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Les normes et ce qui leur échappe : sur Foucault et Butler (2de partie)

À partir du livre d’Éric Marty « Le sexe des modernes »

Seconde partie de l’article de Daniel Liotta.
Lire la première partie

Sommaire de la seconde partie

2 – Butler

La psycho-sociologie des sujets « genrés »

À juste titre, Marty insiste sur la perspective sociologique qui fonde la pensée de Butler. En effet, un des enjeux majeurs de cette pensée est d’analyser l’efficacité des pouvoirs sociaux qui assujettissent les individus, et nul n’ignore maintenant l’idée de « genre », cette construction sociale d’assignation sexuelle, masculine ou féminine, illégitimement « normée » par l’exigence d’hétérosexualité1. Foucault, qui ne sacralise pas les références à la société mais n’ignore pas non plus son pouvoir, aurait certainement été intéressé par cette idée. Il n’est cependant pas certain qu’il eût donné son assentiment aux développements théoriques proposés par Butler. Ce sont eux qu’il faut à présent indiquer.

Selon Butler, les assujettissements « génériques » sont produits, sur un mode à la fois réitéré et dissimulé, par les conditionnements culturels et par des modèles comportementaux qui mettent en jeu la puissance des stéréotypes. Précisément, ils sont les effets de ce que Butler nomme le « performatif », la répétition d’actes de discours (« c’est un garçon », « c’est une fille ») qui prétendent constater les normes de genres alors qu’ils les font (to perform). Telle est la « performativité du genre », dont l’intelligibilité est le principe d’une anthropologie sociale.

On doit cependant ajouter à cette perspective sociologique une référence elle aussi essentielle à l’idée freudienne de « mélancolie ». Cette référence permet de déterminer sur un second mode un principe d’identification « générique » hétérosexuelle du sujet. La mélancolie, telle qu’elle est comprise par Butler, désigne en effet une triple opération inconsciente : la perte de l’objet de désir – une perte rendue socialement nécessaire par l’interdiction de l’homosexualité lorsque cet objet est du même genre que le sujet – la soumission psychique à l’interdiction de la perte, et l’intériorisation inconsciente de cet objet désiré, perdu et interdit. Ainsi l’identification mélancolique à un genre, masculin ou féminin, et le désir hétérosexuel doivent-ils être conçus comme les effets impensés des prohibitions de l’objet masculin et féminin2. Je suis, « génériquement », ce dont je ne peux jouir car le désir et la jouissance de cet objet sont prohibés.

Toutefois cette référence psychanalytique est quadruplement contestable. En premier lieu, les lecteurs de Lacan et des psychanalystes ont souligné les déformations, volontaires ou non, opérées par Butler des inventions théoriques de Lacan 3. Or ces contresens acquièrent leur signification au regard de la deuxième faiblesse : la référence analytique est sauvage, au sens où l’on parle d’une « interprétation sauvage », c’est-à dire sans fondement clinique et sans écoute singulière d’un sujet en cure. Cette interprétation soumet Freud et Lacan au même principe général de lecture qui érige des penseurs (Foucault, Derrida, Lévi-Strauss, Kristeva ou Althusser) en maîtres, pour se donner le pouvoir de les déformer, de les commenter, de les préciser, de les rectifier, de les mettre indéfiniment en relation et de les faire jouer en des réseaux de renvois et de critiques. Ce que Butler nomme la French Theory. C’est pourquoi la théoricienne doit convenir que son « exégèse » analytique est extérieure au champ analytique et, plus encore, qu’elle ne possède aucune prétention empirique4. De plus, et c’est la troisième critique, la référence analytique hésite entre deux lectures. La première semble soumettre toute hétérosexualité au principe de mélancolie, si bien que l’homosexualité serait nécessairement la vérité inconsciente de l’hétérosexualité, la vérité première et sacrifiée d’un désir qui ne cesse de hanter le sujet. Plus encore, l’interdit de l’homosexualité constitue le premier principe social, puisqu’il est présupposé, prétend Butler, par le principe d’interdiction de l’inceste5. La seconde lecture, plus sobre, pense l’identification mélancolique comme un principe seulement contingent des constructions génériques6. Cependant l’une et l’autre lectures nous situent, plus ou moins caricaturalement, face à ce que Foucault a repéré et critiqué : une pensée de la « sexualité », qui prétend reconnaître dans les façons de désirer et de prendre des plaisirs la vérité dernière de la subjectivité7.

Ces trois difficultés intellectuelles nous paraissent ainsi constituer le prix à payer pour bâtir une anthropologie psychanalytique du genre. Toutefois, nous évoquions quatre défauts. En effet, nous ne voyons pas comment s’articulent la perspective sociologique et la référence analytique, et comment l’anthropologie du genre n’est donc pas condamnée à être irréductiblement fêlée, à moins que l’inconscient ne soit radicalement et énigmatiquement dissous dans un pouvoir social8. Nous ne voyons pas comment il est possible d’articuler ce que l’on nomme parfois l’« autre scène », celle de l’inconscient, et la scène sociale qui produit le performatif et les conditionnements hétérosexuels. Il nous semble que les deux analyses (indépendamment de leur force ou de leur faiblesse respectives) sont condamnées à rester juxtaposées9. L’anthropologie pseudo-analytique de Butler et l’anthropologie sociale dessinent de la sorte deux silhouettes du sujet genré censées se compléter intellectuellement, mais qui restent simplement extérieures l’une à l’autre. Ou, plus modestement : nous ne saisissons pas comment elles pourraient se compléter10.

Or une question essentielle s’impose : en inspectant ces silhouettes, pouvons-nous saisir des enjeux politiques de la pensée de Butler ?

L,G,B,T, etc.

Afin de répondre, considérons le présent culturel et politique d’abord américain, et maintenant européen, dans lequel s’insère sa pensée. Celle-ci se situe au point de juxtaposition de la « sexualité » et d’une analyse de type sociologique. Contre les pouvoirs, le militant et la militante s’identifient à un mode de désir et de jouissance qui est supposé constituer leur vérité et qui fut interdit. De la sorte ils inventent de nouveaux devenirs du « genre », des devenirs volontaires et non plus oppressifs. Mais qu’est- ce donc que le répertoire venu des États-Unis – le L,G,B,T auquel on peut ajouter le Q (le queer), voire le N (le neutre) qui ambitionne de « troubler », voire de « défaire », la binarité « genrée » de l’homme et de la femme – sinon ce que nous pourrions nommer un communautarisme à la fois culturel et sexuel ? Et in fine un mélange d’identifications socio-politiques et de repérages sexuels censés représenter la vérité d’un sujet et que celui-ci peut faire jouer sur un mode volontaire voire parodique – une vérité à la fois sociale (mon appartenance à une « minorité ») et sexuelle (le mode d’être supposé le plus intime de mon désir et de mes plaisirs). Marty, à bon droit, identifie ce répertoire à « flot d’assignations », puis à « une incroyable prolifération taxinomique » qui « semble plus relever d’un stéréotype américain que d’un désir de penser »11.

Éric Marty oppose le LGB, qui désigne des « orientations sexuelles », à la figure du « trans » qui « renvoie à une identité » et à un « désir d’assignation » : l’individu du genre féminin passe au genre masculin (FtM), l’individu du genre masculin au genre féminin (MtF)12 ; toutefois, l’opposition est superficielle puisque, ainsi que Marty le remarque, le LGB est une promotion politique et culturelle des identités.

Certes, le militantisme des LGBT permet de lutter contre l’emprise culturelle des normes hétérosexuelles et peut travailler légitimement à étendre et garantir les droits des sujets. En cela il est appréciable et mérite respect. Comment ne pas penser, par exemple, en Pologne, en Hongrie ou en Russie, aux combats courageux et nécessaires contre un mélange d’autoritarisme religieux, de conservatisme culturel et d’inégalité juridique ? Toutefois, puisqu’elles sont supposées par les luttes en faveur des minorités sexuelles, ces catégorisations sexuelles constituent elles-mêmes des modèles normatifs, des modèles certes non imposés mais choisis. Contre des pouvoirs parfois brutaux et puissants qui affirment l’existence de catégories sexuelles jugées infamantes, contre des pouvoirs qui exigent d’être radicalement combattus, elles érigent en principe de lutte des régularités comportementales et des ressemblances entre des manières d’être, de désirer et de jouir. Ces normes ne hiérarchisent pas les manières d’être et de faire, mais elles les homogénéisent dans la mesure où elles les enveloppent dans des catégorisations déterminées. Elles sont individualisantes, non pas au sens où elles hiérarchisent les cas, mais dans la mesure où elles sont productrices de modèles particuliers : le gay, la lesbienne, le ou la bi-sexuel(elle), voire la « butch » (lesbienne de genre masculin) et la « fem » (lesbienne de genre féminin). Bref, ces catégorisations indiquent des modèles sociaux et sexuels sans les imposer, homogénéisent sans hiérarchiser, et individualisent sans « discriminer ». Ainsi, dans la mesure où ils confondent se rassembler et se ressembler, les militants LGTB s’identifient à l’image commune qu’ils inventent et ne s’autorisent que de cette image. Accepter leurs catégorisations est donc – contre des pouvoirs illégitimes et parfois très violents – se régler sur un imaginaire normatif de la ressemblance, quitte à l’affirmer sur un mode parodique.

Accepter ces catégorisations est régler les luttes sur des particularismes indifférents, voire hostiles, à l’universel et au singulier. Cette indifférence distingue le « gay » du répertoire sexuel du gay de l’érotique foucaldienne. En effet, ne serait-il pas plus légitime de méditer ici une leçon de Foucault ? Afin de lutter contre la norme hétérosexuelle, il est certes nécessaire, dans un premier temps, de retourner des catégories jugées infamantes, en premier lieu celle d’homosexualité, pour affirmer des « droits à la sexualité » non hétérosexuelle. L’enjeu toutefois – cet enjeu que Butler reconnaît13 mais dont elle ne semble pas tirer les légitimes conséquences – est, dit Foucault, de libérer les luttes politiques « de la notion même de sexualité »14. Avec Foucault, il convient de s’émanciper de ce mode confus de penser qui prétend reconnaître la vérité d’un sujet dans ses façons de désirer et de prendre du plaisir. Pour promouvoir quelle érotique selon Foucault ? Pour créer des plaisirs sans reconnaître en eux une vérité subjective, et pour proposer une « culture » des plaisirs qui invente des singularités en s’ouvrant à l’universel, une fois les particularismes mis hors-jeu15. On peut entendre de bien des manières ce programme sur lequel il faudra revenir dans une autre étude : naïveté, projet finalement insensé de se créer comme être de désir et de plaisir, ou bien sagesse lucide de ne pas soumettre l’érotique à l’exigence d’une (re)connaissance de soi. Du moins Foucault a-t-il le mérite de nous épargner le mélange d’identifications communautaires et de prétention à saisir la vérité subjective. Et il nous invite à penser ensemble l’universel et le singulier.

La puissance des particularismes

Au contraire, l’alliance des identifications sexuelles et militantes constitue le régime de savoir et de pouvoir à partir duquel Butler constitue sa pensée. Certes, Butler se pose comme un penseur de la contestation des normes, terme qui très souvent désigne, in fine, tout pouvoir social et tout processus d’identification, et certaines de ses critiques sont tout à fait fondées. Il est nécessaire, écrit-elle, de « saper toute tentative d’utiliser le discours de vérité pour délégitimer les minorités en raison de leur genre et de leurs sexualité »16. Ainsi est-il légitime de « dénaturaliser » les genres et d’affirmer que les idéaux identificatoires sont contingents et ne doivent pas être imposés à titre de normes culturelles et politiques. Il est également légitime de mettre en évidence, avec Butler, qu’aucun individu ne joue parfaitement le rôle social et sexuel qui lui est attribué ; l’identité « genrée » est toujours fragile et troublée, et elle manque donc de « cohérence » (selon un terme qu’affectionne Butler) ; autrement dit, l’idéal identificatoire ne peut jamais être parfaitement imité.

Toutefois, comment Butler se bat-elle, voire se débat-elle, avec le communautarisme social et sexuel ? Indiquons simplement des perspectives de lutte, dont certaines sont repérées par Marty.

  • Butler affirme que le genre « n’est pas réductible à l’hétérosexualité hiérarchique » ; de plus, dit-elle, la binarité du masculin et du féminin ne doit pas être assurée car le genre revendique désormais une « instabilité », c’est-à-dire une absence de cohérence17. Mais son programme militant laisse intact – plus que cela : il conforme et il légitime – les catégories sexuelles, même si une stabilité de principe leur est refusée. Il accorde une puissance axiologique aux identités indissolublement sociales et sexuelles de ces victimes que sont les « minorités ». Nous pouvons également donner raison au propos de Butler : des identités « genrées » (ainsi la butch et la fem) peuvent revêtir une « charge érotique ». Foucault l’affirme également à partir de son propre érotisme18. Mais il nous semble que jouer avec plaisir des rôles libidinaux et sociaux, prendre plaisir à se réunir en faisant jouer ces rôles, ne doit pas signifier fonder sur eux un programme politique.
  • Ainsi que l’écrit Marty, le projet de Butler consiste à présenter « une prolifération en principe sans limite des possibilités de genres »19. En effet, il s’agit, selon Butler, d’«ouvrir le champ des possibles en matière de genres sans dicter ce qu’il fallait réaliser »20. Ce principe de « prolifération » ajoute à la liste des genres, sur un mode non exhaustif, les « intersexes », les « asexuels », les « travestis », les « hésitants » (questionning), les « alliés », les « bi-spirituels » (two spirited), et les « pansexuels » ; le sigle peut ainsi être complété : LGBTTTIQQ2SAAP21. Cependant multiplier les genres, n’est-ce pas seulement multiplier les particularismes et, au lieu de s’en émanciper, leur accorder plus d’extension encore ? Butler remarque elle-même qu’« un simple accroissement numérique » ne peut suffire à constituer un programme politique »22.
  • Selon Butler, il convient d’être attentif à ce qu’une identité, même minoritaire ne soit pas affirmée aux dépens d’une autre. Refusons, écrit-elle, une « identité gay ou lesbienne » qui méconnaîtrait son propre trouble et son manque de cohérence et travaillerait, hélas, à « désavouer toute relation constitutive à l’hétérosexualité »23. Il convient plus encore, précise-t-elle, d’être attentif à ce qu’un combat en faveur d’une identité ne se déploie pas en excluant d’autres combats. C’est pourquoi son programme politique suppose de complexifier les identités (par exemple, celle d’une personne qui se reconnaît à la fois lesbienne et noire, ou femme et colonisée) et de repérer des « carrefours » et des réseaux où les luttes des identités minoritaires doivent stratégiquement s’articuler et intensifier leur « puissance d’agir » (agency ) grâce à leurs convergences24. Toutefois nous devons remarquer que cette intensification n’est pas celle des singularités subjectives mais, écrit Butler, celle du « groupe », et les luttes ont ainsi toujours pour horizon la « communauté » des minorités25. Et de la sorte ni le singulier ni l’universel ne sont reconnus par Butler en leur valeur spécifique. La singularité est mise hors-jeu au profit des identités politiques particulières, et l’universalité est condamnée à être ignorée au profit d’une connexion de ces identités grâce aux carrefours militants.

Il ne s’agit pas ici d’analyser les conceptions spécifiques de l’universel et du singulier selon Butler, assurément complexes. Repérons simplement le statut qu’elle leur accorde selon les principes les plus fondamentaux de son militantisme LGBT. Bien que la militante déclare que « l’affirmation identitaire ne peut être la fin de la politique » et s’oppose clairement au prestige américain de cette affirmation26, ce militantisme semble cultiver les identités particulières sur un mode certes non-binaire, non contraint et instable (une instabilité, une non-cohérence qui préserve cependant la communauté) : sur un mode qui est positif, extensif et réticulé. Nous ne voyons pas comment Butler peut valoriser la catégorie militante de « minorités sexuelles » et affirmer cependant que cette catégorie « ne renvoie pas à une logique identitaire » car, dit-elle, elle permet de lutter en faveur des « personnes très diverses » qui subissent les normes27 ? Ne faut-i l pas lui répliquer que respecter réellement cette diversité est consentir à dissoudre ou, au moins, à dévaloriser la supposée identité sexuelle des minorités28 ? Ce qui nous semble, in fine, l’opération légitime. Et comment peut-elle prétendre que « la théorie queer s’oppose par définition à toute revendication identitaire » et ajouter toutefois qu’« il ne s’ensuit pas pour autant que la théorie queer s’opposerait à toute assignation de genre », sinon en précisant l’opposition légitime à la « législation imposée de l’identité »29. Mais ceci semble signifier que cette législation est acceptée lorsqu’elle n’est pas imposée.

Il convient de prêter attention particulière à l’étude dans laquelle Butler examine une subjectivité dont les devenirs manifestent, écrit-elle, un « écart » et une « incommensurablité » avec les normes. Ce sujet et sa parole s’affirment ainsi, précise-t-elle, « aux limites de l’intelligibilité »30. Or cette inintelligibilité a pour objet à la fois la singularité et l’universalité subjectives ; elle est en effet, d’une part, celle de David auquel il faut « rendre justice »31 et, d’autre part, celle d’une « certaine essence du sujet parlant, qui parle au-delà de ce que l’on peut dire »32. Toutefois, Butler ne s’affronte pas ici à la question, à laquelle on peut penser qu’il convient de répondre par l’affirmative : tout sujet, même si par bonheur son existence n’est pas aussi dramatique que celle de David Reimer, ne s‘affronte-t-il pas à ces limites ? Penser ces limites ne nous oblige-t-il pas à nous confronter à ce qui, en tout sujet, « excède la norme »33 et les genres ? Affirmer, dans un autre texte, que « ce qui est en dehors des normes ne sera pas, à proprement parler, reconnaissable », que « nous n’avons pas de mots » pour dire ce dehors qui importe et « qui fait partie de notre expérience sans que nous le sachions »34, c’est, dans tous les sens du terme, accepter de n’en rien entendre, et s’empêcher de tirer les conséquences de cette extériorité pour parler, penser et agir. Déclarer, enfin, que cette absence de discours « peut également être le signe d’une prise de distance par rapport aux normes régulatrices, et par conséquent constituer un espace pour des possibilités nouvelles »35 ne nous semble pas suffisant ; c’est ne pas travailler à dire ce qui excède les normes, c’est ne pas tirer les conséquences de ce que les identifications génériques ne sont que des semblants, et ne pas s’interroger sur ce qu’est une singularité subjective afin de permettre l’actualisation de ces possibilités.

Une telle actualisation pourrait prendre pour objet des pensées qui acceptent d’entendre et de dire ce qui échappe aux particularismes, notamment une philosophie des devenirs subjectifs (Deleuze36) ou une intelligibilité de la « division subjective » qui disjoint radicalement ressemblance et vérité et ne prétend pas saisir une identité (Lacan) ? La cure analytique ne permet-elle pas de dire et de faire entendre ce qui est irréductible aux identifications sociales et personnelles, afin qu’un sujet puisse peut-être modifier ses façons de vivre ? Il n’est pas question, ici, de déployer des réponses. Indiquons simplement leur enjeu : proposer un discours à un sujet pensé comme irréductible aux normes sociales, un discours qui le confronte aux conditions universelles de la subjectivité. Et l’existence de ce discours permet de conférer une valeur à la fois intellectuelle, morale et politique tant à la singularité qu’à l’universalité37.

Certes poser, comme le fait Butler, qu’aucune subjectivité ne manifeste « une pleine cohérence », car les répétitions normatives sont toujours pour une part vouées à l’échec, et lui reconnaître une irréductible part d’« opacité » permet de s’élever contre la « violence éthique » qui exige que le sujet soit identique à lui-même38. Mais qu’est-ce qui empêche ces propositions de déployer une philosophie et une politique de la singularité subjective ? La conviction que la définition du Je et de son émergence exige de « se faire sociologue »39. Puisque, selon la formule si vague (et malgré beaucoup de références à Foucault, Levinas, Nietzsche, Hegel et « la psychanalyse »), « on ne peut en effet pas isoler le « je«  de la pression de la vie sociale »40, nous comprenons que la subjectivité hors norme ne peut être entendue. Nous comprenons également que la philosophie se déploie en jugements sociaux. Et, puisque la société serait réductible in fine à des normes particulières (imposées ou acceptées, voire parodiées), on comprend pourquoi cette philosophie se déploie en un militantisme dont la défense des particularismes est le principe.

Exposons un dernier signe de cette dévalorisation du singulier et de l’universel au profit de la société et de ses communautés particulières. Les très fortes réserves de Butler contre ce qu’elle nomme « le mariage gay et lesbien » sont fondées sur la conviction que sa reconnaissance juridique enveloppe « une norme qui menace de rendre illégitimes et abjects les arrangements sexuels qui ne se conforment pas à la norme du mariage sous la forme existante ou révisée » ; ainsi les « communautés de minorités sexuelles sont menacées de devenir non reconnaissables et non viables tant que le lien du mariage sera le mode d’organisation exclusif de la sexualité et de la parenté »41. Des remarques s’imposent, outre le constat qu’il y a maintenant bien des années que le mariage n’est pas en Occident le seul mode légitime de sexualité et de parenté. 1) Sont ici posées une continuité et une complicité nécessaires de la possibilité juridique (pouvoir se marier) et la contrainte normative (se marier deviendra une norme qui rendra « abjectes » les relations homosexuelles non maritales). Cette continuité est justifiée par un jugement sociologique très fragile, mais littéralement incontestable, puisque Butler évoque seulement une « menace », celle de l’« abjection » des sexualités homosexuelles non maritales. 2) Cette menace, en admettant qu’elle existe, est toutefois restée sans effet : qui donc aurait observé une intensification de l’abjection attribuée aux couples homosexuels non mariés depuis que la possibilité maritale leur est offerte ? 3) L’universel juridique dont peuvent user tous les sujets singuliers est donc dévalorisé au nom de cette menace que seraient censées subir des communautés particulières42.

Contre ce mouvement de pensée, il faut rappeler que rien n’est plus étranger à Foucault que cette conception de Butler selon laquelle – retournons une citation du premier43 – la seule réalité à laquelle puisse prétendre la pensée critique et militante, c’est la société. Foucault a refusé, disions-nous, de proposer une anthropologie ; il a congédié la « sexualité » ; il a fréquemment congédié avec elle – à tort ou à raison – la psychanalyse ; il a différencié la société et les programmes de pouvoir ; enfin, il a accordé une écoute et une intelligibilité aux rationalités et aux existences hors norme sans mépriser par principe la pensée normative, et fut attentif à nouer le singulier et l’universel. Butler a proposé une anthropologie du sujet genré ; elle a développé une pensée de la sexualité fondée sur une supposée psychanalyse ; elle a toutefois érigé la société en objet ultime de la philosophie et de la politique ; elle n’a pas accordé d’écoute et d’intelligibilité à ce qui est hors-norme, et a soumis la pensée du « je » à une sociologie des particularismes. On ne doit pas reprocher à Butler d’avoir inventé et suivi son propre mouvement de pensée qui, malgré les hommages et les références, l’oppose frontalement à Foucault. Toutefois il nous semble que son anthropologie oscille, sans pouvoir les articuler, entre une sociologie et une psychanalyse, que cette psychanalyse apparaît dogmatique et fragile, que cette sociologie conditionne l’intelligibilité du Je à l’analyse des particularités sociales et interdit toute mise en valeur du singulier et de l’universel.

Conclusion : la littérature, la psychanalyse et l’école

Nous désirons finir par une considération en apparence secondaire. On repère aisément l’importance que revêtait la littérature pour des penseurs qui sont les matériaux de la French Theory. S’agissant de Barthes, analyste de la littérature, cela va de soi. La littérature fut un objet d’expérimentation et un souci philosophique majeur de Derrida. Elle constitua également un objet de pensée stratégique en certaines périodes du parcours de Foucault. Deleuze écrivit un magnifique Proust et les signes et réunit certaines de ses études littéraires en un volume44. Quant à Lacan, de Poe à Joyce, en passant par Claudel, Racine, Blanchot et Duras (la liste n’est pas exhaustive), il ne cessa de confronter la psychanalyse à la littérature.

Marty repère fort bien le sort fait à la littérature par beaucoup de « théories du genre » : la dévalorisation – voire la condamnation – de la littérature et des lectures littéraires auxquelles se livrèrent Barthes et Deleuze45. Nous n’osons penser, avec lui, que le discrédit de la littérature naîtrait de son identification à des « œuvres le plus souvent d’hommes blancs aisés et souscrivant, y compris dans leurs transgressions, au discours de la domination »46 ? Plus sobrement, elle est jugée « élitiste », écrit-il, par des penseurs du genre47.

La littérature et, en général, l’art sont effectivement « élitistes » pour des pensées et des pratiques selon lesquelles rien ne fait limite aux pouvoirs, ainsi lorsque un État prétend arbitrairement imposer ses lois et ses normes dans les relations culturelles et sociales – ou lorsque des communautés prétendent dominer l’espace politique et culturel. L’on conçoit fort bien que la littérature et les arts soient dépréciés par les militants des communautés et que, au contraire, elle importe à ceux qui désirent ne pas s‘identifier aux particularismes. En effet les arts, et donc la littérature, sont irréductibles aux particularismes ; ils sont les inventions de singularités et prétendent, en traversant et en exploitant les particularismes, s’adresser à tous.

Toutefois ils s’adressent à tous, à la condition que chacun soit instruit de leur existence. C’est pourquoi, il convient, en dernier lieu, de considérer de nouveau l’école. Ne doit-elle pas être l’institution grâce à laquelle les sujets sont instruits des arts et, en particulier, de la littérature, quelle que soit leur particularité « sociale » ou « genrée » ? Il faut dire de Lacan, Barthes, Deleuze et Derrida ce que Jean-Claude Milner dit de Foucault avec une naïveté qui n’est que superficielle : ils étaient de bons élèves d’une école qui les avait instruits48. Afin qu’il y ait d’autres élèves, et de bons élèves, afin qu’ils puissent se confronter à la littérature et lire ces penseurs, il est nécessaire que l’école puisse accomplir sa mission de limite aux particularismes sociaux. Ainsi entendons-nous, dans le livre de Marty, moins qu’une nostalgie mais plus qu’un souci. Disons la griffe du désir et une inquiétude jamais explicitées, qui semblent pourtant porter et animer ses analyses : contre la dévalorisation de la littérature, réaffirmer sa puissance et son caractère précieux et indispensable à titre de création artistique et d’expérience de pensée.

Céder sur la littérature, c’est céder sur l’articulation paradoxale du singulier et de l’universel. Ajoutons : céder sur le nouage de l’universel et du singulier, c’est également céder sur la psychanalyse, à moins d’en faire une bonne à tout faire des adaptations sociales, une thérapie sociale. Le psychanalyste ne rencontre pas un représentant de telle ou telle communauté sociale ou de tel « genre »; il rencontre un sujet en sa singularité, précisément un sujet singulier dans son rapport à des structures universelles : un corps parlant et parlé qui fait l’expérience du rapport singulier à une langue.

On peut donc le dire brutalement : si le discours des particularismes sociaux et sexuels l’emporte, alors la psychanalyse, la littérature – et la philosophie qui est aussi la rencontre d’une singularité créatrice avec l’universel du discours rationnel – ne pourront recevoir qu’une place secondaire et toujours suspecte. Si ce discours soumet à ses pouvoirs les institutions politiques et culturelles, alors les sujets pour se dire et tenter de se faire entendre seront plus intensément contraints qu’ils ne le sont présentement de se confier à des communautés sociales qui pourront, pensent-ils, les protéger et les reconnaître. Mais à condition qu’ils se désingularisent et s’affirment hors de l’universel. C’est-à-dire qu’ils se nient comme sujets.

Lire la première partie

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Notes de la seconde partie

1. Une « notion dérivée de la sociologie », écrit Butler citée par Marty, LSM, p. 22, note 2.

2. Trouble dans le genre et La vie psychique du pouvoir qui semble préciser et approfondir le premier livre, proposent les analyses les plus développées de cette « mélancolie ».

3. Sur ce point, contentons-nous ici de renvoyer à Marty qui repère les contresens flagrants sur la « forclusion » lacanienne, LSM, p. 65-70

4. « J’aimerais caractériser et situer le type de texte que je produis comme un certain genre de critique culturelle de la théorie psychanalytique qui n’appartient ni au champ de la psychologie ni à celui de la psychanalyse, mais qui cherche néanmoins à établir un lien avec ces deux disciplines. […] Je ne défends aucune approche empirique, ni ne veux rendre compte des positions psychanalytiques présentes sur le genre, la sexualité, la mélancolie », VP, p. 206-207.

5. « L’hétérosexualité est produite non seulement à travers la réalisation de l’interdit de l’inceste mais, avant cela, par la mise en place de l’interdiction de l’homosexualité » (ibid, p. 203). Comprenons cet « avant » : l’interdit de l’homosexualité et la mélancolie précède l’interdiction de l’inceste théorisée par Lévi-Strauss non seulement d’un point de vue chronologique, mais aussi sur un mode logique et ontologique : « l’interdit de l’inceste présuppose l’interdit de l’homosexualité, car il fait l’hypothèse de l’hétérosexualité du désir », ibid. 

6. « Je dirai, d’un point de vue phénoménologique, qu’il existe de multiples modes d’expérience du genre et de la sexualité qui […] ne supposent pas que le genre soit stabilisé par la mise en place d’une hétérosexualité sans faille », « le genre est acquis au moins en partie par la répudiation des attachements homosexuels », ibid, p. 204 ; nous soulignons. Encore plus sobrement : « l’hétérosexualité est cultivée à travers des interdits », p. 205.

7. Ainsi, sur un mode nécessaire ou contingent, « la plus « authentique«  mélancolique lesbienne est incarnée par la femme strictement hétérosexuelle, et le plus « authentique«  mélancolique gay est l’homme strictement hétérosexuel », ibid, p. 218. Mais, inversement (et énigmatiquement, car l’hétérosexualité n’est pas prohibée), « une mélancolie spécifiquement gay » a pour principe « une perte [de l’hétérosexualité] qui ne peut être reconnue comme telle », p. 221.

8. « Je me suis emparé de la notion psychanalytique de forclusion, et je lui ai donné un caractère spécifiquement social », Humain, inhumain. Le travail critique des normes. Entretiens, Paris, Éditions Amsterdam, 2005, trad. J. Vidal et C. Vivier, p. 105. Voir note 32.

9. Sur la difficulté, voire l’impossibilité, de concevoir pareille articulation, renvoyons aux analyses d’Anne Emmanuelle Berger dans Le grand théâtre du genre. Identités, Sexualités et Féminisme en « Amérique », Paris, 2013, Berlin, p. 57 et suiv.

10. Nous n’entendons pas ce que signifie la formule, « la notion de performativité du genre appelle une refonte psychanalytique à travers la notion d’acting out, car elle émerge dans l’articulation de la mélancolie et dans la réaction de pantomime à la perte, par laquelle l’autre est incorporé dans les identifications formatrices du moi », VP, p. 238. Le dernier chapitre de La vie psychique du pouvoir, qui a certain égard se présente comme une explication de cette formule, ne nous permet pas de l’entendre.

