Le point de vue laïque généralement retenu par Mezetulle s’en tient à une conception extérieure de la relation entre violence et religion. Indépendamment de savoir si un appel à la violence est présent dans un texte considéré comme sacré par une religion, et, dans l’affirmative, s’il est ou non à prendre pour argent comptant, la laïcité considère qu’aucun texte religieux en tant que tel ne peut avoir d’autorité en matière de loi civile et que la puissance publique, réciproquement, n’a pas compétence pour mettre son nez dans les affaires internes d’une religion – cela dans le cadre du droit commun qui poursuit toute incitation à la violence quelle qu’en soit la source. Mais le point de vue intérieur guidé par l’analyse critique n’en est pas pour autant disqualifié : il est toujours utile de savoir, toujours inutile d’ignorer, et une société ne serait pas laïque si elle n’assurait pas la liberté du savoir. André Perrin adopte ici ce point de vue et s’interroge sur l’existence de rapports intrinsèques entre religion et violence. En se penchant avec beaucoup de précision sur le cas du christianisme et sur celui de l’islam, il montre que cet examen conduit à la question de l’interprétation des textes, ou plutôt à celle de sa possibilité.
Le terrorisme qui sévit actuellement sur la planète, dans les pays occidentaux comme en Orient, se réclame de la religion. Qu’il soit réellement motivé par celle-ci ou qu’elle lui serve seulement de légitimation a posteriori, la question s’en trouve posée des rapports entre violence et religion et plus précisément de l’inscription de celle-là dans les textes sacrés. Le christianisme prône l’amour du prochain mais des croisés ont jadis guerroyé pour délivrer le tombeau du Christ et des inquisiteurs ont torturé au nom de leur foi. L’islam se présente comme « une religion de paix et de tolérance », mais des fanatiques musulmans décapitent, brûlent et crucifient aujourd’hui encore des « infidèles ». Des deux côtés les croyants protestent qu’il s’agit là d’une trahison : le grand inquisiteur cracherait à la face du Christ et les terroristes islamistes ne seraient pas de « vrais musulmans ». Cependant il n’y a de trahison qu’en regard d’une orthodoxie et de mésinterprétation que par rapport à une interprétation correcte. La question des rapports entre religion et violence renvoie donc à la question de l’interprétation : à quelles conditions l’interprétation est-elle possible et quels sont ceux qui disposent de la légitimité qui les autorise à interpréter et à définir ainsi une orthodoxie ? C’est à ces questions que nous tenterons de répondre en limitant notre propos aux cas du christianisme et de l’islam.
La violence dans l’Ancien Testament
L’Ancien Testament n’est pas un livre mais un ensemble de livres appartenant à des genres différents : historiques, poétiques, prophétiques. La violence y est cependant omniprésente sous la forme de meurtres, d’assassinats, de guerres et de massacres dont certains confinent à l’extermination. Il faut bien sûr y distinguer la violence qui est simplement racontée de celle qui est, ou qui semble, justifiée par Dieu, de celle qui est ordonnée par lui, de celle enfin que le texte biblique invite à lui attribuer directement. Nous laisserons de côté la première car on ne peut lire un livre historique comme s’il avait une signification optative ou protreptique, pour nous concentrer sur les suivantes. Dans le livre de la Genèse on voit Siméon et Lévi, les fils de Jacob, tuer tous les mâles de la ville de Sichem pour venger leur sœur Dina qui avait été enlevée et violée par celui-ci et Dieu semble cautionner ce massacre puisqu’il protège Jacob contre la colère des gens du pays1. Dans le Deutéronome, le deuxième discours de Moïse formule, après la loi du talion, les lois de la guerre et de la conquête des villes : « si elle refuse la paix et ouvre les hostilités, tu l’assiégeras. Yahvé ton Dieu la livrera en ton pouvoir, et tu en passeras tous les mâles au fil de l’épée2 ». Dans le livre des Juges, aux Israélites qui lui demandent s’ils doivent combattre les fils de Benjamin, Yahvé répond : « Marchez car demain je le livrerai entre vos mains3 ». Là-dessus les Israélites tuent vingt-cinq mille hommes au combat, puis vingt-cinq mille encore, avant d’exécuter toute la population mâle des villes. Dans le livre de Josué, qui raconte la conquête de la terre promise, c’est Yahvé qui dit à Josué : « Vois, je livre entre tes mains Jéricho et son roi4 » et une fois les murs écroulés, les Israélites passent au fil de l’épée tous les habitants de la ville « hommes et femmes, jeunes et vieux, jusqu’aux bœufs, aux brebis et aux ânes5 », ne laissant la vie sauve qu’à la prostituée Rahab et aux siens parce qu’elle avait sauvé leurs émissaires en les cachant. Or à plusieurs reprises il est indiqué que ces massacres se font sur l’ordre de l’Éternel : « comme Yahvé, le Dieu d’Israël, l’avait prescrit6 », « suivant les prescriptions de Moïse, serviteur de Yahvé7 ». Il y a enfin les épisodes où la violence destructrice est le fait de Dieu lui-même, par exemple celui du déluge lorsque, déçu par la méchanceté de l’homme, il décide de détruire sa création : « Je vais effacer de la surface du sol les hommes que j’ai créés8 » ou celui des plaies infligées à l’Égypte : « Au milieu de la nuit Yahvé frappa tous les premiers-nés dans le pays d’Égypte9 ».
Penser la violence : marcionisme ou herméneutique
La violence vétérotestamentaire n’a pas manqué de troubler très tôt les chrétiens : le Dieu guerrier de l’Ancien Testament est-il bien le même que celui des béatitudes dans l’Évangile ? À cette question l’hérésiarque Marcion apporta dans la première moitié du IIème siècle une réponse résolument négative. S’appuyant sur l’opposition paulinienne de la loi et de la foi10 et la portant à son paroxysme, bien au-delà de l’esprit et de la lettre du texte de Paul, il nie qu’il puisse y avoir continuité entre la loi mosaïque et la foi en Jésus-Christ et préconise la rupture avec l’héritage hébraïque. À cet effet il s’emploie à éliminer du Nouveau Testament tout ce qui renvoie au judaïsme, ne retenant des quatre évangiles que celui de Luc – lui-même expurgé – et dix des épitres de Paul. C’est ainsi une solution à la fois simple et radicale qui était apportée aux problèmes soulevés par la violence que contient la Bible hébraïque. L’Église n’en voulut pas, qui excommunia Marcion et combattit vigoureusement son hérésie. Comment admettre en effet que Jésus était venu abroger la loi alors que l’Évangile affirme explicitement le contraire : « N’allez pas croire que je sois venu abolir la Loi ou les Prophètes : je ne suis pas venu abolir mais accomplir »11.
Interprétation et polysémie
À partir du moment où, rejetant la solution marcioniste, on maintient que l’Ancien Testament est, à l’égal du Nouveau, parole de Dieu, il faut admettre que toutes les formulations de cette parole ne peuvent être prises à la lettre, en d’autres termes qu’elles doivent faire l’objet d’une interprétation. Celle-ci aura pour tâche de déceler un sens caché derrière le sens obvie. Tel est le principe de l’exégèse allégorique dont l’origine est antérieure à l’ère chrétienne puisque Philon d’Alexandrie, à qui on en attribue parfois la paternité, l’a lui-même trouvée chez les philosophes grecs, déjà chez Théagène de Rhégium, mais surtout chez les pythagoriciens et les stoïciens, soucieux de purifier les récits homériques de ce que comportaient de choquant pour la raison leurs dieux capricieux, jaloux et batailleurs, ce qu’ils firent en leur attribuant une signification tantôt cosmologique, tantôt morale : derrière la mythologie se profilerait une cosmologie, la guerre des dieux symbolisant celle des éléments primordiaux, eau, air, terre, feu tandis que les pérégrinations d’Ulysse représenteraient les tribulations de l’âme12. Cherchant à concilier la religion judaïque et la philosophie grecque, Philon s’employa lui-même à lire la Torah comme les stoïciens Homère et son influence fut décisive sur la première patristique, en particulier sur Clément d’Alexandrie et Origène. Ce dernier distingue entre trois sens de l’Écriture : le sens littéral, le sens spirituel, le sens moral. Sens littéral et sens spirituel ou moral ne sont pas exclusifs l’un de l’autre, mais lorsque celui-là est particulièrement choquant, il peut être considéré comme purement allégorique. Ainsi dans ce commentaire du livre de Josué :
« Quand tu lis dans les Saintes Écritures les combats des justes, leurs tueries, leurs massacres, leurs carnages, lorsque tu apprends que les saints n’ont pitié d’aucun ennemi, et que le fait de les épargner était imputé comme péché, interprète ces guerres de justes de la manière (…) (suivante) : ce sont les combats menés contre le péché13 ».
C’est dans le même sens que trois siècles plus tard Dorothée de Gaza interprétera l’une des plus terribles imprécations du psalmiste. A la fin du psaume 137 (136) on peut lire :
« Fille de Babel, ô dévastatrice,
Heureux qui te revaudra
Les maux que tu nous valus,
Heureux qui saisira et brisera
Tes petits contre le roc !14 »
Dorothée de Gaza propose l’interprétation suivante :
« Bienheureux celui qui, dès le principe, ne laisse pas les pensées mauvaises grandir en lui et accomplir le mal, mais qui, tout aussitôt, pendant que ce sont encore de petits enfants et avant qu’ils aient grandi et se soient fortifiés en lui, les saisit, les brise contre la pierre, qui est le Christ15 ».
