Chloé Morin est politologue, elle a travaillé auprès de responsables socialistes et a déjà à son actif plusieurs livres qui ont rencontré un succès mérité. Elle propose ici une réflexion stimulante sur ce qui est désigné sous le vocable de « wokisme ». Il s’agit d’un essai ponctué de cinq dystopies, lesquelles nous plongent dans un avenir possible si le phénomène se poursuit et elle y introduit aussi des entretiens avec plusieurs responsables politiques (Carole Delga, Edouard Philippe, Sandrine Rousseau, Marine Le Pen, Isabelle Rome…)1.
Quelques enquêtes d’opinion viennent éclairer le propos de l’auteur : contrairement à une rengaine souvent relayée, les idées « woke » n’ont rien de marginal et touchent assez massivement la jeunesse, en particulier via le monde universitaire. Et cela n’a rien de surprenant tant cette classe d’âge est « biberonnée à la culture anglo-saxonne ». Chloé Morin fait part de ses doutes, exprime sa volonté de comprendre le phénomène, « trier le bon grain de l’ivraie pour éviter que le bébé ne parte avec l’eau du bain ». Ce livre n’est pas l’expression d’un anathème ou l’œuvre d’un procureur qui aurait déterminé son verdict avant même d’entendre les parties en présence. Il traduit une interrogation sincère sur ce que serait la France « quand son fils aura vingt ans », en 2042.
À côté de cette distance revendiquée, l’auteur exprime clairement son positionnement politique, à gauche, et c’est de ce camp qu’elle décèle « la partition entre les chercheurs -sociologues, juristes, économistes et autres- et les entrepreneurs de mémoire qui ne vivent au fond que de l’exploitation des fractures, de la confrontation et de la victimisation ». Mais l’approche des chercheurs, la neutralité axiologique chère au sociologue Max Weber, a peu de chances de prévaloir dans la mesure où, par définition, le wokisme « tend à considérer qu’il faut avoir vécu pour comprendre et efface l’universel au nom de la primauté des expériences singulières ». Autrement dit, « quand les woke vous dénient le droit de parler de racisme si vous n’êtes pas noir ou de féminisme si vous n’êtes pas une femme, ils installent un récit de l’intolérance au nom justement d’une tolérance qu’ils revendiquent pourtant ».
Chloé Morin pointe les caractéristiques du wokisme, et d’abord « une manière de voir le monde, de le découper de manière binaire entre dominants et dominés, chaque catégorie étant irrémédiablement figée et hermétique ». C’est ensuite une mécanique de pensée, « une quête d’absolu : exemplarité absolue, pureté totale. Tous ceux qui penseront satisfaire l’ogre woke en rehaussant les standards nouveaux auxquels ils acceptent de se conformer se verront toujours rétorquer que ce n’est pas suffisant ». Mais l’auteur observe aussi que la pensée woke a incorporé des caractéristiques qui furent jadis l’apanage du camp réactionnaire : « En d’autres temps, ce sont les conservateurs qui ont tenté d’influencer l’art, à travers un encadrement de la liberté de création, pour inculquer au ‘bas peuple’ jugé forcément bête et inculte des règles de vie et principes moraux ». Le constat dépasse le champ politique pour embrasser la conception même de la vie en commun et vanter l’utilité du débat démocratique : « Là où nos anciens pensaient qu’une société plurielle, où un grand nombre d’idées pouvaient s’exprimer, était une richesse, nous tendons à considérer qu’une pensée sans aspérité est un confort qui mérite que l’on cède sur des principes fondamentaux pour le préserver ».
Chloé Morin consacre aussi des développements à la manière dont la science est contestée voire frontalement attaquée, en particulier aux États-Unis d’Amérique, mais pas seulement. L’auteur relève ainsi qu’à Sciences Po Paris, il existe des cours de sociologie du genre mais aucun enseignement sur la réalité scientifique de ce même genre. Elle examine aussi les évolutions en cours dans le monde de l’entreprise : « Mettre le doigt dans l’engrenage des revendications identitaires ne fait que nourrir l’escalade des demandes ». L’auteur nous invite à regarder un siècle en arrière : « Un ordre moral bourgeois voire franchement conservateur était en place. Il ne faudrait pas qu’il soit un siècle plus tard remplacé par un ordre moral progressiste ». Elle en appelle au « réveil » de son propre camp, la gauche, héritière des Lumières et pourtant si ingrate à l’égard de ce legs : si celle-ci « ne fait pas entendre sa voix, elle sera assimilée aux dérives wokes et utilisée comme un repoussoir et donc un marchepied vers le pouvoir par ceux qui s’opposent au wokisme ». Chloé Morin observe que le phénomène progresse surtout « en se jouant de notre propre faiblesse et de notre manque de courage » plutôt qu’en convainquant de nouveaux adeptes. Alors, courage !
Chloé Morin, Quand il aura vingt ans. À ceux qui éteignent les Lumières, Paris, Fayard, 2024.
1 – Mezetulle remercie la revue Humanisme, qui publiera cet article dans sa prochaine livraison (n°344).
Excellent.
Malheureusement…la contagion (réseaux sociaux…etc) emporte les opinions des jeunes gens. Il faut quelque courage pour s’opposer aux opinions dominantes. Le courage est l’une des vertus qui s’étiole et disparait, lentement, de l’éducation distribuée par les enseignants qui ne cherchent pas à faire des vagues en éteignant le courage qui leur reste.