Avec plus de rigueur que jamais, la doctrine morale de l’Église catholique condamne toute pratique sexuelle hormis la procréation d’enfants par des époux munis du sacrement de mariage. L’ouvrage de Frédéric Martel Sodoma. Enquête au cœur du Vatican1 révèle que les instigateurs de cette morale, dans leur majorité, pratiquent en secret une homosexualité qu’ils anathémisent en public – ce faisant, ils bafouent à la fois leurs vœux sacerdotaux et l’exigence universelle de vérité. On notera toutefois que l’auteur s’avance souvent masqué et parvient à ce brillant résultat par des méthodes qui ne sont pas exactement celles qu’il invoque.
En 2013, Frédéric Martel résumait ainsi une gigantesque enquête internationale qu’il venait d’effectuer : « Sur tous les continents, la révolution gay est en marche. Un jour, l’homosexualité sera peut-être moins pénalisée que l’homophobie ». (Global Gay. La longue marche des homosexuels). Quelques années plus tard, il découvre, au Vatican, « l’une des plus grandes communautés homosexuelles au monde » : Sodoma. Enquête au cœur du Vatican relate cette expédition.
La quatrième de couverture annonce le sujet de l’enquête, provoquée par les multiples questions soulevées par la presse, depuis une quinzaine d’années, à propos de l’Église catholique. Selon Frédéric Martel, elles prennent toutes leur origine dans un même fait dont il a exploré toutes les facettes, la double vie d’un haut clergé à la fois homosexuel et homophobe :
« Le célibat des prêtres ; l’interdiction du préservatif par l’Église ; la culture du secret sur les affaires d’abus sexuels ; la démission du pape Benoît XVI ; la misogynie du clergé ; la fin des vocations sacerdotales ; la fronde contre le pape François : un même secret relie toutes ces questions. Ce secret a longtemps été indicible. Il porte un nom : Sodoma. La ville biblique de Sodome aurait été détruite par Dieu en raison de l’homosexualité de ses habitants. Or aujourd’hui, c’est au Vatican que l’on trouve l’une des plus grandes communautés homosexuelles au monde. […] Ce livre révèle la face cachée de l’Église : un système construit depuis les plus petits séminaires jusqu’au Vatican à la fois sur la double vie homosexuelle et sur l’homophobie la plus radicale. La schizophrénie de l’Église est insondable : plus un prélat est homophobe en public, plus il est probable qu’il soit homosexuel en privé. »
L’auteur entend donc arracher le voile d’hypocrisie dont la plus importante des Églises chrétiennes couvre la doctrine morale inflexible qu’elle entend imposer à un « monde » rétif.
On se souvient en effet que le concile Vatican II (1962-1965) appelait à un aggiornamento de l’Église, à sa réconciliation avec le monde tel qu’il est. Or, dès 1968 et jusqu’à ce jour, la doctrine morale catholique n’a jamais cessé de tourner le dos à l’évolution des mœurs en Europe et aux États-Unis en martelant ad nauseam son impératif : la pratique sexuelle des créatures de Dieu ne doit pas avoir d’autre visée que reproductive. Des historiens et des sociologues se sont souvent interrogés sur cette étrangeté — l’imposition d’une morale sexuelle délibérément réactionnaire à l’issue d’une proclamation d’ouverture au « monde » – sans parvenir à l’expliquer. Frédéric Martel, pour sa part, se borne à constater le point d’aboutissement du processus, une extrême concentration d’homosexuels homophobes dans l’appareil de direction de l’Église, au point qu’elle fait désormais système. Il peut ainsi énoncer, à mesure que progresse son récit des pontificats depuis Paul VI, les quatorze « règles » qui constituent l’armature de sa démonstration, et qu’il souligne en lettres italiques (pp. 25, 27, 53, 61, 82, 117, 150, 156, 200, 209, 357, 451, 609 et 611). Ainsi, la règle 4 : « Plus un prélat est pro-gay, moins il est susceptible d’être gay ; plus un prélat est homophobe, plus il y a de probabilité qu’il soit homosexuel ». Ou encore la règle 12 : « Les rumeurs colportées sur l’homosexualité d’un cardinal ou d’un prélat sont souvent le fait d’homosexuels, eux-mêmes dans le placard, qui attaquent ainsi leurs opposants libéraux. Ce sont des armes essentielles utilisées au Vatican contre des gays par des gays ». Les comportements et les discours affichés par les promoteurs de la chasteté cléricale sont ainsi, l’un après l’autre, retournés en leur contraire, et l’ensemble de ces hypocrisies dresse le tableau d’un Vatican pharisien, voué en réalité à l’activité sexuelle.