Les Pères latins, de Jérôme de Stridon et Ambroise de Milan à Augustin d’Hippone, héritèrent tous de l’allégorèse d’Origène et ainsi se constitua la doctrine destinée à devenir classique des quatre sens de l’Écriture, littéral (ou historique), allégorique, moral (ou tropologique) et anagogique, exprimée dans la fameuse formule : Littera gesta docet, quid credas allegoria, moralis quid agas, quo tendas anagogia (La lettre enseigne les faits, l’allégorie ce que tu dois croire, la morale ce que tu dois faire, l’anagogie ce vers quoi tu dois tendre).
Interprétation et historicité
Outre l’exégèse allégorique, il y a une exégèse historico-critique, née dans les temps modernes, qui va interpréter les textes bibliques en les replaçant dans le contexte historique de leur apparition. Pendant des siècles les juifs se sont représenté leur Dieu comme un Dieu guerrier qui, en échange du culte que le peuple qu’il s’est choisi lui voue, lui assure sa protection et l’assiste dans ses combats contre ses ennemis. La figure divine qui se dégage de l’Exode, du Deutéronome, des livres de Josué et de Samuel, des Psaumes, tous composés entre le VIIIe et le VIe siècle, est ainsi celle d’un Dieu des armées (Yahvé Sabaoth). Cependant le livre de Josué, un de ceux où la violence est la plus manifeste, n’est pas un document historique relatant l’installation des juifs en Canaan au XIIe siècle. Composé sous la domination assyrienne, il en porte la trace et reprend de multiples éléments de la propagande assyrienne de façon polémique, le Dieu d’Israël se substituant au Dieu d’Assour pour donner la victoire à son peuple. Bien plus qu’un livre d’histoire, c’est un écrit de résistance qui fut du reste plusieurs fois remanié après la période assyrienne et infléchi dans un sens plus pacifique16. Les livres les plus récents, ceux des Chroniques, composés au IVe siècle, celui de Judith, composé au IIe siècle vont dans ce sens et opèrent le passage de la figure d’un Dieu guerrier à celle d’un Dieu artisan de paix. Certes Judith va trancher la tête d’Holopherne, comme une riche iconographie ne permet à personne de l’ignorer, et à cet effet elle demande à Dieu de lui en donner la force : « Donne à ma main de veuve la vaillance escomptée17 ». C’est qu’il n’y a pas d’autre moyen d’empêcher les Assyriens d’exterminer son peuple, mais en même temps elle dit : « Ils ont compté sur la lance et le bouclier, sur l’arc et sur la fronde ; et ils n’ont pas reconnu en toi le Seigneur briseur de guerres18 ».
Dans la conception judéo-chrétienne, Dieu se révèle à travers l’humanité, plus précisément à travers l’humanité en marche, à travers le devenir de cette humanité, c’est-à-dire à travers l’histoire. Il se révèle donc progressivement. Il y a ainsi ce que les Pères grecs ont appelé συγκατάβασις, la condescendance divine, sorte de pédagogie en vertu de laquelle, selon une comparaison d’Origène, Dieu s’adresse aux hommes comme les adultes aux enfants, en adoptant leur langage. Saint Jean Chrysostome la définit ainsi : « C’est, pour Dieu, le fait d’apparaître et de se montrer non pas tel qu’il est, mais tel qu’il peut être vu par celui qui est capable d’une telle vision, en proportionnant l’aspect qu’il présente de lui-même à la faiblesse de ceux qui le regardent19 ».
Les conditions de possibilité de l’interprétation
S’il est nécessaire d’interpréter la parole de Dieu telle qu’elle s’exprime dans les textes sacrés, c’est, on l’a vu plus haut, parce qu’il faut la concilier avec elle-même. Cela n’est possible que si l’on peut ne pas toujours la prendre à la lettre et cela suppose donc une distance entre l’esprit et la lettre. Ce qui creuse cette distance c’est la médiation de l’historicité du texte et de l’humanité de ses auteurs. Selon la tradition juive c’est Moïse qui aurait rédigé la Torah (le Pentateuque), David les Psaumes, Salomon les Proverbes et le Cantiques des Cantiques, de même que la tradition chrétienne attribue à saint Luc les Actes des Apôtres et à saint Jean L’Apocalypse. Quelque incertaines que soient ces attributions – on ne voit pas bien comment Moïse aurait pu raconter sa propre mort à la fin du Deutéronome – il n’en reste pas moins que les auteurs de ces textes sont des hommes, rien que des hommes, inspirés par Dieu sans doute, mais engagés dans une histoire, inscrits dans des temps et des lieux déterminés, confinés par conséquent dans leurs limites, assignés à penser à travers les catégories et l’imaginaire d’une époque, ainsi qu’à s’exprimer dans son langage. On est donc fondé à rechercher derrière ce qu’ils ont dit à la fois ce qu’ils ont voulu dire et ce qu’ils avaient la possibilité de dire dans le contexte historique où ils le disaient. Ainsi Augustin s’adresse-t-il à Dieu dans les Confessions : « Approchons-nous ensemble des paroles de votre Livre, et cherchons-y- vos intentions dans les intentions de votre serviteur, par la plume de qui vous les avez exprimées20 ».
Cependant tous les livres saints n’ont pas le même statut et celui du Coran dans la tradition islamique rend problématique la possibilité d’une telle interprétation. Le mot Coran (al-Qur’ān) peut se traduire par « récitation ». C’est en effet le texte qui a été dicté (une « dictée surnaturelle21 », selon l’expression de Louis Massignon) par Allah à son prophète Mohammad et que celui-ci a purement et simplement enregistré. Ce n’est donc pas un texte écrit par des hommes ni par un homme : c’est littéralement la parole de Dieu – littéralement, c’est-à-dire à la lettre. C’est la parole de Dieu exprimée non pas dans la formulation équivoque d’un dialecte humain, mais dans la formulation que Dieu lui a lui-même donnée, en « langue arabe claire22 », c’est-à-dire dans la langue de Dieu. Cette parole n’a donc pas à être interprétée. Cela ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’exégèse coranique – celle-ci est nécessaire pour diverses raisons23 – mais que cette exégèse n’a pas du tout la même signification que l’exégèse biblique. Pour saisir la différence on peut comparer, comme le fait Rémi Brague, le passage de la première épitre aux Corinthiens où saint Paul exhorte les femmes à se couvrir la tête24 lorsqu’elles prient ou prophétisent et les deux passages du Coran relatifs au port du voile par les femmes25. Dans le premier cas, s’agissant d’un texte inspiré par Dieu, « on peut remonter du texte, œuvre d’un écrivain humain, à l’intention qui le faisait écrire26 ». On pourra donc comprendre que saint Paul préconisait un habillement décent qui, dans la culture de son temps prenait la forme, contingente et historique, du voile. Dans le second cas en revanche, s’agissant d’un texte dicté par Dieu dans sa propre langue, la plus claire qui soit, un voile ne peut être qu’un voile et rien d’autre qu’un voile. L’exégèse ne pourra consister qu’à « s’interroger sur la longueur et la transparence du tissu27 », mais on ne pourra pas, comme saint Augustin y exhortait, chercher les intentions de Dieu dans celle de son prophète car celui-ci, enregistreur passif, ne pouvait avoir aucune intention. Cette exégèse s’attachera au sens des mots, mais ne recherchera pas un sens caché derrière les mots. Et de fait l’exégèse coranique traditionnelle, celle de Muqātil Ibn Sulaymān al-Balhī, de Abū Ubayda ou de Tabari est essentiellement philologique. C’est seulement au Xe siècle qu’apparaît dans le mysticisme soufi une exégèse symbolisante et allégorique qui sera constamment rejetée par l’orthodoxie sunnite.
Tandis que la Bible, rédigée au long de huit siècles, se donne comme l’histoire de la révélation, la révélation de Dieu dans l’histoire des hommes, la longue et patiente éducation d’Israël par son Dieu, avec le Coran la révélation se donne « en bloc », non dans la durée mais dans l’instant, dans « la nuit du décret28 », cette nuit qui « est meilleure que mille mois29 », même si cette « descente » est ensuite « fragmentée » dans les vingt-deux années qui la suivent. Cette « descente » ne peut donc être pensée sous la catégorie patristique de la « condescendance divine » qui ouvre la porte à l’exégèse historico-critique. Comment la parole de Dieu pourrait-elle être relativisée par les contextes historiques si, procédant d’un être omniscient qui connaît de toute éternité tous les contextes, elle est « descendue » en sa totalité, formulée dans la langue même de Dieu, en un moment unique de l’histoire ? Or cette difficulté n’est pas sans conséquences sur le problème posé par la violence dans le texte coranique. Celui-ci comporte aussi bien des versets pacifiques qui proscrivent le meurtre ou préconisent le dialogue que des versets belliqueux qui appellent à l’extermination des infidèles. Comme il est impossible que Dieu se contredise, les théologiens musulmans ont élaboré une doctrine, la « science de l’abrogeant et de l’abrogé » (an-nāsih wa l-mansūh) en vertu de laquelle lorsque deux versets entrent en contradiction, le verset le plus récent abroge le plus ancien. Or ce sont les versets les plus anciens, ceux qui datent de l’époque de la prédication mekkoise qui sont les plus pacifiques tandis que ce sont ceux de la période médinoise, postérieurs à l’Hégire, contemporains de l’époque où Mohammad s’est transformé en chef de guerre, qui sont les plus belliqueux. Ainsi les versets pacifiques se trouvent-ils abrogés par celui de la sourate Revenir de l’erreur ou l’Immunité qui appelle à tuer les infidèles à moins qu’ils ne se repentent et se convertissent : « Quand les mois sacrés seront expirés, tuez les infidèles quelque part que vous les trouviez ! Prenez-les ! Assiégez-les ! Dressez pour eux des embuscades ! S’ils reviennent (de leur erreur), s’ils font la prière et donnent l’aumône, laissez-leur le champ libre30».
