L’UFAL (Union des familles laïques) tenait son université populaire à Lille du 30 mai au 2 juin 2019. Invitée à participer le 31 mai à une table ronde sur le thème des « convictions laïques » (avec Luc Pirson, Philippe Foussier et Charles Arambourou), j’ai présenté l’exposé qui suit1. Le principe de laïcité gouverne l’autorité publique, mais on ne peut pas en conclure que la laïcité comme conviction n’aurait pas droit de cité dans la société civile : bien au contraire.
Forger une conviction : un travail critique
Pour réfléchir sur la question de savoir ce qu’est une « conviction laïque », je reviendrai d’abord au sens strict du terme « conviction », que nous employons souvent à tort pour « adhésion » ou pour « opinion », « engagement ». Or une conviction n’est pas une adhésion pure et simple, ce n’est pas non plus une opinion : on est convaincu par des preuves, par des raisons. Une conviction est issue d’un travail qui réunit des éléments probants. L’usage juridique du mot nous le rappelle : dire qu’un prévenu est convaincu de culpabilité, cela signifie qu’il ne peut pas ignorer les preuves qu’on avance contre lui, il faut qu’il entre, pour se défendre, dans un processus d’argumentation. En un mot, la conviction suppose un parcours critique.
Or les militants laïques vivent, depuis une trentaine d’années, une expérience de la crise, et c’est elle qui forge leurs convictions. La laïcité était naguère une évidence, une idée tranquille. Oublieux des combats de nos aïeux pour construire une association politique auto-constituante, une association qui ne s’autorise que de ses propres forces, qui ne s’inspire d’aucun lien préalable, oublieux de ces combats, ou peut-être trop révérencieux envers eux, nous en avions fait des objets figés, les confiant à la République laïque, démocratique et sociale, et confiants en elle : c’était gravé dans le marbre. On répétait la litanie « la République est laïque », « séparation public-privé », etc. On servait une messe.
La crise fut ouverte dans les dernières années du XXe siècle. Elle a eu un effet stimulant, nous montrant que, comme le dit Alain dans un texte republié par l’UFAL, « toute idée devient fausse au moment où l’on s’en contente »2. Elle a éclaté avec l’installation de prétentions religieuses à l’école publique : l’affaire de Creil en 1989, l’affaire du port des signes religieux à l’école publique. Ce symptôme nous a mis face à une pensée qu’il nous faut combattre aujourd’hui encore plus que jamais : faire de l’attitude religieuse une norme, un modèle de « vivre-ensemble ». Ainsi s’introduisait un aggiornamento de la laïcité, aspirant à une association politique multi-culturaliste. Dans ses formes les plus élaborées, cette pensée suppose un modèle politique contractuel3. Et l’une des attaques les plus efficaces contre la laïcité consiste à lui opposer (et à lui substituer) un régime de tolérance dans lequel l’État laïque accorde un degré de reconnaissance politique aux religions, considérées comme des parties prenantes de l’association politique. Ces tentatives de réinsertion du religieux dans le domaine de l’efficience politique sont appuyées sur l’apparente universalité de ce qu’on appelle « le fait religieux ». Le schéma consiste à s’autoriser d’une représentation qu’on se fait de la société civile pour l’ériger en norme politique : il serait nécessaire de prendre en compte le phénomène religieux au niveau politique au motif de sa présence substantielle au niveau social. On regarde la société et on en « tient compte » : on évacue de ce fait la distinction entre société et corps politique.
Cette démarche pose une question fondamentale : celle de la nature et de la forme du lien rendant possible l’association politique. Ce lien doit-il se confondre avec un ou des liens sociaux préexistants – ou du moins s’en inspirer, prendre modèle sur eux en les articulant – ou peut-il se penser de manière distincte et se présenter comme auto-constituant, étant à lui-même son propre commencement ? Il a donc fallu se réveiller, travailler, s’interroger à nouveaux frais sur la question du lien politique. Il a fallu sortir du domaine de la sacralisation pour rentrer – entrer à nouveau – dans celui de la conviction.