11. LSM, respectivement, p. 32 et p. 480.

12. Ibid, p. 483.

13. TG, p. 200 et suiv.

14. « Le gay savoir », entretien publié dans les Entretiens sur la question gay, Béziers, H&O, 2005, p. 47 et 48. Cette idée essentielle de La volonté de savoir et de l’érotique gay est fréquemment énoncée : ainsi DE, n° 200, t. III, p. 260-261 et n° 313, t. IV, p. 308-312.

15. C’est ainsi que Foucault affirme d’une part : « Si nous devons nous situer par rapport à la question de l’identité, ce doit être en tant que nous sommes des êtres uniques. Mais les rapports que nous devons entretenir avec nous-mêmes ne sont pas des rapports d’identité ; ils doivent être des rapports de différenciation, de création, d’innovation. » (Ibid., t. IV, p. 739) C’est pourquoi il propose « une culture qui invente des modalités de relations, des modes d’existence, des types de valeurs, des formes d’échanges entre individus qui soient réellement nouveaux » et ajoute, d’autre part : « Cela va créer des relations qui sont, jusqu’à un certain point de vue, transposables aux hétérosexuels. » (Ibid., t. IV, p. 311) Simon Wade, qui relata sa rencontre avec Foucault en 1975 en Californie, cite des propos du philosophe : « Je crois que le terme “gay” est devenu obsolète – en vérité, comme tous les termes du genre qui indiquent une orientation sexuelle précise. La raison en est la transformation de notre compréhension de la sexualité. On mesure combien notre recherche du plaisir a été considérablement limitée par le vocabulaire qui nous a été imposé. Les gens ne sont pas ceci ou cela, gay ou hétéro. Il y a une gamme infinie de ce que nous appelons le comportement sexuel et de mots qui empêchent cette gamme de se réaliser – soit des mots qui figent le comportement, qui sont faux et mensongers. », Foucault en Californie, Paris, Zones, 2021, trad. G. Thomas, p. 85. Il faut certes se méfier des jeux de la mémoire, ils sont ceux de l’oubli et de la déformation. Toutefois, la référence au plaisir ainsi que la critique de la « sexualité » et de ses catégories nous invitent à accorder un certain crédit au propos. Wade affirma que Foucault avait lu son manuscrit et autorisé sa publication ; voir la préface de H. Dundas, p. 10-11.

16. TG, p. 27.

17. Défaire le genre, Paris, Éditions Amsterdam, 2012, trad. M. Cervulle, p. 71.

18 . Respectivement Butler, ibid, p. 241 et Foucault DE, n° 358, IV, p. 735 et suiv.

19. LSM, p. 32.

20. TG, p. 26.

21. On peut avoir une idée de cette prolifération en tapant la requête « liste des genres lgbt » dans un moteur de recherche.

22. Ces corps qui comptent, Paris, Éditions Amsterdam, 2009, trad. C. Nordmann, p. 240.

23 . Ibid, p. 122.

24. Ibid, p. 124 et suiv.

25. Selon Butler, il s’agit bien de viser « l’augmentation de la puissance d’agir des groupes » (ibid, p. 127) et ainsi d’« esquisser la carte d’une communauté future » (ibid, p. 128). Marty propose une lecture de es pages dans LSM, p. 228-230.

26 Humain, inhumain, op. cit., p. 112.

27. Ibid, p. 128.

28. La formulation de Butler nous semble résumer la contradiction, qu’il ne suffit pas d’énoncer pour s’en émanciper : « Je continue de garder espoir en une coalition des minorités sexuelles qui transcendera la simplicité des catégories identitaires. […] Mobiliser des catégories identitaires à des fins de politisation, c’est toujours courir le risque de voir l’identité devenir l’instrument du pouvoir auquel on s’oppose. Ce n’est pas une raison pour ne pas utiliser, ou être utilisé-e par, l’identité », TG, p. 49-50.

29. Défaire le genre, op. cit., p. 20. Nous soulignons.

30. Ibid, respectivement, p. 91 et 92.

31. Ce sujet est David Reimer. Né avec des chromosomes XY, il subit une erreur chirurgicale à l’issue de laquelle son pénis fut brulé et amputé. Il fut soumis à une « chirurgie de réassignation » sexuelle, qui impliqua (entre autres opérations) l’ablation des testicules et fut éduqué comme une fille, sous le prénom de Brenda. Cependant, à partir de 8 ans, il manifesta ne pas se reconnaître en cette féminité et refusa avec horreur toute féminisation médicale de son corps. À l’adolescence, il obtint une reconstruction du pénis. David Reimer se suicida à l’âge de 38 ans. Cette histoire, que nous résumons trop brutalement, inspira à Butler des réflexions qui nous semblent subtiles, « Rendre justice à David : réassignation de sexe et allégorie de la transsexualité » (p. 75 et suiv.). Si les faits sont avérés, ils mettent particulièrement bien en évidence la double objectivation psycho-médicale à laquelle fut soumis ce sujet. La première équipe, constituée de médecins et de psychologues, prétendit inventer la féminité de Brenda et la régler sur des normes sociales et physiques, au nom d’un « constructivisme » qui réduit le « genre » à des inventions sociales. La seconde équipe prétendit fonder l’exigence de masculinité de David sur la présence génétique, et donc naturelle, du chromosome Y.

32. Ibid, p. 91.

33. Ibid, p. 90.

34. « Retour sur les corps et le pouvoir » dans Incidences, 4-5, 2008-2009, trad. N. Ferron et C. Gribomont, p. 111.

35 . Ibid.

36. Signalons simplement que, selon Deleuze, la « majorité » désigne, non pas ce qui est quantitativement le plus important, mais la domination des modèles. Inversement, « la minorité » désigne non pas un particularisme mais la « figure universelle » (Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 588), c’est-à-dire « le devenir de tout le monde » lorsque les modèles n’imposent plus leur pouvoir (p. 133-134). Cette « minorité » est inséparable des puissances singulières d’affirmations et de « devenirs créatifs » émancipés des modèles. Penser ensemble cet universel et ces singularités est un des enjeux essentiels de Mille plateaux.

37. Marty nous semble ici trop sévère, lorsqu’il évoque, à propos des réflexions de Butler sur David Reimer, un « cryptohumanisme », qui « contredit l’implacable sociologisme auquel Butler nous a habitué », LSM, p. 485. Nous interprétons les propos de Butler comme une incapacité – ou faut-il dire un refus ? – de penser ce qui n’est pas réductible aux normes et de poser le principe de la singularité et l’universalité. Mais, certainement, cette incapacité empêche la militante de penser le statut de la subjectivité indépendamment des combats des minorités.

38. Le récit de soi, Paris, PUF, 2007, trad. B. Ambroise et V. Aucouturier, p. 42.

39 . Ibid, p. 7.

40 . ibid, p. 136.

41. Défaire le genre, op. cit., p. 17-18. Sur ce texte, voir Marty, LSM, p. 28.

42. Remarquons cependant que dans l’Entretien du 4 décembre avec C. Pagès et M. Trachman, proposé dans le Site « La vie des idées », Butler affirme la légitimité du « mariage gay ». Elle remarque, bien plus sobrement que « aux États-Unis, la position en faveur du mariage gay a eu tendance à installer une nouvelle normativité au sein de la vie gay, en accordant en récompense aux gays et aux lesbiennes qui adoptent la vie de couple, la propriété et les libertés bourgeoises la reconnaissance publique. » Elle regrette que « ce sujet soit devenu plus important que d’autres objectifs politiques, en particulier le droit des personnes transgenres à être protégées de la violence, y compris de la violence policière, la poursuite de la formation, de l’action sociale et du traitement du VIH, la nécessité de services sociaux pour les personnes LGBTQ qui ne sont pas en couple, une politique sexuelle radicale qui ne se calque pas sur les normes maritales prédominantes. » Toutefois il ne nous semble pas que ces objectifs légitimes soient oubliés ou dévalorisés à cause du mariage gay.

43. Rappelons la critique que Foucault adresse au « principe, souvent implicitement admis, que la seule réalité à laquelle devrait prétendre l’histoire, c’est la société elle-même » ; voir p. 3, note 10.

44. Critique et clinique, Paris, Minuit, 1993.

45. LSM, p. 25, p. 289

46 . LSM, p. 26.

47. Ibid.

48. J.-C. Milner, « D’une sexualité l’autre » in Milner J.-C., Zizek S., Lucchelli J.-P. Sexualités en travaux, Edition Michèle, Paris, 2018, p.25-26.

Les normes et ce qui leur échappe : sur Foucault et Butler (1re partie)

À partir du livre d’Éric Marty « Le sexe des modernes »

Dans ce travail d’analyse et d’explication de textes croisés, Daniel Liotta, à partir d’un livre d’Éric Marty, examine les déformations spéculatives imposées par la philosophe américaine Judith Butler à certaines œuvres françaises de la seconde moitié du XXe siècle, particulièrement celles de Michel Foucault. Cette déformation a reçu le nom de French Theory. Il met en lumière le statut distinct que Foucault et Butler accordent à l’universel, au particulier et au singulier lorsqu’ils pensent la « sexualité » et les normes sexuelles. Il montre en quoi et pourquoi Foucault et Butler sont fondamentalement en désaccord dans leur conception de l’universel et du singulier. Alors que Foucault propose une « culture » des plaisirs qui invente des singularités en s’ouvrant à l’universel une fois les particularismes mis hors-jeu, la pensée de Butler soumet la pensée du « je » à une sociologie des particularismes, interdisant toute valorisation du singulier et de l’universel.

Ce parcours très riche propose (première partie) une réflexion sur l’individualisation et la singularisation, la norme et la loi selon Foucault. Il aborde ensuite (seconde partie) une analyse de la puissance des particularismes, des communautarismes sexuel et social.

Sommaire de la première partie

En 2021, Éric Marty a proposé un livre volumineux et très savant, Le sexe des Modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre, qui donne beaucoup à penser. C’est un livre bienvenu alors que les adeptes des « théories du genre » sont de plus en plus puissants ; ils sont devenus une force politique et culturelle qui pèse sur les évolutions des démocraties, non seulement en Amérique mais en Europe. Il est impossible ici de résumer ce travail, et en exposer les enjeux spéculatifs exigerait de très longues analyses. Indiquons toutefois un des fils directeurs du livre : les déformations spéculatives imposées par la philosophe américaine Judith Butler à certaines œuvres françaises de la seconde moitié du XXe siècle. Cette déformation a reçu un nom : la French Theory. Celle-ci n’est pas le repérage d’un moment fort important de la pensée française dont on égrène aisément des noms majeurs : Lévi-Strauss, Lacan, Althusser, Barthes, Foucault, Deleuze, Derrida. Elle est une invention américaine dont les matériaux sont constitués de textes de ces auteurs. Or ces textes et leurs concepts, leurs démonstrations, leurs enjeux furent détournés et soumis à des contresens – ou retravaillés, dira-t-on, si l’on est optimiste et généreux. Le résultat est une défiguration assumée, une « transposition d’un « sens propre en un sens impropre » »1, écrit Marty citant Butler. Une transposition dont on peut penser qu’elle n’est pas nécessairement le signe d’une virtuosité spéculative, mais qu’elle est aussi celui d’un relâchement intellectuel.

L’enjeu du livre de Marty est de mettre en lumière les différentes conceptions de la « sexualité » proposées par la French Theory et des penseurs français de la seconde moitié du XXe siècle. Le nôtre est plus modeste : à partir du travail de Marty mettre en lumière le statut distinct que Foucault et Butler accordent à l’universel, au particulier et au singulier lorsqu’ils pensent la « sexualité » et les normes sexuelles. Insistons sur ce substantif : les deux penseurs se présentent comme des penseurs de la norme. Les confronter permettra d’élucider les devenirs de ce concept souvent évoqué mais peu défini et de comprendre pourquoi Foucault et Butler sont fondamentalement en désaccord dans leur conception de l’universel et du singulier. Et de dégager des enjeux politiques et intellectuels de notre présent.

1 – Foucault

Les normes

Partons du livre de Marty. Celui-ci repère avec raison le « diagnostic » énoncé par Foucault d’une « évolution de la « Loi«  vers la norme ». Cependant il ajoute que ce diagnostic est « actif, et non descriptif », et que Foucault « soutient cette évolution » qu’il veut « intensifier »2. Afin de mesurer la pertinence du propos, il convient dans un premier temps de préciser le diagnostic de Foucault ; il ne suffit pas de dire, en effet, que la norme engage un type de pouvoir souple et susceptible de « jeu »3 : il est nécessaire de la conceptualiser, ce que Marty ne fait pas, et de la différencier de la loi. Et il faudra, dans un second moment, indiquer les perspectives politiques de l’axiologie proposée par Foucault.

Surveiller et punir (1975) et le Cours du Collège de France de 1977-1978, Sécurité, territoire, population, permettent de déterminer ce qu’est une norme, ce mot que désormais on emploie tant mais sans lui accorder une armature conceptuelle précise. Allons, grâce à ce Cours, des espèces vers le genre, et différencions d’abord deux types de normes. D’une part ce que Foucault baptise « du mot barbare » de « normation » ; celle-ci définit la norme de la « discipline », c’est-à-dire d’un pouvoir qui travaille à rendre les individus à la fois dociles et productifs4. Cette norme se caractérise par l’invention d’un modèle. Celui-ci peut être le bon geste du soldat, la façon adéquate de travailler en usine, la position correcte de l’écolier pour effectuer tel exercice (ainsi l’écriture). L’effectuation empirique – la gestuelle de ce soldat, le mode de travail de cet ouvrier, le comportement de cet élève – est appréciée selon son degré de conformité au modèle. D’autre part, Foucault repère ce qu’il nomme la « normalisation » ou, ailleurs, la norme de « régulation »5 ; celle-ci est d’ordre statistique.

Considérons un exemple que Foucault emprunte au début du XIXe siècle. L’enquête médicale détermine une moyenne empirique globale des décès causés par la variole dans une population et elle détermine également des moyennes particulières en précisant les âges, les régions ou les professions de cette population. L’enjeu est de produire l’alignement de telle moyenne particulière sur la moyenne globale élevée au rang de modèle : que la courbe de morbidité des enfants de moins de trois ans se rapproche du taux moyen de morbidité générale qui, grâce à ce rapprochement, subira une heureuse variation. Il semble que nous soyons fidèles à cette perspective conceptuelle lorsque nous nous référons à l’existence de normes économiques (le taux moyen de chômage, d’inflation, de créations d’entreprise), sociales (le taux moyen de suicides dont Durkheim fonde la théorie dans son livre de 1897 Le suicide6), voire culturelles (la moyenne statistique d’acceptation ou de pratique de telle coutume ou de telle croyance). Ce que l’on nomme les faits économiques, sociaux ou culturels est souvent constitué par le repérage de telles régularités statistiques.

La « normation » et la « normalisation » sont donc deux espèces du genre norme, qui est toujours un modèle, soit inventé de toutes pièces, pourrions-nous dire, soit érigé à partir d’une moyenne statistique. Le pouvoir normatif se déploie ainsi :

  • institution d’un modèle ;
  • distribution des cas, c’est-à-dire d’événements empiriques singuliers (tels gestes, telles courbes de morbidité) repérés à partir du modèle. Ces événements sont certes différents (des gestes fort dissemblables d’ouvriers ou de soldats, des courbes distinctes) ; ils sont cependant homogénéisés, et deviennent des « cas », dans la mesure où ils sont appréciés par rapport au modèle ;
  • comparaison des écarts entre le modèle et les cas : tel geste, telle moyenne est plus ou moins proche du modèle ;
  • hiérarchisation des cas selon les degrés de proximité avec le modèle : ce geste et cette moyenne apparaissent, selon cette perspective, plus ou moins « normaux » ou « anormaux ».

En imposant un modèle, en homogénéisant, en comparant et en hiérarchisant, le pouvoir normatif est individualisant, selon deux sens liés. D’une part, il différencie, il « individualise » les événements selon leur relation au modèle : il les transforme, disions-nous, en cas. D’autre part, il détermine des individualités, des « subjectivations », constituées à partir de ces cas ; il conçoit – il définit et travaille à produire – les individualités à partir de ces cas. Ainsi émergent les figures du bon ou du mauvais soldat, de l’ouvrier efficace ou inefficace, de l’élève appliqué ou négligent. Émerge aussi la figure des patients et des malades dont la maladie est plus ou moins normale ou anormale (il est plus ou moins normal d’être atteint de la variole selon l’âge, la région ou la profession ; un exemple contemporain : il est plus normal d’être affecté de pathologies lourdes de la Covid si l’on n’est pas vacciné que si on l’est). C’est pourquoi la norme est par principe individualisante mais non singularisante : elle ne retient des manières d‘exister et des manières de faire que les événements homogénéisés à partir de modèles particuliers.

La volonté de savoir expose les principes d’enquêtes historiques sur la norme et la sexualité. Le livre étudie l’émergence et le développement, à partir du XVIIe siècle, d’un « pouvoir sur la vie » qui se présente sous deux formes principales : une « anatomo-politique du corps humain » qui vise à le discipliner et une « bio-politique de la population » fondée sur des « contrôles régulateurs »7 ; nous reconnaissons les deux projets de normation et de normalisation. Or le XIXe siècle prétend fonder en raison l’idée de « sexualité », notion confuse qui mêle des phénomènes anatomiques et physiologique, des comportements, des modalités de sensibilité, de désir et de plaisir, notion qui est cependant supposée définir les assises de notre subjectivité8. Nous comprenons alors l’importance de ce que Foucault nomme la « valorisation médicale de la sexualité ». Cette mise en valeur articule la norme disciplinaire – qui longtemps imposa le modèle de l’enfant et de l’adulte chastes et conçut la masturbation et les « perversions » comme anormales – et la norme de régulation, car ces vices furent supposés se transmettre héréditairement et produire une « dégénérescence » qui affectait la santé moyenne d’une population9.

Toutefois, évitons un contresens. Foucault ne prétend pas fonder une sociologie historique de la santé, de l’usine, de l’école, de la prison ou de la médecine. Il étudie une classe singulière d’événements historiques. Il analyse l’émergence des règles d’une rationalité productive, pédagogique, punitive ou médicale qui dessinent les programmes d’un « pouvoir sur la vie ». Mais produire cette analyse n’est pas affirmer que cette rationalité et ces programmes sont par principe appliqués dans la société, ce n’est pas affirmer qu’ils constituent nécessairement des réalités sociales. Repérant les contresens et les confusions qu’il convient d’éviter en lisant Surveiller et punir, Foucault écrit : il « faudrait peut-être aussi interroger le principe, souvent implicitement admis, que la seule réalité à laquelle devrait prétendre l’histoire, c’est la société elle-même »10. (Nous devrons garder ce propos en l’esprit lorsque nous considérerons le travail de Butler.) Ainsi précise-t-il : « Quand je parle de société « disciplinaire« , il ne faut pas entendre « société disciplinée« . Quand je parle de la diffusion des méthodes de discipline, ce n’est pas affirmer que « les Français sont obéissants » »11. Les programmes d’assujettissement et d’emprise sur les corps ne sont certes pas disjoints des devenirs sociaux des individus et de leurs comportements ; ils n’en constituent cependant pas les principes nécessaires. Butler commet donc un contresens en attribuant à Foucault une conception du pouvoir « comme formant le sujet […], comme la condition même de son existence et la trajectoire de son désir »12.

Selon cette perspective, nous devons repérer deux principes intellectuels essentiels de Foucault. D’abord bien distinguer (mais non opposer) d’une part les analyses des rationalités et des programmes de pouvoirs et, d’autre part, les descriptions, voire les « enquêtes », sur les configurations sociales et effectives des pouvoirs. Or Foucault entend souvent par « société » les lieux dans lesquels les pouvoirs investissent et maîtrisent les corps et les comportements, mais également ces lieux dans lesquels se déploient des pratiques de résistance et « des foyers d’instabilité dont chacun comporte ses risques de conflit, de luttes, et d’inversion, au moins transitoire, des rapports de force »13. De la sorte un programme de pouvoir n’est pas un constat social de soumission.

Le second principe consiste à refuser l’anthropologie et à lui préférer une simple affirmation : un être humain a un corps et il pense. Ce refus est une constante de la pensée de Foucault et ses enjeux dépassent les problèmes de la norme. Or il est possible de mettre en relation ce refus de l’anthropologie avec le constat empirique selon lequel des individus sont certes soumis à des programmes d’assujettissement, mais luttent contre ces programmes et parviennent parfois à s’en déprendre ou leur sont étrangers. Ne pas pratiquer l’anthropologie c’est aussi ne pas prétendre savoir ce que sont les hommes et ne pas les supposer par principe être modelés par les pouvoirs. Butler regrette que Foucault « ne s’attarde pas sur les mécanismes spécifiques décrivant la formation du sujet dans la soumission » et que « le domaine de la psychè en son ensemble [soit] passé sous silence dans sa théorie »14. Ce regret oublie que les pouvoirs normatifs de la société, quand ils existent, ne sont pas la nécessaire condition d’existence des sujets et ne sont jamais pensés par Foucault comme les principes de la connaissance de l’homme.

Des résistances aux pouvoirs normatifs existent, sous des formes immédiates ou méditées, travaillées par une pensée immédiate ou réfléchie. De plus, d’autres modes de rationalité et de pouvoir sont présents qui entrent en concurrence ou en rivalité avec la norme, ainsi la loi. Confrontons rapidement les normes et les lois. Celles-ci n’imposent pas de modèle homogénéisant, elles distinguent le licite et l’illicite. Elles ne différencient pas et ne hiérarchisent pas les individus ; elles déterminent des actes selon la distinction du permis et du défendu, et doivent permettre de punir l’infracteur si elles sont transgressées15. Cependant le pouvoir normatif est si puissant que Foucault n’hésite pas à déclarer que, dès le XVIIIe siècle, « la loi fonctionne toujours davantage comme une norme » et que l’intense activité juridique qui se déploie à partir de ce siècle doit souvent être entendue comme une affirmation des pouvoirs normatifs16. Les lois, dès lors, légalisent les pouvoirs de la norme. Ceux-ci imposent ainsi leurs impératifs au droit militaire, au droit des entreprises, au droit de l’école ou aux législations politiques de la santé. De la sorte, les formes les plus concrètes d’autorités légales – les commandements des supérieurs hiérarchiques, du contremaître et de l’enseignant, l’autorité dont jouissent les médecins ou les surveillants pénitentiaires, les initiatives du juge d’application des peines – sont réglées par des exigences et des soucis normatifs.

Une double question s’impose alors : est-il possible et légitime de résister aux pouvoirs des normes ? Afin de répondre, il faut esquisser une axiologie.

Les perspectives axiologiques

Tâchons de nous repérer dans les axiologies de Foucault. Il nous semble d’abord nécessaire de distinguer trois perspectives, de la plus large à la plus étroite. En premier lieu, il convient d’affirmer que « le pouvoir n’est ni bon ni mauvais en lui-même. Il est quelque chose de périlleux. En exerçant le pouvoir, ce n’est pas au mal qu’on touche mais à une matière dangereuse »17. Il existe ainsi une dangerosité de principe, mais non une négativité de principe, de tout pouvoir. Deuxième proposition : il est à la fois impossible (en fait) et dogmatique (en droit) de condamner globalement et radicalement le pouvoir normatif « sur la vie ». N’est-ce donc pas en son nom que se déploie également un « droit à la santé »18  – mauvaise formule à laquelle il faut substituer « le droit d’accès » aux « moyens de santé »19 – et qu’une politique institue une « Sécurité sociale », une médecine et un droit du travail20 ? Est-il nécessaire de rappeler, alors que nous traversons des « crises sanitaires », que des normes médicales peuvent aussi travailler à sauver des vies et veiller à un certain bien-être physique et social des individus ? Enfin, troisième proposition, les « normations », en particulier « sexuelles », peuvent certainement donner lieu à des jeux et à des plaisirs de transgression21.

Mais ces précisions axiologiques ne signifient pas que « la norme » soit par principe valorisée par Foucault. Être réglé par une norme, c’est être soumis à un « modèle ». Or, le militantisme de Foucault, de cinq points de vue au moins, déploie des discours et des « résistances » contre cette soumission.

  • Un premier principe de combat est indiqué dans La volonté de savoir : inventer des pratiques de plaisir non soumises à la « sexualité » et ses normes22. Dans de nombreux entretiens ce combat est pensé sous la forme d’une érotique gay, voire d’une « culture gay » dont le principe est la « création » de nouvelles manières, singulières et mobiles, de s’affecter de plaisirs et d’inventer des « échanges entre individus »23. À l’opposé des normes individualisantes mais non singularisantes, l’érotique gay est essentiellement une invention de relations inter-subjectives et de plaisirs singuliers. L’enjeu n’est pas de découvrir, grâce à la reconnaissance de leurs plaisirs et de leurs désirs, la supposée vérité des sujets comme s’y emploie la « sexualité », mais de les convier à se ré-inventer singulièrement grâce aux plaisirs.
  • Les deux derniers livres non posthumes, L’usage des plaisirs et Le souci de soi, permettent de penser une reprise – c’est-à-dire une réactivation critique et sélective – de l’érotique grecque des plaisirs et de l’« art de la subjectivation » latin. Ils nous convient à une expérience plus ample encore : nous confronter à une rationalité foncièrement hétérogène à la « sexualité » et, en général, à la norme. À cet égard, il n’est guère étonnant que Marty, qui ne souligne pas la critique foucaldienne des pouvoirs normatifs, ne consacre qu’une ligne très désinvolte aux deux derniers monuments non posthumes de Foucault24.
  • Foucault fut toujours critique envers un droit soumis à la norme et, en particulier, envers l’idée d’individu « dangereux », c’est-à-dire anormal au regard de normes psychologiques, sociales ou comportementales. « Autant qu’on sache, la loi punit un homme pour ce qu’il a fait. Mais jamais pour ce qu’il est. Encore moins pour ce qu’il serait éventuellement, encore moins pour ce qu’on soupçonne qu’il pourrait être ou devenir »25. La loi doit punir le justiciable en raison des actes qu’il a commis, non en raison de sa subjectivité (présente ou future) supposée par les diagnostics psychiatriques26.
  • L’intérêt – ne disons pas l’adhésion – pour le « néo-libéralisme » a pour objet une « société dans laquelle le mécanisme de la normalisation générale et de l’exclusion du non-normalisable » n’est pas « requis » ; en effet, à une anthropologie de l’individu dangereux est alors substituée une rationalité économique des profits et des pertes27.
  • Enfin, repérons l’insistance sur la création d’un nouveau droit, émancipé de la norme, un droit parfois identifié à un « droit des gouvernés », aux « droits de l’homme » ou à une « citoyenneté internationale ». Parce que la loi, « autant qu’on sache », punit un sujet seulement en raison de ses actes, ne permet-elle pas de penser un droit national et internationale non soumis à la rationalité normative ? Il n’est pas étonnant que l’intervention finale sur l’Iran de Khomeiny, la prise de position contre la Pologne de Jaruzelski, le souci envers les Boat Peoples soient ponctués de références au droit28.

Par-delà les discours de Foucault, qui n’aurait peut-être pas accepté les conclusions que nous proposons ici, insistons sur cette valorisation du droit. Les normes sont particulières et individualisantes, mais non singularisantes, disions-nous. Or la loi peut être – et doit être – fondée à la fois sur l’exigence d’universalité et sur le respect des singularités subjectives. Alors la loi est réglée par le principe suivant : que les droits et les devoirs de chacun soient ceux de tous les autres, si bien que le déploiement de la singularité de chacun est légitime à condition qu’il ne transgresse pas les droits de tous. Les lois, de ce point de vue, n’exigent pas de normalité, elles n’exigent pas de manières d’être psychiques ou corporelles normales. Elles exigent que le sujet ne transgresse pas les devoirs qui sont les siens parce qu’ils garantissent les libertés des autres, et elles œuvrent à garantir l’égalité juridique. La loi se fonde donc sur deux principes : l’égalité et la liberté (l’égalité dans le déploiement des singularités subjectives). Cependant nos démocraties n’instituent-elles pas et ne défendent-elles pas ces droits, répliquera-t-on ? Mais, précisément, la soumission de la loi aux rationalités normatives qu’elle ne cesse d’invoquer subordonne son formalisme à des « modèles ». Un exemple, ici, suffira, l’institution dans les démocraties occidentales de ce que le droit français nomme la « rétention de sûreté » et que les juristes généralement et légitimement considèrent comme un scandale : le maintien de l’enfermement d’un justiciable qui a accompli sa peine, en raison de sa supposée « dangerosité » déterminée par des experts psychiatres.

Toutefois une dernière précision s’impose : refuser la soumission du droit à la norme ne signifie pas nécessairement rompre avec les normes, mais les régler sur la loi. Indiquons deux exemples. Ainsi que le dit Foucault en 1983, l’institution ce que l’on nomme inadéquatement un « droit à la santé » exige un débat politique grâce auquel les limites respectives de l’autonomie individuelle et de la protection sociale doivent être l’objet d’une réflexion sérieuse29, propos auxquels notre actualité sanitaire donne un brusque relief. Or, la détermination de ces limites ne doit pas être laissée à l’appréciation des seuls experts. Ou encore : elle ne doit pas être soumise sans discussion à des normalisations économiques ou sociales. « Réexaminer la rationalité qui préside à nos choix de santé »30 exige, précise Foucault, de régler la pensée politique sur le double principe d’indépendance et d’égalité des individus – une exigence que seules des décisions juridiques raisonnées doivent, in fine, fonder.

Second exemple, que nous proposons en notre nom : l’école. Il convient de se féliciter qu’elle ne soit plus une institution disciplinaire, qui travaille à rendre les élèves assez instruits et dociles pour en faire des travailleurs productifs et obéissants. On doit cependant méditer la remarque de Kant :

« on envoie tout d’abord les enfants à l’école non dans l’intention qu’ils y apprennent quelque chose, mais afin qu’ils s’habituent à demeurer tranquillement assis et à observer ponctuellement ce qu’on leur ordonne, en sorte que par la suite ils puissent ne pas mettre réellement et sur le champ leurs idées à exécution. »31

À l’école, ce que Kant nomme pour sa part la « discipline » a pour finalité de rendre possible l’instruction en émancipant le sujet de son immédiateté affective, et en l’éduquant ainsi à une première maîtrise de lui-même. Cette norme scolaire est légitime si elle est nécessaire à l’instruction et aux commandements qui rendent l’instruction possible. À quelle fin ? Pour que les sujets, instruits, puissent développer une lucidité critique envers les pouvoirs qui prétendent les gouverner et participent à produire une politique légitime. Seule une politique scolaire réglée sur les exigences de l’instruction publique peut donc fonder la légitimité des normes éducatives.

Il est temps, désormais, de comparer ces principes à ceux de Butler.

Lire la seconde partie.

