Edith Fuchs porte un regard de professeur expérimenté (ce qui n’exclut pas, bien au contraire, l’ironie) sur le programme « Humanités, littérature et philosophie » publié au Bulletin officiel de l’Éducation nationale1. En s’interrogeant sur ce qu’on appellerait aujourd’hui sa « faisabilité » et sur ses effets (aussi bien pour les élèves que pour les professeurs), elle propose une analyse de ses conditions et de ses attendus.
Chez un vieux professeur de philosophie qui a connu toutes les sections de classes terminales de lycée ainsi que les hypokhâgnes et les khâgnes durant de nombreuses années, sans omettre un enseignement à l’IEP de Paris, les étonnements que suscite ce programme ne sauraient être tous formulés, tant ils abondent et tout spécialement le sentiment d’une extraordinaire régression : c’est que ce programme, fort cultivé au demeurant, donne le sentiment d’un caporalisme proprement renversant.
Un manuel à l’usage des professeurs
Tous les dés sont pipés et le peu d’initiative octroyée aux professeurs est prié de se déployer dans l’exiguïté des plans tout préparés par la bienveillante Commission2. Ainsi, la question générale du langage est-elle ramenée à la rhétorique ; en outre, le professeur serait tenu de diviser l’affaire en trois points ainsi que l’indiquent et le plan général, et les « résumés » de cours explicatifs et enfin la bibliographie. Même remarque pour le reste – ainsi encore, pour quelle raison l’humanité ne serait-elle « en question » qu’à l’époque contemporaine ?
Bref : ce n’est aucunement un programme qui a été proposé mais le schéma détaillé d’un manuel – à l’usage des professeurs bien sûr – (aux éditeurs ensuite d’aménager la chose à l’usage des élèves). Encore faudrait-il savoir de quelle discipline un tel manuel est manuel. La réponse est sans ambages : aucune. Ni philosophie, ni littérature, ni histoire de l’une et de l’autre – ni, bien sûr, histoire des connaissances scientifiques réputées hors des humanités. Interdisciplinarité – en l’absence de toute discipline nettement identifiable, comme il en va habituellement.
Abondance sans ordre ni raison
Objectera-t-on que les abondantes indications bibliographiques montrent que la libre initiative intellectuelle est respectée ? Or, non seulement l’abondance sans hiérarchie donne le tournis, mais encore faut-il croire qu’il est équivalent pour un débutant de lire Homère ou Vincent de Beauvais ? Est-il urgent de lire Alberti alors qu’aucun de ses contemporains peintres ne l’a utilisé ? Que dire de Vasari qui écrit avec des sources qui sont toutes de seconde main ?
Inutile de multiplier les exemples. La Commission n’aurait-elle pu s’abaisser à dire, en ce qui concerne ce qu’elle considère à juste titre comme « titres plus rares que ceux fréquemment sollicités en classe » comment on se procure commodément des extraits de Vincent de Beauvais ou de Boncompagno da Signa?
Autre énigme : dans la section « découverte du monde et pluralité des cultures » que viennent faire Galilée et son Dialogue. Les deux (ou plutôt trois) « plus grands systèmes du Monde » ne relèvent aucunement de la pluralité des cultures. Songe -t-on vraiment à des élèves qui n’ont jamais eu un enseignement ni d’astronomie, ni de cosmologie et encore moins d’histoire des connaissances scientifiques ?
Enfin on voit, comme souvent, que l’Antiquité est réservée aux « commençants » et l’époque contemporaine aux plus âgés. Dans le cas présent l’effet sera apparemment le suivant étant donné le caractère optionnel de ces « Humanités »: choisir en effet cette filière en Première n’oblige pas à continuer en Terminale et inversement, puisque celui qui n’aura pas choisi les Humanités en Première pourra s’y adonner en Terminale. Dans cette hypothèse l’enseignement de culture générale qu’ambitionne ce programme sera borné à la période la plus contemporaine.