Une deuxième étape critique, pour avoir été plus particulière et moins médiatisée, n’en fut pas moins rude et bénéfique. Je veux parler de l’affaire du gîte d’Épinal fin 2007. Ce n’était pas anecdotique, et beaucoup d’entre nous s’en souviennent. Il a fallu procéder à des séparations ! Mais la séparation fondamentale devait s’opérer en chacun. La dualité essentielle du régime laïque, son rapport substantiel à la liberté première, étaient à penser et à réexpliquer, en commençant par nous-mêmes. L’ambivalence des termes « public » et « privé » exigeait une élucidation. Oui, le principe de laïcité, principe minimaliste d’abstention, de réserve, en matière de croyances et d’incroyances, frappe l’autorité publique, il lui enjoint de s’en tenir à un moment zéro en la matière. Mais c’est précisément à partir de ce moment zéro et grâce à lui que peut se déployer et s’afficher l’infinité des positions dans ce qui ne participe pas de cette autorité publique, dans la société civile, y compris en public – par exemple dans un restaurant. Ainsi tout ce qui est accessible au public n’est pas nécessairement astreint au principe de laïcité, lequel vaut pour l’autorité publique.
Cette dualité du régime laïque installe ce que j’appelle la respiration laïque : chacun, en distinguant ces espaces, passe de l’un à l’autre, et échappe à l’uniformisation de sa vie, échappe à l’intégrisme, que celui-ci soit imposé par l’État ou qu’il le soit par une « communauté » particulière. Elle permet de comprendre les deux dérives classiques de la laïcité comme des figures opposées mais intelligibles par un même mécanisme : vouloir que l’autorité publique abandonne son minimalisme et s’aligne sur la multiplicité de la société civile – on livre alors les individus au gré des appartenances (c’est la laïcité d’accommodement) ; vouloir symétriquement et inversement que la société civile soit entièrement soumise au principe de laïcité – on abolit alors la liberté d’opinion et de manifestation (c’est le laïcisme désertifiant).
Or ces événements critiques reviennent régulièrement. L’invasion de l’autorité publique par les prétentions religieuses ou plus largement communautaires se poursuit. Pour ne citer que ce qu’il est convenu d’appeler « la gauche », cette invasion a gangrené très tôt le PS et ce qui en reste, elle a emprunté le cheval de Troie de La France insoumise, elle caracole maintenant sur celui du vote écolo.
D’autre part, la confusion des idées est toujours brandie par des personnes ou des organismes qui se prétendent laïques ; nous avons récemment tous vu l’histoire de ce chauffeur de bus qui aurait refusé l’accès à son véhicule à une jeune femme au motif de sa minijupe, nous avons entendu les bêtises proférées à ce sujet par des demi-savants : « il ne devait pas faire ça car il doit faire respecter le principe de laïcité dans les transports publics ». Comme si le principe de laïcité devait s’appliquer aux usagers des transports publics… ! Non : il ne devait pas faire ça parce que chacun est libre, au sein de la société civile, de porter ce qu’il veut dans le cadre du droit commun et qu’il n’appartient à personne, dans ce cadre, de dicter sa conduite à autrui, de lui imposer une norme de vertu propre à une communauté particulière !
Le bénéfice de ce travail critique a payé, la suite l’a montré : toutes les querelles, tous les événements, toutes les « polémiques » qui ont surgi depuis cette élucidation salutaire, nous avons pu les expliquer et y faire face – de l’affaire Baby-Loup à celle du « burkini », de la question des cimetières à celle du mariage civil -, et même à certains égards les prévoir. Mais que ce travail critique cesse, alors les idées se figeront, se dévitaliseront.
Défendre les convictions laïques au sein de la société civile
J’en viens à présent à l’un des résultats du travail critique que je viens d’évoquer, et au paradoxe apparent qu’il constitue. Les militants associatifs, et donc par définition relevant de la société civile et non de la puissance publique, ne sont-ils pas piégés par la réflexion sur la dualité du régime laïque ? Si le principe de laïcité, principe d’abstention, vaut pour l’État et n’oblige pas la société civile, peut-on être laïque au sein même de ladite société ? La proposition « je suis laïque » est-elle réservée exclusivement à la République ? Au prétexte que la société civile n’est pas tenue par le principe de laïcité, cela impose-t-il silence aux positions laïques dans la société ?
Cette objection de demi-habile qui invente un boomerang est un sophisme. Il suffit de poser la question de manière plus formelle pour l’apercevoir : dans une association politique laïque et au motif que l’État est laïque, seules les convictions non-laïques auraient le droit de s’exprimer ?
Si la société civile s’en tenait à la liberté d’expression religieuse sans faire de place aux courants laïques, l’exercice de la liberté y serait mutilé. Pour le rendre complet, il faut libérer aussi, dans le cadre du droit commun, l’expression laïque en tant que conviction, de même que l’expression a-religieuse et même anti-religieuse. Du reste, sans convictions laïques défendues au sein de la société, la laïcité n’aurait jamais vu le jour comme principe fondamental d’État. La proposition « Je suis laïque » n’est donc pas exclusive, mais elle n’a pas le même objet selon qu’elle est assumée par l’autorité politique ou par un élément de la société civile – individu ou personne morale. Et ce serait un déni à la fois politique, logique et grammatical de vouloir la réserver au seul sujet politique !