En relation avec cet article, on peut lire aussi en ligne sur Mezetulle :

Notes de la première partie

1 . Éric Marty, Le sexe des modernes. Pensée du Neutre et théorie du genre (abrégé LSM), Paris, Seuil, 2021, p. 74. La citation de Butler renvoie à son livre Le pouvoir des mots. Discours de haine et politique du performatif, Paris, Éditions Amsterdam, 2007, trad. C. Nordmann, p. 207 ; cette formule a explicitement pour objet le concept analytique de « forclusion ». Butler affirme que « Trouble dans le genre prend racine dans la French Theory, qui est elle-même une drôle de construction américaine », Trouble dans le genre. Le féminisme et la subversion de l’identité (abrégé TG), Paris, La découverte, 2006, trad. C. Kraus, p.29.

2. LSM, p. 417-418. Ici, Marty se règle explicitement sur le jugement du psychanalyste Jean Laplanche.

3. Ibid, p. 419.

4. Sécurité, territoire, population territoire, population, Cours du Collège de France de 1977-1978, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 58-65. Cette description est identique à celle proposée dans Surveiller et punir ; voir Surveiller et punir (SP), Paris, Gallimard, 1975, p.185.

5. « Il faut défendre la société », Cours du Collège de France, 1976, Paris, Gallimard-Seuil, 1997, p. 225.

6. Le suicide, Paris, PUF, 2013.

7 . La volonté de savoir (VS), Paris, Gallimard, 1976, p. 182-183.

8. Ibid, p. 204-206.

9. « Il faut défendre la société », op. cit., p. 224-225 ; VS, p. 191-192.

10. DE, n° 277, t. IV, p. 15. Foucault souligne. Selon Paul Veyne, dont on connaît la proximité intellectuelle et amicale avec Foucault, celui-ci déclarait à propos des historiens : « lls n’ont que la Société à l’esprit, elle est pour eux ce qu’était la Physis pour les Grecs. », cité dans Foucault. Sa pensée, sa personne, Paris, Albin Michel, 2008, p. 39.

11 . Ibid, p. 15-16.

12. La vie psychique du pouvoir (VP) Paris, Éditions Léo Scheer, 2002, trad. B. Matthieussent, p. 22. Butler souligne. De même, dit-elle, « dans Surveiller et punir, c’est le pouvoir disciplinaire qui semble déterminer des corps dociles incapables de résistance. », ibid, p. 159. Les commentaires de Surveiller et punir proposés par Butler sont toujours marqués par la confusion entre les programmes et les réalités sociales. Considérons deux exemples. Certes le prisonnier, écrit Foucault, « devient le principe de son propre assujettissement » (SP, p. 204, cité par Butler, ibid. p.138), mais ce devenir n’est pas décrit comme une réalité empirique de l’emprisonnement, mais comme un principe d’un « modèle généralisable de fonctionnement » dont le Panopticon de Bentham fournit le « diagramme » (SP, p. 206-207). Certes, écrit encore Foucault, l’« âme », c’est-à-dire l’intériorisation corporelle des pouvoirs, est dite la « prison du corps » (SP, p. 34, Butler, ibid p. 138, 145). Mais la formule qui renverse le jeu de mots platonicien – le corps (sôma) est le tombeau ou le gardien (séma) de l’âme – désigne l’effet et l’instrument d’un programme de pouvoir. Elle ne signifie donc pas que les corps et les âmes des détenus, des travailleurs ou des élèves soient effectivement et nécessairement emprisonnés par les normes. Elle signifie encore moins la proposition si extraordinairement massive de Butler selon laquelle « il n’y a aucun corps en dehors du pouvoir, car la matérialité du corps – en fait, la matérialité elle-même – est produite par et dans le rapport direct à l’investissement du pouvoir » (Butler, ibid, p. 145). 

13 . SP, p. 32.

14. VP, p. 23.

15 . SP, p. 185. Cette page distingue très précisément les rationalités respectives de la loi et de la norme.

16. VS, p. 190.

17. DE, n° 353, t. IV, p. 694.

18. VS, p. 191.

19. DE, n° 325 ? t. IV, p. 377.

20. Marty repère bien que la critique générale qu’adresse Foucault à ce pouvoir sur la vie peut donner lieu à des « effets pervers », ainsi « la mise en cause de la sécurité sociale », voir LSM, p. 426.

21. « Il y a, dans la sexualité, un grand nombre de prescriptions imparfaites, à l’intérieur desquelles les effets négatifs de l’inhibition sont contrebalancés par les effets positifs de la stimulation », DE, n° 336, t. IV, p. 530 ; ainsi en va-t-il, énonce plusieurs fois Foucault, des plaisirs de la masturbation.

22. VS, p. 208.

23. DE, n° 313, t. IV, p. 311. Sur l’invention des plaisirs et des désirs, voir n° 358, t. IV, p. 735 et suiv.

24. Ces deux livres ne seraient « en partie au moins, une compilation des mœurs des Anciens », LSM, p. 384.

25. DE, n° 228, t. III, p. 507.

26. Nous renvoyons ici à l’étude déjà publiée dans Mezetulle, « Les raisons de la dangerosité » @réf.

27 . Naissance de la biopolitique, Cours du Collège de France, 1978-1979, Paris, Gallimard-Seuil, 2004, p. 265. Voir p. 253 et suiv.

28. Il est vrai que beaucoup d’articles de Foucault manifestent un jugement positif et même un certain enthousiasme envers la révolution iranienne et la « spiritualité » religieuse qui, pensait-il, la portait. Ce jugement l’empêcha d’être attentif aux potentialités théocratiques et dictatoriales que cette révolution allait rapidement actualiser. Toutefois la « Lettre ouverte à Medhi Bazargan » (avril 1979), l’éphémère Premier ministre de Khomeiny, oppose le moment du « soulèvement » aux « devoirs très lourds » et trop souvent non respectés du nouveau gouvernement ; Foucault insiste également sur l’obligation de toujours assurer les droits de la défense dans les « procès politiques » lorsque sont jugés de supposés anciens bourreaux ; voir DE, n° 265, t. III, p. 781-782. Nous nous permettons de renvoyer à notre étude, « Foucault après la révolution. L’universel, le singulier et la légitimité » dans Philosophie, Paris, Minuit, n° 154, juin 2022, p. 57 et suiv.  

29. DE, n°325, t. IV, p. 367 et suiv.

30 . ibid, p. 379.

31 . E. Kant, Réflexions sur l’éducation, Paris, Vrin, 1966, trad. A. Philonenko, p. 71.

Une analyse durkheimienne du wokisme (par Daniel Baril)

Considéré comme le père de la sociologie française, Émile Durkheim (1858-1917) n’a rien perdu de sa pertinence pour nous aider à comprendre les enjeux sociaux et philosophiques d’aujourd’hui. Le regard que porte ici Daniel Baril1 sur son œuvre maîtresse, De la division du travail social (1893), montre que ses concepts et analyses peuvent servir à éclairer l’un des débats les plus chauds de l’heure et qui était imprévisible à son époque, le wokisme.

Le sens donné à wokisme dans ce texte est inspiré de la définition du Larousse, soit un courant de pensée dénonçant toute forme d’injustices et de discriminations subies ou alléguées par les minorités ethniques, sexuelles ou religieuses et défendant leurs droits de façon attentatoire à l’universalisme républicain.

Pour les opposants à ce courant de pensée, le caractère attentatoire du wokisme résulte de l’emphase mise sur les particularismes identitaires qui réduisent l’individu à une seule de ses caractéristiques (le fait d’être une femme, un Noir, un homosexuel, un musulman, un immigrant, etc.) alors que le républicanisme tend vers une identité nationale et des valeurs universelles pouvant être partagées par tous au sein de chaque nation.

De la solidarité mécanique…

Ces deux notions, identitarisme et universalisme, ne sont pas sans lien avec deux concepts clés de l’ouvrage principal de Durkheim : la « solidarité mécanique » et la « solidarité organique ».

Chez Durkheim, le mot solidarité revêt le sens de lien social. Ce qu’il nomme « solidarité mécanique » (au sens d’automatique ou indépendante du désir de l’individu), est le lien social caractéristique des sociétés traditionnelles, allant des sociétés tribales jusqu’aux sociétés préindustrielles.

Dans ces sociétés, la cohésion sociale est assurée par des liens naturels de proximité fondés sur les similitudes entre les individus, soit le fait d’être de la même famille, du même clan, de partager les mêmes valeurs et croyances et d’observer les mêmes règles de conduite. La « conscience collective » ‒ « l’ensemble des croyances et des sentiments communs » ‒ se limite au fait d’appartenir au groupe immédiat.

Une autre caractéristique est que le travail n’est pas spécialisé et il qu’il y a peu de différences entre les tâches assumées par chacun (outre les rôles dévolus aux hommes et aux femmes). « Plus les sociétés sont primitives, plus il y a de ressemblances entre les individus dont elles sont formées », écrit Durkheim.

« Tout le monde alors admet et pratique, sans la discuter, la même religion [qui] renferme dans un état de mélange confus, outre les croyances proprement religieuses, la morale, le droit, les principes de l’organisation politique et jusqu’à la science, ou du moins ce qui en tient lieu »,

souligne le sociologue.

Au moment où il écrit De la division du travail social, la révolution industrielle bat son plein. Durkheim ne peut que constater que les liens sociaux des sociétés traditionnelles favorisant la solidarité mécanique sont de plus en plus ténus.

« Non seulement, d’une manière générale, la solidarité mécanique lie moins fortement les hommes […], mais encore, à mesure qu’on avance dans l’évolution sociale, elle va de plus en plus en se relâchant ».

L’homogénéité sociale a notamment été brisée par l’avènement du travail spécialisé, d’où le titre de son ouvrage, division qui s’accentue avec l’urbanisation et l’accroissement démographique dans les sociétés industrielles.

Cette spécialisation du travail entraîne une plus grande différenciation entre les individus, qui s’identifient désormais davantage par leur métier ou occupation plutôt que par leur filiation. « Ce n’est plus la consanguinité, réelle ou fictive, qui marque la place de chacun, mais la fonction qu’il remplit », observe le sociologue.

Au fil de ces transformations, les individus jouissent de plus en plus d’autonomie, ce qui va entraîner une montée de l’individualisation des valeurs, des croyances, des comportements et des appartenances. Il y a alors segmentation de la société en groupes sociaux de plus en plus distincts.

à la solidarité organique

Dans une telle perspective, comment la cohésion sociale est-elle maintenue? C’est ici qu’apparaît ce que Durkheim nomme la « solidarité organique », par analogie avec les organes assurant la cohésion d’un organisme vivant.

Cette solidarité organique découle de l’autonomie croissante des individus dans leur travail et de la différenciation des groupes sociaux qui entraînent une interdépendance coopérative puisque la spécialisation du travail nécessite par elle-même une complémentarité des tâches. Les groupes sociaux apparaissent donc comme les organes assurant la cohésion et le bon fonctionnement de l’organisme social.

Les sociétés humaines sont ainsi passées de la solidarité par similitude des valeurs à la solidarité par complémentarité des tâches.

Durkheim voyait manifestement dans ce passage un progrès non seulement économique mais aussi un progrès civilisationnel permettant d’établir des liens sociaux sur une base plus large comme l’appartenance à la nation. « L’idéal de la fraternité humaine, affirme-t-il, ne peut se réaliser que dans la mesure où la division du travail progresse », cette division entraînant une augmentation des rapports sociaux et du fait même une coopération accrue.

La solidarité mécanique ne disparaît toutefois jamais entièrement ; elle subsiste notamment au sein des groupes sociaux qui ont une forte identité (ethnique, religieuse, professionnelle et, aujourd’hui, sexuelle). Toujours selon Durkheim, ces groupes identitaires peuvent même faciliter l’intégration sociale des individus qui en font partie dans la mesure où ces groupes ainsi que des institutions sociales communes comme l’école font prendre conscience de l’utilité de chacun dans le maintien de l’unité et du bon fonctionnement de l’ensemble de la société.

Anomie sociale et régression civilisationnelle

La persistance de la solidarité mécanique comporte par contre un danger. La montée des droits individuels risque de conduire à ce que Durkheim appelle l’« anomie sociale », soit la perte des valeurs et des normes communes qui assuraient la cohésion. Ceci se produit lorsque la division du travail et la diversité ne produisent plus de solidarité organique et que les règles de la vie sociale ne sont plus contraignantes ou ont fait place à d’autres règles incompatibles entre elles. L’individu perd alors ses repères.

Dans une telle situation, « la société est malade », estime Durkheim, car « la réglementation nécessaire [au rétablissement de la solidarité] ne peut s’établir qu’au prix de transformations dont la structure sociale n’est plus capable ; car la plasticité des sociétés n’est pas indéfinie. Quand elle est à son terme, les changements même nécessaires sont impossibles. »

Durkheim voyait des signes d’anomie dans la société de la fin du XIXe siècle, notamment dans les crises économiques, dans le manque de règles légales et morales régissant le monde du travail et dans les changements technologiques trop rapides. Il voyait aussi dans la montée de l’individualisme une forme de religion :

« À mesure que toutes les autres croyances et toutes les autres pratiques prennent un caractère de moins en moins religieux, l’individu devient l’objet d’une sorte de religion […] qui, comme tout culte fort, a déjà ses superstitions ».

Il ne pouvait entrevoir l’exacerbation de l’individualisme qu’allaient entraîner les déclarations internationales et les chartes nationales des droits et libertés. Encore moins l’avènement des médias sociaux qui morcellent toujours plus les rapports sociaux en groupes identitaires de plus en plus restreints et cloisonnés.

Tel que développé par Durkheim, le concept de solidarité mécanique des sociétés antérieures ainsi que celle persistant dans les sociétés modernes peut très bien s’appliquer au courant de pensée woke : morcellement identitaire, exacerbation des droits individuels, absence d’identité nationale et de valeurs universelles, essentialisation de la religion, de la race et, peut-on ajouter aujourd’hui, de l’orientation sexuelle.

Un tel contexte social ne saurait guère engendrer de solidarité organique. L’anomie actuelle, marquée par les déréglementations, la perte de pouvoir économique, législatif et moral des États, le relativisme postmoderniste et la perte d’idéaux communs, pourrait même nous avoir fait atteindre le point de bascule entraînant une « régression civilisationnelle » de la solidarité organique à la solidarité mécanique. C’est d’ailleurs ce que soutient la sociologue Nathalie Heinich dans son récent essai Le wokisme serait-il un totalitarisme?2.

« En promouvant une idéologie identitaire focalisée sur la victimisation des ‘’minorités’’, écrit Heinich, le wokisme incite à s’affilier mentalement à des communautés fondées sur des similitudes (de sexe, de race, de religions, d’origine géographique, etc.) qui [¨…] reposent toujours sur les liens avec les proches, le semblable, le pareil à soi. C’est l’inverse de la communauté des citoyens, qui étend la solidarité organique en privilégiant l’identité plus abstraite et générale de citoyen voire de citoyen du monde. »

« La nation est un agrégat de tribus », soulignait Durkheim. Si l’identité nationale et les valeurs universelles ne font plus partie de notre vision des rapports sociaux et qu’elles ont fait place à la « solidarité des similitudes », les analyses et concepts de Durkheim nous alertent sur le fait que le wokisme pourrait être un indice d’une régression de l’identité nationale à l’identité tribale.

Un état que Durkheim qualifierait sans hésiter de « pathologique ».

Notes

1 – Daniel Baril, anthropologue et journaliste, auteur de Tout ce que la science sait de la religion (PUL 2018) et Comment la sélection naturelle a créé l’idée de Dieu (MultiMondes 2006).

2 – Nathalie Heinich, Le wokisme serait-il un totalitarisme?, Albin Michel, Paris, 2023, p. 20-21.

La gauche s’unit contre tout ce qui la constituait (par Guy Konopnicki)

Guy Konopnicki a publié le 12 juin sur sa page Facebook1 ce magnifique et très lucide texte au sujet du soi-disant « Nouveau Front Populaire », dominé par LFI, qui va présenter des candidats aux élections législatives 2024. Il rappelle fortement les grandes lignes politiques du Front populaire de 1935 – « le vrai ». A contrario il montre comment la gauche aujourd’hui « s’unit […] contre tout ce qui la constituait : la République, la laïcité, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, le travail, l’école publique » et, par ses rejets sectaires, barre la route à la constitution pourtant nécessaire d’une majorité de redressement républicain.
Je m’empresse de le reprendre ci-dessous en remerciant l’auteur pour son aimable autorisation et en m’associant à son analyse et à son appel.

La gauche se prétend Front Populaire, alors même que le peuple- les ouvriers, les artisans et les paysans- a massivement voté pour le Rassemblement National. On ne saurait combattre l’extrême-droite en niant cette réalité. Les raisons de ce vote sont connues, les travailleurs des villes et des campagnes, qui cotisent et payent leurs impôts, sont en situation d’insécurité, sur le plan social et dans leur vie quotidienne.

Il faut être aveugle pour croire qu’une alliance dominée par LFI les arrachera à l’extrême-droite. LFI a encouragé tous les désordres, jusqu’à soutenir, il y a un an, les jeunes pillards des banlieues, dont nul n’ignore qu’ils ont cessé immédiatement leur mouvement sur l’ordre des trafiquants qui tiennent l’économie parallèle des cités. Les travailleurs des centres commerciaux, qui avaient perdu des journées de travail, pouvaient bien balayer. Par la suite, LFI n’a cessé de donner l’exemple du désordre, à l’Assemblée Nationale, avant de mener une campagne centrée sur Gaza. Chaque image des manifestations et blocages de facs ou de lycée fait voter RN. Au soir des élections européennes et le lendemain, devant la réunion des « gauches », les manifs ont recommencé. On y voyait toutes sortes de drapeaux, mais pas un seul drapeau tricolore. Le Front Populaire, le vrai, a commencé par le serment du 14 juillet 1935, sur la place de la Bastille et il a triomphé sous les couleurs de la France. Les communistes, les socialistes, les radicaux ainsi que la CGT réunifiée de 1935-36 avaient décidé de ne pas laisser la nation et ses symboles aux fascistes. Le 14 juillet 1935, tous chantaient ensemble la Marseillaise.

Or la seconde raison du vote RN, c’est la peur de voir la France affaiblie par la mondialisation et rongée de l’intérieur par le communautarisme. La gauche oublie, quand elle ne la renie pas, sa réponse historique, qui est l’intégration de tous par la laïcité de la République. LFI a ouvertement joué avec le séparatisme, en faisant campagne sur Gaza, pour engranger les voix des quartiers islamisés. Les « dérapages » antisémites de Mélenchon et de ses séides visaient cet électorat.

La gauche s’unit donc contre tout ce qui la constituait : la République, la laïcité, la lutte contre le racisme et l’antisémitisme, le travail, l’école publique… Pis ! Elle part au combat en amalgamant le centre et la droite républicaine à l’extrême-droite, interdisant la constitution d’une majorité de redressement républicain.

La seule alternative au RN serait pourtant un rassemblement dans l’esprit des gouvernements de la Libération, où les communistes, les socialistes, le MRP et les gaullistes travaillèrent ensemble au relèvement de la France. Pour justifier le prétendu Front Populaire, on ose citer Aragon : « Quand les blés sont sous la grêle, fou qui fait le délicat »… Ce poème2 est dédié à deux patriotes fusillés par les nazis, Gabriel Péri, député communiste, et le capitaine Honoré D’Estienne d’Orves, aristocrate, passé de l’Action française au catholicisme social. Nous sommes fort loin du sectarisme de notre prétendue gauche.

Ce n’est pas avec un front rétréci que nous répondrons à l’urgence de rétablir la confiance entre les Français et la République. Ni avec de petits bricolages politiques conçus dans les salons de l’Élysée. J’attends, j’espère, un appel fort de personnalités politiques, venues de la gauche, du centre et de la droite républicaine, décidées ensemble à rétablir une République qui répond aux attentes des citoyens.

Notes

1 – Lien vers la publication d’origine. Relayée par l’auteur sur X  et sur Instagram. Guy Konopnicki est écrivain, voir la notice Babelio avec bibliographie https://www.babelio.com/auteur/Guy-Konopnicki/24633 .

« La République ne reconnaît aucun culte », vraiment ?

Le « moment Hanouka » à l’Élysée

En accueillant le 7 décembre une célébration cultuelle à l’Élysée, le chef de l’État français oublie qu’il est président de la République. Il commet une faute institutionnelle en enfreignant le principe de laïcité, il fait obstacle au travail des professeurs, il ravive et attise la compétition communautariste, il expose ceux qu’il prétend protéger et les réduit à une appartenance confessionnelle, il confond la Nation avec un amas de grumeaux convictionnels et identitaires.

Le 7 décembre Emmanuel Macron a accueilli à l’Élysée l’ouverture de la Hanouka, fête cultuelle juive célébrée par le grand rabbin Haïm Korsia1. Ce faisant, le chef de l’État oublie qu’il est président de la République française « indivisible, laïque, démocratique et sociale » (art. 1er de la Constitution) et commet une faute institutionnelle majeure. L’article 2 de la loi du 9 décembre 1905, qui dispose « la République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte », est manifestement enfreint par cette célébration au sein d’un palais national abritant un organe essentiel de l’exécutif.

Avancer, comme le font quelques membres du gouvernement à la peine pour sauver et minimiser ce faux pas, que « la laïcité n’est pas contraire aux religions », consiste à s’appuyer sur un des principes du régime de laïcité pour récuser l’autre. Le régime de laïcité distingue en effet deux domaines et n’a de sens que dans le maintien de cette dualité. Il n’est pas contraire aux religions dans l’espace civil, dans l’ordinaire de la vie sociale qui jouit, dans le cadre du droit commun, de la plus grande liberté. Mais il impose l’abstention en matière de cultes, de croyances et d’incroyances, à tout ce qui participe de la puissance et de l’autorité publiques – magistrats et agents publics dans l’exercice de leurs fonctions, bâtiments publics, lieux affectés à l’exercice de la puissance publique, législation, discours officiels : c’est le principe de laïcité proprement dit. Dire que l’Élysée et que le président de la République dans l’exercice de sa fonction échappent au domaine soumis à ce principe est donc faux. C’est aussi dire une bêtise : car s’ils sont rendus constamment à une condition ordinaire et extraits du domaine de la puissance publique, alors la symbolique de l’un et la magistrature de l’autre sont effacées.

À moins que cet éminent contre-exemple et ce pitoyable sophisme viennent enrichir le catalogue de ce qu’il faut éviter en matière de laïcité, on se demande comment vont faire les professeurs chargés d’enseigner les principes de la République dans le cadre de l’EMC2. Comment par exemple expliquer aux élèves qu’on doit interdire à l’école publique le port de tenues manifestant une appartenance religieuse, mais que le président peut, dans l’exercice de ses fonctions, cautionner tel ou tel culte ? Leur savonner ainsi une planche déjà bien glissante n’était vraiment pas opportun.

Cette faute institutionnelle est le prix, l’habillage un peu trop large, d’une bévue politique qu’on aggrave en voulant la masquer. En prétendant faire un geste envers les juifs meurtris par le pogrom du 7 octobre et visés en France par d’alarmantes déclarations et actes antisémites qui vont jusqu’au crime, Emmanuel Macron entendait peut-être corriger une erreur antérieure. S’il voulait, comme cela était normal et attendu, marquer sa condamnation de l’antisémitisme, pourquoi avoir refusé de participer à la marche du 12 novembre pour la République et contre l’antisémitisme ? Celle-ci avait lieu sur la voie publique, elle réunissait des personnes de toutes origines, de toutes croyances et incroyances, elle ne prenait pas parti pour une « confession » et seules les couleurs bleu, blanc, rouge du drapeau de la République française y furent affichées. Participer est même un mot trop fort : on peut comprendre qu’un président de la République hésite à déambuler dans une manifestation ; il lui eût suffi de faire visiblement acte de présence en s’y rendant quelques instants afin de saluer les présidents des deux chambres.

En affichant ainsi la reconnaissance officielle d’un culte, le chef de l’État ravive, alimente et envenime la concurrence communautariste. Pourquoi tel culte aurait-il droit à une telle reconnaissance plutôt qu’un autre, pourquoi ceux-ci plutôt que d’autres ? Non seulement c’est ouvrir la porte à un défilé revendicatif d’appartenances convictionnelles toujours incomplet par principe, mais encore c’est introduire le soupçon de privilège pour celles qui seraient admises à cette reconnaissance. La bonne intention se retourne alors, elle suscite le ressentiment et nourrit l’hostilité qui vise ceux qu’on entendait protéger : en l’occurrence précise, les juifs3. Quelle bonne idée ! On s’étonne qu’un fin politique et un responsable religieux prétendant « représenter » des citoyens particulièrement exposés ne soient pas capables d’envisager les conséquences indésirables d’un tel geste. On avance que cela aurait été étourdiment improvisé : le recours piteux à ce qui ressemble à une excuse de minorité n’est pas plus rassurant.

Enfin, cette reconnaissance se manifestant envers une appartenance religieuse (en présence, semble-t-il, de quelques dignitaires d’autres cultes « qui étaient invités »), elle tient pour quantité négligeable ceux qui ne se réclament d’aucune appartenance ou qui considèrent une telle appartenance comme un élément non pertinent pour concourir à la vie de la cité. En un raccourci réducteur, elle identifie abusivement les Français juifs et toute personne de culture juive à une adhésion cultuelle, à une confession. Comme si un rabbin, fût-il grand rabbin, devait capter et représenter la parole de toute personne juive, comme si on ne pouvait pas à la fois être de culture juive et athée ou agnostique ou indifférent aux choses religieuses en tant qu’elles demandent adhésion. Et cela vaut généralement, car la déclinaison est facile : comme si on ne pouvait pas être à la fois de culture chrétienne et athée ou agnostique, etc. ; comme si on ne pouvait pas être à la fois de culture musulmane et athée ou agnostique, etc.

Alors apparaît un aspect fondamental, relatif à la conception même de l’association politique. En procédant ainsi à la reconnaissance d’une confession religieuse, en y réduisant un ensemble de personnes qu’il devrait d’abord regarder comme des individus, Emmanuel Macron révèle une fois de plus4 l’idée qu’il se fait de la Nation, ramenée par là à un conglomérat de molécules convictionnelles. Dans le multiculturalisme qui semble avoir ses faveurs, l’association politique ne réunit pas seulement des citoyens, elle reconnaît politiquement des communautés, qui au mieux se côtoient. Mais elles peuvent aussi se faire face : on en a pris l’effrayante mesure récemment avec les gigantesques et violentes manifestations scandant des slogans antisémites au Royaume-Uni, aux USA, en Irlande, en Australie. Auprès d’elles les modestes rassemblements islamo-gauchistes français ne tiennent pas la route. Quant à ceux d’« ultra droite », mobilisés du reste sur d’autres motifs et soigneux de ne laisser apparaître aucun slogan antisémite, ils font encore plus pâle figure. Bien peu de commentateurs remarquent que les Français se tiennent plutôt bien à cet égard, comparés à leurs homologues des pays de « tolérance » à modèle anglo-saxon.

La République française en effet et jusqu’à nouvel ordre n’est pas un contrat ni un deal passé avec tels ou tels groupes, telles ou telles communautés, ce n’est pas un amas de grumeaux confessionnels ou identitaires. C’est une association de citoyens qui s’efforcent d’énoncer, de rendre possibles et de défendre les droits de tous, y compris le droit de former des communautés – confessionnelles ou pas -, pourvu qu’aucune n’ait d’efficience politique, pourvu qu’aucune n’impose à quiconque contre son gré une norme particulière excédant la loi commune.

Notes

2 – Enseignement moral et civique.

3 – Lire à ce sujet l’éditorial d’Emmanuel Debono « Feu sur la laïcité » (en ligne ce 9 décembre sur le site LEDDV) qui s’appuie en outre sur un alarmant sondage effectué auprès des Français musulmans.

4 – On rappellera notamment : sa présence ès qualités, largement médiatisée, à la messe de septembre 2023 célébrée par le pape François à Marseille ; en 2018 le discours aux évêques où il fut question de « réparer le lien abîmé entre l’Église et l’État » ; en septembre 2017 la célébration des 500 ans de la Réforme ; puis, lors d’une rencontre officielle avec les responsables de 6 religions en décembre de la même année, les propos s’inquiétant d’une « radicalisation » de la laïcité – ce qui invite à considérer des militants laïques qui n’ont jamais menacé personne comme porteurs d’un risque de même nature et de même degré que les assassins fanatiques religieux « radicalisés » qui ensanglantent le monde. Voir à ce sujet mon article de janvier 2018 https://www.causeur.fr/emmanuel-macron-laicite-radicalisation-societe-148783 .

« Qu’est-ce que (vraiment) la laïcité? » : podcast CK pour « France souveraine »

 Le mouvement « France souveraine » m’a invitée à enregister un podcast sur la laïcité. L’enregistrement est publié aujourd’hui.
On peut y accéder par ce lien direct :

Catherine Kintzler : Qu’est-ce que (vraiment) la laïcité ?

Voir la liste des podcasts  : https://www.francesouveraine.fr/infos/podcasts/

« La France en miettes » de Benjamin Morel, lu par Samuël Tomei

Il est convenu et convenable de s’afficher « girondin », donc partisan des libertés locales ; ainsi est-on un démocrate éclairé. Il est par conséquent convenu et convenable de repousser les « jacobins » et leur centralisme par nature autoritaire et archaïque, rappelant les heures les plus sombres de la Révolution française (ou celles du bonapartisme). Curieuse simplification sémantique, anachronisme grossier, grâce auxquels on peut disqualifier le caractère indivisible de la République française. Sus aux États-nations fauteurs de nationalismes donc de guerres. Et après tout, vos républicains patriotes de la Troisième et, plus tard, le général de Gaulle lui-même n’étaient-ils pas de fervents décentralisateurs ? Et c’est à qui fera tourner le plus vite la centrifugeuse. Au point, selon le politiste et constitutionnaliste Benjamin Morel (La France en miettes – Régionalismes, l’autre séparatisme, Paris, Cerf, 2022), que la France serait en miettes ; au point que le régionalisme tel qu’on le promeut ne serait autre qu’un séparatisme.

Au milieu de son livre, Benjamin Morel, en quelques pages, réduit à rien l’idée selon laquelle les Girondins auraient été décentralisateurs voire fédéralistes. L’auteur cite nombre d’historiens contemporains ayant fait un sort à cette idée reçue. On pense aussi à Alphonse Aulard qui déjà en 1901 la réfutait : « Pouvait-on citer un seul Girondin qui eût fait acte de fédéralisme ou manifesté une tendance fédéraliste ? Et qui donc avait prêché le fédéralisme à la France ? N’étaient-ce pas deux Montagnards, Billaud-Varenne en 1791 et Lavicomterie en 1792 ?1 » Benjamin Morel y insiste : pour tout révolutionnaire, la souveraineté ne saurait être divisée et c’est bien pourquoi les Montagnards, pour les frapper d’opprobre, vont accuser les Girondins de fédéralisme. Or ces derniers n’ont au contraire jamais réclamé que l’égalité de statut entre tous les départements, même en temps de guerre, quand les Montagnards voulaient réserver un sort particulier à Paris. Et jamais les Girondins n’ont imaginé rompre avec l’unité de la loi, jamais ils n’ont eu l’idée d’un pouvoir législatif délégué – ils n’étaient même pas décentralisateurs. (p.136-140) C’est donc par abus de terme qu’on a évoqué un « pacte girondin » lors de la révision constitutionnelle avortée en 20182.

