Isabelle Floch et Jean-Paul Carminati1 ont vu le film Anatomie d’une chute. Les invraisemblances qu’ils y relèvent sont si nombreuses et flagrantes qu’ils se posent la question de leur fonction : en quoi sont-elles nécessaires au scénario ? C’est alors qu’apparaît, à la fois exacerbée et cautionnée par le contexte « post-metoo », une série de préjugés fantasmatiques culminant dans celui du traitement forcément arbitraire et injuste de la « femme puissante » par une justice et une législation forcément tordues qu’il faudrait donc, à l’instar du film, « corriger » afin qu’elles s’inclinent devant la Femme, quitte à congédier les règles et les garanties de droit les plus élémentaires.
En matière de scénario, l’annonce du « genre » (drame, policier, comique, réaliste, utopique, dystopique) est utile pour couper court à de fâcheux malentendus : Minority Report est dystopique, La Femme d’à côté dramatique, Monthy Python Sacré Graal comique. Le respect de cette règle est d’ailleurs implicite dans la vie de tous les jours. Si notre interlocuteur nous annonce une histoire drôle qui nous rend triste à pleurer, nous nous sentons à la fois décontenancés puis franchement abusés.
À la lumière de ce rappel, examinons Anatomie d’une chute2 récente Palme d’Or au Festival de Cannes. Le film est présenté comme un « drame policier ».
L’actrice principale Sandra Hüller y est remarquable, ainsi que le jeune acteur Milo Machado-Graner, lequel joue son fils de 11 ans.
Le scénario est le suivant : on découvre le cadavre d’un homme au pied d’un chalet. Sa mort est manifestement due à sa chute du balcon du 2e étage. Il s’agit de déterminer avec les moyens techniques et la procédure pénale s’il s’agit d’un suicide ou si son épouse l’aurait poussé. L’enfant du couple, qui est non-voyant, aurait été témoin auditif des derniers instants de son père et son témoignage est donc capital pour la résolution judiciaire du cas.
Le thème, posé dès le départ, est intéressant : meurtre ou suicide, comment trancher ? L’action se passe aujourd’hui, on ne peut pas s’y tromper, il y a même BFM. On entre dans l’intimité d’un couple, on y expose très longuement le traitement judiciaire du cas, c’est à dire le procès, jusqu’au dénouement final, entièrement lié au verdict de l’institution judiciaire contemporaine.
Cependant, ces qualités objectives masquent l’imposture du scénario.
Une accumulation d’invraisemblances juridiques
La conception d’un tel film nécessite de suivre un conseil technique précis quant au traitement du processus judiciaire. Car il ne s’agit pas d’une parodie, mais d’un film présenté comme un drame policier contemporain se passant en France. La vraisemblance du dénouement de l’intrigue scénaristique est donc dépendante de la vraisemblance de l’exposition judiciaire du cas, les deux se nourrissant mutuellement.
Or, du point de vue du juriste, des familiers des audiences pénales ou des simples curieux du monde judiciaire, Anatomie d’une chute perd très vite toute crédibilité, notamment au vu du traitement aberrant du statut juridique de l’enfant (à la fois témoin et victime), et du déroulement du procès d’assises.
En premier lieu, du point de vue du statut juridique de l’enfant, on note quatre illégalités majeures.
- D’une part, l’absence de séparation. Un enfant témoin des circonstances du meurtre supposé de son père par sa mère, et dont le témoignage est susceptible d’influencer le verdict de manière radicale, est dans les plus brefs délais séparé de sa mère et placé sous protection de justice avec interdiction de communication avec elle. Dans le film, il demeure avec sa mère car la justice l’a décidé « de façon exceptionnelle ».
- En second lieu, l’absence de droits. Témoin ou pas, l’enfant qui perd un de ses parents dans de telles conditions et dont l’autre parent est accusé, est représenté en justice en tant que partie civile par les autorités de protection. Dans le film, l’enfant n’a pas le statut de partie civile.
- En troisième lieu, l’invention d’une fonction hors la loi. Une aide judiciaire est chargée de veiller en continu sur les rapports de l’enfant témoin avec sa mère au domicile de la mère. Cette fonction, qui évoque le style juridique chinois, n’existe pas dans notre droit et il est à souhaiter qu’elle n’existe jamais.
- Enfin, la nullité juridique du témoignage. Un témoin, enfant ou pas, ne peut jamais cohabiter avec l’accusé pendant la durée de la procédure, ni assister aux audiences de la cour d’assises, être reçu dans le bureau de la présidente et communiquer avec elle. Le moindre de ces actes prive de valeur le témoignage et peut faire annuler le procès tout entier.