Les obstacles à l’interprétation
Au Xe siècle on avait ainsi recensé quelque 250 versets abrogés par des juristes dont la préoccupation était de justifier des actions ou des conquêtes militaires. Il y a donc une double historicité des versets belliqueux du Coran, celle, originelle, des luttes de la période médinoise et celle, ultérieure, de l’expansion islamique. Soit le « verset de la guerre » : « Combattez ceux qui ne croient point en Allah[(…] jusqu’à ce qu’ils paient la jizya, directement et alors qu’ils sont humiliés31 ». Comme le rappelle Abdelwahab Meddeb, selon la tradition ce verset « a été révélé dans le contexte d’une des dernières expéditions militaires ordonnées par le Prophète, celle de Tabûk, vers le nord de la péninsule arabique, annonciatrice des conquêtes futures32 ». Voilà qui devrait ouvrir la porte à une contextualisation historique des versets belliqueux qui permettrait d’en relativiser la portée. C’est ainsi que Meddeb préconisait une véritable inversion du principe abrogeant-abrogé de l’exégèse coranique : « Pour que le musulman puisse intégrer l’argumentaire de l’apologiste chrétien, il lui faut au préalable inverser la procédure exégétique fondée sur les notions d’abrogeant et d’abrogé : ce sont les premiers versets purement religieux, notamment révélés à La Mecque, qui doivent l’emporter sur ceux qui ont été inspirés à Médine dans un contexte politique, juridique, militaire, appartenant à une conjoncture datable33 ».
Or cette inversion avait été proposée par le théologien soudanais Muhammad Mahmûd Tahâ dans un ouvrage intitulé Le second message de l’islam. Selon lui il faut distinguer dans le Coran deux messages. Le premier, celui de la période médinoise, comporte des « versets subsidiaires » qui étaient adaptés aux réalités du VIIe siècle, mais ne le sont plus à celles de la société moderne. C’est donc le second message de l’islam, celui de la période mecquoise, respectueux de la liberté religieuse, qui doit servir de base à la législation. En conséquence de quoi il avait réclamé l’abolition de la sharî’a au Soudan ce qui lui valut d’être condamné à mort pour apostasie et pendu à Khartoum le 18 janvier 1985. Comme le dit Rémi Brague « il vaut mieux éviter de soutenir cette théorie hors de France34 ». Ce qui prévaut dans l’ensemble du monde musulman, c’est une exégèse littéraliste du type de celle de Ibn al-Kathir qui développa au sujet du verset de l’épée (Coran IX, 5) une théorie des quatre glaives et qui nomma le verset IX, 29 « verset de la guerre » en précisant qu’il abrogeait le « nulle contrainte en la religion » de la deuxième sourate35 : « L’interprétation de ce verset par Ibn al-Kathîr, écrit Abdelwahab Meddeb, a été corroborée par tant de docteurs qu’elle a fini par constituer la norme qui caractérise l’islam et qui est rappelée par Ibn Khaldûn (1332-1406) : « Dans la communauté musulmane, le jihâd (la guerre légale) est un devoir religieux, parce que l’islam a une mission universelle, et que tous les hommes doivent s’y convertir de gré ou de force36 ». Meddeb raconte que se trouvant à Damas le vendredi 14 septembre 2001, trois jours après les attentats de New-York et de Washington, et s’étant rendu à la mosquée des Omeyyades, il avait entendu un prêche entièrement consacré au verset de l’épée et insistant sur la nécessité de tuer les « associateurs » : « Il y avait là d’évidence une sorte de légitimation implicite du crime qui fit s’effondrer les Twins Towers et éventrer le Pentagone. Voilà jusqu’à quelles connivences peut aller l’islam officiel dans sa banalisation de l’islamisme terroriste et criminel37 ». Ce n’est donc pas seulement l’islamisme, mais c’est « l’islam officiel » qui fait obstacle à des interprétations du verset de l’épée comme celle de Râzî qui insistent, elles, sur le repentir qui nous purifie et nous soustrait à la violence.
Il y a assurément dans l’islam des traditions qui permettraient de libérer le texte coranique de la violence qu’il contient. D’une part celle du Mutazilisme qui apparut au VIIIe siècle, se développa au IXe et déclina à partir du XIe. Il s’agissait d’une théologie rationaliste soucieuse de concilier l’islam avec le logos grec, affirmant le libre-arbitre de l’homme et surtout rompant avec le dogme du Coran inimitable et incréé. Que le Coran soit créé, qu’il ne soit pas coextensif au verbe divin, c’est, on l’a vu plus haut, ce qui rend possible son historicisation et ce qui ouvre donc la porte à une exégèse historico-critique. D’autre part celle du soufisme, courant mystique, spirituel et ésotérique, en rupture avec l’islam des juristes, qui distingue pour chaque verset du Coran un sens apparent (zâhir) et un sens caché (bâtin), ce qui ouvre la voie à une exégèse allégorique. C’est chez un mystique du IXe siècle qu’on trouve pour la première fois la distinction du petit jihâd (la guerre légale) et du grand jihâd (l’effort sur soi). Et au XIIIe siècle Ibn’ Arabî fera du grand jihâd un combat spirituel contre l’arrogance du moi et la violence de ses désirs. Là où les versets coraniques commandent de tuer il faut comprendre qu’ils commandent de tuer le moi égoïste et d’éradiquer le mal qui est en soi. On se trouve là devant une exégèse qui s’apparente à celle qu’Origène ou Dorothée de Gaza appliquaient à l’Ancien Testament.
Cependant le Mutazilisme a disparu au XIIIe siècle et le soufisme a toujours été suspect aux yeux de l’islam orthodoxe aussi bien en raison de son exégèse allégorique que parce que l’expérience spirituelle et mystique à laquelle il invite pourrait mettre en péril l’absolue transcendance de Dieu. Nombre de maîtres soufis ont été exilés ou exécutés dans l’histoire de la civilisation islamique. Très prisé aujourd’hui par les intellectuels occidentaux, il connaît un regain et une faveur dans les pays non-musulmans, mais demeure minoritaire et marginalisé dans les pays musulmans.
Une tâche nécessaire et difficile
Le texte coranique n’a pas le monopole de la violence, on l’a vu plus haut. Cependant comme l’écrivait Abdelwahab Meddeb, « les gens dont la croyance repose sur la Bible ont enclenché un processus d’investigation critique qui les a aidés à neutraliser la violence, à la dépasser comme attribut divin38 ». Purifier le texte fondateur de l’islam de la violence qu’il contient est ainsi une tâche indispensable mais de la difficulté de laquelle il faut être conscient. Aux obstacles théoriques évoqués plus haut s’ajoute celui de l’absence d’un magistère ecclésiastique qui représenterait légitimement la communauté et dont la compétence pour trancher entre les interprétations serait reconnue par tous ses membres. Le dernier calife fut destitué en 1269 et le sultanat ottoman, qui n’avait pas de véritable autorité religieuse, fut aboli en 1924 par Mustapha Kemal. En outre l’islam sunnite qui représente 85% des musulmans sur la planète est dominé par la dynastie saoudienne elle-même liée au courant wahhabite, fondamentaliste et orthodoxe, qui rejette violemment le soufisme. Il nous faut donc soutenir de toutes nos forces les efforts que déploient un certain nombre de musulmans pour trouver dans des traditions marginales de leur religion et de leur civilisation les moyens de réformer et de rénover l’islam, ce qui suppose évidemment qu’on ne confonde pas islam et islamisme, comme on ne manque pas de nous y inviter régulièrement, mais ce qui suppose aussi qu’on ne méconnaisse pas la puissance des forces qui s’opposent à cet aggiornamento et qu’on ne sous-estime donc pas l’ampleur de la tâche.
[Note de l’éditeur, 12 février 2016. Mezetulle attire l’attention des lecteurs sur les commentaires qui suivent cet article, et en particulier sur la réponse d’André Perrin à Jean-Pierre Castel]
Notes
1 Genèse 34 et 35, 1-6
2 Deutéronome 20, 12-13
3 Juges 20, 23-24
4 Josué 6,2
5 Ibid. 6, 17
6 Ibid. 10,40
7 Ibid. 11, 12 Il est vrai qu’un peu plus loin dans son dernier discours Josué dit : « Mais s’il vous arrive de commettre une apostasie et de vous lier au restant de ces nations qui subsistent encore à côté de vous, d’entrer dans leur parenté et d’avoir avec elles des rapports mutuels, alors sachez bien que Yahvé votre Dieu cessera de chasser devant vous ces populations : elles seront en ce cas pour vous un filet, un piège, un fouet sur vos flancs et des épines dans vos yeux … » (23, 12-13), ce qui semble indiquer que les Cananéens n’étaient pas destinés à être exterminés. De même dans l’Exode et dans le Deutéronome voisinent des injonctions d’exterminer et des interdictions de nouer des alliances, de conclure des mariages avec les populations qui sont censées avoir été exterminées et d’adopter leurs cultes ou leurs mœurs. Sur ce point lire l’article de Ronald Bergey « La conquête de Canaan : un génocide ? » in La revue réformée Revue de théologie de la faculté Jean Calvin d’Aix-en-Provence N° 225 2003/5 Novembre 2003
8 Genèse 6, 7.
9 Exode 12, 29.
10 Cf. Romains 3, 27-30 Galates 2, 16.
11 Matthieu 5, 17 voir aussi Luc 16, 17 et Romains 3.
12 Cf. Félix Bussière Les mythes d’Homère et la pensée grecque, Les Belles Lettres, Paris, 1956.
13 Origène Homélie 8 sur Josué.
14 Psaume 137 (136) 8-9.
15 Dorothée de Gaza Instructions XI.
16 Cf. Thomas Römer Dieu est-il violent ? (2002) Voir aussi Dieu obscur. Le sexe, la cruauté et la violence dans l’Ancien Testament Genève, Labor et fides 1996.
