Au-delà de la légitime et urgente protection due à une personne visée par des menaces de mort pour avoir exercé la liberté d’expression1, ce qu’il est convenu d’appeler « l’affaire Mila » a déclenché un débat nourri. On trouvera ici une récapitulation des textes publiés sur Mezetulle à ce sujet, dont certains sont bien antérieurs à « l’affaire » proprement dite. J’y ajoute une brève réflexion sur la notion couramment employée dans ce débat de droit au « blasphème », expression qui me semble véhiculer une double approximation non exempte de dangers.
Dossier. Récapitulation des articles en ordre chronologique inversé
- L’affaire Mila et la réintroduction du délit de blasphème en droit français (Jean-Éric Schoettl, 5 février 2020).
- « It hurts my feelings ». L’affaire Mila et le nouveau délit de blasphème (Catherine Kintzler, 28 janvier 2020).
- « Islamophobie » : un racisme ? (François Braize et B.B., 7 novembre 2019).
- Du respect érigé en principe. Blasphème et retournement victimaire (Catherine Kintzler, 16 septembre 2017).
- Les habits neufs du délit de blasphème (Jeanne Favret-Saada, 14 juin 2016).
Sur l’expression « droit au blasphème »
L’expression « droit au blasphème » est critiquable parce qu’elle est approximative, et ce n’est pas sans conséquence. Pour signaler qu’il s’agit d’une double approximation, il faudrait employer un système de doubles guillemets, et écrire : « droit au « blasphème » ». Non seulement le blasphème n’existe pas en droit français, mais, pour cette raison entre autres, on ne peut pas parler en toute rigueur de « droit au blasphème ».
Je vois déjà quelques lecteurs s’indigner : Catherine Kintzler soutient les dévots ! elle « n’est pas Mila » ! ou, au mieux : CK pinaille et introduit un « oui mais » ! Je leur demande de lire ce qui suit jusqu’au bout..
Oui je pinaille, et « je suis Mila ».
« Blasphème » : une notion impertinente en droit
Dans son article « L’affaire Mila et la réintroduction du délit de blasphème en droit français », Jean-Éric Schoettl rappelle l’abolition du délit. Dans l’état actuel du droit, la notion même de blasphème est inconnue, impertinente. On peut avancer un argument philosophique : la notion n’a de pertinence que pour les adeptes d’une position, d’une religion, et seuls ces adeptes sont en mesure de proférer des propos que d’autres adeptes jugeront « blasphématoires ». Il s’agit d’une notion interne à un discours et aux tenants de ce discours.
Cette absence a une conséquence évidente : comment une loi pourrait-elle énoncer explicitement un droit à quelque chose dont elle ne reconnaît pas l’existence ? Ou encore : énoncer ce droit serait ipso facto reconnaître l’existence du blasphème (et lequel ? pour quelles doctrines, quelles religions ? faut-il se lancer dans une énumération qui sera par défnition incomplète ? ).
Si les religions, les doctrines, utilisent la notion de blasphème et blâment sur ce motif certains de leurs adeptes, il s’agit d’un usage privé et strictement moral. Aucune religion, aucune autorité ne peut recourir à la loi pour demander la punition des adeptes jugés déviants, ni recourir à des actes délictueux pour les punir elle-même. Il n’y a pas de délit de blasphème : tout le monde a le droit de « blasphémer » !
Pourquoi alors pinailler devant l’expression « droit au blasphème » ?
La vertu libératrice du silence de la loi
La liberté de proférer ce que certaines doctrines qualifient de blasphème ne s’inscrit pas seulement dans l’inexistence juridique de la notion de blasphème, elle s’inscrit tout simplement et généralement dans l’exercice ordinaire de la liberté, lequel a pour principe que « tout ce qui n’est pas défendu par la loi ne peut être empêché » (art. 5 de la Déclaration des droits de 1789).
En l’absence d’interdiction expresse, c’est la liberté qui vaut, dans le silence de la loi. Or prétendre qu’existerait un « droit au blasphème » c’est supposer que ce droit aurait besoin, pour s’exercer, d’être énoncé par la loi, comme le droit à l’instruction, au logement, etc., de sorte qu’en l’absence de son énoncé, cela pourrait être interdit ou du moins réellement empêché. C’est confondre d’une part les droits-liberté qui sont indéfinis, limités par des interdits explicites et qui n’ont pas besoin d’être énoncés pour s’exercer, et d’autre part les droits qui sont définis et ne peuvent s’exercer que s’ils sont expressément énoncés par la loi. Ce serait côtoyer dangereusement le principe liberticide selon lequel « tout ce qui n’est pas autorisé expressément par la loi est interdit »… !
