinte à leur identité en contestant cette pratique traditionnelle. Un extrait de cet Appel rédigé par Martine Leleuvre montre que c’est bien l’universalité de la dignité des femmes qui est battue en brèche : « En tant que scientifiques, anthropologues, sociologues, philosophes ou psychanalystes, il nous semble de notre devoir d’attirer l’attention sur les dangers que ferait courir à l’esprit d’humanité et de démocratie toute tentative de faire passer les pratiques d’excision pour intrinsèquement criminelles. », (p 162). Plus loin, un passage permet de faire l’analogie avec le voilement et les arguments entendus pour sa défense : « Mais nous ne pouvons pas non plus les condamner [pratiques d’excision] a priori puisque personne n’est actuellement en mesure d’apporter la preuve que ces pratiques procéderaient de motivations sadiques, ni qu’elles témoigneraient d’un désir d’asservissement du sexe féminin. Dès lors, exiger la condamnation pénale d’une coutume qui ne menace pas l’ordre républicain et dont rien ne s’oppose à ce que, comme la circoncision par exemple, elle ressortisse à la sphère des choix privés, reviendrait à faire preuve d’une intolérance […] qui manifesterait une conception singulièrement étriquée de la démocratie. » L’excision dont A. Caillé précise aussi qu’elle ne nuit en rien à la sexualité des femmes. Il y a deux ans, deux médecins américains ont rédigé un article dans le Journal of Medical Ethics6 appelant à tolérer cette pratique traditionnelle en Occident, puisqu’il était impossible et donc vain de l’interdire. De plus, pratiquée par des professionnels, elle serait moins dangereuse et la surface de l’ablation serait moins importante. Je fais cette analogie entre le voilement et l’excision pour faire ressortir l’argument principal qui est celui de la tradition, qu’il faudrait toujours respecter et qui prendrait le pas sur l’application du Droit. Cet argument n’a qu’un but : réduire le féminisme à un particularisme occidental pour en nier l’universalité. Ainsi, la sociologue et féministe Christine Delphy a déclaré dans les colonnes du journal The Guardian à la fin de juillet : « le féminisme doit s’adapter aux spécificités culturelles et religieuses musulmanes pour échapper à l’accusation d’islamophobie »7. Adaptation et spécificités… Le titre de l’article est éloquent : «  les féministes françaises ne doivent pas trahir les Musulmanes en soutenant les lois françaises racistes ».

Un seuil d’indignation variable. L’universalité du combat féministe

L’alibi de la tradition et de la culture permet d’ores et déjà d’interroger notre seuil d’indignation. Si je refusais de serrer la main d’une personne noire parce qu’elle est noire, je provoquerais un tollé. Le judoka égyptien ayant refusé, lors des JO de Rio, de serrer la main de son adversaire, a suscité l’indignation publique, ainsi que la condamnation de sa fédération. Mais, quand, aux côtés de la ministre Vallaud-Belkacem, le dirigeant de l’ONG islamiste Baraka City explique qu’il refuse de serrer la main des femmes, l’indignation est bien moindre, elle ne provoque pas même le départ du plateau de la ministre. De la même façon, la ministre Touraine en visite officielle en Israël, face au refus de son homologue ultra-orthodoxe de lui serrer la main, ne tourne pas les talons, ne menace pas du chiraquien « do you want me to go back to my plane and to go back to France ? » Non, il est compréhensible de ne pas juger les femmes dignes de ce salut élémentaire. Nous tolérons pour les femmes ce que nous n’accepterions jamais pour les hommes. Les politiques basculent même dans l’obséquiosité lors de visites officielles, les femmes des délégations françaises portant des foulards. D’autres femmes occupant des fonctions politiques ou publiques ne l’ont pas fait, comme la reine du Maroc par exemple, sans aucune conséquence diplomatique. Mais comme le disait la féministe Letty Cottin Pogrebin, « quand les hommes sont opprimés, c’est une tragédie, quand les femmes sont opprimées, c’est la tradition ».

Spécificités culturelles et religieuses, écrivait Mme Delphy, pour s’opposer aux lois que s’est données la République, les aménager : Nous sommes bien dans le différentialisme – défendre la différenciation des droits en fonction de l’appartenance ethnique et religieuse. Le piège de l’assignation identitaire se referme.