17 Judith 9, 9.
18 Ibid. 9, 7 L’expression est reprise à la fin du livre : « Car le Seigneur est un Dieu briseur de guerres ». (16, 2).
19 Saint Jean Chrysostome Sur l’incompréhensibilité de Dieu Discours III, Cerf, 1951, p. 176.
20 Saint Augustin Les confessions Livre XII ch. 23.
21 Louis Massignon Situation de l’Islam, 1939, in Opera minora, t. I, p. 16.
22 Coran XVI, 103 et XXVI, 195.
23 Mahomet qui ne savait vraisemblablement pas écrire récitait les sourates reçues à ses compagnons et ceux-ci les ont transcrites de façon fragmentaire, mais le texte définitif du Coran ne fut établi que 25 ans après la mort du prophète. Or l’écriture coranique était défective, qui ne notait que les consonnes et trois voyelles longues : c’était au point de départ un simple support mnémotechnique au service de la récitation d’un texte déjà connu. Il en résulte de nombreuses ambiguïtés qui font du Coran un texte particulièrement obscur. En outre il y a dans le Coran comme dans la Bible de multiples versets qui entrent en contradiction les uns avec les autres.
24 I Corinthiens, 11, 3-15.
25 Coran XXIV, 31 et XXXIII, 59.
26 Rémi Brague « Quelques difficultés pour comprendre l’islam », Conférence à l’IRCOM 7 décembre 2012.
27 Ibid.
28 Ou nuit du destin (Laylat Al Qadr).
29 Coran XCVII, 3.
30 Coran IX, 5.
31 Coran IX, 29.
32 Abdelwahab Meddeb « Le Dieu purifié » in La conférence de Ratisbonne Bayard 2007 p. 91
33 Abdelwahab Meddeb Sortir de la malédiction Seuil Points-Essais 2008 p. 123-124
34 Rémi Brague et Abdennour Bidar « Les versets de la discorde » Philosophie magazine n° 87 mars 2015 p.46
35 Dont il est d’ailleurs douteux qu’il signifie ce qu’on lui fait dire habituellement. Il faut lire la totalité : « Nulle contrainte en la religion ! La Rectitude s’est distinguée de l’Aberration. Celui qui est infidèle aux Tâghout et croit en Allah s’est saisi de l’anse la plus solide et sans fêlure ». Selon Rémi Brague il faut comprendre qu’on n’éprouve aucune contrainte quand on a embrassé la vraie religion – autrement dit que la vérité nous rend libres.
36 Abdelwahab Meddeb « Le Dieu purifié » art. cit. p. 92 et Ibn Khalddûn Le livre des exemples Paris, Gallimard, Pléiade, 2002, I, p.532.
37 Ibid. p. 89.
38 Abdelwahab Meddeb Sortir de la malédiction, op. cit. p. 137.
© André Perrin et Mezetulle, 2015.
Mise au point claire et convaincante sur le statut et la possibilité de l’interprétation des textes fondateurs des trois monothéismes.
Pas d’interprétation possible du Coran! La parole de Dieu,( dans sa propre langue!) ne se discute pas mais se récite!
Affligeant qu’on puisse aujourd’hui prendre ça au sérieux!
Comment Houellebeck qualifiait-il l’Islam?
Verbatim: « Il nous faut donc soutenir de toutes nos forces les efforts que déploient un certain nombre de musulmans pour trouver dans des traditions marginales de leur religion et de leur civilisation les moyens de réformer et de rénover l’islam ».
On ne peut qu’approuver la proposition, mais elle pose une question: qui est le « nous » dans la phrase?
Si le « nous » c’est la république, il ne faut pas oublier le corolaire du principe de laïcité: l’interdiction faite à l’Etat d’intervenir dans les controverses religieuses pourtant sur l’interprétation des textes, le bien fondé des rites, des dogmes, des pratiques religieuses, des croyances en général.
On se rappellera à cet égard les polémiques assez stériles sur la question de savoir si tel type de voile est prévu ou non par l’islam, comme s’il revenait à l’autorité publique de le dire. Dans la tradition laïque à la française, l’autorité publique n’interroge pas l’autorité religieuse pour lui demander si telle ou telle pratique est bien conforme à la religion ou pas et n’intervient pas elle-même pour décider si telle interprétation d’un texte est celle qu’il convient de retenir ou pas.
Le principe de séparation marche dans les deux sens.
Or, soutenir les réformateurs musulmans, c’est intervenir dans la gigantesque controverse religieuse qui divise aujourd’hui l’islam à travers le monde, et dont l’opposition entre chiites et sunnites ne rend que partiellement compte. On imagine difficilement la république s’engager dans une politique de soutien aux réformateurs progressistes sans qu’elle ne se contredise au moins un petit peu sur l’un de ses principes essentiels: sa neutralité religieuse
Alors qui? Eh bien plus grand monde finalement: il ne reste que la société civile et ses bonnes âmes, et puis dans la société tout court, les amis du genre humains et les femmes et hommes de bonne volonté. Certes ce n’est pas si peu que cela, mais ce n’est pas non plus une « overwhelming forces », comme disent les Américains.
Cette rigidité du principe de laïcité est d’autant plus handicapante que, de son côté, l’obscurantisme religieux islamiste est soutenu par les pétrodollars, par des Etats souvent autoritaires, par des groupes de pression très organisés et influents et par des réseaux terroristes parfaitement redoutables.
Lorsque les réformateurs progressistes se seront fait éliminer, on regrettera de ne pas leur avoir offert un soutien plus structuré, justement celui que pouvait offrir un Etat républicain comme le nôtre.
Alors la conclusion s’impose: il va falloir inclure dans notre principe de laïcité un module « guerre idéologique contre l’obscurantisme » qui autorise la république à se lancer dans des stratégies de soutien aux réformateurs progressistes ,ici en France et ailleurs dans le monde.
Mais il faut bien avoir conscience que c’est un aggiornamento de la doctrine.
Si la chose peut être faite par voie diplomatique ou militaire à l’étranger, sans que cela ne soulève trop d’interrogations en France, sur le territoire même de la république, cet aggiornamento ne passera pas inaperçu. Et, si j’en juge par les réactions que j’ai vues sur les blogs ici ou là, sur cette question très précise du soutien aux réformateurs, c’est loin d’être gagné.
La question posée est pertinente. Le « nous » que j’ai utilisé ne désignait pas la république (ou l’État, ou l’autorité publique) pour les raisons que vous avancez et qui étaient du reste clairement indiquées par le chapeau que Mezetulle avait placé au-dessus de mon article :
« Le point de vue laïque généralement retenu par Mezetulle s’en tient à une conception extérieure de la relation entre violence et religion. Indépendamment de savoir si un appel à la violence est présent dans un texte considéré comme sacré par une religion, et, dans l’affirmative, s’il est ou non à prendre pour argent comptant, la laïcité considère qu’aucun texte religieux en tant que tel ne peut avoir d’autorité en matière de loi civile et que la puissance publique, réciproquement, n’a pas compétence pour mettre son nez dans les affaires internes d’une religion – cela dans le cadre du droit commun qui poursuit toute incitation à la violence quelle qu’en soit la source ».
En revanche ce « nous » désignait assurément les républicains et même plus largement comme vous le suggérez les « bonnes âmes » et les « amis du genre humain » car, après tout, il y a eu des hommes de bonne volonté et des amis du genre humain avant qu’il y eût des républicains … Peut-être ne constituent-ils pas une « overwhelming force », mais il ne serait pas davantage souhaitable que l’État se muât en une puissance écrasante. La neutralité axiologique de l’État libéral s’accorde ici parfaitement avec la laïcité républicaine. C’est pourquoi je ne vous suivrai pas dans la conclusion qui vous paraît s’imposer, celle d’un « aggiornamento » de la laïcité. Il se passe, lorsque la laïcité devient ouverte, positive ou accommodée ce qui se passe lorsque la démocratie devient populaire, la république islamique ou la science prolétarienne : le substantif est dévoré par l’adjectif qui est supposé le perfectionner – sans que la qualité que ce dernier exprime en tire forcément bénéfice d’ailleurs. Laissons-donc l’État républicain accomplir la tâche qui lui est propre dans la fidélité à ses principes fondateurs et laissons aux multiples forces, associations et mouvements de la société civile, qui ne sont pas, eux, tenus à la même abstention en matière de croyance et d’interprétation, le soin de créer les rapports de force – mais aussi d’intelligence – qui permettront de combattre efficacement le fanatisme et la barbarie.