La banalisation des marqueurs religieux s’étend et prétend non pas seulement à la liberté pour elle-même, mais au silence de toute critique et de tout refus la concernant. On en connaît l’occurrence principale : la pression sur les femmes de culture musulmane, ou supposées telles, qui refusent ces marquages, cette pression augmente, et dans certains lieux on leur rend la vie impossible.
Un ordre moral s’impose par accoutumance. Allons-nous accepter que se promener tête nue, vêtue d’une jupe courte, que le fait de s’asseoir dans un café, deviennent pour certaines femmes des actes d’héroïsme ? L’accepter pour certaines, c’est déjà l’avoir accepté pour toutes ! Un tel fait social ne s’affronte pas par des interdits qui finiraient par tuer la liberté d’expression. C’est en usant de la même liberté qu’on peut en stopper la banalisation, le circonscrire comme quelque chose d’insolite, d’exceptionnel : c’est l’affaire de la société. Oui, on a le droit de porter le voile, oui on a le droit d’afficher une option politico-religieuse ultra-réactionnaire dans la société civile. Mais n’oublions pas la réciproque : c’est en vertu du même droit qu’on peut exprimer la mauvaise opinion qu’on a de cet affichage et toute la crainte qu’il inspire4. Et il n’est pas interdit, jusqu’à nouvel ordre, de s’imposer l’usage de ce droit de réprobation et de critique publiques comme un devoir civil sans pour autant être un « facho ». C’est une conviction laïque !
Une autre occurrence de ces tentatives d’intimidation en faveur de la normalisation religieuse est la réactivation de la question du blasphème. La question fait retour avec la notion de « sensibilité blessée » : les croyants auraient le droit de ne pas être blessés dans leurs opinions, il faudrait leur épargner toute critique, toute plaisanterie. Tout froncement de sourcil devient une insulte. La notion de « sensibilité blessée » tente de juridiciser un moment psychologique. En effet, les appartenances religieuses auraient prétention à devenir des propriétés constitutives de la personne, indissolublement incluses en elle. On glisse du respect envers les personnes au respect envers les doctrines auxquelles telles ou telles personnes se déclarent attachées, et cela d’autant plus que ces personnes sont réunies en groupes5. De manière générale, cette inclusion des croyances dans la personne essentialise les croyances et cela soulève une question philosophique fondamentale – celle de l’identité du citoyen.
Le président de la République aime citer une formule : « L’État est laïque, la société ne l’est pas ». Cette formule est un sophisme si on ne prend pas garde que le verbe « être » n’a pas le même sens dans les deux membres de la déclaration. Prescriptif au sujet de l’État (l’État doit être laïque), le verbe être n’énonce aucun interdit concernant l’expression laïque dans la société : on dit seulement qu’il serait illicite d’y imposer le principe de laïcité, de réclamer de la société qu’elle observe l’abstention en matière d’expression d’opinion religieuse. Autrement dit la société ne peut pas être tenue d’être laïque et l’affichage des opinions, notamment religieuses, y est libre dans le cadre du droit commun. Mais du motif que la société civile n’est pas tenue par le principe de laïcité, que l’expression religieuse en son sein est licite, on ne peut pas conclure que l’expression religieuse doive y forcer le respect et imposer silence à toute critique et à toute désapprobation. On ne peut pas davantage en conclure que l’opinion laïque ne doive pas s’exprimer librement. Non seulement il est faux que la société ne connaisse pas, en son sein, des espaces et des manifestations de laïcité, mais encore et surtout, interdire l’opinion laïque dans la société serait contraire à la laïcité.
Cependant, pour donner toute sa force à l’idée de conviction laïque, il ne suffit pas de l’insérer dans la multitude des opinions jouissant de la liberté, liberté dont elle ne peut être privée au prétexte que le principe de laïcité ne contraint que la puissance publique. Il faut aussi la lier, positivement, à la conception républicaine de l’association politique, laquelle n’aurait pas vu le jour et ne pourrait pas se maintenir sans le combat laïque actif, présent dans la société civile.
Une association politique laïque n’est pas une collection de communautés, elle n’est jamais déjà constituée, elle ne se pense pas sous le régime du « déjà-là », mais elle est perpétuellement auto-constituante, du fait même de sa laïcité : le lien politique dont elle s’autorise ne lui vient que d’elle-même. Et même si nous la trouvons élaborée (et pas forcément en bon état) à notre naissance, elle ne suppose aucun préalable : c’est sa fragilité, mais c’est aussi sa force pourvu qu’elle soit comprise, entretenue et fortifiée par la réflexion et l’action des citoyens.