La structure maurrassienne de l’ethnorégionalisme français

Tout le monde souhaite rompre avec la centralisation, autant les républicains attachés à la souveraineté nationale que, cela va de soi, les différents autonomistes, indépendantistes et autres nationalistes. Les sources et les formes diffèrent toutefois et la Révolution française partage les eaux. Les décentralisateurs républicains et ceux que Benjamin Morel appelle les ethnorégionalistes vouent aux mêmes gémonies la Constitution bonapartiste de l’An VIII. Mais c’est avant tout l’anticésarisme qui pousse les premiers à vouloir décongestionner le pays, conforter la démocratie en renforçant les pouvoirs locaux, à commencer par la commune et le département, cellules administratives et politiques de base de la République républicaine. Comme Pierre Legendre, l’auteur estime que la commune et le département ont « ouvert la voie à une décentralisation comme instrument de démocratisation et non comme outil de reconnaissance identitaire » (p. 85). La commune surtout. On se souvient qu’Albert Thibaudet est allé jusqu’à écrire que « la République est le régime du maire élu » : la loi de 1884 sur l’élection des maires est en effet aux yeux du grand critique « la loi essentielle et utile de la République, celle qui mieux que toute autre a assuré son triomphe et sa durée3 ». Cette décentralisation suppose que chaque entité soit pourvue des mêmes compétences. En outre, le découpage administratif ne saurait si peu que ce soit se fonder sur des critères ethniques ou linguistiques. (p. 69-84) Bref, à chacun son folklore, sa cuisine, son patois mais, dès qu’il s’agit de politique, de légalité, la République ne reconnaît que des citoyens égaux en droits et qui délibèrent en français.

Les ethnorégionalistes s’abreuvent, eux, au courant contre-révolutionnaire avec Charles Maurras pour figure centrale. On sait que l’attachement au « pays réel » – « ontologiquement premier » par rapport au pays légal, par rapport à l’État –, la défense de ses droits, de sa diversité, se trouve au fondement du nationalisme maurrassien4. Aussi, ici, la France intégrale est-elle la France fédérale. Mais pour éviter qu’un fédéralisme aussi poussé que possible ne provoque l’éclatement de la nation, Maurras plaide pour un État « en son centre très monarchique » et, à « son extrémité, très républicain, formé d’une poussière de républiques […]5. » C’est pourquoi, pour Maurras, la République ne peut pas décentraliser, encore moins la République parlementaire et il reprochera assez à Clemenceau6 et à Brisson, décentralisateurs fervents, de s’être mués en « centralisateurs féroces » dans l’exercice du pouvoir7. Le département, création de la Révolution, est ici voué à l’exécration même si, comme le rappelle à trois reprises l’auteur (p. 62, 85 et 140), il tient compte des limites des anciens bailliages et sénéchaussées. On pourrait même remonter dans le temps puisque l’historien Bertrand Lançon lui aussi note que le département n’a pas été conçu par des esprits ignorants des réalités locales donc de l’histoire : les révolutionnaires se sont, pour en tracer les contours, inspirés de la carte des cités gallo-romaines8. Le fédéralisme de Maurras est une doctrine « de l’autonomie locale ou tout au moins ethnique » ; il est un instrument de résistance à la pénétration des idées issues de la Révolution et des cultures exogènes ; il implique enfin que les collectivités votent leurs lois (p. 82-83). On retrouve là les traits principaux de l’ethnorégionalisme contemporain, en particulier, donc, l’ethnicisme, l’ethno-linguisme, plus précisément, à deux notables exceptions qui font justement écrire à l’auteur qu’il relève d’un maurrassisme mal compris. En effet, pour Maurras, la préservation de l’unité nationale est essentielle alors que, pour nos autonomistes et autres indépendantistes, la nation française doit avoir le même sort que Carthage pour les Romains. En outre, le fédéralisme maurrassien ne concerne que les provinces « gallo-romanes » ; il exclut donc l’Alsace, les Flandres, le Pays basque et la Bretagne… (p. 86-88)

Pro-pétainistes, pro-fascistes et pro-nazis

L’ethnorégionalisme prétend lutter contre l’impérialisme de l’État français, broyeur des identités locales. Sauf que les cultures régionales en question ont été « remodelées et idéalisées par des urbains en quête de racines ». (p. 28 et p. 57) Ils se sont à cette fin inspirés des royalistes ultras, des images d’Épinal et… des sociétés de tourisme. (p. 51) Cela au point que même l’architecture est contaminée par cette authenticité fabriquée et piquant est l’exemple choisi par l’auteur de la ville d’Hossegor aux constructions d’un style basque qui n’a jamais existé, « l’alliance entre l’ethnorégionalisme militant, le tourisme et le commerce [ayant] ainsi contribué à produire une culture locale artificielle vécue sur un mode existentiel ». (p. 56) Toutefois, les mouvements autonomistes ne se limitent pas à la sympathique disneylandisation de leurs desseins. L’essentialisme qui les caractérise les a naturellement fait glisser sur la pente qu’on imagine, pendant l’entre-deux-guerres, jusqu’à plonger dans des eaux sulfureuses. Le PNV basque (Partido Nacionalista Vasco) a été fondé par Sabino Arana Goiri qui « considérait les Basques comme le peuple élu et promouvait la pureté de la race basque9 ». (p. 92) C’est déjà beaucoup mais on précisera que le dessinateur du drapeau basque (l’Ikurriña), d’inspiration britannique, celui qui flotte à Bayonne aujourd’hui, était antisémite. Cependant, les Catalans, eux, s’imaginaient Celtes. Quant aux Corses, Santu Casanova, l’un des fondateurs du nationalisme, développait, à la fin du XIXe siècle, les « thèmes du sang, de la race, de l’instinct » ; dans les années 1920, le mouvement s’est étoffé et Petru Rocca, fondateur du bulletin A Mura, se rapprochait de l’Italie mussolinienne qui accorda bourses universitaires et voyages d’études aux jeunes autonomistes (p. 109) ; ledit bulletin donnait alors dans le racisme et l’antisémitisme avant d’être interdit et Rocca fut déchu en 1938 de sa Légion d’honneur pour avoir comploté contre la nation. Pour tous ces adversaires de la République fille de 1789, l’avènement du régime de Vichy fut donc une « divine surprise » : Pétain loua Mistral en 1940 et l’année suivante le maréchal fut fait sòci d’honneur du Félibrige et Charles Maurras en devint élu majoral. (p. 81) En Flandre, en 1940, on écrivit à Hitler pour demander le rattachement de la région au IIIe Reich. (p. 94) En Bretagne, rappelle Benjamin Morel, l’ethnorégionalisme s’est structuré autour du journal Breiz Atao « qui se qualifiera lui-même de national-socialiste », journal créé par Morvan Marchal, créateur du drapeau (le Gwenn ha du), d’inspiration étasunienne, celui de la région Bretagne de nos jours et qu’on trouve donc sur les plaques d’immatriculation des Bretons… Le PNB, le parti national breton, ne cachait pas alors son antisémitisme et tenta de négocier avec le régime nazi la création d’un État breton. (p. 94-95) Pour ce qui est des régionalistes alsaciens, ils eurent partie liée avec le régime nazi au point que les chefs de deux des nombreux mouvements intégrèrent la SS. (p. 96-97)

Or comme le souligne l’auteur, ce passé n’est guère passé. On a raboté les aspérités les plus saillantes, changé de vocabulaire, certains mots étant devenus moralement et légalement imprononçables, mais on justifie, on relativise : le coupable est (comme toujours) l’État jacobin, les résistants ont fait plus de dégâts que les collaborateurs etc. Dans les années 1960 et 1970, les mouvements régionalistes portent à gauche (sauf en Alsace) (p. 196-197), n’étaient, en passant, de fréquentes alliances avec le Front national. Puis l’ethnorégionalisme s’est éloigné de ce parti au fur et à mesure de sa « normalisation », les drapeaux régionaux disparaissant de ses défilés (p. 203). Avec le déclin des communistes et des socialistes, les régionalistes trouvent aujourd’hui nombre d’accointances avec les écologistes et avec la mouvance macronienne. L’auteur montre bien la plasticité de l’ethnorégionalisme, facilitée par la grande porosité des partis traditionnels à leurs thèses.

Malgré ces opportunes alliances, reste le noyau dur et qui explique l’absence de solution de continuité avec un passé trouble : « L’ethnorégionalisme est tenu par un héritage qui en structure le rapport au monde. Il est une force qui naît au XIXe siècle, reposant sur une vision conservatrice de la région comme cadre d’existence d’un peuple dont l’identité est antagoniste à celle de la nation. » (p. 201) Reste donc l’ethnicisme dont le principal vecteur, l’arme de guerre, est la langue.

La néo-langue, arme de guerre

Benjamin Morel souligne que ces langues sont en bonne part des reconstructions militantes. Le Félibrige, au milieu du XIXe siècle, fabrique une langue d’Oc artificielle inspirée par le provençal ; or, « si elle permet à ses auteurs de briller dans les salons parisiens, elle n’est en réalité parlée par personne » (p. 32). Pour le corse, on ne peut pas ne pas songer à cet extrait du discours de réception d’Angelo Rinaldi à l’Académie française : « Quelques victimes d’une sorte de régression infantile s’efforcent, là-bas, de promouvoir, au détriment du français, un dialecte certes inséparable de la douceur œdipienne des choses, mais dénué de la richesse de la langue de Dante. À la surface des sentiments et des idées, le dialecte ne creuse pas plus profondément qu’une bêche, quand il faut, pour atteindre les profondeurs, les instruments du forage, d’une langue à chefs-d’œuvre, telle que le français […]10 » ; et puisque, selon l’écrivain, « nous sommes devant une mosaïque de dialectes aux accents divers que leur sonorité apparente, dans l’ensemble, à celle d’un dialecte toscan qui n’aurait pas évolué depuis le Moyen Age11 », on va constituer un corse qui est selon certains puristes, rapporte Georges Ravis-Giordani, une sorte d’espéranto. (p. 32) Il en va de même pour le breton, synthèse forgée au début du XXe siècle. (p. 34)

Les régionalistes vont employer toute leur énergie à promouvoir les langues régionales, principal marqueur identitaire, fût-ce au détriment des langues locales. Le cas du breton est intéressant : on appose des panneaux en cette langue où on ne l’a jamais parlée, comme à Nantes ou à Rennes, zones gallo. Ce colonialisme, cet impérialisme – celui même qu’on reproche au français et à la culture française – va jusqu’à l’invention de noms (par l’Office de la langue bretonne) comme la commune de Monteneuf qui devient Monteneg, toponyme qui n’a jamais existé sous cette forme. (p. 43) Et Benjamin Morel fait bien de préciser qu’il est tout à fait favorable à la sauvegarde des langues régionales authentiques, pour peu qu’à Rennes, par exemple, on enseigne non, donc, le breton militant, le néo-breton, mais le gallo. C’est que, note-t-il fort à propos – idée qui revient dans son livre comme un leitmotiv –, « loin d’être une alliée [des ethnorégionalistes], la petite patrie [leur] est un danger. Elle est productrice de dissonance, car, plus proche, elle est un meilleur reflet du réel ». (p. 65). Aux yeux des ethnorégionalistes il s’agit de faire sécession par la langue, tant il est vrai qu’elle permet de « bâtir et cloisonner les univers mentaux et sociaux » (p. 191) D’où l’insistance à réclamer le bilinguisme des documents officiels, à obtenir les moyens d’enseigner, d’imposer la néo-langue locale.

La trahison des élites

Les républicains universalistes tendent à incriminer l’Union européenne dans l’essor de l’ethnorégionalisme, puisqu’elle s’est construite sur l’amnésie des États-nations en promouvant les grandes régions. Or l’auteur montre que c’est un peu malgré elle que l’UE, quand bien même travaillée au cœur par de très efficaces groupes de pression, a « stimulé le régionalisme » (p. 128). Pour l’auteur, à force d’invoquer l’UE, les ethnorégionalistes vont finir par la faire détester. Surtout, le séparatisme déstabilise les États et les rend moins avides d’une intégration qui déjà a vocation à les fragiliser. Mais, donc, le moteur de la division n’est pas à chercher à Bruxelles : « On peut reprocher à l’Europe beaucoup, mais la fusion des régions, la multiplication de collectivités à statuts particuliers et à ressorts identitaires sont uniquement le fruit de l’imagination destructrice de nos élites tricolores. » (p. 129) Lesquelles mettent ainsi un empressement confondant à vouloir ratifier la Charte des langues régionales, qui reconnaît des droits collectifs à des groupes ethniques et de ce fait a été censurée par la Conseil constitutionnel (p. 125). Ces mêmes élites, de tous bords, par cynisme, acceptent, on l’a vu avec les drapeaux régionalistes, l’effacement des symboles nationaux ; elles acceptent sans ciller la disjonction entre citoyenneté et nationalité, un des instruments les plus efficaces pour briser l’unité nationale – peut-être aurait-il fallu rappeler que le traité de Maëstricht (1992) avait donné le la en permettant l’éligibilité aux élections locales des citoyens des États membres. La plupart du temps, les partis nationaux traditionnels ont été pris à leur propre piège, échouant à assécher les mouvements ethnicistes en s’efforçant de récupérer leurs revendications, laissant donc aux séparatistes donner le tempo. La surenchère est devenue permanente entre mouvements (qui sera le plus « authentique » et donc le plus radical ?) et entre collectivités (telle veut autant de compétences que telle autre à qui on vient d’en accorder un peu plus pour avoir la paix). De nombreux exemples étrangers rapportés par l’auteur inquiètent. Est lancé un processus de désagrégation sur fond d’une décentralisation de plus en plus illisible, une décentralisation asymétrique impliquant la fin de la solidarité nationale (p. 246). Pour Benjamin Morel, la différenciation territoriale, qui s’impose avec une force croissante depuis vingt ans, est le « tombeau de la France ». (p. 259) Bref, sous couvert de modernité, on ne nous promet rien d’autre qu’un retour au féodalisme. La République est morte, vive l’ancien régime…

L’ombre de Mirabeau…

Plutôt que d’y voir l’éloge d’une France centralisée et niveleuse, il faut considérer cet ouvrage non seulement, certes, comme un vibrant plaidoyer pour un modèle politique sabordé avec un acharnement consciencieux par nos élites, mais aussi comme le plus bel hommage aux petites patries12 sans lesquelles la République indivisible ne serait qu’une construction aussi artificielle que les régions des ethnorégionalistes, les petites patries qui sont la condition de la Grande, laquelle, en retour, les préserve de toute régression raciste.

La fin de ce livre courageux, franc, net (non dénué de piques ironiques), se veut volontariste – mais on sent que l’auteur, au milieu des décombres et avant que quelques pans de murs encore d’aplomb ne s’effondrent à leur tour, brûle de dire : « Vive la République quand même ! » Aucun des lecteurs de Benjamin Morel n’aura d’ailleurs si peu que ce soit été surpris par la déclaration du chef de l’État devant l’assemblée de Corse, le 28 septembre 2023, premier président de la République à envisager l’autonomie de l’île. Ce séparatisme est-il moins mortel à la nation que l’autre ? Bien sûr, on songe à Mirabeau rappelant à l’Assemblée nationale, le 19 avril 1790, qu’avant de constituer une nation, les Français étaient « une agrégation inconstituée de peuples désunis ». Tout est à recommencer.

Benjamin Morel, La France en miettes – Régionalismes, l’autre séparatisme, Paris, Cerf, 2022, 265 p., 20 euros

Notes

1 – Alphonse Aulard, Histoire politique de la Révolution française – Origines et développement de la démocratie et de la République (1789-1804), Paris, Armand Colin, 1901, p. 401

3 – Albert Thibaudet, Les idées politiques de la France, in Réflexions sur la politique, Paris, Robert Laffont (« Bouquins »), 2007, p. 173. Les idées politiques de la France a été publié en 1932.

4 – Cité par Axel Tisserand, Actualité de Charles Maurras – Introduction à une philosophie politique pour notre temps, Paris, Pierre Téqui, 2019, p. 233-235.

5Op. cit.

6 – Je me permets de renvoyer à mon article : Samuel Tomei, « Georges Clemenceau : la décentralisation au service de l’émancipation individuelle », in Vincent Aubelle et Nicolas Kada, Les grandes figures de la décentralisation – De l’Ancien Régime à nos jours, Paris, Berger-Levrault, 2019, p. 181-196

7 – Charles Maurras, « Le Roi et les Provinces », Revue Fédéraliste, n° 100, Guirlande à la Maison de France, préface de Georges Bernanos, 1928.

8 – Bertrand Lançon, Quand la France commence-t-elle ?, Paris, Perrin, 2021, p. 57-59.

9 – Benjamin Morel cite ici Frans Schrijver.

11 – Angelo Rinaldi, « Ils ne le lâcheront pas ! », Le Nouvel observateur, 10-16 août 2000.

12 – Voir Jean-François Chanet, L’Ecole républicaine et les petites patries, Paris, Aubier, 1996, et Olivier Grenouilleau, Nos petites patries – Identités régionales et Etat central, en France, des origines à nos jours, Paris, Gallimard, 2019

« Vers une société communautariste et confessionnelle. Le cas Samuel Grzybowski » d’Aline Girard, lu par Philippe Foussier

Avec le livre Vers une société communautariste et confessionnelle. Le cas Samuel Grzybowski (éd. Pont9, 2023), Aline Girard signe une enquête fouillée sur Samuel Grzybowski, personnage aux facettes multiples qui fonda à 16 ans l’association Coexister. L’auteur montre comment les ambitions communautaristes et « interconvictionnelles » du jeune doctrinaire se sont toujours conjuguées avec un sens des intérêts impressionnant.

Coexister, Convivencia, la Primaire populaire… On pourrait en citer bien d’autres, de ces structures dirigées ou inspirées par Samuel Grzybowski. Secrétaire générale d’Unité laïque, Aline Girard signe là une enquête fouillée sur ce personnage aux facettes multiples qui fonda à 16 ans Coexister, une association qui a obtenu en quelques années une respectabilité et une notoriété saisissantes. L’auteur montre clairement comment les ambitions idéologiques du jeune doctrinaire se sont toujours conjuguées avec un sens des intérêts impressionnant. Il s’est rapidement imposé au centre d’un réseau qui a ouvertement pour objectif de servir le soft power américain. Comme le note Jean-Pierre Sakoun dans la préface de ce petit livre aussi dense que documenté, « à travers think tanks, fondations philanthropiques, multinationales socialwashed et greenwashed, toute la politique des États-Unis concourt à fournir à la nébuleuse de l’interconvictionnel, du community organizing et du social business les moyens de son emprise progressive sur la société française ».

Ingénierie socio-politique de l’interconvictionnel

Coexister, que Samuel Grzybowski fonda en 2009, est probablement la structure la plus connue de ce réseau dans lequel l’intéressé joue un rôle majeur. Mouvement de jeunesse « interconvictionnel », l’association entend proposer « une nouvelle façon d’appréhender la diversité de religions et de convictions ». Elle ne met pas son drapeau dans sa poche et affiche sa défiance à l’égard d’une laïcité française décrite comme « laïciste », préférant de loin un modèle tel qu’il prévaut dans l’univers anglo-saxon, fondé sur la coexistence communautaire et confessionnelle. Regroupant des jeunes croyants de différentes confessions, Coexister entend démontrer que cette approche est adaptée aussi à la France, quand bien même une majorité de ses citoyens se déclare agnostique ou athée. Mais qu’importe, Samuel Grzybowski, à l’image de ces Young Leaders distingués en masse par les États-Unis pour constituer des relais de sa vision du monde de l’organisation des sociétés, sait que le multiculturalisme a le vent en poupe et il surfe ainsi sur une vague porteuse.

« Par le biais de ces ONG, lobbies, think tanks et organisations philanthropiques dotés de financements privés considérables et spécialisés dans l’ingénierie socio-politique, les États-Unis installent un nouvel ordre du monde en répandant leur modèle de société », explique Aline Girard. Il n’est pas anodin que cette entreprise idéologique se déploie tandis que l’islamisme avance parallèlement ses pions et se heurte, dans ses versions frériste ou salafiste notamment, à la laïcité française et au-delà à la notion de citoyenneté républicaine qui ne reconnaît, à l’inverse des pays anglo-saxons, que des individus et non des groupes, qu’ils soient fondés sur l’ethnie ou sur la religion. Car les réseaux entretenus par Coexister et ses ramifications trouvent dans les ambitions de l’islamisme des relais efficaces, comme l’auteur le démontre avec précision. On n’est ainsi pas surpris de retrouver en 2015 l’incontournable Grzybowski signataire d’un appel deux jours après le massacre du Bataclan, côtoyant visiblement sans gêne aucune le rappeur Médine, celui-là même qui appelle à crucifier les « laïcards » et à l’application de la charia. Le CCIF, officine frériste dissoute depuis par décret, figure aussi dans cet aréopage de signataires.

Lexique clérical

Si on entend un peu moins Samuel Grzybowski depuis quelques mois, il était néanmoins apparu sur le devant de la scène politique en amont de la dernière élection présidentielle. Il fut en effet l’un des principaux initiateurs de la Primaire populaire, qui entendait désigner le candidat unique de la gauche à ce scrutin. On se souvient peut-être des conditions particulièrement fantaisistes dans lesquelles cette aventure s’était fait connaître, écartant des candidats pourtant déclarés (Poutou, Roussel, Arthaud…), en retenant certains qui n’étaient pas candidats (Ruffin notamment) ou bien encore imposant leur présence à d’autres qui ne voulaient pas y participer (Mélenchon, Hidalgo, Jadot…).

Finalement, au terme d’une procédure particulièrement obscure, avec un mode de financement et des comptes qui laisseraient perplexe la moins sourcilleuse des associations anticorruption mais avec l’insolite caution de jadis honorables radicaux de gauche, ce fut Christiane Taubira qui fut désignée puis prestement lâchée en rase campagne par des soutiens qui, quelques semaines avant, semblaient l’entourer d’une intense ferveur avant que l’observation attentive des sondages ne fasse cesser leurs génuflexions. Comme l’avait d’ailleurs commenté le candidat EELV Yannick Jadot, cette Primaire populaire « était devenue un gag ». Assurément une pantalonnade dont ceux qui y apportèrent leur concours ne sortirent pas grandis, et les électeurs sans doute encore un peu plus dégoûtés par cette manière de faire de la politique et plus encore de jouer avec la démocratie. Pressentant sans doute le crash, Samuel Grzybowski quitta courageusement l’entreprise avant la démonstration patente de son échec.

Quelle que soit la structure dans laquelle Samuel Grzybowski reviendra dans l’actualité, nul doute que l’ancrage idéologique auquel il a arrimé son action demeurera, prônant « le glissement progressif d’une éthique de la justice sociale à visée universaliste à une éthique de la sollicitude comme sensibilité et pratique morale ». On y retrouvera à coup sûr une logorrhée très identifiée :

« Il excelle dans ce discours aux connotations religieuses qui, sans que l’on y prenne garde, insidieusement, cléricalise la langue depuis des décennies, installant un lexique de substitution qui envahit pensées et paroles : bien commun, bienveillance, sollicitude, humilité, respect mutuel, vulnérabilité, dévouement, tolérance, compassion, réparation, repentance, etc. Dans ce système sémantique, l’impératif du care n’est pas loin d’être l’équivalent de la vertu théologale de la charité ».

Par la démonstration étayée que ce petit livre nous propose, Aline Girard nous permet d’identifier clairement les choix de société qui nous sont offerts : céder à cette offensive communautariste et néo-libérale ou lui préférer l’universalisme républicain.

Aline Girard, Vers une société communautariste et confessionnelle. Le cas Samuel Grzybowski, préface Jean-Pierre Sakoun, Pont 9, 2023, 120 p.

L’union « des droites » sur la paille de la Nativité : une logique identitaire

Ceux qui appellent de leurs vœux (jusqu’à présent pieux) l’union de la droite LR et du RN sont enfin exaucés : celle-ci s’effectue sous nos yeux « dans la joie et la paix » d’un seigneur qui n’a jamais complètement digéré la loi du 9 décembre 1905. C’est dans les détails que se glisse la grâce : foin des programmes politiques encombrants, la jonction trouve asile sur la paille qui accueille les crèches de la Nativité dans certaines mairies. Ce faisant, elle renforce le « wokisme », mais aussi un certain « progressisme » qu’elle prétend combattre.

À l’initiative du sénateur des Bouches du Rhône Stéphane Le Rudulier, une proposition de loi visant à modifier l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905 a été déposée et soutenue par plusieurs dizaines de sénateurs, notoirement LR et RN ou proches de ce parti1.

Ils entendent voler au secours des élus qui, tels Louis Aliot à Perpignan ou Robert Ménard à Béziers, enfreignent délibérément la loi en érigeant des crèches de la Nativité au moment de Noël dans les bâtiments municipaux.

Selon l’article 28 de la loi du 9 décembre 1905, « il est interdit, à l’avenir, d’élever ou d’apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l’exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions ». Donc pas de crèche de la Nativité dans les mairies, dans les hôtels de département, de région. Soulignons que la fin de l’article exclut de l’interdiction le domaine culturel désigné de manière générale par « musées ou expositions ». Un maire un peu astucieux s’efforcerait d’habiller l’exhibition en exposition temporaire sur la célébration de Noël dans différentes « traditions culturelles » – avec un petit parcours historico-artistique expliqué par quelques panneaux présentant les personnages sous un aspect mythologique et non pas religieux, afin de proposer un objet appropriable par tous, comme on le ferait dans un musée… Aux tribunaux, ensuite, d’apprécier la conformité avec l’article 28 en cas de plainte. On ne fera pas l’injure aux sénateurs en question de penser qu’ils manquent d’astuce. Non, l’objectif est clair : il s’agit expressément de privilégier une tradition représentant exclusivement une France chrétienne. Le projet en effet propose de changer la loi en y inscrivant une série d’exceptions particulières par l’ajout suivant : « ainsi que des dispositifs nécessaires à la présence temporaire de crèches et arbres de Noël, de santons, de galettes des rois et d’œufs de Pâques ».

La proposition particularise l’objet de la loi, qui devrait rester le plus général possible, jusqu’à l’œuf de Pâques dont on ne précise pas s’il est en chocolat. L’énumération de ces objets particuliers, pour être ridicule, n’en est pas moins révélatrice : elle désigne, sous le terme pompeux de « préservation des traditions immémoriales de la Nation française » des objets qui ont cependant chacun une histoire et où sont enrôlées sous le chef du catholicisme des coutumes qui le précèdent et l’excèdent (alors que si l’on voulait s’inscrire dans un projet culturel, il faudrait faire l’inverse!). C’est cette bannière religieuse qui retient ici l’attention, et les commentateurs qui se répandent dans les médias pour soutenir la proposition ont parfaitement compris : on pourrait à cette occasion, comme je l’ai entendu sur une chaîne d’infos continues, « suspendre temporairement la laïcité ». À ce compte, pourquoi ne pas la suspendre aussi pendant le jeûne du mois de Ramadan, etc. ?

L’énumération présentée par la proposition a valeur de symptôme. Elle peut être lue soit comme close, soit comme appelant d’éventuels compléments. Dans le premier cas, elle sonne le rappel du catholicisme comme une « racine » principale de la « Nation française ». Dans le second, elle fait du geste religieux un moment fédérateur de ladite « Nation ». Dans les deux cas – que la déclinaison identitaire se fasse au singulier ou au pluriel -, le moment religieux est plus qu’une composante (même importante) de l’histoire de France : il constitue une essentialité nationale, accréditée par la reconnaissance explicite de la part de la puissance publique.

Les deux lectures ne sont donc pas incompatibles. On rappellera que, dans son livre de 2015 Situation de la France, et avec grande ampleur conceptuelle, Pierre Manent proposait une fédération à portée politique des « cinq grandes masses spirituelles » au sein desquelles le catholicisme aurait un rôle médiateur supplantant la laïcité2. On peut aussi, et cela mérite d’être souligné, inclure dans ce geste identitaire l’action des courants « progressistes » que pourtant LR et le RN affectent de combattre et qui s’illustrent brillamment en matière de destruction de la laïcité et d’accommodements communautaristes – on songera par exemple, pêle-mêle, aux rapports Tuot de 2013 sur l’intégration, aux accompagnateurs scolaires, aux financements d’édifices cultuels et de crèches confessionnelles, au soutien d’élus « de gauche » à la fameuse manifestation du 10 novembre 2019 « contre l’islamophobie », à l’autorisation pour les associations religieuses d’échapper à l’obligation de se déclarer comme lobbies3

Présentées au motif (entre autres) de s’opposer au « wokisme »4, les déclinaisons de la logique identitaire dont la proposition de loi procède en offrent l’image symétrique. Les grignotages à bas bruit qu’elle énumère épousent l’objectif des courants antilaïques : faire que l’association politique nommée France ne soit plus vraiment « une République indivisible, laïque, démocratique et sociale »5 qui se pense comme auto-constituante, et où personne n’est invité à (et encore moins sommé de) s’identifier à une appartenance.

Notes

1 – « Proposition de loi visant à préserver les traditions immémoriales de la Nation française » https://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl22-215.html .

2 – Je me permets de renvoyer à mon analyse dans la fin de l’article « Situation de la France de Pierre Manent : petits remèdes, grand effet ». https://www.mezetulle.fr/situation-de-la-france-de-pierre-manent-petits-remedes-grand-effet/

4 – Voir l’exposé des motifs sur le site du Sénat https://www.senat.fr/leg/exposes-des-motifs/ppl22-215-expose.html

5 – Art. 1er de la Constitution.

« Burkini » : communiqué de presse du Conseil d’État

Le CE confirme la suspension du règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble

Dans son article « Piscines de Grenoble : savoir de quoi on parle« , Charles Arambourou a proposé aux lecteurs de Mezetulle une analyse très précise du nouveau règlement intérieur des piscines publiques de Grenoble autorisant le port de « tenues non près du corps ne dépassant pas la mi-cuisse » (autrement dit du « burkini »..), ainsi que de la décision du Tribunal administratif du 26 mai 2022 qui « retoquait » ledit règlement – cette autorisation du port du « burkini » est une disposition dérogatoire prise pour satisfaire une revendication religieuse. On apprend aujourd’hui que le Conseil d’État, saisi en appel, vient de confirmer ce jugement.

Mezetulle publie ci-dessous le communiqué de presse du CE – et invite les lecteurs à lire l’article de Charles Arambourou, augmenté (24 juin) d’un Addendum commentant la décision du CE.