Les lecteurs de la presse euro-américaine savaient déjà qu’il existait au Vatican des prélats homosexuels, voire même qu’un « lobby gay » avait été à la manœuvre lors des scandales qui conduisirent à la démission de Benoît XVI, mais Frédéric Martel est le premier auteur à parler d’un système, et à montrer sa mise en place progressive sur un demi-siècle. En cela, Sodoma constitue une révélation sans égale pour quiconque s’intéresse à l’Église catholique, mais aussi – en raison de son obstination à inscrire cette morale sexuelle dans notre débat public et dans nos législations – pour quiconque est concerné par la libéralisation des mœurs.
Je voudrais toutefois montrer que Frédéric Martel parvient à ce brillant résultat par des méthodes qui ne sont pas exactement celles qu’il invoque, et que le malaise parfois ressenti à la lecture de son livre vient de ce que son auteur n’a pas seulement l’identité qu’il annonce.
Ouvrons donc ce pavé de 630 pages. Une Note de l’auteur et des éditeurs (pp. 7-8) prévient le lecteur : Sodoma est un ouvrage d’une importance telle qu’il paraît simultanément « dans une vingtaine de pays et en huit langues ». L’auteur, « écrivain et sociologue, […] journaliste à France-Culture », a réalisé « une enquête de terrain qui a duré plus de quatre années », pour laquelle il s’est fait assister par une « équipe de 80 ‘researchers‘, correspondants, conseillers, fixeurs2 et traducteurs […] près de 1 500 personnes ont été interrogées, au Vatican et dans trente pays : parmi elles, 41 cardinaux, 52 évêques et monsignori, 45 nonces apostoliques et ambassadeurs étrangers, et plus de deux cents prêtres et séminaristes. Tous ces entretiens ont eu lieu sur le terrain (en face-à-face, aucun par téléphone ou par e-mail) ».
On nous promet donc, d’emblée, mieux qu’un travail sérieux, une masse écrasante de données recueillies à la meilleure source. Si écrasante même que l’auteur a manqué de place pour les notes et la bibliographie, et qu’il les a confiées au site internet de l’ouvrage, http://www.sodoma.fr.
Bizarre pour un sociologue ou un journaliste, sans même parler d’un écrivain. On trouve en effet sur le site, en anglais, une compilation indigeste dont les articles, classés dans l’ordre alphabétique et prolongés par des liens souvent inactifs, sont référés sans aucun commentaire à un chapitre du livre. Des auteurs essentiels paraissent absents (ainsi Richard Sipes, qui traite aussi des pratiques hétérosexuelles dans le haut clergé), mais il est difficile de le vérifier. L’on s’avise alors que Sodoma ne comporte pas d’Index des noms, ainsi qu’on pourrait s’y attendre dans un ouvrage de référence. Cela provient peut-être du choix qu’a fait Martel de ne jamais « outer » un prélat vivant qui ne l’aurait pas déjà été par la presse ou par la justice, sans qu’il précise s’il défère à une règle d’éthique (et laquelle) ou de simple prudence (ses éditeurs ont d’ailleurs engagé une armée d’avocats).
Quel qu’en soit le motif, cette décision aboutit à disjoindre la plupart des informations de leur source. Ainsi, un personnage vivant est parfois désigné par son nom, sous prétexte que l’auteur a eu avec lui un ou deux ou cinq entretiens enregistrés, mais, afin de le protéger, les dires de l’enquêté ne sont pas cités ; ou bien, le même prélat est désigné par le sobriquet dont ses confrères homosexuels l’affublent (ce qui nous fait mesurer leur drôlerie sans nous laisser identifier son nom, et surtout sa fonction) ; ou encore, il est désigné par une formule impersonnelle et délibérément vague, mais assortie des informations nécessaires pour percer la réalité de « Sodome ».