C’est de cette fragilité et de cette force qu’il nous faut nous saisir continuellement. Cette conjugaison de fragilité et de force caractérise assez bien à mon sens la « conviction » laïque. En effet, bien que l’association républicaine laïque ne se réfère à aucun substrat communautaire qui lui serait préexistant ou transcendant, il lui appartient néanmoins non seulement de se produire elle-même et de se réinventer sous forme institutionnelle, mais aussi de favoriser, de cultiver et d’entretenir la dynamique sociale et civique sans laquelle elle s’étiole et se dévitalise6. Sans une politique laïque comprenant notamment une politique sociale, une politique du travail, une politique de la santé publique et surtout une école publique digne de ce nom – j’ajouterai une politique de promotion des droits des femmes -, sans l’éclairage de la raison laïque et l’entretien critique des convictions laïques « dans les têtes », autrement dit sans soutien populaire et sans éducation populaire, la laïcité ne serait qu’une coquille vide.
Notes
1 – Publié dans le n° 77 de UFAL Info (avril-juin 2019), p. 18-21.
2 – Alain, « Les marchands de sommeil. Discours de distribution des prix au Lycée Condorcet, juillet 1904 https://www.ufal.org/ecole/alain-les-marchands-de-sommeil-discours-de-distribution-des-prix-au-lycee-condorcet-juillet-1904/
3 – À mon sens la plus remarquable est celle que soutient Pierre Manent à la fin de son livre Situation de la France, Paris, Perpignan, Desclée de Brouwer, 2015. J’en ai proposé une analyse critique dans l’article « Situation de la France de Pierre Manent : petits remèdes, grand effet » en ligne http://www.mezetulle.fr/situation-de-la-france-de-pierre-manent-petits-remedes-grand-effet
4 – Comme le fait par exemple Christine Clerc dans une Lettre ouverte à Yassine Belattar « Pourquoi le voile me fait peur » en ligne : http://www.lefigaro.fr/vox/societe/2018/05/29/31003-20180529ARTFIG00194-christine-clerc-pourquoi-le-voile-me-fait-peur.php
Voir ici même sur le même sujet, C. Kintzler « L’affichage politico-religieux dans la société serait-il au-dessus de toute critique ?«
5 – Voir Jeanne Favret-Saada, Les sensibilités religieuses blessées. Christianismes, blasphèmes et cinéma 1965-1988, Paris ;Fayard, 2017. L’affaire des caricatures, qu’elle a également étudiée auparavant dans Comment produire une crise mondiale avec douze petits dessins, Paris, Fayard 2007, 2015, montre que cette problématique ne concerne pas seulement la religion catholique et qu’elle offre un boulevard à l’intégrisme musulman, qui ne manque pas de s’en emparer. Voir ici même C. Kintzler « Du respect érigé en principe« .
6 – Voir Laurent Bouvet, La nouvelle question laïque, Paris : Flammarion, 2019, chap. 5. Voir la recension du livre.
Bonjour Madame,
Je vous suis aisément dans votre démonstration et votre conclusion. Cependant j’aimerais ouvrir un débat à partir de deux affirmations. « Ainsi tout ce qui est accessible au public n’est pas nécessairement astreint au principe de laïcité, lequel vaut pour l’autorité publique. » « Si le principe de laïcité, principe d’abstention, vaut pour l’État et n’oblige pas la société civile, peut-on être laïque au sein même de ladite société ? »
Nous devons distinguer ce qui est de l’ordre de la conviction qui peut se dire « je suis laïque » et ce qui est de l’ordre du comportement qui peut se dire aussi « je suis laïque ». C’est-à-dire que laïque désigne aussi une façon de faire, une façon de donner la précellence à la loi des hommes plutôt qu’à une loi personnelle, religieuse ou non d’ailleurs. Dans un état laïque, la liberté de conscience et donc d’expression permet la conviction anti-laïque, mais ce qui est attendu en société c’est un comportement selon la deuxième acception et l’Etat qui est neutre du point de vue des idées, n’est pas neutralisé pour autant du point de vue des comportements. Je crois que l’on crée une biais dans la réflexion quand on s’en tient à la notion floue de neutralité de l’Etat, ou « principe d’abstention ».