Merci pour votre réponse. Je ne peux pas dire que je sois réellement surpris par le contenu du « nous », qui désigne effectivement les forces horizontales de la société, dont l’action est diffuse et multiple, par opposition à un Etat républicain plus vertical et structuré, et enserré dans un cadre légal.
Mais j’aimerais vous soumettre quelques réflexions sur la question théorique que vous abordez et puis une question d’ordre plus pratique.
La question théorique:
Il est vrai que j’ai repris abondement à mon compte la distinction entre une conception externe et une conception interne de la relation qu’un phénomène (comme la violence) peut avoir avec la religion, sans vraiment dire que je l’appliquais à la laïcité qui, elle aussi, peut être analysée de cette façon: selon une double approche externe/interne.
Dans la conception interne, la laïcité se conçoit par elle-même dans un Etat républicain, en application de textes précis et d’un corpus doctrinaire borné, et c’est, comme on dit, la république qui est laïque, mais pas la société française. La laïcité est alors une loi. C’est objectif.
Dans la conception externe, on considère les rapports que les individus ou les groupes entretiennent avec un concept de laïcité qui leur est souvent personnel. On parle plus de l’idée qu’ils s’en font et cette idée implique le plus souvent que la laïcité est produite par les pratiques sociales des individus et des groupes. On dit alors que la société française est laïque. Et la laïcité relève de la culture ou de la tradition, d’une imprégnation des individus à une conception donnée, qu’ils partagent avec d’autres, mais pas avec tous. C’est subjectif
La constitution ne choisit pas et dit seulement que la France est une république laïque, ce qui permet à ceux qui préfèrent l’approche interne de dire que c’est seulement la république qui est laïque, et aux autres de dire que c’est la France qui l’est, donc la société.
Cette distinction théorique doit maintenant être rapprochée de la question que j’effleurais et à laquelle vous répondiez: le soutien que l’on peut apporter aux réformateurs progressistes exige-t-il un aggiornamento de la doctrine laïque, oui ou non?
Si on se limite à une conception interne, cela pose un problème, mais si on élargit à une conception externe, il n’y a aucun aggiornamento à prononcer, puisque la société devient ce qu’elle est (si j’ose dire): le substantif est dévoré par l’adjectif, comme vous le dites très bien. La république, dans son sens « société » et non plus seulement « Etat » devient laïque et elle l’est non pas en référence à des textes de loi et une doctrine bornée, mais de façon « ouverte, positive ou accommodée ».
La question pratique:
Jusqu’à présent, je n’ai fait que reproduire ce que vous dites avec mes propres mots. Mais il faut voir maintenant la question pratique: cette distinction externe/interne, est-ce que les gens la font, et comment la font-ils? En pratique il est simplement question de savoir si les « gens » sont disposés à soutenir les musulmans progressistes et si leur conception de la laïcité n’y fait pas obstacle.
Or à l’examen on se rend compte que les conceptions de la laïcité sont multiples: certaines considèrent la religion comme un fléau, il est donc hors de question de fournir un appui à un islam même progressiste. D’autres vont considérer que la laïcité doit être féministe, parce qu’elle participe à un « package civilisationnel » qui inclut le féminisme. Et cette laïcité-là ne verra pas dans un Tarik Ramadan un musulman modéré et encore moins progressiste, mais un salafiste qui tient perfidement un double langage, un imposteur qu’il faut démasquer.
Cette laïcité-là fera donc passer à tout candidat musulman progressiste et réformateur un examen de bien-pensance et si l’impétrant à le malheur de cocher la mauvaise case sur son QCM, il aura droit aux foudres d’une Caroline Fourest.
Autre embarras: cette laïcité ouverte peut certes admettre la religion dans certaines de ces conceptions, parce qu’elle croit que toute religion est comme celle qu’elle connait le mieux, le christianisme, mais découvrir finalement qu’elle n’a aucun atome crochu avec l’islam.
Michel Onfray, dans une formule malheureuse, reprise en chœur par la réacosphère, a ainsi déclaré qu’il n’existait qu’une différence de degré, mais pas de nature, entre l’islam pratiqué par le musulman simplement pieux et l’islam intégriste du terroriste islamiste, suggérant par-là que ces deux catégories d’êtres étaient finalement assez semblables (ce n’est justement pas ce qu’il voulait dire, m’enfin il s’est fait dépasser par son propos).
Nous viendrait-il à l’idée qu’il n’existe qu’une différence de degré entre un Savonarole et un Montaigne, au motif que les deux croient dans le même dieu? Non. Eh bien cette idée nous vient très facilement quand il s’agit des musulmans.
Tout cela pour vous dire que je ne vois guère dans la société civile ou la société tout court cette unanimité dont le soutien aux musulmans progressistes et réformateurs a pourtant besoin, si l’on veut se passer du soutien d’un Etat républicain.
Je me répète, mais en face, l’obscurantisme musulman dispose de l’organisation étatique ou semi-étatique, et même terroriste, pour servir ses desseins. Et de moyens financiers colossaux. La confrontation entre des réformateurs et ce type d’organisations ne tournera pas à leur avantage sans un soutien disons plus musclé, apporté par un Etat laïque fort, ici en France.
Et donc, légèrement têtu, j’en reste à mon idée d’aggiornamento en comprenant bien, du moins je l’espère, ce que vous me dites.
La distinction que vous proposez doit à mon sens être précisée car les propositions « La république française est laïque » et « La société française est laïque » n’ont pas le même statut : la première est normative tandis que la seconde est empirique. Dire que la république française est laïque ce n’est pas constater un fait : elle est laïque en droit et elle l’est parce que l’article premier de la constitution en dispose ainsi. Quand au contraire on dit que la société française est laïque, on décrit un état de fait, un effet de la sécularisation ou de la déchristianisation et on veut probablement signifier que la plupart des Français sont agnostiques ou athées. Mais peu importe que ce soit ou non le cas : quand bien même tous les citoyens français auraient une religion, la république devrait être laïque. Je dirais même que cela importerait encore davantage car c’est précisément la laïcité qui garantit la coexistence des religions.
La formule d’Onfray est aussi celle de Taslima Nasreen et de Rémi Brague, entre autres, et elle correspond assez bien à ce que dit Boualem Sansal. Elle est sans doute « malheureuse » si on veut lui faire dire que Ben Laden et Abdelwahab Meddeb c’est bonnet-blanc et blanc-bonnet ou s’en servir pour jeter la suspicion sur l’ensemble des musulmans ; mais elle pourrait bien ne pas signifier quelque chose de très différent de celle d’Abdelwahab Meddeb selon laquelle « l’islamisme est la maladie de l’islam, mais les germes sont dans le texte ».
En exhortant mes lecteurs à soutenir les efforts de certains musulmans (au nombre desquels je ne comptais certes pas Tariq Ramadan) pour réformer l’islam, je ne postulais pas une « unanimité » de la société civile. Je n’ignore pas que celle-ci comporte un certain nombre de personnes et de groupes qui, pour des raisons plus ou moins avouables (compassion pour les supposés damnés de la terre, stratégies électoralistes, antiaméricanisme obsessionnel, haine viscérale de l’État d’Israël et pas seulement de la politique de tel dirigeant du Likoud) dénoncent comme « islamophobes » tous ceux qui critiquent l’islam, fussent-ils musulmans. C’est précisément dans cet esprit que je m’adressais aux républicains, et plus largement aux hommes de bonne volonté, en espérant qu’ils seront assez nombreux et assez forts pour faire entendre leur voix.
Vous ne le croyez pas et vous persistez à préconiser un « aggiornamento » de la laïcité en vertu duquel la république serait fondée à privilégier une interprétation de la religion contre une autre. Ce faisant vous semblez ne pas voir qu’un tel « aggiornamento » ne constituerait pas un aménagement de la laïcité mais son abolition pure et simple car celle-ci suppose « l’abstention absolue de la puissance publique en matière de croyance ou d’incroyance » (Catherine Kintzler Qu’est-ce que la laïcité ? Vrin 2007 p. 19). La république laïque ne peut rien dire sur le contenu des religions parce qu’elle se détermine comme laïque (et pas seulement comme tolérante – cf. là aussi sur ce point les travaux de Catherine Kintzler) en refusant a priori, par principe, de prendre en compte aucun contenu ou aucune appartenance, les rendant ainsi toutes possibles sous réserve que leurs effets dans la société ne contreviennent pas à la loi.
Ah!
L’aggiornamento que je préconise est-il un aménagement de la laïcité (pour l’adapter à une nouvelle configuration stratégique) ou son abolition pure et simple?
C’est toujours le risque que représente un aggiornamento par rapport à une doctrine. Je vous remercie de m’avoir glissé cette question à l’oreille et je vais y réfléchir.
Ce qui me dérange de prime abord, c’est de poser un principe d’abstention absolue (on pourrait même dire d’abstinence) comme un dogme. C’est le concept même de dogme qui me dérange quand on l’applique à la laïcité, qui n’est pas une religion.
Pour l’instant je réfléchis dans cette direction et nous aurons peut-être l’occasion d’en causer. Mais en attendant je vous remercie vivement pour votre attention et le soin que vous avez apporté à la rédaction de vos réponses.
