La nouvelle présidente de la Commission européenne a chargé le futur commissaire à l’immigration de « protéger notre mode de vie européen ». Elle est heureusement invitée à s’en expliquer par le président du Parlement européen. Jean-Michel Muglioni se demande en quel sens on peut parler d’un mode de vie commun à tous les Européens, en dehors de la présence de supermarchés sur tout le continent. Que sont devenues l’Europe de la liberté de conscience, et la riche diversité de ses peuples, de ses régions et de leurs modes de vie ?
L’uniformisation de l’Europe
Voilà peut-être institué un Commissariat à l’european way of life, avec pour tâche la protection du mode de vie européen. On voit tout ce qu’implique la volonté de qualifier ainsi la politique de l’immigration. Les immigrés polonais ou italiens qui ont afflué en France depuis le XIXe siècle avaient-ils en effet le même mode de vie que les Français d’alors ? Je ne crois pas que ma femme de ménage ait eu dans sa jeunesse portugaise un mode de vie comparable au mien ni à celui qu’elle a aujourd’hui. Un Finlandais et un Crétois ont-ils le même mode de vie ? Le continent européen a-t-il cessé d’être formé de peuples différents les uns des autres ? Une Europe avec un mode de vie unique aurait perdu sa diversité, qui lui était essentielle. Et il est vrai qu’on trouve aujourd’hui les mêmes produits dans les supermarchés de tout le continent, marché commun en un sens moins européen qu’américain. De là une unification des mœurs, qui gomme peu à peu les différences. Aujourd’hui un Français est moins dépaysé à Londres qu’il y a cinquante ans. Partout en Europe, les mêmes magasins de prêt-à-porter… Parler d’un mode de vie européen, comme on a dit qu’il y avait un mode de vie américain, l’american way of life, c’est peut-être simplement reconnaître que celui-ci s’est étendu à l’Europe et qu’en cela, par conséquent, cette Europe n’a pas grand-chose d’européen. Il est donc à craindre que la Commission européenne soit chargée de gérer l’américanisation de l’Europe, admise par exemple en Allemagne, mais qui en France irrite autant qu’elle séduit. Cette uniformisation n’est pas pour rien dans le renouveau des régionalismes et des nationalismes. Les inventeurs de cette notion confuse de « protection du mode de vie européen » veulent sans doute aller au-devant de telles revendications identitaires, mais ils ne feront ainsi que les exacerber.
L’idée européenne
On m’objectera que la Commission ne prétend pas définir l’Europe par le marché mais par certains principes politiques et juridiques. Dans ce cas, à quoi bon un commissariat spécial chargé de l’immigration pour les défendre et les faire respecter, puisque ces principes concernent toutes les activités européennes ? On peut penser qu’ils sont plus dangereusement remis en cause par la politique de certains États de l’Union que par l’immigration, et ces États ne sont pas par hasard les plus opposés à l’immigration.
Qu’est-ce que la spécificité de l’Europe ? Qu’est-ce qui est proprement européen ? Non pas un territoire et les modes de vie qui y ont cours ; rien qui relève de ce qu’on appelle l’identité culturelle, pas même une communauté de valeurs, mais une idée : l’idée extraordinaire que toute valeur peut être l’objet de critique, et qu’aucune croyance, aucune appartenance ne définit un homme ou un lieu. Et du même coup on comprend qu’une telle exigence proprement spirituelle puisse animer des hommes dont les mœurs sont fort différentes dans des pays qui n’ont pas la même histoire, ni la même religion, ni les mêmes institutions : ils sont « européens » même au-delà de l’Europe si la liberté de penser et de vivre sans être assujettis à des coutumes et des croyances locales ou régionales leur est accordée. La géographie n’explique pas seule que l’Europe soit depuis des siècles une terre d’immigration qui ne se définit pas par un mode de vie, mais par la capacité d’accueillir en son sein des hommes qui n’ont pas le même mode de vie.
Ce n’est pas la première fois que l’Europe trahit l’Europe. Cette liberté y a été conquise de haute lutte, et il y a eu des guerres civiles et religieuses. Après la révocation de l’édit de Nantes, les protestants français se sont réfugiés en Angleterre, en Hollande, dans les États allemands. La Seconde Guerre mondiale fut un combat contre l’idée nazie d’une Europe fondée sur l’appartenance et la race. L’oppression coloniale a été elle-même une autre forme de trahison. L’intitulé « protection du mode de vie européen » va dans le même sens : au lieu de réaffirmer l’exigence d’universalité comprise dans l’idée de la liberté, la Commission semble vouloir imposer un mode de vie comme feraient des colons.
Universalité et diversité
Je me souviens avoir entendu naguère un célèbre ministre de la Culture se réjouir de ce que, de Bari au nord de l’Europe, les universités soient parvenues à s’unifier, et si je ne me trompe, il ajoutait qu’ainsi l’enseignement de la psychiatrie serait enfin partout le même. Peut-être cet exemple est-il une invention de mon mauvais esprit. Mais cela fait froid dans le dos : l’uniformisation de la recherche et de l’enseignement en psychiatrie ! Une Europe sans une diversité d’universités où l’on parle des langues différentes, où chacune est susceptible d’être l’objet de la critique des autres, une Europe où les écoles n’auraient plus chacune sa spécificité et sa tradition, ses modes de vie et même ses rites, une telle Europe ne serait plus l’Europe. Il est donc à craindre que la protection du mode de vie européen signifie l’accomplissement de l’uniformisation de l’Europe, régression inouïe.
Si l’humanité n’avait qu’une langue, elle ignorerait que ses images et ses classifications ne sont pas universelles mais particulières : elle croirait sa langue naturelle. Au contraire les différentes façons de parler des mêmes choses dans une langue et dans une autre font prendre conscience de la particularité de chacune et du même coup nous permettent de nous élever à l’universel, c’est-à-dire de formuler dans une langue particulière une pensée qui ne se réduit pas à ce que la particularité de cette langue exprime. Les grandes langues européennes communiquent entre elles par la traduction des grandes œuvres que chacune a pu produire : leur diversité les ouvre les unes sur les autres et sur toutes celles du monde, elle les libère de tout enfermement régionaliste. Ainsi, sans la constitution au cours de l’histoire de diverses Nations, il n’y aurait jamais eu d’Europe, c’est-à-dire un monde où il est possible de ne pas rester prisonnier de son appartenance à un peuple, une région ou un milieu particulier. Imaginer que l’Europe se définisse par un mode de vie, c’est renoncer à l’idée européenne.
© Jean-Michel Muglioni, Mezetulle, 2019