Le Conseil d’État confirme la suspension du règlement intérieur des piscines de la ville de Grenoble autorisant le port du « burkini »

Le juge des référés du Conseil d’État était saisi pour la première fois d’un recours dans le cadre du nouveau « déféré laïcité » issu de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République. Le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble avait prononcé la suspension du nouveau règlement des piscines de la ville de Grenoble qui autorise le port du « burkini ». Saisi d’un appel de la commune, le juge des référés du Conseil d’État confirme cette suspension : il estime que la dérogation très ciblée apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, aux règles de droit commun de port de tenues de bain près du corps  édictées pour des motifs d’hygiène et de sécurité, est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l’égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics.

En mai dernier, la ville de Grenoble a adopté un nouveau règlement intérieur pour les quatre piscines municipales dont elle assure la gestion en affirmant vouloir permettre aux usagers qui le souhaiteraient de pouvoir davantage couvrir leur corps. L’article 10 de ce règlement, qui régit, pour des raisons d’hygiène et de sécurité, les tenues de bain donnant accès aux bassins en imposant notamment qu’elles soient ajustées près du corps, comporte une dérogation pour les tenues non près du corps moins longues que la mi-cuisse. Après la suspension de cette disposition par le juge des référés du tribunal administratif de Grenoble le 25 mai dernier1, la commune a fait appel de cette décision devant le Conseil d’État. C’est la première application du nouveau « déféré laïcité » issu de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République2, qui concerne les cas d’atteintes graves aux principes de laïcité et de neutralité des services publics.

Le juge des référés du Conseil d’État rappelle la jurisprudence selon laquelle le gestionnaire d’un service public a la faculté d’adapter les règles d’organisation et de fonctionnement du service pour en faciliter l’accès, y compris en tenant compte des convictions religieuses des usagers, sans pour autant que ces derniers aient un quelconque droit qu’il en soit ainsi, dès lors que les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers. Il rappelle aussi que l’usage de cette faculté ne doit pas porter atteinte à l’ordre public ou nuire au bon fonctionnement du service3. Par son ordonnance, le juge des référés du Conseil d’État indique que le bon fonctionnement du service public fait obstacle à des adaptations qui, par leur caractère fortement dérogatoire par rapport aux règles de droit commun et sans réelle justification, rendraient plus difficile le respect de ces règles par les usagers ne bénéficiant pas de la dérogation ou se traduiraient par une rupture caractérisée de l’égalité de traitement des usagers, et donc méconnaîtraient l’obligation de neutralité du service public.

En l’espèce, le juge des référés constate que, contrairement à l’objectif affiché par la ville de Grenoble, l’adaptation du règlement intérieur de ses piscines municipales ne visait qu’à autoriser le port du « burkini » afin de satisfaire une revendication de nature religieuse et, pour ce faire, dérogeait, pour une catégorie d’usagers, à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps. Il en déduit qu’en prévoyant une adaptation du service public très ciblée et fortement dérogatoire à la règle commune pour les autres tenues de bain, le nouveau règlement intérieur des piscines municipales de Grenoble affecte le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes, et donc le bon fonctionnement du service public, et porte atteinte à l’égalité de traitement des usagers, de sorte que la neutralité du service public est compromise.

Pour ces raisons, le juge des référés du Conseil d’État rejette l’appel de la ville de Grenoble.

Décision en référé n° 464648 du 21 juin 2022

1 Décision en référé n° 2203163 du 25 mai 2022

2 L’article 5 de la loi n° 2021-1109 du 24 août 2021 a modifié l’article L. 2131-6 du code général des collectivités territoriales, qui dispose désormais : « Lorsque l’acte attaqué est de nature (…) à porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics, le président du tribunal administratif ou le magistrat délégué à cet effet en prononce la suspension dans les quarante-huit heures. La décision relative à la suspension est susceptible d’appel devant le Conseil d’Etat (…) ».

3 CE, 11 décembre 2020, Commune de Châlons-sur-Saône, n° 426483.

Piscines de Grenoble : savoir de quoi on parle

Edit du 24 juin 2022 : lire à la fin de l’article l’Addendum  commentant la décision du Conseil d’État.

Provocation politicienne en période électorale, nouvel épisode de l’apartheid imposé aux femmes musulmanes par les intégristes, ou simple histoire de chiffons sans rapport avec la religion ? L’affaire des « burkinis » dans les piscines de Grenoble donne lieu à des torrents d’encre et d’octets numériques où la raison trouve rarement son compte. D’où un certain nombre d’approximations, voire de simples énormités, proférées par les camps en présence.
Or le maire de Grenoble n’a pas « autorisé le burkini dans les piscines de la ville » – il est plus malin ! Le Tribunal administratif n’a pas davantage « interdit le burkini ». Quant à la laïcité, elle ne se limite pas à la loi de 1905, et il n’est pas vrai que dans l’espace public, on puisse « porter la tenue que l’on veut ».
Le plus simple n’est-il pas de remonter aux sources et de prendre la peine de lire les règlements et la première décision de justice en cause ? Sans oublier que le Conseil d’État doit se prononcer en appel.

Le règlement intérieur d’une piscine doit assurer « l’hygiène et la salubrité » publiques

Le précédent règlement des piscines de Grenoble, en 2017, y consacrait son article 12 :

« Pour des raisons d’hygiène et de salubrité, la tenue de bain obligatoire pour tous dans l’établissement est le maillot de bain une ou deux pièces propre et uniquement réservé à l’usage de la baignade. »

Ces règles étaient justifiées par la responsabilité incombant aux collectivités locales, depuis 1884, d’assurer « le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques » -définition de l’ordre public. Les prescriptions vestimentaires suivantes, adaptées notamment au caractère fermé de la baignade et à la présence de bouches d’aspiration, en découlaient à Grenoble :

« [Le] maillot de bain en matière lycra moulant très près du corps recouvre […] au maximum la partie située au-dessus des genoux et au-dessus des coudes. […] »

Le maillot devait être « très près du corps » pour éviter que des tissus flottants puissent être aspirés par les évacuations, et, en raison du caractère fermé de la baignade, laisser apparaître les bras et les jambes, pour se différencier des tenues de ville dont la propreté n’est pas garantie. Le règlement détaillait :

« Sont donc strictement interdits : caleçon, short cycliste, maillot de bain jupe ou robe, boxer long, pantalons de toutes longueurs, jupe, robe, paréo, string, tee-shirt, tee-shirt de bain (matière lycra), sous-vêtements, combinaisons intégrales. »

Rien de « liberticide » là-dedans : le « monokini » y était déjà autorisé, mais seulement « sur la serviette » (quelle femme souhaiterait se baigner seins nus dans une piscine bondée ?). La baignade en robe couvrante ou en burkini enfreignait manifestement ces prescriptions justifiées d’ordre public.

Le nouveau règlement des piscines de Grenoble dérogeait à ces règles

Pour satisfaire les revendications pro-burkini des militantes d’Alliance citoyenne, le maire de Grenoble ne pouvait donc que dégrader les règles d’hygiène et de sécurité : position délicate à assumer. Le nouveau règlement intérieur voté le 16 mai 2022 est ainsi un monument d’hypocrisie : nulle part il n’autorise explicitement le burkini. Il se contente de ne plus en rendre le port contraire au règlement, en affichant des prescriptions aussi énergiques dans la forme que revues à la baisse sur le fond.

Ainsi, le rapport de présentation annonce que le nouvel article 10 (« prescriptions d’hygiène et de sécurité ») « ajoute » la disposition suivante : « le port d’une tenue de bain conçue pour la baignade et près du corps ». En réalité, il « retranche » :

« […] les tenues non près du corps plus longues que la mi-cuisse (robe ou tunique longue, large ou évasée) et les maillots de bain-shorts sont interdits »,

ce qui revient à autoriser les tenues non près du corps du moment qu’elles ne dépassent pas la mi-cuisse (jupettes) !

L’ordonnance du TA (considérant n° 6) ne s’y est pas trompée, qui constate une « [dérogation] à la règle générale d’obligation de porter des tenues ajustées près du corps ». C’est seulement cette dérogation qui a motivé la suspension partielle dudit article par le TA :

« Article 2 : L’exécution de l’article 10 précité du règlement des piscines de Grenoble dans sa rédaction issue de la délibération du conseil municipal du 16 mai 2022 est suspendue en tant qu’elle autorise l’usage de tenues de bain non près du corps moins longues que la mi-cuisse. »

Ainsi, le membre de phrase suspendu ne figure plus sur le site de la ville de Grenoble.

Certes, rien ne dit que le Conseil d’État, saisi en appel, confirmera la nature et la portée de cette dérogation : du strict point de vue de l’hygiène et de la sécurité, le burkini présente-t-il vraiment des inconvénients manifestes ? S’agit-il d’une dérogation, ou d’une simple modification ? Néanmoins, le raisonnement adopté par le TA mérite d’être suivi jusqu’au bout, en ce qu’il réussit à y raccrocher la laïcité, de façon juridiquement étayée, mais peu habituelle.

Le burkini est bien un accessoire religieux

C’est en vain que d’habiles exégètes, ou des bien-pensants demi-habiles, soutiennent que le burkini n’aurait rien de religieux, encore moins d’intégriste, mais serait seulement destiné à permettre à des femmes pudiques – voire mal à l’aise avec leur corps- d’accéder aux piscines. On a connu les mêmes arguties avec le voile. Or aucun juge français ou international ne s’aventurera jamais à débattre du caractère religieux d’une tenue : il suffit qu’il soit revendiqué par qui la porte1.

Tel était bien le projet de la créatrice du burkini2 : « Les maillots de bain BURQINI ® – BURKINI ® […] ont été développés conformément au code vestimentaire islamique ».

En l’espèce, le mémoire en défense de la ville de Grenoble confirme les motivations religieuses du port de cette tenue, comme le relève le TA. Selon le rappel de la procédure (début de l’ordonnance), il est notamment argué que : « les usagers des piscines ne sont pas soumis à des exigences de neutralité religieuse ; […] la circonstance qu’une pratique soit minoritaire est sans effet sur sa qualification religieuse ; […] ».

De même, les arguments d’Alliance citoyenne et de la Ligue des droits de l’Homme, intervenants admis, ne peuvent éviter d’invoquer la motivation religieuse (cf. rappel de la procédure).

  • Pour Alliance citoyenne, de façon fort alambiquée :

« La circonstance selon laquelle certaines tenues de bain, comme le burkini, pourraient être regardées comme manifestant des convictions religieuses […] ; »

  • Pour la Ligue des droits de l’Homme, en mêlant déni et contradictions internes (car si le burkini n’a rien de religieux, pourquoi évoquer le « fonctionnement d’une religion » ?) :

« Le maillot de bain couvrant n’est pas, par lui-même, un signe d’appartenance religieuse ; son port ne méconnaît pas les exigences du principe de laïcité ;  il n’appartient pas à l’État de s’immiscer dans le fonctionnement d’une religion et aucune pression n’a été relevée sur les femmes de la communauté musulmane ; […] »
On note avec inquiétude l’utilisation du terme de « communauté musulmane », bien peu républicain.

Ce qui a justifié la suspension, c’est le motif religieux de la dérogation aux règles communes

On l’oublie trop souvent, sous la pression des partisans exclusifs de « la laïcité comme liberté d’exercice des cultes », la laïcité ne se limite pas à la loi de 1905, essentiellement établie pour sortir du Concordat et du système des cultes reconnus et financés par l’État. Depuis 1946, elle figure dans l’art. 1er de la Constitution. Ainsi, le Conseil constitutionnel a donné, le 19 novembre 2004 (Traité établissant une Constitution pour l’Europe), une définition supplémentaire du principe de laïcité :

« […] les dispositions de l’article 1er de la Constitution interdisent à quiconque de se prévaloir de ses croyances religieuses pour s’affranchir des règles communes régissant les relations entre collectivités publiques et particuliers ».

Voilà qui complète utilement les dispositions de la loi de 19053. Le TA (Considérant n° 4) a appliqué cette définition aux règles « organisant et assurant le bon fonctionnement des services publics », c’est-à-dire « l’ordre public sous ses composantes de la sécurité, de la salubrité et de la tranquillité publiques4 ». Règles auxquelles « Il ne saurait être dérogé ».

Le TA en a tiré un principe de « neutralité du service public », qui paraît bien applicable à l’autorité organisatrice, conformément au principe de séparation (art. 2 de la loi de 1905) régissant la sphère publique (État, collectivités, établissements et services publics) et ses agents.

Cette neutralité concerne-t-elle pour autant l’ensemble du service public, y compris ses usagers ? Ce n’est pas le sujet, puisque le déféré vise, non pas le comportement de certains usagers, mais la décision de la ville organisatrice du service public. Le « Considérant 6 » en tire la conséquence logique :

« […] en dérogeant à la règle générale d’obligation de porter des tenues ajustées près du corps pour permettre à certains usagers de s’affranchir de cette règle dans un but religieux, ainsi qu’il est d’ailleurs reconnu dans les écritures de la commune, les auteurs de la délibération litigieuse ont gravement porté atteinte [au] principe de neutralité du service public. »

***

Il n’est pas sûr que le Conseil d’État, qui n’est pas fort ami de la laïcité, suive le raisonnement du TA, qui a choisi de conforter le déféré préfectoral. Néanmoins, cette affaire est l’occasion de rafraîchir quelques mémoires.

Ainsi, contrairement à ce que certains ont cru devoir soutenir, il n’est pas vrai que « dans l’espace public » on puisse « porter la tenue que l’on veut ». C’est la « valeur relative des libertés », définie à l’art. 4 de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 : toute liberté connaît des « bornes », qui sont : les droits et libertés d’autrui, et l’ordre public établi par la loi -en l’espèce, les dispositions du règlement intérieur de la piscine (espace public, et non « sphère publique »).

Enfin, il ne faudrait pas négliger l’une des assertions du déféré préfectoral : « la possibilité de se rendre à la piscine en burkini risque de se transformer en obligation ». Il est ainsi suggéré que le port du burkini pourrait faire peser une contrainte prosélyte à caractère communautariste. De fait, sa présence même générerait une « pression de conformité » sur les baigneuses musulmanes ou supposées telles, qui pourraient craindre de passer pour « impures » aux yeux de la communauté ou du quartier si elles ne se couvraient pas entièrement le corps à leur tour.

Le Conseil d’État restera-t-il enfermé dans sa logique myope de 19895, quand il soutenait que le port du voile à l’école n’était pas en lui-même un acte de prosélytisme ? Si le prosélytisme (chercher à convaincre de ses convictions) n’est pas interdit, il devient répréhensible dès qu’il est effectué de façon abusive6, notamment par des pressions : or celles-ci ne sont pas forcément physiques, ni même verbales. Au-delà de la critique féministe justifiée des injonctions patriarcales à cacher le corps des femmes, il serait bon de se souvenir que les cibles des islamistes sont essentiellement les femmes musulmanes, ou supposées telles. Leur ruse est ici de se faire relayer par d’autres femmes.

NB . Le Conseil d’État confirme la décision du Tribunal administratif de Grenoble. Lire le communiqué de presse du CE.

***

Addendum du 24 juin 2022. Le juge des référés du Conseil d’État confirme

Citons le communiqué de presse de la Haute Juridiction (c’est nous qui soulignons) :

« …le juge des référés du Conseil d’État confirme cette suspension : il estime que la dérogation très ciblée apportée, pour satisfaire une revendication religieuse, aux règles de droit commun de port de tenues de bain près du corps  édictées pour des motifs d’hygiène et de sécurité, est de nature à affecter le bon fonctionnement du service public et l’égalité de traitement des usagers dans des conditions portant atteinte au principe de neutralité des services publics. »

Soulignons qu’il s’agissait du premier cas de « déféré laïcité », procédure instaurée par la loi du 24 août 2021 (dite « séparatisme »). Les partisans de l’abrogation de ladite loi devront désormais avouer leur préférence pour le burkini.

Le juge des référés du Conseil d’État a donc suivi le raisonnement du TA de Grenoble. Il est même allé plus loin. Ainsi il a considéré que le règlement des piscines avait en réalité pour objet d’autoriser le « burkini » (on n’est pas loin de la notion juridique de « détournement de pouvoir »), et que ce vêtement répondait à une revendication religieuse.

On ne peut que s’en féliciter.

Le règlement intérieur des piscines a donc subi, non une simple « modification », mais une véritable «  dérogation », que l’ordonnance qualifie même de « ciblée » (visant le burkini). Elle met ainsi à mal le « monument d’hypocrisie » que nous avons relevé dans l’argumentation de la ville de Grenoble. Le juge n’a pas été dupe, et le dit sévèrement (c’est nous qui soulignons) :

« Cependant, d’une part, au regard des modifications apportées par la délibération du 16 mai 2022 au précédent règlement et du contexte dans lequel il y a été procédé, tel que rappelé à l’audience, l’adaptation exprimée par l’article 10 du nouveau règlement doit être regardée comme ayant pour seul objet d’autoriser les costumes de bain communément dénommés « burkinis », d’autre part, il résulte de l’instruction que cette dérogation à la règle commune, édictée pour des raisons d’hygiène et de sécurité, de port de tenues de bain près du corps, est destinée à satisfaire une revendication de nature religieuse. Ainsi, il apparaît que cette dérogation très ciblée répond en réalité au seul souhait de la commune de satisfaire à une demande d’une catégorie d’usagers et non pas, comme elle l’affirme, de tous les usagers

L’ordonnance ajoute un argument « d’ordre public » intéressant : la dérogation en cause, « sans réelle justification », « est de nature à affecter […] le respect par les autres usagers de règles de droit commun trop différentes […] » (souligné par nous).

En revanche, le juge n’a pas donné suite à l’assertion incidente du déféré préfectoral, selon lequel « la possibilité de se rendre à la piscine en burkini risque de se transformer en obligation ». Il est vrai que la question du prosélytisme, que nous évoquions dans notre article précédent, ne concerne pas l’action de la ville de Grenoble, mais seulement les instigateurs (-trices) de la revendication. Or, même sans prosélytisme abusif, il suffit que la dérogation à la règle commune ait un motif religieux pour porter atteinte au principe de laïcité et de neutralité du service public.

Que donnera le recours au fond ? Le juge des référés étant en l’espèce le Président de la section du contentieux du CE, on peut penser qu’il ne serait pas aisément désavoué. De son côté, le maire de Grenoble a annoncé respecter la décision, tout en développant une argumentation sophistique. Selon lui, l’annulation n’aurait été causée que par le caractère « non près du corps » de la « jupette » : en quoi il n’a pas bien lu l’ordonnance d’appel, qui ne reprend plus la question de la « jupette », mais le fait que la dérogation visait en réalité à autoriser le burkini.

Notes

1 – Sauf la passoire des pastafaristes (pour qui le monde a été créé par un monstre volant en spaghettis), en raison du caractère parodique revendiqué par cette conviction (CEDH, De Wilde v. The Netherlands, 2 décembre 2021).

3 – Constitutionnalisées à leur tour (décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013)… à l’exception de l’interdiction de subventionner les cultes !

4 – Définition de l’ordre public par l’art. L2215-1 du Code général des collectivités territoriales, qui prévoit un pouvoir de substitution du préfet en cas d’inaction du maire.

5 – Conseil d’État – Avis du 27 novembre 1989 – Port du foulard islamique

6 – CEDH, 16 décembre 2016, Kokkinakis c. Grèce

Liberté d’expression, neutralité et laïcité dans les activités sportives

Un vademecum du « Conseil des sages »

Si la question résurgente du « burkini » n’a pas changé de nature politique depuis 20161, en revanche, en se manifestant dans les piscines publiques, elle affecte un terrain plus sensible, parce que plus réglementé, que celui des plages où elle était initialement apparue. Elle n’est qu’un jalon parmi d’autres tests que les menées communautaristes font subir aux principes républicains, notamment dans le domaine du sport auquel il convient de s’intéresser plus largement en s’aidant d’un ouvrage éclairant.
Publié récemment et téléchargeable sur la page du Conseil des sages de la laïcité, le vademecum Liberté d’expression, neutralité et laïcité dans le champ des activités physiques et sportives2 parcourt et analyse de manière concrète la plupart des situations qui, dans le domaine de l’activité sportive, peuvent contrevenir aux principes républicains. Doit-on, peut-on y faire obstacle et si oui, comment ?

Après avoir exposé la pertinence de la question – l’intervention croissante du religieux dans la pratique sportive, constatée notamment par plusieurs rapports parlementaires et de l’IGESR3 –, après en avoir identifié distinctement les risques – prosélytisme, communautarisme, radicalisation -, cet ouvrage de 67 pages éclaircit sous forme de 10 fiches thématiques les multiples contextes et statuts dont la complexité, en l’absence d’un tel éclaircissement, est génératrice de confusions.

En effet, des situations apparemment identiques n’appellent pas la même appréciation selon qu’elles prennent place dans l’exercice du sport scolaire, du sport universitaire, dans une fédération agréée, une fédération délégataire, au sein d’une association sportive privée, dans un club municipal, etc., et aussi selon la nature de l’activité qu’on y exerce (organisateur, employé, simple pratiquant). Et ce n’est pas le moindre mérite de ce vademecum que d’avoir réussi à structurer et à ordonner cette « usine à gaz » qu’est apparemment l’organisation du sport en France. Pour chaque type de contexte (service public, fédération, association, structure municipale…) un tableau pose la question « Suis-je astreint à une obligation de neutralité ? », la décline selon le statut de l’intéressé (organisateur, salarié par l’organisme, bénévole, arbitre, pratiquant…) et y répond très clairement en s’appuyant sur la réglementation en vigueur. On sait alors dans quels contextes, pour quels statuts, la règle de neutralité est une obligation, dans quels autres elle est une possibilité et selon quels moyens. Ainsi et par exemple, un bénévole ou un salarié participant à l’encadrement sera soumis à l’obligation de neutralité dans le cadre de l’Union nationale du sport scolaire (UNSS), alors qu’un règlement intérieur pourra lui imposer de restreindre la manifestation de ses convictions dans le cadre du sport universitaire (FFSU)4.

Enfin, armé par cette clarification, on passe à la partie pratique et proprement analytique qui mobilise les outils mis en place précédemment. Que faire lorsque tel ou tel cas concret se présente, à quelle typologie remonter pour l’apprécier et prendre une décision ? L’exposition de onze « situations » significatives5 montre pour chaque cas comment pratiquer cet exercice du jugement et permet d’obtenir une réponse pertinente.

L’actualité me conduit à citer intégralement le cas n°4 : port du burkini par une nageuse dans une piscine municipale, p. 55 :

Faits

Madame F. a adhéré en 2020 à des activités proposées par la piscine municipale. En janvier 2021, elle décide de les poursuivre en burkini. Les encadrants sportifs lui demandent de ne plus revenir tant qu’elle n’aura pas changé de tenue de bain. Les encadrants sont-ils dans leur bon droit ?

Eléments de réponse

Les personnes fréquentant les piscines municipales sont des usagers du service public. Le principe de laïcité ne leur est pas directement applicable.

Toutefois, des considérations liées aux exigences minimales de la vie en commun dans une société démocratique ou à la prévention des troubles à l’ordre public pouvant être suscités par le port de ces tenues, peuvent justifier une interdiction au principe de libre manifestation des croyances religieuses dans l’espace public.

Par ailleurs, la commune ou le gestionnaire de l’équipement municipal peut subordonner l’usage de la piscine au port d’une tenue vestimentaire adaptée aux impératifs d’hygiène et de sécurité.

Le code du sport et le code de la santé publique soumettant les gestionnaires de piscines ouvertes au public au respect d’obligations sanitaires, de sécurité et de surveillance, il appartient à la commune gestionnaire de la piscine de fixer ces règles dans son règlement intérieur.

Ce règlement étant porté à la connaissance de tout usager, l’accès au bassin peut être refusé aux personnes qui ne s’y conforment pas.

De cet exemple, entre autres, on conclura que, lorsque la neutralité ne s’impose pas a priori sous la forme d’une obligation (comme ce serait le cas pour un agent public) elle ne doit pas pour ce motif être systématiquement écartée : il y a toujours possibilité pour l’organisme gestionnaire de fixer, de manière justifiée, un règlement intérieur qui permet de la mettre en place.
J’ajouterai une conclusion politique. Puisqu’on peut en la matière faire obstacle aux comportements qui menacent les principes républicains ou qui testent leur degré de résistance aux tentatives d’affaiblissement, s’abstenir de le faire et se prévaloir d’une telle abstention ne relève pas d’un pur et simple juridisme, c’est une prise de position militante.

Notes

1 – Rappelons qu’en 2016, juste après l’attentat de Nice, l’opération « burkini » a, en l’espace de quelques jours, fait passer la France du statut de victime à celui de persécuteur… Et certains osent encore aujourd’hui, avec l’affaire des piscines de Grenoble, prétendre que la question est anecdotique – comme en 1989, au moment de l’affaire de Creil, certains prétendaient qu’il s’agissait simplement d’un « foulard » ou d’un « fichu ». Voir l’article de 2016 « Burkini : fausse question laïque, vraie question politique » https://www.mezetulle.fr/burkini-fausse-question-laique-vraie-question-politique/

2 – Dédié à la mémoire de Laurent Bouvet, préfacé par Dominique Schnapper, le vademecum est téléchargeable gratuitement sur la page du Conseil des sages de la laïcité du Ministère de l’Education nationale https://www.education.gouv.fr/le-conseil-des-sages-de-la-laicite-41537 . Sur cette page on trouve d’autres publications du Conseil des sages, notamment le coffret Guide républicain, et le vademecum La laïcité à l’école.

3 – IGESR : Inspection générale de l’éducation, du sport et de la recherche.

4 – Voir pages 24-26.

5 – Ce faisant, ce vademecum s’inspire de la méthode par « fiches ressources » déjà utilisée dans le vademecum La laïcité à l’école https://www.education.gouv.fr/media/93065/download .
Voici la liste des onze situations. 1 – Le port d’un signe d’appartenance religieuse dans une salle de mise en forme. 2 – Le port d’un signe d’appartenance religieuse par un arbitre pendant une rencontre sportive. 3 – Le port d’un couvre-chef à caractère religieux lors de compétitions sportives. 4 – Le port du burkini par une nageuse dans une piscine municipale. 5 – La demande de créneaux horaires non mixtes dans une piscine municipale. 6 – Le jeûne rituel d’un sportif lors d’une compétition. 7 – La prière observée par certains sportifs dans un vestiaire avant une rencontre sportive. 8 – Le signe d’adhésion à un culte d’un joueur dans une enceinte sportive. 9 – Le refus de serrer la main de l’arbitre, pour un motif religieux, dans une enceinte sportive. 10 – Le refus de participer au cours d’EPS. 11 – L’ostentation religieuse dans le sport scolaire.

La dualité du régime laïque

L’expression « intégrisme laïque » a-t-elle un sens ?

La laïcité de l’association politique construit un lien disjoint des liens communautaires existants ; elle installe un espace zéro, celui de la puissance publique, laquelle s’abstient en matière de croyances et d’incroyances et se protège des croyances et incroyances. Mais le régime laïque ne se réduit pas au seul principe de laïcité ; il repose sur une dualité. D’une part ce qui participe de l’autorité publique (législation, institutions publiques, école publique, magistrats, gouvernement…) s’interdit toute manifestation, caution ou reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d’incroyances – c’est le principe de laïcité stricto sensu. De l’autre, partout ailleurs y compris en public, dans l’infinité de la société civile (la rue, les moyens de transport, les espaces commerciaux…) et bien entendu dans l’intimité, la liberté d’expression s’exerce dans le cadre du droit commun. Sans cette dualité, qui produit ce que j’appelle la respiration laïque, la laïcité perd son sens.

Le texte ci-dessous reprend un article publié dans le numéro hors-série n°2 de Marianne («Qui veut la mort de la laïcité française ? ») publié en mars 20211.

La laïcité, obstacle à l’uniformisation. Dualité des principes

L’intégrisme entreprend d’uniformiser l’intégralité du mode de vie. Tout ce qui rompt un tissu qu’il veut ordonné à une doctrine unique surplombante, toute perméabilité à une pensée, à un comportement autres ou même seulement perçus comme déviants, tout cela lui est odieux. Toute autre parole, si proche de lui puisse-t-elle se prétendre, est à réduire et à éliminer. On ne souligne pas assez que les attentats islamistes visent des pays où les musulmans sont majoritaires et qu’ils font de très nombreuses victimes parmi les musulmans. Investi d’une « vérité » qui entend exprimer directement une nécessité ontologique, l’intégrisme islamique fait sienne la maxime absolue du persécuteur religieux : « tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens ». Il ne suffit pas de dire qu’il l’applique à ce qui ne lui ressemble pas : il l’applique à ce qu’il estime ne pas lui ressembler assez. Si un « accommodement » semble le satisfaire, ce ne peut être que comme signe d’un processus de soumission dont il réclamera toujours plus d’étendue et d’intensité2 : la stratégie de conquête lui est consubstantielle et il n’est donc jamais trop tôt pour le combattre sans jamais rien lui accorder.

La laïcité n’est pas le seul régime politique à s’y opposer, mais elle le fait de manière diamétrale et spécifique.

Un régime laïque ne se contente pas de disjoindre les Églises et l’État, les autorités « spirituelles » et religieuses d’une part et l’autorité civile de l’autre. Cette séparation est déjà un très grand progrès ; inventée dans son efficience politique à la fin du XVIIe siècle, on l’observe dans les grands pays à régime de tolérance. Le régime laïque va plus loin en menant la séparation jusqu’à sa racine : l’organisation politique non seulement est indifférente au contenu de toute foi, mais elle ne doit pas son modèle à un moment religieux. Le lien politique ne s’inspire d’aucun lien de type religieux, ethnique, coutumier, il ne reconnaît aucune transcendance, il commence avec lui-même, de manière auto-constituante. On n’a pas besoin de croire à quoi que ce soit, ni même d’invoquer quoi que ce soit, pour le produire. Ce minimalisme installe l’autorité civile – la loi – dans un espace dont la légitimité se fonde sur l’effort de rationalité critique et dialogique fourni par les citoyens.

Dans son fonctionnement, le régime de laïcité repose sur une dualité de principes. D’un côté ce qui participe de l’autorité publique (législation, institutions publiques, école publique, magistrats, gouvernement…) s’abstient de toute manifestation, caution ou reconnaissance en matière de cultes, de croyances et d’incroyances, et réciproquement se protège de toute intrusion des cultes – c’est le principe de laïcité stricto sensu, le moment zéro. De l’autre, partout ailleurs y compris en public, dans l’infinité de la société civile, la liberté d’expression s’exerce dans le cadre du droit commun. L’articulation entre ces deux principes produit une respiration. L’élève qui enlève ses signes religieux en entrant à l’école publique les remet en sortant, il passe d’un espace à l’autre, échappant par cette alternance aussi bien à la pression sociale de son milieu qu’à une règle étatique.

