L’essai du linguiste Jean Szlamowicz Le sexe et la langue. Petite grammaire du genre en français, où l’on étudie écriture inclusive, féminisation et autres stratégies militantes de la bien-pensance (Paris, Intervalles, 2018)1 analyse doctement les outils idéologiques de l’inclusivisme, dernier avatar d’une novlangue prenant prétexte de la défense des femmes pour imposer une réforme morale inspirée par l’idéologie de la déconstruction. Il examine les interprétations militantes et fantaisistes qui projettent sur la grammaire des questions sociales, politiques et culturelles. Il faut donc que la rationalité linguistique remette les points sur les « i », redonne son sens à la fonction de la langue, qu’elle écrase l’infâme diabolisation morale des contradicteurs afin de mieux combattre les « gardiens de prison qui pensent que leur surveillance [n]ous libère ».
Genre grammatical et « visibilité »
Jean Szlamowicz étudie méthodiquement un certain nombre de préjugés fondés sur la confusion entre langue et discours, forme et référent, fonctionnement grammatical et fonctionnement socio-culturel, sexe biologique et genre grammatical. En effet, la langue est l’outil de la pensée et non son contenu. Penser consiste effectivement à utiliser la langue, mais celle-ci ne tient aucun propos par elle-même (p. 45) : elle donne forme au réel mais ne le conditionne pas à la manière d’une croyance (p. 40). Elle n’est donc pas une entreprise d’étiquetage graphique et n’a pas pour objectif de marquer l’identité sexuelle (p. 65). Si l’écriture n’est pas la langue, alors son fonctionnement structurel n’a rien à voir avec l’idée de « représentation » ou de « visibilité ».
L’auteur tord le cou au manichéisme genré en démontrant que la question de la « visibilisation » n’a aucun rapport avec la langue car elle « ne repose pas sur la “visibilisation” de quoi que ce soit » (p. 56) et « ne représente rien ni personne » : « seul un caprice idéologique totalitaire peut envisager de la mettre au pas de ses préférences » (p. 15). Ainsi, prendre le genre grammatical au pied de la lettre équivaut à introduire du sexe là où il n’y en a pas. Le mot « patrimoine », par exemple, n’implique pas de prééminence masculine, il n’est pas plus « masculin » que patrie et Patricia qui possèdent la même racine et qui sont féminins (p. 42). Qu’un homme puisse être une « crapule » ou une « vedette » n’implique aucune représentation féminine (p. 50), de même que la phrase « elle est professeur » ou « elle est médecin » ne pose aucun problème pour identifier la fonction et l’attribuer à une femme2 (p. 58) ; les noms ne servent pas systématiquement à désigner directement des objets, il n’y a donc aucune logique linguistique à féminiser pour féminiser (p. 76).
C’est que le genre grammatical désigne parfois des propriétés extralinguistiques comme le sexe et parfois pas du tout. Donner de la visibilité à un signe linguistique « féminin » (la lettre « e ») afin de faire avancer la cause des femmes n’a aucun sens sur le plan linguistique et orthographique (p. 101 et 113). L’orthographe étant un système de signes parfois arbitraires mais conventionnels dont le but est de « représenter » les sons de la langue (p. 132). Ainsi, une écriture qui n’est pas prononçable est une incroyable régression pratique3 (p. 120). Ce n’est donc pas le mot qui conditionne la pratique mais l’inverse (p. 19) car « la langue ne “dit” rien, c’est son usage qui produit une pensée » (p. 25).
La langue française, qui est une langue analytique, ne possède pas de neutre, mais le genre non marqué, le générique « masculin », a très souvent la fonction du neutre en matière de désignation d’animés humains4. C’est surtout le cas du pluriel dont la véritable fonction est de regrouper sans distinguer et sans discriminer5, il est par nature « inclusif »6 (p. 57). Sa fonction est similaire au « on » qui élimine toute référence à une personne précise. Ainsi la phrase « quand on gobe n’importe quelle théorie à la mode, forcément on est naïf » (p. 62).