Alors posons-nous une question : pourquoi ce qui est bon pour certaines femmes ne le serait-il pas pour les femmes d’une autre couleur, d’une autre culture, d’une pratique religieuse différente? Pourquoi les unes devraient-elles accepter ce que les autres refusent pour elles et pour leurs filles ? Les féministes d’ici refuseraient le voilement parce qu’elles le perçoivent comme un signe d’asservissement, mais dans le même temps, ces féministes le défendent pour « ces » femmes, parce que cela se passe comme ça « chez elles » ? On est dans l’orientalisme dénoncé par Edward Saïd. Interrogeons-nous sur notre vision des femmes de culture différente, sur notre conception de l’altérité. La pratique religieuse semble servir de base à la construction de l’altérité, qui dispenserait donc de l’application, non seulement de la loi, mais aussi de ce qui est considéré ordinairement comme juste ou idéal. Je ne veux pas du foulard pour moi parce qu’il est un signe d’asservissement de la femme, mais je défends cette possibilité pour les « autres »  femmes parce que, étant « autres », ce symbole n’est plus connoté négativement : ce discours féministe est contaminé par le paradigme de la pureté, de l’authenticité ; c’est le retour du bon sauvage.

Relativisme toujours : le sens, la signification, le signal du voilement seraient-ils donc différents en fonction de l’appartenance ethnique de la personne ?

La question clef est en fait celle de l’universalité du combat féministe. C’est un combat politique, il est donc universel. Le féminisme est universel ou il n’est rien. La dignité des femmes et l’égalité en droits entre les femmes et les hommes sont universelles, parce que si elles sont particulières ou spécifiques, elles ne sont rien.

Le consentement au voilement. L’effet émancipateur de la loi

Nous ne pouvons considérer les femmes optant pour le voilement comme des victimes. Mais il faut s’interroger sur la nature, les modalités de l’obtention et de la construction du consentement.

Il s’agit d’une contrainte, sans violence physique en général, une emprise sociale de type sectaire ou communautaire. Cette emprise est choisie et assumée, mais elle n’est pas moins exogène et coercitive. Olivier Roy et Abdennour Bidar parlaient de « subjectivités aliénées », cette maintenant très connue « servitude volontaire » décrite par La Boétie, dont Vauvenargues disait « qu’elle avilit l’homme au point de s’en faire aimer »8.

Une des modalités de cette contrainte se présente sous la forme de l’alternative. L’alternative entre le vice et la vertu, entre la pute et la pudique. Sur les réseaux sociaux, les islamistes parlent des femmes ne portant pas le voile comme de « femmes dénudées ». Dans ses Méditations métaphysiques, Descartes décrivait le libre-arbitre comme la faculté de « se déterminer sans qu’aucune force extérieure ne nous y contraigne ». On ne peut parler de choix libre que s’il y a équivalence morale entre les deux termes de l’alternative, et donc construire une alternative entre le vice et la vertu ne donne pas la possibilité de choisir librement. C’est une chausse-trappe, un choix piégé. L’alternative construite entre la loyauté à un groupe auquel on est affectivement lié et ce qui est vécu et présenté comme une trahison de celui-ci n’est pas plus un choix libre. De plus, dans un pays démocratique, occidental, de libertés individuelles et collectives, la femme qui se voile n’est pas dans le simple exercice, individuel a fortiori, d’une liberté, ce qui est la définition d’un droit. Elle crée un cadre coercitif pour les autres femmes, puisqu’elle valide cette alternative. Elle est l’instrument d’une pression collective qui contraint les autres femmes à faire de même. La femme optant pour ce voilement venu de très loin, de plus loin que les pays de ses parents immigrés, met en danger celle qui ne le porte pas. Parce que la pratique radicale devient le mètre-étalon de la pratique religieuse ordinaire. Il y a là un vrai goût pour la radicalité, l’intensité de la pratique étant assimilée à sa pureté. C’est aussi l’argument de l’orthodoxie, habile alibi sémantique pour déguiser cette nouvelle radicalité religieuse inédite en France.