J’ai autant le droit de « blasphémer » que j’ai celui de me gratter le nez ou celui de coller à l’envers la vignette de mon assurance auto sur mon pare-brise, etc.
On a le droit de « blasphémer » et il est utile de le rappeler inlassablement. En revanche il me semble approximatif et dangereux de parler d’un « droit au blasphème » comme s’il fallait une loi pour l’assurer.
Note
1 – Sur le détail de l’affaire, voir la note 1 de l’article « It hurts my feelings ». Sur ses prémisses, dont on parle très peu (la vidéo postée par la jeune fille intervient en effet dans un second temps, elle y réplique à des propos qui eux-mêmes auraient mérité des poursuites judiciaires), voir le commentaire de Jeanne Favret-Saada qui fait un très utile rappel : https://www.mezetulle.fr/it-hurts-my-feelings-laffaire-mila-et-le-nouveau-delit-de-blaspheme/#comment-20372
Bien sûr que tout ce que dit C Kintzler est exact mais de mon point de vue ce n’est pas suffisant et le sujet n’est pas épuisé.
En effet nombreux sont les « possibles » qui constituent des droits sans avoir besoin qu’un loi les prévoit expressément. C’est le cas, dans un régime de liberté comme le nôtre, de tout ce qui n’est pas défendu par la loi et qui est donc, par définition, autorisé. Ce qui est autorisé ainsi constitue un droit pour celui qui entend l’exercer. C’est le cas de la liberté d’expression dont le « droit au blasphème » n’est qu’une des multiples facettes.
On peut ainsi pour moi revendiquer un « droit au blasphème » sans mettre de guillemets à droit, ni à blasphème. D’ailleurs Caroline Fourest n’en a pas mis au titre de son ouvrage dans mon souvenir.
Contre attaque contre tous les dévots et affidés qui ne souhaitent que rétablir le délit cette revendication est une position politique qui marque un esprit de liberté et les destinataires de la revendication la reçoive d’ailleurs cinq sur cinq en tant que telle. Ce qui pourrait constituer une justification à elle seule.
Bien sûr cher François, c’est probablement le point qui manque à mon petit billet : il s’agit d’une affirmation politique – à laquelle en tant que telle je ne peux que m’associer. Bien qu’elle ait la forme d’une revendication, elle est plutôt un rappel : elle souligne et détermine un point particulier déjà présent dans le droit. Mais cela ne peut pas être une revendication au sens strict, car dans ce cas cela consisterait à demander que la loi énonce un droit au blasphème, ce qui serait à la fois contradictoire (car cela revient à faire exister le blasphème) et périlleux (on tend alors vers une conception du droit où le silence de la loi n’a plus de valeur de liberté)… Cette affirmation-rappel consiste à dire « blasphémer, cela fait partie de mes droits, et personne n’a le droit de m’en empêcher ou de me l’interdire ». Par ailleurs les mêmes militants, dont je suis, ont raison de se réclamer du silence de la loi lorsqu’ils estiment être en présence d’un abus de pouvoir.
J’ai donné l’exemple frivole de la vignette de l’assurance auto placée à l’envers sur le pare-brise parce que cela m’est arrivé. J’avais mis cette vignette à l’envers exprès, et lors d’un contrôle le gendarme qui avait passé en revue déjà pas mal de choses (clignotants, état des pneus, etc.) a remarqué ce petit détail et l’a interprété comme une provocation (ce qui était le cas !). Comme j’avais beaucoup de loisir ce jour-là, j’ai cité l’article 5 de la Déclaration des droits, le contrôle s’est alors poursuivi de manière approfondie (ouvrez votre coffre, faites fonctionner chaque ceinture de sécurité, montrez-moi les gilets réfléchissants à portée de main, etc.).. sans autre résultat qu’une perte de temps de part et d’autre.
Si j’ai bonne mémoire, Caroline Fourest a intitulé son livre Eloge du blasphème. Elle emploie de manière politique (et non pas comme une revendication) l’expression « droit au blasphème » comme une « lumière qui guide les esprits libres ». C’est l’affirmation que si on n’exerce pas la liberté d’expression (en l’occurrence sous la forme de ce que les fanatiques appellent « blasphème ») cette liberté s’affaiblit et risque de disparaître. Ce à quoi je souscris entièrement : la liberté d’expression ne s’use que si on ne s’en sert pas, il faut donc exercer son droit de « blasphémer » ! Mais ce « blasphème »-là ne peut pas se penser dans une relation duelle et de miroir avec le fanatisme, ni comme une notion admissible par la loi.