Le « féminin », le genre marqué, pour sa part, signale plutôt une personne spécifique. On peut donc affirmer que le genre grammatical « masculin » est une forme par défaut ; il désigne l’homme qui se ne trouve nulle part, il est banal, général, indifférent et inclusif, tandis que le genre grammatical « féminin » fait souvent appel à un référent extralinguistique, il est singulier, spécifiant et exclusif. Il s’agit là de faits linguistiques et non d’injustices sociales. L’argument qui consiste à dire que le masculin générique « invisibilise » les femmes ne tient pas, l’existence des formes impersonnelles le démontre : la phrase « il pleut, il mouille, c’est la fête à la grenouille » contribuerait-elle à la valorisation de l’homme et à la domination des femmes ? (p. 61). De même, l’absence de genre grammatical dans une langue (par exemple les langues finno-ougriennes et altaïques) n’est pas une garantie d’égalité politique et sociale entre les sexes7.
Les deux genres grammaticaux s’opposent donc structurellement dans un but de classification des mots : ils nuancent le discours grâce à leurs propriétés formelles et non en vertu d’un quelconque privilège octroyé au sexe masculin. Le genre grammatical sert donc à distinguer des catégories de mots, il ne dit pas la vérité ontologique du monde. Quand on dit « chef d’orchestre » on pense a priori à un homme… mais la langue française n’y est pour rien ! Ce sont les conditions sociales qui sont exprimées au moyen de la langue et non la langue qui aligne les sociétés sur son système grammatical ; la grammaire ne décide pas de l’état de la société.
Le genre grammatical est un formalisme linguistique, une affaire de classifications, de fonctions et d’accords. Il n’a de sens que dans un système grammatical et non social (p. 51-52). Il mêle des questions de stylistique ou de contexte qui n’ont rien à voir avec l’égalité (p. 58). Souhaiter l’égalité représentative dans la langue n’est donc qu’une lubie militante qui n’a rien à voir avec la grammaire8.
Le discours sur la langue n’est pas la langue
L’un des arguments principaux des défenseurs de « l’écriture inclusive » consiste à citer les propos masculinistes des grammairiens Vaugelas (1647), Bouhours (1675) ou Beauzée (1767) afin de prouver qu’une norme machiste (« le masculin l’emporte sur le féminin » car « le genre masculin est réputé le plus noble ») régit historiquement la langue française de l’intérieur. Ce raisonnement anachronique oublie que « noble », « masculin » et « féminin » ne sont pas des concepts identiques selon les sociétés et les époques et que l’ordre social d’Ancien Régime était lié à la noblesse dont la transmission était masculine ; or ce temps est révolu depuis longtemps. Ce n’est pas parce que tel penseur exprime les normes de la société ou les représentations sociales de son temps que la langue se plie, dans son fonctionnement, à ses opinions (p. 109-110). En effet, ordre grammatical et ordre moral ne coïncident pas, il s’agit de deux systèmes disjoints.
L’évolution qui a permis aux femmes d’exercer des métiers de pouvoir n’a donc rien à voir avec la grammaire (p. 84) ; ce n’est pas la langue qui a empêché des vocations mais les normes sociales. Aussi pourrait-on établir une liste de métiers modestes et ingrats (borin, chatraire, falot, éboueur…) et montrer leur absence de féminin (p. 85). L’idée que les mâles auraient confisqué les fonctions les plus élevées, dans la langue, est donc sans fondement. Car la réalité historique est indépendante de la grammaire : une langue évolue en fonction de critères fonctionnels et pragmatiques et non moraux, le véritable élément décisif est l’usage (p. 78). C’est pourquoi la bipartition radicale inclusiviste nous empêche de comprendre l’histoire ainsi que la complexité des phénomènes linguistiques. Ce qui pose problème dans la plupart des cas de féminisation forcée des mots n’est pas une supposée résistance machiste à l’évolution de la langue, mais la convergence de difficultés d’ordre linguistique : la morphologie des mots, les doublons, l’absence de traditions professionnelles ou l’existence de la forme « masculine » générique (p. 82).