Je conçois bien que le concept de dogme appliqué à la laïcité vous dérange, mais c’est vous qui l’avez introduit ! J’avais pour ma part utilisé celui de principe. Quelle différence entre un dogme et un principe ? Un dogme est une vérité révélée, une proposition à laquelle on adhère bien qu’elle ne puisse être démontrée par la raison parce qu’elle figure dans un texte sacré dont on admet, par un acte de foi, qu’il est la parole de Dieu. Il a donc sa place dans la théologie sacrée, à laquelle on ne saurait reprocher d’être dogmatique, mais nulle part ailleurs. Un principe est ce dont dépend toute une catégorie de choses, c’est un commencement théorique, le point de départ d’un raisonnement ou d’une démonstration. Dans ce dernier cas il est posé comme vrai, mais il n’est pas révélé : il est seulement ce qui rend possible la suite. Le principe d’abstention absolue est ce qui rend possible la laïcité, il est sa condition de possibilité. Mais il y a d’autres possibilités que la laïcité. Il existe des sociétés qui sont tolérantes sans être laïques : non laïques parce qu’elles ont une religion officielle ou accordent un statut politique aux différentes communautés religieuses, tolérantes cependant dans la mesure où elles n’exercent aucune contrainte sur les individus en matière de religion. Sur ce point je vous renvoie encore aux livres et aux articles de Catherine Kintzler.
C’est vrai, c’est moi qui ai mis le mot « dogme » dans la conversation.
Un dogme présente trois propriétés:
– 1: Il est présenté comme une vérité vraie et surtout fondatrice d’un système.
– 2: Il est intangible (il se soustrait aux vicissitudes de l’histoire).
– 3: Il est strictement nécessaire: si on le retire, tout s’écroule.
Dire qu’on ne peut pas modifier le principe d’abstention absolue, sans provoquer l’abolition de la laïcité, c’est prêter à ce qu’on présente comme un « principe » la propriété 3 du dogme (sa particulière fragilité: c’est un chêne, pas un roseau, il rompt mais ne plie pas et il entraine tout dans sa chute).
Dire « Le principe d’abstention absolue est ce qui rend possible la laïcité, il est sa condition de possibilité » c’est prêter à ce « principe » la propriété 1 du dogme.
Et si on dit qu’un principe a les propriétés 1 et 3 du dogme, c’est en général parce qu’on pense que le « principe » en question est en réalité intangible, ce qui est la 2ième propriété du dogme.
Pourquoi, alors, se donner la peine de distinguer le dogme du principe, puisque les deux ont l’air de beaucoup se ressembler?
Pourtant, il y a une énorme différence: ce qui se rencontre immédiatement avec un principe, et jamais avec un dogme, c’est l’exception.
Voilà pourquoi cela me dérange de poser le principe d’abstention absolue comme un dogme: j’ai l’impression que le mot « principe » lui sert de déguisement, alors qu’en réalité on cherche à lui faire produire des propriétés qui sont bien celles du dogme (dans le béton armé de l’idéologie, le dogme, c’est le fer à béton).
Si on est bien en face d’un principe, comme je le pense, il me semble plus porteur d’aller regarder ce qui est intéressant dans un principe en général:
– son domaine d’application et donc tout ce qui se passe aux limites du domaine (le borderline en anglais ou, comme on dirait en français, l’épaisseur du trait)
– le hors limite, c’est-à-dire l’exception
Par exemple, comment expliquer, dans le principe d’abstention absolue, l’expulsion des imams intégristes? Si, comme on le pose en principe, la république n’intervient pas dans le choix des croyants sur le type de contenu religieux qui leur convient, alors comment peut-on justifier de virer les imams intégristes?
Si vous me répondez: ordre public, alors on tient une exception au principe d’abstention absolue.
Et si on en a une, les autres ne sont pas loin…
1 – Si vous retirez les axiomes de Peano (Zéro est un nombre, le successeur d’un nombre est un nombre etc.), c’est toute l’arithmétique qui « s’écroule » et de même toute la logique aristotélicienne si vous vous privez du principe de non-contradiction. Pour autant jamais personne n’a présenté les principes de la démonstration logico-mathématique comme des « dogmes » à l’égal de ceux de la Trinité ou de l’immaculée conception.
2 – Si des imams intégristes sont expulsés, ce n’est pas en raison de leur interprétation de l’islam, mais en raison des actes réprimés par la loi (incitation à la haine, apologie de la violence etc.) que cette interprétation a pu les amener à commettre. Ils auraient été expulsés de la même manière s’ils les avaient commis pour une autre raison. Il n’y a donc là aucune exception au principe de laïcité.
Un principe est ce sur quoi on s’entend, un dogme est ce à quoi on obéit. Ils n’ont aucun rapport et n’ont pas la même fonction.
Messieurs André Perrin et Tschok,
Merci pour ce remarquable dialogue.
Travaillant personnellement sur la « violence monothéiste », j’aimerais votre avis que quelques points complémentaires.
Merci à André Perrin pour rappeler que « Il faut bien sûr y distinguer la violence qui est simplement racontée de celle qui est, ou qui semble, justifiée par Dieu ». A ma connaissance, toute l’exégèse chrétienne visant à dédouaner la violence du texte omet cette distinction. Ou plutôt, les récits de massacre ne sont que des récits, et les appels à la violence sont présentés comme une simple invitation à maîtriser ses propres passions, et niés en tant qu’appels à la violence contre autrui.
Or les textes sacrés abrahamiques présentent cette spécificité unique dans l’histoire des religions : au nom d’un dieu jaloux et du concept d’idolâtrie, ils appellent les croyants à la violence contre les « incroyants », ceux qui ont une autre religion ou pas de religion du tout. Aucune religion non abrahamique n’a en effet émis, dans un texte sacré, de tels appels à la violence.
Vous opposez à juste titre l’exégèse chrétienne à l’exégèse musulmane. Vous auriez aussi pu évoquer la tradition orale du judaïsme rabbinique. Mais ce n’est pourtant pas l’exégèse chrétienne qui a mis fin aux guerres de religion, ni le Talmud qui empêche le judaïsme de retourner à son orthodoxie, au moins majoritairement de ce côté ci de l’Atlantique. Le mouvement religieux qui développe le prosélytisme le plus dynamique à l’échelle mondiale, ce n’est d’ailleurs pas l’islam, mais le protestantisme évangélique, le plus souvent défenseur d’une lecture littérale des textes.
Aussi je me demande si cette maladie de l’islam dont parlait Meddeb n’est pas partagée par les trois religions abrahamiques, à savoir la sacralisation d’un texte qui appelle à « lapider les idolâtres ». Quinze siècles de théologie chrétienne et de littérature rabbinique apparaissent avoir été impuissants à guérir durablement de cet appel à la violence. Ce qui d’ailleurs a mis fin aux guerres de religion, ce sont des politiques, des juristes, des notables: ce n’est pas l’exégèse, mais la sécularisation.
La racine de cette violence, je la vois donc dans l’idolâtrie, c’est à dire dans la sacralisation d’un texte qui sépare l’humanité en deux entités incompatibles, la communauté des fidèles et l’ensemble des autres, qualifiés d’idolâtres. La solution ne pourrait donc venir que d’une désacralisation de ces textes, l’exégèse et l’analyse historico-critique ne représentant que des pas dans cette direction.
Je serais d’avoir votre avis. Merci d’avance.
Je remercie M. Castel de ses observations qui vont me permettre d’apporter quelques précisions. Je passerai rapidement sur le premier point puisque M. Castel, après avoir affirmé que toute l’exégèse chrétienne omet la distinction entre la violence racontée et la violence justifiée, corrige son affirmation en admettant que cette exégèse effectue la distinction, et qu’elle l’effectue de la manière que j’avais indiquée : « ou plutôt les récits de massacres ne sont que des récits » (j’avais en effet écrit : « on ne peut lire un livre historique comme s’il avait une signification optative ou protreptique ») et « les appels à la violence sont présentés comme une simple invitation à maîtriser ses propres passions » (c’est ce que j’avais montré en citant le commentaire qu’Origène fait du livre de Josué et celui que Dorothée de Gaza fait du Psaume 137). Il semble donc que nous soyons d’accord là-dessus.
Pour aller à l’essentiel, le propos de M. Castel me semble pouvoir être résumé ainsi :
1 – Les trois religions abrahamiques seraient les seules à exhorter les croyants à la violence contre les incroyants et, contrairement à ce que disait Abdelwahab Meddeb, elles auraient cette « maladie » également en partage.
2 – Ce n’est pas l’exégèse chrétienne qui a mis fin aux guerres de religion, mais la sécularisation.
3 – Le protestantisme évangélique, appuyé sur une lecture littérale des textes, serait aujourd’hui plus prosélyte que l’islam.
4 – Pour déraciner la violence religieuse il faut « désacraliser » les textes sacrés, ce que l’exégèse, qui constitue un pas dans cette direction, ne suffit pas à faire.
Ce propos cherche à mettre en évidence à la fois une inégalité et une égalité sous le rapport de la violence : inégalité d’une part entre trois religions et toutes les autres, égalité d’autre part entre ces trois religions.
