Montesquieu et la musique

A la différence de bien de ses contemporains, Montesquieu ne s’est pas intéressé de façon particulière à la musique, même si les références à la musique ne sont ni rares ni anecdotiques ni insignifiantes dans son œuvre. On peut justement voir là un témoin du rapport que les esprits éclairés entretenaient alors avec les questions musicales.

La référence à la musique ne saurait constituer un point d’éclairage décisif sur la pensée de Montesquieu, qui n’apporte pas d’élément nouveau en la matière. A la différence de nombre de ses contemporains (Fontenelle, Voltaire, le P. Castel, le président de Brosses), à la différence encore plus évidente de la génération qui lui succède et qui gravite autour de l’Encyclopédie (d’Alembert, Diderot, Rousseau, Grimm ou Jaucourt) Montesquieu ne s’est pas mêlé d’écrire pour le théâtre lyrique ; il n’a pas débattu longuement des problèmes théoriques relatifs à la musique, il n’a pas vu non plus dans la musique un champ philosophique de premier ordre, et sauf quelques remarques brèves, il ne s’est pas engagé dans les querelles musicales qui pourtant firent grand bruit de son vivant – en particulier, la querelle entre lullystes et ramistes en 1733 ou plus tard la querelle des Bouffons en 1752, épisodes scandant une comparaison incessante entre musique italienne et musique française pendant toute cette période. Par ailleurs, même si quelques textes s’y rapportent, son séjour en Italie ne semble pas avoir été un événement déterminant dans son rapport à la musique, alors qu’il a été un moment important dans son appréciation des arts visuels et plastiques, comme l’a montré Jean Ehrard dans son Montesquieu critique d’art.

Ce serait plutôt l’inverse : du fait de sa place intellectuellement modeste, quoique quantitativement non négligeable, cette référence atteste de l’ordinaire du rapport des esprits éclairés aux questions musicales à l’époque, et elle montre que ces questions, loin d’être techniques ou régionales, avaient une portée générale qu’aucun esprit philosophique ne pouvait négliger et qui excède le champ que nous appelons aujourd’hui « esthétique ».
Quatre points de rencontre explicites entre Montesquieu et la musique méritent d’être signalés.

 

1° Certaines remarques relèvent d’un usage humaniste classique de la référence musicale, relatif à la fonction publique, politique, morale et idéologique de la musique chez les Anciens. (La bibliothèque de Montesquieu à La Brède contient le Dialogue sur la musique des anciens de l’abbé de Châteauneuf.) Au chapitre 8 du Livre IV de L’Esprit des lois, Montesquieu s’interroge sur l’importance de la musique comme institution politique chez les Grecs, attestée aussi bien par Platon que par Aristote. Il l’explique par la nécessité de donner aux citoyens une occupation tempérant l’éducation trop exclusivement guerrière qu’ils auraient reçue sans elle : la musique avait donc pour rôle d’ « adoucir les mœurs », et elle y est plus propre parce que, « de tous les plaisirs des sens, il n’y en a aucun qui corrompe moins l’âme ». Montesquieu reprend ici le thème des  pouvoirs moraux de la musique, thème qui s’insère alors dans la problématique générale de la querelle des Anciens et des Modernes. Il est utilisé par les partisans des Anciens dans leur éloge de l’enthousiasme et de l’inspiration poétique, et repris plus tard par Rousseau dans son Essai sur l’origine des langues. On trouve une critique de cette thématique chez l’abbé Terrasson (Dissertation critique sur l’Iliade d’Homère, Paris: F. Fournier, 1715, IIIe partie, section 2, chap.1), qui préfigure les remarques ironiques de Hume au sujet de la survalorisation des ouvrages antiques, d’autant plus importante qu’on les connaît moins bien. Dans ses Commentaires sur quelques principales maximes de l’Esprit des lois, Voltaire remarque que le sens du terme « musique » était très large dans l’Antiquité.

On peut également ranger dans cette première catégorie la remarque figurant au chapitre 2 du livre XIV de L’Esprit des lois : la même musique a des effets différents sur des peuples vivant dans des climats opposés (ici Anglais et Italiens ?). Il s’agit toujours, non pas de considérer la musique en elle-même, mais d’en considérer l’effet et d’en situer la fonction sociale. Enfin le fragment 1050 des Pensées, reprenant la thématique du pouvoir de la musique chez les anciens, oppose une musique « imparfaite » mais qui émeut à une musique plus sophistiquée qui plaît sans émouvoir.