On ne peut parler de choix libre sans éducation au choix et à la liberté, ce qui relève de l’autonomie. C’est le cas pour les petites filles, de plus en plus jeunes, voilées de manière de plus en plus couvrante. Où en est notre seuil d’indignation ? Ce voile imposé aux petites filles leur signifie clairement que leur condition féminine fait d’elles des êtres différents, de valeur seconde. La petite fille voilée grandit avec l’idée qu’elle doit correspondre à une place prédéterminée dans la famille et la société, qu’elle doit se conformer à ce que le groupe attend d’elle. C’est aussi le cas pour les petits garçons habitués au voilement des femmes et des fillettes, le voilement devenant la norme après avoir été normalisé. Quel choix est proposé à ces fillettes ? Celui de plaire à leurs parents ? De les rendre fiers dans cette surenchère de vertu ? De leur déplaire et de les décevoir ? Imaginons le courage, l’indépendance d’esprit nécessaire pour oser retirer son voile ! Comment attendre de femmes qui auront été voilées depuis l’enfance qu’elles soient capables d’arbitrer le conflit de loyautés entre leur autonomie et la conformité au groupe, à la famille, à la communauté ? Comment attendre d’hommes qui auront grandi avec cette vision des femmes qu’ils puissent s’en émanciper et les considérer comme leurs égales en droits et en dignité ?

La loi permettait de s’affranchir de ce déchirement du choix et de la marginalisation qui résulterait du dévoilement, son caractère coercitif offrant un abri. La loi aurait le même rôle que celui que le sociologue Abdelmalek Sayad attribue à l’école : « les immigrés attendent de l’école, et plus précisément de la ‘métamorphose’ que celle-ci est censée opérer sur la personne de leurs enfants […] qu’elle leur autorise ce qu’ils ne peuvent s’autoriser eux-mêmes, à savoir s’enraciner, se donner à leurs propres yeux et aux yeux des autres une autre légitimité »9. Cette analogie avec l’école, dans ses effets attendus, fait sens. Personne ne peut attendre, exiger, d’un membre d’une communauté dont l’identité est reconstruite sur une base religieuse rigoriste, que ce dernier fasse le choix de se distinguer et de risquer l’exclusion sinon même l’excommunication. Cette radicalisation religieuse fait de nos compatriotes des immigrés de l’intérieur, des immigrés à perpétuité.

Le voilement s’accompagne du reste de l’équipement mental, politique, religieux, qu’il implique. Si c’est le choix de la vertu qui est imposé, celle-ci doit être recherchée partout. Le Rapport Obin sur les signes et les manifestations religieuses dans les établissements scolaires, remis en 2004 au Ministre Fillon précisait : « Partout le contrôle moral et la surveillance des hommes sur les femmes tendent à se renforcer et à prendre des proportions obsessionnelles. Presque partout la mixité est dénoncée et pourchassée. » Et on repense à ces demandes de non mixité, ces créneaux réservés aux femmes dans les piscines municipales, cette auto-école dans laquelle la monitrice assume de refuser de former les hommes à la conduite, cette secte juive ultra-orthodoxe et ultra-minoritaire recommandant d’empêcher les femmes appartenant à cette communauté de poursuivre des études. Le Rapport Femmes et sports remis par B. Deydier en 2004 à la ministre de la parité et de l’égalité professionnelle signalait déjà un recul net de la pratique sportive féminine dans les « quartiers » défavorisés.

Le faux compromis entre tradition et modernité

L’effet cliquet est manifeste : tout ce qui est obtenu sert de base à de nouvelles revendications. Effet cliquet dont les manifestations sont décrites dans la conclusion du Rapport Obin : nous sommes face à des « adversaires rompus à la tactique et prompts à utiliser toutes les failles, tous les reculs et toutes les hésitations des pouvoirs publics et pour lesquels un compromis devient vite un droit acquis ». Une de ces habiletés a consisté, à l’occasion de l’affaire des burqas de plage, à retourner le féminisme contre les femmes et à présenter le droit de s’ensevelir comme l’exercice de la liberté des femmes. C’est bien sous l’angle des libertés civiles que la LDH a soumis au Conseil d’État les arrêtés anti-burkini.