Ce qui est ici présupposé, c’est l’existence de trois « religions abrahamiques » (on dit aussi trois religions du livre ou trois monothéismes). Or ce présupposé est contestable et ces façons de parler équivoques. Outre qu’il y a des monothéismes non religieux, comme ceux d’Aristote ou de Voltaire, et d’autres monothéismes religieux, comme celui d’Akhenaton, ce n’est pas du tout dans le même sens que Dieu est un dans le judaïsme, dans le christianisme et dans l’islam : aux yeux de celui-ci le christianisme est d’ailleurs un polythéisme, celui des « associateurs ». De même l’islam n’est pas une religion abrahamique aux yeux des juifs et des chrétiens tandis que pour les musulmans l’islam est la seule religion abrahamique (« Abraham n’était ni juif ni chrétien, mais vrai croyant et musulman » Coran III, 67). Enfin ce n’est pas non plus dans le même sens que ces trois religions sont des religions « du livre » et que les textes sont « sacrés » – je reviendrai sur ce dernier point un peu plus loin. Ces expressions, comme l’a parfaitement montré Rémi Brague (Du Dieu des chrétiens et d’un ou deux autres chapitre premier p. 13-47 Flammarion 2008) sont inadéquates et trompeuses. Elles ont d’abord pour effet d’uniformiser en effaçant ou en masquant des différences essentielles.
Si l’on veut réserver au monothéisme le privilège de la violence, il faut commencer par donner de celle-ci une définition restrictive et réduire la violence religieuse à des appels à la violence figurant dans des textes sacrés et débouchant sur des guerres de religions. En effet toutes les religions ne se réfèrent pas à des textes sacrés. Dès lors les sacrifices humains des Aztèques ou des Incas ne ressortissent pas à la violence religieuse. Il n’est pourtant guère douteux que si des enfants étaient égorgés tous les samedis à la synagogue ou tous les dimanches à la messe, on ne manquerait pas d’en tirer des conclusions sur les liens des « religions abrahamiques » et de la violence. Cette définition restrictive permet également d’exclure le polythéisme, voire de faire l’apologie du paganisme en opposant, comme Alain de Benoist, la tolérance polythéiste à l’intolérance monothéiste. Et il est vrai que si les dieux de l’Olympe sont volontiers d’humeur batailleuse et de mœurs cruelles, les récits mythologiques n’ont pas chez les anciens Grecs le statut de textes sacrés. La religion grecque n’a pas non plus de dogmes auxquels il serait obligatoire de croire, mais elle a des rites qu’il est impératif de respecter sous peine d’attirer sur la cité tout entière la colère et la vengeance (νέμεσις) des dieux : qu’un mortel fasse preuve de démesure (ὓβρις), il suscite la jalousie (φθόνος) des dieux, et attire sur tous ceux avec qui il a été en contact et qu’il a ainsi souillés (μίασμα) le châtiment divin. Il en résulte que la société tout entière est intéressée à la piété de chacun et que cette piété est rien moins que personnelle : dans une religion civique la piété ne saurait être une affaire privée. D’où les multiples procès pour impiété dans la cité grecque, comme celui dont Socrate fut victime, d’où aussi certaines des persécutions contre les chrétiens dans l’empire romain. Cette question n’a pas perdu toute son actualité. Là où on flagelle, lapide ou décapite des gens non en raison de ce qu’ils croient en leur for intérieur, mais parce qu’ils ne se conforment pas à certaines pratiques (porter un voile, ne pas consommer d’alcool, jeûner, ne pas avoir de relations sexuelles hors mariage) la violence infligée n’en est pas plus supportable.
Les trois « religions abrahamiques » sont-elles les seules à exhorter les croyants à la violence en s’appuyant sur des textes sacrés ? C’est oublier que la « violence désintéressée » joue un rôle central dans la Bhagavad Gîtâ et que ce livre sacré a servi de référence aux mouvements d’unification de l’hindouisme. Au XVIème siècle sont apparues dans les sectes hindouistes des sections d’ascètes combattants qui se sont affrontées avec une grande violence non seulement aux musulmans, mais aussi entre sectes rivales. Plus tard les revivalistes hindous s’opposèrent à Gandhi en justifiant le recours à la violence : en 1920 Hedgewar fonde le Rashtriya Swayamensevak Sangh qui s’inspire du modèle des ascètes guerriers. (Sur ces points cf. Véronique Bouillier, La tradition hindoue et la violence, in La Violence, Ce qu’en disent les religions, Les Editions de l’Atelier, 2002 et Jackie Assayag, Les trajectoires de l’a-violence : de l’ashram à la nation (hindoue), dans De la Violence II, séminaire de Françoise Héritier, Odile Jacob, 2005). La violence n’est pas non plus étrangère au bouddhisme qui a connu au XIIème siècle sa querelle de l’iconoclasme après que Hönen Shônin eut fondé la secte de la Terre pure (Nembutusu) qui réprouvait les anciens cultes. Et au Sri Lanka où s’affrontent les hindouistes Tamoul et les bouddhistes Sinhala, on trouve dans les discours de ceux-ci une apologie de la guerre sainte qui s’autorise de la Mahâvamsa où sont racontés les voyages du Bouddha au Sri Lanka pour faire de cette île la terre sacrée du Bouddhisme qu’il faut défendre contre les infidèles (cf. Bernard Faure Bouddhismes, philosophies, religions Flammarion 1998 et Bouddhisme Liana Lévi 2001).
L’essentiel n’est cependant pas là car il est certain que ces violences religieuses n’ont pas eu l’ampleur des croisades et des guerres de religion dans le monde occidental. En revanche il faut se demander si les appels à la guerre sainte contre les incroyants sont également partagés par les trois « religions abrahamiques ». Même si l’on trouve les traces d’un prosélytisme juif dans les tout premiers siècles de notre ère, il est difficile de faire du judaïsme une religion prosélyte. On ne peut lui imputer non plus aucune croisade et, toute déplorable que soit l’excommunication de Spinoza, elle est sans commune mesure avec l’inquisition. La question de la guerre sainte concerne essentiellement le christianisme et l’islam et elle n’a pas le même statut, ni scripturaire, ni historique, dans ces deux religions. Le Djihad est inscrit dans le Coran, la guerre sainte ne l’est pas dans le Nouveau Testament ; Mahomet a été à la fois un prophète et un chef de guerre, pas Jésus ; le djihad a été contemporain de la naissance de l’islam tandis que la notion de guerre sainte, étrangère au christianisme primitif, n’est apparue que progressivement et tardivement. La conversion de l’Europe barbare au christianisme ne s’est pas faite de façon violente, même si, outre l’évangélisation, elle a mis en œuvre des contraintes de type économique ou matrimonial. Dès la première patristique, chez Athanase ou Grégoire de Nysse par exemple, la conversion forcée est exclue. Thomas d’Aquin la rejettera tout aussi clairement : « Les infidèles, comme les païens et les juifs, qui n’ont jamais reçu la foi ne devraient en aucun cas être contraints à la foi pour devenir des fidèles car la croyance doit découler de la volonté » (Somme théologique IIa IIae qu. 10 art . 8). Et de fait la première croisade ne poursuivait en rien un tel objectif : consécutive au massacre de la population de Jérusalem par les Turcs et à l’impossibilité pour les chrétiens de se rendre désormais en pèlerinage dans le premier lieu saint de la chrétienté, elle avait pour but de porter secours à ceux-ci et de délivrer la terre sainte. Il n’en demeure pas moins qu’en attachant des récompenses spirituelles à la participation aux croisades, les papes ont opéré le passage de la notion de guerre juste à celle de guerre sainte. Cependant on ne peut pas mettre sur le même plan ce qui se fonde sur l’autorité d’un texte sacré et ce qui se fonde sur les choix historiques et contingents d’hommes d’Église.
On le peut d’autant moins que dans le monde médiéval où, étroitement imbriqués, le politique et le religieux sont articulés selon une double logique de collusion et de confrontation, ces hommes d’Église exercent une action politique. S’il est vrai que les guerres du monde païen ne peuvent être définies comme des guerres de religion, il n’en est pas moins vrai qu’aucune guerre de religion n’est purement religieuse. Il ne suffit pas que la croyance soit seule invoquée à titre de motif pour qu’elle soit seule à jouer dans l’action le rôle de mobile. L’inquisition par exemple a des motifs religieux et Thomas d’Aquin qui, on l’a vu, exclut la conversion forcée des infidèles, admet au contraire qu’on puisse, en dernière extrémité, punir de mort l’apostat. Cependant l’hérésie cathare ne se bornait pas à mettre en péril les dogmes chrétiens : elle ébranlait les fondements de la société médiévale. En témoigne ce que disait en 2008 Jacques Le Goff qui n’était pas croyant, et qui était même passablement anticlérical : « Certains cathares ont été traités de façon cruelle, mais les cathares brûlés sont moins nombreux qu’on ne l’a dit. Quand je vois ce que nous savons de leurs idées je me félicite, non qu’ils aient été maltraités – la création par l’Église de l’Inquisition fut une chose infâme – mais qu’ils aient été vaincus. S’ils avaient triomphé, ce qui aurait triomphé avec eux, c’est un christianisme violent et rigide, en quelque sorte terroriste. Ils voulaient exiger de tous les chrétiens qu’ils abolissent le plaisir. C’était des talibans en puissance ». Qu’une société ne soit pas gouvernée par des talibans, ce n’est pas seulement un enjeu religieux, c’est aussi un enjeu social et politique. Croisades et inquisition sont à la fois religieuses et politiques, de même que la trêve de Dieu et la prise en charge des indigents par l’Église. C’est en fonction d’un parti pris idéologique qu’on décide que l’édit de Nantes a été promulgué par un roi catholique en tant que roi et révoqué par un autre roi catholique en tant que catholique.