 

2° Au sujet de l’intérêt qu’a pu porter Montesquieu aux développements très importants de la théorie acoustique et musicale à son époque (ponctuée par les travaux de Joseph Sauveur en 1711 puis par l’œuvre théorique de Rameau entre 1722 et 1737, relayée en 1752 par les Eléments de musique de d’Alembert), nous n’avons pas trouvé de témoignage direct. Mais le catalogue de la bibliothèque de La Brède permet de s’en faire une idée : sur les six ouvrages classés sous la rubrique Musici, trois portent sur des questions théoriques, en particulier le Traité d’harmonie de Rameau (1722) qui n’a pu être acquis que du vivant de Montesquieu. Comme le font remarquer Louis Desgraves et Catherine Volpilhac-Auger dans l’introduction au Catalogue de la bibliothèque de Montesquieu, « c’est trop peu pour qu’on puisse conclure que Montesquieu s’intéressait à la théorie musicale, assez pour qu’on soit sûr qu’il n’y était pas indifférent. ».

 

3° Les remarques s’insérant dans les débats esthétiques musicaux, laconiques et dispersées, sont néanmoins précises et souvent très pénétrantes.

Son séjour en Italie permet à Montesquieu de se prononcer dans la comparaison alors continuelle entre musique italienne et musique française. Dans une lettre à Bonneval datée du 29 septembre 1728, il mentionne une soirée d’opéra à Milan. Si Montesquieu partage la réprobation générale des Français envers l’usage des castrats (Pensées 388 et 1141), il explique celle-ci par des raisons strictement esthétiques : ce sont des voix trop uniformes et qui n’ont d’autre fonction que l’adaptation à un type de chant. Par ailleurs, il avoue avoir été frappé par la séduction et la souplesse de la mélodie italienne : « la musique italienne se plie mieux que la française qui semble raide. C’est comme un lutteur plus agile. L’une entre dans l’oreille, l’autre la meut. ».

Le parallèle entre Lully et Rameau est également abordé (Pensées 1204 et 1209), avec une grande brièveté : Lully est comparé à Racine et Rameau à Corneille. « Lully fait de la musique comme un ange, Rameau fait de la musique comme un diable » : cette remarque est peut-être relative au débat provoqué par le premier opéra de Rameau Hippolyte et Aricie représenté en 1733 par l’Académie royale de musique (voir Mercure de France de mai 1734).

 

4° C’est au sujet de l’opéra, considéré comme ouvrage poétique c’est-à-dire comme théâtre, que Montesquieu montre le plus d’intérêt et développe davantage sa pensée. Deux passages, le fragment 119 des Pensées et le chapitre « Plaisir fondé sur la raison » de l’Essai sur le goût exposent les principes fondamentaux de l’opéra français.

Le fragment des Pensées aborde des questions de morphologie. Suivant l’argumentation naguère développée par Perrault (dans sa Critique d’Alceste en1674), Montesquieu souligne le caractère moderne du genre lyrique, il en relève la finalité enchanteresse (comme le faisait La Bruyère au § 47 «  Des ouvrages de l’esprit » dans Les Caractères) et rappelle que l’intrigue galante est principale dans la tragédie lyrique (comme l’avait aussi remarqué Boileau dans sa Satire X mais à des fins critiques) : c’est du reste à ses yeux la raison qui a permis à certains poètes de connaître un succès qui leur aurait été refusé par la tragédie de théâtre, vouée à un génie plus rude.

La fin du chapitre « Plaisir fondé sur la raison » de l’Essai sur le goût aborde une question plus spécifiquement philosophique s’agissant du fondement merveilleux propre à l’opéra français (par opposition à l’opéra italien qui recourt plus volontiers à une action historique). Montesquieu avoue sa préférence pour le premier et avance une argumentation qui prend pour nous la forme d’un paradoxe. En effet, jugée à l’aune de la vraisemblance ordinaire historique et naturelle, l’action merveilleuse propre à l’opéra est certes invraisemblable, mais outre que cela ne l’affranchit pas des lois générales de la vraisemblance transposées au domaine fabuleux, cette propriété merveilleuse assure elle-même une fonction de vraisemblance puisqu’elle permet de légitimer le recours à la musique, au chant et à la danse. Faire chanter César choque la vraisemblance, faire chanter Mercure ne la choque pas : «  A force de merveilleux, l’inconvénient du chant diminue ». Autrement dit, le merveilleux naturalise et justifie l’intervention de la musique. Mais ce qui est un paradoxe à nos yeux ne l’était nullement pour les contemporains, comme l’attestent de nombreux textes qui développent la rationalité et la régularité de rapport entre le merveilleux et le vraisemblable (notamment Mably, Dubos, Batteux – Marmontel en donnera une synthèse à l’article « Vraisemblance » du Supplément de l’Encyclopédie). Là encore, Montesquieu ne fait pas preuve de nouveauté, mais sa réflexion présente une version concentrée de tout un pan de la pensée classique. Montesquieu a pu assister aux représentations de l’Académie royale de musique durant ses séjours à Paris (notamment à la création des opéras majeurs de Rameau, Hippolyte en 1733, Les Indes galantes en 1735, Castor et Pollux en 1737 ou Dardanus en 1739). Il a également pu lire un grand nombre de poèmes écrits pour le théâtre lyrique : outre les œuvres de Quinault, le catalogue de la bibliothèque de La Brède contient 11 volumes du Recueil général des opéras représentés par l’Académie royale de musique depuis son établissement publié par Ballard de 1703 à 1745 (n°2105 du Catalogue), ainsi qu’une collection de poèmes d’opéra italiens (ibid. n° 1983) et français (ibid. n° 2106 et 3256).