Chère Catherine
Ainsi précisé par vous, on est d’accord mais je ne comprends pas vos derniers mots « ni comme une notion admissible par la loi » si, comme je le pense et je croyais comprendre que vous aussi, ce qui n’est pas interdit par la loi est bien admis par elle…
Bien à vous
F
Le mot « admissible » n’est peut-être pas bien choisi. J’entends par là une notion qui ne peut pas être incluse expressément dans le discours de la loi, la loi l’ignore : on n’en trouve aucune occurrence dans les textes législatifs.
ok c’est plus clair pour moi ainsi précisé;
admissible n’est en effet pas très bien choisi car la loi n’a pas besoin d’en dire quoi que ce soit puisque ce droit va de soi dès lors que la loi n’a pas à l’autoriser ou à le prohiber ;
elle n’a rien à en dire et il existe sans cela, pleinement;
suis désolé je ne trouve pas le mot qui collerait mieux à ce réel juridique..
bien à vous
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Bonjour,
Permettez une précision sur l’origine du blasphème :
Blasphème est un mot grec qui se trouve dans Démosthène ; il signifie atteinte à la réputation.
Le mot blasphème vient de « phèma », parole, et « blapto », nuire.
Le blasphème, c’est l’outrage, le juron, qui d’abord est toujours une insulte à la Déesse, nom générique de toutes les femmes supérieures, et qui n’indiquait alors que les qualités morales inhérentes au sexe féminin.
Le blasphème commis au nom de la Divinité était pour les Juifs, par exemple, une telle honte que, pendant la déposition des témoins et pendant la discussion qui la suivait, on ne prononçait pas le nom de la Divinité. Seulement à la fin de la délibération, on faisait sortir tout le monde pour ne pas répéter le blasphème devant le public et on le faisait répéter par le témoin. Les Juges en l’entendant se tenaient debout et faisaient à leur vêtement la déchirure de deuil qui ne devait jamais Être recousue (Mischna).
Le blasphème trouve son origine dans la période de la vie primitive qui nous montre la jeunesse de l’humanité subissant la crise que la science moderne a appelée « la folie de l’adolescence ».
Dans ce désordre, les hommes avaient rompu le lien moral qui les unissait à la Femme, ils avaient outrageusement nié sa parole, étaient devenus impies et sacrilèges et, les premiers, inventèrent le mensonge qu’on a appelé plus tard le blasphème.
Cordialement.
Je ne mettrai jamais sur le même plan le droit de se lever du pied gauche, de porter sa montre au poignet droit etc…….. et le droit au blasphème .A l’inverse de cette énumération non exhaustive de comportements anodins n’ayant par conséquence subit aucune contrainte, le blasphème a bel et bien existé en temps que délit et même en tant que crime, sinon le chevalier de la Barre aurait vécu plus de vingt ans . Le droit au blasphème est donc une conquête démocratique à l’inverse du droit de se gratter le nez.
Ceci dit, j’aimerais porter à votre connaissance un passage du courrier des lecteurs de Charlie Hebdo.
« Bande de ….qui se réfugient comme tout fiable derrière le caractère légal du blasphème. Il n’est pas interdit d’être con et ce n’est pas pour autant que c’est bien. Ensuite la société ne revendique nullement son droit au blasphème mais dit juste qu’il n’est pas condamnable. »
Outre le fait que cet élégant personnage use et abuse d’une autorisation qu’il évoque à la deuxième phrase, que ce calotin , qui ne délivre pas son obédience, dénie aux uns ce qu’il dispense aux autres, c’est-à-dire croire et surtout , hélas faire croire, que l’on peut se rendre sur la lune à cheval sur un rayon de lumière, que l’on peut d’un coup de baguette magique partager les eaux de la Mer Rouge ou se trouver à deux endroits au même instant , hormis donc surtout le fait que ce bigot disconvient que ces dîtes croyances, toutes emplies de la plus incontestable vraisemblance, puissent offusquer tout esprit scientifique ou ayant un minimum de bon sens, ses propos soulèvent un lièvre intéressant.
Le droit est fugace et n’offre aucune garantie de pertinence. Celui d’éventer des taureaux dans une arène est contesté et peut être avec raison. Nous avions le droit de fumer en tout lieu sans que cela suscite en nous la moindre interrogation .Le droit très ordinaire d’allumer un feu de cheminée va peut être disparaître du moins dans les villes.