Il importe donc de ne pas faire un bloc des trois « religions abrahamiques », de ne pas les « essentialiser » et de les comprendre dans leur histoire car pour elles comme pour toutes les identités leur être, c’est leur devenir. Par ailleurs elles n’ont pas le même rapport au livre sacré dont elles se réclament. Le christianisme pour sa part se réfère dès l’origine à deux livres qui correspondent à une ancienne et à une nouvelle alliance. Parce que l’un lui ordonne de lapider la femme adultère et le second de ne pas le faire, il lui a fallu se poser dès l’origine la question de savoir ce que signifie accomplir sans abolir. Ainsi lorsque vous appelez à une « désacralisation » des textes sacrés, cette injonction ne peut s’adresser indistinctement aux trois religions car elles ne se rapportent pas de la même manière à leurs textes fondateurs. J’ai montré dans mon article que ce n’est pas dans le même sens qu’on peut réputer sacré un texte inspiré par Dieu et un texte dicté par lui. Plus profondément ce n’est pas dans le même sens que les trois religions « abrahamiques » sont des religions « du livre » : comme l’a montré fort bien Rémi Brague, aux analyses duquel je ne puis que renvoyer une fois de plus, seul l’islam est à proprement parler la religion du livre parce qu’il est la seule où le livre soit l’objet même de la révélation.
Vous dites que ce n’est pas l’exégèse chrétienne, mais la sécularisation qui a mis fin aux guerres de religion, ce que je vous accorde bien volontiers. Encore fallait-il que la sécularisation fût possible. Comme elle ne l’a pas été partout, il faut s’interroger sur ses conditions de possibilité. Or celles-ci ne sont pas non plus identiques dans les trois religions « abrahamiques ». Comme on l’a souvent remarqué le principe de la séparation du religieux et du politique a été formulé par le Christ lui-même : « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Matt. XXII, 21). Ce principe de séparation du spirituel et du temporel s’est actualisé sous la forme du conflit entre le Pape et l’empereur, de la querelle des investitures, de l’opposition du gallicanisme et de l’ultramontanisme et a ainsi préparé l’Europe à la séparation moderne de l’Église et de l’État. De même la rupture chrétienne avec le juridisme, le privilège accordé à l’intériorité de la conscience par rapport à l’extériorité de la loi (« le Sabbat est fait pour l’homme et non l’homme pour le Sabbat ») permettent de comprendre que la laïcité soit née en terre chrétienne plutôt qu’en terre d’islam.
Sur un dernier point enfin il n’y aurait pas d’égalité entre les trois religions abrahamiques puisque, à l’échelle mondiale, le protestantisme évangélique, se montrerait plus prosélyte que l’islam. C’est bien possible et, ne disposant d’aucune étude chiffrée là-dessus, je veux bien vous l’accorder. Cependant mon article portait sur les rapports de la religion et de la violence en sorte que ce qui m’importe est moins le nombre des convertis que la nature de leurs activités. Les recrues des protestants évangéliques, formées à une lecture littérale du livre de Josué, sont-elles envoyées dans des camps d’entraînement pour s’y préparer à mitrailler des enfants à la sortie des écoles, des journalistes dans des salles de rédaction, des voyageurs dans les trains, des spectateurs dans les salles de concert, les musées et les stades, ou encore à écraser des avions de ligne sur les mosquées de l’Arabie Saoudite ? Si c’est le cas il est grand temps en effet de procéder à la désacralisation de leurs textes sacrés. De même j’ai vu récemment que Mme Suad Saleh, professeur d’études islamiques à l’université Al-Azhar au Caire avait déclaré sur la chaîne Al-Hayat TV que la réduction en esclavage et le viol des prisonnières de guerre, en particulier les israéliennes, était légitime et conforme à l’islam, déclaration qui a suscité les protestations des chrétiens d’Egypte, mais qui lui a valu le soutien de plusieurs personnalités religieuses. La même thèse a été soutenue à la télévision irakienne par un leader chiite, le grand Ayatollah Ahmad al-Baghadi. Je ne sache pas en revanche qu’aucun professeur à l’université de Jérusalem, retourné à l’orthodoxie, se soit appuyé sur la Torah ou sur le Talmud pour préconiser la lapidation des femmes adultères, ou qu’un autre ait eu besoin de demander à l’État hébreu un moratoire sur cette pratique. Je persiste donc à penser avec Abdelwahab Meddeb que les trois religions abrahamiques ne sont pas à égalité sous le rapport de la maladie.
« Aussi je me demande si cette maladie de l’islam dont parlait Meddeb n’est pas partagée par les trois religions abrahamiques, à savoir la sacralisation d’un texte qui appelle à « lapider les idolâtres ». »
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Il faut vous mettre à la page monsieur Castel… Le Talmud a tranché de cette question pour le judaïsme il y a déjà très longtemps en instituant que celui qui tuerait un idolâtre serait lui-même considéré comme un meurtrier ! Et aucun juif pratiquant ne peut se soustraire au Talmud considéré comme l’équivalent « oral » (mis par écrit depuis) de la Thora écrite. Leur statut est le même au sein du judaïsme.
Au-delà du fameux « pilpoul » c’est d’ailleurs fondamentalement la raison d’être (non avouée ?) du Talmud : adapter la « parole écrite » immuable aux différentes époques et mœurs. Et cela se perpétue toujours au travers de commentaires du commentaire… C’est en ce sens qu’il faut comprendre le propos de Bernard-Henry Lévy qui a tant fait jaser les musulmans lorsqu’il disait qu’il manquait un Talmud à l’Islam.
Cher André Perrin, vous avez parfaitement raison, le judaïsme rabbinique a développé, à travers la tension entre tradition orale (le Talmud) et tradition écrite (la Torah), un « midrashic way », dont l’un des buts a été de s’opposer à la violence de la lettre de la Torah, et dont l’une des manifestations a été comme vous le dites de qualifier de meurtrier quiconque mettrait à mort quelqu’un pour idolâtrie. Sans attendre je crois BHL, le rabbin Dr. Steven Leonard Jacobs avait suggéré dès 2004 que non seulement l’islam, mais aussi le christianisme, développent leur propre « Midrashic way » .
Pour prendre de la distance avec la lettre sacrée, le judaïsme a développé le Talmud, le christianisme a l’exégèse, Spinoza, Richard Simon et le protestantisme libéral ont développé la méthode historico-critique, acceptée dans l’Eglise Catholique en 1993 (L’interprétation de la Bible dans l’Église, rapport de la Commission Biblique Pontificale sous la direction de Joseph Ratzinger). Dans l’islam, plusieurs réformateurs ont également tenté de prendre de la distance par rapport aux sourates les plus violentes du Coran, en particulier Mahmoud Mohamed Taha, pendu en 1985.
La question que j’évoquais était celle de l’échec de ces différentes tentatives herméneutiques, qui n’ont en effet pas empêché, par exemple, que ne se développent un depuis demi-siècle de nouvelles dérives fondamentalistes et littéralistes dans chacune des trois religions abrahamiques : « l’évangélisme sioniste », le sionisme religieux (« rencontre du sionisme et de l’orthodoxie [juive] »), et le salafisme jihadiste, ces trois « théologies exclusives » (sic) au service de « dieux exclusifs et jaloux » (sic) dont un théologien de l’Institut catholique de Lille a rédigé récemment une synthèse fort instructive .
Pour revenir au rabbinisme, les rabbins libéraux ou « conservative » déplorent la disparition progressive du talmudisme, la montée des courants ultra-orthodoxes, et le développement des violences religieuses juives, autrement dit l’échec du « midrashic way » à juguler durablement les violences religieuses.
La question est donc celle de l’impuissance avérée des différentes formes d’herméneutique face aux violences suscitées par la lettre ‒ sinon l’esprit ? ‒ de l’ordre de brûler les idoles, c’est-à-dire au sens premier de détruire les dieux d’autrui. L’exégèse passe, la lettre reste. Le livre Les dieux criminels cité ci-dessus est à cet égard pathétique : l’auteur, qui met pourtant courageusement en lumière les facteurs religieux à l’origine de ces fondamentalismes, ne s’interroge pas sur la spécificité qui pourrait expliquer pourquoi la violence religieuse frappe préférentiellement les trois religions abrahamiques , et propose comme seule réponse à nouveau… l’herméneutique.
Je ne suis pas l’auteur du commentaire auquel vous répondez.
André Perrin
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Cher Monsieur Perrin.
Votre argumentation est remarquable, et il n’y a pas besoin de revenir dessus. Pour ma part, la question est relativement simple, c’est la différence entre les deux fondateurs de cette religion, le Christ et Mahomet. Le Christ est l’objet d’une violence terrible à travers la Passion, et c’est pour exhorter les hommes à l’amour que Dieu le père sacrifie le fils. Ici se trouve fonder la religion de l’homme et de l’humanité, (voir Feuerbach) et ultérieurement tous les crimes qui se sont commis au nom du Dieu chrétien, contredisent le message du Christ et des écrits des Evangiles.
Pour ce qui est de Mahomet, il rentre dans l’histoire avec le massacre de la tribu juive de Yatrib, devenue Médine, qui l’avait accueilli. Or le fondement de cette religion commence vraiment à Médine, en révélant sa dimension de conquête guerrière, qui caractérise les sourates de Médine, effectivement abrogeant celle de La Mecque. Par contre que serait devenue cette religion si Mahomet était resté à La Mecque?