La mémoire des mots
Les mots ont une mémoire et sont en même temps porteurs d’oubli. La langue est un processus qui s’inscrit sur le temps long, ses principes organisateurs sont liés à des structures indépendantes dont les mécanismes sont souvent dus au hasard ou à des raisons d’ordre pratique. Le fonctionnement des mots est motivé par une multiplicité de causes qui dévoilent certes les configurations de la société. Cela veut dire que c’est le mouvement social qui dicte sa nécessité à la langue et non l’inverse. Si la langue est « en retard » par rapport aux évolutions de la société, si elle semble résister au changement, c’est parce qu’elle est le produit de l’usage et non de décisions théoriques (p. 93). C’est précisément parce que les mentalités évoluent que la langue se transforme sans cesse et que personne ne peut contrôler le rythme de cette évolution.
L’écriture est conservatrice – au sens propre et non au sens moral du terme – car sa transmission est fondée sur la séquence : permanence, changement. L’histoire de l’écriture (et en général de toute notation) est justement l’histoire d’une conservation (p. 103). La fixité structurelle de la langue (notamment sa morphologie) est le moteur de sa subtile transformation : la langue change sans cesse (cela n’est ni négatif ni positif) sans changer ses fondements (p. 43).
Ainsi, l’étude de l’étymologie, le plurilinguisme et la traduction comparée mettent à mal l’inclusivisme postmoderne. Ils montrent que les langues ne conditionnent pas la description du réel ni la pensée puisqu’il n’y en a pas deux qui découpent le réel de la même manière. Les personnes bilingues ne sont pas schizophrènes dans leurs représentations des genres lorsque ces derniers divergent ou changent de forme dans les différentes langues qu’elles parlent9. La langue n’a pas d’emprise sur elles, elle ne pense pas à leur place.
Remettre les points sur les « i »
Le livre de J. Szlamowicz démontre que la langue n’est ni coupable, ni mal intentionnée, ni réactionnaire, ni sexiste10. Sa fonction n’est pas de réparer des injustices réelles ou supposées. La langue n’est pas une institution sociale mais un fait social (p. 128), une règle de grammaire n’est pas une décision de justice mais la formulation d’une règle observée. La langue ne relève donc pas de l’égalité et une pratique sociologisante de la grammaire est contraire à toute science linguistique.
L’inclusivisme est une nouvelle forme de sexisme, une technocratie morale mue par un anticonformisme qui n’est comme souvent qu’un conformisme. Ceux qui s’érigent en nos nouveaux directeurs de conscience veulent à tout prix faire de leurs désirs une réalité objective, ils plaquent sur la langue leurs projections personnelles. En s’immisçant dans la grammaire, ils entendent également contrôler les pensées par le biais de graphies idéologiques qui leur servent d’outils de propagande. Il s’agit surtout de « s’inventer un flic pour faire semblant de s’en libérer – surtout quand on a prétention à devenir le nouveau flic de la grammaire » (p. 84).
Notes
1 – Cet essai est suivi d’un texte de Xavier-Laurent Salvador : « Archéologie et étymologie du genre » (p. 137-185).
4 – Même s’il existe également des « féminins » génériques comme personne, victime ou recrue.
5 – Certains mots changent de genre grammatical au pluriel comme orgues, amours. Ce changement de forme n’implique aucune représentation féminine et n’altère pas leur caractère générique.
6 – Voir le texte de C. Kintzler « Faites le test “Bisous à tous deux” » : http://www.mezetulle.fr/ecriture-inclusive-separatrice-dossier/
7 – Voir André Perrin « La langue française : reflet et instrument du sexisme ? » http://www.mezetulle.fr/langue-francaise-reflet-instrument-du-sexisme/
8 – Cette erreur de raisonnement sous-tend une volonté d’inscrire la parité homme-femme dans la langue ; elle est fondée sur la confusion entre symétrie et égalité et sur un anti-structuralisme linguistique qui cherche à adapter la langue aux évolutions sociales. Le progressisme lexical est un écueil dans lequel tombent d’excellents linguistes comme Bernard Cerquiglini (Le La ministre est enceinte ou la grande querelle de la féminisation des noms, Seuil, 2018).