A cause de la Fraternité – qui n’est pas la sécularisation de l’amour chrétien mais un principe de défense de la liberté du plus faible, du minoritaire, du différent – l’autorité de l’Etat (l’Autorité) est partout présente, y compris dans les chaumières pour garantir cette liberté. C’est au nom de la Fraternité que la protection infantile retire un enfant à des parents par exemple, que l’instruction est obligatoire. L’Etat est partout le tiers absolu et il n’est absent ni neutralisé ni remplaçable ni ne s’abstient nul part dans une société laïque. Offense insupportable du réel. Serons-nous d’accord pour le redire comme ça ?
Le droit à des convictions anti-laïques, si l’on poussait le raisonnement par l’absurde, pourrait conduire à une impossibilité. Comment un Etat pourrait-il rester laïque si personne ne l’était, de droit ? Dans une société d’égalité en droit, chacun peut être représentant de l’Etat, donc appelé à suspendre son rapport de soumission à sa croyance. Si on ne sacrifie pas aux principes de laïcité dans son comportement, alors il ne peut pas y avoir de République laïque mais un truc qui ressemblerait au Liban.
Peut-être nous manque-t-il une définition plus explicite de ce qu’est un comportement laïque, non plus au sens de la conviction, mais au sens de la façon d’être en société. Pour ma part, parce que je suis psychologue, je dirais que se comporter comme un laïque c’est s’en tenir au réel quand je suis en relation avec mes concitoyens non choisis, c’est-à-dire dans l’espace public, au travail, en groupe non spécifiquement cultuels. Quand mes convictions contraignent un autre que moi. Je ne dois jamais donner la précellence à mes convictions personnelles, qu’elles soient uniques ou universelles via une religion, quand je suis en société ; et c’est la garantie de ma sécurité car je ne suis alors jamais faible ni minoritaire puisque l’Etat qui n’est pas neutralisé, qui ne s’abstient pas, veille. La loi des hommes qui guide l’action de l’Etat doit toujours s’imposer à moi et à tous ; la loi des hommes car elle s’appuie sur le plus petit dénominateur commun : la réalité scientifique, la loi du plus probable. L’instruction puis l’apprentissage de la posture critique sont les conditions de ma liberté et qu’un Etat s’abstienne à cet endroit est une trahison de la promesse de protection qu’il a faite. Il doit protection au plus faible, soit nommément la fille du fondamentaliste religieux. Entre le droit à la liberté de l’enfant et le droit de conviction du père, un Etat doit faire un choix et ne surtout pas s’abstenir. S’il est neutre entre le faible et le fort alors il n’est pas laïque même s’il prétend le contraire. Dès lors, sommes-nous vraiment un Etat laïque ou seulement à vocation laïque ?
Clairement, nous avons un problème quand une partie de la population, nostalgique de la religion d’état ou venant de pays à religion d’état, dit : ma loi a la précellence en toute circonstance. (Problème de même nature avec les schizophrènes ou les délinquants qui n’ont qu’une la loi : la leur.. donc pas de loi.) A ce moment-là il ne s’agit pas de convictions, il s’agit d’un comportement qui enfreint les principes destinés à protéger chaque individu du nombre, au prix de contraintes sur tous.
Cher monsieur,
Je me contente de répondre sur quelques points en reprenant vos propos.
1 – JV « Nous devons distinguer ce qui est de l’ordre de la conviction qui peut se dire « je suis laïque » et ce qui est de l’ordre du comportement qui peut se dire aussi « je suis laïque ». C’est-à-dire que laïque désigne aussi une façon de faire, une façon de donner la précellence à la loi des hommes plutôt qu’à une loi personnelle, religieuse ou non d’ailleurs. Dans un état laïque, la liberté de conscience et donc d’expression permet la conviction anti-laïque, mais ce qui est attendu en société c’est un comportement selon la deuxième acception ».
CK – Je ne vois pas en quoi un Etat laïque pourrait se permettre de dicter un comportement ou une manière d’être au sein de la société civile : il ne peut que dicter des interdits visant les comportements nuisibles au droit d’autrui. La liberté est première, c’est la règle fondamentale : « est permis tout ce qui n’est pas expressément interdit par la loi », et il faut ajouter que la loi n’a le droit d’interdire que ce qui nuit aux droits d’autrui. Ce n’est donc pas en relation à son caractère laïque ou non-laïque qu’un comportement devrait être permis ou interdit dans la société civile, mais en relation à ses conséquences sur l’exercice des droits par tous.