A ces quatre occurrences, il convient enfin d’ajouter un élément curieux. On sait que LeTemple de Gnide fut imité en vers par plusieurs poètes après la mort de Montesquieu (notamment Léonard et Collardeau). Mais en 1741 l’Académie royale de musique représenta un acte de ballet mis en musique par Roy (l’un des rares musiciens cités par Montesquieu, voir Pensées 119) sur un poème dans le genre pastoral intitulé Le Temple de Gnide ou le prix de beauté, écrit par Bellis. Malgré sa brièveté (huit pages in 12) et son extrême pauvreté, ce poème est visiblement inspiré par la lecture de l’ouvrage de Montesquieu dont il reprend le personnage de Thémire et l’épisode du prix de beauté.

Références bibliographiques

1° Ouvrages de Montesquieu cités :
Correspondance (à Bonneval 29 sept. 1728), vol. I, Oxford : Voltaire foundation ; Napoli : Istituto italiano per gli studi filosofici ; Roma : Istituto della enciclopedia italiana, 1998.
L’Esprit des lois, IV, 8 ; XIV, 2.
Essai sur le goût, « Plaisir fondé sur la raison »
Mes Pensées. Spicilège, éd. L. Desgraves, Paris : R. Laffont, 1991.
Le Temple de Gnide.

2° Sources autres que les ouvrages de Montesquieu :
Batteux abbé Charles, Les Beaux-Arts réduits à un même principe, Paris: Durand, 1746 (Paris : Aux amateurs de livres, 1989).
Bellis, Le Temple de Gnide, pastorale représentée pour la première fois par l’Académie royale de musique le 31 octobre 1741, Paris : Ballard, 1742.
Boileau-Despréaux Nicolas, Satire X.
Châteauneuf abbé de, Dialogue sur la musique des anciens, Paris : Pissot, 1735.
Du Bos abbé Jean-Baptiste , Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture, Paris: Mariette, 1719 (2e éd. Augmentée Paris: Pissot, 1733 ; Paris : ENSBA, 1993).
La Bruyère, Les Caractères.
Mably Gabriel Bonnot abbé de, Lettres à Madame la marquise de P*** sur l’opéra, Paris: Didot, 1741.
Marmontel Jean-François, article « Vraisemblance » du Supplément de l’Encyclopédie.
Perrault Charles, Critique de l’Opéra ou examen de la tragédie intitulée Alceste, Paris: Barbin, 1674 ; (éd. critique par B. Norman, Genève : Droz, 1994).
Recueil général des opera représentés à l’Académie Royale de Musique depuis son établissement, Paris: Ballard 1703-1745.
Terrasson abbé Jean, Dissertation critique sur l’Iliade d’Homère, Paris: F. Fournier, 1715.
Voltaire, Commentaires sur quelques principales maximes de l’Esprit des lois.

3° Etudes et commentaires :
Desgraves Louis, postface à l’Essai sur le goût, Paris : Payot-Rivages, 1993, p. 79-80.
Chronologie critique de la vie et des œuvres de Montesquieu, Paris : Champion, 1998.
Desgraves Louis et Volpilhac-Auger Catherine, avec la collaboration de Françoise Weil, Catalogue de la bibliothèque de Montesquieu à La Brède, Cahiers Montesquieu  n° 4, Naples : Liguori ; Paris : Universitas ; Oxford : Voltaire Foundation, 1999.
Ehrard Jean, Montesquieu critique d’art, Paris : PUF, 1965.
Shackelton Robert, « Montesquieu et les beaux-arts », Atti del quinto Congresso internazionale di lingue et letterature moderne, Firenze (1951), 1955, p. 249-253.

© Catherine Kintzler, 2006.

 

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