Le droit au blasphème n’entrera jamais dans cette catégorie car il fait partie intégrante du jeu de la liberté d’expression. Notion certes de nos jours dévoyée par ceux qui pensent qu’elle consiste à dire amen à tout ce qu’ils peuvent proférer. Les blasphèmes de Mila , ceux de Charlie Hebdo n’ont été que la réponse à des attaques , des offenses des débordements religieux sur la place publique où, s’ils sont autorisés, n’en sont pas moins soumis à critique. Dans le cas de Mila , l’affaire est plus sévère car elle a été victime en premier lieu de propos homophobes qui sont interdits par la loi ce qu’avait oublié la ministre de la justice. Et pour ce qui est de Charlie Hebdo, depuis plus de quarante ans de pratique de cet hebdomadaire, je n’y ai vu de « jarnicoton » allusif ou impulsif .Toutes les charges ne l’ont été que pour contrer la pollution du dogmatisme religieux dans notre société Lors du procès il a été fait une comptabilité besogneuse de la répartition des attaques sur diverses religions. L’islam n’aurait été la seule visée que les caricatures auraient été justifiées si cette religion avait été la seule à se distinguer par ses outrances.
Mais les anti laïques, les bigots , les idiots utiles de tous poils l’ont parfaitement compris. Leur combat est aujourd’hui de faire passer la conviction religieuse pour une identité et donc tout blasphème pour du racisme. Et on ne discute pas avec les racistes.
Bien sûr qu’on ne peut pas mettre sur le même plan (c’est-à-dire sous tous les rapports) le droit de se gratter le nez et le droit de blasphémer ; comme vous le rappelez opportunément le second est une conquête, il a une histoire. J’ajouterai qu’il n’a d’effectivité que si on l’exerce : il importe donc de le faire.
Mon propos visait à souligner que le fondement de ce droit est le silence de la loi : comme pour celui de se gratter le nez, c’est un droit naturel qui n’a pas besoin de la loi pour s’exercer, il ne se fonde pas sur une loi qui l’autoriserait. La conquête politique et historique dont on parle consiste, justement, à avoir obtenu que ce droit soit finalement classé dans l’infinité des choses « indifférentes » dont la loi n’a pas à s’occuper, que ce soit pour les interdire ou pour les promouvoir. Aux yeux de la loi laïque, blasphémer est aussi insignifiant que le fait de se gratter le nez. Au contraire, lorsqu’on considère que sans l’énoncé explicite d’un droit par la loi ce droit ne pourrait pas s’exercer – c’est le cas de ce qu’on appelle les « droits-créance » – on parle de « droit à« . De plus ici réclamer le « droit au blasphème », c’est s’inscrire dans la structure de son interdiction : c’est structuré de la même manière que de réclamer son interdiction, les propositions opposées sont ici symétriques c’est-à-dire intelligibles par un même axe, elles sont jumelles. Une loi qui autoriserait le blasphème ne serait que le miroir de celle qui l’interdirait, elle raisonnerait de la même manière. Le droit au blasphème fait exister le blasphème, lui accorde une reconnaissance, une pertinence – et cela, je reprends une de vos expressions, c’est une « pollution » par « le dogmatisme religieux ». On a le droit de « blasphémer », ce droit ne s’use que si on en s’en sert pas, mais réclamer un droit au blasphème, c’est réclamer une juridisation du blasphème et donc sa reconnaissance. Il y a donc une différence entre se prévaloir du droit de blasphémer et réclamer un droit au blasphème : exercer une liberté fondée sur le silence de la loi n’est pas la même chose que se réclamer d’un droit explicitement reconnu par la loi.
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Merci pour ce texte intéressant. Il faut des philosophes pour dévoiler ce qui se cache dans ces expressions couramment médiatisées sans la moindre distance critique.
Je comprends bien le raisonnement sur la nullité juridique du « droit au blasphème », qui est un droit sans objet dans une république laïque. Je dirais les choses encore plus directement: la suppression du délit de blasphème n’a pas débouché sur un droit au blasphème, elle a simplement annulé le sens d’une telle notion, elle l’a vidé de son sens.
Je ne comprends pas ce que peut désigner le « droit au blasphème » pour un athée par exemple. Pour qu’il y ait blasphème il faut qu’il y ait croyance. Dans une société d’athées, aurions-nous encore un droit au blasphème?
Il n’est pas indifférent que notre chef d’État, qui a une formation de philosophe, commette un tel contresens. On peut y voir une concession aux musulmans. C’est la même chose pour « le prophète » dans l’expression « les caricatures du prophète ». De quel prophète parle-t-on? Pourquoi serait-il évident que « le » prophète désigne celui des musulmans?
« Le prophète », « le droit au blasphème »… Tout cela donne l’impression houellecquienne, si j’ose dire, que nous vivons dans une république islamique « tolérante ». C’est toujours mieux que de vivre dans une république islamique intolérante, me direz-vous…
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