2 – JV « C’est au nom de la Fraternité que la protection infantile retire un enfant à des parents par exemple, que l’instruction est obligatoire. L’Etat est partout le tiers absolu et il n’est absent ni neutralisé ni remplaçable ni ne s’abstient nul part dans une société laïque. Offense insupportable du réel. Serons-nous d’accord pour le redire comme ça ? »
– CK Non ! pas d’accord pour le dire ainsi ! La fraternité est l’aspect moral de la devise républicaine, c’en est une conséquence, mais elle n’a heureusement aucune efficience juridique contraignante – personne n’est astreint à la fraternité. La protection infantile retire un enfant à des parents en vertu de l’application du droit. L’instruction est obligatoire en vertu du droit et non parce qu’il faut être fraternel. En revanche cette instruction, quand elle est dispensée par l’État, doit être laïque.
3 – JV « Comment un État pourrait-il rester laïque si personne ne l’était ? »
– CK C’est bien ce que je dis dans la fin de l’article : sans convictions laïques au sein de la société, la laïcité n’aurait jamais vu le jour. Mais cela n’implique pas que le « comportement laïque » soit exigible de chaque citoyen dans la société civile.
4 – JV « Pour ma part, parce que je suis psychologue, je dirais que se comporter comme un laïque c’est s’en tenir au réel quand je suis en relation avec mes concitoyens non choisis, c’est-à-dire dans l’espace public, au travail, en groupe non spécifiquement cultuels. Quand mes convictions contraignent un autre que moi. Je ne dois jamais donner la précellence à mes convictions personnelles, qu’elles soient uniques ou universelles via une religion, quand je suis en société »
– CK Vous donnez vous-même le critère : je dois m’abstenir en public « quand mes convictions contraignent un autre que moi ». C’est une règle de droit qui n’a rien à voir avec la laïcité et qui du reste va bien au-delà (je dois m’abstenir aussi quand j’ai envie d’insulter quelqu’un, ou de le frapper!).
Pour revenir à la question du comportement public (au sein de la société civile) en matière de convictions religieuses, voici quelques exemples que je soumets à votre méditation.
. Il n’est pas interdit de prier en public (par exemple quelqu’un qui prie dans la rue ne gêne personne) / En revanche il est interdit de faire obstacle à la libre circulation ou de se livrer à du tapage (on pourra donc interdire les « prières de rue » pour ces motifs).
. Il n’est pas interdit de porter une soutane dans un restaurant, ni de faire un signe religieux pour soi-même avant de commencer à manger / un prêtre qui imposerait le Benedicite à ses voisins de table dans un restaurant devrait être poursuivi pour les avoir importunés et avoir exercé une contrainte sur eux.
4 – JV « Clairement, nous avons un problème quand une partie de la population, nostalgique de la religion d’état ou venant de pays à religion d’état, dit : ma loi a la précellence en toute circonstance. »
– CK Oui nous avons un problème quand une partie de la population récuse la loi commune de l’association politique en prétendant que les lois de sa religion ont précellence, donc réclame des droits et des devoirs spécifiques pour sa communauté. Mais l’obéissance à la loi civile laïque n’implique pas qu’on doive renoncer à la manifestation de ses convictions religieuses (ou autres) en toute circonstance.
Bonjour Madame,
Merci pour votre réponse.
La médiation sera courte car ce que j’entendais par comportement laïque a minima accorder la précellence à la loi des hommes même si par ailleurs on a des convictions différentes. Je reprends vos exemples à mon compte.
Si vous le permettez, une question qui est pour moi d’une très grande importance sur la Fraternité que vous considérez sous son aspect moral. C’est un avis commun à bien des auteurs de référence à tel point qu’Henri Pena-Ruiz ne la cite pas dans son dictionnaire amoureux de la laïcité. Je l’ai interrogé, j’espère une réponse.
Mais que penser alors de la démonstration de Michel Borgetto ?
https://www.conseil-constitutionnel.fr/la-fraternite-dans-le-droit-constitutionnel-francais
https://www.cairn.inforevue-informations-sociales-2018-1-page-16.htm
Lire aussi La République sociale de Michel Borgetto et Robert Lafore
Je me rangerai plutôt de son côté car il me semble que Liberté et Egalité ne peuvent rester dans le même bateau qu’à la condition de la Fraternité.
Ensuite, quels liens entre la fraternité telle que définie, si l’on accepte sa démonstration, et la laïcité ?
La République est laïque et sociale ; cela veut-il dire laïque donc sociale ou bien faut-il considérer que la laïcité pourrait exister sans cette dimension ? Vous devinez ma inclinaison.
Bien à vous
Cher monsieur,
Pour faire valoir mon point de vue, je retournerai la proposition que vous avancez. Que serait une association politique où la fraternité serait placée en position de principe premier conditionnant les autres propositions, réglant le droit et les moeurs, où elle serait juridiquement contraignante, où elle serait une injonction ? Il n’est pas nécessaire d’avoir lu toute la littérature utopique pour savoir que ce serait un enfer. L’histoire du XXe siècle, entre autres, en témoigne tragiquement.