Ce jeu de cache-cache avec le lecteur, vraiment étrange dans un ouvrage visant à l’information, est particulièrement gênant dans la première partie, qui porte sur le Vatican homosexuel d’aujourd’hui, à l’ère du pape François. Afin de nous démontrer à quel point les homosexuels masqués en homophobes – ceux de « la paroisse » – y sont nombreux, Frédéric Martel nous propose, d’une part, des noms dépourvus de la moindre information, et, d’autre part, la description détaillée (mais anonyme) des formes de liens homosexuels qu’on peut y observer : « l’amour d’amitié », chaste et passionné, qui paraît être une spécialité pontificale ; la liaison quasi-conjugale avec un secrétaire, un assistant, un « neveu », ou un garde suisse ; la participation à des soirées chem-sex dans les murs du Vatican ; hors les murs, la drague de prostitués, souvent préparée par des religieux faisant fonction de rabatteurs, et la fréquentation d’établissements gays tout proches. Etc.
L’auteur prétend ainsi nous familiariser avec les « cinquante nuances de gay », une expression qu’il utilise tout du long avec coquetterie, mais qu’il aurait dû s’interdire, s’il avait bien lu ce qu’il écrit lui-même notamment dans l’Épilogue de Sodoma pp. 607-608 : ceux des prélats du Vatican qui désirent des hommes ou qui couchent avec eux sont en effet des homosexuels mais non des gays, car ils ont horreur de leur pratique sexuelle, dont ils refusent qu’elle définisse leur identité. Par contre, les meilleurs informateurs de Martel paraissent être d’anciens prêtres devenus gays au sens politique du terme, qui se sont un jour révoltés contre leur double vie et leur haine de soi, et qui ont planté là le Vatican et le cléricat. Ainsi Francesco Lepore, dont la biographie ouvre le livre, ou, plus loin, la plupart des collaborateurs de l’auteur, dont il nous annonce le statut intellectuel (journalistes, researchers, etc.), mais dont le récit montre qu’ils sont aussi d’anciens prêtres devenus des gays et parfois des militants LGBT.
On s’avise alors que Frédéric Martel lui-même est, bien sûr, l’intellectuel qu’il prétend être (« un écrivain, un sociologue et un journaliste »), mais qu’il dispose aussi d’autres compétences, sans lesquelles son enquête dans la haute Église n’aurait produit aucun résultat. Il fallait en effet appartenir à la classe des hommes pour accéder à cette société exclusivement masculine, et au surplus, violemment misogyne. Il fallait aussi être né dans le catholicisme et y avoir été au minimum catéchumène. Il fallait enfin avoir une expérience préalable des techniques de dissimulation propres aux milieux homosexuels, ce à quoi l’existence personnelle de Frédéric Martel et ses nombreux voyages l’ont excellemment préparé.
Pour n’en prendre qu’un exemple, l’un des admirateurs de Sodoma, le catholique Henri Tincq, longtemps responsable de la rubrique religieuse du Monde, se dit bouleversé par cette peinture stupéfiante d’un Vatican qu’il a fréquenté pendant des décennies (Slate, 21 février 2019). Cela vient sans doute de ce qu’au contraire de Martel, le vertueux Henri Tincq ne dispose d’aucun « gaydar » (p. 150, ou p. 353), ce supposé radar des gays, qui permet à notre auteur de déduire l’homosexualité cachée du cardinal Burke sans même le rencontrer, pour avoir humé les parfums de sa salle de bains, et entrouvert sa penderie (chap. 2). Parfois, Martel piège ses enquêtés en évoquant de grands écrivains catholiques français des années 1930, dont certains furent, eux aussi, des homosexuels de placard : c’est le « code Maritain » (chap. 7). Il arrive aussi que l’enquêteur offre – à une longue liste de prélats expressément nommés – un « petit livre blanc », autre « code » dont Martel, par une étrange coquetterie pour un sociologue ou un journaliste, « préfère garder la clé » (p. 64). À mesure que le lecteur enregistre les situations dans lesquelles l’auteur recourt à ce dernier « code » (pp. 196, 239, 351 et 435), il en vient à présumer qu’il s’agit du Livre blanc de Cocteau en 1927, qui sortait ainsi du placard au grand dam de Maritain. Quand notre enquêteur le donne, sans commentaire, à un prélat homophile, cela équivaut donc à lui signifier sans mot dire : va, je t’ai débusqué.
