« Prendre le corpus de l’idéologie des décoloniaux au sérieux », tel est le programme d’un texte magistral de Gilles Clavreul. Une tâche de défense intellectuelle a été trop longtemps différée, balayée par des incantations appelant aux « valeurs », et par un prêchi-prêcha qui confine parfois à une condescendance paresseuse. Combattre une idéologie n’est pas étranger à l’art militaire : on n’affronte pas un adversaire sans en étudier la nature et les mouvements. La connaissance est indispensable et la défense intellectuelle ne peut se passer d’analyse ni de concepts.
L’arsenal, heureusement, se constitue et s’étoffe de jour en jour. Mezetulle a déjà signalé les ouvrages récents de Nedjib Sidi Moussa, de Fatiha Boudjahlat , de Sabine Prokhoris et de Martine Storti1. Gilles Clavreul vient de publier sur le site de la Fondation Jean-Jaurès un article très approfondi intitulé « Radiographie de la mouvance décoloniale : entre influence culturelle et tentations politiques »2.
En voici quelques extraits qui sont loin d’en refléter la richesse et la pertinence.
« Le trait principal de la mouvance décoloniale réside dans une tentative de synthèse entre l’expression d’une radicalité militante en germe dans les quartiers populaires des grandes métropoles françaises, principalement en région parisienne, et une théorisation assez poussée de la question identitaire, dans ses dimensions à la fois raciale et religieuse. Le but plus ou moins assumé est de supplanter la grille de lecture marxiste qui plaçait les infrastructures socioéconomiques au cœur des mécanismes de domination.
Par « mouvance », il faut entendre qu’il ne s’agit pas d’un ensemble stable et ordonné comme peut l’être un parti politique ou un syndicat. Il s’agit plutôt d’une constellation d’entités distinctes, avec un noyau dur formé d’individus et de collectifs qui revendiquent l’étiquette décoloniale, comme le PIR, le Camp d’été décolonial ou encore le collectif Mwasi. Des organisations agissent sur une thématique spécifique, comme Stop le contrôle au faciès (violences policières), le CCIF (islamophobie), la Brigade anti-négrophobie (BAN) ou La voix des Rroms, mais sont en pratique quasi systématiquement associées aux premiers cités dans les mobilisations.
S’ajoutent des universitaires, chercheurs militants ou intellectuels dont on retrouve la signature au bas des pétitions de soutien et qui participent aux initiatives décoloniales, ou les soutiennent. Enfin, un réseau plus lâche d’alliés, sans faire partie de la mouvance, reprend volontiers les thématiques des décoloniaux, affronte les mêmes adversaires (les « laïcistes », les « républicanistes », etc.). On trouve parmi eux des artistes et des chroniqueurs jadis fédérés autour de l’association Les Indivisibles de Rokhaya Diallo, des médias, certains apportant ouvertement leur soutien comme Politis, Mediapart ou le Bondy Blog, d’autres manifestant une certaine bienveillance, et enfin des sites d’information ou des blogs comme Orient XXI, Paroles d’honneur, Oumma.com, Al-Kanz… »
À partir de cette description, Gilles Clavreul retrace la généalogie de l’idéologie décoloniale en pistant ses sources d’inspiration. Y apparaît notamment la figure du sociologue portoricain Ramón Grosfoguel, qui, à la faveur de la distinction entre « colonialisme » et « colonialité », élabore une pensée extrémiste pour laquelle les discriminations ne doivent pas être comprises comme des reniements de l’universalisme républicain, mais comme faisant partie de leur substance.
« Sans surestimer l’importance de cet auteur que sans doute peu de militants ont lu, quelques traits de sa pensée retiennent l’attention : le caractère à la fois structural et global du fait colonial ; le primat de la dimension idéelle, que l’auteur qualifie encore d’« épistémique », sur la dimension matérielle, ce qui explique, entre autres, que l’on trouve des partisans de l’oppression au bas de l’échelle sociale, mais également des représentants de l’élite capables d’être réceptifs au discours critique des Indigènes. D’où l’importance accordée au travail de conviction à accomplir auprès des intellectuels et du monde universitaire. Houria Bouteldja a nettement placé son ambition dans le sillage de Ramón Grosfoguel en donnant, avec d’autres militants comme Sadri Khiari et Saïd Bouamama, une armature théorique aux écrits du PIR. Son dernier essai, Les Blancs, les Juifs et nous, multiplie les références intellectuelles et se place sous les figures tutélaires de Césaire, Fanon, Genet ou encore Abdelkébir Khatibi, sociologue et romancier marocain. »
Dans ce tour d’horizon édifiant, Gilles Clavreul n’oublie pas nos compatriotes :
« Une autre source d’inspiration théorique est plus proprement française, même si elle puise aussi aux cultural studies américaines. C’est la critique des « races sociales » dont Didier et surtout Éric Fassin se sont faits les spécialistes, dans une volonté affichée de saisir la spécificité des émeutes qui ont agité les banlieues françaises en novembre 2005. Pour eux, il ne s’agit pas d’opposer la classe à la race, mais de les articuler : la race n’est pas un fait biologique, mais un construit social destiné à produire des effets dans la réalité, en racialisant les rapports de domination. »
Ainsi s’articulent plusieurs courants ; ils reçoivent le soutien de l’islam politique, du féminisme essentialiste et de l’antisémitisme contemporain pour se rejoindre dans la remise en cause et le test systématique de tout ce qui a une odeur républicaine et laïque. Tout en analysant leurs sources et leurs forces, l’auteur souligne leurs divergences, leurs fragilités, leurs paradoxes et leurs contradictions. Il s’interroge finalement sur la capacité de la mouvance décoloniale à mener un projet politique.
Ces quelques lignes ne font que donner un aperçu d’un texte indispensable qu’il convient de lire intégralement, et de méditer : Gilles Clavreul, « Radiographie de la mouvance décoloniale : entre influence culturelle et tentations politiques »
1 – Voir sur ce site les recensions :
- « Le livre de Nedjib Sidi Moussa La Fabrique du Musulman » ;
- « Le livre de Fatiha Boudjahlat Le Grand détournement. Féminisme, tolérance, racisme, culture » ;
- « Au bon plaisir des docteurs graves. À propos de Judith Butler de S. Prokhoris lu par J. Favret-Saada« ;
- « Sortir du manichéisme, des roses et du chocolat de M. Storti« .
- Voir aussi sur le site d’archives la recension d’un ouvrage plus ancien (2007) de J. Landfried « Contre le communautarisme de J. Landfried. Une ontologisation des différences« .
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