Comme le dit Michel Borgetto (cité dans l’article que vous référencez), la fraternité républicaine est un état déductible de la liberté et de l’égalité de sujets qui se reconnaissent mutuellement comme tels, à qui la loi qu’ils se prescrivent donne les mêmes droits et impose les mêmes devoirs. Ces sujets se reconnaissent comme libres et égaux : ils ne sont pas soumis à une injonction extérieure d’identification, la « communauté » qu’ils forment est celle qui assure leur indépendance et leur singularité. C’est la différence entre une fraternité identitaire et la fraternité républicaine qui rassemble, sans les obliger à une quelconque forme d’amour, des atomes juridico-politiques et qui fait qu’ils se sentent solidaires. C’est aussi la différence entre la féroce fraternité fusionnelle (qui hait ceux qui n’y consentent pas) et la fraternité comme résultat de la reconnaissance mutuelle. A mon sens la devise est donc dans le bon ordre : la liberté est la finalité, l’égalité le moyen et la fraternité l’effet de l’association républicaine.
J’ai abordé plus longuement cette question dans le chapitre VI de mon Penser la laïcité, en relation avec le concept de classe paradoxale que j’aborde aussi à plusieurs reprises dans le livre ; je me permets d’en reprendre ici deux passages :
– (p. 167) « Vivre en république laïque, c’est donc faire association, mais ce n’est pas s’assembler avec ses prochains sur un fondement communautaire ou de type « fiduciaire » (croyance en des valeurs communes). Le citoyen ne se pense pas en termes de proximité et d’identification ; c’est parce qu’il est pensé en termes d’éloignement qu’il s’agit d’un concept concret et efficace, que les liens fraternels peuvent désigner une relation solide, fondée sur des principes et non sur une immédiateté de sentiment. »
– (p. 169) « Une république réunit des singularités et n’a d’autre fin que la liberté et les droits de chacune d’entre elles : c’est à cela que se mesure son élargissement universel et c’est cette fin qui rend ses citoyens solidaires sans exiger d’eux une forme de mimétisme. Cette constitution prend le nom de fraternité lorsqu’on en considère la moralité et la forme pathétique : placée en troisième position de la devise républicaine, elle désigne l’effet moral de la construction d’une liberté dont le moyen est l’égalité des sujets du droit. »
Quant à la laïcité, elle ne suppose aucune assignation et elle libère de l’assignation : elle ne peut donc pas s’inscrire dans une conception fusionnelle de la fraternité. Sur ce point, je me permets de vous renvoyer à la dernière partie de l’article que j’ai consacré au dernier livre de Laurent Bouvet, où je parle d’individualisme laïque.
Et sur le dernier point je partage votre avis. Une politique laïque ne peut pas se déployer sans une politique sociale notamment de bons services publics homogènes sur l’ensemble du territoire : en l’absence de services publics, les individus sont livrés aux pressions particulières, aux « associations » charitables, etc. C’est du reste avec cette idée que se conclut l’article ci-dessus.
Bonjour
Bravo et merci à Mezetulle pour cette mise au point précieuse.
Je crois en effet avec l’auteur du commentaire que nous aurions un problème à tomber dans une opposition trop binaire et artificielle du type « La République est laïque, la société civile ne l’est pas »… ce qui n’est pas notre réalité et consisterait en un nouvel et autre accommodement déraisonnable, très déraisonnable même.
Tout au plus, peut-on dire avec Catherine Kintzler que la société civile n’est pas tenue de l’être au sens où ses membres peuvent se penser et se dire non laïques s’ils le souhaitent.
Je dirai donc pour ma part que la société civile n’est certes pas tenue de l’être pour chacun de ses membres ou de leurs regroupements de toute nature, mais dans le respect des prescriptions légales qui ont d’ailleurs à cet effet, dans une République laïque, une autorité supérieure à toute autre loi communautaire, locale ou religieuse. Elles seules, ces prescriptions, sont l’expression de la volonté générale.
En effet, la laïcité de notre République (qui est donc la laïcité de notre République et pas seulement celle de notre Etat) n’est pas situation d’étanchéité avec la société civile, elle l’imprègne et elle produit sur la société civile et ses membres des conséquences que fixent les lois de la République.
Notre corps social, notre société civile, n’est pas « hors sol laïque » mais est, dans cette mesure et qu’on le veuille ou non, sous l’emprise d’une République qui se dit laïque. Comment d’ailleurs une société civile qui se penserait et se dirait en situation d’étanchéité par rapport à la laïcité pourrait-elle s’auto-produire en République laïque ? Il lui suffirait de produire un Etat laïque, pas davantage.