Ainsi, deux espèces d’uniformisation sont tenues en échec. Personne n’est soumis à l’uniformisation d’un État qui s’imposerait dans tous les secteurs de la vie non seulement publique au sens strict (politique) mais aussi sociale : le principe de laïcité proprement dit s’applique à un domaine limité. Mais parallèlement personne n’est assigné à suivre les exigences d’une communauté et d’y conformer ses comportements : une telle conformité est une uniformisation, le patchwork, pour être multicolore vu d’en haut ou de loin, est uniformisant dans chacune de ses parcelles. Raisonner en termes de « diversité » sert souvent à masquer et même parfois à promouvoir cette uniformisation par collection catégorielle qui devient alors une assignation – or la « diversité » est d’abord celle qu’on doit assurer aux personnes singulières. Dans une association politique laïque il n’y a pas d’obligation d’appartenance. Le droit des associations fournit des outils juridiques aux rassemblements, mais aucune communauté ne peut se prévaloir d’une efficience politique qui l’excepterait du droit commun et lui donnerait autorité sur « ses » membres. Le droit d’appartenance n’est une liberté que subordonné au droit de non-appartenance.

« Intégrisme laïque » ?

Le régime laïque est donc autolimitatif. Installant la puissance publique dans un espace neutralisé, un espace « zéro » soumis au principe de laïcité proprement dit, il libère tout ce que ce principe ne gouverne pas : dans l’espace social ordinaire, la liberté d’expression peut se déployer dans le cadre du droit commun. L’expression « intégrisme laïque » n’a donc pas de contenu conceptuel. Ce vide de sens ne suffit cependant pas à expliquer sa persistance et sa fréquence. Il faut pour cela revenir au fonctionnement de la dualité de principes dont il vient d’être question : celui-ci connaît deux dérives obéissant à un même mécanisme.

Une première dérive consiste à vouloir étendre à la puissance publique le principe qui vaut pour la société civile : ce sont les tentatives d’«accommodements», de «toilettage», de reconnaissance des communautés en tant qu’agents politiques. L’autre dérive, symétrique, consiste à vouloir appliquer à la société civile l’abstention que la laïcité impose à l’autorité publique : position extrémiste qui prétend «nettoyer» l’espace social de toute visibilité religieuse (brandie principalement contre une religion). Ces deux dérives opposées fonctionnent de la même manière : le retrait d’un des principes du régime laïque au profit de l’autre qui envahit tout l’espace. Chacune réintroduit une des deux espèces d’uniformisation dont il a été question : l’une par communautarisation de l’espace politique qui tend à livrer chacun à « sa » communauté, l’autre par l’effacement de l’expression religieuse dans l’espace civil.

En quel sens pourra-t-on alors parler dintégrisme ? La première dérive peut se réclamer d’une forme de tolérance  consistant à organiser la coexistence de communautés « diverses ». Si elle ne relève pas directement dans son principe de la notion d’intégrisme (au sens où elle n’impose pas d’uniformisation homogène), elle favorise l’emprise de l’intégrisme à l’intérieur des communautés en fermant les yeux sur l’assignation des individus – ainsi peuvent se déployer des secteurs où s’applique, au-delà des mœurs, une norme particulière, notamment religieuse.

La deuxième dérive réclame la neutralisation de la présence religieuse dans l’ensemble de l’espace social partagé au nom d’un principe de laïcité qui sortirait alors de son champ d’application pour ne rencontrer que la limite de la vie intime, à l’abri du regard d’autrui. En ce sens on pourrait parler d’intégrisme puisque ce mouvement viserait une uniformisation homogène de la vie sociale relevant d’un principe général, appliqué par l’État.

S’agit-il bien d’un « intégrisme laïque » ? On voit que l’invocation incantatoire de la distinction « public »/« privé » ne met pas la laïcité à l’abri d’un contresens, car chacun des termes est ambivalent. Ce qui est « public » peut en effet désigner ce qui participe de l’autorité publique (État, magistrats, législation, agents publics, etc.) mais peut désigner aussi ce qui est simplement accessible au public (espace partagé, la rue, les magasins, les transports…). « Privé » peut renvoyer à ce qui relève du droit privé mais aussi à ce qui relève de l’intimité. Sur cette confusion, on réclamerait alors que tout ce qui n’est pas intime doit se plier au principe de laïcité parce que c’est « public » ? Ce serait la négation d’un régime laïque, l’abolition de la liberté d’expression.

D’ailleurs on ne voit pas que la République laïque française ait réduit la présence religieuse dans la société ni même son influence. Fait-on taire les cloches pour un autre motif que la tranquillité publique ? Le port de signes religieux dans la rue, dans les espaces accessibles au public est-il prohibé ? Les discussions publiques, les publications sont-elles tenues d’éviter tout sujet religieux ? Est-il interdit d’organiser une réunion publique à caractère religieux, une procession ?

Une intimidation paralysante

Préserver et appliquer la dualité de principes propre au régime laïque est donc nécessaire. Faut-il alors, de peur de dériver vers un extrémisme uniformisant, se réfugier dans la frilosité et restreindre les objets du principe de laïcité ? Ce principe participe à la vie du droit, et il n’est donc ni étonnant ni scandaleux qu’on songe aujourd’hui à l’appliquer à des éléments qui n’existaient pas autrefois ou qui ne posaient pas problème. Le mariage étendu aux personnes de même sexe est un apport récent et capital au corpus de la législation laïque, en ce qu’il achève de soustraire le mariage à un modèle d’inspiration religieuse. Prenons encore l’exemple des accompagnateurs scolaires : puisqu’ils viennent appuyer les professeurs (agents publics) et qu’ils n’interviennent pas en tant que témoins, mais qu’il assurent une mission directement éducative auprès des élèves, ne devraient-ils pas être concernés, eux aussi, par l’exigence de laïcité ? Dans ce cadre scolaire les parents accompagnateurs n’ont pas à traiter les enfants d’autrui comme s’ils étaient les leurs et réciproquement ils ont à traiter leurs propres enfants comme s’ils étaient ceux d’autrui. L’activité pédagogique ne change pas de nature, qu’elle s’exerce dans ou hors les murs3. D’autres chantiers, moins visibles mais très importants, sont ouverts  : la question de la recherche sur cellules-souches, celle de la fin de vie. Le champ des dispositions laïques doit être déterminé conceptuellement, mais détermination n’est pas clôture sur un statu quo.

Une autre forme de paralysie menace la réflexion et l’action laïques et au-delà d’elles pervertit l’exercice de la liberté en laissant le champ libre aux menées intégristes déguisées pour l’occasion en victimes offensées. C’est l’autocensure à sens unique, réclamée au nom des sensibilités blessées. L’expression religieuse est libre dans la société civile, mais faut-il l’assortir d’une prescription morale qui réprouverait sa critique en l’accompagnant d’une injonction d’approbation  – ce qui reviendrait à priver de liberté l’expression irréligieuse ? Aux yeux de ce prêchi-prêcha, il ne suffirait pas de respecter les lois en tolérant ce qu’on réprouve : il faudrait en plus l’applaudir – si vous froncez le sourcil en présence d’un voile islamique, vous êtes un affreux liberticide, un « intégriste laïque ». Et de vous expliquer que même si ce n’est pas « raciste » de caricaturer un élément religieux, c’est manquer de « respect » à ceux qui y croient. Il faudrait donc se donner pour règle le respect de ce que tous les autres croient ? Et ainsi non seulement on frappera d’interdit tout ce qui contrarie une croyance quelconque, mais on finira par considérer comme admissible que «  la simple projection d’un dessin puisse entraîner une décapitation »4.

Il faut rappeler que la liberté d’expression, encadrée par un droit qu’il faut justement appeler commun, vaut pour tous, en tous sens. Sa pratique est rude et n’a pas la gentillesse pour norme, mais la loi. Oui, on a le droit de porter le voile, on a le droit d’afficher une option politico-religieuse ultra-réactionnaire dans la société civile, on a le droit de dire que l’incroyance est une abomination. Mais n’oublions pas la réciproque : c’est en vertu du même droit qu’on peut exprimer la mauvaise opinion et même la détestation qu’on a de tout cela ; c’est en vertu du même droit qu’on peut caricaturer irrévérencieusement telle ou telle religion. Oui c’est difficile à supporter, mais la civilité républicaine, en tolérant qu’on s’en prenne aux doctrines mais jamais aux personnes, a ici une leçon de « bonnes manières » à donner aux saintes-nitouches armées d’un coutelas. À quoi bon la liberté si elle ne s’applique qu’à ce qui me plaît ?

Notes

2Voir la déclaration publique de Richard Malka à l’issue des plaidoiries du procès de Charlie Hebdo le 5 décembre 2020 : « cette histoire de caricatures c’est un prétexte […] On pourrait arrêter de caricaturer et abandonner le droit aux caricatures que ça ne changerait rien du tout, ils continueraient à nous tuer […] Il n’y a aucun salut dans le renoncement. »

4 – Henri Pena-Ruiz « Lettre ouverte à mon ami Régis Debray », Marianne, 21 décembre 2020 https://www.marianne.net/agora/henri-pena-ruiz-lettre-ouverte-a-mon-ami-regis-debray

Le port du voile n’a jamais libéré aucune femme

Le droit de porter le voile en public est aussi celui de dire publiquement tout le mal qu’on en pense

Voilà que le port du « voile islamique » refait surface, comme si la question n’avait pas été largement débattue depuis 1989 et éclaircie notamment par la loi de mars 2004. L’un des candidats à la présidence de la République (en l’occurrence une candidate), profère une ânerie antilaïque en prétendant vouloir l’interdire « dans l’espace public »1. L’autre, fidèle à la sinuosité du « en même temps », entretient le flou, dit tout et son contraire à ce sujet – ne l’a-t-on pas entendu, après avoir dit ce port « non conforme à la civilité »2, approuver une citoyenne voilée se prétendant « féministe »3 ? Il faut donc y revenir.

À vrai dire, ce qui m’a décidée à reprendre ce sujet et à rabâcher ce que j’écris depuis tant d’années4, c’est la « prestation » en demi-teinte de la naguère flamboyante Zineb El Rhazoui le 12 avril 2022 au micro d’Europe 15. Évidemment gênée aux entournures sur ce sujet par son soutien récent à la candidature d’Emmanuel Macron, elle s’évertue à décrire le « en même temps »… pour ce qu’il est, à savoir une oscillation clientéliste sans concept, et, oubliant la colonne vertébrale intellectuelle qui jusque-là l’animait, elle finit par comparer le port du voile à celui d’une protection de mon brushing contre la pluie – propos presque aussi affligeant que « l’argument Castaner » qui, on s’en souvient, inventait le port d’un « voile catholique» pratiqué dans la France des années 19506.

Bien sûr Zineb El Rhazoui a raison de rappeler que le port des signes religieux (entre autres) est libre, dans le cadre du doit commun, dans ce qu’on appelle « l’espace public » (que je préfère appeler l’espace social partagé). De sorte qu’un projet d’interdiction, comme celui dont fait état Marine Le Pen, revient à proposer d’abolir la liberté d’expression7.

Mais elle se révèle incapable de distinguer de manière intelligible pour les auditeurs cet « espace public » de celui qui participe de l’autorité publique et qui, lui, est soumis au principe de laïcité. Recouverte par une certaine confusion et embarrassée dans une expression laborieuse, la dualité des principes du régime laïque n’apparaît pas clairement.

Enfin, pour illustrer la liberté de l’espace social partagé, sous les yeux mi-effarés mi-moqueurs de Sonia Mabrouk, Zineb El Rhazoui recourt à la comparaison avec un « foulard » protégeant son brushing en cas de pluie. Ce faisant elle néglige nécessairement, avec la nature du voile islamique, l’autre face de la liberté. Oui bien sûr, on doit tolérer le port du voile dans l’espace social partagé, mais cela n’oblige personne, et surtout pas une militante de la laïcité, à le banaliser en le comparant à un acte anodin et temporaire, comme le faisait Lionel Jospin en 1989. Et c’est en vertu de la même liberté qu’on peut et même qu’on doit pouvoir exprimer publiquement tout le mal qu’on pense de ce port, ainsi que le faisait, avec une magnifique prestance, Abnousse Shalmani le 20 septembre 2020 sur LCI8, rivant son clou à un Jean-Michel Aphatie médusé :

«Le voile ne change pas de nature lorsqu’il passe les frontières. Le voile n’a jamais libéré aucune musulmane9, c’est quand elles le retirent qu’elles accèdent aux droits.[…] Le voile sera un choix le jour où il n’y aura plus une seule parcelle de terre où il sera obligatoire. En attendant c’est un linceul pour les femmes.»

Pour un exposé des principes et des concepts formant la dualité du régime laïque, exposé qui excède le calibre de ce bref « Bloc-notes », j’invite les lecteurs de Mezetulle à prendre connaissance de l’article que je mets en ligne aujourd’hui parallèlement dans la rubrique « Revue » : « La dualité du régime laïque. Réflexions sur l’expression ‘intégrisme laïque’ ».

Notes

3https://www.marianne.net/politique/macron/face-a-une-femme-voilee-et-feministe-macron-joue-les-equilibristes-pour-contrer-le-pen Le caractère fluctuant des déclarations du président Macron est, si l’on peut dire, constant. Voir, par exemple et entre autres, l’article de Jean-Eric Schoettl sur ce site : « Nécessité et impossibilité d’un discours présidentiel sur la laïcité » https://www.mezetulle.fr/necessite-et-impossibilite-dun-discours-presidentiel-sur-la-laicite/ .

4 – Voir, entre autres, l’exposé théorique général dans Penser la laïcité, Paris, Minerve, 2015, notamment chapitre 1, le grand entretien publié par la Revue des Deux Mondes https://www.mezetulle.fr/grand-entretien-c-kintzler-l-ottavi-revue-deux-mondes-1re-partie/ et la vidéo avec le Centre laïque de l’audiovisuel de Bruxelles https://www.mezetulle.fr/entretien-video-c-kintzler-j-cornil-sur-la-laicite-clav-bruxelles/ .

5 – Invitée par Sonia Mabrouk https://www.youtube.com/watch?v=2njHDMsUXaM

7 – Outre que son application serait impossible et qu’elle susciterait des protestations, dont certaines pourraient même se manifester par un appel à la « solidarité » imbécile du type « Nous sommes toutes des femmes voilées » !

9 – Je me suis évidemment inspirée de cette formule, en l’élargissant, pour intituler le présent Bloc-notes.

Laïcité : la norme et l’usage

Dans ce texte issu d’une conférence donnée le 9 décembre 20201, Jean-Éric Schoettl expose en quoi la notion de laïcité excède son strict noyau juridique. Nos mœurs lui ont donné une dimension coutumière, un « habitus ». Une culture laïque tacite, aujourd’hui fortement malmenée, privilégie ce qui nous rassemble et répugne aux ségrégations que connaissent les sociétés organisées sur une base ethnico-religieuse. Mais est-il légitime (et dans quelle mesure ?) d’attendre du législateur qu’il donne force normative à des usages ?

Des avancées juridiques substantielles

Le principe de laïcité, dans sa dimension juridique, trouve sa source dans la loi de séparation du 9 décembre 1905 dont nous fêtons aujourd’hui le 115e anniversaire.

L’article 1er de la Constitution en fait un attribut de la République (« La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances […] »).

De son côté, l’article X de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 (qui fait partie intégrante de notre « bloc de constitutionnalité ») dispose que « Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi ». « Manifestation », « ordre public », « établi par la loi » : chaque mot compte. L’article X de la Déclaration habilite le législateur à intervenir pour « établir un ordre public » en matière de manifestation des opinions religieuses…

Tant par son contenu que par sa place dans la hiérarchie des normes, le principe de laïcité, dans son acception juridique, est plus substantiel que la présentation édulcorée qui en est souvent faite depuis quelques années.

Ce principe impose une obligation de neutralité aux personnes publiques et aux personnes privées chargées d’une mission de service public (ainsi qu’à tous leurs agents, quel que soit leur statut).

Il fait également obstacle à ce que les particuliers se prévalent de leurs croyances pour s’exonérer de la règle commune régissant les relations d’une collectivité publique avec ses usagers ou administrés. Ainsi en a jugé le Conseil constitutionnel dans sa décision du 19 novembre 2004 sur le traité établissant une Constitution pour l’Europe.

Par sa portée juridique, le principe de laïcité ferme la voie à tout projet concordataire.

Il n’interdit pas que l’État dialogue avec les représentants des cultes, mais s’oppose à ce que soit transposée à la sphère publique française la pratique canadienne des « accommodements raisonnables ».

L’habitus laïque national

Toutefois, ce noyau juridique, si dense soit-il, n’épuise pas la notion de laïcité telle que l’ont entérinée nos mœurs. Je veux parler de la dimension coutumière de la « laïcité à la française », de notre « habitus » laïque national. Cette dimension tient en une consigne, opportunément rappelée par Jean-Pierre Chevènement en accédant à la présidence de la Fondation de l’islam de France : la discrétion. Un modus vivendi s’est enraciné autour de l’idée que la religion se situait dans la sphère privée et dans les lieux liés au culte et qu’elle ne devait « déborder » dans l’espace public que dans certaines limites….

La laïcité est devenue depuis plus d’un siècle, sur le plan coutumier, un principe d’organisation permettant de « faire société » en mettant en avant ce qui réunit plutôt que ce qui divise. Ce principe d’organisation a une dimension philosophique et pédagogique en lien étroit avec chaque item de la devise de la République :

  • Le lien avec la liberté, c’est la construction de l’autonomie de la personnalité et de l’esprit critique, tout particulièrement à l’école, grâce à l’apprentissage des matières et disciplines scolaires ; grâce aussi à la mise à distance des assignations identitaires ; grâce enfin à ce droit précieux (particulièrement apprécié des enfants venus de pays où l’on est d’abord défini par son origine et sa religion) : le « droit d’être différent de sa différence » ;
  • Le lien avec l’égalité, c’est la commune appartenance à la Nation et le partage de la citoyenneté, de ses droits et de ses devoirs ;
  • Le lien avec la fraternité, c’est cette empathie qui me conduit, lorsque j’entre en relation avec autrui dans la Cité, à privilégier ce qui nous rassemble et à mettre en sourdine ce qui pourrait nous séparer.

Principe d’organisation, principe philosophique, principe pédagogique, la laïcité a permis de bâtir un « Nous national » en brassant et non en segmentant, en valorisant tout un chacun comme citoyen et non comme membre d’une communauté, en refusant les ségrégations que connaissent les sociétés organisées sur une base ethnico-religieuse.

Est-il besoin de rappeler que l’État laïque, s’il est areligieux, n’est pas antireligieux ? Qu’il respecte toutes les croyances ? Qu’il trouve d’ailleurs sa source lointaine dans le précepte évangélique selon lequel « Tu rendras à César ce qui appartient à César et à Dieu ce qui appartient à Dieu » ? Que les laïques réputés « durs », fortement représentés au Conseil des sages de la laïcité, ont, pour nombre d’entre eux, des convictions ou des attaches religieuses ? Comme l’abbé Grégoire dont le nom place cette salle du CNAM sous des auspices particulièrement favorables pour nos débats ?

Une culture laïque malmenée

En revanche, la soumission de l’espace public à des prescriptions religieuses, surtout lorsqu’elles sont importées, ne peut que prendre à rebrousse-poil une culture laïque qui, dans les relations sociales, fait prévaloir le commun sur les particularités natives.

Ainsi, l’offre de repas halal dans une cantine administrative ou d’entreprise creuse un fossé qui va à l’encontre de notre idéal laïque de convivialité. Elle ne pousse guère en effet à faire table commune. 

Un courant, que je qualifierais de révisionniste, voudrait – au nom de l’accueil de l’Autre – faire oublier l’existence séculaire de cette culture laïque, fondée en grande partie sur la mise entre parenthèses des appartenances religieuses et communautaires dans l’espace public.

Que, sur le plan coutumier, la laïcité ait été vécue jusqu’ici comme un pacte de discrétion est pourtant une évidence historique et la grande majorité de nos concitoyens ne s’y trompe pas.

Si l’extrême gauche « décoloniale » voit dans la laïcité le pavillon de complaisance du « racisme systémique », la remise en cause de la laïcité à la française se fait principalement « à bas bruit ». Elle prend moins la forme d’une contestation frontale que celle d’une édulcoration sournoise. Rendent compte de cet affadissement les adjectifs dont le mot laïcité se voit désormais affublé : ouverte, inclusive, positive. Méfions-nous de ces adjectifs qui, telles des sangsues, ne se fixent sur un substantif que pour mieux le vider de sa substance.

Le principe de laïcité est aujourd’hui très « flouté » sémantiquement, y compris par des instances officielles. Comme le dit justement Marlène Schiappa, cela devient un mot-valise.

Ce floutage va jusqu’à ce contresens, qui aurait sidéré les républicains du début du XXe siècle : le respect de la liberté de conscience imposerait des obligations positives aux personnes publiques afin de faciliter la manifestation des croyances dans la sphère publique. Les collectivités publiques devraient ainsi adapter le fonctionnement des services publics aux exigences religieuses de leurs agents, de leurs usagers et de leurs administrés. Il appartiendrait par exemple à une commune, au nom du « vivre ensemble » et de la non-discrimination, de fournir des repas halal et d’organiser le ramadan à la cantine scolaire. Ce qui, soit dit en passant, conduit à séparer publiquement, voire à ficher, musulmans, mauvais musulmans (les seconds se trouvant ainsi désignés à la réprobation des premiers) et mécréants.

Et tout cela au nom d’une « laïcité inclusive » qui n’est jamais que la laïcité historique retournée comme un gant.

La vérité historique, c’est qu’un pacte de non-ostentation s’est tacitement noué en France au travers du concept de laïcité. Il a permis d’enterrer la hache de guerre entre l’Église catholique et l’État. Il a garanti la cohabitation paisible de la croyance et de l’incroyance. Il a autorisé agnostiques et fidèles de diverses religions à partager leur commune citoyenneté dans une respectueuse retenue mutuelle. Chacun y a trouvé son compte, y compris les Églises.

Dans mon enfance, au Lycée Carnot, au début des années 60, nous enlevions et dissimulions nos médailles religieuses lors des classes de gymnastique, car nous avions intériorisé le pacte de discrétion. C’était, ressentions-nous, une question de courtoisie envers nos petits camarades qui étaient peut-être incroyants ou d’une autre religion. Nous ignorions d’ailleurs le plus souvent ces appartenances et ne cherchions pas à les connaître, alors qu’elles sont aujourd’hui souvent revendiquées dans les collèges et lycées de certains quartiers, chaque élève s’y voyant malheureusement enfermé par ses petits camarades dans un compartiment ethnico-religieux.

Le président de la République a récemment utilisé une belle formule pour caractériser cette laïcité philosophique et coutumière : « Laisser à la porte les représentations spirituelles de chacun, pour définir un projet temporel commun ». Il ne faudrait pas s’écarter de cette ligne.

Et le ministre de l’Éducation nationale a lui-même souligné que le respect de la croyance de l’autre, c’était aussi le droit de ne pas avoir à subir la manifestation publique intempestive des croyances d’autrui.

Il est problématique de codifier une dimension coutumière

Toutefois, pour inscrite qu’elle soit dans nos mœurs, pour inhérente qu’elle soit à la tradition républicaine, cette dimension coutumière de la laïcité n’est pas toujours, tant s’en faut, étayée par le droit positif. Elle n’en avait pas besoin jusqu’ici, précisément parce qu’elle était inscrite dans nos mœurs.

Comment ne pas le voir ? La dimension coutumière du principe de laïcité, notre habitus laïque, sont mis à rude épreuve par la prolifération des foulards islamiques ou par les prières de rue. L’ostentation, et plus encore la pression prosélyte que produit la manifestation publique des croyances, se réclament de la liberté de croyance individuelle, mais font bon marché de la liberté de conscience d’autrui. Elles déchirent le « pacte de discrétion ». Il ne s’agit pas de l’islam, mais de sa forme radicale, obscurantiste et conquérante : l’islamisme.

C’est un phénomène planétaire dont notre pays ressent logiquement le contrecoup, compte tenu de l’importance de sa population originaire de pays musulmans. N’en cherchons pas la cause dans les barres de HLM ou les « mauvais regards ». Comme nous l’expliquent ceux de nos amis de culture musulmane qui adhèrent sans états d’âme aux valeurs de la République, et ils sont nombreux, l’islamisme n’est pas l’islam, mais c’en est une maladie endémique.

La déchirure du pacte de discrétion suscite le haut-le-cœur que provoque toujours un attentat contre les mœurs, surtout sur fond d’attentats terroristes.

Nous attendons alors du législateur (ou de l’arrêté du maire ou du règlement intérieur de l’entreprise) qu’il donne force normative aux codes comportementaux malmenés.

Mais c’est problématique dans le cadre juridique actuel.

Les règles auxquelles nous pensons pour codifier notre habitus laïque (tenue vestimentaire, relations entre sexes, etc.) ne seraient en effet jugées « adéquates, nécessaires et proportionnées » par le juge judiciaire, administratif, constitutionnel et conventionnel que dans des circonstances particulières (impératifs d’hygiène ou de sécurité, nécessités objectives de bon fonctionnement d’un service) ou dans des hypothèses exceptionnelles.

Ce n’est d’ailleurs pas sur la laïcité que se sont fondés le Conseil constitutionnel, puis la CEDH [Cour européenne des droits de l’homme], pour admettre la loi française interdisant l’occultation du visage dans l’espace public. Le législateur français ne s’était pas non plus placé sur ce terrain, car le débat parlementaire invoquait principalement non la laïcité, mais les exigences minimales de la vie en société et la dignité de la personne humaine, particulièrement de la femme.

La nécessaire conciliation entre liberté d’expression religieuse et dignité de la femme a été reconnue par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 7 octobre 2010 « dissimulation du visage dans l’espace public ».

Quant à la CEDH, c’est au titre des exigences de la vie en société qu’elle a jugé la loi française non contraire à la Convention. La CEDH admet indirectement la primauté de ces exigences sur plusieurs droits conventionnels, mais entend rester dans la conciliation entre droits en voyant dans la prohibition de la dissimulation du visage dans l’espace public la garantie du droit des tiers « à évoluer dans un espace de sociabilité propice aux échanges »2. « La Cour (je cite l’arrêt) peut admettre que la clôture qu’oppose aux autres le voile cachant le visage soit perçue par l’État défendeur comme portant atteinte au droit d’autrui d’évoluer dans un espace de sociabilité facilitant la vie ensemble ».

Lorsque l’opinion demande à ses élus de faire barrage au communautarisme par une application intransigeante du principe de laïcité, elle se réfère à une notion large de la laïcité qui est celle de l’histoire vécue de la séparation, mais non exactement celle du droit.

Les Vade mecum de la laïcité souffrent de la même ambiguïté lorsqu’ils se prononcent sur les obligations qu’elle impose à chacun :

  • Les uns se retranchent dans une vision exclusivement juridique de la laïcité, les autres évoquent sa dimension philosophique ;
  • Les uns sont inspirés par le souci de forger des valeurs communes, les autres obnubilés par la lutte contre les discriminations ;
  • Les uns cherchent à construire un sentiment d’appartenance national, les autres à valoriser les différences ;
  • Les uns incitent à mettre à distance les assignations communautaires et religieuses, les autres à reconnaître des droits spécifiques à chaque minorité ;
  • Les uns sont axés sur les devoirs de l’individu à l’égard de la collectivité, les autres sur ses droits.

Ce n’est pas un mystère, par exemple, que l’Observatoire de la laïcité (placé auprès du Premier ministre) et notre Conseil des sages de la laïcité tirent du principe de laïcité des interprétations, disons, non convergentes.

Certes, le législateur peut intervenir en matière de laïcité, pour resserrer quelques écrous dans le sens des usages et sentiments majoritaires. Des lois ponctuelles sont intervenues à cet égard, par exemple :

  • Pour la prohibition du voile à l’école en 2004 ;
  • Ou pour la réaffirmation (par la loi du 20 avril 2016 relative à la déontologie et aux droits et obligations des fonctionnaires) de l’obligation de non ostentation religieuse dans la fonction publique 3 ;
  • Ou pour les dispositions sur le règlement intérieur des entreprises introduites dans le code du travail par la « loi El Khomri » 4.

Des réponses juridiques ? Ne pas renoncer à l’universalisme

Toutefois, pour faire coïncider la notion juridique de laïcité avec son sens intuitif, il y a de fortes raisons d’estimer indispensable une révision constitutionnelle, de préférence adoptée par voie référendaire.

Dans cet esprit, la proposition de loi constitutionnelle votée en première lecture au Sénat (au mois d’octobre dernier) inscrivait dans le marbre constitutionnel, dans le prolongement de la décision du 19 novembre 2004 du Conseil constitutionnel, le principe selon lequel : « Nul individu ou nul groupe ne peut se prévaloir de son origine ou de sa religion pour s’exonérer du respect de la règle commune ».

Comme le précisait l’exposé des motifs de la proposition, cette « règle commune » s’entendait non seulement de la loi, du décret ou de l’arrêté ministériel, préfectoral ou municipal, mais encore du règlement intérieur d’une entreprise ou d’une association. Ce qui aurait fourni une assise constitutionnelle sûre à la position courageuse des responsables de la crèche Baby Loup comme aux dispositions de la loi El Khomri sur le règlement intérieur des entreprises.

Malheureusement, l’Assemblée nationale, en rejetant le texte, a « posé un lapin » à l’Histoire.

Que ce soit par une initiative constitutionnelle, ou au travers du projet de loi « confortant les principes de la République », inscrit au conseil des ministres de ce matin [9 décembre 2020], il nous faut agir.

Ce projet de loi traite d’une immense question : l’intégrité nationale, aujourd’hui menacée par l’archipélisation de la société.

Le règlement de cette question appelle, certes, des réponses culturelles, psychologiques, économiques, sociales, éducatives. Mais, en bonne partie, il appelle aussi des réponses juridiques, car la cohérence d’une société s’exprime et se cimente au travers des normes qu’elle se donne. À cet égard, il faut se rendre à l’évidence : le droit actuel est insuffisant pour combattre l’islamisme radical.

Il s’agit, comme le note le Conseil d’État dans son avis sur le projet de loi, de « faire prévaloir une conception élective de la Nation, formée d’une communauté de citoyens libres et égaux sans distinction d’origine, de race ou de religion, unis dans un idéal commun de liberté, d’égalité et de fraternité ».

Dans ce combat, nous pouvons heureusement compter sur toute une partie de l’islam de France. C’est ainsi que, dans un document diffusé en février 20205, le recteur de la Grande mosquée de Paris, M Chems-Eddine Hafiz, expose que : « le repli sur soi, communément appelé communautarisme, ne sert ni les musulmans ni la République qui ne reconnaît, à juste titre, que la communauté nationale. Celle-ci doit être en toute circonstance unie dans sa diversité ».

Unie dans sa diversité.  Ce propos réconfortant fait écho aux paroles de Stanislas de Clermont-Tonnerre présentant la loi sur l’émancipation des juifs en 1791 : « Il faut tout leur refuser en tant que nation ; tout leur accorder comme individus ».