C’est l’occasion de battre en brèche un argumentaire qui se répand : celui du compromis entre la tradition et la modernité, celui de l’étape nécessaire vers l’émancipation. Le burkini serait le compromis idéal entre la volonté de pratiquer sa foi et l’envie de participer à des loisirs en famille et en plein air. Son port serait même la première étape vers l’émancipation, dans une évolution lente mais certaine, allant de la burqa au simple foulard, voire au dévoilement. Le burkini aboutirait en somme à une intégration et à une émancipation par les loisirs. La preuve ? Les salafistes ne permettent pas que leurs femmes aillent sur la plage. Elles restent à la maison. Ces arguments assez condescendants et résolument différentialistes révèlent une faille dans le raisonnement. Les femmes qui optent pour ce voilement radical sont nées ici. Elles ont été scolarisées sans foulard. Elles sont nos compatriotes, pas des immigrées sur le chemin de l’intégration, qui font le choix de ces capsules spatio-temporelles, l’islam étant le prétexte pour, selon les mots de Tahar Ben Jelloun, « rejoindre dans un saut étrange la régression que leurs parents ont laissée au pays »10. C’est pire, elles optent pour des tenues venues du Moyen-Orient, non du Maghreb. Alors oui, on voit ces femmes en burqa conduire, posséder des smartphones, aller au restaurant, à la plage. S’ouvrir dans leur enfermement qui s’avère donc compatible avec les loisirs et la mobilité. Tolérer ce voilement inflationniste n’est pas un compromis nécessaire, un pis-aller efficace. Si elles font le choix de l’enfermement, qu’elles l’assument, au lieu d’avoir le beurre de l’arrogance religieuse et l’argent du beurre du confort occidental et moderne. Il convient alors de s’interroger sur l’efficacité d’accepter cet entre-deux permettant d’associer le confort de la consommation des produits occidentaux ou des loisirs à la démonstration prosélyte. L’accès à la mer ou le consumérisme ne disent rien du degré d’émancipation individuelle.

Ne nous trompons pas. La loi limite le voilement intégral dans l’espace public depuis 2010, pour des raisons de sécurité, évitant ainsi la censure de la Cour Européenne des Droits des Droits de l’Homme. La loi limite le voilement partiel pour les mineures scolarisées dans le public et pour les fonctionnaires. Pour le reste, il nous faut engager un bras de fer politique et opposer au voilement, aux femmes qui en font le choix et s’en vantent, aux hommes qui le glorifient et en défendent l’application, la dignité, l’égalité en droits et l’émancipation. Redisons-le : le voilement, même signé Hermès, infériorise les femmes en droits et en dignité. La très accommodante Cour Européenne des Droits de l’Homme ne dit pas autre chose dans son arrêt du 15/02/2001, quand elle reprend une décision du tribunal suisse prise lors de l’affaire dite Dahlab, confirmé par la Grande Chambre de la CEDH dans son arrêt Leyla Sahin contre la Turquie. La Cour met ainsi l’accent sur le « signe extérieur fort » que représentait le port du foulard par une enseignante et s’interroge sur l’effet du prosélytisme que peut avoir le port d’un tel symbole, puisqu’il semble être imposé aux femmes « par un précepte difficilement conciliable avec le principe d’égalité des sexes ». Notre combat politique féministe ? Supprimer cet adverbe accommodant.

Le voilement n’est pas conciliable avec la dignité et l’égalité en droits des femmes. Il ne s’agit pas d’être dans la générosité misérabiliste que dissimule l’acceptation de ce voilement pour nos compatriotes. Il s’agit de justice, de respect, d’ambition qui permet de reconnaître ces femmes comme nos compatriotes et donc nos égales en droits et en devoirs.

Notes

1 – Fatiha Boudjahlat est enseignante en collège, secrétaire nationale du MRC à l’éducation, engagée aux côtés de Céline Pina pour l’égalité en droits et la dignité des femmes. Le présent texte reprend partiellement une communication présentée à l’université d’été de l’Assemblée des femmes.

