Il est bon de rappeler en cette période de Noël, comme l’avait fait Mezetulle en décembre 2014, un bel article de Claude Lévi-Strauss intitulé « Le Père Noël supplicié » paru en 1952 dans Les Temps modernes1. Ce texte s’appuie sur un fait pas du tout « divers ». Le Père Noël a été pendu et brûlé le 24 décembre (on suppose 1951) sur le parvis de la cathédrale de Dijon, « avec l’accord du clergé qui avait condamné le Père Noël comme usurpateur et hérétique »2. Lévi-Strauss s’empare de cet événement et, avec la précision, la profondeur et la souveraineté de la méthode structuraliste, en révèle les dimensions souterraines et universelles.
« Le Père Noël est donc, d’abord, l’expression d’un statut différentiel entre les petits enfants d’une part, les adolescents et les adultes de l’autre. À cet égard, il se rattache à un vaste ensemble de croyances et de pratiques que les ethnologues ont étudiées dans la plupart des sociétés, à savoir les rites de passage et d’initiation. […] Comment, par exemple, ne pas être frappé de l’analogie qui existe entre le Père Noël et les katchina des Indiens du Sud-Ouest des États-Unis? Ces personnages costumés et masqués incarnent des dieux et des ancêtres; ils reviennent périodiquement visiter leur village pour y danser, et pour punir ou récompenser les enfants, car on s’arrange pour que ceux-ci ne reconnaissent pas leurs parents ou familiers sous le déguisement traditionnel. Le Père Noël appartient certainement à la même famille, avec d’autres comparses maintenant rejetés à l’arrière-plan : Croquemitaine, Père Fouettard, etc. »
Un déplacement mythique dont Claude Lévi-Strauss restitue le noyau profond, à savoir le statut à la fois déprécié et fascinant, attirant et inquiétant, de la non-initiation (en l’occurrence incarnée par les enfants) dans sa relation aux morts :
« La « non-initiation » n’est pas purement un état de privation, défini par l’ignorance, l’illusion, ou autres connotations négatives. Le rapport entre initiés et non-initiés a un contenu positif. C’est un rapport complémentaire entre deux groupes dont l’un représente les morts et l’autre les vivants. »
Comment s’effectue cette restitution ? L’article illustre de manière concentrée et éblouissante la puissance de la méthode structuraliste qui a donné naissance à l’admirable série des Mythologiques3. Lévi-Strauss embarque le lecteur dans un voyage anthropologique qui le fait passer des Indiens d’Amérique aux Saturnales célébrées à Rome.
Il en résulte une réflexion sur le paganisme contemporain non pas comme survivance, mais comme fonction symbolique et constante anthropologique : « Il faut ici distinguer soigneusement entre le point de vue historique et le point de vue structural. » précise l’auteur.
Oui l’Église avait bien raison, de son point de vue, de supplicier le Père Noël, divinité païenne particulièrement coriace et résurgente ! Et l’auteur d’ajouter, au détour d’un paragraphe : « Reste à savoir si l’homme moderne ne peut pas défendre lui aussi ses droits d’être païen. »
Il faut lire l’intégralité de ce texte, c’est un régal. On peut le lire en ligne et le télécharger dans plusieurs formats sur le site de l’Université du Québec à Chicoutimi ou bien directement dans la fenêtre ci-dessous en pdf .
Notes
1 – Claude Lévi-Strauss, « Le Père Noël supplicié », Les Temps modernes (Gallimard) n° 77, mars 1952, p. 1572-1590.
2 – L’auteur cite une dépêche de France-Soir.
3 – Claude Lévi-Strauss, Les Mythologiques, 4 vol. Paris : Plon, 1964-1971. Il faut citer, plus récemment, le très bel ouvrage de Françoise Héritier Les Deux Sœurs et leur mère. Anthropologie de l’inceste, Paris : O. Jacob, 1994 (rééd. 2012).
© Mezetulle
Texte de Claude Lévi-Strauss
version pdf reprise depuis le site de l’UQAC :