La République perdra son âme si elle renonce à cet universalisme, qui est son principe fondateur, en échange d’un nébuleux « vivre ensemble » réduisant le pacte social à une coexistence de communautés essentialisées par la religion, l’origine ethnique ou l’orientation sexuelle.

Notes

1 – Dans le cadre de la séance de clôture (9 décembre 2020) du cycle de conférences 2020-2021 « République, École, Laïcité » organisé par le Conservatoire national des arts et métiers (CNAM) et le Conseil des sages de la laïcité du Ministère de l’Éducation nationale. On trouvera une version du texte dans les Actes du cycle de conférences République, école, laïcité 2019-2020, Paris, Ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports – CNAM, 2020, p. 209-219.
[Edit du 20 décembre] Lors de la même séance du 9 décembre 2020, Gwénaële Calvès a donné une conférence intitulée « Des habitus laïques ? Des habitus antilaïques? » publiée sur Mezetulle.

2 CEDH, Grande Ch., 1er juillet 2014, S.A.S. c. France, n°43835/11, §121.

3 – « Le fonctionnaire […] exerce ses fonctions dans le respect du principe de laïcité. À ce titre, il s’abstient notamment de manifester, dans l’exercice de ses fonctions, ses opinions religieuses ».

4 – « Le règlement intérieur peut contenir des dispositions inscrivant le principe de neutralité et restreignant la manifestation des convictions des salariés si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise et si elles sont proportionnées au but recherché ».

5 – « Prévenir la radicalisation. Vingt recommandations pour traiter les menaces qui pèsent sur la société française et sur l’islam », https://www.mosqueedeparis.net/prevenir-la-radicalisation-les-vingt-recommandations-de-la-grande-mosquee-de-paris/

Discours des Mureaux sur le séparatisme : E. Macron brise un tabou idéologique, mais la politique suivra-t-elle ?

Ce n’est peut-être pas de gaieté de cœur que le président de la République brise un tabou idéologique à l’avantage des républicains laïques en prononçant le discours du 2 octobre aux Mureaux1. Désigner clairement l’islamisme, déculpabiliser la critique publique de « la » religion, parler d’insécurité culturelle, rappeler la liberté de « blasphémer », avouer que, après avoir pensé à un modèle concordataire, il en est revenu : ce n’est pas rien, cela va à contre-courant du consensus multiculturaliste à modèle anglo-saxon qui semble avoir eu jusqu’à présent sa faveur. Et il n’est pas anodin qu’il songe (un peu tard…) à regarder vers l’électorat républicain laïque et à lui envoyer un signe. Mais que vaut un signe s’il n’est pas accompagné et suivi d’une politique ?

Pendant 30 ans, l’opinion des « décideurs » a fait de l’attitude religieuse une norme sociale ; en particulier elle s’est appliquée à ériger l’islam, sans distinction et quelle qu’en soit la forme, en un tabou au-dessus de toute critique. Pendant 30 ans, les vannes de la politique antilaïque ont été largement ouvertes2 et s’en alarmer c’était ipso facto encourir l’accusation infamante de complicité avec l’extrême droite. L’intervention du président renverse officiellement le courant, y compris à l’égard des politiques auxquelles il a participé ou qu’il a lui-même conduites. La liberté de réprobation publique, par exemple au sujet du port du voile – réprobation qui relève tout simplement de la liberté d’expression -, ne fonctionne plus à sens unique.

Après ce discours, un procès en « islamophobie » tel que celui qu’a subi Henri Pena-Ruiz l’an dernier de la part de la France insoumise devient difficile3 ! D’ailleurs, il n’y a qu’à voir les contorsions de Mélenchon et de ses acolytes, écouter le profond embarras de « la gauche », pour mesurer non pas le bougé idéologique (celui-ci existe depuis plusieurs années) mais son accréditation publique. On sort avec soulagement de plusieurs décennies de déni.

S’agissant des mesures en elles-mêmes, dans l’ensemble ça va plutôt dans le bon sens – à supposer qu’elles soient véritablement suivies d’effet. Remarquons que la loi de 1905 est mobilisée comme point d’appui alors qu’elle était jusqu’à présent soupçonnée d’obsolescence. Cela n’empêche pas quelques sérieux doutes sur la finalité, la fiabilité et la « faisabilité » desdites mesures.

On peut s’inquiéter du projet « serpent de mer » consistant à vouloir contribuer à la construction d’un « islam en France », comme si la puissance publique devait prendre part à cette tâche ; on ne voit pas, si elle y participe, comment cela pourrait se faire sans enfreindre l’article 2 de la loi de 1905 interdisant tout financement attribué à un culte. Davantage : qu’en est-il au juste du rôle confié dans cette affaire au CFCM (Conseil français du culte musulman) et à l’AMIF (Association musulmane pour l’islam de France), dont on connaît les liens avec les formes les plus rétrogrades de l’islam, comment comprendre la confiance qui leur est accordée sans autre forme de procès ?4

Le contrôle des associations est nécessaire. Mais ce qui a manqué jusqu’à présent, ce ne sont pas les dispositions législatives et réglementaires permettant de les contrôler et de « sourcer » leurs financements, c’est la volonté politique de les appliquer, et les moyens pour le faire.

Quant à l’obligation de fréquenter un établissement scolaire, j’y ai toujours été défavorable, préférant m’en tenir à l’obligation d’instruction assujettie à des programmes nationaux et sanctionnée par des diplômes nationaux dont la puissance publique a le monopole. D’abord parce que la liberté de l’enseignement est un principe fondamental (dont il ne découle nullement que l’enseignement privé doive recevoir un financement public). On peut penser que le Conseil constitutionnel se posera la question sous cet angle des libertés. J’y suis défavorable ensuite pour des raisons spécifiques au fonctionnement même de l’enseignement : l’obligation de la fréquentation scolaire serait un puissant outil entre les mains de l’Éducation nationale pour étendre l’emprise d’une pédagogie officielle, d’un ensemble de comportements allant bien au-delà de l’exigence du contenu et du dispositif de l’instruction. Le président de la République a donc raison de dire que cette proposition, si elle était adoptée, modifierait profondément les lois scolaires installées par la IIIe République. Or l’effet attendu (fermeture des écoles sauvages et des lieux d’endoctrinement) est en réalité accessible par l’application stricte des dispositions existantes. Au lieu de missionner des inspecteurs pour imposer aux professeurs des méthodes dont on connaît les résultats catastrophiques, il serait plus avisé de les mobiliser hors les murs pour contrôler l’enseignement hors-contrat… Et que dire de la dévitalisation de la notion même d’examen national par l’introduction de plus en plus importante du « contrôle continu », autrement dit de l’appréciation « maison » ?

Sur bien des points, le président de la République se contente de rappeler des lois et règlements existants : le souffle politique qu’il leur imprime est-il un effet rhétorique, un coup d’épée dans l’eau ? On tâchera de conclure sur une note positive. Ce faisant il souligne combien ces dispositions ont été négligées, pour ne pas dire bafouées, il en rappelle l’urgence et peut-être n’est-il pas mauvais, à ce sujet, de présenter comme des nouveautés ce qui aurait dû relever de la continuité d’une politique laïque : c’est reconnaître que cette continuité a été rompue et qu’il importe de la restaurer. Oui M. le Président, « Il nous faut reconquérir tout ce que la République a laissé faire »5.

Notes

1 – Voir référence ci-dessous note 5.

2 – On se souvient, entre autres, du « Rapport Tuot » sur la politique d’intégration commandé en 2013 par Jean-Marc Ayrault alors Premier ministre (analyse toujours en ligne sur le site d’archives Mezetulle.net http://www.mezetulle.net/article-politique-d-integration-et-culpabilisation-120271374.html ).

3 – Voir sur ce site l’article « Soutien à Henri Pena-Ruiz » https://www.mezetulle.fr/soutien-a-henri-pena-ruiz-vise-par-une-tribune-dans-liberation/ ainsi que l’édifiante discussion où un commentateur considère que Mezetulle « mérite un signalement pénal » pour racisme…

4 – Voir l’éditorial de Valérie Toranian du 5 octobre 2020 dans la Revue des deux mondes, qui soulève également la question de la formation des imams https://www.revuedesdeuxmondes.fr/separatisme-islamiste-discours-reussi-combat-incertain/ . On lira aussi l’analyse publiée le 6 octobre sur le site de l’UFAL https://www.ufal.org/laicite/laicite-communiques-de-presse/discours-du-president-de-la-republique-sur-le-%e2%80%89separatisme%e2%80%89-lislamisme-est-enfin-designe-mais-cest-avec-certains-de-ses-representants-que-l/ et celle du Comité laïcité République publiée le 2 octobre https://www.laicite-republique.org/separatisme-plusieurs-propositions-du-president-vont-dans-le-bon-sens-clr-2-oct.html

5 – Citation extraite du discours. Lire et télécharger sur le site de l’Elysée le texte intégral du discours d’Emmanuel Macron prononcé le 2 octobre aux Mureaux https://www.elysee.fr/emmanuel-macron/2020/10/02/la-republique-en-actes-discours-du-president-de-la-republique-sur-le-theme-de-la-lutte-contre-les-separatismes . On regrette que le texte soit émaillé de fautes d’orthographe – dont la présence, certes excusable dans une transcription « sur le vif », est difficilement compréhensible dans la publication officielle pdf téléchargeable… Cela manque de tenue !

Violences à Dijon : vous avez dit « décentralisation » et « contractualisation » ?

La presse a largement fait état des violences dont une partie de la ville de Dijon a été le théâtre du vendredi 12 au lundi 15 juin. S’y affrontaient des « communautés tchétchène et maghrébine » et, outre des dégradations très importantes, on a pu voir des armes de guerre complaisamment exhibées. Mercredi matin 17 juin, le maire de Dijon François Rebsamen était interrogé sur Europe 1 par Sonia Mabrouk. Un retour sur les propos tenus permet d’avancer quelques remarques sur l’état d’une conception de la vie publique répandue chez les responsables politiques, conception qui, malgré les dénégations, encourage le communautarisme en tolérant le fractionnement du corps politique. J’y ajoute le commentaire d’une rencontre « d’apaisement » entre lesdites « communautés » organisée dans le jardin d’une mosquée sous la houlette conciliatrice d’un imam accueillant des « frères ».

L’étranger. Ici « ce n’est pas un territoire perdu de la République »

J’ai pris la peine de faire la transcription intégrale de l’interview de François Rebsamen par Sonia Mabrouk, qu’on peut lire et télécharger dans l’encadré à la fin de cet article.

On y trouve, parcourant le propos comme un fil conducteur, un ingrédient localiste très répandu : au fond, ce qui s’est passé est fondamentalement étranger à la ville de Dijon, sur laquelle s’est abattue une horde venant de l’extérieur et c’est sur cette horde qu’il convient avant tout de fixer l’attention. Tout ça ne peut pas venir de chez nous et dire le contraire, c’est de la stigmatisation. On appréciera particulièrement le moment acrobatique où on passe insensiblement de l’étranger tchétchène à des « voyous » autres (on n’ose pas avancer l’hypothèse qu’ils pourraient habiter Dijon) … mais qu’on ne peut pas nommer :  « on ne peut pas imaginer, personne ne pouvait imaginer que 150-180 Tchétchènes qui ne sont pas de Dijon, qui viennent de toute la France, voire de l’étranger m’a-t-on dit, s’abattent comme ça sur la ville pour rendre la justice. Le problème effectivement est que, quand il y a des actes de délinquance, il faut que la justice passe, or elle passe trop lentement et donc ces voyous qui ont tabassé, molesté ce jeune Tchétchène, ils devraient être traduits devant la justice. »

Pourtant des armes de guerre ont été exhibées après le départ de cette horde. Sonia Mabrouk ne lâche pas : a-t-on une idée de leur provenance ? Et puis cela pose la question de savoir qui les brandissait. François Rebsamen se récrie… Mais voyons, elles ne viennent sûrement pas du quartier, et en tout cas pas de Dijon. Sauf que le préfet a dit le contraire deux jours avant, à propos des rassemblements du lundi qui ne comprenaient apparemment pas de personnes « étrangères » à la ville1.

Bien sûr on a besoin de la force publique nationale, mais l’État ne fait pas son travail, il n’y a pas assez de policiers, le renseignement ne marche pas : le maire est traité comme la cinquième roue du carrosse. Et pourtant, lui est proche des habitants, il connaît le terrain : il était là, dans le quartier, et lui il sait bien que ce n’est pas dû à la montée d’un quelconque communautarisme, il a pu voir que les habitants cherchaient du soutien contre une agression extérieure.

Mais « acheter la paix sociale » à coups de clientélisme, ça arrive ? Vous n’y pensez pas, on ne fait pas ça, enfin peut-être d’autres ailleurs… mais pas ici. Oups, la citation de Gérard Collomb (« je crains qu’on ne vive bientôt face à face »), dont Sonia Mabrouk s’empare impitoyablement, est très vite rattrapée : mais non, enfin, il n’y a pas en l’occurrence de « territoire perdu de la République ».

Je résume et je risque une interprétation tendancieuse : tout irait mieux, y compris en matière de sécurité publique, si on laissait faire le pouvoir local avec ses propres critères, avec sa connaissance du terrain pleine de nuances, en mettant à sa disposition, bien sûr, des moyens suffisants. Et on n’emploierait pas des gros mots stigmatisants comme « territoires perdus » et « clientélisme » pour parler de certaines zones dans des villes respectables.

Vous avez dit décentralisation ?

La paix des frères, modèle contractuel ?

Passons à un autre point d’information daté du même jour. On apprend un peu plus tard ce même mercredi 17 qu’une démarche de « conciliation » et d’« apaisement » a été menée avec succès le mardi 16 juin grâce à une rencontre entre les « communautés tchétchène et maghrébine » dans le jardin d’une mosquée sous la houlette d’un imam bienveillant. Ouf, ils se sont vus, ils se sont parlé, ils ont conclu ce qu’un article de Marianne du 17 juin appelle « un armistice surréaliste »2 .

L’article signé Thomas Rabino présente, de manière critique et informée, le déroulement de cet « armistice, placé sous le sceau du religieux, face à un État longtemps impuissant à rétablir l’ordre ». La nature de la rencontre ne fait aucun doute : il s’agit d’une démarche strictement privée, de bonnes paroles entre des parties prenantes qui se reconnaissent dans leur commune particularité et qui n’ont aucune existence légale, aucune autorité sur quiconque. Ce qu’ils font et disent ne saurait jouir d’aucune reconnaissance officielle3.

À la bonne heure ! Qu’ils le fassent, et après ? Je me dispute avec mon voisin qui aurait tabassé un des « miens », je m’en prends à sa personne, à ses proches, à ses biens et à quelques autres qui se trouvent là. Il me rétorque avec la même monnaie, un quartier est ravagé par les affrontements, des armes de guerre sont exhibées… Et le lendemain, un gourou bienfaisant nous invite, on se parle, on se pardonne, on verse des larmes, on se reconnaît entre soi. En quoi cela aurait-il une quelconque validité, en quoi cela pourrait-il valoir comme modèle d’action publique, en quoi cela pourrait-il éteindre ou même atténuer les poursuites au nom de la loi?

Au reste, la nature particulière d’une telle magnanimité réciproque apparaît dans la déclaration d’accueil faite par l’imam hôte : « Nous formons une seule communauté, nous sommes tous frères ». La communauté nationale, la fraternité républicaine ? Mais non : pour s’y référer il faudrait en l’occurrence recourir aux lois, aux tribunaux, s’incliner devant la force publique, et puis on risquerait peut-être de rendre publics quelques détails gênants… On n’a pas besoin des lois : les coutumes tribales et religieuses sont plus efficaces et rapides, on règle nos problèmes nous-mêmes. On n’est pas loin alors de se donner en exemple, et d’inviter les citoyens (enfin, les autres) à entrer dans cette logique d’exclusivité en poussant un lâche soupir de soulagement.

Indépendamment de toute tractation à caractère privé, c’est à l’État républicain, au nom de l’ensemble des citoyens, à la loi (et non à un contrat particulier fondé sur des partitions) que revient la tâche de protéger et de sanctionner, de poursuivre les crimes et délits, de les juger. Dans un aveu lucide, c’est ce que dit attendre l’un des participants : « Je suis venu en France pour avoir une vie meilleure et sûre, pas pour que mes enfants subissent ce genre de choses ».

Vous avez dit contractualisation ?

La République n’est pas un deal avec des groupes (constitués comment et avec quelle légitimité ?), elle ne traite pas avec des lobbies, ce n’est pas une association sur le modèle d’un échange marchand. Ce n’est pas en vertu d’un traitement particulier, d’un arrangement entre des parties, qu’on obtient ses droits, sa liberté, sa sécurité : on les traduit en termes universels pour qu’ils soient compossibles, juridiquement énonçables, applicables en même temps à tous et cela s’appelle la loi.

Notes

1 – Voir https://france3-regions.francetvinfo.fr/bourgogne-franche-comte/cote-d-or/dijon/dijon-nouvelle-journee-violences-quartier-gresilles-1841106.html Voir aussi https://www.liberation.fr/checknews/2020/06/16/les-armes-exhibees-dans-les-videos-d-affrontements-a-dijon-sont-elles-reelles-ou-factices_1791378

2 – Voir https://www.marianne.net/societe/exclusif-dijon-entre-les-communautes-tchetchene-et-maghrebine-armistice-surrealiste-la .

3 –  À ma connaissance, et comme cela va de soi, aucun représentant officiel local ou national n’a esquissé le moindre geste ou propos tendant à accréditer cette rencontre.

Document : itv de F. Rebsamen par S. Mabrouk

Transcription de l’interview de François Rebsamen, maire de Dijon,
par Sonia Mabrouk sur Europe 1 le mercredi 17 juin 2020 à 8h20

ITVRebsamenMabroukEurope117juin20

Tribune « ‘Justice pour Adama’ : Anatomie d’une sédition »

Résistons à ceux qui rêvent de séparation et non d’émancipation

Le site de Marianne publie le 5 juin la tribune « ‘Justice pour Adama’ : résistons à ceux qui rêvent de séparation et non d’émancipation ». Il s’agit d’un texte rédigé à l’initiative du Comité Laïcité République initialement intitulé « Anatomie d’une sédition », dont je suis signataire.

Extraits :

« Depuis la mort effroyable de George Floyd, le 25 mai dernier, assassiné par un policier raciste devant trois de ses collègues admirant sa « technique », les indigénistes, décoloniaux, post-coloniaux, intersectionnels et communautaristes de toutes sectes rêvent de pouvoir importer dans notre pays la violence raciale qui sévit aux États-Unis. »

[…]

« Ce sont les mêmes qui détruisent les statues de Victor Schoelcher à Fort-de-France, les mêmes qui ne pensent qu’en termes de race, de tribu, de sang, d’origine ; bref, ce sont les fascistes de notre temps. Nous devons être capables aujourd’hui de défendre la République, de défendre la liberté, l’égalité, la fraternité, de défendre la laïcité, de promouvoir un antiracisme universaliste et émancipateur. »

Lire l’intégralité sur le site Marianne.net

Lire sur le site du Comité Laïcité République.

« Génération offensée » de Caroline Fourest (lu par P. Foussier)

« De la police de la culture à la police de la pensée » : tel est le sous-titre du livre de Caroline Fourest Génération offensée1 où elle narre « l’histoire de petits lynchages ordinaires qui finissent par envahir notre intimité, assigner nos identités, transformer notre vocabulaire et menacer nos échanges ».

Nous avons probablement tous en tête le souvenir de tel spectacle censuré ou de telle production littéraire contestée. L’un des mérites de ce livre consiste déjà à en dresser sinon une liste exhaustive du moins à illustrer le propos à travers de nombreux cas d’école. Pour y avoir enseigné, pour s’y rendre fréquemment, l’éditorialiste et réalisatrice Caroline Fourest évoque souvent la réalité de l’Amérique du Nord. Les États-Unis et le Canada préfigurent ce que l’Europe vivra un peu plus tard tant l’imprégnation culturelle du Nouveau Monde sur le Vieux Continent est considérable.

Police de la culture

Les temps ont changé depuis 50 ans. « En mai 1968, la jeunesse rêvait d’un monde où il serait interdit d’interdire. La nouvelle génération ne songe qu’à censurer ce qui la froisse ou l’offense », remarque Caroline Fourest qui souligne l’inversion des rôles : « Jadis, la censure venait de la droite conservatrice et moraliste. Désormais, elle surgit de la gauche. Ou plutôt d’une certaine gauche, moraliste et identitaire ». Elle en détaille donc les exemples, en particulier s’agissant du concept d’appropriation culturelle, qui dénie à des personnes le droit d’arborer des tresses, de proposer un menu asiatique dans une cantine, d’organiser des cours de yoga ou de suggérer l’étude d’une œuvre littéraire ou artistique. La parole est confisquée, parquée selon l’origine, le genre ou la couleur de peau. Sur les campus américains ou canadiens, les renvois d’enseignants qui contreviennent aux canons de cette jeunesse ne sont plus des cas isolés. La censure rôde en permanence : « Cette police de la culture ne vient pas d’un État autoritaire mais de la société ». Le dévoiement de combats anciens pour le féminisme, l’antiracisme ou pour les droits des personnes LGBT se généralise dans les milieux universitaires et militants et les réseaux d’influence s’étendent aux syndicats, aux partis politiques et au monde médiatique : « Ses cabales pèsent de plus en plus sur notre vie intellectuelle et artistique. Le courage d’y résister se fait rare ». En France aussi. En effet, les exemples sont multiples de telle ou telle institution qui cède à la menace de groupes de pression. « Les inquisiteurs de l’appropriation culturelle fonctionnent comme les intégristes. Leur but est de garder le monopole de la représentation de la foi en interdisant aux autres de peindre ou dessiner leur religion », observe Caroline Fourest, qui montre aussi comment l’obsession racialiste habite la plupart du temps les motivations des censeurs. L’identité est le maître-mot de ces fanatiques de l’ethnicité. Le séparatisme est leur projet, l’approche par l’intersectionnalité leur caution académique. Les exemples sont légion, mais la manière dont la pièce Kanata de Robert Lepage, qui dépeint l’oppression des peuples autochtones, a été censurée au Canada en dit long sur la façon dont cette gauche identitaire menace clairement la liberté d’expression au nom de sa Vérité. Que la troupe du Théâtre du Soleil compte 24 nationalités importe peu pour ces « talibans de la culture ». Aux yeux des censeurs, les rôles doivent être joués par des « racisés ».

Monde monoculturel

Le multiculturalisme institutionnel de l’Amérique du Nord a bien entendu favorisé cette évolution ; la manière dont il répand son influence en Europe et en France même nous prépare à de funestes perspectives. Caroline Fourest montre ainsi comment des mouvements comme la Brigade anti-négrophobie, le CRAN ou le parti des Indigènes de la République propagent leur manière d’appréhender le monde. Les connexions avec l’islamisme sont légion pour ces promoteurs d’un « monde monoculturel » qui rêvent de la « retribalisation du monde ». En France, ses thuriféraires convient dans leurs débats Dieudonné, Tariq Ramadan ou la pasionaria indigéniste Houria Bouteldja mais font interdire Mohamed Sifaoui ou la pièce de Charb. Des syndicats étudiants se font à l’occasion le relais de la censure, tant les milieux universitaires sont contaminés par ces approches, à Paris 1, à Paris 8, à l’EHESS, à Normale Sup ou ailleurs : « La dérive d’une certaine jeunesse n’est pas seulement en cause. La démission culturelle de certaines élites doit également être interrogée. Jusqu’à quand va-t-on tolérer cette intimidation ? Ne voit-on pas où elle mène ? ».

1– Caroline Fourest, Génération offensée, Paris, Grasset, 2019.

Texte publié avec l’aimable autorisation de la revue Humanisme, que je remercie.

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Faut-il et peut-on interdire les « listes communautaires » ?

François Braize réfléchit sur la pertinence et surtout sur la possibilité d’interdire les candidatures dites « communautaires » aux élections, ainsi que le propose le groupe « Les Républicains » du Sénat. Favorable au principe d’une telle démarche, il en relève cependant de manière détaillée, notamment par un commentaire de la proposition de loi LR, les grandes difficultés constitutionnelles. Ces dernières peuvent-elles être levées et si oui, comment ?1

D’emblée, on pourrait avoir envie de crier, en parodiant Gide, « Listes communautaires, je vous hais ! » Mais n’y a-t-il pas mieux à faire ?

En effet, l’idée d’enfermement par et dans une culture qui deviendrait électoralement ségrégative peut apparaître insupportable. Insupportable car aux antipodes du projet républicain rappelé à l’article 1er de notre Constitution qui assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Cette idée peut insupporter encore davantage lorsqu’elle met en scène une confession dont l’expression radicale et politique est un défi totalitaire.

Si l’on peut, en droit, interdire de telles listes, ne nous en privons pas. Elles sont étrangères à l’ambition républicaine et à tout idéal universaliste pour le genre humain. Mais, dans notre République, la liberté est la règle et l’interdit l’exception. Difficile question donc que celle d’une interdiction de ces listes, comme toutes les questions qui nous opposent à l’islam radical2.

Le maelström médiatique et politique s’est emparé immédiatement de cette question pour la galvauder comme il l’a fait précédemment à propos du burkini, du voile lors des sorties scolaires ou à l’université, et comme il peut le faire face à tous les instruments du prosélytisme islamique dans un mélange soit de naïveté énamourée et d’incompétence, soit, à l’opposé, de haine farouche quand il allie xénophobie et incompétence.

De quoi s’agit-il ?

Pour conquérir des échelons du pouvoir démocratique local, il s’agit pour certains de constituer des listes électorales composées par et pour des citoyens de confession musulmane, non pas dans la perspective républicaine de rechercher et de promouvoir le bien commun et l’intérêt général (par-delà les confessions et/ou cultures d’origine ou d’adoption des uns et des autres), mais pour la défense des intérêts et des projets des musulmans qui se reconnaissent dans cette démarche.

C’est ainsi que l’on a pu parler de « listes communautaires » et que la question de leur interdiction a été mise sur le tapis. En effet, cela peut apparaître légitimement beaucoup plus grave que de s’attifer d’une coiffe ou d’un maillot de bain spécifiquement halal.

Le sujet est très sérieux : il apparaît comme un parachèvement électoral et institutionnel pour les territoires déjà perdus de la République. Il ne leur manque plus que ça : un barreau de plus à leur fenêtre d’ouverture sur le monde, déjà bien occultée !

En outre, compte tenu de la marche de l’islam radical dont les ambitions sont sans limite (voir travaux et articles référencés en Annexe 3), on peut craindre que la poussée de telles listes ne se limite pas aux territoires perdus mais ait pour ambition d’en conquérir d’autres… En effet, même si l’on n’a pas la certitude que le risque de multiplication des listes communautaires soit accru par l’incapacité, désormais, de cet islam radical à perpétrer des attentats d’envergure sur notre sol pour faire basculer la démocratie, n’en doutons pas, l’islam radical aura recours à l’outil électoral comme à un des moyens de poursuite de ses objectifs de conquête.  La question ne concerne donc pas seulement les « territoires perdus » de la République, mais une stratégie globale destinée à miner de l’intérieur, et pour l’ensemble des citoyens, nos régimes démocratiques et les valeurs républicaines.

Que l’on ne vienne pas nous expliquer que la question ne se pose pas compte tenu des scores généralement misérables réalisés par de telles listes lors d’élections précédentes (à de rares exceptions près, quelques points en pourcentage).

Que l’on ne vienne pas non plus nous opposer l’existence admise de partis ou mouvements démocrates-chrétiens qui en effet existent dans nos systèmes politiques. Il ne s’est jamais agi, dans leur cas, de construire un mouvement pour et par les intérêts des adeptes d’une confession particulière et ils n’ont rien de ségrégatif. Ils participent, avec leur point de vue, au combat politique général en faveur de la démocratie, du bien commun, de l’intérêt général et ne s’intéressent pas exclusivement aux adeptes d’une confession.

Faut-il attendre, comme pour les territoires perdus, que le mal soit accompli et que de telles listes aient conquis un pouvoir local ? Il faut au contraire se poser la question avant qu’il ne soit trop tard et il faut le faire en droit très sérieusement.

Le maelström médiatique n’est pas toujours bien inspiré, on le sait, et il titre ses colonnes consacrées au sujet avec l’expression « listes communautaires » alors que tous nos scrutins (ignorerait-il donc même cela ?) ne sont pas de « liste »… Au-delà donc de devoir sonder des listes, leurs intitulés et leurs programmes, il faudra aussi nécessairement sonder des candidatures individuelles. La véritable question serait donc plutôt : « candidatures individuelles et listes à visées communautaires »… Mais admettons le raccourci…

Une proposition de loi « LR » au Sénat

D’ailleurs le parti « LR », qui a déposé devant le Sénat une proposition de loi d’interdiction, ne s’y est pas trompé et a prévu un texte législatif qui traite des candidatures individuelles et des listes à visées communautaires, ainsi que d’ailleurs de la propagande électorale correspondante3.

En lisant cette proposition de loi, on mesure mieux, à sa seule rédaction, la complexité juridique qui peut s’attacher à la question. On trouvera en Annexe 1 ci-après l’exposé des motifs de cette proposition de loi. Ce document est extrêmement intéressant, notamment par ses justifications au sujet de la constitutionnalité de la proposition de loi, constitutionnalité dont on peut douter comme on le verra.

En effet, malgré toutes les justifications avancées par ses auteurs , on peut éprouver quelques craintes d’inconstitutionnalité pour cette proposition de loi en l’état de notre droit constitutionnel. Pour une raison simple : elle s’appuie sur l’idée d’un « Pacte républicain »4 très large qui s’imposerait aux partis, candidats et listes électorales souhaitant concourir au jeu démocratique et à son financement public alors que la Constitution ne l’a pas prévu comme obligation pour les partis et groupements politiques dont les obligations de loyauté vis-à-vis des valeurs et principes républicains ont été prévues à l’article 4 de la Constitution de manière plus étroite comme on le verra plus loin5.

Il serait dommageable que le Conseil constitutionnel doive censurer un texte sur ce sujet car il ne faut concéder aucune victoire juridictionnelle aux islamistes, ni à leurs alliés et idiots utiles habituels, qui engrangent toutes les défaites juridiques du camp républicain comme autant d’outils de promotion de leur idéologie funeste.

On montrera donc quelles sont les craintes d’inconstitutionnalité que l’on peut avoir pour une interdiction législative des « listes communautaires » insuffisamment bordée constitutionnellement (I) et on suggérera une manière de procéder plus sécurisée (II).

I – Les risques d’inconstitutionnalité d’une loi d’interdiction des candidatures ou « listes communautaires » qui ne serait pas bordée constitutionnellement

Précisons d’emblée qu’il ne pourrait en aucun cas s’agir d’une loi qui interdirait « tout de go » les listes qu’elle aurait qualifiées ou définies comme « communautaires ». Une loi du type « Les listes communautaires sont interdites » n’aurait aucun sens.Tout ce qu’il est possible d’envisager est une loi qui donnerait à une autorité (administrative ou judiciaire) le pouvoir d’interdire ou d’écarter une candidature ou une liste électorale répondant aux critères d’exclusion que cette loi aurait fixés. Mais même ainsi précisée l’hypothèse n’est pas un jeu d’enfant.