Il y a lieu d’être inquiet quand l’histoire de la culture débute la veille…
Concluons : il y a semble-t-il , lieu d’être étonné de l’insistance mise à donner des indications sur le contenu du cours, comme si le « plan » en était fourni « clés en main ». La Commission n’aurait-elle pas la crainte que les professeurs ne se bornent aux mêmes œuvres prétendument classiques et aux mêmes notions et thèmes ? N’a-t-elle pas décidé de secouer l’enseignement, devenu selon la figure habituelle « poussiéreux » pour cause de professeurs ronronnants, paresseux donc ignorants ? Il me faut vite avouer la mienne, d’ignorance, car je ne connais rien à Boncompagno da Silva- ainsi d’ailleurs qu’à quelques autres qui figurent dans la formidable bibliographie indicative.
Morcellement systématique : le contraire d’un enseignement vraiment initial
Si la Commission a vraiment cherché le coup de balai, c’est en un sens la formation universitaire des professeurs qui est en question. En ce cas, la formation initiale proposée ici va-t-elle améliorer les choses ? entre d’un côté ces choix de culture générale morcelée entre philosophie et lettres, en Première, sans éventuelle suite en Terminale – et d’un autre côté la réduction de la philosophie elle-même à 4h pour tous, n’est-on pas en train de couler l’enseignement de la philosophie au Lycée? mais aussi à l’Université dès lors que la cohérence de l’institution scolaire en France avait, jusqu’ici, rendu solidaires le lycée et l’université ? « Exception française » sans doute.
On objectera que les horaires d’enseignement sont saufs : 2h choisies en Première + 3h peut-être choisies de nouveau en Terminale + 4h obligatoires = 8h pour le versant philosophique des « Humanités ».
On répondra qu’un tel décompte ne prouve rien car un enseignement initial en philosophie consiste en l’expérience, souvent difficile, de la rencontre avec des lectures, des exigences de rédaction et d’élocution inédites. Alors que la littérature est présente tout au long de la scolarité, seule la philosophie est une « terre inconnue » qui paraît aux élèves qui entrent en Terminale à la fois désirable et inquiétante.
En quoi ils ont raison – mais pour de tout autres raisons que celles qui les habitent le jour de la rentrée.
Si chaque professeur s’y prend évidemment selon sa culture et son inventivité personnelles pour faire que la rencontre avec la philosophie s’effectue, l’extraordinaire transformation qui advient le plus souvent entre le début et la fin de l’année scolaire ne peut pas advenir tant lui font obstacle à la fois le morcellement horaire, lui-même soumis à la liberté optionnelle, et la fort problématique division du travail entre les Lettres et la philosophie.
D’un seul et même mouvement il est clair qu’une véritable initiation à la philosophie est rendue fort problématique mais il est non moins clair en outre que l’unité de « la classe » (qui n’a d’ailleurs jamais existé dans certains pays voisins) est tout simplement détruite.
Notes
1– [NdE] Rappel. On peut lire le programme ici : http://cache.media.education.gouv.fr/file/SP1-MEN-22-1-2019/00/2/spe578_annexe_1063002.pdf
2– [NdE] Il s’agit du Groupe d’élaboration des projets de programmes (GEPP, voir l’article de Denis Kambouchner, co-pilote du Groupe). Mais le terme « Commission », pour être inexact formellement en l’occurrence, ne l’est pas fonctionnellement.
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Chère Madame, merci.
Ayant déjà dit -avec d’autres- mon accord avec l’analyse de Jean-Michel Muglioni, et mon profond désaccord avec les propos de Denis Kambouchner, je ne vais pas les reprendre. Vous dites si bien et efficacement ce qu’il faut dire. Encore merci.
Mais les jours passent… et le rouleau compresseur avec.
je viens de lire votre billet avec un grand plaisir, il nous donne la force de s’opposer à la réforme
C’est déjà cela et ce n’est pas rien
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