Par ailleurs, du point de vue du déroulement du procès d’assises, cinq éléments sont illégaux ou fantaisistes.
- D’une part, les débats « à l’américaine ». La fonction de président de cour d’assises consiste notamment à diriger les débats, distribuer la parole et assurer la police de l’audience. Jamais l’avocat de la défense et l’avocat général ne peuvent se prêter à des échanges tels qu’on les voit dans le film sans que la présidente ne les rappelle à l’ordre. De même, il n’est pas non plus réaliste qu’ils se déplacent face aux témoins et les questionnent « à l’américaine » et de façon aussi vulgaire et triviale. À l’évidence, le scénariste et la réalisatrice n’ont jamais assisté à un procès en France.
- En deuxième lieu, la violation du secret médical par un témoin médecin. Le médecin psychiatre-psychanalyste du défunt est appelé à témoigner à la barre. Cette démarche est possible mais chimérique car le médecin n’est pas délié du secret professionnel devant la cour d’assises. L’épanchement du praticien à la barre tel qu’il est mis en scène est utopique et serait, dans la réalité, une cause de nullité du procès pour violation du secret médical.
- En troisième lieu, l’absence d’expertise psychiatrique. Tout accusé de crime est soumis à une expertise psychiatrique et psychologique par un expert judiciaire indépendant. Une telle expertise est absente dans la procédure décrite. Elle aurait permis de produire un avis « extérieur » sur la personnalité de l’accusée, laquelle semble problématique.
- En quatrième lieu, le statut de l’accusée. L’avocat général reproche à l’accusée de mentir et sous-entend qu’il est de son devoir de dire la vérité. Aux assises, l’accusé ne jure pas de dire la vérité. Seuls les témoins jurent de dire la vérité.
- Enfin, l’ignorance de la possibilité de l’appel. Le verdict de la cour d’assises est présenté comme un dénouement libérateur de la narration scénaristique. C’est oublier que l’accusation tout comme la défense peut faire appel depuis… l’an 2000.
D’autres entorses sont présentes, notamment l’escamotage rapide de la phase d’instruction et le rapport très peu professionnel et déontologique de l’avocat avec sa cliente, manifestement contraire à son serment d’indépendance – mais inutile d’allonger la liste des transgressions juridiques : elles sont massives et majeures.
Une accusée héroïsée et sanctifiée
Ces nombreuses transgressions semblent nécessaires au scénario, qui exige de voir son dénouement validé par un processus présenté comme légal.
Si le scénario a besoin de tordre la réalité légale en présentant cette déformation comme normale, c’est parce qu’il est au service de fantasmes plus forts que lui. Avant d’aller plus loin, constatons que les principales transgressions des contraintes légales servent à sanctuariser – si ce n’est à sanctifier – la personnalité de l’accusée par quatre procédés.
Écarter l’expertise psychiatrique judiciaire obligatoire permet d’escamoter un constat objectif : un expert n’aurait pas manqué de noter que cette mère ne parle pas à son fils unique dans sa langue maternelle, qu’elle lui propose naturellement du whisky comme si c’était un « pote » alors qu’il a 11 ans et qu’il vient de perdre son père ; que par ailleurs elle ne pleure pas la mort de son mari, tout en soutenant qu’elle ne l’a pas tué et qu’elle l’aimait. Autant d’éléments pouvant alimenter un diagnostic mettant en doute son équilibre mental et faire pencher la balance du côté de la culpabilité.
Quant à l’enfant, le priver du statut légal de victime du meurtre possible de son père permet d’oublier le défunt en tant que père et de ne percevoir ce dernier qu’en tant que mari indigne de sa « femme-intelligente-et-libérée ». Et le priver du statut légal de témoin du meurtre possible de son père par sa mère, en lui évitant de ce fait la séparation d’avec sa mère pendant la procédure, permet de réinvestir positivement l’accusée en tant que mère de l’enfant.
Faire passer pour légal le témoignage du psychiatre du défunt – dont on apprend au passage qu’il était aussi son psychanalyste – permet d’alimenter les pires clichés et préjugés confortant une lecture patriarcale démodée de la pratique psychanalytique. En effet, ce « psy à la barre », ne se gêne pas pour faire entendre qu’il tient l’épouse « castratrice » pour responsable de la dévastation psychique de son mari. Cette caricature du divan suggère l’émancipation de l’héroïne des derniers rets du patriarcat : ainsi agressée, elle devient victime sympathique.
Et tout cela est bien dommage. Car le cœur du film travaille une question chère à la réalisatrice, celle du rapport de couple dès lors que chacun des partenaires est en prise avec la nécessaire articulation de ses désirs et de la relation à deux : qui cède quoi à l’autre, qui se sacrifie au nom de l’amour, qui demande des comptes, qui se sent floué.
Une scène cruciale montre une dispute dans la cuisine dégénérant en violence façon Johnny Depp et Amber Heard, scène enregistrée et produite durant le procès. Remarquablement écrite et interprétée, c’est une scène au fond inédite, plus encore, tout à fait inouïe. On entend, puis on assiste, à cette scène via un habile flash-back. Elle révèle à la cour d’assises ce qui mine le couple depuis des mois : le mari manque de temps pour réaliser ses propres projets, il est responsable de l’accident du fils devenu malvoyant, et tente de reporter sa violente culpabilité sur sa compagne qui lui fait front et résiste aux attaques.
Montrer la circulation de la faute au sein d’un couple est un ressort dramatique essentiel. Dans plupart des récits, on décrit une femme qui endosse ladite faute et porte ainsi le chapeau de ce que son conjoint lui reproche au nom de son sentiment d’impuissance à lui. Dans ce film, ce sentiment d’impuissance est illustré par l’incapacité du mari à pouvoir écrire face à sa femme, écrivain reconnue.
Au cours de cette violente dispute, la femme, mise en cause par son époux, lui tient tête et répond point par point à tous les reproches qu’il lui adresse, et ce malgré la bouteille de vin ouverte qui désinhibe l’échange jusqu’à ce qu’ils en viennent aux mains. Elle parvient à démontrer que les reproches de son mari sont bien le résultat de ses choix à lui, et de son propre sentiment d’impuissance : bref, il est responsable de ses choix, c’est son marasme à lui, pas le sien à elle. La mort du mari intervient juste après l’affrontement. S’il s’agissait d’un suicide, il pourrait être alors interprété comme l’ultime arme de culpabilisation du défunt envers sa femme.
C’est pourquoi, dans la scène de la déposition du psychiatre-psychanalyste qui suivait son mari, faire dire à ce praticien que l’épouse « castratrice » serait responsable de la dévastation psychique de l’époux est non seulement à côté de la véritable question, mais aussi contradictoire avec la scène de dispute. Cette contradiction peut s’éclairer comme une lecture paternaliste et caricaturale par ce praticien, lecture qui ne peut concevoir l’exercice de la liberté d’une femme au sein d’un couple sans la mettre en faute. C’est dire que le scénario considère que cette liberté ne pourrait pas être entendue par la psychanalyse, ce qui est affligeant. Il était donc besoin de ce diagnostic de pacotille pour surligner et ainsi mettre en évidence la charge contre les femmes libres d’un soi-disant patriarcat psychiatrique. Or, après la scène de la cuisine, la femme n’avait nullement besoin de ce catéchisme meetoo pour avoir à affirmer sa liberté.
C’est ainsi que, en tordant aussi bien la loi pénale que la psychanalyse, le scénario de Anatomie d’une chute fabrique un acquittement obtenu au prix de l’exercice d’une loi imaginaire. Mais que vaut donc la liberté d’une femme obtenue dans ces conditions? Penser qu’il serait besoin d’une révolution institutionnelle (par exemple une refonte des lois, idée mise en acte dans le scénario) pour libérer les femmes qui sont en réalité devenues libres grâce à l’action de leurs aînées, est bien l’impasse du néoféminisme actuel.
Cependant, cette torsion du droit n’est qu’une conséquence des fantasmes qui contraignent le scénario.
Il n’échappe à personne que Anatomie d’une chute se présente dans le contexte post-metoo et dans celui de la réalité sensible et médiatisée de la prise en charge judiciaire des féminicides. Jusque dans son titre, le film nous invite à décortiquer comment la justice non pas peut mais doit juger aujourd’hui une femme accusée d’avoir tué son mari.
Et, tout de suite, le sentiment qui s’insinue est qu’il n’est pas possible que cette femme soit jugée équitablement : trop libre, trop émancipée, trop « puissante », elle ne peut pas être justiciable de la justice ordinaire. Or, le préjugé selon lequel une femme puissante ne peut forcément pas être innocente, s’il est un préjugé social, ne l’est pas en matière de justice. C’est discréditer d’avance la justice que de devoir la tordre pour arracher un acquittement. Ce discrédit, très à la mode actuellement du fait des attaques répétées depuis metoo contre l’appareil judiciaire, est grave. Il se nourrit de l’ignorance d’un grand nombre de personnes, y compris des « intellectuels », en matière de justice. Il laisse à penser que, par principe, personne n’est plus à l’abri d’une injustice, d’un verdict arbitraire, et que la loi serait à redéfinir systématiquement, comme le film le met en acte à l’insu du spectateur.
De multiples aspects fantasmatiques
À cette « femme puissante », il faut donc fabriquer une justice sur mesure. Pourquoi ? Pas par paresse ou manque de moyens, mais parce qu’une femme aujourd’hui est malheureusement toujours bien chargée de fantasmes, et encore plus par ceux qui prétendent contribuer à sa libération. À ce titre, on pourrait qualifier ce film de boule à facettes fantasmatiques constituée des miroirs suivants.
Fantasme que la justice doit s’incliner devant la Femme, quitte à ne pas appliquer ses règles les plus élémentaires. N’est-ce pas dans l’air du temps ? Comment ne pas évoquer l’affaire Jacqueline Sauvage où avait été développée la thèse farfelue de la légitime défense préméditée ? Ou le crédit juridique revendiqué pour faire entériner des accusations unilatérales au nom de la parole des femmes, comme s’il s’agissait de la Parole de Dieu ?
Fantasme que la puissance féminine mise en scène ne serait pas acceptée sans la torsion juridique à laquelle se livre le scénario. Qu’il faudrait se libérer de la pesanteur judiciaire pour mettre à vif la vérité et la complexité des enjeux de désir à l’œuvre entre les hommes et les femmes. Que la rigueur des débats et le respect des procédures seraient utilisés forcément contre les femmes, alors même que tous les jours, les professionnels de justice se battent contre les violences faites à beaucoup d’entre elles.
Fantasme que la « femme puissante » ne l’est qu’à renverser l’ordre établi – et quelle impasse ! Alors qu’il s’agit à présent pour les femmes, comme le montre pourtant si bien la remarquable scène dont nous avons fait état, d’en finir avec la culpabilité poisseuse qu’elles endossent au nom d’une faute ancestrale attribuée plus ou moins consciemment.
Fantasme de la fin du mâle dans le couple, pauvre beau gosse condamné à passer de toute façon par la fenêtre, et peu importe sa paternité : il en est officiellement dépouillé puisque son fils n’est pas une victime représentée dans le procès.
Fantasme de la tyrannie de l’enfant-roi, objet non séparé de sa mère, mise parfaitement en scène : cette tyrannie est instituée en ce qu’elle va réellement fabriquer la Loi – le verdict – par les effets d’un témoignage pourtant illégal.
D’ailleurs, la réalisatrice a admis clairement dans une interview que la subjectivité de l’accusée est au-dessus des lois :
« Le personnage de Sandra a pu être responsable du suicide de son mari sans être coupable de l’avoir tué ou elle a pu le tuer sans être responsable de son mal-être. C’est cela que je trouve passionnant, c’est cette question-là qui est plus importante que de savoir si elle l’a tué ou pas. »3
En d’autres termes, à partir du moment où l’on n’est pas responsable du mal-être de l’autre, on peut le tuer, et pousser quelqu’un au suicide n’est pas pénalement punissable : les voies de l’impunité sont ouvertes, jetons le Code pénal aux orties car il est malaisant ! Cela tombe bien, peu de gens l’ouvrent. Quant au Code de procédure pénale, quel pensum !
Toutes ces facettes fantasmatiques contraignent donc le scénario. Et pourquoi pas ? La création artistique est libre ! Vive le film fantasmatique, et laissons-le déborder jusqu’à 2h30 au lieu des 1h45 usuels – car on le sait, le fantasme non seulement submerge la raison, mais rallonge aussi le chronomètre car il contamine tout.
Le problème demeure : pour la justice d’aujourd’hui convoquée pour valider la crédibilité du scénario, la question est d’établir si oui ou non quelqu’un a tué quelqu’un d’autre. Et pour établir cela, il y a des règles spéciales qu’on ne peut tordre à son gré, sauf à l’annoncer clairement, par exemple ainsi : « Les scénaristes informent les aimables spectateurs que le traitement judiciaire des faits objets du présent film est purement artistique et fantasmatique, et incompatible avec la procédure pénale en vigueur ».
Mais alors, c’eût été assumer la « fable » et abandonner l’imposture de présenter le film comme un « drame policier ». Et surtout, c’eût été renoncer au fantasme de « femme puissante » cautionné par une justice tordue et soumise, pour enfin confronter clairement une femme à une justice adéquate et respectée.
Étrange et inquiétante Palme d’or.
Notes