D’ailleurs, outre les obligations légales marquant la société civile de son empreinte dans une République laïque, on relèvera aussi dans les objectifs d’émancipation et de socialisation qu’une telle République s’assigne une autre marque de cette non étanchéité dont ont doit se féliciter car n’en est-elle pas la chair civile vivante ?
« Toute idée devient fausse au moment où l’on s’en contente » J’aime beaucoup cette sentence que je viens de découvrir et ai lu dans la foulée le texte publié par UFAL
Je pense que tout n’est pas une question de sommeil ou de manque de vigilance, Il y a le poids et le ressenti de l’opinion publique Je préférerais dans le cas qui nous concerne, « Toute idée devient contestable au moment même où elle devient institutionnelle » ou « Le militant ne sait pas gagner » ou « Le militant ne sait pas passer de pot de terre à pot de fer »
Comment expliquer sinon que d’ôter son voile dans les pays musulmans à tendance théocratique, passe pour un acte de liberté ou de contestation et que de le porter , dans notre République, est de plus en plus perçu de la même façon surtout dans les bords politiques qui se sont fourvoyés et que vous énumérez ? Toujours pour les mêmes, les quartiers au marge de cette même République, sont devenus des foyers de résistance au colonialisme.
Vous dîtes que légalement, dans l’espace publique, il est autorisé d’afficher ostensiblement ses convictions religieuses mais que de la même façon tout un chacun peut s’affirmer laïque ou même hostile aux religions.C’est en même temps une vérité et un vœu pieux.
Comme nos ancêtres que vous évoquez, nous ne bêleront plus devant les processions et ne croasseront plus à la soutane
Qui oserait reprocher sa tenue à un juif religieux ? Quelques extrémistes de droite toutes confessions confondues. Permettez moi de douter de leur zélé laïque ou de leur phobie des religions
Qui oserait jouer à la flûte le générique de Belphégor devant une femme voilée de la tête au pied.
Sans parler de l’auto censure qui nous ferait répugner l’offense au peuple des opprimés, nous serions taxés de raciste de néocolonialiste par toute une clique que vous avez succinctement et non exhaustivement décrite. Et même si un tribunal nous donne raison , puisque notre action est légale,oserions nous la tenter ?
Que reste t’il pour attester de nos convictions laïques?L’outrance peut être. Demander l’interdiction du port de signes religieux dans l’espace publique Ce qui est impossible à réaliser.Supprimer l’article deux de la constitution: c’est déjà plus dans nos cordes. Supprimer le concordat sur tout le territoire : Beaucoup y pense depuis cent ans mais personne n’ose s’y atteler. J’avais même pensé au rétablissement du calendrier républicain : par goût aussi, je le préfère à l ‘autre.
Mais tout ça ne se fera pas . Non pas de peur de passer pour « facho » mais de ne pas passer pour « rebelle »
L’état est laïque , la société ne l’est pas. Je pense que la société doit l’être aussi. Une loi n’est pas faîte uniquement pour interdire ou autoriser mais faire évoluer les mœurs. Quelle serait l’avenir de l’abrogation de la peine de mort si comme il y a quarante ans , les deux tiers de nos compatriotes y étaient hostiles . Aujourd’hui ils sont un peu plus de la moitié à contester cette loi. Et il faut espérer, que , ne constatant pas une augmentation significative des meurtres, la tendance s’inverse . Et pourquoi pas dans un avenir pas trop, lointain, la guillotine sera peut être une abjection pour tout le monde ou peu s’en faut. Dans le cas contraire à la moindre bombe, au premier infanticide sadique, la question reviendrait sur le tapis.
De la même façon , j’espérais, que la laïcité de l’état induirait une laïcité individuelle et qu’il deviendrait malséant de s ‘afficher en public avec tout un attirail de colifichets rituels .
C’est ce que je dis à mes élèves étrangers pour leur faire poser le turban ou tout autre harnachement: « Ce que vous faîtes est impoli et même offensant. » Et en général ça marche. Je n’ai pas le loisir de me lancer dans des diatribes dont la longueur des discussions sur le sujet dans ce blog n’est qu’un pâle aperçu
» il faut libérer aussi, dans le cadre du droit commun, l’expression laïque en tant que conviction, de même que l’expression a-religieuse et même anti-religieuse. »
L’expression athée est indispensable au pluralisme, comme contrepoids de l’expression religieuse. La laïcité n’est que le cadre formel de la confrontation entre croyances et incroyance.