9 – Le monstre du Loch Ness est désigné au féminin en anglais (She is Nessie). L’allemand utilise l’article défini neutre pour nommer la femme (Das Weib). Ce n’est pas parce qu’en italien on vouvoie toutes les personnes au féminin (Signore, l’ho chiamata ieri) que les Italiens ont une représentation « féminine » de la politesse. Ce n’est pas parce que le mot « musicien » n’a pas de forme féminine en espagnol, qu’il est générique (« músico »), que les musiciennes n’existent pas dans le monde hispanique ou qu’elles sont « invisibilisées » par la langue espagnole.
10 – http://www.mezetulle.net/article-la-langue-est-elle-sexiste-suite-124599952.html
© Jorge Morales, Mezetulle, 2019.
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Merci, merci, merci, comme tout cela est joliment dit et surtout démontré.
Pour rajouter à vos réflexions, je me demande jusqu’à quel point la théorie lacanienne, qui postule que « l’inconscient est structuré comme un langage », n’a pas été mal digérée (et même inversée dans sa compréhension) par les tenants de l’écriture inclusive.
La conclusion sur les « nouveaux directeurs de conscience » (et leurs projections personnelles) pourrait s’appliquer à tellement de sujets politiques que je me demande si ce qui se passe autour de l’écriture inclusive n’est pas le symptôme d’un problème plus global (et qui se généralise) concernant une forme d’expression politique qui ne se rend même pas compte à quel point elle est totalitaire et non accessoirement très réductrice.
Je pense notamment, mais pas que, à l’écologie punitive ou au néolibéralisme qui utilise les mêmes ressorts projectifs et culpabilisateurs, sans jamais qu’on ne puisse remettre en cause leurs prémisses de base qui séparent le monde entre ce qui est bien et ce qui est mal.
Ce qui continue à parler contre vous et l’auteur de cet ouvrage est que vous êtes des hommes, et j’attends que des femmes viennent nous expliquer que vos conclusions sont irrecevables de ce seul fait.
Bien cordialement.
Je suis particulièrement sensible à l’argumentation que Jorge Morales reprend ici et qui rappelle que la pensée n’est pas prisonnière de la langue : il n’y a pas de déterminisme linguistique et au contraire la langue est libératrice. Benveniste a là-dessus écrit des choses assez confuses, prétendant que les catégories aristotéliciennes sont une sorte de décalque de la grammaire grecque, ce qui fait de sa métaphysique la métaphysique occidentale et donc la récuse : ce n’est plus qu’un mode de pensée relatif à une société donnée, etc. Il ne semble pas que l’air du temps ait changé sur ce point.
Benveniste, Problèmes de linguistique générale, 1, chap. VI, Catégories de pensée et catégories de la langue (Tel, 1985, p.63-74). On y trouve des formulations contradictoires. Il est dit que les catégories d’Aristote sont une « classification émanant de la langue elle-même » (p.66). Ainsi les catégories du où et du quand sont « des concepts qui sont modelés sur les caractères de ces dénominations en grec » (p.67). La même illusion fait dire à d’autres que la langue grecque est une langue philosophique, et fonde l’idée et la pratique heideggériennes de la langue). Mais il est vrai qu’après avoir dit que la langue fonde les distinctions métaphysiques, Benveniste ditp.71 : « la langue n’a évidemment pas orienté la définition métaphysique de l’être » et plus loin (p.73) : la « structure linguistique prédispose [et non fonde] la notion d’être à une vocation philosophique ». Ce qui change tout. Il faut donc choisir quelle formulation convient à la question. Et il est vrai que Benveniste lui-même parle français et en français peut – et de plein droit – faire la critique d’une classification : la langue n’impose rien à la pensée, elle la force à s’élucider.
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