2https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000417977&categorieLien=idIl
« … est inséré, dans le code de l’éducation, après l’article L. 141-5, un article L. 141-5-1 ainsi rédigé :
« Art. L. 141-5-1. – Dans les écoles, les collèges et les lycées publics, le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. Le règlement intérieur rappelle que la mise en œuvre d’une procédure disciplinaire est précédée d’un dialogue avec l’élève. »

3https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000022911670&categorieLien=id
Art 1Nul ne peut, dans l’espace public, porter une tenue destinée à dissimuler son visage.
Art 2 I. ― Pour l’application de l’article 1er, l’espace public est constitué des voies publiques ainsi que des lieux ouverts au public ou affectés à un service public.

5 – Voir F. Boudjahlat « Edwy Plenel, PIR, CCIF, identitaires… les nouveaux racistes » http://www.marianne.net/agora-edwy-plenel-pir-ccif-identitaires-les-nouveaux-racistes-100245113.html

8Œuvres Complètes de Vauvenargues, volume 1, Dentu imprimeur-éditeur, dans la Notice sur la vie et les écrits de Vauvenargues rédigée par M. Suard.

9L’Ecole et les enfants de l’immigration, Le Seuil, 2014, cité par P. Weil, dans Le Sens de la République, Grasset, 2015.

10 – Dans son texte Contamination, http://www.taharbenjelloun.org/index.php?id=48&tx_ttnews%5Btt_news%5D=171&cHash=61bf0d0fb28477005329f89467afd01e

© Fatiha Boudjahlat et Mezetulle, 2016.

En savoir plus…

… avec quelques articles en ligne de Fatiha Boudjahlat :

Entretien C. Kintzler à Figarovox : le problème n’est pas la laïcité, mais l’islamisme

Le site FigaroVox a mis en ligne un entretien où Catherine Kintzler répond aux questions d’Alexis Feertchak.
Présentation par la rédaction : « Le Conseil d’Etat a suspendu ce vendredi un arrêté «anti-burkini». Pour Catherine Kintzler, il ne s’agit pas d’une question juridique liée à la laïcité, mais d’une question davantage politique liée à l’acceptation (ou non) du communautarisme islamiste. »

Les points mis en valeur par la rédaction :

« Qu’on ait affaire à une « fausse question laïque » ne veut pas dire que ce «burkini» ne soulève aucun problème. »

« Plus les manifestations communautaristes se font provocatrices, plus cela témoigne de l’impopularité du communautarisme. »

« On a affaire à une tentative de banalisation du totalitarisme islamiste. »

« Il s’agit bien d’un combat idéologique et politique au sens où la conception de la cité est engagée. Ce combat implique un devoir de réprobation publique. »

Et la conclusion :

« Si ne pas porter de voile, si porter une jupe courte, si porter un maillot deux-pièces, si s’attabler seule à la terrasse d’un café, si tout cela devient pour certaines femmes un acte d’héroïsme social, c’est qu’on a déjà accepté que cela le devienne pour toutes, c’est qu’on a déjà accepté de ne pas faire attention aux signaux envoyés par un totalitarisme féroce: c’est l’inverse qui devrait être «normal». »

Lire l’intégralité de l’entretien sur le site Figarovox.

 

Débat sur le livre de Pierre Manent « Situation de la France »

Récapitulation des articles en ligne sur Mezetulle

La publication, à l’automne 2015, du livre de Pierre Manent Situation de la France1 a suscité de nombreuses discussions.
On trouvera ici les liens, en ordre chronologique, vers les articles publiés par Mezetulle autour de cet ouvrage. L’ensemble forme un dossier cohérent, puisque l’auteur a bien voulu participer au débat en répondant aux arguments critiques qui ont été avancés. Les dates sont celles de la publication en ligne sur Mezetulle.

On lira aussi les nombreux commentaires des lecteurs, dont certains sont très étoffés et argumentés, postés sur l’article de C. Kintzler – voir en particulier les discussions avec « Adeimantos » et avec « Adrien Louis ».

Voir l’article d’analyse comparée entre Situation de la France de Pierre Manent et Penser la laïcité de Catherine Kintzler publié par Adrien Louis sur le site AMEP : Adrien LOUIS, « La laïcité au défi de l’amitié civique », Site de l’AMEP, mai 2016, p. 1-8. URL : http://etudespolitiques.org/wp/laicite-amitie-civique/.

 

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  1. Paris, Perpignan : Desclée de Brouwer []