L’on comprend alors pourquoi Sodoma est sorti simultanément « dans une vingtaine de pays et en huit langues » : Frédéric Martel, un intellectuel gay qui est aussi un écrivain, un sociologue et un journaliste, a procédé au montage littéraire d’un scandale planétaire afin d’«outer», une fois pour toutes, le Vatican homophobe.
Notes
1 – Frédéric Martel, Sodoma. Enquête au cœur du Vatican,Paris, Robert Laffont, 2019.
2 – Les journalistes qui enquêtent sur des terrains lointains et dangereux (en général les pays de djihad) embauchent des « fixeurs », des gens du lieu qui négocient la possibilité d’une rencontre. L’ « équipe » ainsi décrite pose donc Martel comme un journaliste doté de fonds importants, dont il ne dit pourtant pas l’origine, malgré la sacro-sainte règle professionnelle de transparence.
Bonjour,
Je trouve la présentation de l’ouvrage intéressante en ce qu’elle ne cède pas à la facilité: malgré l’importance du propos qu’il porte, l’auteur n’est pas vierge de toute remise en question. Merci, donc.
Néanmoins cette lecture m’étonne: « Or, dès 1968 et jusqu’à ce jour, la doctrine morale catholique n’a jamais cessé de tourner le dos à l’évolution des mœurs en Europe et aux États-Unis en martelant ad nauseam son impératif : la pratique sexuelle des créatures de Dieu ne doit pas avoir d’autre visée que reproductive. » Sans manquer de lucidité face aux divers tabous et à la moraline dispensée par l’Eglise, cette assertion me semble fortement manquer de nuance. On peut par exemple penser à la Théologie du corps de JP II ou à son ouvrage Amour et Responsabilité: beaucoup de ses disciples déclarent depuis longtemps donc, jusqu’à ce jour, que les époux ont devoir d’union et de procréation, les deux n’étant pas forcément toujours liés.
Bien à vous,
Carmen Angor
Tous les « disciples » de Jean-Paul II m’accorderont que sa Théologie du corps, exposée dans ses catéchèses du mercredi entre 1979 et 1984, s’inscrit dans le prolongement de l’encyclique de Paul VI Humanæ Vitæ (1968), et que la sexualité y est uniquement réservée au couple conjugal. Elle propose, il est vrai, une version personnaliste de la doctrine catholique, dont Jean-Luc Godard a pu dire qu’elle faisait de Jean-Paul II le co-scénariste de Je vous salue Marie. Reste qu’elle ne modifie pas la doctrine d’un iota, comme on a pu le voir tout au long de ce pontificat : refus des « méthodes artificielles » de contraception, refus de l’avortement, refus du préservatif contre les maladies sexuellement transmissibles (l’abstinence et la fidélité devant suffire à en préserver l’humanité), etc… Ma formulation est issue d’une relecture du Catéchisme de l’Eglise catholique (1992), que Jean-Paul II tenait pour un acte majeur de son pontificat, et dont il a étayé l’autorité par la publication de l’encyclique Veritatis splendor (1993). Relisez donc ce texte : la vie morale des « personnes » doit être en conformité avec la vérité divine, celle enseignée par Dieu à travers ses prophètes, le Christ, et la Tradition de l’Eglise.
En conclusion : dans sa Théologie du corps, Jean-Paul II laisse en effet entendre que, dans le cadre doctrinal plus haut décrit, les époux consacrés peuvent aussi se donner du plaisir, mais l’on peut se demander comment ils y parviennent.