En effet, les risques d’inconstitutionnalité tiennent au régime constitutionnel applicable aux partis politiques ainsi qu’au régime de la liberté d’expression, lesquels semblent s’opposer à l’instauration par une loi ordinaire d’une interdiction des candidatures ou listes communautaires.

I-1. Le régime constitutionnel applicable aux partis et groupements politiques en France est celui d’une liberté quasi absolue

La liberté de constitution, d’organisation et d’action des partis politiques est posée par l’article 4 de la Constitution du 4 octobre 1958 :

« Les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage. Ils se forment et exercent leur activité librement. Ils doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ».

L’activité des partis politiques est donc complètement libre en France et leur vocation constitutionnelle est de concourir à l’expression du suffrage universel, ce qui n’est pas rien.

En outre, si l’on excepte le régime de dissolution résultant de la loi du 10 février 1936 relatif aux groupes de combat et milices privées (voir infra I-2.), il n’existe pas de mécanisme de sanction, par exemple par le Conseil constitutionnel, du non-respect par un parti des principes de la souveraineté nationale et de la démocratie qui lui sont pourtant imposés par l’article 4 de la Constitution.

Ainsi, le Conseil constitutionnel n’a pas admis, dans sa décision n° 59-2 DC des 17, 18 et 24 juin 1959, qu’une Assemblée puisse contrôler la conformité à la Constitution de la déclaration politique d’un groupe parlementaire. De même, dans sa décision n° 89-263 DC du 11 janvier 1990, il a affirmé la valeur constitutionnelle du principe de pluralisme en matière politique, afin qu’aucune disposition législative n’aboutisse à entraver l’expression de nouveaux courants d’idées ou d’opinions.

La loi n° 88-227 du 11 mars 1988 relative à la transparence financière de la vie politique constitue l’ébauche d’un régime juridique des partis politiques : sans définir la forme qu’ils peuvent revêtir, cette loi leur reconnaît la personnalité morale et les principaux droits attachés au bénéfice de celle-ci, à savoir notamment le droit d’ester en justice et le droit d’acquérir à titre gratuit ou onéreux. Dans la même perspective de liberté très large, en même temps qu’elle institue un financement public des partis politiques, cette loi écarte l’application de toute règle relative au contrôle financier de ces fonds, sous réserve de disposer d’un mandataire financier agréé et de publier annuellement ses comptes. Cette loi n’a pas non plus prévu la sanction de refus de financement public pour un parti qui violerait son obligation constitutionnelle de respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie.

Les partis politiques sont donc constitués sous la forme associative ordinaire et peuvent à ce titre s’organiser entièrement librement. Outre la reconnaissance constitutionnelle que les partis et groupements politiques concourent à l’expression du suffrage, et la liberté politique individuelle attachée à tout citoyen, un tel régime de liberté ne peut donc que déteindre sur la liberté de candidature aux élections, qu’il s’agisse de scrutins par candidature individuelle ou de scrutins de liste.

En outre, sur le terrain de la liberté d’expression des idées politiques, notamment au travers de partis politiques constitués librement ou sur celui de la liberté de candidature à des élections, la Cour européenne des Droits de l’homme (CEDH) a déjà pris position sur cette question6.

Dans son arrêt « REFAH contre Turquie » de février 2003, la Cour européenne a considéré qu’ « un parti politique qui s’inspire des valeurs morales imposées par une religion ne saurait être considéré d’emblée comme une formation enfreignant les principes fondamentaux de la démocratie ».

En effet, pour la Cour, il faut que le parti politique aille au-delà pour qu’il puisse être interdit. Il faut, par exemple, comme la Cour l’a constaté lors de cet arrêt pour le parti islamiste turc qui l’avait saisie à la suite de sa dissolution par le gouvernement turc, que ce parti ait prôné l’instauration de la charia et au besoin par la violence. Dans ce cas, il ne peut être fondé à se plaindre de son interdiction sur le motif de la protection des valeurs et principes démocratiques de la Convention EDH qu’il souhaiterait remplacer en tout ou partie par ceux qui sont inscrits dans la charia. On y voit, pour notre part, un principe de bon sens qui veut que l’on ne puisse se prévaloir de ce que l’on récuse.

I-2. Ce régime de liberté souffre toutefois certaines exceptions tenant à la législation sur la dissolution des groupes de combat et milices privées

Le régime de dissolution administrative (par décret en Conseil des ministres) issu de la loi du 10 janvier 1936 sur les groupes de combat et milices privées, est codifié, depuis 2012, à l’article L. 212-1 du Code de la sécurité intérieure qui a repris les dispositions de la loi du 10 janvier 19367. Cette disposition a largement été utilisée depuis 1936 pour dissoudre des mouvements factieux ou séditieux8.

Cette disposition ne permet cependant pas d’interdire préventivement, même aux pires ennemis de la démocratie et aux partis ou mouvements qu’ils représentent sauf à les avoir dissous, de concourir au jeu démocratique en étant candidats à des élections. Elle est, semble-t-il, davantage un pouvoir de sanction a posteriori d’une action politique qui dérape dans la violence et la sédition plutôt qu’une possibilité d’empêcher préventivement qui que ce soit de concourir à l’expression des suffrages afin de conquérir les urnes.

Il résulte de ce régime juridique que, sauf à avoir été dissous en application de l’article L212-1 du code de sécurité intérieure pour l’un des motifs que cet article prévoit, un parti ou groupement politique peut concourir librement par ses membres et représentants au jeu électif dans notre démocratie.

I-3. Dans un tel cadre que penser constitutionnellement de la proposition de loi « LR » qui prévoit la possibilité d’interdire les candidatures et listes communautaires ?

I-3-1. Economie de la proposition de loi « LR »

La proposition de loi « LR » déposée devant le Sénat fonde toutes ses dispositions sur une même idée : sont considérées « communautaires » au sens de cette loi les candidatures ou listes qui s’opposent aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse.

Toutes les mesures que prévoit la proposition de loi se fondent sur cette définition selon les termes même de son « Exposé des motifs ».

« L’article 1er exclut qu’un candidat aux élections législatives qui a ouvertement mené une campagne communautariste, en tenant des propos contraires aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse, soit pris en compte pour l’attribution d’une aide financière au parti ou au groupement politique qui l’a présenté.

L’article 2 interdit de déposer, pour les élections donnant lieu à un scrutin de liste, des listes dont le titre affirmerait, même implicitement, qu’elles entendent contrevenir aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse.

L’article 3 est le complément du précédent : il interdit que la propagande électorale se prête à de telles dérives, par exemple lors des réunions ou sur les affiches ou professions de foi des candidats. Il ne servirait en effet à rien d’interdire ces provocations dans le titre d’une liste si elles pouvaient être ensuite commises impunément durant la campagne. Notons que cet article s’applique à toutes les élections, qu’elles donnent ou non lieu à des listes, car il est bien évident que le respect des valeurs de la République par les candidats ne saurait dépendre du mode de scrutin.

Afin de renforcer l’efficacité des interdictions qu’il édicte, ce même article 3, d’une part, investit le préfet de la mission de faire procéder au retrait des affiches contenant des propos (ou des images s’y assimilant) contraires aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité ayant pour objet de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse et, d’autre part, prévoit la possibilité pour le juge, saisi sans délai par le préfet, d’exclure un candidat qui, pendant la campagne, aurait manifestement contrevenu aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse.

L’article 4 enfin inscrit dans la charte de l’élu local l’obligation de respecter les valeurs de la République, parmi lesquelles le principe de laïcité. »

Même si elle se fonde explicitement sur l’obligation de respect des principes de la souveraineté nationale et de la démocratie que l’article 4 de la Constitution impose aux partis et groupements politiques, la proposition de loi « LR » entend donc se rattacher aussi à son article 3, qui dispose qu’aucune section du peuple ne peut s’attribuer l’exercice de la souveraineté nationale, laquelle n’appartient qu’au peuple tout en entier.

I-3-2. Portée et constitutionnalité de la proposition de loi « LR »

Le dispositif prévu est habile juridiquement mais il s’appuie sur une lecture de l’article 4 de la Constitution que l’on peut trouver très extensive.

Cet article prévoit en effet que les partis et groupement politiques « doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ». Les auteurs de la proposition de loi, comme l’explique l’exposé des motifs, font entrer dans ce membre de phrase la totalité de nos principes fondamentaux (c’est-à-dire la totalité de ce que l’on peut appeler le « Pacte républicain »9) tels que rappelés par le Préambule de la Constitution de 1958, ou prévus par les articles principiels de cette dernière (articles 1 à 4, 66 et 89 dernier alinéa notamment) ainsi que les principes dégagés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel. C’est donc bien l’entier « Pacte républicain », comme le dit explicitement l’Exposé des motifs, qui s’imposerait ainsi aux partis, mais sans cependant que la Constitution l’ait prévu explicitement…

« Ces principes de la souveraineté nationale et de la démocratie sont, selon le préambule de la Constitution de 1958, définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946. Ils incluent ainsi, par exemple, l’égalité des droits, notamment entre les femmes et les hommes, l’égalité devant la loi ou encore la liberté d’opinion.

Plus largement, ils incluent également, en vertu du préambule de 1946, les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, au sein desquels, comme l’a expressément jugé le Conseil d’État, la laïcité occupe une place absolument centrale. Celle-ci est d’ailleurs le seul exemple cité à ce jour par le Conseil constitutionnel de « principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (commentaire de la décision n° 2008-564 DC), ce qui en fait une valeur qui relève de ce que l’on peut considérer comme l’ADN de la République.

La présente proposition de loi vise ainsi en premier lieu à affirmer clairement dans la législation que les partis et groupements politiques sont tenus de respecter ces principes, tant pour leur financement qu’en matière électorale que dans le cadre de l’exercice du mandat électif. »

C’est bien l’ensemble des principes qui constituent le « Pacte républicain » que la proposition de loi « LR » fait ainsi entrer dans les obligations des partis et groupements politiques.

On peut être d’accord avec un tel objectif de contrainte pour les partis et groupements politiques car pourquoi ne seraient-ils pas tenus de respecter les termes d’un tel « Pacte » ? La difficulté, et elle n’est pas négligeable, vient de ce que la Constitution n’a pas prévu cela en tant qu’obligation des partis et groupements politiques. En conséquence, on peut craindre que le Conseil constitutionnel, saisi d’un recours de 60 députés ou de 60 sénateurs contre une telle loi que le Parlement aurait adoptée, ou saisi d’une question préjudicielle ultérieure à sa promulgation, censurerait une telle loi comme contraire à la Constitution.

En effet, cette dernière, par son article 4, n’a mis à la charge des partis et groupements politiques que le devoir de « respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie », et ne leur a pas imposé le respect de l’ensemble des composantes du « Pacte républicain ».

Si elle avait entendu le faire, elle l’aurait fait explicitement en renvoyant au respect des principes rappelés au Préambule de la Constitution et à certains de ses articles, pas seulement aux principes de la souveraineté nationale et de la démocratie, ce qui est beaucoup plus étroit.

Quant à un fondement de la proposition « LR » tiré de l’article 3 de la Constitution interdisant à une section du peuple de s’accaparer l’exercice de la souveraineté nationale, il ne semble pas suffisant pour fonder constitutionnellement la proposition de loi car c’est bien le contenu de l’obligation de respect imposée aux partis et groupements politiques qui est en cause et pas seulement l’interdiction qui leur est faite de fractionner le peuple pour attribuer à une fraction de celui-ci l’exercice de la souveraineté nationale.

La proposition de loi « LR » peut sembler ainsi insuffisamment bordée constitutionnellement.

II – Mettre en place des outils juridiques contre les « candidatures et listes communautaires » qui soient irréprochables au regard de notre Constitution

Il faut d’abord indiquer que la piste d’une modification de l’article L 212-1 du code de la Sécurité intérieure n’est pas praticable. En effet, l’objectif n’est pas de dissoudre un parti ou un groupement politique mais d’empêcher des candidatures ou des listes communautaires qui sont hors des clous républicains. La seule piste est donc de faire de manière correcte constitutionnellement ce que projette la proposition de loi « LR ».

En effet, pour que les pouvoirs publics puissent s’opposer aux candidatures individuelles et listes à visées communautaires aux élections locales et nationales, que ce soit par décision administrative ou devant le juge de l’élection, il est nécessaire d’étendre les obligations faites aujourd’hui aux partis et groupements politiques et à leurs candidats au respect de l’intégralité des principes du « Pacte Républicain ». C’est la voie obligée et elle passe par une modification constitutionnelle.

Il faudrait en effet, dans cette hypothèse, compléter l’article 4 de la Constitution en modifiant la dernière phrase de son premier alinéa comme suit : 

« Ils doivent, dans les conditions déterminées par la loi, pour concourir à l’expression des suffrages par des candidats ou des listes lors des scrutins et bénéficier du financement public, respecter les principes fondamentaux rappelés au Préambule de la Constitution, ou reconnus par la Constitution elle-même ou par les lois de la République. »

Le contenu du « Pacte républicain » que les partis et groupements politiques seraient tenus de respecter (sous peine de la sanction de disqualification de leurs candidatures pour les élections ou du refus de leur financement public) serait alors complet10.

Le peuple français, en modifiant ainsi sa Constitution, marquerait un attachement très fort à ses principes fondamentaux puisqu’il interdirait à tout parti ou groupement politique de s’en éloigner dans son programme électoral sous peine de ne pas pouvoir concourir à l’expression des suffrages ou de ne plus recevoir de financement public.

Cela ne nous choque pas, bien au contraire. On peut marquer un attachement aux principes de notre République au point d’interdire à quelque parti que ce soit de s’y attaquer. On pourrait même imaginer que l’on consacre dans le « Pacte républicain » notre attachement indéfectible à certains des engagements internationaux que notre pays a souscrits par exemple sur les droits des réfugiés11.

Mais tout sera affaire de calibrage et une solution plus modeste pourrait être retenue sans vouloir embrasser trop large pour ne pas risquer de tout compromettre. Sans l’étendre à tout le « Pacte républicain » ainsi qu’il a été envisagé ci-dessus dans une sorte d’idéal-type, on pourrait élargir la rédaction de l’article 4 à l’obligation pour les partis politiques de respecter les principes de la souveraineté nationale, de la démocratie, de la laïcité et de l’égalité entre les hommes et les femmes.

Conclusion

Ce que la proposition de loi « LR » considère à tort, selon nous, comme découlant implicitement de l’expression « respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie » employée par l’article 4, devrait être explicité par une modification de ce même article de la Constitution. Modification que l’on opérera en fonction du degré d’exigence dans le respect du « Pacte républicain » que l’on aura choisi d’imposer aux partis et groupement politiques.

Cela fonderait constitutionnellement une intervention de la loi pour permettre à l’autorité désignée par celle-ci de refuser une candidature ou une liste qui, par son caractère communautaire, ne respecterait pas le « pacte républicain », ou de refuser qu’elle bénéficie du financement public légal ainsi, bien entendu, que de pouvoir s’opposer à ce que ses membres mènent, sur des thèses communautaires, une campagne électorale.

À défaut d’apporter cette précision à l’article 4 de la Constitution, toute loi qui, comme la proposition de loi « LR », ambitionnera d’interdire les candidatures ou listes communautaires, ou de les priver de financement public, encourt le grief d’inconstitutionnalité et, par voie de conséquence, une censure par le Conseil constitutionnel. Ce que l’on ne pourrait que regretter.

Il appartiendrait donc au Peuple souverain de définir, par cette modification constitutionnelle de l’article 4, le périmètre du Pacte républicain qu’il entend voir protégé vis-à-vis des partis et groupements politiques. Il le ferait à l’aune des idées dont il admettrait la présence dans le débat politique pour la joute électorale et, le cas échéant, la mise en œuvre majoritaire qui pourrait sortir des urnes. Admettrait-il que certains partis militent pour que l’on abroge tel ou tel de nos principes démocratiques ou certains de nos engagements internationaux multilatéraux ? Que l’on abroge la République elle-même ? Telles sont les questions fondamentales qu’un tel exercice soulèverait.

Comme un tel questionnement touche à ce que nous avons de plus fondamental, une telle modification constitutionnelle ne serait envisageable que par référendum dans le cadre de l’article 89 de la Constitution ou par un référendum d’initiative citoyenne ou partagée12. C’est en dire non l’impossibilité, mais la difficulté…

***

Annexe 1. Exposé des motifs de la proposition de loi « LR »

Exposé  des motifs de la proposition de loi tendant à assurer le respect des valeurs de la République
face aux menaces communautaristes

Mesdames, Messieurs,

Notre Constitution « ne connaît que le peuple français, composé de tous les citoyens français sans distinction d’origine, de race ou de religion » 13.

Cette vision française de l’unicité du peuple est le socle fondamental sur lequel reposent nos conceptions de l’unité et de la souveraineté de la nation, et de l’indivisibilité de la République. Elle est un principe cardinal qui irrigue l’ensemble de notre pacte républicain.

Elle est pourtant désormais ébranlée par la progression régulière d’attitudes communautaristes qui, en multipliant les propos et revendications religieux ou ethniques contraires à nos valeurs fondamentales, menacent de déchirer notre tissu national et de fragmenter notre société en une juxtaposition de communautés désunies.

L’essor de l’Islam radical, qui vise notamment à isoler les musulmans du reste de la communauté nationale et à substituer des lois religieuses aux lois de la République, en est l’illustration la plus préoccupante. Antithèse de nos valeurs communes les plus fondamentales, ce projet ouvertement sécessionniste cherche aujourd’hui à s’implanter dans tous les champs de la vie collective, y compris électorale.

Or, si la religion musulmane a naturellement toute sa place dans notre pays, le fondamentalisme islamique ne saurait en aucun cas trouver la sienne dans notre vie politique. Afin de répondre aux défis majeurs posés par sa propagation, une évolution de notre ordre juridique apparaît dès lors indispensable.

C’est la raison d’être de cette proposition de loi qui s’appuie sur nos principes républicains et constitutionnels intangibles. L’article 4 de la Constitution précise que les partis et groupements politiques ne «se forment et exercent leur activité librement » que dans la mesure où ceux-ci «respectent les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie ».

Ces principes de la souveraineté nationale et de la démocratie sont, selon le préambule de la Constitution de 1958, « définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 ». Ils incluent ainsi, par exemple, l’égalité des droits, notamment entre les femmes et les hommes, l’égalité devant la loi ou encore la liberté d’opinion.

Plus largement, ils incluent également, en vertu du préambule de 1946, les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, au sein desquels, comme l’a expressément jugé le Conseil d’État, la laïcité occupe une place absolument centrale. Celle-ci est d’ailleurs le seul exemple cité à ce jour par le Conseil constitutionnel de « principe inhérent à l’identité constitutionnelle de la France » (commentaire de la décision n° 2008-564 DC), ce qui en fait une valeur qui relève de ce que l’on peut considérer comme l’ADN de la République.

La présente proposition de loi vise ainsi en premier lieu à affirmer clairement dans la législation que les partis et groupements politiques sont tenus de respecter ces principes, tant pour leur financement qu’en matière électorale que dans le cadre de l’exercice du mandat électif.

Dans le cadre des campagnes électorales, cette exigence se traduirait par une interdiction de tout élément, direct ou indirect, relevant de discours contraires aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité et qui soutiennent les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse. Il s’agit là de comportements graves puisque de telles revendications manifestent l’intention des candidats d’accorder ou de refuser des droits en fonction de ces considérations.

L’objectif des auteurs de la présente proposition de loi n’est donc pas d’interdire à un candidat, s’il en éprouve le besoin, de mentionner son origine ethnique ou son éventuelle appartenance religieuse, car cette mention n’a rien, en elle-même, d’un discours contraire aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité.

L’interdiction supposera la contestation de nos valeurs fondamentales et, en définitive, l’intention affichée de postuler à des fonctions électives dans le but de porter atteinte à l’unicité de la République. Les listes ou les candidats qui méconnaitraient cette prescription perdraient tout droit à un financement public, verraient leurs affiches électorales retirées et pourraient être purement et simplement exclus de l’élection.

Attendre que de tels candidats soient élus en comptant sur l’exercice du contrôle de légalité ou du contrôle de constitutionnalité, comme le proposent certains, relève de l’angélisme et traduit une méconnaissance évidente du fonctionnement des pouvoirs publics tant nationaux que locaux.

Il est aussi nécessaire de prévoir d’autres dispositions relatives aux conditions d’exercice de leur mandat par les élus. La charte de l’élu local devrait ainsi comprendre l’obligation de se conformer, dans l’exercice des fonctions électives, aux valeurs de la République, et donc au principe de laïcité qui impose notamment de ne manifester aucune opinion religieuse comme par exemple au travers du port d’un signe ostentatoire.

L’exigence posée par l’article 4 de la Constitution selon laquelle les partis et groupements politiques doivent respecter les principes de la souveraineté nationale et de la démocratie doit être scrupuleusement respectée.

Ces principes doivent s’entendre au sens donné par le texte constitutionnel, à savoir, selon son Préambule, les «principes de la souveraineté nationale tels qu’ils ont été définis par la Déclaration de 1789, confirmée et complétée par le préambule de la Constitution de 1946 ». Au nombre de ces principes figurent donc, entre autres, l’égalité des droits (article 1er de la DDHC), et notamment entre la femme et l’homme (alinéa 3 du Préambule de 1946), l’égalité devant la loi (article 6 de la DDHC), la liberté d’opinion (article 10 de la DDHC) et, comme l’a maintes fois affirmé le Conseil constitutionnel, les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République (liberté individuelle, liberté de l’enseignement…).

Il ne fait aucun doute que la laïcité relève bien des principes de la souveraineté nationale: elle participe de l’idéal « de liberté, d’égalité et de fraternité » à la racine duquel, selon le Préambule de la Constitution, se trouvent ces principes; certaines de ses composantes elles-mêmes découlent de la DDHC (liberté de conscience) et le Conseil constitutionnel a d’ailleurs fait sienne l’affirmation de son ancien secrétaire général, M.Olivier Schrameck, pour qui la Déclaration de 1789 «constitue le terreau spirituel » de la laïcité (commentaire de la décision n° 2012-297 QPC du 21 février 2013).

On ne saurait d’ailleurs oublier la jurisprudence déjà évoquée du Conseil d’État, dépourvue de toute ambigüité : « les préambules des constitutions des 27 octobre 1946 et 4 octobre 1958 ont réaffirmé les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République, au nombre desquels figure le principe de laïcité » (n° 219379 du 6 avril 2001).

L’article 1er exclut qu’un candidat aux élections législatives qui a ouvertement mené une campagne communautariste, en tenant des propos contraires aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse, soit pris en compte pour l’attribution d’une aide financière au parti ou au groupement politique qui l’a présenté.

L’article 2 interdit de déposer, pour les élections donnant lieu à un scrutin de liste, des listes dont le titre affirmerait, même implicitement, qu’elles entendent contrevenir aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse.

L’article 3 est le complément du précédent : il interdit que la propagande électorale se prête à de telles dérives, par exemple lors des réunions ou sur les affiches ou professions de foi des candidats. Il ne servirait en effet à rien d’interdire ces provocations dans le titre d’une liste si elles pouvaient être ensuite commises impunément durant la campagne. Notons que cet article s’applique à toutes les élections, qu’elles donnent ou non lieu à des listes, car il est bien évident que le respect des valeurs de la République par les candidats ne saurait dépendre du mode de scrutin.

Afin de renforcer l’efficacité des interdictions qu’il édicte, ce même article 3, d’une part, investit le préfet de la mission de faire procéder au retrait des affiches contenant des propos (ou des images s’y assimilant) contraires aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité ayant pour objet de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse et, d’autre part, prévoit la possibilité pour le juge, saisi sans délai par le préfet, d’exclure un candidat qui, pendant la campagne, aurait manifestement contrevenu aux principes de la souveraineté nationale, de la démocratie ou de la laïcité afin de soutenir les revendications d’une section du peuple fondées sur l’origine ethnique ou l’appartenance religieuse.

L’article 4 inscrit dans la charte de l’élu local l’obligation de respecter les valeurs de la République, parmi lesquelles le principe de laïcité.

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Annexe 2. Article L212-1 du code de la Sécurité intérieure

Article L212-1

Sont dissous, par décret en conseil des ministres, toutes les associations ou groupements de fait :

1° Qui provoquent à des manifestations armées dans la rue ;

2° Ou qui présentent, par leur forme et leur organisation militaires, le caractère de groupes de combat ou de milices privées ;

3° Ou qui ont pour but de porter atteinte à l’intégrité du territoire national ou d’attenter par la force à la forme républicaine du Gouvernement ;

4° Ou dont l’activité tend à faire échec aux mesures concernant le rétablissement de la légalité républicaine ;

5° Ou qui ont pour but soit de rassembler des individus ayant fait l’objet de condamnation du chef de collaboration avec l’ennemi, soit d’exalter cette collaboration ;

6° Ou qui, soit provoquent à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence ;

7° Ou qui se livrent, sur le territoire français ou à partir de ce territoire, à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l’étranger.

Le maintien ou la reconstitution d’une association ou d’un groupement dissous en application du présent article, ou l’organisation de ce maintien ou de cette reconstitution, ainsi que l’organisation d’un groupe de combat sont réprimées dans les conditions prévues par la section 4 du chapitre Ier du titre III du livre IV du code pénal.

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Annexe 3. Autres sources

Sur la marche de l’islam radical

Sur les listes communautaires

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Notes

1 – Le texte qui suit est une version remaniée de l’article publié le 2 mars sur le blog Decoda[na]ges sous le titre « Faut-il interdire les « listes communautaires »?« .

2 – Voir à ce sujet sur le blog Decoda[na]ges notre Numéro « Hors Série », janvier 2017, sur « Islam radical et Etat de droit – Les quatre questions fondamentales que l’islam radical pose à notre Etat de droit » (https://francoisbraize.wordpress.com/islam-radical-et-etat-de-droit-janvier-2017/), travail également publié dans Marianne (http://www.marianne.net/agora-les-4-principales-questions-que-pose-islam-radical-notre-etat-droit-100249137.html). Numéro « Hors Série » auquel on renverra au besoin.

3 – Voir le texte « LR » Proposition de loi tendant à assurer le respect des valeurs de la République face aux menaces communautaristes : http://www.senat.fr/leg/ppl19-108.html

4 – On peut considérer en effet que la Constitution du 4 octobre 1958, par son Préambule, formalise une proclamation solennelle du peuple français consacrant l’attachement de ce dernier à un « Pacte républicain » sédimenté au fil de l’histoire depuis la Déclaration des droits de 1789, jusqu’à la Charte de l’environnement de 2004 en passant par le Préambule de la Constitution de 1946 et les principes fondamentaux posés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel ; au sens strict, il ne s’agit pas juridiquement d’un pacte contractuel mais plutôt d’un engagement politique unilatéral du peuple français. 

5 – Voir à ce sujet notre article paru dans Slate qui montrait qu’une modification constitutionnelle préalable est nécessaire à un tel objectif : http://www.slate.fr/story/89331/fn-dissolution. On y reviendra infra (Cf. I-3.). Pour un point de vue inverse, voir l’article de Jean-Éric Schoettl https://www.lefigaro.fr/vox/societe/jean-eric-schoettl-pourquoi-il-faut-refuser-les-listes-communautaristes-aux-municipales-20191111 (cité à l’Annexe 3 ci-dessus).

6 – Voir notre numéro « Hors Série » précité note 2 sur l’islam radical, Introduction et partie consacrée à la liberté de pensée et à celle d’expression.

7 – Voir ci-dessus en Annexe 2 le texte de cet article.

8 – Voir pour les quelque 80 partis, groupements ou mouvements politiques dissous en moins d’un siècle : https://fr.wikipedia.org/wiki/Liste_des_organisations_dissoutes_en_application_de_la_loi_du_10_janvier_1936

9 – En droit cet ensemble constitue ce que l’on appelle le « bloc de constitutionnalité » qui s’impose au pouvoir législatif et à toutes les autorités administratives et juridictionnelles.

10 – Il comprendrait en toute logique :

  • outre les principes reconnus ou rappelés par la Constitution elle-même (égalité devant la loi, principe de laïcité, droit de vote et égalité d’accès aux mandats électifs, liberté d’expression et d’action des partis, libre administration des collectivités territoriales, forme républicaine de gouvernement, etc.), les droits individuels (liberté et sûreté individuelle, droit de propriété, légalité des peines, liberté d’opinion et de conscience, liberté de communication des pensées et des opinions, principe de contribution aux charges publiques en fonction des facultés de chacun, etc.) ;
  • s’ajouteraient aussi les droits économiques et sociaux issus de la Constitution de 1946 (égalité homme/femme, droit d’asile pour les victimes d’oppression, droit au travail, liberté syndicale et droit de grève, protection sociale, droit au repos, droit à la formation professionnelle et à la culture, droit à l’enseignement public gratuit et laïque), les principes de la Charte de l’environnement (principe de précaution, principe pollueur/payeur et obligation pour les politiques publiques de promouvoir un développement durable) ;
  • et enfin les principes fondamentaux reconnus par les lois de la République dégagés par la jurisprudence du Conseil constitutionnel (liberté d’association, respect des droits de la défense, liberté d’enseignement, indépendance des professeurs d’université).

11 – Voir notre article dans Slate http://www.slate.fr/story/95099/sixieme-republique

12 – RIC, ou RIP, qui ne manquerait pas de faire naître la question de savoir s’il faut imposer à la représentation nationale et au peuple français dans leur exercice du pouvoir constituant, ou de révision de la Constitution, les mêmes bornes qu’aux partis… Question redoutable en forme de boucle récursive que l’on a traitée à l’occasion de notre article sur le RIC publié sur Mezetulle (voir https://www.mezetulle.fr/ric-ta-mere-par-f-b/). On retiendra ici la même réponse positive inspirée du dernier alinéa de l’article 89 de la Constitution qui interdit au pouvoir constituant (représentation nationale ou le peuple lui même consulté par référendum) de réviser la Constitution en s’en prenant à « la forme républicaine de gouvernement »… Dans le même souci de permanence républicaine, on pourrait protéger identiquement les principes constitutifs du pacte républicain de toute révision constitutionnelle. Les opposants qui souhaiteraient passer outre devraient alors politiquement assumer de violer la Constitution et de s’inscrire dans la logique d’un coup d’État. De la sorte, le corps électoral, s’il était consulté, pourrait choisir en toute connaissance de cause et pas dans un flou propice à tous les loups… toujours prêts, comme chacun sait, à entrer dans Paris.

13 – [Note prévue par l‘Exposé des motifs] : Conseil constitutionnel, décision n°91-290DC du 9mai 1991 citant l’article premier de la Constitution, qui dispose que la République française « assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion ».