Les formes de désobéissance aux lois sont très variées. Il est question ici de celles qui entendent se présenter en tant que revendications, s’appuyer sur des arguments ou se présenter comme des théories – certaines allant jusqu’à refuser la notion même de légitimité. André Perrin les examine : de quel droit s’autorise-t-on pour soutenir qu’il y a un droit de désobéir aux lois ?
- La désobéissance et le droit positif
- La désobéissance comme droit naturel
- La désobéissance aujourd’hui
- Objectivité de la subjectivité
- Le contrat, le consentement et le divorce
- Le refus de discuter la question de la légitimité
- L’élimination de la question de la justice au profit de celle de l’autonomie
- Apologie de la subversion : la désobéissance comme fin
- Notes
Si la démocratie est le gouvernement du peuple par le peuple et pour le peuple, si ses lois, votées à la majorité, expriment la volonté du peuple, c’est-à-dire la volonté générale, celle qui ne vise qu’à l’intérêt commun, si en obéissant à ces lois le citoyen n’obéit qu’à lui-même en tant que sujet raisonnable, l’obéissance à la loi constitue l’obligation politique par excellence et la désobéissance aux lois ne peut se prévaloir d’aucune légitimité. Il ne manque pourtant pas d’individus et de groupes qui revendiquent un droit de désobéir aux lois, même en démocratie. La désobéissance aux lois peut prendre des formes diverses : celle, passive et individuelle, de l’objection de conscience, celle, non-violente et collective, de la désobéissance civile, celles, actives et violentes, de l’émeute ou de l’insurrection armée. Les différences qui séparent ces modalités de la révolte ne sont assurément pas négligeables, mais elles présupposent toutes un droit de désobéir aux lois. C’est ce présupposé qu’il s’agira d’examiner ici.
La désobéissance et le droit positif
Le droit de désobéir aux lois relève-t-il du droit naturel ou du droit positif ? On voit sans difficulté qu’un droit positif de ne pas obéir au droit positif est une contradictio in adjecto : comme le dit Éric Weil, « aucun système ne peut admettre sa propre négation »1 et « il serait contradictoire de parler d’une loi qui réglerait la désobéissance à la loi en légitimant la révolte »2. On ne peut concevoir un code dont le dernier article disposerait que les citoyens ont le droit de ne pas se conformer aux articles précédents s’ils les jugent en conscience contraires à la raison ou à la justice. La disposition juridique3 en vertu de laquelle nul citoyen n’est tenu d’obéir à un ordre manifestement illégal ne donne pas un droit de désobéir à la loi, mais tout au contraire un droit de lui obéir quand bien même celui qui la représente, faillant à son devoir, prétendrait nous contraindre à lui désobéir. Il est vrai que le corrélat de cette disposition – on ne peut incriminer un agent public pour avoir appliqué la loi – est assorti de la restriction suivante : sauf si l’application de la loi le conduisait à se faire l’auteur ou le complice d’un crime contre l’humanité4. Mais c’est que dans la hiérarchie des normes, la loi qui réprime les crimes contre l’humanité a une autorité supérieure à celle dont l’application conduirait à commettre un crime contre l’humanité.
On objectera peut-être que le droit naturel de résistance à l’oppression, dont le fondement philosophique se trouve chez Locke, est « descendu » dans le droit positif. La Déclaration de l’Indépendance des États-Unis dispose que, les gouvernements étant établis pour garantir les droits inaliénables attachés à la personne humaine, « toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement ». De même, aux termes de l’article 2 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen du 26 août 1789, « Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l’homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté et la résistance à l’oppression ». Or, la Déclaration du 26 août étant intégrée au préambule de la Constitution de 1958, ses 17 articles ont valeur constitutionnelle, en particulier depuis que le Conseil constitutionnel lui a conféré une réelle portée juridique dans sa décision 71-44 du 16 juillet 1971 « Liberté d’association », portée juridique qu’il a réaffirmée dans sa décision du 16 janvier 19825.
Cependant l’article 2 de la Déclaration doit être lu en parallèle avec l’article 7 : « Ceux qui sollicitent, expédient, exécutent ou font exécuter des ordres arbitraires doivent être punis ; mais tout citoyen, appelé ou saisi en vertu de la loi, doit obéir à l’instant : il se rend coupable par la résistance ». On voit que le droit de résister à l’oppression n’est pas un droit de désobéir à la loi : c’est le droit de résister à l’arbitraire d’un pouvoir qui aurait substitué sa propre tyrannie à l’autorité des lois. Il en va de même dans les Constitutions des autres États qui consacrent un droit de résistance à l’oppression. Ainsi, en Allemagne, l’article 20 alinéa 4 de la Loi Fondamentale promulguée le 24 juin 1968 dispose à propos de l’ordre constitutionnel que « Tous les Allemands ont le droit de résister à quiconque entreprendrait de renverser cet ordre ». Là encore, il est clair qu’il s’agit d’un droit de résister à un coup de force qui viserait à abattre l’État démocratique et non d’un droit de désobéir aux lois de cet État. La Constitution grecque ne dit rien de très différent, qui dispose en son article 120 alinéa 4 que « L’observation de la Constitution est conférée au patriotisme des Hellènes qui ont le droit et le devoir de résister par tous les moyens à quiconque entreprendrait son abolition par la violence ».
Non seulement ces dispositions n’ont rien à voir avec un quelconque droit de désobéir aux lois votées par la majorité dans un État démocratique, mais le droit à la résistance qu’elles reconnaissent est soumis à des conditions très restrictives : comme le fait remarquer Roxani Fragkou, « la résistance n’est pas autorisée contre une simple violation du texte constitutionnel, ni ne sert d’arme contre les lois inconstitutionnelles. Elle n’est ouverte que dans l’hypothèse d’un coup de force destiné à renverser l’ordre constitutionnel »6. La prudence des Constituants se comprend sans difficulté. Le droit à la résistance est potentiellement dangereux et ne peut s’exercer que comme remède ultime dans des circonstances exceptionnelles. En outre son inscription dans le droit positif est toujours problématique dans la mesure où il constitue une sorte de monstre juridique, un « droit contre le droit », destructeur de soi-même. Il faut donc admettre, avec Sophie Grosbon, que « l’effectivité du droit de résistance est peut-être alors à découvrir au sein des effets pratiques et symboliques que la proclamation d’un tel droit peut avoir sur les consciences et les actions des individus »7.
La désobéissance comme droit naturel
Si le droit de résistance qui figure dans un certain nombre de Constitutions ne peut être invoqué en faveur d’une justification de la désobéissance aux lois, ce n’est pas seulement parce qu’il est malaisé, sinon contradictoire, d’inscrire un tel droit dans le droit positif, mais c’est d’abord parce que, même envisagé comme droit naturel, il lui est hétérogène : c’est un droit de résister à l’oppression, non à la loi, un droit de refuser la tyrannie, non la démocratie. Or il s’agit ici de savoir si des individus ou des minorités peuvent légitimement, sinon légalement, refuser de se soumettre aux lois qui ont été votées à la majorité dans un État démocratique. La légitimité du refus d’obéir aux lois présuppose l’illégitimité des lois auxquelles on refuse d’obéir, autrement dit l’existence de lois injustes. Cette présupposition n’a évidemment pas de sens dans la perspective du positivisme juridique, mais s’inscrit au contraire dans celle d’un jusnaturalisme où les lois positives peuvent être soumises au contrôle d’une normativité supérieure. La question de savoir s’il y a des lois injustes et s’il faut leur obéir ou leur désobéir s’est ainsi posée en deçà de l’avènement de la démocratie dans des régimes politiques où les gouvernants, pour n’avoir pas été choisis par le peuple, ne s’en voyaient pas moins assigner la tâche de concourir, à travers les lois qu’ils promulguaient et appliquaient, à la réalisation d’une fin juste. C’est pourquoi saint Augustin allait jusqu’à soutenir que des lois injustes ne sont pas des lois : « Oserons-nous dire que ces lois sont injustes, ou plutôt qu’elles ne sont pas des lois ? Car à mon avis, une loi injuste n’est pas une loi »8. Thomas d’Aquin, qui accorde à Augustin que « des lois de cette sorte sont plutôt des violences que des lois »9, caractérise comme injustes les lois qui contredisent leur fin en s’opposant au bien commun ou qui, même ordonnées au bien commun, répartissent inégalement les charges dans la communauté. Il poursuit en disant que de telles lois n’obligent pas en conscience, « sinon peut-être pour éviter le scandale et le désordre ; car pour y parvenir on est tenu même à céder son droit »10. En fin de compte, les seules lois auxquelles il n’est jamais permis d’obéir sont celles qui s’opposent à la loi divine. S’agissant des lois humaines, le droit de désobéir aux lois injustes se trouve ainsi à la fois fondé et limité : on n’est pas tenu de leur obéir, mais on n’est pas non plus tenu de leur désobéir car la prudence peut nous conduire à y renoncer si de cette désobéissance devait résulter un désordre générateur de plus grandes injustices. Les théoriciens modernes ne diront pas des choses très différentes. Du philosophe-citoyen qui a pris conscience de l’injustice d’une loi positive contre laquelle il pourrait lutter, Éric Weil écrit : « il peut même renoncer à cette lutte, parce que, en luttant, il s’opposerait à l’universel empirique de la loi historique qui, en tant que loi, est universelle et positive et bonne, encore qu’injuste et insuffisante en soi, quand on l’oppose à l’arbitraire de l’individu »11. La loi historique est en effet la vivante contradiction de la raison qui s’incarne dans le monde empirique, universelle et raisonnable si on la considère dans sa forme de loi, toujours juste si on l’oppose à l’arbitraire de l’individu et, en même temps, toujours injuste si on la considère dans son contenu, inévitablement particulier, déterminé qu’il est par les intérêts et les passions qui ont présidé à son apparition. Forme et contenu étant indissociables dans la réalité, en s’opposant à ce que l’universel empirique de la loi comporte d’empirique et d’injuste, on risque d’atteindre et d’ébranler l’universel que la loi réalise malgré tout, imparfaitement, dans son empiricité : « ce premier bien que constitue l’ordre public »12.
On trouve la même prudence et les mêmes réserves chez John Rawls qui, après avoir fourni des justifications à la désobéissance civile, ajoute : « Reste cependant la question de savoir s’il est sage ou prudent d’exercer ce droit. […] Nous pouvons agir dans le cadre de nos droits, et pourtant de manière déraisonnable, si notre conduite ne sert qu’à provoquer la réplique cruelle de la majorité »13. On peut donc renoncer à exercer ce droit et, en tout état de cause, on ne doit « y recourir que dans les cas d’injustice majeure et évidente »14. Quels sont ces cas ? Ce sont ceux où sont violés les principes de l’égale liberté pour tous ou de la juste égalité des chances, par exemple lorsque sont refusés à certaines minorités le droit de vote ou l’accès à telle ou telle fonction publique : « la violation du principe de la liberté égale pour tous est le motif le plus valable de désobéissance civile »15. On voit sans difficulté que le geste exemplaire de Rosa Parks et l’action de Martin Luther King s’inscrivent dans ce cas de figure. En 1955, les États-Unis sont une démocratie dont les lois sont votées à la majorité, mais une démocratie qui pratique une ségrégation raciale en contradiction avec ses principes fondateurs puisqu’une minorité s’y trouve opprimée. Relisons le plus fameux discours de Martin Luther King :
« Il y a un siècle de cela, un grand Américain qui nous couvre aujourd’hui de son ombre symbolique signait notre Proclamation d’Émancipation […]. Mais, cent ans plus tard, le Noir n’est toujours pas libre […]. Quand les architectes de notre République ont magnifiquement rédigé notre Constitution de la Déclaration d’Indépendance, ils signaient un chèque dont tout Américain devait hériter. Ce chèque était une promesse qu’à tous les hommes, oui, aux Noirs comme aux Blancs, seraient garantis les droits inaliénables de la vie, de la liberté et de la quête du bonheur. Il est évident aujourd’hui que l’Amérique a manqué à ses promesses à l’égard de ses citoyens de couleur »16.
Le grand Américain dont il parle est Abraham Lincoln. Quant à la Déclaration d’indépendance du 4 juillet 1776, elle dit ceci :
« Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de droits inaliénables […]. Les gouvernements sont établis par les hommes pour garantir ces droits […]. Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement ».
Martin Luther King ne préconise pas de désobéir pour que le gouvernement change des lois voulues par une majorité : il demande au gouvernement de respecter le texte fondateur qui lui sert de Constitution et qui invalide d’avance toutes les lois qui ne lui sont pas conformes, eussent-elles été votées par une majorité. Or ce texte fondateur indique lui-même la source de sa légitimité : un droit naturel en vertu duquel ce sont tous les hommes qui ont été créés égaux, et non pas une simple majorité d’entre eux. Dès lors la minorité désobéissante ne désobéit à la loi de la majorité que parce que celle-ci se désobéit à elle-même en désobéissant à une loi qui, étant universelle, est une loi qui fait, en droit sinon en fait, l’unanimité.
La désobéissance aujourd’hui
La théorie classique de la désobéissance civile suppose donc que des lois puissent être réputées injustes parce qu’elles violent des droits fondamentaux de la personne humaine constitutifs d’un droit naturel surplombant le droit positif et dont l’autorité trouve sa source, sinon dans l’éternité de la loi divine, du moins dans l’universalité de la loi de la raison. Lorsque Martin Luther King définit la loi injuste comme une « loi humaine qui n’est pas enracinée dans le droit éternel et naturel »17, il n’est pas loin de l’apostrophe d’Antigone à Créon : « je ne pensais pas que tes défenses à toi fussent assez puissantes pour permettre à un mortel de passer outre à d’autres lois, aux lois non écrites, inébranlables, des dieux ! Elles ne datent, celles-là, ni d’aujourd’hui ni d’hier, et nul ne sait le jour où elles ont paru »18. Cette théorie classique peut sembler malaisément applicable aujourd’hui, non seulement parce que le jusnaturalisme a subi les assauts conjugués du positivisme juridique et du relativisme contemporain, mais surtout parce que les Constitutions de la plupart des États démocratiques ont intégré les principes de droit naturel qui permettent de rejeter comme inconstitutionnelles les lois qui violeraient les droits fondamentaux de la personne humaine19. Il en résulte que la revendication du droit de désobéir aux lois devrait avoir un caractère exceptionnel. Or c’est l’inverse qui se produit. Comme le remarquent Albert Ogien et Sandra Laugier : « La France contemporaine vit, on l’a vu, un moment marqué par une élévation atypique du nombre d’actes de désobéissance civile »20. En outre, les raisons, très diverses, qui sont invoquées pour justifier la désobéissance à la loi, peuvent être très éloignées de celles qui ont été à l’origine de l’action d’un Gandhi ou d’un Martin Luther King : quelque légitimes que puissent être les raisons de s’opposer à l’installation d’un camp militaire dans le Larzac ou à la construction d’un aéroport à Notre Dame des Landes, elles ne peuvent être mises, sous le rapport des droits fondamentaux de la personne humaine, au même niveau que celles qui conduisent à refuser des lois qui privent les Noirs du droit de vote ou contraignent les Juifs au port de l’étoile jaune. Or Ogien et Laugier montrent que la plupart des actes de désobéissance civile dans la France d’aujourd’hui procèdent d’un refus de la logique du résultat et de la performance dont la LOLF est la loi emblématique. Sous prétexte d’éviter le gaspillage de l’argent public et de mesurer l’efficacité des politiques qu’il met en œuvre, l’État soumet ses agents à des impératifs de performance et à des procédures d’évaluation qui dépossèdent les médecins de leur liberté de soigner, les enseignants de leur liberté d’enseigner, les chercheurs de leur liberté de chercher, « limitant l’autonomie des professionnels souverains que sont les médecins, les professeurs des écoles ou les enseignants-chercheurs de l’université »21. Ceux-ci seraient donc fondés à résister à « ce qu’il faut bien nommer la violence arithmétique de la quantification »22, les professeurs des écoles en refusant d’effectuer les évaluations demandées par le ministère, les enseignants-chercheurs en refusant de lui transmettre les maquettes des masters, les masseurs-kinésithérapeutes en refusant de s’inscrire à leur ordre professionnel. Ce refus d’obéir à la loi est-il compatible avec la démocratie ? Puisque les modernes théoriciens de la désobéissance civile nous assurent qu’il l’est, qu’il se justifie par « une exigence démocratique un peu inédite »23, qu’il s’inscrit dans « le projet d’une démocratie radicale »24, il faut examiner leurs arguments.
Objectivité de la subjectivité
On a vu plus haut que l’individu ou la minorité ne peuvent désobéir légitimement à la loi de la majorité que s’ils peuvent se désigner eux-mêmes comme porteurs d’une loi universelle à laquelle la loi de la majorité, subordonnée en droit, est infidèle en fait. C’est bien dans cette voie que s’engagent, en se réclamant d’Emerson ou de Thoreau, les sectateurs de la désobéissance civile. « Personne ne peut décider à ma place de ce qui est juste et injuste », écrit Frédéric Gros, et « ce sujet indélégable n’est jamais menacé par l’individualisme, le relativisme, le subjectivisme. Parce que ce point d’indélégable en moi, c’est précisément le principe d’humanité, l’exigence d’un universel »25. Dans le même sens, Albert Ogien et Sandra Laugier disent de la désobéissance qu’« elle n’a plus besoin d’être générale, et peut (doit) être le fait d’un individu ou d’un groupe isolé. Car, dans cette conception exigeante de la démocratie, chacun vaut les autres, et une voix individuelle peut revendiquer la généralité. C’est cette possibilité de revendication qui permet de prolonger aujourd’hui le modèle de la désobéissance »26. Ainsi donc, chaque individu, chaque groupe isolé peut prétendre parler au nom de tous et dire ce qui vaut universellement. C’est que « la voix est indissolublement personnelle et collective, et plus elle exprime le singulier, plus elle est propre à représenter le collectif »27. Non seulement la voix singulière est habilitée à représenter le collectif, mais elle l’est en tant que singulière, de sorte qu’elle l’est d’autant plus qu’elle est plus singulière. Si cela est vrai, on devrait en déduire que, l’individu étant par définition plus singulier que le groupe, minoritaire ou majoritaire, auquel il appartient, il est plus apte à représenter la collectivité que la collectivité elle-même. « Qu’est-ce qui permet de dire nous ? Je (seul) puis dire ce que nous disons »28. Si cette phrase veut bien dire ce qu’elle dit, il en résulte qu’il ne peut y avoir d’expression collective – dans un vote, par exemple – mais que seul l’individu est qualifié pour parler au nom de tous. Telle semble bien être la pensée des auteurs puisqu’ils illustrent leur assertion d’une citation d’Emerson :
« Croire votre pensée, croire que ce qui est vrai pour vous dans l’intimité de votre cœur est vrai pour tous les hommes – c’est là le génie. Exprimez votre conviction latente, et elle sera le sentiment universel : car ce qui est le plus intime finit toujours par devenir le plus public ».
Ogien et Laugier résument cette formule d’Emerson de la façon suivante : « l’expression individuelle est légitimée comme publique quand elle est authentique »29. Dans le même sens, Frédéric Gros convoque Thoreau pour récuser l’article 7 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen : « la seule majorité qui compte est celle de la sincérité morale, face à laquelle les majorités numériques, statutaires ne valent rien : la majorité au sens comptable ne désigne que les plus nombreux. S’y plier, c’est accepter la loi du plus fort. Ce qui doit l’emporter, c’est une supériorité éthique, pas une loi arithmétique »30. Ce qui est le gage de cette supériorité éthique qui doit l’emporter contre la loi de la majorité parce qu’elle est, elle, la vraie majorité, c’est la « sincérité morale ». Rappelons ici que la sincérité n’est pas la vérité, mais qu’elle s’en distingue comme le subjectif de l’objectif : elle est la qualité de celui qui exprime ce qu’il pense ou ressent réellement, quand bien même ce qu’il pense serait faux et ce qu’il ressent l’effet de ses passions. La justification de la désobéissance civile s’effectue donc sur le fond de l’opposition construite par Thoreau entre l’individu et l’État, au profit du premier : « C’est l’individu qui est sacré »31. Ainsi, poursuit Frédéric Gros, « l’affirmation d’une primauté, d’une souveraineté de la conscience, ouvre à une redéfinition des priorités. La priorité n’est pas l’obéissance aux lois, la conformité aux règles, mais la préservation, la sauvegarde de ses propres principes »32. Mais à qui ces « propres principes » sont-ils propres ? À l’individu ou à l’humanité ? À l’individu ou à la communauté ? Les principes dont se réclame Antigone ne lui sont pas propres au sens où ils seraient tirés de son idiosyncrasie, mais du droit religieux archaïque tel qu’il est encore présent à la conscience grecque de son temps. Les principes qu’invoque Martin Luther King ne prennent pas leur source dans sa subjectivité individuelle : ce sont les principes fondateurs de la nation à laquelle il appartient. Il en va différemment ici. À la souveraineté de la loi est substituée la souveraineté de la conscience, à l’autorité de l’État la sacralité de l’individu, à la loi des majorités numériques « qui ne valent rien », celle des minorités dont les convictions intimes, dès lors qu’elles sont sincères, prétendent à l’universalité et peuvent donc, à ce titre, être légitimement imposées à tous. La redéfinition des priorités réclamée par M. Gros inscrit la désobéissance civile dans une conception des rapports de l’individu et de l’État qui en infléchit significativement le sens originel. Examinons les conséquences de cet individualisme radical.
Le contrat, le consentement et le divorce
Rawls présentait lui-même sa théorie de la justice comme une généralisation de la théorie du contrat social « telle qu’on la trouve, entre autres, chez Locke, Rousseau et Kant »33. Elle implique donc que les principes de justice sur lesquels se fonde la société fassent l’objet d’un accord originel : « les hommes doivent décider par avance selon quelles règles ils vont arbitrer leurs revendications mutuelles et quelle doit être la charte fondatrice de la société »34. Or selon les modernes théoriciens du droit de désobéir, il y a là une insupportable limitation du droit de l’individu à revendiquer. Penser la désobéissance, écrivent Ogien et Laugier en s’appuyant sur la critique de Rawls par Cavell, c’est penser « qu’il n’y a pas de règles qui limitent l’acceptabilité des revendications et leur forme »35 et « le reproche qu’on peut adresser au libéralisme politique vise donc cette incapacité à honorer jusqu’au bout le caractère légitime de toute revendication »36. À moins de supposer que les revendications des individus, si diverses soient-elles, ne peuvent pas entrer en contradiction les unes avec les autres, en sorte que jamais ne se pose dans la vie sociale le problème de leur arbitrage, on voit mal comment elles pourraient être toutes également légitimes. Toujours est-il que, si c’est le cas, il ne peut en effet y avoir de charte fondatrice de la société déterminant a priori les règles de l’arbitrage entre des revendications toutes également légitimes. C’est donc bien l’idée d’un accord originel qui est battue en brèche. Selon Ogien et Laugier, « la désobéissance n’est pas une mise en cause du contrat social, mais sa réinterprétation »37. L’idée de consentement n’est pas abolie en même temps que celle d’un consentement originel : « C’est ici et maintenant, chaque jour, que se règle mon consentement à ma société ; je ne l’ai pas donné, en quelque sorte, une fois pour toutes. Non que mon consentement soit mesuré ou conditionnel : mais il est, constamment, en discussion, ou en conversation »38 . Si mon consentement n’est ni mesuré, ni conditionnel, on a un peu de mal à comprendre comment il peut être constamment en discussion, mais passons… Fort logiquement, les auteurs se réfèrent au parallèle que Cavell instaure entre le mariage et la démocratie pour conclure que le consentement à la société, comme le consentement amoureux, est toujours à reconduire et que « rien ne peut avoir plus de prix que de retrouver la liberté après un mariage malheureux »39. Dès lors que je ne retrouve pas ma voix dans la conversation démocratique, le gouvernement cesse d’être légitime et je suis fondé à faire sécession.
La métaphore du mariage et du divorce mérite d’être examinée. On pourrait penser, à première vue, qu’elle trouve un fondement chez Locke. Pour celui-ci, en effet, l’individu ne renonce pas à tous ses droits naturels en entrant dans la société civile. Le contrat social ne prend pas la forme d’une aliénation ou d’un contrat de soumission, mais celle d’un dépôt : le peuple confie aux gouvernants le pouvoir afin que celui-ci réalise la fin du politique qui est le bien public. Si ceux-ci utilisent le pouvoir qui leur a été confié au service d’une autre fin, s’ils faillissent à leur mission, le peuple « a le droit de reprendre sa liberté première, et, en instituant un nouveau pouvoir législatif […], d’assurer sa propre sécurité, qui est la raison d’être de la société »40.
Cependant chez Locke, il ne s’agit pas d’un droit de chaque individu à désobéir aux lois parce qu’une revendication qu’il juge légitime en son for intérieur n’a pas été satisfaite, mais d’un droit du peuple à renverser un pouvoir tyrannique qui a, le premier, rompu le contrat originel qui assurait sa légitimité, instituant ainsi « un état de guerre »41. Il n’y a donc pas à craindre « que des conséquences fâcheuses [puissent] être provoquées chaque fois qu’il prendra fantaisie à une tête chaude ou à un esprit turbulent de désirer changer le gouvernement »42. En effet le peuple supporte sans murmures bien de ces erreurs et de ces injustices que la faiblesse humaine rend inévitables de la part de ses gouvernants. Pour que le droit à la résistance soit fondé, il faut que le mal soit généralisé.
Pour Locke, le motif du divorce ne peut être qu’exceptionnel, et il s’agit bien d’un divorce entre le peuple et ses gouvernants. Chez Thoreau au contraire, le droit « de se séparer d’un État qu’on ne reconnaît plus comme le sien »43 est reconnu aux individus et dès lors que l’union politique est pensée sur le modèle de l’union conjugale où le bonheur est non seulement un droit, mais un devoir, les occasions de rupture risquent de proliférer : « si le contrat du mariage est une miniature du contrat fondateur de la république, alors nous devons à la république une participation qui prend la forme d’une « conversation assortie et joyeuse »44. La métaphore du divorce devient alors problématique. Chez Locke, le droit à la résistance conduit à reconduire le contrat avec de nouveaux gouvernants, autrement dit le divorce est automatiquement suivi d’un remariage. Mais que devient l’individu qui se sépare de l’État sous prétexte que sa conversation avec lui n’est pas assez joyeuse ? À moins qu’il ne se transforme en Robinson, comment s’organiseront ses rapports avec l’État dont il se sera, en principe, séparé et avec tous les « conformistes » qui, eux, ne se seront pas séparés ? Il faut remarquer en outre que dans les États démocratiques modernes, le divorce ne peut se faire ni par consentement mutuel, ni pour faute à la demande de l’État puisque diverses conventions internationales interdisent aux États signataires de créer des apatrides45. Il en résulte donc que ce divorce prendrait la forme de la répudiation unilatérale de l’État à l’initiative de l’individu, ce qui conduirait à penser leurs rapports sur le modèle de l’inégalité de l’homme et de la femme dans certaines sociétés archaïques. La justification contemporaine de la désobéissance civile est ainsi solidaire d’un individualisme radical dont on a du mal à voir comment il est compatible avec le sens civique, mais qui est tranquillement assumé par ses sectateurs : « On peut avoir du mal à accepter une position aussi effectivement individualiste. Cet individualisme radical est pourtant une voie possible pour redécouvrir la démocratie dans un contexte où elle est étouffée par le conformisme »46.
C’est ainsi au nom d’une démocratie « à redécouvrir » que sont récusés à la fois les fondements traditionnels de la démocratie, en tant que le respect de la loi de la majorité lui est consubstantiel, et ceux de la théorie classique du droit de désobéir, en tant qu’elle reposait sur la distinction du légal et du légitime et requérait une normativité transcendante. En effet, ce que nos modernes théoriciens contestent, c’est tout simplement la nécessité de fournir une légitimation au droit de désobéir.
Le refus de discuter la question de la légitimité
La question de savoir s’il est légitime de désobéir en démocratie ne peut être posée que par ceux qui présupposent que nous vivons en démocratie. Il suffit donc de récuser ce présupposé pour la frapper de vanité. Telle est la conception de M. Cervera-Marzal : « Ceux qui prennent la peine de légitimer leur désobéissance adhèrent au présupposé de leurs adversaires : à savoir que nous serions en démocratie »47. Or nous ne sommes pas en démocratie. La France dans laquelle nous vivons, nous dit M. Cervera-Marzal n’est pas différente sous ce rapport de l’Amérique esclavagiste ou ségrégationniste ni de l’empire colonial britannique. Tous ces États sont fondés non sur le droit, mais « sur les armes »48. Les prétendus États de droit ne sont pas des démocraties « puisque le pouvoir y est exercé par une infime fraction de la population, composée de professionnels de la politique, et non par l’ensemble des citoyens »49. La question de savoir si une minorité est fondée à refuser de respecter la loi de la majorité ne se pose pas puisque derrière la prétendue loi de la majorité se dissimule la dictature d’une minorité. Et cette dictature est même pire que les autres : « La caractéristique première des institutions démocratiques est d’être, plus que toute autre, contestables » (sic)50 . En effet la violence n’est pas du côté de ceux qui refusent ces institutions, mais du côté de ces institutions elles-mêmes : « Certaines forces traitent en ennemis celles d’en face ; on peut pour cette raison les considérer comme violentes. L’armée, la police, les milices et les groupuscules terroristes en constituent des exemples paradigmatiques »51. Sous le rapport de la violence, l’armée et la police sont donc à mettre sur le même plan que les milices paramilitaires et les groupuscules terroristes. Dans ces conditions, on conçoit sans peine qu’en matière de désobéissance civile, la charge de la preuve puisse et doive être inversée : ce n’est pas à la désobéissance qu’il revient de se justifier car cela « reviendrait à admettre qu’une présomption de culpabilité pèse sur elle […] C’est aux États qu’il incombe désormais de se justifier »52.
L’élimination de la question de la justice au profit de celle de l’autonomie
Les nouveaux désobéissants n’ont donc pas à se justifier. Et cela non seulement parce que c’est sur l’État et non sur eux que doit peser la présomption de culpabilité, mais plus profondément parce qu’ils refusent la théorie classique selon laquelle « la désobéissance civile se définit avant tout par la contestation de lois jugées injustes »53. Pour quelle raison ? D’abord parce qu’il est impossible de savoir ce qui est juste. On peut le chercher, mais on ne peut pas le trouver : « Le propre des désobéissants est de reconnaître qu’ils ne sauront jamais ce qui est juste et de continuer à chercher […], d’être conscients qu’il n’existe pas de « lois justes » et de se battre en leur nom »54. Autrement dit, il n’existe pas de Justice au nom de laquelle on pourrait réputer une loi injuste parce que celle-ci serait en contradiction avec celle-là. C’est ainsi l’idée d’un droit naturel surplombant le droit positif et permettant de le juger qui se trouve récusée. Ensuite parce que « ceux qui enfreignent les lois en vigueur au nom de la Justice divine, du Tribunal de l’histoire, de la Marche du progrès ou du Règne de la science ne font pas œuvre de désobéissance civile. Ils sont dans l’alter-obéissance, au sens où ils se soumettent à une autre Idée de la justice que celle actuellement dominante »55. Cela confirme qu’il n’y a pas une Idée transcendante de la justice, mais des idées de la justice, l’une qui est actuellement dominante, l’autre qui l’a été, une troisième qui le sera peut-être un jour, toutes également immanentes à l’histoire. Cela indique en outre que ceux qui, tels Antigone ou Martin Luther King, combattent l’injustice d’une loi positive au nom d’une justice naturelle supérieure, ne sont pas des rebelles mais des soumis : ils sont dans l’hétéronomie et non dans l’autonomie. Or la désobéissance civile n’est pas avant tout volonté de justice, mais volonté d’autonomie : « Le primat accordé à la justice au détriment de l’autonomie relègue à l’arrière-plan le fait que ce que la désobéissance civile nous apprend de fondamental sur notre société est qu’elle a la main sur ses propres lois »56. La désobéissance civile consiste donc pour les nouveaux désobéissants à prendre acte que les lois sont la résultante de rapports de force et à exercer leur capacité législatrice en contraignant le pouvoir politique à abroger des lois et à en instituer de nouvelles, en reléguant au second plan la question de la justice : « la prise en compte de l’objectif parallèle d’autonomie exige que l’on conçoive la justice comme question insoluble »57.
On ne trouve rien de très différent chez un autre théoricien de la désobéissance, M. Frédéric Gros. Pour lui non plus, « l’action vraiment juste n’a pas à se justifier, elle n’a pas à se redoubler en discours qui l’inscrivent dans une légitimité supérieure […] on pourrait dire : on ne justifie que de l’injustifiable »58. Pour lui aussi, l’obéissance entre en contradiction avec l’exigence d’autonomie et par là même, elle est en quelque sorte immorale au regard de la véritable morale, c’est-à-dire de l’éthique : « L’obéissance est un renoncement, elle sacrifie le soi éthique »59.
Apologie de la subversion : la désobéissance comme fin
Pour Aristote, la vertu du bon citoyen résidait dans la double capacité de commander et d’obéir, celle-ci étant primordiale puisque seul celui qui a été capable d’obéir en homme libre est capable de commander à des hommes libres60. Nos modernes théoriciens dénoncent au contraire « l’obéissance servile qui argue en faveur d’une soumission aux lois en vigueur »61. Pour eux, l’obéissance ne peut être que servile : « Celui qui obéit par excellence, c’est l’esclave »62, écrit Frédéric Gros. La soumission est la vérité de l’obéissance et le « consentement au pacte républicain » en est une figure qu’avant Machiavel et Marx, Thrasymaque avait déjà, par avance, démystifiée63. Envisagée politiquement, l’obéissance aux lois de la cité dissimule la soumission à la loi des plus forts et envisagée moralement, elle n’est « rien d’autre qu’une suite indéfinie de négations intérieures. […]. Obéir, c’est dire non à soi en disant oui à l’autre »64. De même que M. Cervera-Marzal procédait à une inversion de la charge de la preuve, exonérant le désobéissant de l’obligation de légitimer sa désobéissance et exigeant de l’État qu’il fournisse, lui, la preuve de sa légitimité, M. Gros professe que «la désobéissance, face à l’absurdité, à l’irrationalité du monde comme il va, c’est l’évidence. Elle exige peu d’explications. Pourquoi désobéir ? Il suffit d’ouvrir les yeux. La désobéissance est même à ce point justifiée, normale, que ce qui choque, c’est l’absence de réaction, la passivité »65. C’est donc le citoyen respectueux des lois qui doit se sentir coupable et répondre de son absence de rébellion. C’est donc le désordre de la désobéissance qui doit se substituer à l’ordre de l’obéissance : « Car la désobéissance n’est pas une autre obéissance, mais un autrement qu’obéir, écrit M. Cervera-Marzal, la désobéissance civile est, littéralement, an-archique »66. Elle n’est pas le refus d’un ordre au nom d’un ordre supérieur, mais le refus de l’ordre en tant qu’ordre. C’est ce que s’efforce aussi de montrer M. Gros et, pour ce faire, il n’hésite pas à s’atteler à une tâche herculéenne : enrôler Antigone dans sa démonstration. Les lecteurs de Sophocle, et M. Gros en fait partie, n’ignorent pas en effet qu’Antigone se réclame, elle, d’une légitimité supérieure aux lois de Créon : les lois non-écrites, les lois éternelles, les lois définitives des dieux ; ils n’ignorent pas que le conflit d’Antigone et de Créon traduit le basculement du Ve siècle de la Grèce archaïque, celle du pouvoir familial et religieux, vers la Grèce classique, celle de la cité autonome qui se donne ses propres lois ; ils n’ignorent pas que dans ce conflit c’est Créon qui est l’homme moderne et qu’Antigone est à proprement parler réactionnaire, elle qui exige qu’on se soumette à l’ordre ancien et qu’on obéisse à la loi divine. Sa figure est embarrassante pour les nouveaux désobéissants. Ils ne le disent pas – aucun d’entre eux ne va jusqu’à imaginer cette hypothèse – mais que se passerait-il si des réactionnaires d’aujourd’hui plaçaient sous son patronage leurs revendications ? Ils pourraient faire valoir par exemple qu’il est plus cohérent d’invoquer les lois éternelles et inébranlables des dieux pour réclamer le respect de la vie humaine dès la conception que le retour à la retraite à 60 ans ou la suppression de la taxe sur le diesel… M. Gros décrète donc qu’« on croit trop vite que la véritable question serait : à quelle injonction suprême obéit Antigone quand elle désobéit à Créon ? »67. Étant à la fois la sœur de son père et la fille de son frère, ce « trouble dans la filiation »68 fait d’elle une subversive tous azimuts : « sa révolte, ses refus font trembler l’idée même d’un ordre. […] Antigone, dans sa désobéissance, n’affirme pas un ordre contre un autre : elle inquiète la possibilité même de l’ordre »69. Le tour est joué. Une Antigone ainsi psychanalysée et modernisée est désormais disponible pour servir les nouvelles radicalités.
Le problème classique du droit de désobéissance dans une démocratie se trouve ainsi résolu grâce à toute une série de renversements et d’évidences. C’est la désobéissance qui est évidemment bonne puisque notre monde est évidemment mauvais : à son désordre, il faut évidemment opposer le désordre de notre révolte. La question de la légitimité de la révolte ne se pose pas puisque l’État est évidemment mauvais et que c’est à lui de se justifier, comme doivent se justifier ceux qui, obéissant aux lois, s’y soumettent et ne peuvent s’y soumettre que par paresse, indifférence ou lâcheté. C’est l’individu qui est sacré et les lois doivent au contraire être désacralisées70. La question du droit de désobéir aux lois démocratiquement votées par la majorité ne se pose pas puisque les majorités numériques ou arithmétiques n’ont aucune valeur et doivent s’incliner devant la « sincérité morale » des minoritaires. La question du respect de la démocratie ne se pose plus puisque les démocraties n’existent pas et que sous ce nom se dissimulent des oligarchies dont la tyrannie n’est pas celle de la majorité, mais celle d’une minorité. La question de la représentation ne se pose pas davantage puisque le soi est « indélégable » et que chaque voix individuelle est habilitée à parler au nom de tous sans avoir été mandatée par personne. La majorité porteuse de la volonté générale ne peut être produite par l’acte dérisoire qui consiste à déposer un bulletin dans l’urne « tous les cinq ans », mais, performativement, par ceux qui proclament qu’ils sont les 99%. La désobéissance civile n’est pas un moyen, mais une fin « qui se suffit à elle-même »71. Les grands ancêtres de la désobéissance civile avaient conscience de la gravité des enjeux. Ils s’attachaient à protéger les minorités d’une possible tyrannie de la majorité, en se référant à une norme supérieure de la justice, et leur réflexion comme leur action n’en étaient pas moins traversées par le doute et l’inquiétude. Leurs scrupules sont balayés par les nouveaux désobéissants qui ne semblent pas voir la contradiction qui oppose leur individualisme radical aux exigences de la vie civique.
Notes
1 – Éric Weil Philosophie politique Vrin 1966 § 10 p.33.
2 – Id. Logique de la philosophie Vrin 1974 p.245.
3 – Article 122-4 du code pénal : « N’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte prescrit ou autorisé par des dispositions législatives ou réglementaires. N’est pas pénalement responsable la personne qui accomplit un acte commandé par l’autorité légitime, sauf si cet acte est manifestement illégal ».
4 – Cf Article 213-4 du code pénal.
5 – « Les principes même énoncés par la Déclaration des droits de l’homme ont pleine valeur constitutionnelle, tant en ce qui concerne le caractère fondamental du droit de propriété dont la conservation constitue l’un des buts de la société politique et qui est mis au même rang que la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression, qu’en ce qui concerne les garanties données aux titulaires de ce droit et les prérogatives de la puissance publique ». Décision n° 81-132 du 16 janvier 1982.
6 – Roxani Fragkou Le droit de résister à l’oppression en droit international comparé Vol. 65 N°4 2013 p.846.
7 – Sophie Grosbon « La justiciabilité problématique du droit de résistance à l’oppression : antilogie juridique et oxymore politique » in Véronique Champeil-Desplats, Daniele Lochak À la recherche de l’effectivité des droits de l’homme Presses universitaires de Paris Nanterre, 2008, p.163.
8 – Saint Augustin Traité du libre arbitre Livre I, chapitre 5, § 11.
9 – Thomas d’Aquin Somme théologique, Iia Iae qu. 96 art.4.
10 – Ibid.
11 Éric Weil op. cit. p.34.
12 – Ibid.
13 – John Rawls Théorie de la justice Seuil Points 2009 p.415.
14 – Ibid. p.412.
15 – Ibid. p.413
16 – Discours de Washington du 28 août 1963.
17 – » Letter from Birmingham jail » in The Autobiography of Martin Luther King Jr Clayborne Carson, Warner books, 1998, p.187.
18 – Sophocle Antigone vers 451-457.
19 – Ainsi dans sa décision n° 2018 – 717/718 du 6 juillet 2018, le Conseil Constitutionnel, conférant une valeur constitutionnelle au troisième terme de la devise républicaine, fraternité, a partiellement invalidé l’article L 622-4 du code réprimant l’aide au séjour irrégulier d’un étranger.
20 – Albert Ogien et Sandra Laugier Pourquoi désobéir en démocratie ? La Découverte 2011 p.62.
21 – Ibid. p.141.
22 – Ibid. p.145.
23 – Ibid. p.93.
24 – Ibid. p.12.
25 – Frédéric Gros Désobéir Albin Michel/Flammarion 2017 p.174.
26 – Albert Ogien et Sandra Laugier op.cit. p.27.
27 – Ibid. p.175.
28 – Ibid. p.176.
29 – Ibid.
30 – Frédéric Gros op.cit. p.171.
31 – Ibid. p.170.
32 – Ibid.
33 – John Rawls op.cit. p.37.
34 – Ibid. p.38.
35 – Albert Ogien et Sandra Laugier op.cit. p.33.
36 – Ibid. p.31.
37 – Ibid. p.27.
38 – Ibid.p.28.
39 – Ibid.p.43.
40 – Locke Essai sur le pouvoir civil chapitre XIX De la dissolution du gouvernement PUF 1953 p.208.
41 – Ibid. p.211.
42 – Ibid. p.213.
43 – Albert Ogien et Sandra Laugier op.cit. p.42.
44 – Ibid.p.43.
45 – Il est vrai cependant que tous les États ne les ont pas signées et que la France n’a pas ratifié celles qu’elle a signées.
46 – Ibid. p.174.
47 – Manuel Cervera-Marzal Les nouveaux désobéissants : citoyens ou hors-la-loi ? Le bord de l’eau 2016 p.42.
48 – Ibid. p.44.
49 – Ibid. p.46.
50 – Ibid. p.91.
51 – Ibid. p.124.
52 – Ibid. p.44-45.
53 – Ibid. p.60.
54 – Ibid. p.64.
55 – Ibid. p.63.
56 – Ibid. p.60.
57 – Ibid. p.63.
58 – Frédéric Gros op.cit. p.199-200.
59 – op.cit. p.202.
60 – Cf. Aristote Politique 1277 a 25 – b 15.
61 – Manuel Cervera-Marzal op. cit. p.91.
62 – Frédéric Gros op.cit. p.41.
63 – Ibid. p.46.
64 – Ibid. p.186-187.
65 – Ibid. p.17.
66 – Manuel Cervera-Marzal op. cit. p.72.
67 – Frédéric Gros op.cit. p.99.
68 – Ibid.
69 – Ibid.
70 – Manuel Cervera-Marzal op.cit. p. 65 et 76.
71 – Id. op.cit. p.65.
© André Perrin, Mezetulle 2018
Merci pour ce texte remarquable publié il y a un mois au tout début du mouvement des gilets jaunes et qui permet de comprendre la pseudo logique de la radicalité pour ceux d’entre eux du moins qui ne se limitent pas à être des populistes anti impôts, anti Etat et anti élites mais des opposants résolus à nos démocraties, à la République, et par la violence au besoin.
Qu’ils sachent bien qu’ils trouveront sur leur route d’abord les forces de l’ordre républicain et de l’Etat qui ont, eux, le monopole de la violence légitime. Sans droit de résistance possible. Et ensuite, si cela n’a pas suffit, les tribunaux républicains pour les mettre hors d’état de nuire.
Sans rire, depuis les anarchistes d’il y a un siècle ou les autonomes d’il y a trente ans, la République en a maté d’autres.
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